LE MOYEN-ÂGE ET SES INSTITUTIONS

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — L'ORGANISATION GOUVERNEMENTALE.

 

 

I. — LA ROYAUTÉ MÉROVINGIENNE

 

Après le Pontife suprême, c'est le Roi qui joue le plus grand rôle dans la société féodale. Son influence prédomine dans toutes les institutions et s'exerce sur tous les événements. A quelque page de l'histoire que l'on s'arrête, on trouve le nom d'un prince ; s'agit-il d'une bataille, d'un traité de paix, d'une déclaration de guerre, d'un acte de justice, etc., l'initiative appartient au pouvoir royal. Le roi apparaît à toutes les heures et intervient dans tous les faits. Ministre, tantôt conscient, tantôt inconscient, des volontés providentielles, le roi dirige les hommes dans les voies que Dieu détermine ; il leur impose ses idées, les plie à ses lois, et les identifie tellement avec lui-même, qu'après plusieurs siècles, le gouvernant et les gouvernés ne faisant plus qu'un, il peut s'écrier sans invraisemblance : L'État, c'est moi.

Nous disons après plusieurs siècles ; ce ne fut du premier coup, en effet, que l'autorité royale jouit de cette prépondérance et de ce prestige. Avant de conquérir le rang que lui donna saint Louis, la royauté dut traverser plusieurs phases et vaincre bon nombre d'obstacles.

La monarchie romaine reposait sur la théorie du droit absolu du souverain entre les mains duquel le peuple avait abdiqué tous ses pouvoirs. Une vaste hiérarchie de fonctions s'étendait d'une extrémité à l'autre de l'empire, y faisait pénétrer la volonté du chef de l'État, et en pompait toutes les ressources. Le territoire et les sujets appartenaient au monarque, qui pouvait aliéner le premier et dépouiller les seconds, sans que les jurisconsultes vissent dans ces actes un exercice abusif de l'autorité royale.

Tout autre était la royauté barbare. Ainsi que le dit M. Chéruel[1], les Mérovingiens n'étaient d'abord que des chefs de guerre choisis par les Francs. Proclamés avec un appareil tout militaire, placés sur un pavois, et promenés trois fois autour du camp au milieu des acclamations de la tribu, ils n'étaient guère que les égaux de leurs leudes[2]. Bien loin de posséder une autorité illimitée, ils étaient obligés de se conformer à l'avis des Francs dans toutes les questions importantes, et de ne prendre du butin que ce que le caprice du sort leur attribuait. On les vit quelquefois même entraînés, malgré leurs répugnances, à des guerres lointaines. Grégoire de Tours raconte que les leudes de Clotaire Ier envahirent un jour la tente du roi, et, le fer à la main, la menace à la bouche, lui ordonnèrent de les mener contre les Saxons. Les attributions de la dynastie mérovingienne se bornèrent donc, pour ainsi dire, au commandement militaire. Les leudes étaient les véritables souverains. Ils refusaient de se soumettre à l'impôt et, dans leurs domaines, s'arrogeaient les droits régaliens. La royauté mérovingienne tenta de faire échec à leur puissance, ou du moins de la contenir dans de justes limites. Également opprimés par les leudes, les évêques s'associèrent aux efforts des rois, et le pape Grégoire le Grand, embrassant le parti des Carlovingiens, écrivit à l'un d'eux, Childebert II, la lettre suivante, où respire une satisfaction qui confine à l'enthousiasme : Autant la dignité royale s'élève au-dessus du reste des hommes, autant la majesté de votre royaume dépasse celle des autres rois de la terre. Et pourtant la merveille n'est point que vous soyez roi, puisqu'il y en a d'autres ; mais la gloire sans égale est que, seul de tous les rois, vous ayez mérité la grâce d'être catholique. Car, de même qu'une vaste lampe, allumée soudain au milieu d'une nuit profonde, chasse les ténèbres à l'éclat de sa lumière, ainsi l'éclat de votre foi brille et resplendit au milieu de l'aveuglement et des ténébreuses erreurs des autres nations. Tout ce que les autres rois se flattent de posséder, vous l'avez comme eux ; mais il est un point dans lequel vous l'emportez de beaucoup, c'est qu'ils ne sont point en possession du bien inappréciable dont vous jouissez. Et, afin que cette supériorité éclate également dans votre foi et dans votre conduite, que Votre Excellence se montre toujours clémente envers son peuple ; et, si elle vient à éprouver quelque sujet de peine, qu'elle cherche à s'éclairer avant de sévir, persuadée qu'elle sera d'autant plus agréable au Roi des rois, c'est-à-dire au Dieu tout-puissant, qu'elle saura mettre des bornes à son pouvoir, et qu'elle croira que sa volonté doit en avoir de plus étroites que sa puissance.

L'aristocratie des leudes résista vigoureusement aux Mérovingiens. Dispersés dans de vastes domaines, entourés d'hommes de guerre qui leur étaient tout dévoués, les leudes se rendaient chaque jour plus indépendants et usurpaient dans leurs domaines les droits de la souveraineté. La lutte qui s'engagea entre les rois et les leudes dura plus d'un siècle et entraîna la ruine de la dynastie mérovingienne.

Dès la fin du VIe siècle, l'opposition des leudes se manifeste par des conspirations ; le Gallo-Romain Mummolus s'unit avec Gontram-Boson pour attaquer la puissance des Mérovingiens. Les conspirateurs sont vaincus ; mais leurs menées éclairent la royauté sur le danger qui la menace. Les rois d'Austrasie et de Burgondie s'unissent par le traité d'Andelot, font quelques concessions aux leudes et s'efforcent, par la réunion des deux royaumes, d'organiser une puissance capable de résister à l'aristocratie militaire. L'édit de 615, rendu à la suite d'une assemblée tenue à Paris, fut une concession encore plus importante. Les grands ne se bornent pas à posséder de vastes domaines, mais déjà ils exercent les droits régaliens et font rendre la justice en leur nom. A partir de cette époque, la royauté mérovingienne est frappée d'une décadence à laquelle les efforts de Dagobert ne peuvent la soustraire. La longue série des rois fainéants marque le dernier terme de cette décadence. Vrais monarques constitutionnels (638-752), ces souverains régnèrent sans gouverner. L'autorité fut concentrée tout entière entre les mains d'un maire du palais, dont quelques-uns, et surtout Ebroïn, montrent, il faut l'avouer, une énergie peu commune. Enfin la bataille de Textry (687) achève de discréditer les Mérovingiens et prépare l'avènement de la dynastie carlovingienne. Le dernier Mérovingien, Childéric III, est rasé et enfermé dans un monastère[3].

 

Le royaume des Mérovingiens était divisé en un certain nombre de provinces, gouvernées chacune par un comte ; ce nom, familier aux sujets romains, désignait, dans la langue courante, le graf des Germains. L'autorité de cet officier s'étendait sur tous les habitants, sur les Francs comme sur les indigènes. Ses fonctions l'appelaient à rendre la justice, à maintenir la tranquillité publique, à recueillir les revenus du roi, et pendant la guerre à commander, quand il en était requis, les propriétaires libres. La dignité ducale conférait une autorité plus haute ; le duc avait ordinairement la suprématie sur plusieurs comtés limitrophes.

Investi des pouvoirs civils et militaires, il centralisait toutes les forces des pays menacés pour garder les frontières et repousser les insurrections des rebelles et les invasions des étrangers. Le duc n'avait pas de commandement territorial, mais il était le chef suprême des troupes formées par les comtés compris dans les régions où il avait mission d'opérer Il portait indifféremment le titre de duc (dux), que justifiait la prééminence de son grade militaire, ou le titre de marquis (marchio), qui désignait la charge spéciale de protéger et de défendre les marches ou frontières.

Les écrivains contemporains mentionnent spécialement les duchés d'Aquitaine, de Poitiers, de Gascogne, de Marseille, des contrées transjuranes — Franche-Comté et Suisse —, de Champagne, de Tours ; les principaux comtés sont ceux de Bourges, de Clermont, d'Alby, de Cahors, de Limoges, de Velay, de Bordeaux, de Saintes, d'Aix, de Nîmes, de Carcassonne, de Vienne, d'Avignon, de Lyon, d'Autun, de Chalon-sur-Saône, de Rouen, de Coutances, de Reims, de Cambrai, de Tournai, d'Amiens, de Laon, de Noyon, d'Auxerre, d'Orléans, de Troyes, de Paris, de Meaux, de Rennes, d'Angers et de Nantes. Les comtés se subdivisent en pagi.

Ces charges furent d'abord, du VIIIe au Xe siècle, amissibles et révocables ; lorsqu'elles étaient transférées du père au fils, ce n'était pas par droit héréditaire ; le souverain intervenait à chaque transmission, et conservait toujours le droit de priver le titulaire des honneurs dont il était revêtu par concession royale. Mais, dans la suite, la prétention d'un fils de succéder à son père se trouvait souvent trop plausible ou trop redoutable pour être rejetée ; aussi la plupart des historiens n'hésitent-ils pas à croire que. du temps même de la dynastie mérovingienne, les gouverneurs de province jetèrent les fondements de cette autonomie qui devait changer la face de l'Europe. Les comtes lombards, et en particulier les ducs de Spolète et de Bénévent, furent probablement les premiers qui s'émancipèrent de l'autorité royale.

Aux termes de la constitution franque, le trône de France était héréditairement dévolu à la dynastie mérovingienne. Quelque étendus que fussent les droits électoraux des Francs, il est incontestable qu'une loi fondamentale les restreignait à cette famille. Telle, en effet, avait été la monarchie des Germains, leurs ancêtres ; telles ont été, pendant longtemps, les monarchies d'Espagne, d'Angleterre, et peut-être de toute l'Europe. La famille régnante était inamovible ; mais, à chaque vacance, l'élection du peuple, soit qu'elle fût un privilège réel ou seulement une simple formalité, devait sanctionner les droits de l'héritier. A moins que ce dernier, soit à cause de sa jeunesse, soit pour un motif quelconque, ne fût considéré comme incapable de gouverner un peuple d'hommes libres, la loi successorale était généralement respectée et ne souffrait que de très-rares et de très-discrètes exceptions.

 

Ce fut sous les rois de la première race que les Francs se convertirent au christianisme. Il nous est donc impossible de ne pas parler de l'Église mérovingienne et du rôle que jouèrent les évêques et les clercs sous nos premiers rois.

La plupart des historiens modernes accumulent contre les nouveaux convertis les accusations les plus graves ; ils leur reprochent surtout d'être demeurés ce qu'ils étaient avant leur baptême, c'est-à-dire des barbares perfides, cruels, corrompus, dont la religion se résumait en quelques formes et cérémonies extérieures ; du reste, rien n'est plus facile que de trouver matière à réquisitoire et de représenter le règne des Mérovingiens comme une époque qu'on ne peut envisager sans horreur, comme une ère de sang et de pillage, où les rois s'entre-tuent, où tous les rangs n'offrent que des exemples de sensualité, de brigandage et d'orgueil.

Toutefois, si l'on ne se contente pas d'un examen superficiel des faits, si l'on jette un regard philosophique sur cette phase trop peu connue de l'histoire, et trop souvent calomniée, on n'hésitera pas à reconnaître avec nous que c'est à cette période de fermentation générale qu'il faut chercher le point de départ de tout ce qui se développe de beau, de grand et d'utile dans les siècles postérieurs. Ce fut dans ce temps de violences que furent semés les germes du christianisme, c'est-à-dire de la civilisation et de la justice ; ce fut dans ce temps de luttes permanentes entre la religion nouvelle et la puissance indomptée et toujours renaissante du paganisme que le christianisme fit entrer les barbares subjugués dans la voie de l'ordre, du droit et de l'humanité. Oui, ne craignons pas de le dire, l'Église catholique des Gaules, après avoir, seule, victorieusement résisté à l'invasion des peuples et à la décomposition de l'empire, seule aussi, durant les siècles mérovingiens, forte de sa céleste mission, de sa constitution divine, de son unité, de sa hiérarchie, de sa civilisation, de sa sagesse et du zèle de la plupart de ses membres, conserva la force et l'élément qui pouvait sauver le pays au milieu des guerres civiles de la royauté mérovingienne, troublée par les conflits de la Neustrie, de l'Austrasie et de la Bourgogne, par la perpétuelle mutation des propriétés et des bénéfices, par la translation des pouvoirs des rois aux maires du palais et par la chute de toutes les relations sociales.

Mille témoignages attestent ce rôle de l'Église. Les évêques la maintinrent parmi les Francs telle qu'elle s'était développée sur sa base divine, et avec elle toutes les institutions capables de civiliser les barbares. Sans doute, l'invasion des Allemands dans les Gaules imposa de cruelles épreuves à l'Église ; alors, il n'y eut que trop de ces chrétiens superficiels contre lesquels s'exerça la véhémente éloquence de Salvien, et le clergé gaulois ne resta pas à l'abri des reproches que cet écrivain fulmina contre son siècle. Et pourtant, supérieur au reste de la population, malgré la dégénération de quelques-uns de ses membres, ce clergé formait encore la partie intellectuelle et morale la plus éminente et la plus saine de la nation. On le voit, jeune et ardent, combattre avec énergie le paganisme, et, malgré l'attachement opiniâtre des Germains à leurs traditions, implanter le christianisme parmi le peuple vainqueur.

Si les nombreux synodes qui furent tenus dans la gaule franque, pendant le VIe siècle, fournissent la preuve de maintes violations des lois divines et humaines, ils démontrent en même temps l'ardeur vivante et sage avec laquelle les évêques guérirent ces maux, et ils nous édifient sur le succès de leur apostolat. Ces synodes furent sans pitié pour les injustices, les oppressions, les crimes des princes et des grands, et ne cessèrent de rappeler le clergé aux saintes obligations de son ministère. La célébration du culte, l'administration des sacrements, les devoirs du ministère pastoral, la lecture et les études sacrées, tous ces points firent l'objet d'une législation spéciale. Mais, non contents d'avoir les yeux ouverts sur leur troupeau, les évêques se préoccupèrent de l'attitude de la société civile en face des lois morales. Ils veillèrent au sort des pauvres, des malades, des lépreux, des prisonniers ; ils recommandèrent la visite des prisons, favorisèrent la libération des esclaves et des captifs, excommunièrent les oppresseurs des pauvres et les juges iniques, protégèrent les serfs contre l'injustice de leurs maîtres, prirent sous leur sauvegarde particulière les affranchis, les veuves et les orphelins, enjoignirent aux princes de gouverner selon la justice, édictèrent des peines ecclésiastiques contre les faux témoignages, le parjure et le meurtre.

Une foule de faits, d'une incontestable authenticité, établissent le grand nombre d'évêques, de prêtres et de moines qui se conformèrent à ces lois ou provoquèrent des décrets synodaux analogues. Dès le temps de Clovis, saint Rémi, dans son testament, laisse une grande partie de ses biens aux pauvres, et ordonne l'affranchissement de ses serviteurs. Mais il n'est pas le seul ; avant et après lui, beaucoup d'évêques gaulois disposent de leur fortune en faveur des malheureux. En 490, saint Perpetuus, évêque de Tours, émancipe ses esclaves, annule toutes ses créances, laisse sa fortune aux pauvres qu'il appelle ses entrailles, ses frères bien-aimés, sa couronne, sa joie, ses maîtres, ses fils. Pendant le siège de Verdun, le prêtre Euscipius implore l'indulgence de Clovis en faveur de la ville révoltée, et obtient la grâce des rebelles ; le prêtre Eparchius sauve la vie d'un voleur condamné à mort ; une foule de prêtres, de moines et d'évêques obtiennent également l'adoucissement des sentences prononcées contre des sujets réfractaires ou des malfaiteurs ; très-souvent les arrêts de mort sont commués à leurs prières. Saint Faron, évêque de Meaux, va trouver Clothaire II, lui arrache les envoyés saxons dont le bourreau allait trancher la tête, et les baptise. Césaire, évêque d'Arles, Præjectus, évêque de Clermont, Hadoindus, évêque du Mans, et beaucoup d'autres, bâtissent des hôpitaux pour les malades, des hospices pour les étrangers. En G 10, l'évêque Didier affranchit deux mille serfs ; l'évêque de Verdun, Désiré, prie le roi Théodebert de prêter sept mille pièces d'or à sa ville épiscopale ; Nicetius, évêque de Trêves, construit, près de la Moselle, une redoutable forteresse et plusieurs églises, tandis que Sidoine, évêque de Mayence, élève des temples et des aqueducs. En somme, on peut appliquer à la plupart des membres du clergé mérovingien l'éloge que saint Grégoire de Tours adresse à saint Avit, évêque de Clermont. Il se montra partout grand évêque, faisant justice aux gens, secourant les pauvres, les veuves, les orphelins. L'étranger qui entrait chez lui trouvait un père et une patrie ; sa vertu le mit en grande considération ; il fut l'ennemi du vice et le protecteur de la chasteté.

Il ne manqua pas non plus d'évêques, pendant cette période, qui osèrent mettre sous les yeux des princes le registre de leurs méfaits ou les rappeler au respect des lois de l'Eglise. Nicetius excommunie Clothaire II ; Germain, évêque de Paris, agit de même à l'égard de Caribert ; saint Grégoire de Tours résiste au roi Chilpéric dans l'affaire de l'évêque Prétextât ; Prétextât, évêque de Rouen, reproche à Frédégonde tous ses crimes ; saint Amand reprend hardiment Dagobert de ses débordements, etc. etc.

On comprend maintenant la place que les évêques occupaient dans le conseil des rois : ce qu'ils n'avaient d'abord acquis que par la confiance des princes et leur autorité sur le peuple leur fut ensuite assuré par la possession ecclésiastique. A la fois délégués de Dieu et représentants des idées de civilisation et de progrès, ils conquirent bientôt la première place dans les conseils royaux. Aussi les voit-on de bonne heure former un corps de l'État, obtenir siège et voix dans les diètes, et, comme personne ne les égalait en valeur intellectuelle, remplir les fonctions de chanceliers, d'ambassadeurs et de plénipotentiaires. Supposez, un moment, les évêques éliminés du haut conseil qui seul limitait l'omnipotence royale, le peuple alors n'avait plus ni représentants ni défenseurs, plus d'intermédiaires entre les grands et les vassaux, et personne pour refréner les instincts barbares des princes. Ce fut un prélat, l'évêque de Metz Arnoul, qui, dans le différend entre Brunehaut et Clothaire II, donna raison à ce dernier, c'est-à-dire au plus digne ; ce fut le même évêque qui éleva si bien Dagobert Ier, que ce prince devint le roi le plus ferme de la race de Clovis. Ce fut enfin aux évêques des trois royaumes réunis dans l'assemblée de Paris (615) qu'on dut le rétablissement de l'ordre social, qui rendit pour de longues années la paix au pays et devint le principe d'une organisation meilleure.

 

II. — LES CARLOVINGIENS

 

Avec la chute de la dynastie mérovingienne coïncide l'avènement d'une ère nouvelle dans l'histoire de l'Europe. Sourds à la voix de saint Avit de Vienne, les Mérovingiens n'avaient pas su donner à l'Occident un empereur. Le pape Étienne III, pressentant, pour ainsi dire, la mission héroïque et surnaturelle de la nouvelle dynastie, non-seulement couronna Pépin, mais encore défendit aux Francs de prendre un roi d'une autre race, et, pour prévenir toute espèce de révolte, étendit l'onction sur les fils du nouveau monarque.

A la mort de Carloman, Charles fut reconnu par les Francs pour leur souverain unique ; mais à peine le jeune prince était-il monté sur le trône qu'il inaugurait son règne par une vigoureuse campagne contre les Saxons. Comme il s'agissait pour lui non-seulement de vaincre un peuple barbare, et jusqu'alors indomptable, mais encore de faire triompher le christianisme, d'abolir les mœurs et les coutumes païennes, la guerre devint une lutte à outrance qui ne finit que par la conversion des vaincus. D'autres guerres, non moins longues, occupèrent le règne de ce grand homme. Mais, quelque nombreuses que furent ces expéditions guerrières, Charlemagne eut moins pour but de s'annexer de nouveaux territoires que de consolider son vaste empire. En sa qualité de patrice de l'Église romaine et de roi de la puissante nation germano-chrétienne, il reçut une sorte d'apostolat, auquel le titre d'empereur vint donner une consécration auguste. Il n'était encore que roi qu'il se sentait déjà le guide du peuple chrétien, rector christiani populi.

Cette idée, du reste, était soigneusement entretenue chez le futur empereur par le savant Alcuin, qui voulait que son élève travaillât à la conversion des Saxons non par la violence, mais par la douceur et la patience. La même pensée inspirait les papes Adrien Ier et Léon III lorsqu'ils mirent la couronne impériale sur la tête du fils de Pépin ; ils savaient que le nom d'empereur n'était pas un vain titre, et qu'il imposait le devoir de défendre l'Église, de rendre justice à tous, de maintenir la paix, et d'avoir surtout en vue non l'agrandissement de l'empire, mais la conquête du monde au christianisme. Non moins convaincu que les pontifes romains de la grandeur de sa mission, Charlemagne ne cesse de travailler à mettre les lois de l'empire en harmonie avec celles de l'Église. Aussi son règne fut-il exempt de ces déplorables conflits que suscitèrent plus tard les empereurs, en prenant à tâche de se soustraire aux lois communes du christianisme, et d'usurper un pouvoir illicite sur les consciences. La paix, l'union, l'harmonie, écrivait Charlemagne dès 789, doivent régner parmi le peuple chrétien, parmi les évêques, les abbés, les comtes, les juges, parmi tous et partout, parce que rien ne plaît à Dieu sans la paix, et que c'est par la loi de la paix que les enfants de Dieu se distinguent des enfants du diable. En même temps qu'il dispensait les évêques de l'obligation de porter les armes, il défendait de les inquiéter, rappelant aux siens combien de royaumes — d'origine germanique — s'étaient perdus pour avoir spolié les églises. Il vengerait, disait-il, le meurtre avec une rigueur de fer ; mais en même temps il ordonnait aux parents de la victime de recevoir l'indemnité du meurtre, pour mettre un terme à la coutume païenne des vengeances sanglantes. Il se nommait lui-même le défenseur dévoué de la sainte Église, l'auxiliaire permanent du Siège apostolique. Tel était le but qu'il assignait à ses efforts, et telle aussi était l'œuvre à laquelle il croyait pouvoir demander la gloire. Heureusement affranchi de la manie de centralisation qui égara tant de souverains et leur fit violer les droits des peuples, Charlemagne permit à toutes les nations soumises à son sceptre de conserver leur législation particulière. C'est ainsi qu'aux Bavarois et aux Lombards il laissa leurs codes, et aux Saxons leurs franchises et leurs libertés. Il se contenta de relier les éléments de son empire par un gouvernement commun, et d'inspirer à chacun le dévouement pour tous et à tous le dévouement pour chacun. L'unité qu'il fonda n'eut ainsi d'autres bases que la foi et l'autorité ; mais cette unité suffit pour maintenir les nationalités les plus opposées dans une étroite dépendance vis-à-vis du pouvoir central.

 

En même temps qu'il respectait les traditions et le caractère de chaque peuple, Charlemagne ne ménageait pas ses leçons aux princes qui, jaloux de l'autorité spirituelle, ne voyaient dans l'accomplissement des fonctions épiscopales qu'un empiétement sur l'autorité temporelle, et n'hésitaient pas à fonder leur omnipotence sur les ruines des droits d'autrui. Il favorisa de tout son pouvoir les évêques, leur donna les charges de sa cour les plus nobles et les plus relevées ; bref, Charlemagne se conduisit à leur égard comme doit le faire un monarque chrétien.

Lorsque des hérésies éclatèrent, au lieu de les juger seul, à la façon des empereurs de Byzance, Charlemagne laissa ce soin aux conciles, et maintint en Occident la séparation du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. C'est cette séparation, disons-le en passant, qui fut, grâce à Charlemagne, le caractère distinctif de l'Église occidentale, et c'est ce respect des attributions et du droit des évêques qui permit aux États franco-germains d'accomplir tout ce qui, plus tard, se fit de stable et de grand.

L'empereur maintint soigneusement l'unité de la foi et de la discipline, surveilla l'exécution des canons que frappait une regrettable désuétude, entretint le culte des sciences, et, malgré l'élévation de son rang et l'immensité de son pouvoir, il ne crut pas que ses fonctions, si hautes qu'elles fussent, l'exonérassent de la subordination spirituelle. La prescription suivante d'un Capitulaire peint bien le caractère de ce grand homme : Il faut, dit-il, respecter le Siège apostolique et observer à son égard autant d'humilité que de douceur. Fît-il peser sur les rois et sur les peuples un joug presque intolérable, que je le supporterais encore avec une pieuse et joyeuse condescendance.

La civilisation, dont le christianisme était aux yeux de Karl l'instrument le plus énergique, devait toujours, d'après ses plans, féconder le sol conquis ; sur toute la surface du sol qu'ombrageait sa bannière il fallait que la Croix fût plantée.

La grande âme de l'empereur embrassait à la fois les intérêts de l'humanité et les détails minutieux de la vie d'un simple chrétien. Il aimait les savants, recherchait leur commerce, les installait dans son palais ; et, plus heureux que beaucoup de rois, la reconnaissance des savants le récompensa de sa sollicitude. Il n'eut qu'à se louer du concours qu'apportèrent à son œuvre les hommes pieux et lettrés auxquels il confia la mission de restaurer les études. S'ils ne réussirent pas complètement, comme ils se l'étaient promis, à faire fleurir en France une nouvelle Athènes, laquelle s'élèverait au-dessus de l'ancienne autant que la sagesse du Christ dépasse la science de Platon, l'histoire rend néanmoins hommage à leur zèle, et la France salue en eux ses premiers pionniers scientifiques.

Pendant que, sous la toute-puissante protection de ses armes, les missionnaires chrétiens allaient porter l'Évangile chez les Germains, les Scandinaves et les Slaves ; pendant qu'il veillait avec une paternelle sollicitude au salut des nations les plus lointaines, son vaste génie ne dédaignait pas de s'intéresser à ces questions secondaires dont les rois abandonnent ordinairement l'examen à leurs familiers. Aussi préoccupé de la prospérité de ses États que du succès de ses campagnes, Karl ne confiait à personne le soin de gérer les domaines royaux, et statuait lui-même sur toutes les questions relatives au commerce, aux monnaies et aux marchés. Il ne se contentait pas d'être, comme Alexandre ou César, un conquérant et un guerrier, il voulait être un législateur. Aussi, non-seulement les princes chrétiens, frappés de la supériorité de ce grand prince, l'écoutaient-ils comme un oracle ; mais les infidèles eux-mêmes s'inclinaient devant son génie. C'est ainsi qu'on vit le calife Aroun-al-Raschid, jaloux de témoigner à Charlemagne son admiration et son estime, lui faire libéralement l'abandon du Saint-Sépulcre. Parlerons-nous maintenant des souverains pontifes ? Qu'il nous suffise de dire que le pape Léon III le nommait dans ses lettres le fils bien-aimé de l'Église de Jésus-Christ.

Ne nous étonnons donc pas si tout prospéra sous le règne de ce grand homme, et si la Providence bénit toutes ses entreprises. Mais, hélas ! pourquoi Charlemagne n'eut-il pas un successeur digne de lui ? Ce fut là son seul malheur, mais aussi ce malheur fut-il irrémédiable. Comme il avait été l'âme de l'empire, dès que sa pensée cessa d'en animer et d'en vivifier toutes les parties, l'édifice se lézarda, et l'on put bientôt prévoir le jour où la terre serait jonchée de ses ruines. Si le fils de Karl échoua, nous devons avouer néanmoins que cet échec s'explique quand on envisage les embarras avec lesquels ce malheureux prince se trouva tout à coup aux prises. Obligé tout à la fois de tenir compte du caractère belliqueux des Francs et de la nécessité des réformes, Louis le Débonnaire ne put accomplir une tâche qui réclamait des qualités dont il était complètement dépourvu. Tel fut son crime. Quand on reproche à ce prince d'avoir failli à sa mission, il faut, par conséquent moins incriminer ses intentions que ses aptitudes. On en peut dire de même des autres successeurs du grand Karl : ils entrevirent la grandeur de leur rôle, mais le génie leur manqua pour le remplir.

Si les fils de Charlemagne n'héritèrent pas des aptitudes de leur père, rendons-leur cette justice, qu'ils furent presque tous fidèles sur un point aux traditions de leur immortel aïeul. Ainsi que l'ami de Léon III, ils considérèrent la royauté, non comme un pouvoir autonome, mais comme une autorité subordonnée à l'autorité ecclésiastique. Tel est le trait qui caractérise la dynastie carlovingienne, et de pareilles tendances se rencontrent trop rarement dans nos annales pour que l'historien impartial n'en tienne pas compte.

Tout sembla se liguer contre Louis le Débonnaire. Pendant son règne, la stérilité des terres détermina une immense famine, que vint aggraver la peste. A ces fléaux se joignirent bientôt des perturbations politiques, qui achevèrent de compliquer une situation déjà compromise. Les Sarrazins appuyèrent les rebelles et leur fournirent toutes sortes d'armes. Quelles mesures fallait-il prendre pour remédier à tant de désastres ? Ces calamités, dit Louis le Débonnaire, sont des châtiments que Dieu nous envoie ; l'unique moyen de les conjurer est de changer complètement de conduite. Vers 828, il convoque à Aix une cour plénière, où l'on cherche ce qu'il convient de faire pour affranchir le pays des fléaux que la Providence lui inflige. Les évêques et les seigneurs consultés décident aussitôt que quatre synodes seront chargés d'indiquer les moyens de régénérer l'empire et d'en corriger les mœurs.

Ces synodes furent tenus, en 829, à Paris, Lyon, Toulouse et Mayence. Afin de leur fournir les éléments d'appréciation nécessaires, et pour les mettre en état de prendre des mesures conformes aux malheurs des temps, les missi dominici, dépêchés par tout le royaume, s'empressèrent d'ouvrir une enquête sur l'administration de la justice, et la gestion des affaires civiles. Les intérêts religieux ne furent pas négligés : on visita tous les évêchés pour s'informer de vie des évêques ; s'ils prêchent et de quelle manière ; s'ils administrent avec soin les sacrements ; si leurs auxiliaires sont dignes et capables ; et enfin s'ils gouvernent leurs diocèses d'accord avec l'esprit de l'Église. Dès que l'enquête fut terminée, les résultats furent communiqués aux évêques, et ceux-ci puisèrent aussitôt dans les conclusions des rapports les considérants des canons qu'ils édictèrent plus tard sur tous les points de la discipline.

Des quatre synodes de 829, il ne reste que les actes du concile de Paris. Les canons se divisent en trois livres. Le premier, sur la réforme du clergé, renferme une multitude de statuts qui tracent la règle de la vie des clercs, depuis l'évêque jusqu'au clerc minoré. La discipline ecclésiastique est rétablie dans son antique sévérité ; quelques abus particulièrement graves sont sévèrement réprimés. Le second livre rappelle les devoirs des laïques, des princes et des rois, et reproduit en grande partie l'ouvrage d'un évêque contemporain, Jonas d'Orléans. Enfin, dans le troisième, les prélats analysent les renseignements recueillis par l'enquête sur le corps épiscopal, afin de permettre au roi de les embrasser d'un seul coup d'œil. Nous y remarquons que les devoirs religieux sont alors considérés comme inséparables des fonctions politiques, et les dépositaires de la puissance temporelle explicitement assujettis à la loi chrétienne : partout se manifeste cette opinion, que le seul moyen d'assurer le bonheur d'un pays, c'est de faire du Décalogue la loi de l'État.

Salutaire et politique maxime qu'abjurèrent trop tôt les rois, hélas ! pour le malheur des peuples ! Si les princes s'étaient montrés plus fidèles aux prescriptions du concile de Paris, la France n'aurait pas été ballottée de révolutions en révolutions, de catastrophes en catastrophes, et aujourd'hui nous jetterions vers l'avenir un regard plus hardi et plus confiant.

 

La vie de Louis le Débonnaire témoigne d'une irréprochable orthodoxie politique. Pendant son règne s'épanouit librement cette idée chrétienne, que le pouvoir civil est soumis au pouvoir ecclésiastique, et l'épiscopat investi du droit d'instituer et de déposer les rois. Là-dessus tous les contemporains sont unanimes, les laïques aussi bien que les clercs. Sous Louis le Débonnaire, ces principes reçurent une application des plus strictes, et il suffit d'en suivre les développements pour s'expliquer tout ce qui s'est fait dans cette direction pendant le moyen âge.

Louis était un roi perspicace, pieux et animé des meilleures intentions ; mais l'extrême faiblesse de sa volonté l'asservissait complètement aux suggestions d'un entourage trop souvent dépourvu de tact et livré aux plus déplorables passions. Il commit d'énormes bévues politiques, et, de ces fautes, la principale fut le partage réitéré du royaume entre ses fils. De là d'interminables conflits : Lothaire, Pépin et Louis le Germanique, divisés entre eux, s'unirent pour guerroyer contre leur père. Rendu responsable de tous les maux que son impéritie avait attirés sur l'État, et jugé indigne de porter le glaive au nom du Seigneur, le roi fut déclaré déchu de ses droits. En 833, sur la demande de ses trois fils aînés, d'une grande partie des seigneurs, des évêques, notamment Ebbon, de Rheims, et Agobard, de Lyon, des ducs et des comtes, Louis dut abdiquer la couronne. En présence des principaux représentants de l'épiscopat et de toute la cour, il fit publiquement pénitence, déposa ses insignes, mit son épée sur l'autel, et prit l'habit des pénitents. Selon les idées de l'époque, Louis était incapable de remonter jamais sur le trône.

C'est là un exemple remarquable de l'extension qu'on donnait alors à l'exercice du pouvoir de lier et de délier. Tout le IXe siècle, du reste, partageait ces idées, et l'histoire est là pour attester qu'une pareille manière d'agir était légitime, salutaire, et d'accord avec les mœurs du temps. Cette destinée de Louis le Débonnaire avait, en effet, un précédent célèbre dans les annales de l'époque chrétienne : deux siècles auparavant, le concile de Tolède n'avait-il pas déposé le roi Wamba[4] ?

 

III. — LES CAPÉTIENS

 

Les Carlovingiens firent tomber les unes après les autres toutes les pièces de l'édifice élevé par leur père. Sous leur règne, l'empire se décompose, les lois cessent d'obtenir l'adhésion des grands vassaux, et non-seulement les délégués de souverains, ducs et comtes, se perpétuent dans leurs fonctions et s'arrogent les droits régaliens, mais un décret impérial, le capitulaire de Kiersy-sur-Oise (877), vient homologuer ces empiétements, et leur donner une sanction légale. Au gouvernement unitaire créé parles efforts combinés de Charlemagne et du clergé succèdent une multitude de souverainetés locales ; la forme oligarchique prévaut, et la monarchie subit une éclipse. On perd peu à peu l'idée d'un pouvoir central étendant ses ramifications sur tous les points du territoire, veillant sur toupies intérêts, imposant ses ordres à tous, et ne laissant nulle part impunis les excès de la force ou les artifices de la ruse.

A partir de cette époque, la puissance est considérée comme un attribut essentiel de la propriété ; les biens patrimoniaux forment des principautés indépendantes. Les Carlovingiens, dépouillés peu à peu de tous leurs domaines, à l'exception de la ville de Laon, deviennent les premières victimes de ce nouveau principe : ils voient diminuer parallèlement l'étendue de leurs territoires et le nombre de leurs fidèles. En perdant leur patrimoine, ils perdent d'abord leur prestige, puis bientôt c'est le tour de leur autorité. Aussi, lorsque le futur fondateur de la troisième race, Hugues Capet réunit, en 987, une diète à Senlis, personne ne s'étonne, dans le royaume franc, qu'on procède à l'élection d'un roi. Louis IV, dit le Fainéant, ne se trouvant plus investi que d'un pouvoir nominal, il semble naturel qu'un des plus puissants dignitaires de l'empire, le maire du palais, en quelque sorte, devienne le chef d'une nouvelle dynastie. Oncle du feu roi, le Carlovingien Charles, duc de la Basse-Lorraine, essaie en vain de revendiquer les droits de la race agonisante, son appel ne trouve pas d'écho, et les vassaux qui veulent s'attacher résolument à sa fortune sont aussi clairsemés qu'impuissants. La descendance de Charlemagne est d'ailleurs marquée d'un caractère d'illégitimité qui n'est guère propre à lui rallier des partisans. Charles le Simple, en effet, était issu de l'union de Louis le Bègue et d'Adélaïde, union illicite, puisque Anigarde, épouse de l'empereur, vivait encore. L'assemblée de Reims conféra, il est vrai, la dignité impériale au fils d'Adélaïde ; mais comme cette collation n'eut lieu que sur le certificat de légitimité délivré par l'archevêque Foulques et Héribert de Vermandois, la décision de l'assemblée de Reims était par là même entachée de nullité.

Hugues Capet avait, du reste, d'autres avantages sur les descendants de l'épique empereur. Sa famille avait déjà conquis par de hauts faits d'armes une illustration qui balançait la gloire des Carlovingiens, et qui le recommandait puissamment à l'estime des hauts feudataires.

Rappelons en peu de mots l'origine de cette maison. S'il faut en croire le moine Richer, le fondateur de la troisième race serait un chef teuton, nommé Witikind[5]. Mais M. de Foncemagne, au XVIIIe siècle, et M. Anatole de Barthélémy, en 1874, appuyés l'un et l'autre sur les pièces les plus probantes, ont battu en brèche le système de Richer qui, sacrifiant la vérité historique à la glorification de la dynastie carlovingienne, transforma perfidement les descendants de Robert le Fort en étrangers, comme le Dante, poussé par la haine, devait, plus tard, faire de Hugues Capet le fils d'un boucher de Paris. Contrairement à la déclaration suspecte du moine de Saint-Remi, Abbon considère Eude, fils de Robert le Fort, comme un Neustrien. Ce témoignage d'un contemporain des descendants de Robert mérite la plus grande confiance, et nous paraît le seul sérieux.

La Neustrie comprenait à cette époque la France occidentale et notamment la région située entre la Loire et la Seine. Aucun trait de la vie de Robert et de ses fils ne nous autorise à penser que la troisième dynastie ait eu des relations, ou même des liens, avec les Saxons établis en Normandie et dans l'ouest de la France. Si Richer donne pour père à Robert un Allemand du nom de Witikind, c'est que cet annaliste écrivait à la fin du Xe siècle, du temps de Hugues Capet, dont la mère se rattachait effectivement au célèbre chef des Saxons[6]. Mais entre une descendance directe et une descendance en ligne collatérale nos lecteurs comprennent que nous fassions une différence.

D'abord administrateur du Blésois, Robert le Fort en était bientôt devenu le propriétaire. Immédiatement avant lui, le pays de Blois appartenait à Guillaume, frère d'Eude, qui fut comte d'Orléans, et commandant provisoire de la Neustrie. N'est-il pas permis de penser, avec M. de Barthélémy, que Robert le Fort, propriétaire du pays de Blois, après la mort de Guillaume, frère d'Eude, puis investi du grand commandement dont avait joui ce dernier, appartenait à la même famille ? Si cette affinité était prouvée, la troisième dynastie se rattacherait alors par des liens indirects à la deuxième : Eude, en effet, n'avait-il pas marié sa fille Hermentrude à Charles le Chauve ?

Outre le Blésois, premier fief connu de la Maison de France, la famille de Robert possédait l'alleu de Tillenay (Côte d'Or) ; Nueil-sous-Faye, Faye-la-Vineuse, dans le comté de Poitiers ; Toury, près de Chartres ; Lachy et Sézanne, au pays de Quendes (comté de Meaux) ; Chanceaux (Indre-et-Loire) ; Ingré, Bucy, Ormes (Loiret), etc. N'oublions pas non plus que Hugues le Grand avait des vignes à Paris sur la colline où s'élève aujourd'hui le quartier de Belleville, et un alleu près de Melun, dont il fit cadeau à Saint-Magloire de Paris. Tel était le véritable patrimoine de la Maison de France. Quant à ce qu'on appelle le duché de France, il n'a jamais existé que dans l'imagination des publicistes, qui ont considéré comme fief territorial une qualification purement honorifique.

Consultons, en effet, l'histoire.

Les troubles fomentés en Aquitaine par Pépin et les autres prétendants, les révoltes perpétuelles des Bretons qui, repoussant l'autorité des Francs, se coalisaient avec les Normands, forcèrent les rois carlovingiens à placer la région de l'ouest sous l'autorité des ducs. Or nos lecteurs se souviennent-ils de ce que nous disons plus haut de ces dignitaires ? C'étaient des délégués de l'empereur. On ne peut mieux les définir qu'en comparant leurs pouvoirs aux attributions conférées, de nos jours, au chef d'un corps d'armée, lorsque la circonscription qu'il commande est soumise à l'état de siège. Ainsi, supposons que le régime militaire soit en vigueur dans toute l'étendue des départements qui forment l'ancienne province de l'Ilede-France, et qui constituent la première circonscription militaire : les pouvoirs réunis dans la main de M. le général de Ladmirault seraient absolument analogues à l'autorité dont jouissaient les ducs de France sous la dynastie carlovingienne. Autre rapprochement : la charge de duc, de comte et de marquis, était, de même qu'aujourd'hui celle de commandant de corps d'armée, amissible et révocable. Toutes les fois que l'un de ces grades passait du père au fils, il fallait l'autorisation du souverain, toujours maître d'enlever aux titulaires les fonctions dont ils étaient revêtus.

L'histoire nous fournit plusieurs exemples de cette amovibilité, et la vie de Robert le Fort lui-même nous en offre une application éclatante. Après avoir, comme duc de France, rendu à la monarchie les plus éminents services, il fut, pendant quelque temps, dépouillé de son duché, et, lorsqu'il mourut, son fils n'obtint point la succession immédiate de la charge paternelle.

Rappelons maintenant, en quelques mots, les commencements de la maison de France. En 853, Robert le Fort est envoyé en qualité de missus dominicus dans le Mans, l'Anjou et la Touraine. En 858, Charles le Simple, après plusieurs expéditions malheureuses contre les Bretons, met Robert le Fort à la tête du comté d'Angers, qui confinait aux marches bretonnes, et d'où partait le signal des irruptions les plus dangereuses. Créé marquis par l'investiture de cette charge, il reçoit trois ans plus tard, en 861, le ducatus inter Sequanam et Ligerim, le duché d'entre la Seine et la Loire. En 864, le roi donne le comté d'Angers, l'abbaye de Marmoutiers et le commandement des troupes entre Seine et Loire à son fils Louis ; Robert le Fort reçoit en échange une autre marche à l'est, qui comprend l'Autunois ; l'année suivante, le roi y ajoute le Nivernais et l'Auxerrois.

Ce changement dans le commandement civil et militaire du pays d'entre Seine et Loire coïncide avec un mouvement des Normands vers Orléans. Le prince Louis ne peut arrêter les envahisseurs. Alors Charles le Chauve rétablit Robert dans la charge de dux Francorum ; malheureusement le nouveau chef de la milice ne jouit pas longtemps de ces hautes fonctions. Il est tué à la bataille de Brissarthe, le 2 juillet 867.

A Robert le Fort succède Hugues l'Abbé, son beau-fils, qui justifie son surnom par le nombre des abbayes dont il est pourvu. Les chartes font de lui un comte d'Angers, investi des mêmes fonctions que son beau-père, c'est-à-dire titulaire du duché d'entre Seine et Loire.

A la mort de Hugues l'Abbé, Eude, fils de Robert le Fort, d'abord comte de Paris, — c'est-à-dire gouverneur amovible de la ville et de la banlieue, — obtient le duché de son beau-frère, tel qu'il l'avait eu de Robert. N'est-ce pas là encore une nouvelle preuve que le duché de France n'était point un fief territorial ? Eude continue les exploits de son père, et, pendant que Charles le Gros fuit honteusement en Allemagne, il livre bataille aux Normands qui assiègent Paris, et, aidé du courageux évêque Gozlin, soutient intrépidement leur choc. Plus tard, les hauts barons, mécontents du traité de Saint-Clair-sur-Epte, qui cédait la Normandie à Rollon, se révoltent contre Charles le Simple ; quand il faut lui choisir un successeur, leur premier mouvement est de désigner Robert, frère d'Eude. Les partisans des Carlovingiens étaient encore nombreux ; une bataille s'engage sous les murs de Reims entre les deux prétendants. Dès le début, Robert faiblit et tombe mort ; mais son fils, Hugues le Grand, continue le combat et remporte la victoire.

Charles le Simple, fait prisonnier, expire dans la geôle où le retient un de ses vassaux, le comte Heribert de Vermandois, tandis que son fils Louis, recueilli par Athelstan, roi des Anglo-Saxons, attend le moment favorable pour prendre possession du trône. Ce moment ne se fait pas attendre. Hugues le Grand, dédaignant le titre de roi, avait invité les grands vassaux à reporter leur choix sur son beau-frère Raoul. Quand, après treize années d'un règne des plus orageux, celui-ci meurt sans laisser de postérité, les seigneurs français, Hugues le Grand à leur tête, rappellent d'Angleterre le fils de Charles le Simple.

 

Louis d'Outremer et ses successeurs, Lothaire et Louis V, étaient des princes plus résolus, et surtout plus intelligents que leurs prédécesseurs. Les deux premiers surtout, Louis IV et Lothaire, actifs, entreprenants, n'étaient pas disposés à laisser le maniement des affaires à d'ambitieux maires du palais. Fortement imbus des idées ambiantes, et sachant qu'en vertu du principe féodal qui confondait la propriété avec la souveraineté, les seigneurs étaient investis d'un pouvoir d'autant plus étendu que leurs domaines étaient moins circonscrits, ils tâchèrent d'obtenir la possession directe, et non pas seulement nominale, d'un territoire analogue à celui que gouvernaient les ducs de Normandie, d'Aquitaine, et les comtes de Flandre et de Vermandois. Malheureusement, il était trop tard ; pas un seul fief n'était vacant ; tous ces beaux projets échouèrent.

A la mort de Louis V, un très-petit nombre de seigneurs reconnurent comme roi Charles, duc de Lorraine et frère de Lothaire, et se déclarèrent prêts à donner à sa candidature l'appui de leurs armes. Mais l'immense majorité des grands feudataires, loin de vouloir s'associer à cette levée de boucliers, résolut aussitôt de combattre à outrance l'impopulaire vassal du César germanique. Poussé par on ne sait quelle ambitieuse pensée, Charles s'était, en effet, spontanément soumis à la suzeraineté de l'empereur d'Allemagne.

Bien différente était la position du Franc Hugues Capet. Le fils de Hugues le Grand était le plus puissant et le plus estimé des hauts barons français. Il descendait de Charlemagne par les femmes ; son père et son oncle avaient déjà porté la couronne. Lui-même, marchant sur les traces de ses ancêtres', avait sauvé Paris de l'invasion allemande. D'un autre côté, l'Église nourrissait l'espérance de trouver en la personne de ce seigneur un zélé défenseur de ses droits. Soit, en effet, qu'il y fût poussé par une piété naturelle, soit que la politique inspirât sa conduite, Hugues avait libéralement affranchi les abbayes de Saint-Denis et de Saint-Germain des redevances qu'elles lui payaient. Ce désintéressement et ce respect pour la discipline lui avaient valu l'affection du clergé ; ses autres qualités et surtout sa réputation de bravoure firent le reste. Les évêques et les seigneurs, que les funérailles du roi Louis avaient réunis à Compiègne, jurèrent à Hugues qu'ils se rassembleraient une seconde fois avant de statuer définitivement sur la vacance du trône.

En quittant Compiègne, Charles, duc de Lorraine, se rendit à Reims ; il voulait circonvenir l'archevêque et obtenir du puissant prélat non-seulement un concours efficace, mais une confirmation éclatante et solennelle de ses titres. Mais Adalbéron ne crut pas devoir faire aux ouvertures du prince l'accueil sur lequel le dernier descendant de la race carlovingienne croyait devoir compter : il lui représenta qu'un membre de l'Église ne pouvait, sans scandale, se déclarer en faveur d'un homme qui vivait dans le commerce des parjures et des sacrilèges. Il ajouta qu'il ne pouvait d'ailleurs prendre l'initiative d'une décision quelconque en l'absence des autres seigneurs.

Comprenant la signification de cette réponse, et prévoyant l'orage qui le menaçait, Charles se hâta de retourner en Lorraine.

La ville de Senlis devint aussitôt le rendez-vous des princes français[7]. Aussitôt qu'ils furent rassemblés, l'archevêque de Reims leur exposa la situation lamentable du royaume, et s'autorisa de cette anarchie pour démontrer la nécessité d'élever sur le pavois un roi doué d'assez de vigueur pour soutenir et consolider l'édifice chancelant ; il insinua que le choix des grands ne pouvait tomber sur Charles, homme sans foi, sans courage, qui n'avait point rougi de se mettre au service d'un étranger, et d'épouser la fille d'un de ses vassaux. Puis, demandant comment Hugues, le duc des Francs, pourrait s'incliner devant un tel souverain, il fit voir aux seigneurs que s'ils tenaient à mettre le sceptre aux mains d'un prince digne de leur confiance, c'était sur Hugues qu'ils devaient fixer leur choix.

Ce plaidoyer obtint tout le succès que l'archevêque en attendait ; à peine Adalbéron avait-il terminé son discours, que les seigneurs, d'une voix unanime, décernaient la couronne à Hugues Capet. Celui-ci, sans perdre un moment, se rendit sur-le-champ à Reims, où l'archevêque Adalbéron d'Ardenne répandit sur son front l'huile de la sainte Ampoule. Quelque temps après, il fait renouveler la cérémonie pour son fils Robert, auquel les seigneurs et le peuple donnèrent dès lors le titre de roi[8].

C'est ainsi que le petit-fils d'Eude monte sur le trône et fonde une dynastie qui gardera la couronne pendant plus de huit siècles. A peine le chef de la troisième race a-t-il pris en main les rênes du gouvernement, que la face du royaume change : les distinctions d'origine et de nationalité disparaissent ; Gaulois, Romains et Francs font place à la nation française. Avec Hugues Capet, la royauté commence l'œuvre qu'elle devait conduire avec une inébranlable ténacité jusqu'au seuil de 89 ; elle déclare la guerre à tous les adversaires de l'État et de l'Église, à tous ceux qui veulent élever autel contre autel, trône contre trône ; et la croix d'une main, le fer de l'autre, elle combat avec la même ardeur pour l'unité politique et pour l'unité religieuse.

L'unité politique ne s'obtint pas du premier coup. Aux XIe et XIIe siècles, la royauté fut réduite à une souveraineté devant laquelle les vassaux ne s'inclinaient pas toujours. C'est tout au plus si elle obtenait l'hommage des barons, que la force plutôt que le respect faisait fléchir. Résistance, hélas ! trop facile à comprendre ! Sans parler d'une multitude de petits fiefs, on compte alors en France plusieurs centres principaux de la puissance féodale, égaux pour le moins au duché de France : la Flandre, avec ses riches manufactures de drap et ses communes démocratiques ; la Normandie, conquérante de l'Angleterre ; la Bretagne, fidèle aux traditions et à la langue celtiques ; l'Aquitaine, célèbre par l'élégance des mœurs, par l'éclat de la poésie et par sa lutte opiniâtre contre les rois de France et d'Angleterre ; le Languedoc, berceau des troubadours qui chantent la guerre, et entretiennent la haine contre les hommes du Nord, et l'ardeur de l'indépendance nationale ; les deux Bourgognes, qui viennent de donner des rois à la Castille et au Portugal ; la Champagne, illustrée par ses trouvères et bientôt souveraine de la Navarre. Nous ne parlons pas des royaumes d'Arles et de Lorraine : terre d'empire, ces deux provinces ne sont même pas les vassales de la France. Réduits à leurs propres forces, les titulaires du duché de France n'étaient donc pas en état d'imposer la loi à tant de hauts barons, dont la puissance égalait au moins la leur[9]. Quant au droit de la royauté, les seigneurs féodaux le reconnaissaient à peine : témoin la réponse si souvent citée d'un comte de Périgord à Hugues Capet. Qui t'a fait comte ? lui demandent les envoyés du roi. Qui t'a fait roi ? répond le duc comme s'il s'adressait à Hugues Capet lui-même. Pendant tout le XIe siècle, la royauté s'efface ; elle n'engage le combat qu'au XIIe, lorsqu'elle fonde les communes et recrute parmi les bourgeois des villes ses plus fidèles et ses plus vigoureux auxiliaires.

 

Les Assises de Jérusalem prouvent que le roi féodal n'était intronisé qu'avec l'agrément de ses vassaux. Voici le texte dont nous modifions simplement le style : Quand le royaume échoit à un héritier collatéral, il doit assembler les meilleurs de ses hommes-liges et leur faire savoir comment le royaume lui est échu. Les hommes-liges doivent ensuite se retirer et délibérer sur ce que leur a dit le seigneur. Ensuite, s'ils le reconnoissent pour légitime héritier, ils reviennent vers lui et lui disent : Sire, nous reconnaissons bien que vous êtes tel que vous avez dit, et nous sommes prêts à faire ce dont vous nous avez requis, faisant, vous le premier, ce que vous devez, comme vous nous l'avez offert. Alors on apporte l'Évangile ; le seigneur doit s'agenouiller et mettre la main dessus, pendant qu'un des hommes-liges dit : Sire, vous jurez sur ces saints Évangiles de Dieu, comme chrétien, que vous garderez, défendrez et maintiendrez de tout votre pouvoir la sainte Église, les veuves et les orphelins, en leur droiture, et que vous ferez tenir les bons us et coutumes, et les assises qui seront ordonnées pour ce royaume. Lorsque ces choses seront accomplies, les hommes-liges doivent faire l'un après l'autre hommage au Seigneur. La royauté ne se résigna pas longtemps à la dépendance où la tenaient les seigneurs féodaux, et, pendant six siècles, elle soutint contre eux une lutte qui transforma la France.

 

Quelles furent les armes de la royauté féodale, dans cette mémorable campagne contre les grands feudataires ? Investie du droit de suzeraineté, c'est-à-dire du droit d'appeler sous ses étendards, en cas d'invasion, les vassaux et arrière-vassaux de la couronne, la royauté capétienne avait aussi le droit de réviser les sentences des feudataires, le droit de confisquer leurs terres, s'ils se rendaient coupables de félonie, etc. Mal définie dans l'origine, cette suzeraineté devint par la suite un droit redoutable entre les mains des rois ; les successeurs de Hugues Capet en profitèrent pour substituer à la justice territoriale la justice royale, pour multiplier les cas d'appel, pour interdire les guerres privées, et réunir à leur domaine la plupart des fiefs en déshérence. Ajoutons que la troisième race fut soutenue dans cette lutte non-seulement, comme nous l'avons déjà dit, par le tiers-état, mais encore par le clergé. Le corps épiscopal, qui sacrait les rois et les proclamait les oints du Seigneur, devait naturellement préférer un pouvoir social basé sur les lois à ces souverainetés locales qui n'avaient d'autre charte que l'arbitraire et la violence. Suger, abbé de Saint-Denis, et conseiller de Louis VI et de Louis VII, écrivait, dès le XIIe siècle, dans sa Vie de Louis le Gros : La gloire de l'Église et de Dieu est dans l'union de la royauté et du sacerdoce. Les clercs sont si bien pénétrés de cette idée, qu'on voit au XIIe siècle bon nombre de prêtres suivre le souverain à la guerre, avec leurs paroisses et leurs bannières. Le peuple et le tiers-état s'appuient de leur côté sur la royauté pour bénéficier de l'éclat qui l'entoure et trouver dans son voisinage la considération que les seigneurs leur refusent. Grâce à ce concours de circonstances, les rois finissent par constituer fortement le pouvoir central et à l'asseoir sur les ruines de la féodalité.

 

IV. — SAINT LOUIS, TYPE DU ROI

 

Ce fut le règne de saint Louis surtout qui fut fatal au prestige et à l'autorité des hauts barons. Les prédécesseurs de ce grand homme avaient, il est vrai, rompu force lances contre les grands vassaux, mais aucun souverain ne porta au système féodal un plus formidable coup. A la fois énergique et modéré, le fils de Blanche de Castille sut tenir tête aux seigneurs et faire obstacle à leurs empiétements, résister à leurs convoitises et débarrasser la royauté du joug humiliant qu'ils lui faisaient subir. Ce rôle de saint Louis est peut-être en désaccord avec le caractère que lui prêtent les fades romans qu'on a brodés sur le compte du fils de Louis VIII ; mais, en revanche, il a l'avantage d'être le seul conforme aux données de l'histoire.

On aurait tort, en effet, de croire que saint Louis s'est seulement illustré par des vertus privées, et que, pendant son règne, il se soit contenté de vaquer uniquement à l'oraison et à l'extase. M. Léon Gautier nous a expressément mis en garde contre cette erreur. Dans un savant article publié en 1872 par la Revue dit monde catholique, l'éminent écrivain nous a montré saint Louis sous un tout nouveau jour. Ce fut, dit-il, un homme fort pratique, et s'occupant, fort pratiquement de christianiser son siècle. Et plus loin : Saint Louis n'est pas uniquement ce prince débonnaire qu'on s'entête à nous représenter trop souvent au pied du chêne de Vincennes. C'est là le saint Louis connu et admiré par Joseph Prudhomme ; ce n'est pas tout Louis IX. L'intelligence de saint Louis est à la hauteur de sa sainteté. Il n'est pas ardent, mais clairvoyant ; il n'est pas emporté, mais sage. Il parle avec lenteur, mais avec prudence. C'est un homme politique et qui ne se paie pas de mots. Dans les choses temporelles, il s'interdit les extases auxquelles il s'abandonne volontiers dans la vie spirituelle. S'il fut mystique, ce ne fut pas dans le gouvernement, et il comprit que pour mener les hommes il faut l'action. Cet homme actif fut cependant un homme éloquent, et nous avons de lui des paroles qui valent mieux que toutes celles des héros de Tite-Live.

Veut-on voir à l'œuvre cet esprit politique que nous vante à si bon droit M. Léon Gautier ? A la mort de Louis VIII, on peut dire que la royauté française périclitait. De puissants barons conspiraient ouvertement contre leur suzerain ; le comte de Boulogne et Enguerrand de Coucy, entre autres, affichaient hautement leurs prétentions à la couronne, et l'époux de Blanche de Castille était si alarmé de ces compétitions que, dès 1225, il réglait dans un testament les apanages de ses fils. Ses défiances allèrent même, comme on le sait, jusqu'à exiger le serment de fidélité de tous ses vassaux. Placé dans les mêmes conjonctures, Philippe-Auguste n'avait obtenu que de pitoyables résultats ; son habileté diplomatique n'avait pu triompher de toutes les résistances ; saint Louis, avec sa seule loyauté, brisa tous les obstacles et soumit tous les mécontents.

Il agrandit d'abord le domaine royal, sans qu'il eût pour cela besoin de recourir à des moyens désavoués par la justice. Plus soucieux de son honneur que de son intérêt, il poussa la loyauté jusqu'à restituer à l'Angleterre plusieurs provinces dont il ne se croyait pas le légitime suzerain. Du reste, Louis IX savait bien que la France récupérerait un jour la Saintonge, le Quercy et le Périgord ; il voulait à bon droit que la possession de ces provinces fût due à une conquête loyale, et non à la fraude. Cette restitution eut en outre l'avantage d'établir la suzeraineté de la France sur la Normandie, le Maine, l'Anjou, le Berri, le Poitou et l'Auvergne. Touché, en effet, de la droiture du roi de France, le roi d'Angleterre, Henri III, abdiqua, de son côté, tous les droits qu'il pouvait avoir sur ces provinces. Par là, saint Louis s'assura non-seulement la possession incontestée, la pleine propriété de ces vastes territoires, mais il acquit en outre pour lui et pour son peuple, en Europe et dans le monde, un renom de loyauté, une autorité décisive et suprême dont jamais la simple adjonction d'un territoire, si grand qu'il fût, ne l'aurait investi.

Enfin, on peut dire, et ici encore nous citons M. Léon Gautier, que l'annexion du midi au nord de la France est surtout l'œuvre de saint Louis. Devenu, par son mariage avec la fille de Raimond, maître de Toulouse, du Rouergue, du Limousin et de l'Agenois, Alphonse gouverna si bien ces provinces qu'il les conquit pour toujours. Sans Alphonse, le Midi nous haïrait au lieu d'être un avec nous. Il le subjugua par sa sagesse et par sa douceur. Or, à sa mort et à celle de sa femme, qui arriva en 1271, ces provinces, par faute d'hoir, retournèrent dans le domaine avec les provinces qui formaient l'apanage d'Alphonse, c'est-à-dire le Poitou, la Saintonge et l'Auvergne. Nous avons les registres d'Alphonse, nous possédons sa correspondance avec les sénéchaux de ces sept provinces ; c'est un des plus beaux monuments de notre histoire administrative. En résumé, l'Ouest assuré plus solidement à la France, le Midi conquis définitivement par la prudence et non par la fraude, voilà des résultats qui nous dédommagent amplement de la perte provisoire de quelques provinces du Midi, si toutefois l'on peut jamais regretter ce qui est fondé sur l'iniquité.

Cependant un frère du Roi devenait souverain de la Provence par son mariage avec Béatrix, fille de Raimond Bérenger, et c'était un grand pas vers l'annexion future de cette riche et belle province. D'un autre côté, saint Louis achetait des châteaux, employait l'argent comme un utile instrument de la politique, utilisait au profit de la royauté le système de pariage avec les abbayes ou les seigneurs laïques. En somme, et malgré le déplorable abus des apanages, le domaine royal était, vers 1258, véritablement florissant. Le Languedoc et une partie de l'Auvergne y étaient unis, ainsi que les comtés de Mâcon, de Beaumont et de Clermont. La Provence était aux mains de Charles. De vassaux puissants il ne restait plus que le duc de Bourgogne et les comtes de Flandre et de Champagne, ce dernier embarrassé par la Navarre. Le comte de Bretagne était tenu en échec. Et partout les droits royaux étaient mieux établis qu'autrefois[10].

 

Autant saint Louis était humble et disposé à faire tous les sacrifices où son intérêt propre était seul en jeu, autant il était ferme et inébranlable quand l'honneur de la couronne était engagé. Plein de foi dans sa mission, il se conformait scrupuleusement à la définition de l'Apôtre : Rex minister Dei ad bonum ; le bien, pour lui, c'était l'agrandissement du nom français et la soumission de la France à Dieu. Non pas qu'il voulût à tout prix reculer les limites de son royaume ; nous avons vu qu'il aima mieux restituer plusieurs provinces que de les garder au détriment de la justice. Pour saint Louis, la mission d'un roi était, non de s'annexer des territoires, mais des cœurs ; non de faire la guerre à ses voisins, mais de sceller avec eux une paix franche et durable, une de ces paix qui n'humilient personne et respectent toutes les susceptibilités légitimes[11].

 

A l'intérieur, saint Louis ne réussit pas moins dans ses rapports avec la féodalité. Après avoir caressé l'idée d'un lucratif convenio, les grands vassaux de la couronne durent bientôt abandonner cette illusion. Thibaut VI, comte de Champagne ; Pierre de Dreux, dit Mauclerc, comte de Bretagne, fils de Robert de Dreux ; Philippe, comte de Bretagne ; Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi ; Hugues de Lusignan, comte de la Marche ; Jeanne, comtesse de Flandre ; le comte de Ponthieu et le comte de Châtillon eurent beau se coaliser contre le pouvoir royal, Louis ne s'effraya ni du nombre ni des forces de tous ces rebelles, et leur soumission devint en peu de temps le prix de sa ferme attitude. Plus tard, il n'eut plus besoin de faire appel aux armes pour mater les révoltes. Il supprima la guerre par le seul ascendant de sa vertu ; plus de conflits, il les étouffait dans leur germe.

 

La part qui revient à saint Louis dans l'organisation administrative de la France n'est ni moins grande ni moins glorieuse. Il réglementa la juridiction des baillis et des sénéchaux, fortifia l'autorité du Parlement, évoqua à son tribunal un très-grand nombre de cas que les seigneurs décidaient jusqu'alors de leur autorité privée, limita le droit de haute justice, et mit un terme à l'anarchie qui dominait alors dans les attributions administratives et judiciaires. Aussi, lorsqu'il mourut, la France jouissait-elle d'un ordre incomparable. Au dedans, la nation s'était épanouie sous le sceptre juste et généreux de ce pieux et vaillant prince ; au dehors, la France, sortie de son isolement, avait sa place marquée dans le concert des nations européennes. Bien que le sceptre de l'empire fût aux mains du roi de Germanie, c'était l'esprit français qui circulait dans l'âme des peuples. De même que le rôle prépondérant joué par nos ancêtres durant les croisades avait fait donner le nom de Francs à tous les peuples latins, et imposé notre organisation politique à tous les États de la Terre-Sainte, de même, tout, en Europe, la science, la civilisation, le luxe, la mode, procédaient de la France et portaient le sceau de son génie.

Le brutal droit de la force avait cédé la place à l'autorité plus délicate et plus respectée de la chevalerie, cette création si chrétienne et si française. Les poètes de l'Allemagne empruntaient leurs héros aux légendes françaises ; l'Université de Paris, la Faculté de théologie en particulier, était à la tête du mouvement scientifique. Les papes trouvaient dans notre pays non-seulement une hospitalité religieuse, mais un appui et un refuge contre l'ambition allemande. D'où résultait cette influence ? Du développement qu'avaient pris et de la situation florissante que s'étaient faite les communes et l'Église. Déjà s'épanouit une littérature nationale, offrant les contrastes les plus prononcés. Les frivoles romans d'Arthur marchent de pair avec les Contes dévots et le recueil des contes de Coisi, prieur de boissons (1226). On oppose aux poésies licencieuses des troubadours une littérature solide et sérieuse, d'une moralité irréprochable et d'une utilité réelle. Les villes prospèrent, la science et là piété florissent. Partout s'orientent vers Dieu d'innombrables et bienfaisants moutiers ; alors surgissent la plupart des ordres qui exerceront à travers tout le moyen âge leur salutaire influence ; on ne compte plus les écoles, et, dans toute la chrétienté, l'Université de Paris n'a pas de rivale. En 1228, Toulouse et Verceil obtiennent aussi leurs universités ; Lyon a la sienne en 1300. C'est à Paris que les grands maîtres de la scolastique et de la mystique donnent leur enseignement ou viennent puiser leur science : tels saint Thomas d'Aquin, saint Bonaventure, Alexandre de Halès, Robert Pullus, Pierre le Vénérable et tant d'autres, sans parler de saint Bernard et de l'abbé Suger.

Que de créations ne pourrions-nous pas citer encore ! Mais ce que nous avons raconté suffit pour faire connaître le caractère et la vie de saint Louis. D'autres rois ont conçu d'aussi généreux desseins ; mais aucun ne s'est maintenu à une telle hauteur, et n'a résisté avec autant de courage aux menaces de la mort et aux entraînements du pouvoir. En contemplant cette grande figure, on ne s'étonne pas que la nation française se soit passionnément éprise de la royauté, et lui ait naïvement reconnu un caractère en quelque sorte hiératique. La mémoire de saint Louis a même donné une telle idée du monarque chrétien, qu'elle a porté malheur, si je puis ainsi dire, aux rois plus faibles et moins dignes qui ont continué l'œuvre de ce grand homme. L'idéal conçu par le peuple était, en effet, trop grand pour que chacun des successeurs de saint Louis pût en réaliser exactement tous les traits[12].

Le secret de cet héroïsme n'est pas cependant bien difficile à deviner. Quel fut le secret de la grandeur de saint Louis, sinon l'attachement invincible de ce prince à la doctrine catholique ? Il ne se contentait pas d'imposer à ses sujets le respect de la religion et la soumission aux commandements divins ; il s'assujettissait lui-même le premier aux préceptes de l'Évangile, et ne nourrissait dans son cœur qu'une seule ambition, celle d'être le plus fervent chrétien de son royaume. C'est cette résolution qui a rendu saint Louis si supérieur aux princes les plus vantés. Qu'on le sache bien : être un habile politique ne suffit pas, il faut autre chose, il faut être un fidèle serviteur du Christ ; on n'accomplit de grandes œuvres, on n'est vraiment digne de commander aux hommes qu'à cette condition et qu'à ce prix.

 

V. — CONCEPTION CATHOLIQUE DU POUVOIR

 

Si l'Église tenait à l'estime des hommes, elle aurait largement le droit, comme on vient de le voir, de réclamer la plus grande part dans la gloire qui revient au fils de Blanche de Castille. Païen, indifférent même, saint Louis n'eût pas obtenu cette hégémonie politique dont l'histoire nous le montre investi. La foi, et même, disons le mot, la dévotion de ce grand prince ne contribua pas médiocrement à la rectitude de ses idées : elle lui suggéra les actes qui firent l'honneur de son règne.

Nous avons vu que saint Louis, afin de protéger le peuple contre l'oppression des grands vassaux, s'efforça de restreindre le pouvoir de ces derniers : c'était là une tentative des plus dignes d'éloges, et à laquelle l'Eglise accorda ses encouragements les plus explicites, mais après avoir milité contre l'omnipotence féodale, le pieux monarque crut-il devoir s'investir de tous les droits dont il désarma les seigneurs ? Ajouta-t-il à son pouvoir tout ce qu'il leur retrancha ? Ici, l'histoire nous rassure et nous répond que saint Louis était trop chrétien pour violer sur ce point les préceptes les plus formels de l'Église. L'Église, en effet, n'a jamais autorisé l'arbitraire ; les premières instructions qu'elle a données protestent contre l'abus du pouvoir et flétrissent la tyrannie. Le glorieux nom de roi, dit le concile d'Aix-la-Chapelle (836), ne convient qu'à ceux qui gouvernent avec justice. Un prince cruel et injuste ne mérite que le nom odieux de tyran.

Avant que le spiritualisme chrétien eût régénéré la monarchie barbare, — nous l'avons vu, —les rois n'arrivaient au trône que par voie d'élection ou par voie d'hérédité. Chez les peuples de race germanique, les deux systèmes étaient combinés ; les leudes et les fidèles nommaient le roi ; mais leur choix, étroitement circonscrit, devait se porter sur un des parents du monarque défunt.

L'Église conserva ce principe et ennoblit cette cérémonie. L'élection fut maintenue, et les droits dynastiques furent consacrés. Mais il ne suffit plus au prince d'être élu par les seigneurs et d'appartenir à la race royale, on lui imposa des conditions nettement déterminées. Un véritable contrat synallagmatique intervint entre le prince et le peuple, et définit les devoirs et la mission du chef chrétien. Le roi promet de bien régner, afin que le peuple s'oblige à obéir ; l'infidélité d'une partie dégage l'autre : mais une condition est requise, c'est qu'un jugement du Saint-Siège annule le contrat[13].

C'est à la cérémonie du sacre que nous voyons proclamer ce principe. L'Église baptise la royauté barbare, et de l'élu des leudes elle fait l'élu de Dieu. Mais avant de lui conférer ce caractère, avant de répandre sur son front l'huile sainte, elle l'instruit de ses devoirs et lui fait promettre de n'y pas déroger. Aidan, roi d'Irlande, sacré, en 579, par saint Colomban, est le premier monarque qui reçoit l'onction royale. En Espagne, le roi Hecarède est également sacré lorsqu'il entre dans le sein de l'Église (589). A partir du VIIIe siècle, quand Pépin le Bref eut reçu l'onction royale des mains de saint Boniface, cette coutume devint aussitôt générale parmi les nations chrétiennes.

Le récit du sacre de Charles le Chauve, le plus ancien monument de ce genre qui soit parvenu jusqu'à nous, montrera mieux que nous ne le pourrions faire comment le clergé de cette époque comprenait la royauté, et quelle idée il en donnait aux peuples et aux rois.

 

La cérémonie s'accomplit à Metz, dans l'église Saint-Étienne, devant une immense assemblée (869)[14]. Avant la messe, l'évêque Adventius se lève, et, devant le peuple assemblé, prononce le discours suivant :

Vous savez, et c'est un fait connu chez bien des nations, quels événements sont survenus, pour des causes que personne n'ignore, au temps du prince qui nous a gouvernés jusqu'à présent ; vous savez quelle douleur et quelles angoisses sa malheureuse mort a jetées dans nos cœurs. C'est pourquoi, privés de notre prince et de notre roi, nous avons considéré que notre unique refuge, notre unique moyen de salut était de recourir, par la prière et par le jeûne, à Celui qui, dans nos malheurs, nous aide au temps opportun, à Celui à qui appartiennent la sagesse et la puissance, qui donne à son gré l'autorité à qui il veut, et dans la main duquel sont les cœurs des rois ; à Celui qui fait habiter les hommes en paix dans une même maison, qui détruit le mur de séparation, et de deux familles en fait une seule. Nous avons invoqué sa miséricorde, pour qu'il nous donnât un roi et un prince selon son cœur, un roi qui gouvernât tous les ordres du royaume selon la justice et l'équité, qui nous sauvât et nous défendît selon sa volonté. Nous lui avons demandé qu'il unît tous nos cœurs et les inclinât vers celui que, dans sa miséricorde, il avait choisi, élu et prédestiné pour notre avancement et notre salut.

Puisque enfin nous connaissons la volonté de Dieu, qui accomplit les désirs et exauce les prières de ceux qui le craignent ; puisque tous nous avons unanimement reconnu que le légitime héritier de ce royaume est celui auquel nous sommes confiés, pour qu'il nous commandât et nous sauvât, le seigneur roi Charles, notre prince ici présent ; il nous paraît bon, si cela vous plaît, que nous donnions une preuve indubitable, de la manière que nous vous indiquerons après qu'il aura parlé, que nous croyons qu'il a été élu de Dieu, et qu'il nous a été donné pour prince, en même temps qu'une marque de reconnaissance envers la bonté divine. Remercions Dieu, et prions-le de nous conserver longtemps ce prince, pour qu'il nous sauve et qu'il défende la sainte Église ; pour qu'il nous aide à marcher dans la bonne voie, qu'il nous fasse jouir du bienfait du salut, de la paix et de la tranquillité ; pour qu'il nous gouverne longtemps, nous qui lui obéirons pieusement, et trouverons à son service tous les bonheurs qu'apporte un bon gouvernement.

Et maintenant, s'il le veut bien, il nous paraît digne de lui, et cela est nécessaire pour nous, qu'il nous fasse entendre de sa propre bouche ce qu'un roi très-chrétien doit faire entendre à des sujets fidèles, qui sont unanimes à le servir chacun dans leur ordre et qui recevront pieusement ses paroles.

 

Alors le roi Charles fait de sa propre bouche la déclaration suivante en présence de toute l'assemblée :

Puisque, comme ces vénérables évêques viennent de le dire par la bouche de l'un d'entre eux, et comme vous l'avez montré vous-mêmes d'une manière non équivoque, vous reconnaissez par vos acclamations que je suis venu ici par le choix de Dieu pour vous régir et vous gouverner, dans l'intérêt de votre salut et de votre bonheur ; sachez que, avec le secours du Seigneur, je conserverai l'honneur et le culte dus à Dieu et aux saintes Eglises ; que, dans la mesure de ma conscience et de ma puissance, je maintiendrai chacun de vous, selon la dignité de son ordre et de sa personne, dans son honneur et dans ses biens ; que je défendrai ces honneurs et ces biens, et que je rendrai à chacun la justice à laquelle il a droit selon les lois ecclésiastiques ou séculières auxquelles il est soumis. C'est à condition que j'obtiendrai de chacun de vous l'honneur, l'autorité et la soumission dus au roi, -afin de pouvoir conserver et défendre le royaume que Dieu m'a concédé, et cela comme ceux qui ont été avant vous l'ont accordé loyalement, justement et raisonnablement à ceux qui m'ont précédé.

 

L'archevêque Hincmar prend alors la parole pour expliquer l'origine du sacre royal ; puis, s'adressant à l'assemblée : Vous plaît-il, lui demande le prélat, que Charles soit couronné devant l'autel de Saint-Étienne, et consacré à Dieu par l'onction sainte ? Si cela vous plaît, dites-le de votre bouche.

Tous s'écrient qu'ils le veulent.

Rendons alors grâces à Dieu, répond Hincmar, en chantant : Te Deurn laudamus...

 

Cette cérémonie du sacre n'est pas la seule circonstance où les évêques et les clercs rappellent au souverain les devoirs de sa charge. Comme hommes de sens et de bon conseil, les clercs exercent sur le prince une influence prépondérante, et ne lui marchandent ni les éloges s'il marche dans la bonne voie, ni les reproches s'il s'en écarte. Les lettres d'Alcuin à Charlemagne offrent un exemple touchant de cette liberté vraiment apostolique :

Que votre piété examine avec sagesse, lui écrivait-il, s'il est bon d'imposer aux peuples sauvages, dès le commencement de leur conversion, le lourd fardeau des dîmes, et de faire payer cet impôt à toutes leurs familles. Voyez si les apôtres instruits par Jésus-Christ lui-même, et envoyés pour prêcher au monde, ont exigé les dîmes, ou même ont demandé qu'on en payât ? Sans doute, il est bon de donner la dîme de nos biens, mais mieux vaut la perte de ce profit que la perte de la foi. Nous qui sommes nés, qui avons été élevés et nourris dans la foi catholique, nous n'abandonnons qu'avec peine la dîme de nos revenus ; combien cela n'est-il pas plus difficile à des néophytes ?...

 

Mais le moine de Marmoutier n'est pas le seul à gourmander le puissant empereur. D'autres clercs, sans avoir même les titres d'Alcuin, mettent encore moins de forme dans leurs conseils ; l'histoire nous a conservé l'épître de l'évêque Catulphe, qui, n'invoquant que son caractère épiscopal, parle en ces termes au vainqueur des Saxons :

— ... La première chose que je vous recommande, c'est, après la foi, l'amour et la crainte de Dieu, d'avoir souvent en vos mains l'Enchiridion, qui est un manuel contenant la loi de Dieu ; lisez-le tous les jours de votre vie, afin que vous excelliez dans la sagesse divine et dans les lettres humaines, comme David et Salomon. Il vous faut savoir juger entre le pauvre et le riche, et arracher le faible de la main du puissant. Vendre un chrétien à une nation païenne, malheur ! Celui qui unit un membre de Jésus-Christ à un membre du diable perd une âme et en rendra un jour le prix devant le trône du souverain Juge. Par-dessus tout, vous devez honorer l'épouse de Jésus-Christ, c'est-à-dire accorder aux églises de grands privilèges, bien régler avec vos évêques la vie de vos moines, de vos chanoines et de vos vierges consacrées à Dieu ; vous devez les réformer, non par des laïcs, ce qui est un crime, mais par des pasteurs de l'ordre spirituel. Ayez des évêques, des prêtres, des diacres qui craignent Dieu par-dessus tout ; que vos comtes, vos centeniers, vos officiers qui commandent à cinquante hommes, vos doyens ne reçoivent pas de présents, qu'ils ne foulent point aux pieds la loi de Dieu par amour de l'argent ; mais qu'ils règlent tout avec vous, selon la loi et dans la crainte de Dieu. Tous ceux qui portent le nom d'évêques ne le sont pas ; on en peut dire autant des comtes et du reste. Oh ! oh ! malheur ! malheur ! Vous en avez bien peu, je le crains, qui puissent vous aider à maintenir la maison de Dieu.

Voici les huit colonnes sur lesquelles doit s'appuyer un bon roi : Faites-y bien attention. La première, c'est la vérité dans toutes ses actions ; la seconde, c'est la patience dans toutes les affaires ; la troisième, c'est la générosité dans les présents ; la quatrième, c'est une parole persuasive ; la cinquième, c'est la punition et l'abaissement des mauvais ; la sixième, l'exaltation et l'élévation des bons ; la septième, c'est la légèreté des impôts ; la huitième, c'est l'équité dans les jugements entre le pauvre et le riche. Si vous suivez ces instructions vous serez heureux en ce monde, vous et les autres membres du Christ, et, dans l'avenir vous régnerez sans fin, avec les anges et les archanges, et vous demeurerez dans la gloire avec tous les saints, dans les siècles des siècles, amen. Mon langage est rustique, parce que je suis ignorant ; mais j'ai voulu écrire à votre piété, dans l'espérance que vous pardonnerez à ma présomption, et que votre récompense céleste en deviendra plus abondante. Portez-vous bien devant Dieu. Oh ! oh ! les jours sont proches ! que celui qui tient maintenant tienne bien, jusqu'à ce que la moitié du temps soit accomplie. Lisez soigneusement et comprenez.

 

Tout le moyen âge est fidèle à ces traditions : évêques, clercs et moines, réprimandent avec autorité le roi qui foule aux pieds les préceptes divins, et viole le contrat bilatéral dont, le jour de son sacre, il a juré de respecter les stipulations. Tous les docteurs de cette époque enseignent que l'autorité royale est soumise à des conditions dont nul monarque ne peut s'affranchir, et ces conditions, ils les déterminent avec une netteté et une hardiesse qui confondraient nos hommes d'État modernes. Quelques publicistes croient encore, en effet, que la révolution de 89 nous a révélé les vrais principes de la science politique. Eh bien, c'est là un de ces anachronismes que l'histoire ne doit point légitimer. Avant la prise de la Bastille, la grande théologie du moyen âge avait trouvé les formules des constitutions chrétiennes.

Pour cela, les docteurs n'avaient eu besoin que d'emprunter aux conciles et à l'Église les principes qui régissaient leur organisation intérieure. La pondération des pouvoirs, les sages maximes de gouvernement mixte, d'autorité limitée, de pouvoirs électifs, de corps délibérants, avaient passé des conciles dans les instituts monastiques. Les chapitres d'ordres n'étaient-ils pas, en effet, des parlements embryonnaires ? Partout de vigoureuses garanties tempéraient le pouvoir absolu : les théologiens, en regardant autour d'eux, n'eurent donc pas de peine à trouver les maximes d'un gouvernement protecteur des libertés nationales. Ils fixèrent les bornes de l'autorité monarchique, et déterminèrent parallèlement les droits des individus. Grâce à eux, le régime féodal fut surtout un système efficace d'autonomies équilibrées. Hors de son domaine, le grand feudataire rencontre des corps sociaux indépendants, églises, ordres monastiques, corporations industrielles, armées de droits similaires. Porte-t-il atteinte au pacte social, il justifie par cela même, disent unanimement les théologiens, le mécontentement de ses vassaux. Si le peuple a le droit de se pourvoir lui-même d'un chef, avait dit saint Thomas d'Aquin, il a aussi celui de le renverser ou de refréner sa puissance, s'il abuse tyranniquement de l'autorité suprême[15]. Suarez tient le même langage : Si le gouvernement devient tyrannique en abusant du pouvoir pour l'aire manifestement la ruine de la communauté, le peuple est libre d'user du droit naturel de se défendre ; jamais il ne se dépouille de ce droit[16].

Un autre théologien, le bienheureux Égide Colonna, disciple de saint Thomas et cardinal archevêque de Bourges, étendant encore la responsabilité du prince, s'exprime ainsi dans son livre de Regimine principum[17] : La société ne peut atteindre à la fin suprême qui lui est assignée sans le concours de trois sortes de moyens, savoir : les vertus, les lumières, les biens extérieurs. — Le prince doit donc premièrement veiller avec une sage sollicitude à faire fleurir dans ses États la culture des lettres, afin d'y multiplier le nombre des savants et des habiles. Car, où fleurit la science, où jaillissent les sources de l'étude, là, tôt ou tard, l'instruction se répandra dans les foules. Donc, pour dissiper les ténèbres de l'ignorance qui enveloppaient honteusement la face du royaume, il importe au roi d'encourager les lettres par une favorable attention. Bien plus, s'il refusait l'encouragement nécessaire, s'il ne voulait pas que ses sujets fussent instruits, il cesserait d'être roi, il deviendrait tyran.

Plusieurs siècles auparavant, saint Rémi avait déjà dit à Clovis : Rex eris, si recte facis ; si autem non facis, principatum accipiet alter. Si vous agissez suivant la justice, vous serez roi ; sinon un autre vous remplacera.

 

Mais sans parler des théologiens, dont quelques-uns, et, entre autres, saint Thomas, saint Bonaventure, Innocent IV, Célestin IV pourraient nous fournir les témoignages les plus probants, que nos lecteurs nous permettent de mettre sous leurs yeux l'opinion d'un roi. Voici ce qu'on lit dans les lois d'Edouard le Confesseur. Le roi, qui est le vicaire du monarque souverain, a reçu son institution pour régir le royaume de la terre, le peuple du Seigneur, et pour les défendre de toute injure. S'il ne le fait, il ne gardera point le nom de roi ; mais, comme l'atteste le pape Jean, il perd la dignité royale. Voilà comment s'exprimait un roi que l'Église a placé au rang des saints.

Un autre prince, Charles le Téméraire, déclare par un acte formel que les grands de son royaume pouvaient lui résister par la force des armes, s'il requérait d'un d'eux quelque chose d'injuste. Henri Ier, roi d'Angleterre, reconnut le même droit à ses sujets. Jean, roi de Danemark, fit une déclaration analogue. Alphonse III, roi d'Aragon, invita pareillement les barons de ses États à lever l'étendard de la révolte s'il ne remplissait pas ses devoirs.

Dans la pratique, ces maximes ne reçurent pas sans doute une application rigoureuse ; à vrai dire, elles ne sortirent même pas des lourds in-folio où les docteurs les ensevelirent ; mais il suffisait que les rois les connussent pour contenir dans leurs devoirs les princes qui tendaient à s'en écarter, et leur rappeler, au besoin, à quelles conditions était soumis l'exercice de leurs pouvoirs.

 

Maintenant, qu'on nous permette de comparer les Édouard d'Angleterre et les Alphonse III d'Espagne, si réservés et si dociles à l'enseignement des théologiens, qu'on nous permette ici de les comparer avec ces empereurs de la maison de Souabe, par exemple, qui, s'appropriant les despotiques maximes des derniers Césars, eurent sérieusement la pensée de réaliser au pied de la lettre le fameux texte du Digeste : Quod principi placuit legis habet vigorem (Ulpien) ; princeps legibus solutas est. (Paul) : La volonté du prince fait loi dans le royaume ; le prince n'est pas soumis aux lois. — C'est là une parole, disait au roi de France Juvénal des Ursins[18], c'est là une parole, qui se doit plus dire en présence d'un tyran inhumain, que de vous qui êtes un roy très-chrétien. Et, en effet, l'histoire ne nous apprend-elle pas que le prince qui divorça le premier avec les traditions catholiques fut justement ce Frédéric Barberousse qui, se considérant comme une incarnation du Dieu vivant, nommait Pierre de la Vigne, son principal ministre : le nouveau Pierre, la pierre angulaire de la nouvelle Église ? Il faut lire dans les chroniques de Godefroid de Viterbe comment cet intraitable ennemi de l'Église définissait lui-même ses fonctions et son pouvoir. L'Empereur, dit-il, est le créateur de la loi, et ne doit pas y être tenu ; s'il s'y soumet, c'est parce que tel est son bon plaisir. Tout ce qui lui plaît, par cela même, devient le droit. Dieu, qui lie et délie tout, l'a préposé à l'univers. La puissance divine partage avec l'Empereur les choses créées : aux immortels les cieux, le reste est à l'Empereur. — L'Empereur est la loi faite homme, disaient les jurisconsultes Barthole et Marsile de Padoue : lex anirnata in terris, lex legibus soluta. — Son pouvoir, disait Æneas Sylvius, est comme celui de Dieu, si élevé qu'on ne peut y atteindre, si plein qu'on n'y peut rien ajouter.

Un autre légiste, Martin Gosia, ne craignit pas d'établir que l'Empereur est non-seulement maître de tout le monde, mais encore de toutes les fortunes des particuliers. On ne doit donc pas s'étonner si Frédéric II, nourri de ces estimables leçons, écrivait à ses cousins d'Angleterre et de France : — Ne trouvez-vous pas, comme moi, indécent qu'un roi soit jugé par un concile ?

Ce fut la Réforme qui vint altérer les principes fondamentaux du droit public en Europe. Plus tard, l'assemblée gallicane de 1682 eut le tort de donner à l'autorité royale une consécration presque aussi scandaleuse. L'Église tout entière en fut alarmée ; c'était la ruine de son droit séculaire, c'était l'introduction dans la chrétienté du despotisme asiatique. Cela est si vrai que le pontife contemporain, ne voulant pas laisser se consommer silencieusement cette usurpation inouïe, fit colliger, par le dominicain Roccaberti, les dissertations des théologiens les plus célèbres sur le caractère et la genèse du pouvoir. Suarez, Bellarmin, Sfondrate, Dominique de Saint-Thomas, qui écrivit contre Jacques Stuart, Soto, Cajetan, etc., y représentèrent la doctrine traditionnelle, telle que l'ont défendue les conciles et les papes, et c'est dans ce recueil, dont les Analecta Juris pontificii ont publié de nombreux extraits, que nous avons puisé tous nos textes.

 

Mais, avant de les connaître, nous savions que l'Eglise n'a jamais voulu pactiser avec le césarisme. L'histoire nous avait suffisamment édifiés à cet égard. N'est-ce pas un pape, n'est-ce pas Grégoire Ier, appelé si justement par Gibbon le Père de la patrie, qui écrivait à l'empereur Phocas : Souvenez-vous que vous êtes de la même nature que vos sujets ; tenez-vous bien à Jésus-Christ, et ne vous glorifiez pas tant de régner sur les hommes que de faire régner Jésus-Christ sur vous ? N'est-ce pas un autre Grégoire, Grégoire VII, qui écrivait au roi de France : Nous vous défendons, par l'autorité apostolique, d'apporter aucun obstacle à l'élection que le peuple et le clergé de Reims doivent faire d'un archevêque, et qui, les droits du peuple violés, mettait le royaume en interdit ? Enfin, le même pontife et le même saint ne disait-il pas aux rois qui prétendaient à la même adoration que Dieu : Qui donc ignore que les rois tirent leur origine de quelques hommes pillards qui, homicides, parjures, dédaignant Dieu, coupables de tous les crimes, poussés par le démon, ont entrepris de dominer sur leurs égaux, c'est-à-dire sur les hommes ?[19]

Aussi ne faut-il pas s'étonner si, dans toutes ses luttes contre les hérésies, le schisme, le matérialisme, la tyrannie, l'Église romaine, peu satisfaite de la conduite des Césars, fit alliance avec les communes italiennes. Mais alliance, il faut bien le dire, non moins correcte que légitime ; en soutenant les cités italiennes contre les empereurs allemands, les papes ne soutenaient pas des révoltés. Les rapports des Empereurs avec les communes n'étaient, en effet, ni ceux d'un roi sur ses sujets, ni même ceux d'un suzerain sur ses vassaux.

Ce fut à la fin du XIIe et au commencement du XIIIe siècle, sous les pontificats d'Alexandre III et d'Innocent III, deux des plus grands successeurs de saint Pierre, que cette confédération si naturelle et si nécessaire de l'Église et des communes produisit les résultats les plus heureux et les plus considérables. En 1183, la papauté signa la paix de Constance, qui sanctionna définitivement les libertés des communes lombardes. En retour, dans la cause finale de la Petitio societatis, de Plaisance, préliminaire de cette paix célèbre, les députés de la Ligue lombarde stipulèrent en termes formels qu'il serait permis aux villes confédérées de demeurer toujours dans l'unité de l'Église.

En Angleterre, même sympathie de l'Église en faveur des droits individuels. La magna charta libertatum de Jean sans Terre est de 1215. En tête des signataires de cet acte si mémorable pour les communes anglaises, se trouve un condisciple du pape, le savant cardinal Etienne Langton, dont la statue figure depuis vingt années seulement dans la nécropole de Westminster.

Passons-nous en Espagne et en Hongrie, nous verrons que l'Église entourait de ses soins maternels le berceau du régime représentatif moderne. Sous l'impulsion de l'épiscopat, le roi de Hongrie Henri II établit par sa Bulle d'Or les droits des communes sur les bases qu'ils ont encore aujourd'hui dans le royaume apostolique. Enfin, à Rome même, la papauté protectrice des pauvres et des opprimés fait lire tous les ans, le jeudi saint, la Bulle In cœna Domini, dans laquelle sont excommuniés les princes qui, sans le consentement du Saint-Siège, exigent de leurs peuples les taxes qui ne sont pas levées en vertu du droit national.

Toutes les villes italiennes du moyen âge nous montrent l'Eglise et l'Etat d'accord, et se prêtant un mutuel appui. Quelquefois, et souvent même, des révolutions désastreuses et des guerres impitoyables ensanglantent ces jeunes républiques ; mais qui rétablit la paix et qui chasse les oppresseurs ? l'Église, toujours l'Église.

 

Nous avons, dans le précédent chapitre, signalé le rôle religieux et scientifique des moines mendiants. Qu'on nous permette de parler encore une fois de saint Antoine de Padoue. Nous avons vu que le cruel Eccelin, stupéfait de la sainte hardiesse du franciscain, le laissa sortir sain et sauf de son palais. Quelque temps après, Eccelin revint de son effroi, et, suivi de sa cour, se replongea dans cette orgie de vin et de sang qu'il appelait son règne. Antoine, plus triste, mais moins intimidé que jamais, prêche publiquement contre les cruautés du prince. Le tyran n'ose pas l'arrêter ou l'exiler, de peur sans doute d'exciter le mécontentement du peuple ; mais il essaie de le corrompre. Il lui envoie un présent, dit la Chronique des mineurs, par quelques-uns des siens. Ces hommes ayant présenté au saint le présent qui était de grande valeur, avec la plus grande humilité qu'ils pussent feindre, le priant d'accepter ce peu de charité, qu'Eccelin lui faisait, et qu'il priât Dieu pour lui, ils éprouvèrent quel il était, car il leur répondit :Dieu me garde de recevoir ce présent, qui n'est que le sang de Jésus-Christ, dont il doit rendre un compte très-étroit à Jésus-Christ ; et, par ce, sortez vite d'ici, de peur que cette maison ne tombe pour vous accabler, ou que la terre, s'ouvrant, ne vous engloutisse !

Voilà comment les saints du moyen âge pactisaient avec le césarisme. A douze siècles de distance, le fils de saint François répondait comme saint Pierre : Pecunia tua tecum sit !

Entraînés par l'exemple de saint Antoine, les hommes ne furent pas les seuls à défendre la dignité humaine devant la tyrannie des Frédéric et des Eccelin. Après la mort de ce grand saint, on vit des femmes et des enfants descendre sur la place publique et ranimer le courage des citoyens opprimés. Telle fut notamment sainte Rose de Viterbe. Héroïne dès le berceau, cette jeune vierge parcourait toute jeune encore les rues de la ville en parlant de liberté. Sa voix enfantine rappelait les hommes au sentiment de leur dignité, et les conviait à briser un joug qui pesait aussi bien sur leur âme que sur leur corps. A l'âge de neuf ans, elle fit peur au tout-puissant empereur Frédéric II, et obtint les honneurs douloureux de l'exil. Trois ans après, la jeune proscrite mourait au milieu des pleurs unanimes de l'Italie, pouvant offrir à Dieu et à son pays une vie courte de jours, mais pleine d'actions saintement viriles ; et longtemps après sa mort, quand les peuples de Viterbe et de Poggio voulaient retremper leur valeur, ils allaient en pèlerinage contempler les belles roses blanches qui fleurissaient sur le tombeau de la jeune vierge.

 

VI. — LES ROIS CHRÉTIENS

 

Afin de montrer l'attitude virile de l'Église vis-à-vis des pouvoirs rebelles aux lois morales, nous avons dû citer un certain nombre de rois dont l'histoire impartiale a justement flétri la vie. Notre démonstration ne serait pas complète si, après avoir parlé de ces mauvais princes, nous ne disions quelque chose de ceux qui, fils soumis de l'Église, furent d'autant plus grands qu'ils furent plus dociles aux lois divines.

Il ne faudrait pas croire, en effet, que tous les rois du moyen âge furent des Eccelin et des Frédéric Barberousse. Nous avons déjà vu ce qu'était saint Louis. Le fils de Blanche de Castille ne fut pas le seul monarque qui mérita l'amour de son peuple. Combien d'autres souverains subirent là salutaire influence de l'Eglise, et réalisèrent, dans ces âges de foi, l'idéal du souverain chrétien !

En vérité, dit Glaucus à Socrate dans Platon, personne n'a vu un homme posséder un caractère tel qu'il s'accorde en tout point avec la vertu, ni un roi commander à un peuple dont le caractère s'accorde avec le sien.

Glaucus avait raison de s'exprimer ainsi sur le compte des rois de son temps. Mais qu'eût-il dit s'il avait vu les rois catholiques du moyen âge ? Qu'eût-il dit des saints et héroïques Ethelred, des Edmond, des Oswald, des Alfred, des Édouard et des Henri ? Qu'eût-il dit de la valeur, de la piété, de la prudence et de la magnanimité des anciens rois d'Espagne, de la sagesse politique de don Fernand, de la libéralité de don Alonso aux Mains Percées, de la justice de don Alonso XI, de la dévotion de don Ferdinand le Saint ? Leurs noms seuls lui eussent semblé contenir un profond enseignement, et peut-être même renfermer un puissant appel à l'héroïsme chrétien. En effet, quelle magnanime idée de la vertu n'évoquent pas les noms de don Ferdinand le Saint, de don Ferdinand le Catholique, de don Alphonse le Chaste, de don Sanche le Brave, de don Alonso le Généreux ? Le nom même de don Jaime le Conquérant, ou le Libérateur, ne nous rappelle-t-il pas les victoires de ces rois d'Espagne qui, comme Alfred d'Angleterre dans ses cinquante batailles, eurent l'ambition, non de subjuguer les peuples, mais de défendre le sol natal ? Et, en Italie, combien de saints et savants princes qui, comme Robert, roi de Naples, et Jacques de Ferrare méritent plutôt, ainsi que le dit Pétrarque, le nom de pères que celui de rois !

Aujourd'hui, mille gazetiers illettrés énumèrent les vices de la monarchie. Quand donc parleront-ils de ses grandeurs ? Oseront-ils nier le bonheur de l'Espagne ? Voudront-ils méconnaître la prospérité de Ferrare sous ses princes Hercule et Hippolyte d'Este ? Les écrivains modernes passent volontiers sous silence les vertus des anciens rois, et, par contre, ils nous .décrivent minutieusement le fameux château de Plessis-lès-Tours ; mais pourquoi ne nous disent-ils rien des murailles qui reçurent dans l'éternelle paix de leur enceinte l'innocent et néanmoins pénitent roi Wamba ?

Toute l'Espagne fut, pour ainsi dire, restaurée par la valeur et la piété de Pélage, comme le fut l'Angleterre par la vertu d'Alfred. Ces rois étaient pieux, bons et grands ; et, si l'on examine leur vie, on ne s'étonne point de l'affection filiale que leur témoignèrent leurs peuples. Nous permettra-t-on de citer quelques traits de la vie de ces monarques ?

Le saint empereur Ferdinand II disait, au sein de sa périlleuse fortune, qu'il aimerait mieux perdre son empire et ses biens que de commettre une injustice pour conserver sa grandeur. Reginard, dans sa vie de saint Annon de Cologne, assure que l'empereur Henri II ne se revêtait jamais de ses insignes de roi sans avoir purifié son âme par le sacrement de pénitence.

Don Diego d'Arias, trésorier du roi Enrique IV, représentait un jour à ce prince la nécessité de mettre une borne à ses largesses et de congédier quelques fonctionnaires inutiles. Le roi refuse de prêter l'oreille à ces remontrances. Nous donnons aux uns, répondit-il, parce que ce sont des hommes de bien ; aux autres, afin qu'ils ne deviennent point méchants ; de même, pour mes officiers ; je retiens les uns parce que j'en ai besoin, je garde les autres, parce qu'ils ont besoin de moi. Dans une de ses lois, don Alonso le Sage prescrit des règles pour limiter les récréations des princes. Le roi don Ferdinand s'adonne à l'étude, même pendant ses récréations, et, tout en chassant au faucon, il se fait lire les dépêches par un secrétaire d'État tandis que des yeux il suit le vol d'un faucon dans les airs.

D'après l'abbé Suger, Louis le Gros se distinguait, dans sa jeunesse, par la grâce et l'enjouement de son caractère ; il était doué, dit le pieux historien, d'une bonté qui le faisait regarder, par certaines gens comme trop simple. Devenu plus grand, le jeune prince ne démentit pas les espérances que ses qualités originaires avaient fait naître. Aussi vaillant soldat que chrétien docile, il sut défendre le royaume paternel contre les compétitions des grands feudataires. On le vit pourvoir simultanément aux besoins des églises, veiller à la sûreté des artisans et des laboureurs ; bref, consacrer tous ses soins à la glorification de Dieu et au soulagement du pauvre. Devenu roi, Louis le Gros perdit-il les habitudes de sa jeunesse ? Non, nous répond l'histoire ; c'est alors, au contraire, que se montra dans tout son jour la grande âme de cet excellent monarque. Personne ne travailla plus que lui au développement des forces nationales, et ne fit plus pour l'unité de la France. C'est un devoir pour les rois, ajoute à ce propos l'abbé Suger, de réprimer de leurs puissantes mains, et par le droit de la couronne, l'audace des tyrans qui déchirent l'État par des guerres sans fin, et prennent plaisir à piller et à détruire les églises.

Quand le jeune prince Louis dut partir pour la Guyenne, il vint prendre congé de son père. Jamais patriarche avant la mort n'entretint ses enfants avec plus d'onction et de tendresse que ne le fit ce roi catholique :

Je prie Dieu, mon cher fils, lui dit-il en l'embrassant, que le Tout-Puissant étende une main favorable sur vous et sur ceux que je vous donne pour compagnons. Car, si quelque fâcheux accident vous advenait dans la route, je ne pourrais survivre à cette calamité. Je vous ai fourni toutes les choses nécessaires ; ne laissez vos troupes commettre aucun dégât sur leur passage ; ne prenez rien sans le payer, et, une fois arrivé, vivez d'une façon telle que vos nouveaux sujets ne deviennent pas vos ennemis, d'amis qu'ils vous sont maintenant. Cela dit, le roi pleure et embrasse son fils de nouveau. Peut-on imaginer une scène plus touchante, et qui nous représente mieux dans sa simplicité biblique le souverain chrétien ?

D'après Pignotti, Hugues le Grand, duc de Toscane, avait l'habitude de visiter seul et en particulier les chaumières des paysans, d'interroger ces braves gens sur le gouvernement, sur le caractère de leur souverain, et d'écouter avec une attention respectueuse leurs familières réponses.

Les historiens du moyen âge qui racontent l'avènement des rois n'oublient jamais de mentionner l'allégresse et l'enthousiasme des peuples. C'est ainsi qu'à propos de l'élection de Godefroi de Bouillon au trône de Jérusalem, une vieille chronique raconte que tout le nouveau peuple fut moult joyeux, car moult l'aimoit ; puis, racontant la mort de Baudouin, comte de Flandre, elle dit : et sachez que ledit comte fut merveilleusement plaint des grands et des petits par tout le pays, car il avoit bien employé tout son temps à l'honneur de Dieu et de la foi chrétienne, et fut grand dommage de sa mort pour la terre sainte.

Ecoutez le cri universel de chagrin qui retentit dans le château d'Amboise à la mort de Charles VIII, ou celui qui se fit entendre dans Bruges à la mort de Philippe le Bon. La douleur des peuples se traduit par des gémissements d'une tendresse filiale. A travers ses larmes, Jean le Moine désigne à nos regrets Philippe Ier, roi d'Espagne :

Le roi, des bons, du monde les délices,

Le cultiveur des haults divins services,

Le bienvolu des pauvres et des riches.

Les pièces de monnaie du règne de saint Louis qui sont venues jusqu'à nous sont presque toutes percées ; cette bizarrerie, inexplicable au premier abord, se justifie par la vénération des fidèles : on les portait au cou comme des reliques.

N'oublions pas de faire observer qu'en général les rois du moyen âge, contrairement aux empereurs orientaux, se laissent facilement aborder par leurs sujets. L'empereur Rodolphe ordonne de laisser ouverte la porte de son palais. Je ne suis pas empereur, dit-il, pour être enfermé dans une cage. La difficulté avec laquelle Ramire III donne ses audiences semble si monstrueuse, que pour cette seule raison le royaume de Léon se révolte contre lui. Don Ferdinand le Saint ne refuse jamais aux solliciteurs, de quelque sang, de quelque condition qu'ils soient, l'autorisation de pénétrer dans les appartements les plus retirés de son palais. Enfin les rois don Alonso XII et don Enrique III, ainsi que don Ferdinand et Isabelle, donnent une audience publique trois fois par semaine.

Ces exemples ne répondent-ils pas d'une façon concluante aux reproches, aussi dénués de bonne foi que de critique, qu'une certaine école adresse quotidiennement au moyen âge ? Une époque où fleurirent d'aussi grandes vertus, et où s'épanouirent d'aussi généreuses idées, fut-elle une époque d'oppression et de servilisme ? Plût à Dieu que le XIXe siècle s'élevât au niveau de ces âges barbares ! Si, comme du temps de saint Antoine et de saint Louis, l'Église façonnait encore toutes les âmes contemporaines, l'Europe, à chaque défaite du droit, ne verrait plus passer avec la même indifférence la toge palmée et le laticlave des triomphateurs !

 

VII. — ORGANISATION FÉODALE

 

Nous venons de parler des Rois, nous allons parler maintenant des Peuples.

Au-dessous du souverain s'échelonnaient dans une harmonieuse hiérarchie les classes libres et les classes serviles.

Étudions d'abord les premières.

Quelques historiens ont cru retrouver dans le compagnonnage germain, et dans les relations du chef et du client, les premières traces de l'aristocratie franque. Cette thèse n'a rien d'insoutenable, et nous l'admettons volontiers avec M. Chéruel. Alors un certain nombre de guerriers se groupent autour d'un soldat plus adroit et plus robuste que ses compagnons, et, sous le nom de comites, constituent, avec ce chef improvisé, une petite armée. Avant l'invasion, le chef donnait à ses hommes, en échange de leurs services, des armes, des chevaux, des festins, une framée sanglante. Mais voilà que tout à coup arrive le moment annoncé par les prophètes, où Dieu lâche sur le monde romain les hordes barbares qui doivent le régénérer. A peine les Francs ont-ils passé le Rhin, qu'au lieu d'un cheval de bataille ou d'une framée, le chef concède, sous le nom de bénéfices, des domaines fonciers, soit à titre de solde, soit à titre de récompense. Distribuée d'abord temporairement, puis viagèrement, la propriété territoriale emporte pour le tenancier l'obligation du service militaire, et pour le donateur celle du protectorat. Peu à peu, par suite de la faiblesse des rois et du malheur des temps, les concessionnaires transforment cet usufruit en propriété inamovible et héréditaire : il est d'abord admis que la possession ininterrompue d'un bénéfice pendant trente années consécutives confère au titulaire un droit inaliénable. De là le principe de la prescription trentenaire, dont l'adoption date de l'an 560. Plus tard, le traité d'Andelot de 587 et le champ-de-mars de Paris, suivi, en 615, de l'édit de Bonneuil, investissent les bénéficiaires de nouvelles prérogatives. Vers 640, Flaochat, maire du palais de Bourgogne, informe les ducs du royaume que leurs dignités seront désormais héréditaires. Plus clairvoyant que ses prédécesseurs, Charlemagne veut en vain réagir contre cette tendance. Que celui, dit l'empereur dans un capitulaire de 803, que celui qui tient un bénéfice du souverain temporel ou de l'Église, n'en transporte rien dans son patrimoine. Hélas ! il était trop tard ; le courant était irrésistible. Bientôt les bénéficiaires, mis en goût par leurs conquêtes, veulent obtenir d'autres privilèges ; ils s'arrogent les droits régaliens. Les capitulaires de Charlemagne attestent ici encore les tentatives désespérées que fit la royauté pour enlever aux seigneurs les droits de guerre, de justice et d'impôt qu'ils usurpaient ; tout fut inutile, remontrances et promesses. Non-seulement les grands propriétaires fonciers foulent aux pieds ces édits et continuent leur œuvre ; mais, représentants du pouvoir central, les ducs et les comtes s'adjugent la propriété des provinces dont le roi leur a confié l'administration provisoire. Ils accaparent les revenus publics, ils s'attribuent le droit de lever des péages, ils construisent des forteresses, frappent des monnaies ; bref, ils transforment en titres héréditaires les titres honorifiques de leurs fonctions.

En même temps que cette révolution s'opère, une autre d'un caractère tout opposé s'accomplit dans la condition des ahrimans ou propriétaires d'alleux.

Expliquons d'abord ce mot. Aussitôt après la conquête, les rois francs distribuèrent, comme on le sait, le territoire entre leurs compagnons d'armes. Parmi les concessionnaires, les uns n'obtinrent que l'usufruit des domaines fonciers qui leur furent alloués ; ce furent les leudes ; les autres le reçurent en toute propriété et sans aucune obligation de dépendance ; ce furent les ahrimans. La terre des premiers s'appela bénéfice, et celle des seconds francs-alleux. Certes, la situation des ahrimans paraissait, de prime abord, bien préférable à celle des leudes. De grands inconvénients en atténuaient toutefois les incontestables avantages. L'ahriman vivait isolé dans ses domaines, et son indépendance même l'exposait aux attaques jalouses des voisins puissants. Aussi, lorsque l'empire carlovingien, craquant de toutes parts, fut à la fois en butte aux invasions des Normands et aux guerres privées des seigneurs, le propriétaire d'alleux s'empressa-t-il d'invoquer la protection des comtes, et de se placer sous leur tutelle. La classe des ahrimans disparut donc tout à fait vers la fin du IXe siècle, et les rares propriétaires d'alleux qui conservèrent leur autonomie furent, comme les ahrimans d'Yvetot près de Rouen, de Maude près de Tournay, et de Haubourdin près de Lille, traités de rois et leurs terres qualifiées du titre de royaume[20].

Ce progrès des bénéfices et cette décadence simultanée des alleux conduisirent lentement, mais nécessairement, au régime féodal. Le principe essentiel de ce régime est, en effet, la hiérarchie des classes et la subordination du plus faible au plus fort. Au sommet de l'échelle domine le roi ; puis sous lui se placent successivement les ducs et comtes pairs de France, les marquis ou seigneurs de la frontière, les barons ou hommes forts, enfin les chevaliers divisés eux-mêmes en bannerets, chevaliers de haubert et bacheliers. Les colons et les serfs occupent les derniers échelons. Un écrivain de talent, Alexis Monteil, a merveilleusement défini, dans son Histoire des divers États, la hiérarchie féodale. Pour en comprendre le caractère, il nous invite à jeter les yeux sur la grande vitre ronde qui couronne la principale porte de Saint-Martin de Tours. N'avez-vous pas remarqué, dit Monteil, qu'elle était composée d'autres roses moins grandes encore, qui en contenaient un grand nombre de petites, remplies de verres de diverses couleurs ? C'est l'image de la grande monarchie féodale, sous-divisée en monarchies moins grandes, en fiefs de la couronne, sous-divisés en d'autres monarchies moins grandes encore, en arrière-fiefs qui renferment ce nombre infini de petites monarchies, c'est-à-dire de simples fiefs, de simples seigneuries, où se trouve le peuple dans diverses conditions, dans divers états. Concevez maintenant l'admirable ordonnance de ce système : le peuple, les seigneurs du peuple, le seigneur des seigneurs du peuple, les barons, les seigneurs des barons, les comtes, le seigneur des comtes, le seigneur des seigneurs, le chef seigneur, le seigneur souverain, le roi. Voyez comme à cet ordre tiennent ces nombreux liens qui unissent les hommes entre eux, qui multiplient leurs mutuels rapports de bienséance et d'amitié, qui établissent entre tous les membres de l'État, depuis le premier jusqu'au dernier, depuis le roi jusqu'au plus pauvre serf, un continuel commerce de services reçus et rendus : car si les serfs et les tenanciers sont obligés de donner une partie de leur blé, de leur vin, de leurs bestiaux et de leur travail à leur seigneur, à son tour le seigneur est obligé de défendre les champs, les vignes, le troupeau et la personne des serfs et des tenanciers, et de les secourir dans leurs pertes, leurs accidents et leurs malheurs. En même temps, si le seigneur est obligé, d'un autre côté, à servir de ses armes et de ses conseils, le baron, à son tour, est obligé de protéger le seigneur contre la malveillance, les usurpations et les attaques des autres seigneurs ; mêmes obligations des barons envers les comtes, du comte envers le baron, du comte envers le roi, du roi envers le comte. Et, chose admirable ! l'effet nécessaire de cette grande combinaison politique, c'est le bonheur de chacun en particulier et de tous en général. En effet, le roi, étant propriétaire des fiefs des comtes, a intérêt que les comtés soient riches et prospères ; les comtes ont le même intérêt à l'égard des baronnies, le baron à l'égard des seigneurs, les seigneurs à l'égard des serfs, des tenanciers, c'est-à-dire du peuple. Plus ce peuple sera bien nourri, bien vêtu, plus il sera riche et heureux, et plus le seigneur sera lui-même heureux et riche, ainsi en remontant.

Qui ne voit que, dans cette merveilleuse hiérarchie, tous les chefs ont les mains liées pour faire le mal, pour détériorer leur fief, et qu'ils ont les mains entièrement libres pour faire le bien, pour améliorer leur fief qui, de différentes manières, appartient à différents maîtres ?

 

Cet idéal n'est pas tout à fait dépourvu de réalité. L'essence du pacte féodal, c'est la prestation de foi et hommage sous la garantie du serment. C'est Dieu pris à témoin d'une promesse de fidélité. C'est un double lien social, cimenté à la fois par la religion et l'honneur. L'hommage rendu par le possesseur de fief devenait un titre pour lui et un contrat pour son suzerain. Les seigneurs avaient instinctivement compris que l'épée ne pouvait tout trancher : le glaive décide, il est vrai, la conquête ; mais pour valider l'œuvre de la force, il faut lui donner une sanction morale. Cette sanction fut l'hommage, l'investiture de la terre. En même temps, chacun se sentait faible contre ses voisins. Partout se hérissaient des forêts de lances. Chaque jour, le seigneur était à la veille d'une attaque qui le menaçait d'une dépossession brutale. Son intérêt lui commandait donc d'avoir des alliés, de les grouper autour de lui, et de les associer à sa fortune. Je te donne des terres et la part de souveraineté qui y est attachée. Tu me devras service militaire et fidélité. Moi, je te devrai protection. Voilà les termes du traité qui intervient entre le suzerain et son vassal.

 

L'hommage était de deux espèces : l'hommage lige et l'hommage simple.

L'hommage lige se rend à genoux. Un rituel minutieux règle l'introduction du vassal. Il doit attendre à la porte ; on l'annonce plusieurs fois. Enfin il pénètre devant son suzerain sans éperons, sans baudrier et sans épée. Après avoir fait de grandes révérences, il vient s'agenouiller devant lui, joint les mains, les place dans celles de son seigneur, et lui tient ce langage : Sire, je viens à votre hommage, en votre foi, et deviens votre homme de bouche et de mains, et vous jure et promets foi et loyauté envers et contre tous, et garder votre droit en mon pouvoir. Alors le seigneur lui donne l'investiture du sol en déposant entre ses mains, soit une motte de terre gazonnée, soit un rameau d'arbre ou un étendard. C'est la coutume, dit une chronique, que les royaumes soient livrés par le glaive, les provinces par l'étendard[21].

 

Dans l'hommage simple, le vassal se tient debout, garde son épée et ses éperons, puis, la main étendue sur l'Évangile, il prononce cette formule : Sire, je deviens votre homme et vous promets féauté dorénavant comme à mon seigneur envers tous hommes qui puissent vivre ni mourir en telle redevance comme le fief le porte, en faisant vers vous de votre rachat comme vers seigneur. — Et je vous reçois et prends hommage et vous baise en nom de foi et dans mon droit et l'autri, répondait le suzerain. Puis il embrassait son vassal sur la bouche.

 

Si l'on veut bien comprendre le régime féodal, il faut étudier le seigneur dans son fief.

Le château féodal surplombe ordinairement une vallée. Soudé aux flancs d'un rocher, il commande tout un pagus et embrasse quinze à vingt lieues d'horizon. A son approche, le voyageur sonne du cor. Le guetteur agite aussitôt une cloche ou répond par le son de l'olifant ; un archer va reconnaître l'étranger, puis, ces formalités accomplies, les hommes de garde abaissent le pont-levis, dont les flèches sont toujours relevées, et font glisser la herse dans ses rainures. La porte, hérissée de clous et revêtue de lames de fer, s'ouvre entre deux tours cylindriques percées d'archères. Les angles de l'enceinte sont protégés par des tours ; les remparts sont couronnés de créneaux. Après avoir franchi la première porte, l'étranger pénètre dans la basse-cour, où l'architecte a installé les magasins, les écuries, les puits, les citernes et souvent la chapelle. Une haute tour quadrilatérale se dégage du mur d'enceinte et domine l'édifice : c'est le donjon, c'est-à-dire une seconde forteresse enfermée dans la première, plus inexpugnable et plus forte encore.

Dans le corps d'habitation du château nous ne visiterons que la salle baronniale, la pièce la plus importante. Là sont déployées toutes les pompes féodales : des armoiries blasonnent les murs ; des pennons, des casques, des lambrequins, des armes disposées en panoplies, des étendards, des cimiers pavoisent les pilastres et signalent le rang et les titres du châtelain. Une chaire ou chayère à dorseret en bois de chêne sculpté, et surmonté d'un dais broché d'or, fait face à une cheminée colossale. C'est ici que le baron rend la justice ; c'est ici qu'il reçoit les serments des vassaux, et qu'il accomplit tous les actes qui attestent sa souveraineté. Devant lui, se rangent sur des bancs circulaires les hommes de poeste, et de chaque côté, des coustilliers, debout, la salade en tête et la dague au poing, maintiennent l'ordre et veillent à la sécurité de leur seigneur.

Une autre pièce non moins importante, c'est le tinnel ou salle à manger. Une longue table massive en bois de chêne en fait le tour. A l'extrémité, une grande chaise à bras, également surmontée d'un dais, comme le trône de la salle baronniale, est réservée au maître du château. Les parois de la salle sont tendues de tapisseries de haute lisse en verdure, ou lamées de cuir de Cordoue gaufré d'or. Le sol, en mosaïque, est jonché d'herbes odoriférantes en été et de paille en hiver.

Afin de donner à nos lecteurs une idée de la société féodale, nous permettra-t-on de peupler le tinnel, et d'en animer la solitude par le sonnet suivant ?

Une salle en vieux chêne : un bahut ; la crédence

Où brillent les grands plats de Rouen, les étains ;

Des chaises à pieds tors, larges clous, cuirs éteints ;

Des armures, l'écu de la mâle ascendance.

Dans l'ample cheminée aux lourds landiers, où danse

Le follet des sarments, clignant l'œil, deux mâtins ;

Des brocs de grès ; un lustre à lampe aux tons châtains ;

D'un cartel marqueté le tic-tac qui cadence.

Les hommes en pourpoint, les femmes en béguin ;

Trois générations, fenaison et regain ;

Un vieillard au milieu ; tous autour de la table,

Debout. Chacun se signe avec simplicité.

Le patriarche alors (c'est un vieux connétable)

Dit haut et lentement le Benedicite.

 

Le seigneur est entouré, dans son castel, d'une véritable cour : sept ou huit officiers l'assistent dans le gouvernement de son fief. Le sénéchal le remplace à la guerre et sur son tribunal ; le chancelier appose son sceau sur les actes, le bailli juge en son nom et administre tous ses domaines ; enfin, des écuyers et des varlets s'initient, sous les auspices du seigneur châtelain, aux devoirs de la vie chevaleresque.

La châtelaine occupe elle-même un rang élevé. Défendre le château en l'absence du seigneur, commander aux hommes d'armes, présider aux joutes et aux tournois, accompagner le haut feudataire dans les longues chasses d'automne, l'émerillon sur le poing ; puis, à la veillée, entendre les récits de quelque trouvère, encourager partout la loyauté, la bravoure et l'honneur, tel est le rôle de la châtelaine. Spiritualisée par le christianisme, la femme est, avec le prêtre, le principal instrument de la civilisation catholique ; elle élève les âmes et fortifie les cœurs.

 

VIII. — SERFS, ROTURIERS ET BOURGEOIS

 

Au pied du burg féodal, s'étendent les chaumières des colons et des serfs. Sous un modeste abri de planches grossièrement taillées, végètent tous ceux-là qu'une émancipation graduelle fera d'abord émerger au rang d'hommes de pooste, poeste ou potéhomines potestatis —, hommes sous la puissance des seigneurs, et plus tard, à celui de bourgeois.

Mais avant que Jacques Bonhomme se soit exonéré de l'autorité seigneuriale ; quand, pauvre attaché à la glèbe, il est la chose du baron, peut-on dire que, même alors, il est véritablement esclave ? Avant de se prononcer, nous prions nos lecteurs de vouloir bien étudier avec nous la situation des classes serviles.

Les colons constituaient, dans les derniers temps de l'empire romain, une classe intermédiaire entre les hommes libres et les esclaves. Le colonat, dit M. Giraud, fut formé d'un côté par la population servile dégénérée, et de l'autre par la population libre améliorée. L'une et l'autre se fondirent en une position moyenne, qui d'abord n'eut d'autre règle que la coutume ou le contrat, et qui plus tard fut soumise à des règlements que sollicitaient le bon ordre de l'État, l'intérêt de l'agriculture et la garantie respective des propriétaires et des colons. Le propriétaire ne peut disposer de la terre sans les colons, ni des colons sans la terre. La condition du colon diffère de celle de l'esclave en ce qu'il est libre envers tout autre que le détenteur du sol et qu'il peut contracter un véritable mariage, privilège refusé à l'esclave ; mais il est tenu de cultiver la terre, et de payer à son maître une redevance écrasante. Se trouve-t-il dans l'impossibilité d'observer les obligations stipulées ? il est passible, comme l'esclave, d'un châtiment corporel. Rien, pas même le service militaire, ne peut l'affranchir des travaux de la glèbe. Après la chute de l'empire romain, les colons sont désignés dans la Gaule sous le nom d'inquilins de fiscalins, d'aidions, etc. Toutes ces dénominations trahissent un colonat mitigé, tel, par exemple, que celui des triudani, qui ne doivent le service que trois jours la semaine. Peu à peu le lien qui les attache à la terre peut même être rompu par l'affranchissement ou par la prescription. Le colon a le droit de poursuivre, une action en justice et d'avoir une propriété personnelle. En un mot, sa condition s'améliore.

Des colons romains vinrent en partie les colliberts, en partie les hommes de poeste et les serfs.

 

A peine le Christ a-t-il apparu sur les collines de la Judée et parlé sur les bords du lac de Tibériade, qu'à la voix du Verbe l'esclave secoue ses fers ; non, certes, pour affiler, comme Vindex, son couteau sur la meule, mais pour élever vers Dieu les suppliantes mains du chrétien et du martyr. Dans le Christ, dit saint Paul, il n'y a ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni libre ; vous êtes tous uns et égaux en Jésus-Christ. Et d'abord l'Église bénit le mariage de l'esclave, et cette bénédiction fait rayonner sur ces malheureux les premières lueurs de la liberté. En devenant père, l'esclave redevient homme ; il a une femme, des enfants qu'il doit nourrir, et par cela même que de nouveaux devoirs lui incombent, le christianisme l'investit de droits nouveaux. La femme, l'enfant, n'appartiennent plus aussi complètement au maître, et celui-ci ne peut plus Complètement dépouiller l'homme chargé d'orienter vers Dieu les intelligences qui gravitent dans son orbite. L'esclave reçoit donc d'abord de l'Église l'affranchissement de sa conscience et de son âme. Si le corps reste serf, s'il doit encore fertiliser la terre de ses sueurs pour livrer au maître tous les fruits qu'elle lui donne, du moins il n'est plus lié qu'au sol. Plus heureux que l'esclave romain, obligé de subir le contact trop souvent avilissant du noble Quirite qui le possède, le serf ne vit pas sous le toit du seigneur, mais sous l'azur de Dieu. Aussi, l'âme embaumée par tous les parfums que la nature exhale, l'esprit agrandi par la contemplation quotidienne des merveilles divines, l'esclave du moyen âge éprouve-t-il moins que le Spartacus du Latium le besoin de recourir à la force pour avancer l'heure de la justice. Courbé sur le sol, il sent passer sur son front la fraîche haleine des siècles à venir, et la vision de ces-âges libérateurs pacifie son âme et désarme sa main.

Résignation d'autant plus sublime que, pendant longtemps encore, le despotisme païen fera prévaloir ses maximes dans les relations du maître et de l'esclave. Malgré les évêques et les papes, çà et là les vieilles lois romaines survivent aux Césars qui les ont promulguées. C'est ainsi que, parmi toutes ces cours qui s'enchevêtrent dans le monde féodal, nous n'en trouvons pas une qui soit ouverte au serf. L'attaché à la glèbe est-il lésé par son maître, est-il outragé dans son honneur, aucun tribunal n'accueille ses plaintes. Destitué de toute espèce de droit, il ne compte pas dans la société laïque ; être anonyme, il ne reçoit justice et ne possède un nom que dans les sanctuaires où l'Église l'abrite. Tout ce qu'il acquiert et tout ce que lui lègue un héritage revient de droit au seigneur ; sur4es trois cent soixante jours dont l'année se compose, le maître peut en accaparer tel chiffre qu'il lui plaît. Soumis aux services de vilain, le serf est obligé, par sa tenure, de réparer les routes, d'abattre le bois, de charrier le fumier, etc.[22]

 

Le seigneur, néanmoins, n'a pas toute espèce de droits sur le serf. C'est ce qui ressort nettement du Conseil de Pierre Desfontaines, livre de jurisprudence du XIVe siècle, cité par Du Cange au mot villanus : Et sache bien que, selon Dieu, tu n'as mie pleniere pœste sur ton vilain. Dont se tu prends du sien fors les droites redevances, que te doit, tu les prens contre Dieu, et sur le péril de l'âme et comme robierres (vols). Et ce qu'on dit toutes les choses que vilains ce sont au seigneur, c'est voirs à garder. Ajoutons que, dans quelques parties de la France, les serfs eurent la faculté d'organiser des espèces de syndicats contre la misère. Sous l'inspiration de leur faiblesse et de leur désespoir, ils se groupent, à l'imitation des moines, s'associent et réclament la possession du sol, non plus individuellement et isolés, mais rapprochés en agrégations de familles. Les couvents les encouragent dans cette voie, el quelques seigneurs même y prêtent les mains ; car le bien-être du serf ne concourt-il pas, en somme, au maintien du bien-être social ? Jamais alors le travail ne chôme dans les ateliers ; jamais l'ouvrier n'émigre, ou du moins si, opprimé par la maladie ou par la misère, le travailleur abandonne son champ ou son échoppe, la grève ne prend point les proportions et n'entraîne pas les conséquences alarmantes qui la caractérisent aujourd'hui. L'étroite solidarité qui relie au moyen âge tous les producteurs, les protège efficacement contre la dureté des hommes et l'inclémence des choses.

Assez généralement, dit Le Fevre de la Planche, le seigneur se jugeait héritier de tous ceux qui mouraient ; il jugeait ses sujets serfs et mortaillables ; il leur permettait seulement les sociétés ou communautés. Quand ils étaient ainsi en communauté, ils se succédaient, plutôt par droit d'accroissement qu'à titre héréditaire ; et le seigneur ne recueillait la mainmorte qu'après le décès de celui qui restait le dernier de la communauté.

 

Ainsi, par la communauté des serfs, la tenure devient héréditaire et permanente, et tout change, dans la condition des terres comme dans celle des personnes. Cette possession, d'abord emphytéotique, puis perpétuelle, frisait de bien près la propriété même, et du droit de détenir indéfiniment à celui d'acquérir il n'y avait qu'un pas. Les serfs le franchissent bientôt. Avec sa chaîne allégée, le père peut léguer à son fils une existence assurée, et désormais, s'il demeure justiciable en toutes justices, si les seigneurs font encore peser sur cet affranchi le joug de leur pouvoir discrétionnaire, il subit seul, du moins, les rigueurs du despotisme seigneurial. Soustraite à l'épreuve qui frappe l'époux et le père, la famille jette un regard plus libre vers le ciel qui veille sur elle, et les principes de la fraternité humaine germent dans tous les cœurs. Ainsi l'esclave, en entrant dans la famille, fait un premier pas vers la liberté. La confédération des familles l'affranchit encore, et la propriété du sol vient en dernier lieu consacrer définitivement son indépendance.

Mais, bien avant cette évolution sociale, les serfs étaient-ils ces êtres isolés, éparpillés qu'on nous représente ? On peut dire hardiment que, dès l'origine et par le fait seul de la demeure commune d'un an et un jour, les attachés à la glèbe formaient des associations tacites. Les associés prenaient le nom de parsonniers, du vieux mot français partçon. On vivait, on mangeait ensemble au même chanteau, au même pain, compagnon, compaing, — copain, comme on dit encore dans certaines écoles, — à commun pot, sel et dépenses ; communs conférant tous leurs profits et labeurs ensemble. Aux termes de la coutume du Berri, l'association exige demeurance et dépense commune ; la coutume du Poitou veut que chacun apporte ses biens au fait commun de l'hôtel... En général, toutes franches personnes usant de leurs droits deviennent uns et communs en biens meubles, héritages et conquêts.

 

Loin d'être un fait exceptionnel, l'existence de ces sociétés devient, au contraire, le fait général et constant jusqu'au XVIIIe siècle. Voici quelques citations qui ne permettent aucun doute à cet égard : Ces sociétés, dit Guy Coquille, sont non-seulement fréquentes, mais ordinaires, et même nécessaires, selon la constitution de la religion, en tant que l'exercice du ménage rustique est non-seulement au labourage, mais aussi à la nourriture du bétail, ce qui exige une multitude de personnes. Et dans un autre endroit : Selon l'ancien établissement du ménage des champs, plusieurs personnes doivent être assemblées en une famille pour démener un ménage qui est fort laborieux et consiste en plusieurs fonctions en ce pays de Nivernais. Les uns servent pour labourer et pour toucher les bœufs ; les autres pour mener les vaches et les juments aux champs ; les autres pour mener les brebis et les moutons ; les autres pour conduire les porcs. Ces familles, composées de plusieurs familles toutes employées selon leur âge, sexe et moyens, sont régies par un seul qui se nomme maître de communauté, qui commande aux autres et va dans les villes, foires et ailleurs ; il a pouvoir d'obliger ses parsonniers en choses mobiliaires qui concernent le fait de la communauté, et lui seul est nommé au rôle des tailles et subsides. Par ces arguments, il se peut comprendre que ces communautés sont de vrais familles et collèges qui, par considération de l'intellect, sont comme un corps composé de plusieurs membres, bien que les membres soient séparés l'un de l'autre ; mais par fraternité, amitié et liaison économique font un seul corps.

En ces communautés, on fait compte des enfants qui ne savent encore rien faire, par l'espérance qu'on a qu'à l'avenir ils feront ; on fait compte de ceux qui sont en vigueur d'âge pour ce qu'ils font ; on fait compte des vieux, et pour les conseils, et pour la souvenance qu'on a de ce qu'ils ont fait. Et ainsi de tout âge et de toutes façons ils s'entretiennent comme un corps qui, par subrogation, doit durer toujours. Or, parce que la vraie et certaine ruine de ces maisons de village est quand elles se partagent et se séparent, tant dans les ménages et familles de gens serfs que dans les ménages dont les héritages sont tenus à bordelage (fermage), il a été constitué, pour les retenir en communauté, que ceux qui ne le seraient en la communauté ne succéderaient aux autres, et on ne leur succéderait aussi.

 

Grâce à ces syndicats et aux émancipations dont l'Église et les rois prirent l'initiative, les serfs transforment graduellement leur condition, et, d'attachés à la glèbe, deviennent ce qu'on appelait au moyen âge roturiers, mainmortables ou villains. Enfin, sous l'influence du clergé, plusieurs voies s'ouvrent à l'homme de poeste qui veut s'exonérer du servage.

Citons : 1° l'affranchissement libre ou contraint ; dans le premier cas, l'émancipation est le prix soit d'une somme d'argent, soit du service militaire, soit encore de l'abandon d'un bien auquel est attaché le servage ;

2° la ruine du fonds qui rend serf ;

3° la subrogation, autorisée par le seigneur ;

4° une sentence judiciaire ;

5° dix ans de ministère sacerdotal ;

6° le séjour d'un an et un jour dans certaines villes privilégiées ;

7° le mariage ;

8° la prescription trentenaire ;

9° le bannissement du seigneur ;

10° les sévices exercés par le seigneur ;

11° une fonction libre.

Ainsi que nous l'avons dit dans le premier chapitre, l'Eglise encouragea l'affranchissement direct et fit abolir toutes les formalités qui l'embarrassaient. Au moment des croisades, tout serf qui part pour la Terre-Sainte a droit à la liberté, et le seigneur ne peut l'empêcher d'accomplir ce voyage. Dès le VIIe siècle, les serfs de l'Église et les serfs du fisc peuvent posséder des biens en toute propriété, comme les métayers de nos jours peuvent posséder des terres qui leur appartiennent, en dehors du domaine qu'ils cultivent à bail. Les détenteurs de ces tenures, mainmortes, rotures et villenages, ne sont point serfs de corps, et, en renonçant à leur propriété, ils s'affranchissent de toute servitude.

Tous les mainmortables sont des gens de poté, c'est-à-dire des hommes libres ou non libres placés sous la puissance du seigneur ; mais tous les gens de poté ne sont pas mainmortables. Quelle est l'étymologie de ce nom ? Si l'on en croit Lamière, le nom de mainmorte vient de ce qu'après la mort d'un chef de famille sujet à ce droit, le seigneur venait prendre le plus beau meuble de sa maison, ou, s'il n'y en avait pas, on lui offrait la main droite du défunt, en signe qu'il ne le servirait plus. — On remarque dans une chronique de Flandre, ajoute le même auteur, qu'Adalbéron, évêque de Liège, mort en 1142, abolit une ancienne coutume qui consistait à couper la main droite de chaque paysan décédé, et de la présenter au seigneur envers lequel il était mainmortable, comme signe qu'il ne serait plus sujet à la servitude.

Immédiatement après, très-souvent mainmortables eux-mêmes, apparaissent les vilains, gens de poté, compris, avec le serf, sous le nom général de manants et de roturiers. Voici ce que Beaumanoir dit de l'homme de poté :

L'homme de poté, qui n'est pas serf, peut, d'après notre coutume, laisser par testament les meubles de ses conquests et le quint de son héritage là où il lui plaît, excepté ses enfants auxquels il ne peut laisser à l'un plus qu'à l'autre. Mais le serf ne peut laisser par son testament plus de cinq sous.

L'homme de poté qui n'est pas serf n'est autre chose que le villanus, le vilain, c'est-à-dire le détenteur d'une métairie seigneuriale. Le vilain est soumis au seigneur sur la terre duquel il demeure manant, couchant et levant. A la fois contribuable et sujet, le vilain de la féodalité représente la tradition du colon romain. La capitation que le colon payait au gouvernement impérial, le vilain la verse, sous le nom de taille, entre les mains du seigneur.

Et maintenant quel est le nom collectif des vilains et des serfs ? Un seul mot, celui de roture, englobe sous cette désignation laconique les différentes catégories des classes laborieuses. Le ruptuarius, celui qui brise la terre, devient le roturier, en d'autres termes, le non-noble.

Avant saint Louis, le nom de roturier emportait une sorte de flétrissure : l'illustre fils de Blanche de Castille le relève et l'anoblit. Pour suffire aux dépenses des croisades, un grand nombre de feudataires avaient vendu leur patrimoine. Saint Louis donne aux roturiers le droit d'acquérir les propriétés vacantes, sous la réserve de payer au domaine royal une certaine redevance ; mais bientôt, non content de cette réforme, le judicieux monarque va plus loin encore : en 1270, il décide que les descendants des premiers acquéreurs seront mis en possession de la noblesse personnelle lorsqu'ils auront fait trois fois hommage de leur domaine au roi, et que, de plus, à la troisième génération, ils pourront en faire le partage.

 

Non moins clairvoyants que le vainqueur de la Massoura, les successeurs de saint Louis favorisent l'anoblissement des roturiers comme ils avaient favorisé l'établissement des communes. Aux grands feudataires qui troublent sans cesse le royaume et s'allient au besoin avec l'étranger pour tenir leur souverain en échec, ils opposent une aristocratie moins turbulente et plus nationale. Deux siècles après l'ordonnance de 1270, Louis XI, fidèle à cette politique, déclare l'anoblissement de tous les roturiers qui possèdent des fiefs dans la Normandie[23] ; d'autres provinces sont successivement gratifiées de la même faveur. Il n'en fallait pas tant pour ébranler l'organisation féodale. A partir de cette époque, la puissance des seigneurs ne fait que décroître, et cette décadence est si rapide, qu'à la veille de la Révolution, sur les soixante-dix mille fiefs qui survivent encore, les hommes de roture en possèdent les deux tiers.

 

La classe des hommes libres ne se composait pas seulement de la catégorie des vilains ; elle comprenait aussi celle des bourgeois ou habitants libres des villes.

 

Disons donc quelques mots des villes :

Les agglomérations urbaines ont deux origines. Les unes, créées par l'empire romain, continuèrent, à travers le moyen âge, les anciens municipes de la conquête. C'est dans le Midi surtout que les communes se superposent aux cités romaines. Au XIIe siècle, des chartes ou une insurrection locale fondent les autres. Les historiens font assez généralement remonter au règne de Louis VI la concession des premières chartes communales. Noyon, Saint-Quentin, Amiens, sont probablement les premières villes qu'affranchit l'autorité souveraine. Sous les règnes de Louis VI, de Louis VII et de Philippe-Auguste, l'émancipation commence par les villes qui font partie du domaine de la couronne ; peu à peu le cercle s'élargit ; pairs et barons se laissent si bien entraîner par l'exemple, qu'à la fin du XIIIe siècle, la plupart des communes sont autonomes.

 

Les croisades accélérèrent le mouvement communal. Pour ces expéditions lointaines, les seigneurs étaient obligés de réaliser des sommes considérables ; mais, moins pourvu d'argent que de terres, comment le haut baron aurait-il pu suivre les Godefroi de Bouillon et les Tancrède, si, négociant avec les bourgeois riches, il ne leur avait vendu quelques-uns de ses privilèges ? C'est ainsi que beaucoup de villes conquirent leur liberté. Heureux de voir s'élever une puissance capable de balancer l'autorité des grands vassaux, Louis le Gros ne négligea rien pour élever les hommes de poeste au niveau des seigneurs. Comme nos lecteurs le savent, le service militaire était une des voies ouvertes à l'affranchissement des mainmortables. Louis VI admit les vilains dans ses armées, et ceux-ci, rangés sous la bannière des curés, furent si flattés de cet honneur, qu'ils se battirent comme des preux et contribuèrent puissamment au triomphe de la royauté. Pendant tout le moyen âge, il ne se livre pas de combat sans qu'aussitôt ils accourent aux premiers rangs, leurs curés en tête. A la mort de Philippe Ier, dit Ordéric Vital, une communauté populaire fut établie en France par les évêques ; de telle sorte que les prêtres accompagnaient le roi aux combats et aux sièges, avec les bannières et tous les paroissiens.

 

L'étendue des privilèges conférés par les chartes aux villes de France pourrait nous surprendre, surtout si nous ignorions qu'en beaucoup de localités les seigneurs ne firent que donner aux usages établis une confirmation légale. Les communes purent acquérir, vendre, posséder, exercer enfin tous les droits attachés à la souveraineté féodale. Ainsi que les seigneurs, elles eurent un sceau particulier qui attesta leur autonomie ; puis, peu à peu, encouragées par les conciles, elles se débarrassèrent des servitudes ignominieuses ou oppressives dont les malheurs des temps les avaient chargées. Une législation particulière détermina l'assiette des impôts, et permit aux villes de choisir elles-mêmes les collecteurs des taxes. Quelques cités furent dispensées d'assister le seigneur en temps de guerre ; d'autres ne furent tenues de le suivre que lorsqu'il commanderait en personne. La plupart d'entre elles ne devaient qu'un jour, ou tout au plus quelques jours de service. Lorsqu'elles consentaient à prolonger ce terme, leur service tombait, comme celui des vassaux, à la charge des seigneurs. Le droit successoral fut fixé, et les coutumes intéressant le droit privé glissèrent dans la charte libératrice. Soustraites à la juridiction des cours seigneuriales, les villes n'eurent plus rien à craindre des barons et purent faire respecter leurs droits nouveaux. Elles eurent leurs magistrats spéciaux appelés, dans le nord, majeurs, maires, échevins, prévôts des marchands ; dans le midi, consuls, capitouls, jurats[24], tous élus par les habitants de la cité, et, à l'origine, presque toujours indépendants des seigneurs.

Mais ce régime dura-t-il longtemps ? Les villes jouirent-elles invariablement du droit de nommer leurs premiers magistrats ?

Dès le XIIIe siècle, Beaumanoir reconnaît aux seigneurs le droit de nommer eux-mêmes le majeur ou autres personnes convenables à la ville aider ; mais c'est dans le cas seulement où l'élection est l'objet d'un conflit, et à la condition que les seigneurs fassent choix de personnes convenables en l'office. D'abord hostile à l'aristocratie féodale, la royauté lui devint favorable dès qu'elle n'eut plus lieu de redouter son influence. Ce que les rois craignaient par-dessus tout, c'était, en effet, le désordre de l'esprit démocratique[25]. Le souvenir des insurrections dirigées autrefois contre le comte ou contre l'évêque inquiétait la monarchie pour elle-même. Sous la pression de cette panique, le système électoral ne tarde pas à subir une modification radicale ; l'élection directe au suffrage universel tend à disparaître devant des procédures plus ou moins compliquées. Peu à peu, le pouvoir supérieur obtient une part plus large dans la désignation des autorités municipales. A Limoges, par exemple, cinq conseils sont nommés par les habitants, cinq par le vicomte, d'après un accord fait en 1273[26]. Dans certains endroits, la nomination est purement et simplement déférée soit au seigneur, soit surtout au roi, ou aux officiers de l'un ou de l'autre pouvoir. Tout au moins la confirmation du seigneur et du roi est-elle nécessaire et leur reconnaît-on le droit d'écarter les candidats qui leur portent ombrage. Quelquefois, adoptant un système inverse, le seigneur désigne les magistrats avec le consentement des habitants[27].

Le XIIIe siècle vit naître un autre système : ce fut celui qui fit des magistrats sortants les électeurs des magistrats nouveaux. Peu à peu le suffrage universel devint si rare, qu'en certains endroits on l'appelait la voix du Saint-Esprit. C'est assez dire qu'on ne le regardait pas comme étant d'une application fréquente. A Beaune, les habitants pouvaient suivre un système très-compliqué à plusieurs degrés, ou nommer directement les six échevins, et appelle-t-on cette élection du Saint-Esprit[28]. Le même nom se retrouve dans une tout autre partie du royaume, à Angoulême. Investis du droit de présenter trois candidats au roi, les habitants avaient la faculté de recourir à trois procédures différentes : la nomination par les magistrats sortants, auxquels on adjoignait un certain nombre de pairs ; la nomination par huit électeurs, désignés eux-mêmes au moyen de trois opérations successives ; enfin la voix du Saint-Esprit. Le respect pour un tel nom voulait que le dernier mode eût la préférence sur les autres : S'il y a aucun preud'homme qui, de la volonté de Dieu et de son esmouvement, dit : Beaux seigneurs, s'il vous sembloit à tous que bien soit, le Saint-Esprit m'a donné la volonté de vous nommer trois personnes pour estre de trois l'un maire ; c'est à savoir tel, tel et tel, et si ayez avis sur ceci, et, s'il agrée à tous, plaise le vous savoir. Si alors de la volonté de Dieu n'y a nul contredisant, ceux trois demeureront élus[29]. Évidemment, le prud'homme ne voulait pas se faire passer pour inspiré ; mais il mettait dans la balance ses conseils de bon et prudent citoyen, conseils dont la sagesse était pieusement attribuée à l'Esprit-Saint. Louable initiative, à laquelle l'assemblée rendait d'autant plus hommage, qu'elle en connaissait mieux les intentions et la portée. Si, au contraire, ce prud'homme, qui n'était pas inspiré, eût prétendu imposer son choix de par Dieu, ç'aurait été un déplorable illuminisme, et c'est alors qu'on aurait fait jouer au Saint-Esprit un rôle dont la seule pensée répugne à toute âme chrétienne.

Les communes favorables au suffrage universel ne tardèrent pas à délaisser ce système. L'élection directe avait le tort éminent de rendre le maire trop puissant, et cette prépondérance était une menace non-seulement pour la cité, mais pour l'autorité centrale comme pour la ville même. Dans la cité, la constitution mettait en présence le maire d'une part, et de l'autre les conseillers, échevins, jurés, nommés par le suffrage universel ; de là des conflits interminables et des luttes qui se dénouaient souvent d'une façon sanglante. Pour parer à ces inconvénients, les échevins furent désignés, dès le XIVe siècle, par le pouvoir royal lui-même, et confirmés par le suffrage des bourgeois notables. Cette procédure épargna bien des complications, et permit à la royauté de poursuivre son œuvre sans être entravée par les communes rebelles, qui ne profitaient que trop souvent de leur autonomie pour faire à l'Église une guerre sans merci.

 

 

 



[1] Dictionnaire des Institutions, par Chéruel, passim.

[2] Les leudes, dont le nom signifie compagnons, étaient les anciens comtes de la Germanie, qui suivaient le chef de guerre. Ils étaient quelquefois désignés sous le nom de fidèles ou antrustions. Ce dernier nom désignait spécialement ceux qui étaient placés sous la protection du roi. La classe des leudes s'accrut considérablement à partir du VIe siècle. Ils pouvaient passer du service d'un roi à celui d'un autre, comme le prouve le traité d'Andelot (587). Les rois Gontran et Childebert se promettent, dans ce traite, qu'ils ne chercheront pas à s'attribuer réciproquement leurs leudes, et ne recevront point à leur service ceux qui auraient abandonné l'un d'eux. On comprend parfaitement qu'au milieu d'une société bouleversée par des guerres perpétuelles et où la violence seule prévalait, on ait cherché à se mettre sous la protection d'un seigneur, et à devenir son leude ou compagnon. Aussi un grand nombre d'hommes libres ou ahrimans renoncèrent-ils à leur indépendance pour se faire les fidèles du roi. Il y eut même des Gallo-Romains qui entrèrent dans la classe des leudes sous le nom de convives du roi. (V. Chéruel, au mot Leudes.)

[3] V. Chéruel, Dictionnaire historique des institutions, passim.

[4] Cf. Mœhler, Histoire de l'Église, t. Ier ; Dictionnaire de théologie catholique, t. IX ; Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France, par Chéruel, passim.

[5] Witichinum, advenam Germanum. Richer, lib. I, cap. V.

[6] V. Anatole de Barthélémy, Origines de la Maison de France, 1871.

[7] Jusqu'ici tous les auteurs ont indiqué Noyon ; mais le manuscrit du moine Richer, édité par la Société de l'Histoire de France, fixe cette réunion à Senlis ; ce qui est probable, Senlis étant plus rapproché de Paris.

[8] Histoire de l'Église catholique en France, par Mgr Jager, tome V.

[9] Voir Chéruel, ouvrage cité.

[10] Revue du Monde catholique, art. cité de M. Léon Gautier.

[11] Voir M. Vitet, Saint Louis et son siècle.

[12] Avons-nous besoin de dire ici qu'on aurait tort de voir dans saint Louis le type du monarque constitutionnel ? Cette conception de la royauté n'a rien de commun avec la monarchie chrétienne dont saint Louis a été le représentant le plus parfait.

[13] A moins toutefois qu'il n'existe sur ce point un droit national ou épiscopal nettement défini et parfaitement reconnu.

[14] C'était après la mort du roi Lothaire, fils de l'empereur du même nom. Nous empruntons la traduction de ce document à M. l'abbé Jaugey, auteur de la savante étude que nous avons déjà citée sur les Clercs dans les plaids.

[15] Nous n'avons pas besoin d'avertir nus lecteurs que le mot tyran n'a pas chez les théologiens la même signification que chez les publicistes de l'école libérale. Pour ces derniers, le tyran est, la plupart du temps, un roi qui ne se conforme pas aux maximes du parti, aux immortels principes.

Les hérétiques vaudois, plus forts encore que les libéraux, voulaient qu'un roi fût déchu de sa dignité dès qu'il péchait mortellement. Mais les théologiens catholiques entendent par tyran un gouvernant qui persécute l'Eglise et méprise les avertissements du Saint-Siège ; un gouvernant qui travaille à la ruine de la communauté qu'il doit conserver et régir.

La décision sans appel d'un pareil cas de conscience agité entre un peuple et un roi appartient au pape, juge suprême des cas de conscience.

[16] De Regim. princ., lib. I, c. VI.

[17] Liv. III, c. VIII, p. 2.

[18] Dans une séance des États généraux.

[19] Lib. VIII, epist XXI. — Ces énergiques paroles de saint Grégoire VII ne visent, bien entendu, que les rois qui, foulant aux pieds toutes les lois divines, prétendent ne relever que de leur épée.

[20] Dictionnaire de Chéruel, passim.

[21] Voir Chéruel, ouvrage déjà cité, et l'Histoire des classes laborieuses de M. Dareste de la Chavanne ; l'ouvrage de MM. Lacroix et Guyot sur le même sujet, etc., passim.

[22] Voir l'Histoire de la Commune agricole, par Eug. Bonnemère.

[23] Plus tard Louis XIV força de même les riches paysans du Cotentin à recevoir l'investiture nobiliaire, et on cite un marchand de bœufs, Richard, qui aima mieux recevoir chez lui pendant six mois des garnisaires que de se soumettre à l'édit du roi.

[24] V. Chéruel, Dictionnaire ; L. Gautier, et autres ouvrages déjà cités.

[25] V. une Etude de M. A. Desjardins sur la nomination des maires dans l'ancienne France ; 1870.

[26] Ordonnances des Rois de France, t. III, p. 51, art. 9.

[27] V. la Nomination des maires dans l'ancienne France (le Correspondant, t. XLVI, 1870, p. 842-849.)

[28] Cout. anc. de la ville de Beaune, art. 33. Voir M. A. Desjardins, la Nomination des maires dans l'ancienne France (le Correspondant, t. XLVI, 1870, p. 842-849.).

[29] Ordon., t. V, art. VII, p. 679.