HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

PREMIÈRE PARTIE. — HÉRODOTE ET SES CRITIQUES ANCIENS ET MODERNES.

LIVRE I. — LES ANCIENS.

 

 

CHAPITRE IV. — LE TRAITÉ DE PLUTARQUE SUR LA MALIGNITÉ D'HÉRODOTE.

Plusieurs savants considèrent encore comme pendante la question de savoir si ce traité est réellement l'œuvre de Plutarque ; parmi eux se rencontrent quelques-uns de ceux qui ont fait des guerres médiques une étude particulière, et qui ont emprunté à cet écrit plusieurs de leurs arguments les plus forts[1]. Il semble donc que l'on puisse sans inconvénient négliger ce problème, si l'on vise moins à apprécier le mérite littéraire ou moral de Plutarque qu'à déterminer la valeur des accusations portées contre Hérodote. Peu importe, dira-t-on, de savoir si Plutarque lui-même a attaqué Hérodote, ou bien si ces attaques proviennent d'un rhéteur béotien, inspiré par le désir de défendre devant ses compatriotes la renommée de leurs ancêtres[2]. Peu importe même que cet écrit soit, comme on l'a supposé aussi, un simple exercice d'école[3]. De toutes manières, il contient des raisonnements et des faits qui ont par eux-mêmes une certaine valeur, et qu'il faut examiner avec attention, quelle qu'en soit l'origine.

Cette réserve nous parait aujourd'hui excessive : les partisans de l'authenticité ont mis en avant des preuves qui l'emportent décidément, selon nous, sur celles de leurs adversaires. Après plusieurs études techniques sur la langue de cet écrit, et sur la conformité de cette langue avec celle des traités de Plutarque[4], nous avons eu, dans un travail de M. L. Holzapfel[5], une démonstration plus probante encore : comment Plutarque a-t-il pu être amené à composer un pareil ouvrage ? que valent toutes les objections faites à l'authenticité du livre ? enfin, n'y a-t-il pas des raisons décisives pour reconnaître dans ce critique sévère d'Hérodote le même historien qui a raconté les guerres médiques dans ses biographies de Thémistocle et d'Aristide ? Répondant à ces trois questions, M. L. Holzapfel a donné, ce semble, toute la force de l'évidence à sa conclusion, qui est la suivante : le traité sur la Malignité d'Hérodote ne peut avoir été composé que par Plutarque.

Mais, en nous rangeant à cette opinion, nous voudrions nous dégager d'un préjugé qui semble avoir dominé jusqu'ici les partisans de l'une et de l'autre théorie : les premiers doutes exprimés par Creuzer, à la fin du siècle dernier, sur l'authenticité de l'ouvrage en question s'appuyaient sur la faiblesse des critiques adressées à Hérodote ; c'est au même point de vue que se plaçait Bähr, lorsqu'il se refusait à attribuer à Plutarque un écrit qu'il qualifiait de futile et de plat[6]. Ainsi les mêmes hommes qui défendaient le plus vivement l'autorité d'Hérodote répugnaient à voir dans Plutarque le censeur passionné et injuste de cet historien. Par un respect analogue pour l'auteur des Œuvres morales et des Vies parallèles, les savants qui attribuaient à Plutarque l'écrit sur la Malignité d'Hérodote étaient portés à apprécier favorablement sa critique, à y découvrir des finesses qui n'y paraissaient pas d'abord, et du même coup à diminuer l'autorité de l'historien qui était l'objet de ces violentes attaques. Assurément, M. L. Holzapfel n'est pas tombé dans cet excès, et nous souscrirons même à quelques-uns des éloges qu'il adresse à l'auteur de l'écrit ; mais, par un effet naturel de la thèse qu'il avait adoptée, il n'a pas assez montré, suivant nous, les faiblesses, disons mieux, les absurdités de certains arguments ; il n'a pas insisté suffisamment sur l'esprit général de cette critique étroite et fausse, sur l'erreur fondamentale qui en est le point de départ. Mais surtout, en poursuivant dans le détail la comparaison des témoignages historiques de Plutarque (Vies de Thémistocle et d'Aristide) avec ceux que fournit le traité sur la Malignité d'Hérodote, M. Holzapfel a pu faire naître dans l'esprit de quelques lecteurs une illusion contre laquelle il convient d'être en garde : les coïncidences frappantes qu'il signale entre tel passage des Vies et tel autre du traité prouvent sans doute que l'auteur des deux ouvrages est le même ; mais à cela se borne le résultat obtenu ; les données de l'un ne confirment nullement celles de l'autre, puisque les unes et les autres viennent de la même source. Gardons-nous de donner raison à Plutarque dans ses démêlés avec Hérodote parce que l'auteur de la Vie d'Aristide ou de la Vie de Thémistocle exprime une opinion analogue. Il n'y a là aucune preuve nouvelle. Au contraire, nous trouverons peut-être, dans l'étude du traité contre Hérodote, des raisons de douter des traditions suivies par le même auteur dans ses autres ouvrages. Car nulle part avec autant de franchise que dans cet écrit, il n'a laissé voir le principe de sa méthode, et trahi le faible de sa critique.

Pour n'être pas injuste nous-mêmes envers Plutarque, nous devons reconnaître que, de son propre aveu, il n'a pas prétendu épuiser dans son livre tous les arguments qu'on peut faire valoir, selon lui, contre Hérodote. Si sa critique est étroite, en comparaison de celle que les modernes appliquent au même auteur, c'est qu'elle s'enferme à dessein dans un domaine restreint. Il faudrait beaucoup de livres, dit il, pour passer en revue tous les mensonges et toutes les inventions de cet historien[7]. Aussi se propose-t-il avant tout de venger les ancêtres en même temps que la vérité, c'est-à-dire de relever les accusations formulées par Hérodote contre des villes grecques, Thèbes, Corinthe et autres, à l'occasion des guerres médiques. Il laisse donc de côté plusieurs des questions qui intéressent le plus la véracité d'Hérodote : il exclut, par exemple, tout ce qui touche l'armée perse, sa formation, sa marche à travers l'Asie et l'Europe, son effectif surtout, c'est-à-dire ces chiffres formidables qui ont paru excessifs à tous les historiens ; et, dans l'histoire même des Grecs, il n'examine ni les faits militaires ni les relations politiques des cités entre elles. Ne lui reprochons pas, puisqu'il l'a voulu ainsi, d'avoir laissé tant de besogne aux historiens modernes ; mais demandons-nous si, dans l'appréciation de la conduite particulière des cités grecques en face de l'invasion médique, il a été un juge impartial ; et pour se faire ainsi l'adversaire d'Hérodote, voyons sur quoi se fonde sa critique.

Le seul principe qu'il suive, sans d'ailleurs l'exprimer formellement, est celui-ci : Tout est beau dans l'histoire de la lutte victorieuse des Grecs contre les Perses ; les ancêtres n'ont laissé que de grands exemples ; ce qui tend à faire tache dans le tableau lumineux de cette brillante époque est contestable, et doit être effacé. Que telle ait été la pensée intime de Plutarque, c'est ce qui résulte d'une observation générale sur l'ensemble de son argumentation, et de plusieurs aveux qui lui ont échappé. Toutes ses remarques, sans exception, visent à contester les faits qui ne font pas le plus grand honneur à quelqu'un des personnages illustres de l'ancien temps ; aucune n'a pour but de ramener à des proportions plus modestes soit le mérite d'un de ces personnages, soit l'importance et l'éclat d'une des victoires remportées par les Grecs. En d'autres termes, Plutarque exerce une critique parfois fort subtile quand il s'agit de rétablir la vérité au profit de la gloire des ancêtres ; mais nulle part il ne songe à appliquer la lame méthode à l'examen des faits glorieux ; de sorte que l'historien des guerres médiques a raison, suivant lui, toutes les fois qu'il exalte le courage, l'habileté, le désintéressement des chefs et des États grecs ; il a tort quand il soupçonne ces villes ou ces hommes de quelque faiblesse ou de quelque égoïsme. L'exemple le plus curieux de cet optimisme invincible nous parait être le suivant : on sait comment Hérodote, dans son récit de la bataille de Salamine, rapporte une tradition athénienne au sujet des Corinthiens : leur général, Adeimantos, aurait pris la fuite dès le commencement du combat. Hérodote déclare, en termes exprès, que cette tradition, contestée par les Corinthiens, a soulevé la protestation de toutes les autres villes grecques[8]. Plutarque cependant voit dans cette manière de répandre un méchant bruit sur le compte d'une ville grecque une intention malveillante d'Hérodote : calomnier d'abord, et se défendre ensuite d'ajouter foi aux calomnies, tel est en effet l'un des signes qui dénotent, selon Plutarque, un esprit malin. Mais le subtil moraliste ne se borne pas à relever ce premier tort de l'historien à l'égard de Corinthe : il y a dans cette affaire une autre ville qui est compromise ; c'est Athènes ; car une telle calomnie révèle de sa part des sentiments perfides. Faut-il donc accuser les Athéniens d'une faute aussi grave ? Non ; c'est Hérodote encore qui est coupable, et qui, du même coup, a trouvé bon, pour satisfaire sa κακοήθεια, d'atteindre à la fois deux des plus grandes cités de la Grèce[9]. Ainsi Athènes n'a pas calomnié ; le général corinthien n'a pas fui : voilà, pour Plutarque, la vérité !

Cc parti pris est assez différent, on le voit, du préjugé qu'on attribue quelquefois à Plutarque en faveur de sa patrie, la Béotie. Sans doute, le patriotisme béotien a pu contribuer à indisposer d'avance le citoyen de Chéronée contre l'historien qui avait maltraité ses compatriotes. Mais cette disposition particulière s'est bientôt fondue chez Plutarque dans un sentiment plus général, celui d'une admiration sans bornes, d'un respect aveugle, pour tous les grands noms du passé. Ce n'est pas au nom d'une ville ou d'un parti que parle Plutarque : à côté de Thèbes et de Corinthe, qu'il nomme expressément au début, et à l'apologie desquelles il consacre plusieurs chapitres, il revendique pour les villes les plus différentes le même droit à la gloire. La réputation de Sparte, par exemple, doit être pure de tout soupçon : c'est une calomnie de supposer, même pour un instant, que, si les vaincus des Thermopyles avaient été abandonnés par la flotte athénienne, ils auraient pu entrer jamais en négociation avec la Perse[10] ! A une telle ville on ne doit attribuer que les plus nobles intentions : refuse-t-elle de protéger Platées contre Thèbes, et recommande-t-elle aux Platéens de s'adresser à leurs voisins d'Athènes ? Elle agit ainsi par désintéressement, et non, comme le prétend Hérodote, pour susciter des difficultés entre Athènes et Thèbes[11]. Entreprend-elle une campagne contre Samos ? Aucun motif personnel ne la pousse, mais seulement la haine de la tyrannie, c'est-à-dire la cause la plus juste et la plus noble[12]. Les rivales de Sparte, Argos et Athènes, ne trouvent pas un défenseur moins résolu dans Plutarque : la trahison de l'une est longuement réfutée[13] (Hérodote avait reproduit l'accusation sans y croire) ; la victoire de l'autre à Artémisium est hautement proclamée[14], tandis qu'Hérodote laissait la bataille incertaine. Ailleurs, c'est la Pythie de Delphes que Plutarque s'indigne de voir soupçonnée de corruption[15] ; puis, c'est Érétrie, dont on ne vante pas assez les exploits[16] ; les Phocidiens, qui n'ont pas un patriotisme assez décidé[17] ; les Naxiens, qui ne sont pas entrainés d'abord vers la bonne cause[18]. Dans la même ville, les hommes des partis les plus opposés sont également vengés des calomnies d'Hérodote : les Alcméonides[19] et Thémistocle[20], Isagoras et Aristogiton[21] ! Bien plus, avec cette tendance à voir tout en beau, l'auteur s'en prend aux accusations mêmes qui atteignent d'autres hommes que des Grecs : comment soupçonner Crésus de cruauté, Déjocès d'hypocrisie[22] ?

Ainsi le principe de Plutarque est bien, comme nous l'avons dit, de voir seulement le beau dans les événements glorieux du passé, et c'est au nom de ce singulier principe qu'il attaque Hérodote. Il ne comprend pas que tout autre a été l'intention de l'historien : dire la vérité comme il la voyait, d'après les traditions qui avaient cours de son temps, tel a été le but d'Hérodote ; et si à ces traditions qui lui semblaient probables Hérodote en a ajouté d'autres moins sûres, c'est que celles-ci mêmes se recommandaient à son attention de quelque manière, par l'attrait d'un récit fabuleux ou d'un mot spirituel. Hérodote n'a pas cru, comme Plutarque, qu'il ne fût permis d'ajouter à l'exposé historique des faits d'autres digressions que des louanges ; il n'a pas pensé qu'il fût scandaleux de reconnaître des causes futiles même aux plus grands événements, comme la guerre de Troie[23] ! Entre ces deux conceptions de l'histoire il n'y a pas à hésiter : Plutarque est victime d'une illusion généreuse ; mais il est dans l'erreur la plus grossière, et sa critique manque d'une base solide.

On doit se demander pourtant si dans le détail, et malgré la fausseté de son principe, Plutarque n'a pas relevé chez Hérodote des faits contestables ; s'il n'a pas rencontré sur sa route, à force de vouloir trouver des armes contre son adversaire, des arguments qui ont par eux-mêmes quelque valeur. C'est ce que nous allons maintenant examiner.

Pour éviter de suivre pas à pas, dans une discussion qui deviendrait bientôt fastidieuse, la polémique de Plutarque, nous distinguerons chez lui deux sortes de raisons : tantôt il conteste les données d'Hérodote en leur opposant des faits qu'il considère comme certains, parce qu'il les trouve rapportés dans des auteurs ; tantôt il relève chez son adversaire des contradictions, qu'il retourne contre lui.

Les arguments que Plutarque tire de sa vaste érudition et de son commerce avec les historiens grecs ne témoignent pas d'une méthode sûre. Il cite treize noms d'historiens, et en outre un recueil anonyme d'horographes[24]. Or dans chaque circonstance où il invoque ces témoins, il leur accorde sa confiance, sauf une fois. Mais précisément lorsque, par une exception louable, il est tenté de faire la critique d'un texte, il nous paraît lui-même tomber dans l'erreur. Il s'agit du fameux passage de l'historien athénien Diyllos, relatif à la lecture d'Hérodote à Athènes. Nous avons dit plus haut quelles garanties offrait ce témoignage. Contre cette assertion, Plutarque n'a d'autre argument à invoquer qu'un raisonnement dont la base est fausse : comment, dit-il, si Hérodote avait lu son ouvrage devant un public athénien — Plutarque ne met pas en doute que cette lecture n' ait dû comprendre, entre autres, le récit de la bataille de Marathon —, comment aurait-il pu soutenir que la demande de secours, portée par le courrier Philippidès[25], eût été présentée à Sparte le neuvième jour du mois ? Hérodote assure que le courrier avait mis deux jours pour faire le voyage ; il était donc parti le 7, c'est-à-dire (ce qui est absurde) le lendemain de la bataille, car celle-ci avait eu lieu, comme chacun sait, le 6 du mois de Boédromion[26]. Voilà le fait, soi-disant incontestable, qui confond Hérodote et, du même coup, Diyllos. Mais ce fait n'est rien moins que sûr. Si Plutarque affirme que la bataille fut livrée le 6 Boédromion, c'est qu'à cette date les Athéniens célébraient la fête commémorative de Marathon[27] ; mais cette fête ne coïncidait pas nécessairement avec la date de la bataille. Au contraire, d'après le témoignage de Plutarque[28] et d'après le récit concordant de Xénophon[29], nous voyons que les Athéniens vainqueurs avaient accompli pour la première fois le 6 Boédromion, à la fête d'Artémis Agrotéra, le vœu qu'ils avaient fait, avant la bataille, d'immoler autant de chèvres qu'ils tueraient d'ennemis : le carnage ayant été trop considérable, ifs avaient dû se résoudre à n'immoler d'abord que cinq cents victimes, à condition de renouveler chaque année ce sacrifice. Si telle est l'origine de la fête commémorative de Marathon, au faubourg d'Agræ, il est évident que les Athéniens n'attendirent pas un an pour s'acquitter de leur vœu, et il s'ensuit que la date du 6 Boédromion était non pas celle de la bataille, mais celle de la première fête d'Artémis qui avait suivi. Plutarque a confondu les deux choses, et il est parti de là, bien à tort, pour tourner en ridicule Hérodote, et pour rejeter, par la même occasion, le témoignage de Diyllos.

Les autres textes historiques que cite Plutarque nous semblent n'avoir pas toute la force qu'il leur attribue : Charon de Lampsaque ne parlait ni du sacrilège commis par les habitants de Chios en livrant à Cyrus le Lydien Pactyès[30], ni de la défaite des Athéniens et des Érétriens à Éphèse après la prise de Sardes[31] ; mais les citations mêmes de Plutarque prouvent que ce logographe avait donné de ces événements un résumé très sommaire, qui ne comportait aucun des détails recueillis par Hérodote. — Hellanicus soutenait que Naxos avait fourni à la flotte fédérale, en 480, six vaisseaux ; Éphore parlait de cinq, tandis qu'Hérodote réduit ce nombre à trois[32]. Voilà sans doute de légères variantes dans la tradition ; mais est-ce que les témoignages d'Hellanicus et d'Éphore prouvent ce que veut leur faire prouver Plutarque ? Est-ce à dire qu'Hérodote ait eu tort de prétendre que ce contingent de Naxos, d'abord envoyé à Xerxès, avait été détourné de sa destination première, grâce au patriotisme d'un des triérarques, Démocrite ? Vrai ou faux, ce fait est indépendant de la question du nombre des vaisseaux naxiens qui figurèrent à la bataille de Salamine. — Il est vrai que Plutarque accorde toute confiance aux horographes naxiens, suivant lesquels, lors de l'expédition de Datis, en 490, les habitants de l'ile avaient repoussé victorieusement le général perse[33]. Dans ce cas, il semble probable, en effet, que les mêmes hommes durent être d'avance gagnés à la cause grecque en 480. Mais que vaut cette tradition locale ? Et comment cette première victoire grecque sur Datis aurait-elle passé inaperçue ? L'autorité des horographes naxiens est aussi faible que celle d'Aristophane le Béotien, à qui nous devons cette belle invention : Hérodote repoussé de Thèbes, où il demandait à instruire la jeunesse, et se vengeant de ce refus par des calomnies[34]. C'est au même historien sans doute que Plutarque emprunte une preuve, évidemment fausse, des dispositions favorables de Léonidas pour les Thébains et des Thébains à l'égard de Léonidas : le roi de Sparte, avant de se rendre aux Thermopyles, avait obtenu ce que jamais les Thébains n'accordaient à personne, la faveur de s'endormir dans le temple d'Héraclès ; là il avait aperçu dans une vision toutes les plus grandes et principales villes de la Grèce en une vaste mer agitée de fort aspre et violente tourmente, là où elles flottaient et branlaient fort inégalement ; mais celle de Thèbes surpassait toutes les autres ; car elle s'élevait à mont jusques au ciel, et puis soudain se baissait si bas qu'on la perdait de vue, ce qui était proprement la figure de ce qui leur advint puis après[35]. Les derniers mots de la traduction d'Amyot ne rendent pas exactement le grec τοΐς ϋστερον πολλω χρόνω συμπεσοΰσι. C'est bien longtemps après les guerres médiques que se réalisa cette grandeur éphémère de Thèbes, et le prétendu rêve de Léonidas ne fut imaginé que dans un temps où l'histoire de l'apogée thébaine appartenait déjà au passé. Les historiens des trois derniers siècles avant notre ère ont pu sans doute recueillir encore, même sur les guerres médiques, quelques faits précis et vrais ; il serait téméraire à nous de contredire sans preuve ces écrivains que nomme Plutarque, Dionysios de Chalcis, Anténor de Crète, Nicandros de Colophon, Lysanias de Mallos ou Laocratès de Sparte. Mais le témoignage de ces auteurs n'a qu'un faible poids en comparaison d'Hérodote ; car ils n'ont fait que renchérir sur la tendance qui déjà portait Éphore à arranger et à embellir l'histoire du passé. Chaque ville eut alors ses historiographes, dont le rôle fut de la glorifier, et Plutarque alla chercher dans ces ouvrages, inspirés par le patriotisme le plus étroit, des arguments que leur origine seule rend suspects.

D'autres textes, que Plutarque fait servir aux besoins de sa cause, sont empruntés à des poètes. Dans le dithyrambe célèbre où Pindare adressait à Athènes cette apostrophe : Ô puissante cité, au front couronné de violettes, glorieuse Athènes, rempart de la Grèce, ville illustre et vraiment divine ![36] le poète parlait du promontoire d'Artémisium, où les fils des Athéniens avaient jeté les fondements de la liberté[37]. Juste éloge, puisque pour la première fois dans cette rencontre la flotte grecque, où dominait l'élément athénien, avait résisté aux barbares ! Mais que prouve cette louange poétique contre le récit détaillé d'Hérodote, contre cette donnée, entre autres, que les Grecs, tentés d'abord de reculer devant les barbares, n'avaient été retenus qu'à grand'peine par l'habileté de Thémistocle[38] ! Rien n'est plus naturel aussi, que de transformer en des victoires décisives des engagements demeurés incertains. C'est ce qui arriva pour Artémisium, comme le montre cette épigramme rapportée par Plutarque : Sur cette mer, jadis, les fils d'Athènes vainquirent dans un combat naval une foule confuse de nations barbares, venues de tous les coins de l'Asie ; après la défaite de la flotte mède, ils élevèrent ce monument à la vierge Artémis[39]. Plutarque ne s'est pas demandé un instant quelle était la valeur historique de ce document ; il n'a mis en doute ni l'authenticité ni la véracité de l'épigramme. Notre critique est aujourd'hui plus sévère ; et non seulement le silence d'Hérodote, mais aussi le fond et la forme de l'inscription nous font supposer qu'il ne s'agit pas ici, comme le croyait Plutarque, d'une épigramme gravée par les vainqueurs eux-mêmes dans le temple d'Artémis Proséoa[40] cet hommage aux vainqueurs d'Artémisium a tout juste autant de valeur que les cendres qu'on montrait encore au temps de Plutarque sur le rivage d'Artémisium, et qui passaient pour être les restes, consumés par le feu, des vaisseaux et des morts[41].

Parmi les neuf autres épigrammes que mentionne Plutarque, six se rapportent à la seule ville de Corinthe. Certes, s'il fallait prendre ces témoignages à la lettre, Hérodote serait bien injuste pour cette rivale d'Athènes ; car les Corinthiens auraient sauvé la Grèce à Salamine[42], et leur chef Adeimantos aurait mérité d'être appelé libérateur de la Grèce[43]. A Platées, les mêmes hommes auraient pris le soleil à témoin de leurs exploits[44]. Mais, en attribuant à ces poésies la valeur de documents, Plutarque oublie que les épigrammes sont souvent trompeuses de leur nature, et que celles-ci en particulier risquent fort de n'être pas même des épigrammes réelles, gravées sur des tombeaux ou des cénotaphes, mais de simples exercices d'école. L'épitaphe d'Adeimantos est suspecte entre toutes : l'éloge de ce chef subalterne, qui sauve à lui seul toute la Grèce, nous inspire des doutes. Que de fois les poètes alexandrins n'ont-ils pas composé des épigrammes pour les tombeaux imaginaires des grands hommes du temps passé ! D'autre part, s'il est vrai que les trois distiques relatifs au rôle des Corinthiens dans la bataille de Platées proviennent de l'élégie composée par Simonide à l'occasion de cette victoire, on remarquera que le poète évite de se prononcer clairement sur la part prise par eux au combat : le soleil a été le témoin infaillible de leurs actions ! N'est-ce pas laisser entendre que les hommes n'attestaient pas aussi hautement leurs exploits ? Quant à la dédicace des matelots de Diodoros[45], et à celle qui, dans le temple d'Aphrodite, à Corinthe, rappelait la prière des femmes pour le salut de la Grèce[46], elles peuvent être tenues pour authentiques sans qu'en souffre le récit d'Hérodote. Enfin, l'épigramme en l'honneur du Naxien Démocritos ne contredit pas le témoignage de l'historien, et nous pouvons en dire autant de la dédicace de l'autel de Zeus Éleuthérios à Platées[47] ; car nous savons, par Hérodote lui-même, que les Grecs confédérés furent tous (à une ou deux exceptions près) appelés à figurer sur les monuments commémoratifs de Platées : il n'est pas étonnant que les villes qui eurent leur nom gravé sur le trépied de Delphes aient été aussi associées à l'offrande faite à Zeus Éleuthérios. La question est de savoir s'il y a contradiction entre cet honneur, attesté par Hérodote, et l'attitude que le même historien prête aux contingents de quelques villes grecques pendant la bataille.

Cette question nous amène à examiner certaines remarques intéressantes que la lecture d'Hérodote a suggérées à Plutarque. La valeur de ces critiques ne doit pas être méconnue parce qu'elles se trouvent comme perdues au milieu des reproches les plus injustes. Voici, par exemple, le chap. 27 du traité : Plutarque y accumule, à propos de la bataille de Marathon, des observations puériles et de véritables erreurs. Il prétend notamment que c'est médire des Érétriens, et rabaisser leur mérite, que de les appeler les esclaves des Perses ! Il voit aussi une intention perverse dans le fait qu'Hérodote mentionne d'abord en passant une accusation dirigée contre les Alcméonides, et qu'il la réfute ensuite ! Enfin il interprète comme une flatterie à l'adresse de la famille de Callias d'Athènes cette phrase, qui, pour tout lecteur impartial, a bien plutôt la signification contraire : Les Alcméonides détestaient les tyrans autant et plus que Callias fils de Phænippos. Mais, à côté de cela, Plutarque signale une difficulté réelle dans le récit d'Hérodote : comment les Perses vaincus et poursuivis jusque sur leurs vaisseaux ont-ils pu avoir encore l'idée de tenter une nouvelle attaque contre Athènes, en contournant le cap Sunium et en venant menacer Phalère ? C'est là une objection capitale que soulève la tradition rapportée par Hérodote, et, pour y répondre, les historiens modernes ont proposé diverses explications. Quant à Plutarque, il ne dit pas expressément ce qu'il pense de la marche réelle des choses ; mais nous le devinons aisément, d'après ce qu'il raconte dans la Vie d'Aristide : La flotte barbare, mise en fuite, ne put pas prendre d'abord la direction de la haute mer et des îles ; un vent contraire la surprit, et la rejeta sur la côte de l'Attique[48]. Nul doute que cette explication facile n'ait été imaginée par quelque historien du ive siècle, Éphore peut-être, pour dissiper le vague qui planait sur cette partie de la tradition : il ne fallait plus alors parler de traîtres dans la ville, de signaux faits à l'ennemi ; aucun des faits enfin qui pouvaient justifier un retour des Perses ne devait subsister, et seule une tempête avait pu faire craindre aux Athéniens cette agression nouvelle.

Les chapitres 31-33 contiennent également, à propos des Thermopyles, de mauvaises chicanes et de justes observations. Comment reprocher, par exemple, à Hérodote de n'avoir pas cité un plus grand nombre de ces mots célèbres que la tradition prêtait à Léonidas et à ses compagnons[49] ? C'est là de la part d'un historien une preuve de sens et de critique. De même, la conduite des Spartiates est assez belle déjà dans Hérodote, sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter encore, comme fait Plutarque[50], une vigoureuse sortie hors du défilé et une attaque qui va jusqu'à menacer la tente du Grand Roi ! Mais dans le même récit Hérodote prête à Léonidas des procédés singuliers à l'égard des Thébains : Léonidas les entraîne malgré eux aux Thermopyles, et quand, avant de combattre, il renvoie tous ses alliés, il retient les Thébains seuls, en qualité d'otages, c'est-à-dire qu'il garde auprès de lui les plus suspects de tous les Grecs[51] ! Ce n'est pas tout : au moment de se mettre à la merci de Xerxès, les Thébains implorent humblement leur grâce, et ils n'obtiennent en retour que le châtiment le plus sévère, la marque au fer rouge, comme si, par cet acharnement même, les Perses ne leur avaient pas fait le plus grand honneur, en les poursuivant de la même haine qu'ils nourrissaient pour les Spartiates et pour Léonidas[52] ! On ne peut nier que cette observation n'ait de la force ; presque tous les modernes l'ont reprise, pour corriger plus ou moins le récit d'Hérodote.

D'autres remarques du même genre, pour être plus contestables, méritent cependant quelque attention : ce n'est pas sans raison peut-être que Plutarque fait ressortir la part excessive de Mnésiphile dans les sages résolutions de Thémistocle avant Salamine[53], ou celle du Tégéate Chiléos dans les délibérations des Spartiates avant le départ de Pausanias pour Platées[54]. Durant la bataille même, l'absence de plusieurs villes grecques, qui avaient jusque-là fait leur devoir, inspire à Plutarque des doutes qu'ont partagés plusieurs historiens modernes[55].

En soulevant ces questions, l'auteur du traité sur la Malignité d'Hérodote a certainement servi dans quelque mesure la critique historique ; il a éveillé sur plusieurs points l'attention des savants modernes. Mais lui-même était dans l'erreur en accusant Hérodote d'avoir défiguré la vérité par jalousie, par haine, par esprit de dénigrement. Le principe fondamental qui a servi de base à toute cette polémique était faux, et il a faussé le plus souvent les idées de Plutarque. Tandis qu'Hérodote rapportait les faits comme ils lui semblaient probables, Plutarque se préoccupa de les concilier avec l'idéal qu'il s'était formé d'une époque héroïque . Le premier a pu se tromper parfois et être trompé ; le second avait peu de chance de rencontrer jamais la vérité. Soutenir, par exemple, que les Athéniens avaient obtenu à Salamine le prix de la valeur, parce qu'ils y avaient eu en effet le plus beau rôle[56], c'est le fait d'un moraliste équitable, mais qui tonnait peu les hommes ; Hérodote, sans colère et sans parti pris, déclare que les Éginètes furent honorés de cette récompense, et sans nul doute il a raison (VIII, 93). Vouloir exalter et embellir la victoire de Platées, en prétendant que les Perses étaient, comme les Grecs, pesamment armés[57], c'est peut-être le propre d'un bon patriote ; mais les réflexions d'Hérodote sur l'infériorité de l'armement perse révèlent un historien sincère et perspicace (IX, 62 et 63). N'attribuer que des causes honnêtes à des actes honnêtes, c'est un optimisme louable ; mais dire que les Phocidiens auraient peut-être embrassé la cause des Perses si leurs ennemis les Thessaliens avaient été pour les Grecs, c'est montrer un scepticisme légitime sur les secrets mobiles qui inspirent les hommes[58]. S'indigner à la pensée d'une faiblesse ou d'une concession de la part des Spartiates, c'est digne d'un élève d'Isocrate, nourri des nobles leçons d'un panhellénisme intraitable ; mais réfléchir aux conséquences militaires et politiques qu'aurait eues pour Sparte la défection d'Athènes, c'est le fait d'un esprit avisé et pénétrant[59].

Si, malgré la fausseté de sa méthode, Plutarque a signalé chez Hérodote certaines contradictions, certaines traces de préjugés et de passions, il n'a réussi à prouver nulle part que ces préjugés ou ces passions appartinssent en propre à l'homme, à l'historien. La véracité d'Hérodote sort intacte de ce débat, et les attaques de Plutarque ont servi même à faire mieux apprécier encore ce qu'il y a chez son adversaire de finesse et de franchise, d'indépendance et de sincérité. Quant aux erreurs, elles sont dues aux influences qui se sont exercées avec force sur l'esprit d'Hérodote, et auxquelles il n'a pas pu toujours se soustraire. A cela se borne cette grande perfidie que dénonçait Plutarque, quand il mettait le lecteur en garde contre cette grâce trompeuse du style, contre ces roses dangereuses où se cache l'insecte venimeux qui pique et empoisonne[60].

Longtemps encore après Plutarque, Hérodote continua d'être l'objet des plus violentes attaques. Nous avons déjà cité quelques mots mordants de Lucien ; d'autres rhéteurs, comme Ælius Aristide, suspectèrent sa véracité, et composèrent même, comme Harpocration, des livres entiers pour réfuter ses mensonges[61]. Mais ces livres n'ont laissé pour nous aucune trace. Il est probable qu'ils ne nous apprendraient pas grand'chose sur un sujet que Plutarque avait épuisé, et qui n'a pu être renouvelé que chez les modernes.

 

 

 



[1] Telle est l'opinion de MM. Nitzsch et Wecklein, dont nous étudierons dans la suite les deux importants mémoires.

[2] Cette opinion est celle de l'éditeur d'Hérodote BÄHR, t. IV, 2e éd., p. 481.

[3] Cf. BÄHR, ibid.

[4] Sur l'emploi des particules τε καί dans Plutarque, cf. FUHR, Excurse zu den altischen Rednern, dans le Rheinisches Museum, t. XXXIII (1878), p. 588 et suiv. — STEGMANN, Ueber die Negation bei Plutarch, Gestemünde, 1882, p. 33.

[5] Philologus, t. XLII (1884), p. 23 et suiv.

[6] BÄHR, op. cit., t. IV, p. 480.

[7] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, I, § 3.

[8] HÉRODOTE, VIII, 94.

[9] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 39, § 2-5.

[10] ID., ibid., 29, § 1-2.

[11] ID., ibid., 25, § 1.

[12] ID., ibid., 21.

[13] ID., ibid., 28.

[14] ID., ibid., 34.

[15] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 23, § 1.

[16] ID., ibid., 24, § 1.

[17] ID., ibid., 35.

[18] ID., ibid., 36.

[19] ID., ibid., 27, § 2-8.

[20] ID., ibid., 37.

[21] ID., ibid., 23, § 2-4.

[22] ID., ibid., 18.

[23] ID., ibid., 11, § 2.

[24] Cf. HOLZAPPEL, op. cit., p. 29.

[25] C'est le même qui se nomme chez Hérodote Φειδιππίδης, VI, 105.

[26] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 26.

[27] PLUTARQUE, Sur la gloire des Athéniens, 7.

[28] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 25, § 7.

[29] XÉNOPHON, Anabase, III, 2, § 11.

[30] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 20, § 2.

[31] ID., ibid., 34, § 3-4.

[32] ID., ibid., 36, § 3. — Plutarque se trompe sur le chiffre indiqué par Hérodote : c'est quatre, au lieu de trois (VIII, 46).

[33] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 36, § 4.

[34] ID., ibid., 31, § 1.

[35] ID., ibid., 31, § 42-43.

[36] PINDARE, éd. Christ, Dithyr., fr. 4.

[37] ID., ibid., fr. 5.

[38] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 34.

[39] ID., ibid., 34, § 8.

[40] Bergk a publié cette épigramme dans le recueil des poésies de SIMONIDE, Poetæ lyrici græci, éd., t. III, p. 480. Mais on sait que dans le nombre il en admet plusieurs qu'il ne tient pas lui-même pour authentiques, et beaucoup d'autres que condamne la critique plus radicale de M. Kaibel.

[41] PLUTARQUE, Thémistocle, 8.

[42] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 33, § 8 et 9.

[43] ID., ibid., 39, § 11.

[44] ID., ibid., 42, § 4.

[45] ID., ibid., 39, § 10.

[46] ID., ibid., § 15.

[47] ID., ibid., 42, § 11.

[48] PLUTARQUE, Aristide, 5.

[49] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 32, § 3-7.

[50] ID., ibid., 32, § 1-2.

[51] ID., ibid., 33.

[52] ID., ibid.

[53] ID., ibid., 37.

[54] ID., ibid., 41, § 3-4.

[55] ID., ibid., 42.

[56] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 40, § 3.

[57] ID., ibid., 43, § 2.

[58] HÉRODOTE, VIII, 30.

[59] ID., VII, 139.

[60] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 43, § 6.

[61] SUIDAS, au mot Άρποκρατίων.