HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

PREMIÈRE PARTIE. — HÉRODOTE ET SES CRITIQUES ANCIENS ET MODERNES.

LIVRE I. — LES ANCIENS.

 

 

CHAPITRE I. — THUCYDIDE.

Les coups les plus violents ne font pas toujours les blessures les plus profondes. Quelques mots sévères de Thucydide à l'adresse d'Hérodote ont produit sur l'esprit des modernes plus d'impression que les attaques passionnées de Ctésias ou de Plutarque. Quel témoin plus redoutable, en effet, que le grave auteur de la Guerre du Péloponnèse ? Certes, la condamnation d'Hérodote serait sans appel, s'il était vrai que Thucydide l'eût accusé d'avoir faussé l'histoire en créant sur les guerres médiques une légende, comme avaient fait les poètes sur la guerre de Troie. Mais, si quelques savants prêtent à Thucydide une pareille intention, d'autres vont jusqu'à nier qu'il ait même connu l'ouvrage d'Hérodote[1]. Il nous faut donc établir ici le sens exact des passages qui ont donné lieu à ces appréciations contraires.

La tradition ancienne est unanime à signaler chez Thucydide au moins une allusion à son prédécesseur[2] : il s'agit du mot célèbre par lequel l'historien oppose, aux récits fabuleux qui charment pour un temps l'oreille, le monument durable qu'il lègue à la postérité[3]. Mais cette tradition ne mériterait par elle-même qu'une confiance médiocre, si elle n'était confirmée par un passage plus explicite encore de Thucydide. Au nombre des erreurs que commettent les Grecs sur des sujets contemporains, Thucydide en mentionne deux, l'une relative au double vote attribué à chacun des rois de Sparte dans la γερουσία, l'autre à l'existence d'un corps de troupes spartiate appelé Πιτανάτης λόχος[4]. Or la seconde de ces assertions fausses est dans Hérodote, et elle s'y trouve dans un récit qui a plus que d'autres l'apparence d'une tradition recueillie par l'historien lui-même à Pitana, l'un des bourgs de Sparte[5]. C'est donc bien Hérodote qui est responsable de la faute commise. De même, nous pensons, avec le scoliaste, que l'erreur signalée par Thucydide au sujet des rois de Sparte est réellement imputable au même auteur[6]. L'éditeur Stein, il est vrai, ne croit pas que la phrase incriminée donne prise à cette critique, et il l'interprète, non sans quelque violence, dans le sens d'un seul suffrage attribué à chaque roi[7]. Mais alors de deux choses l'une : ou Thucydide a mal compris Hérodote, ce qui n'est guère admissible, ou bien il a visé une tradition communément répandue dans le public ; mais dans ce cas, par une mauvaise chance singulière, Hérodote, qui ne partageait pas cette erreur, s'est exprimé précisément de façon à laisser croire qu'il était tombé dans la même faute. En réalité, suivant nous, Thucydide a compris Hérodote comme tout le monde devait le comprendre d'après la construction de la phrase, et c'est une inexactitude de détail, sur un point de la constitution spartiate, qu'il s'est plu à relever chez son devancier.

Ces deux exemples suffisent à prouver que Thucydide, en écrivant le prologue de son histoire, avait connaissance du livre d'Hérodote, et la phrase qui suit immédiatement ces deux citations contient un reproche qui s'adresse à tous les Grecs, mais qui atteint plus particulièrement l'écrivain responsable de cette double méprise : Tant il est vrai que la plupart des hommes se donnent peu de peine pour trouver la vérité, et accueillent volontiers les premières informations venues[8].

Ainsi formulée, cette allégation de Thucydide témoigne assurément de quelque dédain pour les efforts d'Hérodote dans la recherche du vrai ; mais elle ne compromettrait pas à elle seule le caractère d'Hérodote comme historien, si l'on ne croyait trouver chez Thucydide des sous-entendus plus graves, et notamment une tendance à rabaisser, en même temps que le mérite personnel de l'auteur, le sujet même de l'ouvrage.

Les guerres médiques, en effet, n'appartiennent-elles pas, elles aussi, à ces événements du temps passé qu'a défigurés, selon Thucydide, la fantaisie des poètes et des logographes, et qu'il prétend ramener dans l'opinion des hommes à de plus justes proportions ? Tout le tableau qu'il trace de l'histoire ancienne de la Grèce n'a-t-il pas pour but de démontrer que la guerre du Péloponnèse l'emporte sur tous les faits antérieurs ? Est-ce donc qu'il oublie les batailles de Marathon, de Salamine, de Platées, ou bien ne leur accorde-t-il pas la même importance qu'Hérodote ?

Pour échapper à cette conclusion, un des plus savants commentateurs de Thucydide a proposé récemment une ingénieuse correction. Il est absurde, dit M. Herbst[9], il est monstrueux même, de supposer que la critique du grand historien ail tendu tout d'abord à rabaisser les faits les plus éclatants de l'histoire grecque. Non, ce n'est pas aux guerres médiques que songe Thucydide, quand il dit au début  de son premier livre : ού μεγάλα νομίζω γενέσθαι[10], et les termes mêmes dont il se sert prouvent l'inexactitude de cette interprétation. Les guerres médiques n'étaient pas encore, quand Thucydide écrivait ces lignes, des événements perdus dans la nuit des temps, et, pour les connaître, il n'avait pas besoin de recourir à ces profondes investigations par lesquelles il pénètre si loin dans l'histoire primitive de la Grèce. Mais alors, continue le même savant, il faut corriger les premiers mots de la phrase, et y chercher seulement l'indication de faits anciens, vraiment altérés par le temps ; en un mot, au lieu de τά γάρ πρό αύτών, il faut lire, τά γάρ Τρωικά, et tout le reste s'explique sans peine.

Suivant cette hypothèse, l'argumentation développée par Thucydide dans les chapitres 1-22 du livre I a pour but de prouver la supériorité de la guerre du Péloponnèse sur les événements de l'histoire la plus ancienne de la Grèce. Quant à la guerre médique, elle est, elle aussi, considérée par Thucydide comme de moindre importance, au point de vue des forces militaires et des batailles, que la guerre du Péloponnèse ; mais, comme il s'agit ici de faits connus de tout le monde, l'historien se borne à indiquer en quelques mots cette infériorité, au début du chapitre 23. Ainsi, selon M. Herbst, Thucydide partage toute l'histoire antérieure à la guerre du Péloponnèse en deux périodes : l'une qui va des origines jusqu'à l'expulsion définitive des tyrans et jusqu'au début des guerres médiques, l'autre qui comprend tous les événements postérieurs à cette date. Pour la première période, Thucydide cherche la vérité à l'aide d'indices fort difficiles à découvrir ; aussi exprime-t-il avec réserve les résultats de son enquête ; pour la seconde, au contraire, il se contente d'énoncer brièvement des faits présents à la mémoire de tous. Voilà pourquoi la comparaison de la guerre du Péloponnèse avec la guerre de Troie occupe tant de chapitres, tandis que la comparaison avec la guerre médique est achevée en deux ou trois lignes.

Ni la correction de M. Herbst ni son analyse de ce qu'on peut appeler la préface de Thucydide ne nous parait justifiée. Si les mots τά γάρ πρό αύτών désignent une période de l'histoire grecque qui comprend les guerres médiques, ils conviennent aussi (nous le verrons tout à l'heure) à des événements plus anciens, qui exigeaient déjà, au temps de Thucydide, une pénible investigation historique. D'ailleurs, dans la phrase en question, les mots amen σαφώς μέν εύρεΐν διά χρόνου πλήθος άδύνατα ήν, qui grammaticalement dépendent des deux sujets, peuvent se rapporter logiquement plutôt au second sujet qu'au premier, et M. Herbst ne nie pas que le résultat des recherches de Thucydide, annoncé dès cette phrase du premier chapitre, ne soit applicable en même temps à la guerre médique et aux faits de l'histoire la plus reculée. Quant à la prétendue division de la préface, elle repose, dans le système de M. Herbst, sur le sens des mots τά νΰν, qui s'opposeraient à τά παλαιά, et qui désigneraient, avec la πεντηκονταετία tout entière, les guerres médiques elles-mêmes. Mais cette interprétation n'est pas juste : dans le seul passage de cette préface où se rencontrent les mots τά νΰν (chap. 10), ils désignent, par opposition au passé, un état de choses actuel, c'est-à-dire, par opposition à la guerre de Troie, les campagnes de la guerre du Péloponnèse, et non celles de la guerre médique. D'un autre côté, il est inexact de prétendre que Thucydide ne s'occupe point des guerres médiques dans les vingt-deux premiers chapitres de son livre : il exprime à leur sujet son opinion, soit à propos de la marine (chap. 14), soit à propos des ressources propres à Athènes et à Sparte avant la guerre du Péloponnèse (chap. 18). Or cette opinion est conforme à celle que le texte ordinaire des manuscrits prête à Thucydide dés son premier chapitre : la flotte militaire des Grecs ne s'est développée que tard, et les Athéniens eux-mêmes n'avaient encore, après la célèbre loi de Thémistocle, que des trières non pontées (chap. 14). Enfin l'expérience, la pratique de la guerre chez les Grecs a été surtout le fruit des luttes intestines qui ont suivi la scission d'Athènes et de Sparte (chap. 18).

Ainsi, suivant Thucydide, les guerres médiques n'ont pas eu, au point de vue militaire, la même importance que la guerre du Péloponnèse : telle est la pensée qui se dégage de la préface. Mais devons-nous aller plus loin, et admettre, avec M. Ad. Bauer[11], que Thucydide ait eu vraiment l'idée d'associer et de comparer l'un à l'autre, durant tout le cours de sa démonstration, ces deux auteurs et ces deux faits : Homère et la guerre de Troie, Hérodote et la guerre médique ?

M. Ad. Bauer n'hésite pas à entendre dans ce sens plusieurs passages de Thucydide. Pour lui, les mots τά πρό αύτών et τά έτι παλαιότερα désignent deux périodes mal définies en elles-mêmes, mais qui se distinguent nettement l'une de l'autre par un fait saillant, l'expédition de Troie et les guerres médiques. A ces deux faits convient également l'appréciation exprimée dès le début par Thucydide ; à tous les deux doit être appliquée la lierne méthode critique, qui consiste, non à croire les poètes et les logographes, mais à rechercher les indices propres à éclairer l'historien sur la réalité des choses. Aussi. lorsque la démonstration est faite pour la guerre de Traie, Thucydide passe-t-il, suivant M. Ad. Bauer, à la guerre médique ; tout le chapitre 21 se rapporte à cette critique nouvelle : les poètes qui agrandissent et embellissent les faits, ce sont les auteurs de Perséides à la façon de Chœrilos[12] ; les logographes qui composent pour le plaisir des auditeurs plutôt que par amour de la vérité, ce sont les hommes qui, comme Hérodote, font de la guerre médique le sujet de leurs agréables lectures. Mais ce n'est pas tout : un jugement plus grave encore, que M. Ad. Bauer applique aux guerres médiques, déclare que de tels sujets ne sauraient are traités par un historien. Ce sont des choses qui échappent à une démonstration rigoureuse, et qui pour la plupart ont perdu toute créance, parce qu'elles sont tombées dans le domaine des fables[13]. Si une telle déclaration visait réellement les campagnes de Xerxès en Grèce, ne faudrait-il pas renoncer à chercher de l'histoire dans Hérodote ?

Mais telle n'a pas été la pensée de Thucydide, et c'est sur une interprétation inexacte des textes que repose cette assimilation des guerres médiques aux récits fabuleux des poètes. L'erreur de M. Ad. Bauer a pour point de départ son explication des mots τά πρό αύτών. Loin de désigner par là les guerres médiques seules, Thucydide pense à la puissance de la Grèce en temps de paix comme en temps de guerre[14], et cela pendant une période assez longue de son histoire, ou plutôt, comme l'a fort bien montré M. U. Kahler, pendant tout son passé historique[15]. La différence, en effet, qu'établit Thucydide entre les temps antérieurs à la guerre du Péloponnèse et les temps plus anciens tient à la nature des sources où il puisait l'histoire de ces deux périodes : pour la plus ancienne, la période mythique, il n'avait d'autres ressources que de vagues traditions poétiques ; pour la période suivante, il disposait déjà de chroniques, qui lui fournissaient des dates précises. La vraie division de la préface de Thucydide se marque donc au début du chapitre 12, lorsqu'apparaît la trace d'une chronologie historique[16], et cette seconde période, on le voit, embrasse toute l'histoire non mythique de la Grèce jusqu'à la guerre du Péloponnèse.

Le résumé de cette histoire s'étend jusqu'à la fin du chapitre 19 ; après quoi, l'auteur, revenant sur les efforts qu'il a dû faire pour connaître à fond le passé, expose les difficultés de sa lâche. C'est à ce propos qu'il signale la fausseté de nombreuses traditions et la négligence de la plupart des historiens ; mais, qu'on y prenne garde, l'exemple (l'Hérodote n'est invoqué en cet endroit que pour montrer a fortiori combien de recherches exige l'histoire des temps anciens, puisque le présent même, comme les institutions actuelles de Sparte, échappe à la connaissance d'auteurs contemporains. Sauf cet exemple, tout le reste du développement est relatif à des sujets anciens, sur lesquels Thucydide croit être arrivé à une exactitude suffisante ; il s'est pour cela servi de plusieurs indices précis, tels que l'état actuel de certaines villes et la persistance de certains usages, et non pas des données fournies par les poètes et les logographes ; car, ajoute-t-il, cette histoire du plus ancien passé de la Grèce échappe à une démonstration rigoureuse. Cette dernière phrase ne se rapporte donc pas, comme on l'a cru, d'une façon générale au récit des logographes, mais en particulier à ces tiges antiques dont Thucydide a voulu se faire une idée personnelle et originale, au lieu de suivre les fables courantes. Rien de tout cela ne vise les guerres médiques elles-mêmes, ni Hérodote, qui n'avait touché que par occasion à l'histoire la plus reculée de la Grèce.

Ainsi, dans son introduction, Thucydide se contente d'affirmer, à propos des guerres médiques, deux ou trois vérités fondamentales, comme celles-ci : les forces militaires et navales des Grecs n'avaient pas alors l'importance qu'elles ont eue depuis ; il a suffi de deux batailles sur mer et de deux sur terre pour résoudre cette crise de l'invasion médique. Il n'y a rien là qui contredise formellement le témoignage d'Hérodote.

En est-il autrement dans le corps de l'ouvrage ? Et la critique de Thucydide à l'égard de son devancier a-t-elle ailleurs plus d'importance ?

A notre avis, la preuve que Thucydide a connu l'ouvrage d'Hérodote n'est guère possible que pour les premiers chapitres de son histoire[17] ; pour le reste, elle est des plus contestables, et nous avons dit plus haut que, selon nous, Thucydide, en parlant, au début de son second livre, du tremblement de terre de Délos, ne savait pas être en désaccord avec Hérodote. D'autres allusions, relatives à Cylon et aux Pisistratides[18], sont également douteuses. Bornons-nous donc à ce qui regarde les guerres médiques, et demandons-nous comment Thucydide en a parlé.

Il est certain qu'on trouve entre les deux auteurs quelques différences ; nous en relevons d'abord trois, dont on va apprécier la portée : au liv. IX, chapitre 13, Hérodote dit que Mardonius brûla tout ce qui restait à Athènes de murs, de maisons et de sanctuaires après l'incendie de l'année précédente ; Thucydide corrige Hérodote, en disant qu'une partie des maisons resta debout, celles entre autres qu'avaient occupées les chefs perses[19]. — Au liv. IX, chap. 114, Hérodote parle de Sestos assiégée par les Athéniens seuls ; Thucydide ajoute que les Athéniens étaient accompagnés de leurs nouveaux alliés d'Ionie[20]. — Au liv. VII, chap. 144, Hérodote parlant des mesures prises par Thémistocle pour la construction de trières nouvelles, dit que c'était en vue de la guerre d'Égine ; Thucydide prête à Thémistocle une pensée plus profonde, en ajoutant que déjà le barbare était attendu[21]. — De telles corrections (si elles peuvent passer pour telles) confirment, on l'avouera, plutôt qu'elles n'ébranlent l'autorité d'Hérodote.

Enfin certains critiques découvrent une réfutation d'Hérodote dans le passage où Thucydide définit l'intelligence politique de Thémistocle, et ils croient pouvoir tirer de la lettre à Artaxerxès, citée par Thucydide, un argument contre la réalité d'une seconde ambassade secrète envoyée par le général athénien à Xerxès après la bataille de Salamine. Ces deux opinions sont-elles fondées ?

Dans son jugement sur Thémistocle, Thucydide résume ainsi les qualités éminentes de ce puissant esprit : Par la seule force de son intelligence, et sans que l'étude ou l'expérience l'eût instruit, il était du premier coup le meilleur juge des affaires présentes, et il savait mieux que personne prévoir du plus loin les événements futurs[22]. Les mots οΰτε προμαθών ές αύτήν ούδ' έπιμαθών mettent bien en lumière la spontanéité de ce génie, qui ne devait rien ni à l'étude préalable ni à cette autre sorte d'étude qui résulte d'une expérience acquise. Au lieu de cette pensée générale, une critique trop subtile voit dans cette phrase une allusion à de prétendus conseils donnés à Thémistocle dans une circonstance solennelle, et en conclut que Thucydide condamne ici le récit d'Hérodote sur l'intervention de Mnésiphile auprès de son élève, la veille de Salamine[23]. C'est donner, ce semble, au jugement de Thucydide une portée beaucoup trop restreinte, et c'est en fausser le sens que de traduire avec M. Wecklein : Jamais il n'était arrivé que personne dit à Thémistocle avant l'action ce qu'il devait faire ou après l'action ce qu'il aurait dû faire[24].

De même, il faut, suivant nous, maintenir le sens donné par les meilleurs éditeurs de Thucydide au passage où Thémistocle explique dans sa lettre au Grand Roi le service qu'il a rendu jadis à Xerxès : Tu me dois de la reconnaissance pour un service passéil rappelait ici comment il avait fait parvenir de Salamine à Xerxès la nouvelle de la retraite de la flotte grecque et comment il avait alors, ce qui était d'ailleurs un mensonge, empêché la rupture des ponts; aujourd'hui encore, c'est avec le pouvoir de te servir que je viens à toi[25]. Ainsi interprété, ce passage concorde avec le témoignage d'Hérodote, au sujet du second message de Sicinnos[26] ; si Thucydide ajoute que Thémistocle se vantait à tort d'avoir empêché la rupture des ponts, c'est que, comme on le voit aussi dans Hérodote, le chef athénien n'avait consenti à abandonner son projet primitif que devant l'opposition des alliés. M. Wecklein ne comprend pas ainsi la phrase de Thucydide. Pour lui, Thémistocle rappelle sa conduite à l'égard de Xerxès dans deux circonstances distinctes : d'abord, avant ,la bataille, quand il avertit Xerxès de la fuite que méditaient les Grecs, et ensuite, après la victoire, quand il retint les Athéniens prêts à naviguer vers l'Hellespont. Mais cette interprétation soulève plusieurs difficultés : le mot άναχώρησις convient beaucoup mieux au mouvement de retraite d'une flotte victorieuse qu'à la fuite désordonnée (δρησμός, comme dit Eschyle[27]) d'une armée prise de panique ; et puis, comment Thémistocle aurait-il pu présenter comme un service rendu au Roi un avis, vrai en lui-même, mais dont la conséquence prévue était la défaite des Perses[28] ? Enfin le fait cité dans la seconde partie de la phrase est inséparable, selon nous, de l'avertissement donné au Roi. A quoi pourrait se rapporter l'adverbe de temps τότε sinon à l'époque où Thémistocle avait fait dire à Xerxès de se retirer ? C'est bien alors que le général athénien justifia le conseil qu'il donnait au Roi, en lui faisant savoir que les ponts ne seraient pas rompus. Il s'agit donc dans Thucydide, non de deux services, mais d'un seul, et ce service, c'est précisément le message secret dont parle Hérodote.

Ainsi se trouvent réduites, ce semble, à peu de chose les différences qu'on avait cru observer entre Thucydide et Hérodote dans l'histoire des guerres médiques. Il convient en revanche de signaler entre les deux auteurs des rapprochements qui ne sont pas sans valeur.

Dans le résumé rapide que Thucydide fait des guerres médiques, il rappelle en quelques mots la bataille de Marathon, et il ajoute que, lors de l'invasion de Xerxès, les Lacédémoniens prirent le commandement des alliés, tandis que les Athéniens, après avoir décidé de quitter leur ville, devinrent hommes de mer[29]. Ce rôle des Athéniens, en apparence un peu secondaire, est-il conforme à celui que leur prête Hérodote, quand il attribue à l'initiative d'Athènes le salut de la Grèce[30] ? N'oublions pas que Thucydide a en vue, dans toute cette partie de son introduction, les progrès de l'histoire grecque ; or le développement de la puissance maritime d'Athènes avait été le résultat le plus caractéristique de la guerre médique, au point de vue des relations d'État à État : en s'exprimant ainsi, sous une forme très brève, l'historien a bien rendu compte à la fois du rôle des Athéniens et des conséquences de leur conduite.

Nous avons déjà vu que pour Thucydide comme pour Hérodote la guerre médique s'était terminée après deux batailles sur mer (Artémisium et Salamine) et deux sur terre (Thermopyles et Platées). Mycale même lui parait sans doute se rattacher à l'histoire de l'empire maritime d'Athènes. C'est là une nuance sans importance, tandis qu'il est juste de reconnaître l'accord des deux historiens sur ce point, aujourd'hui contesté, que la guerre médique était finie après la défaite de Mardonius.

Dans le débat qui s'ouvre à Athènes entre Corcyre et Corinthe avant les premières hostilités de la guerre du Péloponnèse, que dit Thucydide du rôle de ces deux villes dans la guerre médique ? Corcyre, à mots couverts, regrette son abstention volontaire dans les luttes du passé et sa prétendue sagesse, qui consistait à ne pas se prononcer entre les deux partis[31] : n'est-ce pas là un aveu qui confirme le récit d'Hérodote ? Corinthe, elle, se tait sur ces événements, et ne rappelle qu'un service rendu jadis à Athènes avant les guerres médiques[32] (service cité par Hérodote[33]), et un autre rendu à la même ville pendant la guerre de Samos[34]. Sans doute elle ne pouvait pas parler de son rôle à Salamine et à Platées comme d'un service de même nature ; mais pourquoi cependant n'évoque-t-elle pas le souvenir de ce temps ? Son silence parait indiquer du moins qu'elle n'avait pas eu alors auprès d'Athènes l'attitude d'une ville empressée et amie. Si Thucydide avait eu quelque chose à reprendre dans le récit d'Hérodote, n'était-ce pas l'occasion de faire rétablir les faits par les Corinthiens eux-mêmes ?

Les Athéniens, dans une autre occasion, se glorifient de leur conduite en face du barbare, et ils le font d'une manière en tout conforme au témoignage d'Hérodote[35]. Quant aux Corinthiens, ils accusent Lacédémone d'avoir laissé venir les Perses jusqu'à l'entrée du Péloponnèse avant de leur opposer une résistance sérieuse, et ils attribuent la victoire, en ce qui regarde Sparte, moins au zèle déployé par elle qu'aux fautes du barbare[36]. C'est exactement ce que pense Hérodote, qu'on accuse parfois de se laisser aveugler par sa partialité pour Athènes.

Terminons par un détail qui nous semble confirmer une assertion d'Hérodote, en apparence contestable : les Lacédémoniens, après la bataille de Platées, ne parviennent pas à enlever le camp retranché des Perses ; il faut, pour décider l'assaut, l'arrivée des Athéniens, passés maîtres dans l'art des sièges[37]. Ne serait-on pas tenté de soutenir qu'Hérodote attribue ici aux Athéniens de l'année 479 un mérite qu'ils acquirent seulement plus tard, lors du siège de Samos en particulier ? Ce serait une erreur ; car, longtemps avant l'affaire de Samos, au témoignage de Thucydide, Sparte invoquait contre les pilotes enfermés dans Messène le secours des Athéniens, à cause de leur antique réputation dans la tactique des sièges[38].

En résumé, Thucydide, préoccupé de la grandeur de son sujet, et convaincu de la rigueur de sa méthode, n'a pas craint de jeter quelque discrédit sur tous ses devanciers, y compris celui qui, à nos yeux, les dépasse de toute sa hauteur. Sans doute on aimerait à trouver chez le plus profond des historiens une plus juste appréciation d'un génie comme Hérodote. Mais, en s'exprimant comme il a fait, Thucydide n'obéissait pas seulement à un sentiment naturel de répulsion pour le genre des conteurs ioniens ; il se conformait à une sorte de tradition littéraire, qui remontait aux premiers logographes, et qui se perpétua chez les historiens durant toute l'antiquité grecque : déjà Hécatée commençait un de ses ouvrages par une critique assez vive des écrivains grecs[39] ; Hérodote suivit cet exemple, et ne ménagea pas les Ioniens. Comment s'étonner qu'il ait été à son tour l'objet d'un traitement semblable ? D'autre part, on peut regretter aussi que Thucydide n'ait pas accordé plus de place, dans son résumé de l'histoire grecque, aux glorieuses batailles qui avaient délivré la Grèce de l'invasion médique ; mais, ne méconnaissons pas sa pensée véritable : jamais il n'a prétendu que l'histoire des guerres médiques fût mal faite, encore moins, qu'elle ne pût pas être faite, à la distance où l'on était des événements, et lui-même a parlé de ces guerres dans des termes qui confirment en général le témoignage de son devancier.

 

 

 



[1] Ce problème, qui se posait déjà dans l'antiquité, a défrayé depuis un siècle un grand nombre de dissertations savantes : on en trouvera une bibliographie assez complète dans le livre de M. AD. BAUER, Themistokles, p. 36 et suiv., et dans une note de M. WIDEMANN, op. cit., p. 8, n. 2.

[2] LUCIEN, Manière d'écrire l'histoire, 42. — DENYS D'HALICARNASSE, Jugement sur Thucydide, 5. — SCOLIASTE de THUCYDIDE, I, 22. — ARISTIDE LE RHÉTEUR, Περί τοΰ παραφθέγματος, p. 514. éd. Dindorf.

[3] THUCYDIDE, I, 22, § 4.

[4] ID., I, 20, § 3.

[5] HÉRODOTE, IX, 53.

[6] HÉRODOTE, VI, 57.

[7] STEIN, note au chap. 57 du liv. VI.

[8] THUCYDIDE, I, 20, § 3.

[9] HERBST (L.), Zu Thukydides Erklärungen und Wiederhersiellungen, 1re série, liv. I-IV, Leipzig, 1892, p. 5-8.

[10] THUCYDIDE, I, 1, § 2.

[11] AD. BAUER, Themistokles, p. 31 et suiv.

[12] Nous dirons plus loin quelques mots de cette épopée, postérieure à l'ouvrage d'Hérodote, 1re partie, liv. II, chap. I.

[13] THUCYDIDE, I, 21, § 1.

[14] ID., I, 1, § 2.

[15] KÖHLER (U.), Ueber die Archäologie des Thukydides, dans les Commentationes philologæ in honorem Mommseni, Berlin, 1877, p. 370 et suiv.

[16] THUCYDIDE, I, 12, § 3. — Cf. I, 13, § 3.

[17] Ces chapitres ont été, vraisemblablement, écrits après la fin de la guerre du Péloponnèse. Voir à ce sujet la notice de M. A. Croiset, en tête de son édition de THUCYDIDE, p. 82-91.

[18] THUCYDIDE, I, 126, et HÉRODOTE, V, 71 ; — THUCYDIDE, VI, 54, et HÉRODOTE, V, 55-59.

[19] THUCYDIDE, I, 89, § 3.

[20] ID., I, 89,5 2.

[21] ID., I, 14, § 2.

[22] THUCYDIDE, I, 138, § 3.

[23] HÉRODOTE, VIII, 58.

[24] WECKLEIN (N.), Ueber die Tradition der Perserkriege, extrait des Sitzungsberichte der philol.-philos. u. hist. Klasse der kön. bayr. Akademie der Wissenscaften zu München, 1878, p. 63, n. 14.

[25] THUCYDIDE, I, 137, § 4.

[26] HÉRODOTE, VIII, 110.

[27] ESCHYLE, Perses, v. 360.

[28] Cette remarque est de MAX DUNCKER, Ueber den angeblichen Verrath des Themistokles, dans les Silzungsberichte der K. preuss. Akademie, 1882, p. 381-384.

[29] THUCYDIDE, I, 18, § 2.

[30] HÉRODOTE, VII, 139.

[31] THUCYDIDE, I, 32, § 4.

[32] ID., I, § 2.

[33] HÉRODOTE, VI, 89.

[34] THUCYDIDE, I, 41, § 2.

[35] THUCYDIDE, I, 73 et 74.

[36] ID., I, 69, § 5.

[37] HÉRODOTE, IX, 70.

[38] THUCYDIDE, I, 102, § 2.

[39] HÉCATÉE DE MILET, fr. 332 (Fragm. histor. græc., t. I, p. 25).