HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

 

AVANT-PROPOS.

 

 

L'Académie des Inscriptions et Belles-lettres avait mis au concours, pour le Prix ordinaire de 1894, le sujet suivant : Étudier la tradition des guerres médiques ; déterminer les éléments dont elle s'est formée, en examinant le récit d'Hérodote et les données fournies par d'autres écrivains. Le Mémoire que nous avons présenté à ce concours, et que l'Académie a bien voulu honorer de ses suffrages, répondait aussi exactement que possible à ce programme. Si Hérodote y occupait la première place, nous n'avions négligé aucun des autres écrivains qui contribuent à jeter quelque lumière sur la tradition des guerres médiques, soit dans ses origines les plus lointaines, soit dans ses dernières transformations. C'est ainsi que nous avions interrogé tour à tour les poésies de Simonide et de Pindare, les tragédies de Phrynichos et d'Eschyle, les œuvres des logographes ; puis, chez les contemporains et chez les successeurs d'Hérodote, historiens, poètes, philosophes, orateurs, grammairiens, nous avions relevé une à une toutes les données, toutes les allusions même, qui, de près ou de loin, se rapportaient à cette lutte mémorable. En remaniant notre travail, pour concentrer tous nos efforts sur Hérodote historien des guerres médiques, nous avons conservé, quoique sous une autre forme, plusieurs de ces développements accessoires ; nous en avons supprimé d'autres ; mais nous n'avons rien changé au fond des idées, ni aux résultats essentiels de nos recherches.

Ce que nous avons dû sacrifier, en effet, pour ne pas étendre outre mesure les dimensions de cet ouvrage, c'est la partie peut-être la plus pittoresque, mais à coup sûr la moins historique, de la tradition. On ne reconnaîtra pas ici quelques-uns des traits les plus curieux et les plus célèbres de cette image agrandie, de ce mirage des guerres médiques, qui n'a jamais cessé d'inspirer aux Grecs un enthousiasme toujours nouveau. On n'assistera pas, sur le champ de bataille de Marathon, à l'apparition merveilleuse de Thésée parmi les hoplites athéniens, ni aux exploits surhumains du héros Echétlos, armé de sa charrue. On ne verra pas la chouette présager à Thémistocle la victoire de Salamine, ni le brave Euchidas mourir au milieu des vainqueurs de Platées, après être allé chercher à Delphes une étincelle sacrée, prise au foyer commun de la patrie. On ne suivra pas les processions solennelles, qui se rendaient à Marathon comme en un lieu de pèlerinage ; on ne se joindra pas au cortège gracieux des éphèbes, qui allaient déposer une couronne sur le monument des ancêtres morts pour la liberté, et -qui, tout remplis de ces pieux souvenirs, prêtaient l'oreille encore, près du tombeau de Miltiade, au tumulte des armes et au hennissement .des chevaux d'Artapherne. On ne visitera pas, sous la conduite de Pausanias, les temples en ruines que la foi populaire respectait comme des témoins authentiques de l'invasion barbare, ni les sanctuaires que des offrandes vénérables, tableaux, statues, autels, reliques même, comme le siège de Xerxès ou le cimeterre de Mardonius, désignaient à l'admiration de la postérité. On ne trouvera pas davantage, dans notre livre, l'écho des belles périodes et des savantes antithèses que les rhéteurs ont accumulées à l'envi, pendant plusieurs siècles, sur le percement de l'Athos et le joug imposé à l'Hellespont, sur les 'lèches innombrables qui obscurcissaient le ciel des Thermopyles, sur la gloire des Athéniens, doublement vainqueurs à Salamine, de leurs alliés, par leur zèle à les défendre, de leurs ennemis, par leur ardeur à les combattre. On n'entendra pas, enfin, les poètes de l'Anthologie, prétentieux imitateurs de Simonide, varier à l'infini les louanges de Léonidas, et prêter à son cadavre même des paroles indignées, pour refuser le manteau de pourpre que lui jette le Grand Roi.

En laissant de côté ces fantaisies de l'imagination poétique, ces lieux communs de la rhétorique, ces légendes pieuses où s'est complu le patriotisme des Grecs, nous ne retranchons rien d'essentiel à l'histoire des guerres médiques. Sans doute les écrivains postérieurs à Hérodote, ceux mêmes qui l'ont généralement imité, ont pu recueillir aussi, à l'occasion, des données nouvelles et intéressantes. C'est le cas de Diodore de Sicile, qui, en reproduisant le récit d'Éphore, cet élève d'Isocrate, nous offre, au milieu de développements oratoires sur des thèmes connus, quelques faits ignorés d'Hérodote, et dignes au moins d'être examinés. C'est le cas surtout de Plutarque, qui, dans ses Vies de Thémistocle et d'Aristide, ajoute à la version traditionnelle des batailles de Salamine et de Platées une foule de détails piquants et d'anecdotes demeurées célèbres. Mais, pour faire la critique de ces données étrangères à Hérodote, il nous faudrait entrer dans de longues et minutieuses discussions, sans arriver d'ailleurs à des résultats précis. Nous soupçonnons que Plutarque a puisé largement dans l'œuvre d'historiens qui vivaient au IIIe siècle avant notre ère ; mais ces historiens, que nous ne possédons plus, dépendaient eux-mêmes d'écrivains antérieurs, que nous ne possédons pas davantage. Comment établir une filiation certaine dans une série de témoignages aussi incomplète ?

Quant aux légendes qui s'attachaient à des monuments religieux, et qu'entretenait encore au temps de Pausanias une sorte de piété patriotique, la difficulté est de savoir à quelle époque elles ont pris naissance. Quelques-unes assurément ont une origine fort ancienne, puisqu'Hérodote lui-même en cite plusieurs, attestant ainsi la fécondité précoce de la tradition. Mais il suffit que l'origine tardive de plusieurs d'entre elles puisse être démontrée par des preuves rigoureuses, pour qu'on doive s'abstenir, ce semble, de considérer comme antérieures à Hérodote celles que nous fait connaître seulement Pausanias on Plutarque. Ge n'est pas au lendemain de la guerre, comme on l'a cru longtemps sur la foi de l'orateur Lycurgue, que les Grecs ont pris la résolution de laisser intacts, pour servir d'exemple aux générations à venir, les édifices détruits et incendiés par les Perses : Isocrate n'a pas eu connaissance de ce prétendu serment, et cette clause fameuse nous apparie aujourd'hui comme un spécimen des fictions qui se sont accréditées en Grèce longtemps encore après l'invasion médique.

Cette tendance a dû se manifester de bonne heure, presque aussitôt après la victoire, et c'est ce qui rend si délicate l'étude de la tradition primitive des guerres médiques d'après les monuments qui étaient censés en rappeler le souvenir. Pour beaucoup d'entre eux, il est vrai, nous reconnaissons aisément la vanité de la légende qui leur attribuait une telle origine : personne n'admettra que l'Odéon de Périclès ait reproduit réellement la forme de la tente apportée par Xerxès en Grèce, ni que les colonnes intérieures qui en soutenaient le toit aient été faites avec les mâts des navires pris aux Phéniciens. Dans la même catégorie de monuments apocryphes, nous rangerions volontiers les statues qui s'élevaient sous un des portiques de l'agora de Trézène, et qui représentaient, selon Pausanias, les femmes athéniennes et les enfants réfugiés dans cette ville avant la bataille de Salamine. Dans d'autres cas, la description seule d'un édifice ou d'une œuvre d'art nous aide à en découvrir l'origine récente : ainsi ne peut-on guère songer à voir une œuvre du Ve siècle dans ce portique de Sparte, que Pausanias décrit en ces termes : Sur les colonnes étaient des statues de marbre blanc, représentant des Perses, Mardonius fils de Gobryas, et la reine Artémise. Mais d'autres témoignages du même auteur n'offrent aucune prise à la critique : à quelle époque, par exemple, les Carystiens, qui avaient joué un rôle peu honorable pendant la guerre, purent-ils croire le souvenir de leur conduite assez effacé pour se permettre de consacrer au dieu de Delphes un taureau d'airain, comme une dîme prélevée sur le butin des Mèdes ? A quelle époque aussi remonte un ex-voto du même genre que l'Aréopage avait érigé sur l'Acropole d'Athènes ? Le silence d'Hérodote sur ces offrandes n'est pas une preuve suffisante qu'elles n'existaient pas de son temps, puisque beaucoup d'autres, qui existaient certainement, ont été passées par lui sous silence. Nous nous appliquerons donc à déterminer, non pas tous les monuments qui, vers le milieu du Ve siècle, pouvaient évoquer dans la mémoire d'un Grec patriote le souvenir des guerres médiques, mais seulement l'usage qu'Hérodote lui-même a fait de ces monuments.

Par une méthode semblable, au lieu d'aborder directement l'étude de la tradition littéraire des guerres médiques avant Hérodote, nous avons pensé qu'il valait mieux la confondre avec la recherche des sources où il a puisé. Nous n'avons que des fragments insignifiants des logographes ; nous ne savons presque rien des Phéniciennes de Phrynichos ; nous doutons de l'authenticité de la plupart des épigrammes attribuées à Simonide. Mais l'analyse du livre d'Hérodote nous permet de saisir, tantôt l'influence d'une source poétique, tantôt la trace d'un emprunt à quelque récit antérieur, et cette critique suffit à nous faire entrevoir quelque chose d'une tradition qui restera toujours très obscure.

Aussi bien Hérodote est-il pour nous, non pas le plus ancien témoin des guerres médiques, mais le premier auteur qui ait voulu en écrire l'histoire. C'est à ce titre — sans parler de ses autres mérites — que nous le distinguons entre tous. C'est pour cette raison que nous lui consacrons exclusivement ce travail, sauf à revenir plus tard sur les autres sujets dont nous venons d'indiquer en quelques mots l'intérêt et la difficulté.

Mais en faisant d'Hérodote l'objet unique de ce livre, pouvions-nous considérer seulement en lui l'historien des guerres médiques ? Pouvions-nous éluder toutes les autres questions historiques qu'il traite, ou qu'il aide du moins à résoudre ? On verra, dans le cours de cette étude, que nous n'avons pas hésité à nous prononcer sur quelques points qui intéressent en général l'œuvre tout entière d'Hérodote : c'est ainsi que nous avons exprimé une hypothèse sur la formation des parties constitutives qui entrent dans la composition de son histoire, et que nous avons défendu, en dehors même du sujet particulier des guerres médiques, sa véracité de voyageur et d'auteur. Mais il ne suffit pas de proclamer les qualités morales d'un écrivain, pour avoir le droit de porter un jugement sur la valeur de son témoignage. Il faut tenir compte encore des résultats qu'il a acquis à la science. Or la critique personnelle de ces résultats nous était interdite pour tout ce qui regarde les mœurs, le pays et l'histoire des peuples barbares. Il faudrait une compétence qui nous manque, pour apprécier dans le détail les. données d'Hérodote sur l'Égypte, Babylone, la Médie, la Perse, l'Inde, et en général sur toutes les contrées de l'Asie. Plutôt que d'émettre une opinion qui ne reposerait pas, de notre part, sur une étude personnelle des monuments et des textes originaux, nous avons pensé faire œuvre plus utile, en nous bornant à considérer les résultats obtenus par Hérodote dans son enquête sur la Grèce.

Dans ces limites mêmes, nous ne prétendons pas épuiser ici la critique de tous les faits qu'il rapporte. Si l'objet propre de son ouvrage, la lutte des Grecs et des barbares, n'embrasse qu'une période assez restreinte du passé de la Grèce, il a su, par une méthode qu'on a souvent signalée, introduire dans ce cadre les digressions les plus variées. Il a touché ainsi à la plupart des questions obscures que soulèvent les origines de l'histoire grecque : son témoignage, quel qu'il soit, a une importance considérable, qu'il s'agisse des Pélasges ou des migrations primitives des tribus helléniques, des vieilles institutions de Sparte ou d'Athènes. Mais ces données historiques ne se présentent pas chez lui comme un ensemble de faits étroitement unis les uns aux autres par une idée maîtresse. Ce sont des aperçus qu'il nous donne à l'occasion sur des époques reculées ; ce n'est pas, à proprement parler, l'histoire qu'il a voulu écrire.

En nous attachant à l'examen des guerres médiques dans Hérodote, plutôt qu'aux détails disséminés dans des épisodes, nous croyons donc nous placer sur un terrain plus sûr pour estimer à sa juste valeur l'œuvre de l'historien. Sans doute notre curiosité scientifique se porte plus volontiers peut-être dans son livre vers les allusions à des faits moins connus, à des temps plus anciens, fussent-ils légendaires, et lui-même s'abandonne à ces digressions avec une telle complaisance qu'il semble s'attarder parfois dans l'exposé de son sujet. Mais c'est pourtant ce sujet même qu'il a toujours en vue : la crise des guerres médiques, voilà le fait historique qu'il a voulu mettre en lumière. S'il s'est trompé, si la pensée fondamentale de son ouvrage est fausse, si la Grèce n'a pas été menacée des plus grands périls, si les batailles de Marathon, de Salamine et de Platées ont pris dans l'imagination populaire une importance qu'elles n'ont pas eue en réalité, si Hérodote a été dupe d'une illusion, et s'il a contribué à propager une erreur, c'en est fait de la confiance qu'il mérite comme historien : en dépit des résultats partiels où son bon sens a pu le conduire, il a échoué dans la partie essentielle de son œuvre. Si au contraire il a vu juste en présentant l'invasion médique comme un danger formidable pour la Grèce, si, malgré des erreurs de détail, il a bien rendu compte des conditions de la lutte, s'il a expliqué les causes matérielles et morales de la défaite des barbares, s'il a justement célébré la valeur des Grecs, sans dissimuler leurs divisions et leurs fautes, s'il a compris les conséquences d'une victoire qui délivrait l'Europe d'une menace de conquête, et qui inaugurait pour la Grèce une ère de prospérité et d'éclat, il a droit, comme historien, à notre admiration.

Avril 1894.