HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXXV. — ROME ET LES MONARCHIES DE GRÈCE ET D'ORIENT.

 

 

Il y a toujours eu une question d'Orient chaque fois qu'à l'Est de la Méditerranée un grand empire entrant en décomposition est devenu l'objet des convoitises de ses voisins. A la fin du me siècle, c'était l'Égypte qui, à la fois par ses richesses, sa situation géographique, et son gouvernement déplorable, attirait l'attention des États méditerranéens. Aucune des familles macédoniennes établies sur un trône oriental n'avait subi plus rapidement que les Ptolémées l'influence déprimante du climat, du milieu, des mariages consanguins. Ptolémée III avait été dans cette lignée le dernier souverain énergique ; après lui, le prestige de la bataille de Raphia, gagnée à force de mercenaires, ne put longtemps cacher les scandales du règne de Ptolémée IV, ses favoris indignes, les querelles de palais et de harem, les révoltes de la population d'Alexandrie, les soulèvements indigènes dans le royaume, le mystère de la mort du roi (204), les troubles de la régence de son fils Ptolémée IV, un enfant de cinq ans. Les vieux rivaux des Ptolémée, les rois de Macédoine et de Syrie, s'ils ne songeaient pas à s'emparer de la vallée du Nil, qui formait un tout indivisible, et qu'aucun des deux n'était d'humeur à abandonner à l'autre, se mirent d'accord pour se partager les territoires nombreux et disparates qui, par mariage ou droit de conquête, dépendaient de l'Égypte, depuis les îles et villes de la côte thrace jusqu'à la Cœlé-Syrie. Dès 202, Philippe, dont les forces étaient plus faciles à mobiliser, envahissait la Thrace et s'emparait d'Abydos qui fut mise à sac ; en 201, une flotte, comme la Macédoine n'en avait pas possédé depuis longtemps, s'emparait de Samos. Le monde grec s'inquiéta. En dehors du gouvernement égyptien, qui laissait faire, deux puissances surtout prirent ombrage de ces progrès : Attale, pour qui toute tentative de Philippe sur la côte d'Asie était une menace ; Rhodes, qui considérait l'équilibre dans la Mer Égée comme une nécessité de son commerce. Les flottes combinées de Pergame et de Rhodes rencontrèrent près de Chios celle de Philippe ; la bataille fut indécise, mais la moitié de la flotte macédonienne fut détruite. Philippe essaya de se rattraper sur terre, par une longue et pénible campagne en Asie, sur le territoire de Pergame d'abord, où Attale refusa le combat et laissa piller le pays, puis en Carie où il s'empara de Stratonicée, qui était à l'Égypte, et de diverses possessions rhodiennes. Revenu, non sans peine, en Grèce, Philippe avait mécontenté les Étoliens par une campagne en Phtiotide, les Athéniens — malgré leur désir de rester neutres — par une expédition et des ravages en Attique.

Philippe gâtait donc, par son caractère impulsif, qui fera le malheur de sa vie, et cet abominable goût de pillage qu'on lui avait déjà vu en 215, la situation qu'il s'était récemment créée en Grèce. Il croyait pouvoir le faire impunément ; les États qu'il avait lésés n'avaient pas d'armée à opposer à la sienne ; ils ne pouvaient s'adresser au Séleucide, qui avait partie liée avec lui. Restait Rome, à qui sa récente victoire sur les Carthaginois conférait un prestige inouï. En 201/200, des ambassades venues d'Égypte, de Rhodes, de Pergame, se rencontrèrent en Italie. On peut se demander si ces États se rendirent compte des conséquences de leur démarche. Après tout, la brutalité de ses soldats, l'incorrection de sa politique, ne prouvaient pas que le Sénat eût des velléités de conquêtes en Orient ; et, de fait, il était bien éloigné des projets d'impérialisme qu'on lui prête dès cette époque. Une seule chose pouvait alors le décider, et le décida en effet à intervenir dans ces querelles d'Orient ; c'est l'alliance — qu'on ne manqua pas de lui signaler — entre Philippe et Antiochos. On connaissait à Rome les ressources militaires de la Macédoine ; on était porté à y surestimer celles d'Antiochos, de ce roi étonnant qui avait reconstitué un empire auquel ne manquaient que la Macédoine et l'Égypte pour égaler celui d'Alexandre. Le Sénat s'imagina, à tort, que l'accord des deux rois était dirigé contre cette Italie qui en moins d'un siècle n'avait pas vu moins de trois invasions ; et il se décida à profiter de l'occasion qui s'offrait pour frapper l'un des deux alliés, le moins fort et le plus rapproché. Du même coup on donnerait satisfaction aux nombreux États grecs qui souhaitaient la fin de l'hégémonie macédonienne, et, contre la Macédoine, mais surtout contre Antiochos, on créerait le rempart d'une Grèce libre, fidèlement attachée à Rome, et qui, en cas de danger oriental, signalerait les premières menaces et recevrait au besoin les premiers coups. Il y avait là un grand changement dans la politique du Sénat, changement dont les conséquences furent considérables, et qui devait entraîner le Sénat plus loin qu'il n'avait pensé d'abord.

 

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Pour réaliser ce plan, il fallait se hâter, et profiter de ce fait qu'Antiochos s'engageait enfin dans la conquête de la Syrie (201). Les circonstances étaient favorables : une campagne transmarine n'était pas pour effrayer un peuple qui venait de terminer en Afrique la guerre contre Carthage, l'armée de la République était en forme comme elle ne le fut peut-être jamais ; la flotte de Philippe avait été très diminuée à Chios, et le délabrement des finances royales ne devait pas lui permettre d'en constituer une autre : grave infériorité qui permettra aux escadres combinées de Rome, de Pergame et de Rhodes, de rester, durant toute la campagne, maîtresses de la Mer Égée, de ravitailler et d'appuyer les armées de terre. Le Sénat ne s'attarda pas à chercher de bonnes raisons de guerre ; il feignit que Philippe avait attaqué son allié Attale, et, pendant que les Athéniens déclaraient la guerre à Philippe, une armée romaine de 20.000 hommes passait en Illyrie. Mais les Romains devaient bientôt s'apercevoir qu'ils n'étaient pas accueillis partout en libérateurs. La Ligue achéenne décida de rester neutre ; les Étoliens, qui se rappelaient ce qui s'était passé en 207, voulaient voir venir ; il fallut que le consul Sulpicius s'engageât en Macédoine, et battît Philippe dans la région des lacs (199), pour décider les Étoliens à prendre une part active aux opérations. Néanmoins la guerre traînait quand l'arrivée du consul T. Quinctius Flamininus, magistrat ambitieux, bon soldat, diplomate avisé, hâta les événements. Il força les passes du massif du Pinde, et opéra sa concentration avec les Étoliens en Thessalie. La présence en pleine Grèce de cette armée, appuyée par la flotte alliée qui venait de s'emparer d'Érétrie et qui parut peu de temps après devant Corinthe, donnait à réfléchir, surtout aux Achéens ; la tenue impeccable des troupes romaines, les manifestations de philhellénisme de Flamininus, faisaient oublier les fâcheux souvenirs des années 211-208 ; la Ligue était, depuis 204, engagée dans une guerre difficile avec Nabis, le tyran de Sparte, qui avait failli lui reprendre Messène, et elle ne tenait pas à se mettre l'armée romaine à dos. Après une séance mouvementée, l'Assemblée décida de rompre l'alliance qui depuis 223 ans unissait l'Achaïe et la Macédoine, et à se joindre aux Romains.

Philippe, désormais isolé en Grèce, était disposé à négocier, et Flamininus, qui n'était pas certain d'être prorogé l'année suivante, désirait terminer personnellement cette guerre, qu'il considérait comme sa chose. Mais aux conférences de Nicée (198), où Philippe se rencontra avec Flamininus accompagné de délégués de l'Achaïe, de l'Étolie, de Rhodes et de Pergame, le roi manifesta une fois de plus son caractère fantasque, et les Grecs montrèrent l'étendue de leurs exigences : ils demandaient que Philippe abandonnât toutes ses possessions de Grèce, ainsi que ses conquêtes d'Asie ; et le Sénat, auquel Philippe voulut recourir, refusa de négocier si les forteresses de Chalcis, de Démétrias, de Corinthe, n'étaient pas évacuées. La guerre reprit. Flamininus, qui avait passé l'hiver en Phocide, entra au printemps de 197 en Thessalie, et ses troupes, grossies de contingents alliés, rencontrèrent celles de Philippe près des collines dites Têtes de chiens (Cynocéphales) ; entre les deux armées, d'importance à peu près égale (environ 25.000 hommes chacune), s'engagea une rude bataille où la massive phalange, embarrassée dans ce terrain accidenté, se montra finalement inférieure à la légion. A la même époque, les Achéens infligeaient à la garnison macédonienne de Corinthe un échec sévère, les troupes royales étaient battues par les Romains en Carie. Cette fois, il fallait à Philippe la paix à tout prix. Et Flamininus n'était pas homme à la lui refuser. Philippe signa une convention par laquelle il renonçait aux trois forteresses par lesquelles les Antigonides, depuis près d'un siècle, tenaient la Grèce, et à presque toutes ses possessions d'Asie. La Macédoine, amputée même de la Thessalie, était revenue à ses limites de 350.

Restait à régler la situation des territoires occupés jusqu'ici par les garnisons macédoniennes. Et l'on se demandait en Grèce quelle serait là-dessus la décision du Sénat. Elle dépassa toutes les espérances. Aux jeux isthmiques de 196 Flamininus fit proclamer la liberté sans restriction des cités et États récemment libérés. C'était — et l'Assemblée le comprit — garantir la liberté de toute la Grèce d'Europe. Et sans doute, depuis deux siècles, cette liberté avait fait, à plusieurs reprises, l'objet de déclarations retentissantes et vite démenties. Mais cette fois la proclamation était faite au nom d'un peuple étranger au monde hellénique et qui semblait ne pas y avoir d'intérêts. On comprend dans ces conditions les manifestations d'enthousiasme délirant dont Flamininus fut l'objet. L'événement répondit d'abord aux promesses ; les confédérations de Thessalie et d'Eubée furent reconstituées, Démétrias fut attribuée à l'une, Chalcis à l'autre, tandis que Corinthe était rendue à la Ligue achéenne ; Rome ne conservait aucun point 'd'appui en Grèce, l'hégémonie macédonienne était finie, une ère nouvelle semblait commencer.

 

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La politique romaine n'allait pas sans inconvénients. D'abord elle ne pouvait d'un coup supprimer les dissensions entre Grecs ; bien mieux, par la manière dont elle favorisait les Achéens, elle allait exciter les vieux ennemis de la Ligue, Étoliens et Spartiates. Les Étoliens, qui étaient cependant entrés en guerre aux côtés des Romains avant les Achéens, ne se consolaient pas de voir leurs rivaux maîtres, avec Corinthe, de l'essentiel du Péloponnèse, et leur mécontentement, qui s'exprima en présence de Flamininus, n'attendait qu'une occasion de se traduire en actes. A Sparte, Nabis ne pouvait se décider à abandonner Argos, que Flamininus avait fait attribuer à la Ligue. Il fallut la présence en Laconie de contingents romains et achéens, la capitulation du port de Gythion, et un assaut où seul l'incendie empêcha les Romains de pénétrer dans la ville, pour mettre à la raison l'opiniâtre tyranneau.

Hors de la Grèce, la politique du Sénat avait aussi un point faible. Il laissait les mains libres A l'un des deux alliés de 203 ; et de fait, rien n'empêcha Antiochos de pénétrer en 201 en Syrie, puis, après une contre-offensive égyptienne, d'y revenir en 200 et de défaire complètement l'ennemi à Panion ; la Cœlé-Syrie était définitivement perdue pour l'Égypte. Les années suivantes furent employées à nettoyer l'Asie Mineure des dernières garnisons égyptiennes et à conquérir la Cilicie. Et, comme premier résultat de la défaite de Philippe, on vit Antiochos mettre la main sur les territoires d'Asie possédés jusque-là par le roi de Macédoine, ce qui le mit en conflit direct avec Rhodes, avec Eumène de Pergame, frère et successeur d'Attale, enfin avec les cités grecques de Smyrne et de Lampsaque. États et cités lésés se tournèrent, comme de juste, vers Rome. Une nouvelle et grave démarche d'Antiochos décida le Sénat, hésitant, à intervenir. Parmi les territoires abandonnés par Philippe il y avait la Thrace ; Antiochos y pénétrait au moment de la proclamation de Flamininus ; son intention était sans doute de reconstituer dans son intégrité l'empire de Séleucos, que la victoire de 281 avait rendu pour un temps maître de cette région, boulevard des territoires du Nord de l'Asie Mineure. Mais les Romains ne l'entendirent pas ainsi ; ils virent dans cette expédition en Europe une menace directe contre la Grèce, et, à travers la Grèce, contre eux. Leurs craintes se confirmèrent lorsqu'ils apprirent en 196 qu'Hannibal, obligé de quitter Carthage, s'était réfugié chez le roi de Syrie. Tout paraissait à recommencer ; n'avait-on abattu Philippe que pour favoriser les progrès d'un nouvel Alexandre ? De longues négociations (196-192), en Thrace d'abord, puis en Grèce où Flamininus et dix commissaires étaient établis pour régler les affaires helléniques, à Rome enfin où les ambassadeurs d'Antiochos, se présentèrent devant le Sénat, ne firent que préciser l'opposition entre les deux adversaires : Antiochos ne renonçait pas aux villes de Thrace, il ne souffrait pas que ses droits sur celles d'Asie fussent mis en question ; le Sénat ne voulait pas voir les armées d'Antiochos en Europe, et, étendant maintenant au delà de la Mer Égée la politique qui lui réussissait si bien en Grèce, il prenait sous sa protection les cités libres d'Asie Mineure — atteinte insupportable à la souveraineté d'Antiochos, et (les Romains y comptaient bien) encouragement à la rébellion dans son propre royaume.

Ces quatre années furent employées par les deux adversaires, mais surtout par Antiochos, à s'assurer des alliés en Orient. Avant de s'engager dans une guerre contre Rome, le roi voulait régler la question d'Égypte ; il usa du procédé courant : sa fille Cléopâtre, qui reçut la Cœlé-Syrie en dot, fut unie au jeune Ptolémée IV ; une autre de ses filles épousa le roi de Cappadoce ; et il n'aurait tenu qu'à Eumène d'épouser la troisième ; mais le roi de Pergame resta fidèle à l'alliance romaine. En Grèce, Antiochos pensait être soutenu par les États qui se trouvaient lésés par le règlement de 196. De fait, les Étoliens ne demandaient que la guerre et s'emparèrent dès le début de 192 de Démétrias ; ils appelaient Antiochos de tous leurs vœux et lui promettaient un soulèvement général en sa faveur. La plus grande faute que fit jamais le roi fut de les croire, et, pour éviter les difficultés d'une grande mobilisation dans son empire, de passer en Grèce avec une armée de 10.000 hommes seulement, de qualité et de discipline médiocres (192). Son arrivée ne provoqua pas le mouvement attendu. Philippe resta fidèle à l'alliance romaine ; Sparte, après la mort de Nabis, et malgré la présence d'un détachement étolien, entra dans la Ligue achéenne ; l'installation d'une garnison achéenne au Pirée contint facilement Athènes, où les dispositions du parti démocratique n'étaient pas sûres. Seuls, dans la Grèce du Nord, Amynandre, le roitelet des Athamanes ; dans le Péloponnèse, Élis et Messène, prirent le parti des Étoliens.

Devant ces dispositions, Antiochos dut se contenter, une fois débarqué à Démétrias, de s'emparer de Chalcis, qui devait lui servir de base, et de faire en Thessalie une démonstration vite enrayée par la présence d'un détachement romain à Larissa. Et, au printemps de 191, une armée romaine de 22.000 hommes, sous la conduite du consul Acilius, débarqua en Épire, fit sa jonction avec l'armée macédonienne, pénétra à son tour en Thessalie, et marcha à la rencontre d'Antiochos qui essaya de l'arrêter aux Thermopyles. Une fois de plus on vit la faiblesse de cette position lorsqu'elle est tenue par une garnison mal couverte sur sa gauche. Elle fut tournée, comme elle l'avait déjà été deux fois en trois siècles ; une déroute s'ensuivit ; Antiochos rentra précipitamment à Chalcis, et de là en Mie, abandonnant la Grèce et les Étoliens.

Le coup était dur pour son prestige, mais les pertes matérielles étaient insignifiantes en regard des ressources de l'empire. Les Romains le sentirent bien ; et, pour que la menace séleucide ne pesât plus sur la Grèce, le Sénat comprit qu'il fallait des opérations d'une autre envergure, permettant, comme on l'avait fait pour Philippe, de battre Antiochos chez lui. Et l'on se décida à Rome à préparer une expédition destinée à l'Asie. Mais d'abord il fallait qu'Antiochos fût mis hors d'état de transporter de nouveau une armée en Europe. Il avait une belle flotte sur la côte d'Asie Mineure ; Hannibal lui en préparait une autre en Syrie. Dès 191 une escadre romaine reparut dans la Mer Égée, et, de concert avec celles de Rhodes et de Pergame, commença une série d'opérations où les Rhodiens jouèrent le rôle le plus utile, et qui eurent pour effet d'empêcher la jonction des deux flottes royales. Pendant ce temps, en Italie, où l'on ne se dissimulait pas les difficultés de l'entreprise, se préparait un corps expéditionnaire de 13.000 hommes, qui, sous le commandement de P. Scipion, assisté de son frère Scipion l'Africain — le vainqueur de Zama — passa en Épire en 190. Elle arriva en Grèce pour recevoir la soumission des Étoliens, qui, pressés par les armées combinées d'Acilius et de Philippe, malgré l'énergique résistance des forteresses d'Héraclée et de Naupacte, durent demander aux Scipions un armistice de six mois.

La situation était donc nette en. Grèce, et l'armée de Scipion, doublée de celle d'Acilius, et grossie de contingents helléniques, traversa sans encombre la Thrace, dont Antiochos, affolé, avait fait évacuer les garnisons et les dépôts, et franchit l'Hellespont. Elle comptait environ 30.000 hommes — â peu près l'effectif de celle d'Alexandre un siècle tt demi plus tôt. Une fois de plus on vit les difficultés de mobilisation et de recrutement presque insolubles dans ce grand empire d'Orient, et la faiblesse de ces bandes bigarrées en face des troupes homogènes et bien commandées d'Occident. La bataille de Magnésie (190), malgré le courage d'Antiochos, la fougue des phalanges composées de soldats d'origine macédonienne, se termina par la déroute et le massacre de l'armée royale. Antiochos n'avait engagé que 72.000 hommes, mais il comprit l'inutilité de prolonger la lutte. Des négociations s'ouvrirent. Pendant ce temps, la situation militaire était complètement réglée en Asie par la défaite des Galates, alliés d'Antiochos, voisins intolérables des rois de Pergame ; et en Grèce par des opérations contre les Étoliens, qui avaient repris la lutte à la fin de l'armistice, mais dont l'opiniâtreté ne tint plus longtemps après la défaite de leur allié d'Asie. Une série de traités régla le sort de l'Asie Mineure et de la Grèce du Nord. En Asie, il était en tous cas entendu qu'Antiochos, outre une lourde amende et l'abandon presque complet de sa flotte de guerre, devait renoncer à toute la région du Nord du Taurus ; mais la question était de savoir à qui ces territoires seraient attribués. Deux ambitions et deux politiques s'affrontèrent pendant les négociations : celle de Rhodes, qui voulait faire respecter la liberté de toutes les cités grecques, espérant sans doute constituer autour d'elle une vaste confédération politique et commerciale ; celle d'Eumène, qui demandait que les territoires enlevés à Antiochos, si les Romains ne voulaient pas les conserver, lui fussent attribués. Les principes intéressaient peu les Romains ; l'attitude de cette république de marchands indépendants et avisés commençait à leur déplaire ; ils favorisèrent le roi de Pergame, qu'ils sentaient si bien dans la main. Sauf la Carie, et un certain nombre de cités au sud du Méandre, accordées aux Rhodiens, toute la partie occidentale de l'Asie Mineure fut attribuée à Eumène, qui reconstituait ainsi à son profit le royaume éphémère de Lysimaque. Pour l'Étolie, les conditions furent singulièrement douces ; on imposa seulement à la Ligue de renoncer aux territoires conquis depuis le commencement de la guerre, et à la prépondérance qu'elle exerçait depuis près d'un siècle dans l'amphictyonie delphique. Les Romains avaient intérêt à ne pas trop abaisser des alliés d'hier, et de vieux rivaux de la Macédoine.

On constate que les Romains ne s'attribuèrent, cette fois encore, aucun territoire, aucun avantage financier ou commercial. Il leur suffisait d'avoir détruit la redoutable alliance de 203, et d'avoir interposé entre l'Italie d'une part, la Macédoine et l'empire séleucide de l'autre, le rempart d'une Grèce libre et reconnaissante, et d'un royaume pergaménien résolument fidèle à leur alliance. Il ne faut chercher dans cette politique ni prévoyance machiavélique et préparation de conquêtes futures, ni désintéressement sentimental. L'idée d'annexer une Grèce pauvre et indisciplinée, ou ces territoires mal connus d'Orient, n'entrait pas dans la tête des magistrats qui rédigèrent les traités de 188 ; et d'autre part la sympathie qu'inspiraient alors à quelques familles aristocratiques de Rome le passé merveilleux de la Grèce, son prestige littéraire ou artistique, n'était pas un sentiment assez répandu pour influer sur la politique de prudent opportunisme qui était depuis trente ans celle du Sénat vis-à-vis des choses d'Orient.

 

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Mais il est très difficile de déterminer le moment précis où un peuple robuste, rendu défiant par des invasions successives, et décidé à organiser puissamment sa défensive, passe, quelquefois sans en avoir conscience, à une politique d'impérialisme. Le Sénat souhaitait sans doute le maintien de la situation créée par les conventions de 196 et de 188. Mais cette situation reposait sur un malentendu. Elle supposait que tous les États intéressés accepteraient que Rome les aurait bien dans la main, dirigerait leur politique extérieure, et, dans la mesure où celle-ci dépend de celle-là, leur politique intérieure. Or c'était là une diminution de leur souveraineté que ne pouvaient accepter ni ses anciens ennemis ni même ses alliés. Et dès le lendemain de la guerre d'Asie on allait voir se heurter la volonté de Rome et celle des États qui lui avaient manifesté jusqu'ici le plus de dévouement. La Ligue achéenne était alors au plus beau moment de son histoire. L'accession de Sparte et d'Argos, l'énergie de Philopœmen, lui donnaient l'illusion de n'avoir de comptes à rendre à personne ; de fait, on lui voit accepter en 187 l'alliance de Ptolémée V, refuser celle d'Eumène qui, malgré ses avances et ses libéralités, ne pouvait lui faire oublier le scandale d'Égine. Mais cette attitude déplaisait à Rome ; dès 192, il y avait eu, à propos de l'affaire spartiate, des froissements entre Philopœmen et Flamininus ; une occasion se présenta bientôt de faire sentir aux Achéens qu'ils n'étaient forts que parce que le Sénat le voulait bien. Un conflit avait éclaté entre Sparte et la Ligue où elle venait d'entrer, et qui prétendait régler à son gré le retour des bannis expulsés par Nabis, imposer à Sparte une constitution analogue à celle des autres cités achéennes, éliminer ce redoutable esprit de réformes sociales qui y régnait depuis Agis et Cléomène, enfin démanteler la ville. Et en 188 la Ligue était près d'arriver à ses fins. Mais en même temps Messène faisait défection : Philopœmen, parti à la tête d'un détachement pour réduire les rebelles, fut pris, exécuté à Messène, et il fallut une seconde expédition conduite par Lycortas pour arrêter la révolte. Rome intervint. Quoique la défection de Messène fût peut-être son œuvre, elle n'insista pas quand elle en vit la prompte répression ; mais elle tint bon pour Sparte ; au cours de négociations, où les Achéens défendirent avec opiniâtreté la souveraineté de la Ligue, Rome trouva moyen d'opposer les uns aux autres les partis achéens, et Sparte fut autorisée à faire revenir ses bannis, à restaurer la constitution de Lycurgue, et ses murailles. — A l'autre bout du monde grec, Rhodes voyait avec étonnement le Sénat approuver la révolte des Lyciens (177), que les conventions de 189 lui avaient cependant formellement attribués. La politique de Rome, son ingérence dans les affaires intérieures des États, la manière cassante dont le Sénat menait les négociations, créaient un sentiment de malaise qu'un nouveau conflit macédonien allait bientôt préciser.

Les armées macédoniennes avaient loyalement et efficacement combattu contre Antiochos à côté des armées romaines. La récompense avait été maigre : Démétrios et quelques bourgades de Phtiotide ; après de laborieuses négociations, Philippe se vit refuser les villes de Thessalie et de Thrace qu'il avait cru pouvoir occuper. Plus peut-être qu'après Cynocéphales il sentait la condition inférieure où la défaite l'avait mis. Après avoir rêvé d'un empire hellénique, il n'était plus que le maitre d'un petit royaume, tenu en lisières par Rome. Les dernières années de son règne furent consacrées à la réorganisation, menée parfois de façon assez brutale, d'un État épuisé militaire ment et financièrement ; lorsqu'il mourut en 179, il laissait A son fils aîné Persée un royaume convalescent, niais une situation difficile. Pour pouvoir vivre en paix avec Rome., il fallait évidemment renoncer désormais à tout espoir d'hégémonie, et montrer la docilité d'un Eumène ; politique inadmissible pour l'héritier des grands Antigonides. Et d'autre part Persée, renseigné par son père, instruit par sa propre expérience, ne connaissait que trop la puissance de la République, et le travail de désorganisation que sa diplomatie opérait dans le monde grec. Durant son règne plein d'angoisses et de contradictions ce roi hésitera entre le désir de reprendre les traditions de sa maison, et la crainte des armées romaines ; et il offrira le spectacle tragique d'un souverain engagé presque inévitablement dans une guerre où il se sait vaincu d'avance.

Dès le début de son règne, il montra beaucoup d'activité. Outre la restauration intérieure du royaume, il se préoccupa de retrouver dans le monde grec les sympathies compromises par l'humeur fantasque et la défaite de son père ; il rétablit les rapports, interrompus depuis vingt ans, avec la Ligue achéenne, se créa des partisans en Étolie, en Béotie, en Thrace, A Rhodes même, et épousa la fille de Séleucos IV, fils d'Antiochos III. Mais le temps n'était plus où le Sénat se désintéressait de ce qui se passait en Grèce il avait partout maintenant des observateurs ; surtout il pouvait compter sur la vigilance intéressée d'Eumène, qui, en 172, vint dénoncer à Rome les agissements de Persée. Il semble bien que dès cette date, le Sénat ait envisagé la suppression de œ royaume de Macédoine, dont l'existence était décidément incompatible avec la sécurité romaine, la sécurité telle qu'on l'entendait maintenant. Mais il voulut d'abord parer aux effets de la diplomatie macédonienne, et ses légats firent si bien que, lorsque les ambassadeurs de Persée, après des négociations dilatoires, reçurent brusquement l'ordre de quitter l'Italie dans les trente jours, le roi ne pouvait compter, en dehors de sympathies inopérantes, que sur l'aide effective des Épirotes, des Galates du Danube (Bastarnes), de quelques roitelets thraces et de quelques cités de Béotie et du Péloponnèse. Un royaume de quatre millions de sujets allait avoir à soutenir une guerre contre un État qui, avec l'Espagne, en comptait plus de dix millions, habitué maintenant aux expéditions d'outre-mer, et à qui Massinissa, roi des Numides, fournissait des éléphants, Eumène, sa flotte.

La Macédoine tint bon pourtant pendant plus de trois ans. Son infanterie paysanne fit jusqu'au bout son devoir ; au début de la guerre, marchant 4 la rencontre des Romains qui, comme la dernière fois, voulaient envahir la Macédoine par la voie la plus facile, celle du Sud, elle remporta en Thessalie, à Sycourion, un succès qui aurait pu être mieux exploité. Mais Persée était découragé d'avance, et ce découragement devint de l'affolement lorsque le Sénat se décida à envoyer, à la place du médiocre P. Licinius, d'abord Q. Martius Philippus qui, en 169, évitant la passe de Tempé, força audacieusement, par le massif de l'Olympe, l'entrée de la Macédoine ; puis Paul-Émile, un militaire éprouvé, qui bouscula l'armée macédonienne établie au Sud de la ville de Pydna, entre les contreforts de l'Olympe et la mer. Cette défaite ouvrait aux Romains la route des ports du golfe Thermaïque et des vieilles capitales macédoniennes ; Persée se soumit sans conditions, et la population macédonienne, malgré son loyalisme, ne tenta pas de résistance (168).

La Grèce avait suivi avec anxiété les péripéties de la lutte. Elle savait que son avenir était en jeu. Sans doute les cent soixante ans presque continus d'hégémonie macédonienne n'avaient pas été exempts de frottements ; mais avec Rome, c'était l'inconnu, et l'on ne pouvait oublier ni les brutalités d'autrefois, ni celles, toutes récentes, du prêteur O. Lucretius en Béotie (171). Bien des États souhaitaient une paix blanche, négociaient en sous-main avec Persée — surtout après la victoire de Sycourion. Rhodes, fidèle à sa politique d'équilibre, avait profité d'un succès remporté par la petite flotte de Persée pour offrir sa médiation. Eumène lui-même, qui avait peut-être compris les conséquences, pour son royaume, de l'écrasement de la Macédoine, semble avoir engagé d'obscures négociations avec Persée. Les Romains étaient au courant de toutes ces combinaisons et de tous ces espoirs, et ils en tiraient cette conclusion qu'une politique de générosité vis-à-vis des États grecs était inopérante, et qu'il fallait désormais user de la force. On s'en aperçut lorsqu'à Amphipolis les commissaires romains firent connaître les terribles décisions du Sénat.

La monarchie macédonienne était supprimée. A sa place était créée une fédération libre de quatre régions découpées arbitrairement dans le royaume, payant un lourd tribut à Rome, et soumises à un gouvernement aristocratique que le Sénat pensait avoir dans sa main. Dans presque tous les États grecs, les chefs du parti macédonien, nommément désignés, reçurent l'ordre de se rendre à Rome pour s'y justifier. La plupart d'entre eux ne devaient pas en revenir. En Épire, la confédération fut dissoute, soixante-dix villages furent détruits, cent cinquante mille hommes emmenés en captivité — les Romains n'avaient pas oublié l'expédition de Pyrrhos. Pour Rhodes, son attitude indépendante, ses prétentions opiniâtres au rôle d'arbitre avaient exaspéré le Sénat. Elle se vit enlever presque toutes ses possessions asiatiques. Un coup plus dur lui fut porté. Les commerçants italiens qui, depuis le début du IIe siècle, commençaient à fréquenter les ports de la Mer Égée, avaient pu constater l'importance sans cesse croissante du trafic de Délos. En 166 l'île fut rendue aux Athéniens, et déclarée port franc, mesure qui fut pour le commerce rhodien un vrai désastre.

Eumène lui-même subissait les effets de la colère du Sénat. Une insurrection galate, éclatée en 168, avait été sinon provoquée, du moins encouragée par Rome ; lorsque le roi de Pergame, après une première campagne malheureuse, se fut refait une armée, et eut battu l'ennemi, le Sénat intervint pour déclarer les Galates autonomes. Venu lui-même en Italie pour plaider sa cause, Eumène avait été, en débarquant à Brindes, prié de ne pas aller plus loin, et avait dû se rembarquer aussitôt. — Un autre allié de Rome, le roi de Syrie, subissait une humiliation aussi grande. Antiochos III était mort quelques mois après sa défaite. Son fils aîné Séleucos IV n'avait régné que quelques années ; son cadet Antiochos IV Épiphane, longtemps retenu en otage à Rome, ne demandait qu'à vivre en paix avec la République dont il avait vu de près la force. Mais en 169 les armements et les provocations de l'Égypte, où les conseillers du jeune roi Ptolémée VI songeaient à reprendre la Syrie, décidèrent Antiochos à pénétrer dans le Delta ; deux campagnes heureuses semblaient lui en assurer la protection, il menaçait Alexandrie, ses troupes étaient victorieuses à Chypre. Mais le Sénat ne pouvait admettre qu'un même maître régnât à Alexandrie, à Antioche, et à Babylone ; et, dès que l'affaire macédonienne fut réglée, une ambassade romaine vint intimer à Antiochos l'oi.dre d'évacuer l'Égypte immédiatement.

Dans cette politique de brutalités la volonté de la République était bien nette. Rome ne voulait rien annexer ; elle ne voulait pas, pour l'instant, exploiter les pays vaincus d'Orient ; c'est un anachronisme que d'attribuer, dès cette époque, une politique d'expansion économique au Sénat qui interdisait, en 166, le travail dans les mines d'or et d'argent de Macédoine. Mais Rome voulait mettre ces pays hors d'état de lui nuire et d'être, par leurs combinaisons, leurs alliances secrètes ou déclarées, une menace. La générosité n'avait pas réussi ; dans cet Orient qu'elle connaissait mieux maintenant, elle essayait de la violence qui n'allait pas, il faut le dire, lui donner sous cette première forme de résultats plus durables.

 

Bibliographie. — POLYBE, Histoires. — BOUCHÉ-LECLERCQ, HOLLEAUX, COLIN, ouvrages cités. — HOLLEAUX, articles divers parus dans le Bulletin de Correspondance hellénique, la Revue des Etudes grecques, la Revue des Etudes anciennes (1920-1924).