HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXXIV. — RECONSTITUTION DES GRANDES MONARCHIES. PREMIERS CONTACTS AVEC ROME.

 

 

Il y avait longtemps que la situation politique de la Grèce en deçà des Thermopyles n'avait été aussi favorable. De larges groupements s'y étaient constitués, qui pouvaient être l'amorce d'une fédération générale. A l'extérieur, l'Égypte ne manifestait aucun appétit de conquêtes en Europe, l'empire séleucide était en désagrégation, la Macédoine était revenue à ses limites de 350. Mais le particularisme allait de nouveau dresser les États grecs les uns contre les autres, et le résultat de ces querelles allait être la restauration de l'hégémonie macédonienne, en attendant l'apparition d'une puissance autrement redoutable que la Macédoine.

Ce fut Sparte qui troubla la paix du Péloponnèse. Cette ville souffrait d'un mal intérieur qui ne faisait qu'empirer. La diminution du nombre des citoyens de plein droit, la concentration de la propriété foncière, créaient un état de choses instable et dont souffraient les grands propriétaires eux-mêmes, chargés d'hypothèques. Avec ses vastes domaines mal exploités, l'enchevêtrement des dettes, la pauvreté de son commerce et de sa circulation monétaire, Sparte était dans la situation d'Athènes trois siècles auparavant. Et les réformes qui avaient été bienfaisantes au temps de Solon paraissaient opportunes à Sparte en 250. Le jeune roi Agis, endoctriné par son cousin Agésilas et leur ami l'éphore Lysandre, fit approuver par le Conseil un projet aux termes duquel les hypothèques étaient levées, les propriétaires étant tenus par contre de partager une partie de leurs terres entre les non-possédants ; en même temps le nombre des citoyens de plein droit devait être augmenté. Le second roi, Léonidas, qui voulait s'opposer à la réforme, fut banni ; les éphores récalcitrants, destitués, et la première partie au moins du programme, la levée des hypothèques, fut accomplie (242). Mais les prolétaires attendirent en vain le partage des terres, d'où une première cause de mécontentement ; de plus, Agis était dépourvu de prestige ; sa politique extérieure d'entente avec les Achéens n'était pas populaire, et le fut moins encore lorsqu'en 241 une armée, amenée par le jeune roi pour aider les troupes de la Ligue à repousser les Étoliens, fut peu honorablement congédiée par Aratos, qui se défiait de l'esprit qui régnait à Sparte. A son retour, Agis fut accueilli par une violente opposition, Léonidas fut rappelé de l'exil, Agésilas dut s'exiler, et Agis fut emprisonné, condamné et exécuté.

Mais l'idée était dans l'air. Dix ans après, Cléomène, roi depuis 335, devait la reprendre et la compléter. Il avait bien compris qu'une réforme à Sparte ne pourrait être accomplie que par un personnage à qui sa politique extérieure donnerait un suffisant prestige ; et il voulut lui donner comme complément le rétablissement de l'autorité de Sparte dans le Péloponnèse. Dès 229 il commença à mener contre les Achéens une petite guerre qui devait aboutir à un conflit déclaré. C'est là qu'apparut le grave défaut de la constitution de la Ligue : le stratège, chef politique, y était également, en temps de guerre, commandant suprême de l'armée ; cette organisation, que les grandes cités grecques avaient abandonnée dès le IVe siècle, était incompatible avec la complexité d'une guerre moderne ; et il se trouvait précisément qu'Aratos, qu'un jeu de bascule ramenait à la stratégie une année sur deux, n'était qu'un général médiocre. Un premier échec au printemps de 227 fut, à l'automne de la même année, suivi d'une défaite sous les murs de Mégalépolis. Quoique la cause principale en fût la désobéissance de Lydiadas, rival d'Aratos à la direction de la Ligue, le prestige d'Aratos fut ébranlé. Cléomène pouvait désormais risquer sa réforme ; à son retour d'Arcadie, il fit exécuter les éphores en charge, bannir quatre-vingts citoyens opposés à son plan, et annonça à l'Assemblée le rétablissement de la constitution de Lycurgue. Le partage des terres devint une réalité, 4.000 périœques devinrent citoyens de plein droit, même l'institution des repas de corps, avec le menu frugal que la tradition attribuait à Lycurgue, fut remise en vigueur. On conçoit la répercussion de pareils événements dans le Péloponnèse, où régnait, sans doute sous une forme moins aiguë, le même malaise économique qu'à Sparte ; la vieille cité redevenait redoutable, avec l'enthousiasme révolutionnaire qui y régnait, son armée renforcée de nouveaux citoyens que Cléomène organisa à la mode du jour, c'est-à-dire à la façon macédonienne. Et, comme la politique traditionnelle de l'Égypte était, sinon d'intervenir directement en Grèce, du moins d'y favoriser les ennemis de la Macédoine, Cléomène reçut de Ptolémée III des subsides importants.

Les Achéens étaient inquiets ; une nouvelle défaite les décida à entamer des négociations. Mais Cléomène ne demandait rien de moins que l'hégémonie de la Ligue ; c'était, A bref délai, l'ancienne confédération péloponnésienne restaurée sous l'autorité de Sparte. Néanmoins le conseil fédéral était prêt à accepter ; plutôt que de voir disparaître cette Ligue qui était l'œuvre de sa vie, Aratos, qui n'était pas stratège cette année-là, préféra demander du secours à la puissance même aux dépens de laquelle la Ligue s'était constituée — à la Macédoine. C'était le seul secours sur lequel il fallût compter ; on ne pouvait naturellement pas s'adresser à Ptolémée, les rapports étaient tendus depuis quelques années avec les Étoliens, les souverains d'Asie se désintéressaient du Péloponnèse. On a reproché à Aratos d'avoir ramené les Barbares en Grèce ; mais la Macédoine de la fin du me siècle était un État plus civilisé que cette Sparte passée brusquement d'un régime arriéré à un régime révolutionnaire ; et Aratos espérait que, sous l'hégémonie lointaine de la Macédoine, la ligue pourrait se refaire en attendant des jours meilleurs.

Il se trouvait précisément qu'Antigone le Tuteur (Doson), était un souverain avisé et énergique. Il venait de débarrasser presque toute la Macédoine septentrionale des Dardaniens ; il s'était, au prix d'une partie de la Thessalie, il est vrai, assuré la paix du côté des Étoliens. Il accueillit sans rancune les propositions d'Aratos, ne demandant qu'une seule chose en échange de son concours : Corinthe et sa citadelle. Ç'aurait été un dur sacrifice pour la Ligue que d'abandonner une pareille position, si Cléomène, avec qui les négociations avaient été rompues, ne s'était, de 225 à 223, emparé d'Argos, puis de Corinthe même. Le Conseil fédéral décida d'accepter les conditions d'Antigone, qui aussitôt put mettre en campagne une armée de 20.000 hommes. Cléomène tenait l'Isthme. Mais, menacé sur ses derrières par l'armée achéenne, il dut abandonner Corinthe, où Antigone rétablit aussitôt une garnison, et se retirer dans le Péloponnèse. Antigone l'y poursuivit à travers l'Argolide et l'Arcadie. La saison avancée arrêta les opérations militaires, mais non l'activité diplomatique d'Antigone, qui, à l'assemblée d'automne, décida le Conseil de la Ligue à participer à une vaste Alliance générale qui groupait, avec la Macédoine, plusieurs fédérations de Grèce : Béotiens, Phocidiens, Thessaliens, Épirotes, Acarnaniens. C'était, moins Athènes, la reconstitution de la ligue de Corinthe, avec cette différence qu'en face de la Macédoine se trouvaient, non plus une poussière de cités, mais d'importantes ligues avec la volonté desquelles la Macédoine devrait compter. En trois ans, Antigone Doson avait retrouvé en Grèce une situation matériellement presqu'aussi forte, moralement meilleure que celle de Gonatas.

Désormais Cléomène était isolé dans le Péloponnèse, et dans le monde grec. La diplomatie égyptienne n'avait point coutume de soutenir les vaincus, et Ptolémée lui coupa les subsides. Au printemps de 221, Antigone pénétra en Laconie ; les 20.000 hommes de Cléomène, qui lui barraient la route dans la vallée de l'Oenas, furent, malgré l'avantage de la position de Sellasie où il s'était retranché, complètement battus par les armées macédoniennes et achéennes réunies sous le commandement d'Antigone. La partie était perdue pour Cléomène ; après avoir traversé hâtivement Sparte, où Antigone entra derrière lui, il s'enfuit en Égypte. Ses réformes furent annulées, Sparte dut faire partie de la confédération organisée par Antigone. Dans cette aventure, Sparte avait perdu le peu de prestige qu'elle possédait encore.

Antigone ne devait pas voir les résultats de sa victoire. Reparti dans le Nord pour arrêter une nouvelle invasion des Dardaniens, il mourut de maladie pendant la campagne. Sa mort allait donner le signal d'un grand conflit. Les Étoliens n'avaient pas voulu entrer dans la grande Alliance d'Antigone. Leur tempérament batailleur et conquérant s'accommodait mal d'une Grèce pacifiée où la Macédoine tenait la première place, les Achéens la seconde. Aussi dès 220 un détachement étolien passait dans le Péloponnèse, et envahissait la Messénie, qui, restée depuis longtemps en dehors des querelles et des alliances, dut cette fois sortir de son isolement et demander du secours aux. Achéens. Aratos marcha à la rencontre des Étoliens, qui, leur razzia terminée, rentraient par l'isthme ; il fut complètement battu. Une seconde invasion des Étoliens resta impunie et amena une rupture officielle entre les deux ligues. Sparte se joignit aux Étoliens. Pendant quelques mois on y avait escompté le retour de Cléomène ; mais l'ex-roi n'était pas, pour les Égyptiens, un hôte de tout repos ; Ptolémée III l'avait bien reçu, Ptolémée IV dut le faire garder à vue ; après une tentative manquée d'évasion, Cléomène se tua. Sa mort n'empêcha pas le parti anti-macédonien à Sparte de relever la tête ; la royauté, supprimée après Sellasie, fut rétablie, et dès 219 le roi Lycurgue envahissait l'Argolide.

Jusqu'alors l'autorité de la Macédoine était restée inefficace. Le jeune roi Philippe, âgé de dix-sept ans, et les conseillers qu'Antigone, en mourant, avait attachés à sa personne, étaient peu disposés à intervenir dans un conflit en Grèce à un moment où l'établissement des Romains en Illyrie et la grande lutte imminente entre Rome et Carthage allait poser à l'Ouest de si graves questions. Une expédition macédonienne dans le Péloponnèse (220) était restée sans résultat ; en 219, Philippe avait pénétré en Étolie ; il en avait été vite rappelé par une invasion des Étoliens et des Dardaniens en Macédoine. Mais il allait bientôt montrer des qualités militaires que nul ne soupçonnait. En plein hiver 219/8, à la tête d'une armée de 6.000 hommes, il parut dans le Péloponnèse, et battit les contingents spartiates et étoliens ; au printemps de 218 il traversa le golfe de Corinthe, pénétra en Étolie jusqu'à Thermos, le sanctuaire de la ligue ; peu de jours après, on le vit avec stupeur reparaître dans le Péloponnèse, où il descendit jusqu'à Sparte. Revenu en Macédoine, l'année suivante, après avoir nettoyé des Dardaniens le Nord du pays, il marchait de nouveau contre les Étoliens et leur enlevait la Phtiotide. A ces campagnes foudroyantes les Étoliens n'avaient opposé que de pauvres parades. Aussi lorsque les Rhodiens, qui avaient besoin, pour leur commerce, d'une Grèce pacifiée, et qui commençaient à jouer le rôle d'arbitre qu'ils ont gardé pendant un demi-siècle, proposèrent leur médiation, d'accord avec Ptolémée IV, les Étoliens acceptèrent d'entrer en négociations avec Philippe, qui, de son côté, avait tout intérêt à régler les affaires de Grèce pour suivre la guerre désormais éclatée entre Rome et Carthage. L'assemblée de la ligue étolienne, réunie à Naupacte en 217, se mit d'accord avec Philippe et Aratos pour accepter le statu quo, c'est-à-dire en somme l'hégémonie macédonienne consolidée par des points d'appui en Phtiotide, et dans le Péloponnèse, d'où les Étoliens étaient complètement expulsés. Le prestige de la Macédoine s'étendait même hors de la Grèce continentale ; en Crète, si longtemps demeurée en dehors des affaires helléniques, quelques villes, lasses des conflits où elles s'usaient depuis tant d'années, avaient demandé l'envoi d'un détachement macédonien et étaient entrées dans la grande Alliance. L'organisation créée par Antigone Doson avait subi victorieusement l'épreuve d'un changement de règne et d'un grand conflit.

 

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C'était aussi un jeune homme qui avait restauré en Orient l'autorité des Séleucides. A l'avènement d'Antiochos III, l'Asie Mineure était aux mains d'Attale de Pergame ; au cœur même du royaume, l'enclave égyptienne de Séleucie restait une menace directe pour la capitale Antioche ; à l'Est, l'empire s'effritait : le satrape de Médie, Molon, se révoltait et constituait avec les provinces limitrophes un État indépendant. Si Achaios, cousin du roi, militaire émérite, put, dès le début du règne, reprendre l'Asie Mineure presque entière, Antiochos, mal conseillé par son tuteur Hermias, s'engagea dans une expédition stérile en Cœlé-Syrie, pendant que ses lieutenants se faisaient battre en Médie, et laissaient Molon s'avancer jusqu'en Mésopotamie. En 221, le jeune roi prit lui-même la direction des opérations, et marcha contre Molon qui fut battu et tué. Mais les difficultés allaient renaître à l'Ouest, où Achaios venait de se faire proclamer roi en Asie Mineure. L'influence de la diplomatie égyptienne était sensible dans cette rébellion soudaine ; et, non sans raison, Antiochos se décida à se retourner contre l'Égypte. Les circonstances favorisaient son projet ; Ptolémée III venait de mourir ; des intrigues de palais, qui coûtèrent la vie à la reine-mère, l'ambitieuse Bérénice, avaient suivi l'avènement de Ptolémée IV. De plus, au moment où, après s'être emparé de Séleucie, il entrait en Cœlé-Syrie, Antiochos reçut des offres de service du gouverneur de cette province, l'Étolien Théodotos, qui venait de se révolter contre le gouvernement d'Alexandrie. A la fin de 219, Antiochos était maître du pays. Ptolémée et son ministre Sosibios entamèrent et firent traîner des négociations pendant lesquelles ils purent lever de gros contingents, mi-indigènes, mi-grecs, armés à la mode macédonienne par les meilleurs chefs de mercenaires de l'époque. En 218 les armées de Ptolémée et d'Antiochos se rencontrèrent à Raphia, au sud de Gaza ; malgré une brillante charge de cavalerie menée par Antiochos lui-même, l'infanterie égyptienne, plus nombreuse (70.000 contre 60.000 hommes) et plus homogène, enfonça les bataillons bigarrés d'Asie. La Cœlé-Syrie était de nouveau perdue pour Antiochos, et de ce grand effort il ne lui restait que la possession de Séleucie, qu'une paix rapidement conclue avec Ptolémée lui assura.

Au moins pouvait-il se retourner maintenant contre Achaios, qui pendant ces deux années avait été tenu en haleine par Attale et par Prusias, roi de Bithynie. Assiégé dans la citadelle de Sardes, le rebelle fut pris par trahison, et supplicié ; l'Asie Mineure était reconquise (213). Le moment était venu de faire sentir de nouveau le pouvoir royal dans ces provinces du Nord et de l'Est qui, pendant un demi-siècle de guerres intestines et d'incurie, s'étaient peu à peu détachées de l'empire. En 212 Antiochos faisait reconnaître son autorité par le roi d'Arménie. De 211 à 206, une grande expédition, mal connue dans le détail, mais qui rappelle par sa durée et son itinéraire celle qu'Alexandre avait entreprise cent vingt ans auparavant, lui permettait d'imposer sa suzeraineté aux rois de Parthie et à ces dynastes de Bactriane dont le royaume sera, pendant un siècle et demi, un poste avancé de l'hellénisme, étendant ses incursions et son influence jusqu'au bassin du Gange. Sans doute tous ces souverains conservaient le titre et l'autorité royale ; mais enfin les provinces les plus éloignées de l'empire de Séleucos avaient vu passer les armées victorieuses de son arrière-petit-fils ; les radjahs du Pendjab avaient renoué des relations avec lui ; Antiochos pouvait désormais se considérer comme le vrai successeur d'Alexandre et de ces Grands Rois achéménides dont on lui voit prendre le titre à partir de 208. La Grèce avait suivi avec sympathie l'expédition triomphale du souverain qui, par son courage, son activité juvénile, l'énormité des territoires qui lui étaient soumis, semblait prêt à devenir le maître des destinées du monde méditerranéen.

 

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Mais un nouvel État allait intervenir dans les affaires de Grèce. Rome avait montré jusqu'ici peu de curiosité pour les événements d'Orient. Sans doute l'expédition de Pyrrhos avait révélé au Sénat la puissance des monarchies hellénistiques, la valeur et l'armement de leurs troupes, l'audace et l'initiative de leurs souverains. Mais, préoccupé essentiellement de ce qui se passait dans la Méditerranée occidentale, il était mal renseigné sur les événements du monde grec, et peu disposé à s'y mêler. Aucun texte sérieux, aucun document authentique ne permet de croire à une action politique ou diplomatique de Rome à l'est de l'Adriatique avant la fin du me siècle. Une série d'événements et de complications allait cependant l'engager, presque malgré elle, dans les affaires d'Orient. La décadence des marines grecques avait, comme il arrive toujours en Méditerranée, lorsque les États riverains ne sont plus en mesure d'y faire la police, favorisé un peu partout le renouveau de la piraterie, mais nulle part peut-être autant que dans l'Adriatique, où le royaume d'Illyrie, fort accru depuis la désagrégation de l'Épire, vivait essentiellement de la course : ses vaisseaux légers descendaient jusque sur les côtes de Laconie ; les villes de la rive italienne, dont le commerce était tout naturellement tourné vers l'Est, voyaient leur trafic désorganisé par les corsaires illyriens. Elles s'adressèrent à Rome. Maîtresse de toute l'Italie du Sud depuis 266, grande puissance maritime depuis que la menace carthaginoise l'avait forcée à se constituer une flotte de guerre, Rome ne pouvait se désintéresser de ces plaintes. Elle se décida en 225 à envoyer en Illyrie une ambassade ; la reine Teuta fit assassiner le légat, les pirateries continuèrent de plus belle, Corcyre fut prise, Épidamne assiégée, les flottes étoliennes et achéennes venues à la rescousse furent battues à Paxos. A ces provocations répondit enfin un acte énergique : cette même année, une croisière commandée par les consuls en charge dégagea Épidamne, reprit Corcyre ; les barcasses illyriennes n'étaient pas de taille à. lutter contre les quinquérèmes romaines, et Tenta demanda la paix. L'Illyrie dut renoncer à tout ce qu'elle possédait dans l'Adriatique du Sud, accepter de n'y plus jamais envoyer de vaisseaux ; un petit État rival se constitua sur son flanc, dont le commandement fut confié à Démétrios de Pharos ; Rome étendait sa protection sur les cités grecques de la côte orientale, depuis Issa jusqu'à Corcyre.

Il ne semble pas qu'en imposant ces conditions le Sénat ait voulu amorcer une politique de conquêtes en Orient, pas plus que Louis XIV ne songeait à se constituer un empire africain après avoir châtié, en Alger, l'audace des corsaires. Mais derrière l'Illyrie il y avait une Grèce inquiète à l'idée que des Barbares étendaient leur protectorat au delà de l'Adriatique ; il y avait surtout une Macédoine mécontente de voir soumise à une influente étrangère cette Illyrie que Philippe, Alexandre, et les premiers Antigonides avaient considéré comme une dépendance de leur royaume. Antigone Doson, puis Philippe, réussirent à attirer Démétrios de Pharos dans leur alliance ; lorsqu'en 220 ce dernier renouvela les pirateries de Teuta et que les Romains, à la suite d'une courte et brillante campagne, supprimèrent son royaume, c'est chez Philippe qu'il se réfugia. L'année suivante, Philippe précisa son attitude en envahissant l'Illyrie d'où il ne fut délogé que par la menace d'une escadre romaine ; enfin lorsqu'en 216 la bataille de Cannes parut mettre en question l'existence même de Rome, il se hâta de signer avec Hannibal un traité d'alliance défensive et offensive, qui devait lui assurer la suppression de l'influence romaine à l'est de l'Adriatique.

Avant de s'engager à fond contre Rome, il voulut assurer ses derrières. Il sentait l'Étolie et Sparte mal résignées à la paix de Naupacte, et prêtes à profiter de son absence pour recommencer à troubler la Grèce. C'est pourquoi il descendit en 215 et en 214 dans le Péloponnèse ; son objectif était le Mont Ithôme, par quoi il pensait tenir tout le Sud-Ouest de la presqu'île. Ces expéditions, déshonorées par d'affreux pillages, échouèrent et n'eurent d'autre résultat que de mécontenter les Achéens, et de grouper contre lui Étoliens, Spartiates, Messéniens, Éléens. Cette coalition allait recevoir un renfort inattendu. Attale de Pergame voyait ses ambitions asiatiques réduites à néant par l'activité d'Antiochos III ; ses espérances se tournaient maintenant vers l'Ouest, la Thrace et l'Archipel ; de ce côté il avait tout à gagner à une Macédoine affaiblie, et vers 212 il signait avec les Étoliens un traité d'alliance.

Les Romains n'avaient pas songé d'abord à profiter de cette situation. Ils connaissaient, par un hasard heureux, l'existence du traité conclu entre Philippe et Hannibal ; ils savaient que, dès 214, Philippe, avec sa flottille, guettait en Illyrie l'arrivée d'une escadre carthaginoise et le moment de passer en Italie, et que seule l'arrivée d'une division navale romaine l'en avait délogé. Mais ce fut en 212 seulement qu'un général avisé, le préteur M. Laevinus, prit sur lui de signer avec les Étoliens une convention qui assurait aux confédérés l'appui de la flotte romaine. Ainsi la lutte entre Rome et Carthage devenait une guerre mondiale, à laquelle participaient des États d'Afrique, d'Italie, de Grèce et d'Asie, et les Romains se trouvaient amenés à prendre part directement dans un conflit oriental.

Les confédérés ne s'attaquèrent. pas directement à la Macédoine ; les troupes étoliennes, dont la discipline et l'organisation étaient médiocres, ne pouvaient pas compter battre dans son propre pays cette armée qui n'avait rien perdu de son prestige, et dont la victoire de Sellasie et les récentes campagnes de Philippe avaient montré une fois de plus la valeur et les qualités manœuvrières ; d'autre part les Romains ne voulaient pas s'engager à fond, ni déposséder Philippe de son royaume, mais seulement détourner son activité de l'Italie. C'est en Illyrie, dans les îles de l'Adriatique, en Acarnanie, en Thessalie, que les Étoliens et la flotte romaine essayèrent d'abord d'atteindre les alliés et sujets de Philippe. A partir de 210 la guerre s'étendit à la Grèce centrale, où l'escadre romaine s'empara d'Égine, et dans le Péloponnèse, où les Achéens, malgré tout, restaient fidèles à l'alliance macédonienne. Philippe montrait une activité inlassable, faisant face de tous côtés, en Illyrie comme en Eubée ou en Achaïe. Seulement son armée s'usait ; d'autre part, ses finances délabrées ne lui avaient permis d'équiper qu'une flotte misérable, tandis que celles de Rome et d'Attale étaient maîtresses de la mer et rendaient ses mouvements difficiles ; à l'instigation des confédérés, l'éternelle menace des Barbares du Nord, Dardaniens et Maides, recommençait à peser sur la Macédoine et rappelait le roi chez lui lorsqu'il était engagé au Sud. Mais les choses allaient changer de face : à l'automne de 208 Attale fut rappelé en Asie par l'invasion du roi de Bithynie Prusias ; en 207 la menace de l'armée de Bomilcar qui, à travers l'Espagne et la Gaule, venait rejoindre en Italie son frère Hannibal, décida le Sénat à rappeler de Grèce le corps de débarquement et la flotte romaine.

Les Étoliens et leurs alliés se trouvaient réduits à leurs seules ressources, vis-à-vis de Philippe et des Achéens. Et c'était précisément le moment où un homme énergique allait enfin donner à la ligue achéenne l'organisation militaire qui lui avait manqué jusqu'alors. Aratos était mort en 214, après avoir vu, à sa grande déception, Philippe traiter la ligue en sujette et non en alliée, et sa propre famille outragée par les caprices du roi. En 210 les Achéens choisirent comme stratège Philopœmen de Mégalépolis, qui, à Sellasie, s'était signalé par son courage et son sens tactique. Comme Aratos, il entendait rester fidèle à l'alliance macédonienne, mais cette situation devait avoir, à ses yeux, comme complément l'existence d'une armée achéenne avec laquelle Philippe fût obligé de compter. En développant chez ses concitoyens le goût des choses militaires, en exaltant dans la troupe l'esprit de corps, en améliorant l'armement, il dota la ligue d'une belle armée de 15 à 20.000 hommes qui allait bientôt faire ses preuves. Les Spartiates s'étaient emparés de Tégée et dévastaient la région de Mégalépolis. Philopœmen les défit complètement et s'avança jusqu'à Sparte. Cette victoire privait de leurs alliés du Péloponnèse les Étoliens, désormais isolés. Ils étaient las de la guerre, particulièrement écœurés de la manière dont Rome les avait abandonnés, et ils se hâtèrent de conclure avec Philippe et les Achéens une paix séparée qui devait être le prélude d'une paix générale. Depuis 207 les neutres, et en particulier les Rhodiens, faisaient des tentatives pour réconcilier les belligérants ; en 205, les Épirotes réussirent à organiser sur leur propre territoire, à Phoiniké, une conférence où le consul romain Sempronius rencontra Philippe. Les Romains étaient disposés à traiter ; ils avaient repris Tarente, port éventuel de débarquement pour une armée macédonienne, et vaincu Hasdrubal à la bataille du Métaure ; désormais la jonction d'Hannibal et de Philippe était impossible, et les Romains pensaient n'avoir plus à s'inquiéter de la Macédoine et des choses de Grèce. Tout en gardant en Illyrie l'essentiel de leurs possessions, ils acceptèrent que la paix de Phoiniké assurât à Philippe des débouchés sur l'Adriatique et confirmât ses possessions en Grèce.

Ainsi se terminait ce conflit, appelé improprement première guerre de Macédoine, car Rome et la Macédoine ne s'y étaient affrontées que de biais. Les Romains ne s'étaient pas fait connaître aux Grecs d'une façon avantageuse. Leur alliance avec les Étoliens, ensuite si outrageusement abandonnés ; les brutalités de leur corps de débarquement ; Égine, une des plus vieilles et glorieuses cités de Grèce, mise à sac par le consul Sulpicius, abandonnée par lui aux Étoliens, vendue par ceux-ci — suprême humiliation — pour trente talents à Attale ; tout cela n'avait pas rehaussé le prestige des Barbares d'Occident. Au contraire l'activité de Philippe, son esprit d'initiative, cette petite armée si mobile et toujours présente aux points menacés, faisaient de lui le véritable défenseur de la civilisation et des libertés helléniques. Sa situation morale en Grèce était excellente ; tranquille de ce côté, il allait de nouveau élargir le cercle de ses ambitions : si la défaite carthaginoise réduisait ù néant ses visées sur l'Italie, au moins pouvait-il regarder du côté de l'Orient, où de graves événements semblaient se préparer.

 

Bibliographie. — POLYBE, Histoires. — HOLLEAUX, Rome, la Grèce et les monarchies hellénistiques. Paris, 1921 (essentiel). — COLIN, Rome et la Grèce. Paris, 1905.