HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXXII. — ÉVOLUTION INTELLECTUELLE ET ARTISTIQUE.

 

 

Ni dans les cités diminuées de la vieille Grèce ni dans les villes neuves des pays récemment ouverts à l'hellénisme ne s'est maintenue cette forme étroite et vigoureuse de patriotisme qui, jusqu'au milieu du IVe siècle, a été le principal ressort de l'activité morale et intellectuelle des Grecs. Et les nouveaux États ne pouvaient servir de support à des sentiments analogues ; derrière les formes administratives du culte personnel des rois, on ne voit pas les sujets des Ptolémées ou des Séleucides montrer d'attachement véritable à l'empire auquel ils sont incorporés ; seule, la population essentiellement rurale de la Macédoine manifeste vis-à-vis de ses souverains un loyalisme qui durera autant que le royaume. Mais ce que perdait le particularisme était gagné par ce vieux sentiment de solidarité panhellénique qu'on trouve dès les origines de l'histoire grecque et que les événements récents contribuaient à renforcer. Des Grecs de toute provenance avaient combattu côte à côte dans les armées d'Alexandre et de ses successeurs ; dans les colonies et les villes des nouveaux empires ils faisaient bloc, tout naturellement, vis-à-vis de la population indigène ; ils se retrouvaient à la cour et dans les administrations royales, où les plus hauts emplois leur étaient réservés. Dans les États hellénistiques viennent se fondre ainsi les hostilités et les différences locales. Une manifestation frappante de cet état de choses nous est fournie par l'évolution linguistique. Les rois de Macédoine avaient, dès le Ve siècle, adopté comme langue officielle l'attique, fait gros de conséquences. Par eux et par les successeurs d'Alexandre, l'attique se répandit dans les nouveaux pays conquis à l'hellénisme. Mais, à être ainsi parlé par plusieurs millions d'hommes, il devait se modifier, perdre de sa saveur et de ses qualités d'art. Sous des influences diverses, ioniennes et barbares, il évolua pour aboutir à cette langue commune (κοινή), qui, par sa facilité un peu banale, devait s'imposer, à la fois comme langue parlée et comme langue littéraire, à presque tout le monde grec à l'Est de l'Adriatique, tandis que se répandra, en Sicile, une κοινή dorienne qu'utilisera Archimède et que stylisera Théocrite. Ces langues communes, qui éliminent les dialectes, sont une image frappante de cette tendance à l'uniformité qui succède au particularisme de jadis.

Et d'autre part les mêmes événements qui atténuent les différences entre Grecs rapprochent les Grecs des autres nations. Sans doute le beau rêve d'Alexandre, qui voulait faire la fusion entre Hellènes et Asiatiques, avait-il, officiellement du moins, échoué ; d'autre part, seule une petite minorité d'esprits généreux affirmait, après Antisthène et avec les philosophes de l'école stoïque, l'égalité originelle de tous les hommes, et enrichissait le vocabulaire du beau mot de citoyen de l'univers (κοσμοπολίτης). Il n'en est pas moins vrai que, dans le nouveau monde hellénique, Grecs et Barbares voisinaient, et que, par ces contacts, des mélanges étaient inévitables. Ces mélanges se faisaient par en bas. Les grands savants de l'époque hellénistique n'ont en général connu que d'une manière indirecte les populations et les civilisations non grecques ; aucun d'eux, chose singulière, ne semble avoir eu la curiosité d'apprendre le persan, l'araméen, l'égyptien. Mais dans les quartiers populaires d'Antioche, d'Alexandrie, de Séleucie, bientôt aussi de Délos, s'accomplissait lentement un travail de fusion dont les conséquences, au point de vue moral et religieux, devaient être considérables. Les Grecs des basses classes apprirent à connaître de près les dieux d'Asie Mineure, de Syrie, d'Égypte. Remarquable entre tous est l'extension prise, dès le IIIe siècle, par le nouveau culte d'Osiris, rajeuni par Ptolémée Ier, et qui se répand. dans tout le monde hellénique sous le nom d'Osiris-Apis ou Sérapis ; mais on voit aussi se multiplier les dévots des grandes déesses de Phrygie et de Syrie, associées aux dieux mâles auxquels elles s'unissent ou qu'elles pleurent en des rites violents et symboliques. Un élément, fait d'émotion et de mysticisme, s'introduit par la base dans la pensée religieuse, et y ramène ces idées de dépérissement et de renouveau, de mort et de résurrection, que l'intellectualisme de trois siècles en avait à peu près éliminé. En même temps ces cultes orientaux, à tendances universalistes, et accueillants aux fidèles de toute provenance, contribuent puissamment à la dissolution de l'idée de cité.

Cette évolution religieuse devait être assez lente. Mais les conséquences du nouvel état de choses devaient se faire sentir plus rapidement dans le domaine scientifique. L'internationalisme, la disparition des parlers locaux, la facilité accrue des communications, favorisent le développement des sciences exactes. Jamais l'antiquité, de ce point de vue, n'a connu une époque plus brillante que ce IIIe siècle où Ptolémée III crée à Alexandrie un véritable institut de recherches scientifiques, le Musée ; où Euclide donne une forme et une ordonnance définitives aux découvertes géométriques des siècles précédents, et en fait l'édifice harmonieux qui sert encore maintenant de base à l'enseignement ; où Apollonios de Pergé étudie les sections coniques ; où Archimède, le plus grand mathématicien de l'antiquité, publie ses retentissantes découvertes en géométrie — mesure approchée de la circonférence et des surfaces sphériques —, en physique, en mécanique. La dissection est maintenant autorisée, pratiquée, dans les écoles de médecine — fait essentiel dans l'histoire de l'anatomie. En astronomie, non seulement la rotondité de la terre est un fait admis maintenant par presque tous les savants, mais les calculs d'Ératosthène, et, après lui, de Dicéarque, donnent de sa circonférence une approximation assez exacte. Aristarque de Samos ose affirmer que cette petite terre tourne autour d'un énorme soleil — déclaration qui, à vrai dire, provoquera un scandale presque aussi grand que celui de Galilée. La connaissance de la forme de la terre, jointe aux découvertes et aux explorations qui avaient été la conséquence de l'expédition d'Alexandre et de ses successeurs, font faire à la géographie un progrès considérable, et permettent à Ératosthène d'établir la première carte utilisable du monde connu.

Les grands événements politiques ne suscitent pas toujours de grands talents d'historiens. Dans les maigres fragments qui nous sont parvenus des Helléniques rédigées par Théopompe à la suite de celles de Xénophon, et de ses Philippiques consacrées au règne de Philippe de Macédoine, on trouve plus d'emphase que de sens historique, et beaucoup de partialité. Il faut regretter par contre la perte totale des mémoires écrits par les officiers et fonctionnaires d'Alexandre, Ptolémée, Callisthène, Aristobule, Néarque, celle aussi de l'œuvre de Timée, consacrée à l'histoire si mal connue des régions occidentales de l'hellénisme. Désormais le champ de l'histoire s'étend à toutes les manifestations de l'activité humaine. Sous le nom de Science des choses écrites, γραμματική — nous dirions aujourd'hui philologie — elle étudie les œuvres littéraires du passé. Les savants de tous pays, pour ce genre de travail, trouvent un instrument merveilleux à Alexandrie, où Ptolémée Ier avait créé, au début du IIIe siècle, une Bibliothèque qui devait bientôt contenir 400.000 rouleaux, ce qui représente, avec les doubles, plusieurs milliers d'ouvrages originaux. Une pareille collection comportait à la fois et facilitait toute une besogne d'éditions et de commentaires, où excellèrent les directeurs de la Bibliothèque, venus de tous les points du monde hellénique, Zénodote d'Éphèse, Aristophane de Byzance, Anis-targue de Samothrace. Guidés par un sens littéraire très fin, soutenus par une étonnante érudition, ils ont fixé pour longtemps le texte souvent hésitant des grands classiques, et ce qui nous est parvenu de leurs notes a servi d'amorce au travail de la critique moderne.

 

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Les progrès des sciences ont en général pour conséquence la spécialisation. Cependant à l'entrée de la période hellénistique on rencontre, pour la dernière fois dans l'histoire de la pensée grecque, un savant universel. Aristote (304-322), né d'une famille de médecins à Stagire, une de ces villes de Thrace où se maintenaient des souvenirs de la grande tradition ionienne du VIe siècle, a composé une véritable Somme des connaissances de son temps. Les ouvrages qui portent son nom et qui semblent parfois des notes prises au cours du maitre, ou des recueils de matériaux, traitent de la physique, de l'histoire naturelle, de la psychologie. de la morale, sans parler de la logique et de ce que nous appelons maintenant métaphysique. Ils attestent une étonnante documentation, et un travail personnel et collectif bien organisé. Mais l'œuvre d'Aristote représente moins un progrès que l'aboutissement du travail scientifique de plusieurs générations. On n'y voit point de nouvelles méthodes d'investigations, et, comme toujours en Grèce, les divinations y voisinent avec des erreurs qui ont lourdement pesé, pendant des siècles, sur la pensée de l'Europe occidentale. Fils d'un médecin de Philippe, Aristo te fut lui-même précepteur d'Alexandre, et passa une grande partie de sa carrière à Athènes, d'abord comme élève de Platon, puis comme directeur d'un établissement d'enseignement, le Lycée, qui faisait concurrence à l'Académie ; et cependant cet esprit si avisé n'a pas compris. le sens des événements qui se sont déroulés sous ses yeux. A l'époque où se brisaient les cadres du monde hellénique, il considère encore Grecs et Barbares comme deux univers incommunicables, et il n'imagine pas la Grèce autrement que sous l'aspect périmé d'une juxtaposition de petites cités.

Ses disciples, héritiers de la méthode du maitre, continuent à donner à leur enseignement une base scientifique ; Théophraste, qui dirige l'École de 322 à 287, est un naturaliste et un psychologue. Mais ailleurs le divorce entre la philosophie et la science, commencé dès la fin du Ve siècle, s'accentue ; l'Académie platonicienne ne dispense plus qu'un enseignement abstrait et traditionnel ; à partir du IIIe siècle elle subira, et non pas pour son bien, l'influence des Sceptiques, qui ne reprennent les problèmes de la connaissance posés par les philosophes du VIe siècle que pour arriver à un véritable nihilisme intellectuel ; les subtilités de l'école mégarienne ne sont qu'un jeu de l'esprit. Par contre la philosophie, qui perd peu à peu le contact avec la science, se préoccupe de plus en plus de questions morales ; il y a là une évolution analogue à celle qui, de nos jours, a favorisé le développement du pragmatisme. La grande affaire semble être désormais de définir le souverain bien. Le retour à la nature, préconisé par les Cyniques, n'aboutit qu'à un snobisme à rebours ; l'école cyrénaïque, dans sa recherche du plaisir, à un pessimisme sans portée. Mais deux tempéraments vigoureux créent, à la fin du IVe siècle, deux écoles dont l'influence devait durer aussi longtemps que le monde ancien. Épicure était un métaphysicien médiocre ; les modifications qu'il a apportées à l'atomisme de Démocrite ne l'ont pas amélioré ; mais une haute conception du bonheur, la liberté d'esprit vis-à-vis de dieux indifférents, et l'optimisme paisible qui en est la conséquence, devaient assurer le succès de sa doctrine. Zénon part d'un point de vue différent pour arriver à des conséquences pratiques analogues. Une volonté intelligente conduit le monde ; une soumission réfléchie à sa volonté est pour l'homme le souverain bien, qui se confond avec la vertu. Ces doctrines hautes et simples devaient, dans le désarroi moral qui accompagne la décadence de la cité, s'imposer à tous les esprits cultivés qui sentent le besoin d'une discipline et qui répugnent au mysticisme des religions orientales ; jusqu'à la fin du paganisme elles resteront, dans le monde gréco-romain, la plus belle expression de la morale antique.

Théophraste venait de Lesbos ; Zénon n'est qu'un demi-Grec, né à Chypre, et mâtiné de sémite ; seul peut-être des philosophes du IVe et du IIIe siècle, Épicure était d'origine athénienne, né d'ailleurs dans la clérouquie de Samos. Mais tous les chefs d'école ont voulu enseigner à Athènes. C'est à Athènes que se maintiennent et l'Académie, et, malgré les difficultés que leurs amitiés macédoniennes valurent à Aristote et à Théophraste, le Lycée ; c'est à Athènes, dans son propre jardin, qu'Épicure réunissait ses disciples, tandis que Zénon donnait rendez-vous aux siens sous un portique (στοά) de l'Agora — d'où leur nom de stoïques. Ainsi s'accomplissait l'évolution qui, de la cité impériale et commerçante, faisait, en même temps qu'un admirable musée, une ville universitaire, celle où des générations d'étudiants devaient venir étudier, non point, comme à Alexandrie, les sciences exactes ou naturelles Kt la philologie, mais la métaphysique et la morale.

 

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Les arts qui ont pour support une cité prospère, autonome, et fière d'elle-même, s'atrophient. Mais, avant de disparaître, l'un d'entre eux tout au moins jette un éclat merveilleux. Nulle part peut-être aucune crise politique, dans un pays de liberté, n'a suscité d'aussi beaux orateurs qu'à Athènes pendant les quarante années qui précédèrent la guerre lamiaque. Exercés à l'école des avocats de la génération antérieure, ils y ont pris le sens des réalités, l'art de la présentation et des discussions serrées, un style souple et précis, le tout vivifié par les tempéraments si originaux d'Hypéride, d'Eschine, de Démade, de Lycurgue ; chez Démosthène, une passion parfois trouble, presque toujours généreuse, brise les cadres de la période fixée par Isocrate, et en fait cette vague oratoire qui se gonfle et déferle, balayant les résistances et entraînant les cœurs. La conquête macédonienne faucha ou Déduisit au silence cette belle équipe. Par contre, la décadence de la tragédie, commencée dès le début du IVe siècle, ne fait que s'accentuer à l'époque hellénistique, où le public se détourne d'un genre qui ne s'est pas rajeuni et se borne à de froids pastiches. La comédie au contraire s'est renouvelée, l'évolution qui s'y dessinait dès le IVe siècle aboutit à la comédie dite nouvelle, où se distinguent Philémon et surtout Ménandre, et qui, avec son intrigue romanesque, ses types empruntés à la vie de tous les jours et délicatement nuancés, son dénouement attendrissant, rappelle à la fois notre comédie de caractère et notre comédie larmoyante du XVIIIe siècle ; elle est, elle aussi, le produit d'une civilisation raffinée et qui, malgré tout, trouvait encore à Athènes sa plus parfaite expression. Ailleurs se développent des genres plus grossiers et plus expéditifs — des parodies en Sicile ou dans l'Italie méridionale, pays où ont toujours existé des genres de farce très particuliers ; en Sicile encore et à Alexandrie, des mimes, petites saynètes réalistes d'une grande vigueur comique.

La grande lyrique chorale a disparu, les tentatives pour ressusciter la grande épopée n'arrivent qu'à des œuvres médiocres et artificielles. Mais les nouvelles conditions politiques et sociales favorisent la naissance de genres nouveaux. Dans une grande ville comme Alexandrie, résidence royale et centre scientifique, se développe une poésie officielle et savante. La plupart de ses représentants ont été des érudits, bibliothécaires et philologues. Leurs œuvres, qu'il s'agisse de poèmes didactiques, d'épigrammes, d'hymnes de commande, de petits récits épiques, ont des traits communs, dont l'ensemble constitue ce que l'on appelle l'alexandrinisme : érudition mythologique et scientifique, esprit, raffinement, souci d'art. Si artificielles que nous paraissent aujourd'hui les productions les plus célèbres de cette époque — les hymnes de Callimaque, par exemple on ne peut contester leur succès considérable, ni l'influence qu'elles devaient avoir sur le développement de la poésie dans le monde gréco-romain. Parmi ces talents un peu uniformes se détache un tempérament original ; dans les tableautins (idylles) du syracusain Théocrite, on trouve un lointain écho de la lyrique passionnée de la fin du VIe siècle, et, au milieu de bergeries gracieuses et factices, une jolie vision, non point de la grande nature entrevue par éclairs chez Homère ou les vieux tragiques, mais au moins de la grasse banlieue de Cos ou de Syracuse, telle que pouvait la goûter un citadin raffiné.

 

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Dans la Grèce continentale, les grands sanctuaires municipaux et panhelléniques sont en décadence. Delphes et Olympie se remettent mal des tremblements de terre et des pillages du IVe et du IIIe siècle ; seul celui d'Asclépios, à Épidaure, atteste, par la beauté et le soin de ses constructions, la faveur dont jouissent auprès du grand publie les dieux guérisseurs — et cela, chose curieuse, dans une époque de grand progrès scientifique. Dans l'Archipel, les rois de Macédoine, d'Égypte et de Pergame, rivalisent de munificences à Délos, dont la religion et le commerce font maintenant un centre d'influences de premier ordre, et qui verra s'élever, dans la seconde moitié du IIIe siècle, les beaux portiques dédiés par les Attalides et les Antigonides. C'est surtout dans la nouvelle Grèce, en Asie Mineure, en Syrie, que s'ouvrent, et cela dès le milieu du IVe siècle, les grands chantiers de construction, autour des temples d'Apollon à Didymes et d'Artémis à Éphèse — qui égalent ou dépassent, par leurs dimensions et leur luxe, ce que le Ve siècle avait entrepris de plus colossal. Mais à. côté de ces grandes constructions, l'activité des architectes trouve maintenant des débouchés nouveaux. Partout se manifeste un goût de confort, privé ou collectif, que les siècles précédents n'avaient pas connu. Les villes neuves sont construites sur un plan régulier ; leurs colonnades et leurs perspectives annoncent les splendeurs monotones de l'urbanisme gréco-romain. On voit se multiplier et se perfectionner les édifices d'agrément : théâtres en pierre remplaçant les anciens cirques en bois — le plus ancien peut-être, celui d'Athènes, n'a été terminé par Lycurgue que vers 330 —, stades, palestres et gymnases, faits pour les exercices physiques, l'hydrothérapie, les élégantes flâneries. Le luxe privé répond au luxe public ; les plus belles maisons de l'Athènes du Ve siècle auraient semblé modestes à côté de celles qu'on trouve dans une petite cité provinciale d'Asie, comme Priène, ou plus tard dans le quartier commerçant de Délos. Avec leur péristyle intérieur autour duquel les chambres sont distribuées suivant un plan avisé, avec leurs commodités nombreuses, leur décoration de peintures et de mosaïques, elles annoncent la villa romaine.

II n'est pas surprenant que dans ces conditions la sculpture prenne une orientation nouvelle. Sans doute la grande sculpture décorative n'est point morte au IVe siècle ; elle manifeste sa vitalité — à Éphèse, à Magnésie du Méandre, à Tralles, au monument magnifique qu'Artémise fit édifier à la mémoire de Mausole, — dans des œuvres expressives, véridiques, et souples, où se manifeste le talent de Scopas et de son école. Mais de plus en plus la plastique tend vers l'art individuel, vers la statue isolée, où un Praxitèle peut manifester son élégante correction. D'admirables œuvres anonymes, la Victoire de Samothrace, la Vénus de Milo, datent sans doute de la fin du IVe siècle ou du début du IIIe siècle ; il semble qu'on ait toujours pu les admirer pour elles-mêmes, et d'assez près. Et beaucoup de statues de cette époque sont, non plus des types idéalisés, mais l'image fidèle et caractérisée d'un individu. Lysippe a été le portraitiste officiel des cours macédoniennes, et c'est au IIIe siècle qu'il faut attribuer quelques-uns des plus beaux bustes qu'on mettait autrefois au compte de la sculpture romaine. Une évolution analogue, semble-t-il, s'est manifestée en peinture, où à la fresque succède le tableau de chevalet, scènes de genre ou portrait.

 

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On voit la complexité et la nouveauté des aspects de la civilisation hellénistique. Du point de vue strictement artistique elle est inférieure à celle du Ve et de la première moitié du IVe siècle ; et l'on peut regretter cette fleur exquise, et qu'on n'a jamais revue, née sur le sol d'une Attique libre. Mais elle marque dans l'antiquité l'apogée du développement des sciences exactes et philologiques, et l'on ne doit pas oublier que c'est au IIIe siècle que se sont constituées les morales les plus bienfaisantes qu'ait connues l'antiquité. Les bouleversements politiques qui avaient si profondément modifié l'assiette du monde grec, loin d'y arrêter l'activité intellectuelle, n'ont fait que la renouveler en lui donnant des formes moins parfaites peut-être, mais plus variées et tout aussi fécondes.

 

Bibliographie. — LEGRAND. Histoire de la littérature alexandrine. Paris, 1924. — MEILLET. Aperçu d'une histoire de la langue grecque. Paris, 1920.