HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXIX. — LES GRANDES MONARCHIES.

 

 

Il y avait en effet dans les partages d'Ipsos des germes de guerre. On pouvait prévoir que Ptolémée ne se résignerait pas à la perte de la Syrie méridionale et de la région de Damas, dite Syrie creuse ou Cœlésyrie : au sujet de ces provinces allait commencer, entre les monarchies Séleucides et Lagides, un long conflit qui devait durer presque aussi longtemps qu'elles. D'autre part les frontières de Lysimaque, descendues d'un coup depuis l'Hellespont jusqu'au Taurus, pouvaient devenir une menace pour Séleucos. Il voyait de plus ses deux voisins s'unir par une alliance que confirmaient les mariages de Lysimaque et de son fils Agathocle avec les deux filles de Ptolémée. Ainsi se créait cette tradition diplomatique dont héritera notre Europe occidentale, et qui mêle à la politique des grands États les relations de famille de leurs souverains. Séleucos chercha de son côté un allié ; il n'en trouva pas de meilleur que le propre fils de l'homme qu'il avait vaincu. La situation de Démétrios après la bataille d'Ipsos était assez singulière. L'empire asiatique constitué par son père était passé aux mains de Séleucos et de Lysimaque ; mais, outre les garnisons que Démétrios conservait en divers points d'Asie Mineure et de Syrie, il restait, avec sa flotte, maître de la mer. Cette situation convenait à son tempérament de corsaire. Seulement elle ne pouvait pas se prolonger ; pour qu'une flotte pût subsister, il lui fallait des ports d'attache, des arsenaux, du bois. Démétrios espérait trouver tout cela en Europe. Athènes, où il se présenta, lui ferma poliment ses portes ; il ne gardait en Grèce que Corinthe, et quelques garnisons dans l'Archipel et le Péloponnèse. Une expédition qu'il fit sur les côtes de Thrace ne fut qu'un prétexte à pilleries. C'est alors que Séleucos lui demanda son alliance et la main de sa fille Stratonice (298). Mais les rapports ne tardèrent pas à se gâter entre gendre et beau-père ; si Séleucos semble ne s'être pas opposé à l'établissement de Démétrios dans ce nid de pirates qui était la Cilicie, il s'inquiéta de le voir maintenir ses garnisons à Tyr et à Sidon, et rechercher l'alliance de Ptolémée. On est mal renseigné sur le détail de ce qui se passa à ce moment ; mais on constate que vers 296 la coalition de 301 était reconstituée contre Démétrios, qui allait se voir enlever les derniers points d'appui qu'il possédait en Asie.

L'aventurier se retourna contre la Grèce, où la mort de Cassandre devait favoriser ses entreprises. II reparut devant Athènes, qui, après un siège de deux ans, dut ouvrir ses portes en 294, et accepter l'établissement d'une garnison macédonienne à Munychie. Descendu dans le Péloponnèse, il menaçait Sparte, lorsqu'il fut rappelé au Nord par les événements de Macédoine, où les deux fils de Cassandre se disputaient l'héritage de leur père et invoquaient l'aide, l'un de Lysimaque, l'autre de Pyrrhos, roi d'Épire, et de Démétrios. Une fois en Macédoine, Démétrios fit mettre à mort celui-là même qui l'y avait appelé, et prit sa place (293). Ce procédé sommaire ne semble pas avoir indisposé les Macédoniens ; ils n'aimaient pas Cassandre, auxquels ils ne pardonnaient pas la suppression de la famille d'Alexandre ; Démétrios au contraire arrivait avec le prestige que lui donnaient les talents militaires de son père, et sa propre réputation. Mais si le nouveau roi ne devait pas rencontrer de difficultés en Macédoine, sa situation n'en restait pas moins précaire. La Macédoine était épuisée. Pendant cinquante ans elle avait été le grand réservoir d'hommes où s'étaient approvisionnés Philippe, Alexandre, Antipatros, Cassandre, Antigone même. Le souverain de ce pays anémié devait avoir beaucoup de peine à maintenir son autorité sur les villes de Grèce, où subsistait un parti qui n'était pas encore résigné aux conséquences de la bataille de Chéronée. En 293, la Béotie se révolta ; soumise une première fois, elle se souleva de nouveau en 291 et Démétrios ne put réduire Thèbes qu'après un long siège. A Athènes, ceux qui avaient soutenu Démétrios lorsqu'il s'était posé en défenseur des libertés grecques se déclaraient naturellement contre lui maintenant qu'il n'était plus que le 'successeur de Cassandre ; ce fut â grand'peine qu'un modéré, Phaidros, obtint qu'on n'en vînt pas à une rupture.

Plus difficile encore était la situation de Démétrios vis-à-vis des royaumes voisins. Le temps n'était plus où la Macédoine représentait la seule puissance fortement organisée au Nord de la Grèce. Lysimaque avait fait de la Thrace un grand État militaire, pourvu d'une bonne flotte ; depuis Ipsos il possédait, au moins en droit, toute l'Asie Mineure ; et il y avait entre lui et Démétrios une haine tenace dont nous ignorons les causes, mais dont nous voyons les effets : en 291, Lysimaque ayant, au cours d'une expédition malheureuse dans le Nord, été fait prisonnier des Gates, Démétrios envahit aussitôt son royaume ; à la nouvelle de la libération de Lysimaque, il évacua en toute hâte la Thrace ; mais Lysimaque ne devait pas oublier cette tentative. A l'Ouest, la situation de Démétrios n'était pas assurée non plus. Si la confédération des Étoliens était surtout soucieuse pour l'instant de défendre l'indépendance qu'elle avait su maintenir contre Philippe, Alexandre, Antipatros, elle avait déjà montré en 322 quelle pourrait être, à l'occasion, son attitude vis-à-vis d'une Macédoine affaiblie ou au contraire trop conquérante. La menace était plus précise du côté de l'Épire. Cette monarchie fédérative vivait, depuis un siècle, sous la suzeraineté des souverains de Macédoine, qui y faisaient et y défaisaient les rois. En 302, Pyrrhos, gis du roi Aiacidas, avait été expulsé de son patrimoine par une révolution à laquelle Cassandre n'était sans doute pas étranger. Réfugié auprès d'Antigone, il avait vaillamment pris part à la bataille d'Ipsos ; au moment de la réconciliation précaire de 298, Démétrios, qui avait épousé sa sœur, l'avait envoyé comme otage à Alexandrie. Le jeune roi en exil plut à la cour d'Égypte ; Ptolémée, qui toute sa vie devait chercher en Grèce un contrepoids à la Macédoine, lui fournit des troupes et des subsides avec lesquels il put se rétablir en Épire. Démétrios avait là un dangereux voisin. Agité lui aussi et de tempérament aventureux, hésitant — et ce sera sa perte — entre les tentations d'un empire oriental et celles d'une politique de conquête dans cette Italie si proche des côtes de son royaume — Pyrrhos était en tous cas meilleur général que le roi de Macédoine, et ses contemporains lui reconnaissaient le coup d'œil d'Alexandre.

Avec une surprenante inconscience, Démétrios, ignorant ces menaces, songeait beaucoup moins à consolider sa situation en Macédoine qu'à reconstituer à son profit l'empire d'Alexandre. Les chantiers de Syrie lui construisaient une flotte énorme, 500 navires, dit-on ; pendant ce temps son mariage — le quatrième —, avec la femme divorcée de Pyrrhos, lui assurait la possession de Corcyre, sur la route de l'Italie. En 289, une expédition de Démétrios en Épire, de Pyrrhos en Macédoine, étaient restées sans résultat, et s'étaient terminées par un compromis. Mais en 288 Pyrrhos se joignit à la grande coalition reconstituée, et, de concert avec Lysimaque, envahissait la Macédoine. Abandonné par la plus grande partie de ses soldats, dont il n'avait pas su se concilier les sympathies et qui étaient las de sa politique d'aventures, Démétrios dut quitter la Macédoine. Il se dirigea d'abord vers la Grèce, avec des troupes recrutées en route ; Athènes allait lui ouvrir ses portes ; mais Pyrrhos arriva en Attique derrière lui ; et Démétrios, après avoir signé une convention par laquelle il abandonnait la Macédoine au roi d'Épire, fit voile vers l'Asie (287). Pendant deux ans on l'y voit errer avec les débris de son armée de rencontre, guerroyant sur les territoires de Lysimaque d'abord, ensuite de Séleucos, qui finit par le traquer au fond du golfe d'Issos et le força à se rendre ; la captivité fastueuse, mais assez stricte, que Démétrios dut accepter, dura jusqu'à sa mort (283/2).

La disparition de ce brouillon n'amena pas la paix générale. D'abord il était difficile que les relations restassent cordiales entre Pyrrhos et Lysimaque, qui s'étaient hâtivement partagé la Macédoine, ni entre Lysimaque et Séleucos. D'autre part, Démétrios avait laissé en Grèce son fils Antigone, connu sous le nom mal expliqué de Gonatas, dont la sérieuse ténacité, héritée de ses grands-pères Antigone et Antipatros, contrastait avec l'agitation de son père, et qui était décidé à reconquérir le royaume dont Démétrios l'avait déclaré héritier en quittant l'Europe. En fait il possédait encore de solides points d'appui en Grèce : Démétrias, Chalcis, Corinthe ; s'il perdit, vers 285, la Ligue des Insulaires, qui se donna à Ptolémée, et une escadre qui, sous les ordres du Syrien Philoclès, passa également au roi d'Égypte, il conservait une flotte importante ; dans les conflits qui se préparaient, il pouvait donc apporter un appoint considérable à celui qui saurait s'assurer son alliance.

Dès 285, Pyrrhos, inquiet de voir se rapprocher ses voisins de l'Est et de l'Ouest, Lysimaque et les Étoliens, concluait avec Antigone un traité secret. Les résultats, à vrai dire, n'en furent pas heureux ; malgré les secours venus de Grèce, Lysimaque pénétra en Macédoine, et força Pyrrhos à lui abandonner tout le royaume. C'était maintenant Lysimaque qui était à la tête d'un empire énorme, lequel comprenait la Macédoine avec la Thessalie, la Thrace, et presque toute l'Asie Mineure ; il étendait au Nord son protectorat sur la Péonie, libérait au Sud-Ouest l'Acarnanie du joug épirote, annexait les îles de la Mer Égée, entretenait de bonnes relations avec Athènes et le sanctuaire de Délos. Pyrrhos, occupé désormais d'un rêve occidental, laissait faire ; Antigone essayait de rétablir sa situation en Grèce en s'emparant du Pirée ; rien ne menaçait Lysimaque de ce côté. Mais les questions dynastiques et les querelles de palais allaient de nouveau provoquer un grand conflit. En Égypte, Ptolémée avait, vers 290, désigné comme son successeur le fils d'un second lit, le futur Ptolémée II, au détriment de Ptolémée Kéraunos, né d'un premier mariage, qui abandonna le royaume paternel, et vint bouder auprès de son beau-frère Lysimaque. Il y trouva une situation analogue à celle qui lui avait fait quitter l'Égypte : la seconde femme du vieux roi, Arsinoë, pour assurer la royauté à ses enfants, avait décidé Lysimaque à faire exécuter l'héritier légitime Agathocle. La famille de ce dernier, et Ptolémée Kéraunos lui-même, allèrent se réfugier auprès de Séleucos, qui, profitant du mécontentement provoqué par le sort d'Agathocle, pénétra en Asie Mineure. Les armées des deux vétérans des campagnes d'Alexandre se rencontrèrent en Phrygie, dans la plaine de Couros ; Lysimaque fut vaincu et tué (281). Séleucos, sans l'avoir cherché peut-être, se trouvait ainsi avoir reconstitué à son profit l'empire d'Alexandre ; il ne lui manquait plus que quelques garnisons de Grèce, et l'Égypte. En particulier il se trouvait maitre de la Macédoine, qu'il n'avait pas revue depuis un demi-siècle. Laissant à son fils Antiochos la régence de l'Asie, il revenait dans son pays natal, lorsqu'en débarquant en Europe il fut assassiné par Ptolémée Kéraunos, qui, désespérant de rentrer en Égypte, s'était avisé qu'après tout l'héritage de Lysimaque était bon à prendre. Ainsi disparaissait — Ptolémée Ier était mort en 283 — le dernier de ces compagnons d'Alexandre, qui, dignes de leur chef, avaient été de grands capitaines et des fondateurs d'empire. Une génération moins brillante allait les remplacer.

 

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On est surpris de voir Ptolémée Kéraunos, après l'assassinat de Séleucos, puis des enfants d'Arsinoë, accueilli sans révolte en Macédoine. Son autorité ne devait même être contestée sérieusement, ni par Antiochos, occupé à consolider péniblement sa situation en Asie, ni par Pyrrhos de plus en plus engagé dans les affaires. La flotte d'Antigone, qui se 'dirigeait vers la Macédoine, fut sévèrement battue par celle que Ptolémée avait héritée de Lysimaque. Le roi de Macédoine n'était pas sérieusement menacé du côté du Sud. Mais il ignorait sans doute en emparant du trône les dangers qui se préparaient au Nord. De grands mouvements de tribus, commencés peut-être dès le IVe siècle dans l'Europe septentrionale, avaient eu pour résultat de mettre en mouvement les tribus celtes fixées à ce moment dans l'Europe centrale. Les Grecs, qui connaissaient mal ces Barbares, qu'ils appelaient Galates, ne se rendaient pas compte du service qu'avait rendu Lysimaque en constituant de ce côté une sérieuse barrière. L'écroulement de son empire eut des résultats rapides. Dès 279, trois bandes de Celtes se dirigeaient vers le Sud, l'une vers la Thrace, les deux autres, par la vallée de l'Alios et par l'Illyrie, vers la Macédoine. Ptolémée, qui pensait pouvoir repousser facilement ces sauvages, fut battu et tué, la Macédoine ravagée. A l'automne, la horde, sous la conduite du chef Brennos, entrait en Thessalie.

A deux siècles de distance, ou pouvait se croire revenu au temps de la grande terreur persique, et la Grèce était plus divisée et plus faible que jamais. Athènes n'avait plus de marine ; les villes du Péloponnèse, une fois de plus, comptaient se défendre derrière l'Isthme ; Antigone ne possédait plus que les garnisons de Démétrias, de Chalcis, du Pirée, de Corinthe ; il était de plus engagé dam une guerre obscure contre Antiochos, dont l'enjeu semble avoir été cette Macédoine qu'aucun d'eux ne possédait et que les Galates -venaient de ravager. Cependant l'approche de l'ennemi commun créa une fois de plus une passagère unité ; aux Thermopyles se réunirent des contingents envoyés par Antigone, Antiochos, les cités de la Grèce centrale, Athènes, et surtout les Étoliens. Mais comme en 480, la position fut tournée, et, tandis qu'un détachement celte faisait vers l'Ouest une démonstration qui eut pour résultat de rappeler chez eux les Étoliens, le reste put descendre jusqu'à Delphes. Mais les Barbares trouvèrent le sanctuaire défendu par les Phocidiens, auxquels s'était adjoint un contingent étolien ; la saison avancée les força à une retraite rapide, et difficile, que la légende embellit bien vite de traits miraculeux. Ils traversèrent rapidement la Thessalie et la Macédoine épuisées par leur récent passage, et remontèrent, les uns vers le Danube, les autres vers la Thrace ; ils y rencontrèrent Antigone qui venait de faire sa jonction avec Antiochos et qui leur infligea une défaite complète (277).

Cette grande secousse allait modifier la situation politique de la Grèce. Les Étoliens et Antigone avaient bien mérité de l'hellénisme ; leurs succès contre les Galates leur valurent un grand prestige. On verra plus loin le parti que les Étoliens surent en tirer. Pour Antigone, l'invasion avait eu pour conséquence de laisser la Macédoine sans maître ; et il n'avait plus de compétiteur : le traité qui l'avait réconcilié avec Antiochos lui abandonnait la Macédoine, Pyrrhos était occupé en Italie. En 276 Antigone était de nouveau établi dans le royaume que son père avait si peu de temps possédé ; la Thessalie lui restait soumise ; la Grèce accepta l'événement ; Athènes se résigna à voir une garnison macédonienne établie au Pirée ; Sparte même semble avoir renoncé à l'opposition, d'ailleurs bien vaine, qu'elle faisait, depuis Chéronée, aux rois de Macédoine. On peut vraiment considérer Antigone Gonatas comme le fondateur d'une nouvelle dynastie macédonienne. Ses successeurs, aussi énergiques que lui, sauront refaire de ce royaume épuisé la première puissance militaire du monde hellénique ; une sorte d'équilibre va pouvoir s'établir entre les trois tronçons de l'empire d'Alexandre, la Macédoine régénérée, l'Égypte, et cet énorme et inorganique empire d'Asie dont les descendants de Séleucos s'efforceront à grand'peine de maintenir l'intégrité.

 

Bibliographie. — KAERST, BOUCHÉ-LECLERCQ, FERGUSON, ouvrages cités. — TARN, Antigonos Gonatas. Oxford, 1913.