HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XVII. — L'ORGANISATION DE LA DÉMOCRATIE AU Ve SIÈCLE.

 

 

Comme dans l'ordre économique, de profondes différences dans l'organisation politique et sociale séparent, au Ve siècle, les États grecs. Dans les pays à régime arriéré, une minorité de propriétaires continue à posséder le sol ; ses membres sont seuls à exercer dans sa plénitude les droits du citoyen. En Thessalie, dans les villes crétoises, quelques centaines de hobereaux désignent les chefs du pouvoir exécutif, et, réunis en assemblées peu fréquentes, règlent les rares questions de politique qui se posent dans des États aussi rudimentaires. Les choses ne vont pas très différemment à Sparte ; le grand rôle que joue cette ville à la tête de la confédération péloponnésienne met parfois plus d'animation dans les séances mensuelles de l'Assemblée — qui décide par acclamation des questions soumises à sa compétence par le Conseil des Anciens —, et impose une grande activité aux éphores, chefs du pouvoir exécutif ; mais elle reste un État aristocratique, avec ses dizaines de milliers de périœques, dirigés par 1.500 Spartiates de plein droit.

Dans les grandes villes maritimes et commerçantes se développe au contraire le régime démocratique. Le fait se remarque d'un bout à l'autre du monde hellénique, aussi bien dans les ports d'Asie Mineure, récemment libérés, que dans ceux de Sicile et d'Italie, où cependant la tyrannie avait pour elle le prestige des victoires remportées sur les Étrusques et les Carthaginois. A Agrigente, à Syracuse même, malgré l'appareil militaire dont s'entourent les successeurs de Gélon, malgré l'éclat artistique de leur règne, Thrasybule, le dernier des frères de Gélon (cf. p. 160), est chassé par une révolution populaire (465). En Grèce, les grandes villes commerçantes et maritimes, Argos, Corcyre, ont une constitution démocratique ; seule, Corinthe conserve dans son régime des restes de son ancienne organisation oligarchique. Historiens et philosophes font l'éloge des libertés démocratiques ; Hérodote vante les cités grecques où règne l'égalité de droits et la liberté de parole.

 

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A Athènes, où l'évolution politique nous est particulièrement bien connue, la constitution de Clisthène avait subi victorieusement l'épreuve des guerres médiques. Au cours du Ve siècle son caractère démocratique ne fait que s'accentuer. Elle avait, on le sait, conservé des vestiges des anciens régimes. En particulier, la vieille assemblée d'Eupatrides qui siégeait sur l'Aréopage, composée actuellement des anciens archontes qui s'étaient bien acquittés de leur charge, conservait, à côté de fonctions judiciaires, un pouvoir de surveillance générale sur la constitution, qu'elle sut développer, nous ne savons de quelle façon, à la faveur des guerres médiques, si bien que le parti aristocratique lui attribuait l'honneur d'avoir sauvé la cité en 478. Athènes n'avait pas besoin de trois assemblées politiques : une loi portée en 461 ne laissa plus à l'Aréopage que des attributions judiciaires strictement limitées aux meurtres avec préméditation. Ephialte, l'auteur de cette loi, que les aristocrates considérèrent longtemps comme un sacrilège, fut assassiné quelques mois après, mais sa réforme survécut. D'autre part, l'accession à l'archontat restait réservée aux deux premières classes censitaires. En 457, les zeugites devinrent éligibles à ces fonctions, dont l'importance réelle avait beaucoup diminué, mais qui conservaient encore un grand prestige. Et il ne faut pas oublier que la stratégie, dont on verra plus loin l'importance, était accessible à tous les citoyens. Ainsi le mouvement commencé par Solon aboutissait à un régime qui nous paraîtrait encore assez imprégné d'esprit ploutocratique, puisque la dernière classe, celle des thètes, restait exclue, au moins en théorie, de certaines magistratures, mais qui, en réalité, poussait plus loin que ne l'avait fait jusqu'alors aucune cité grecque le principe de l'égalité.

Ce principe ne valait bien entendu que pour les citoyens de plein droit. La démocratie athénienne s'accommodait fort bien de la situation inférieure faite aux femmes, de mesures nationalistes prises à l'égard des étrangers, du scandale de l'esclavage. La femme, fille, épouse, mère de citoyens, n'a cependant d'autre rôle dans la cité que d'assurer la perpétuité des familles ; au point de vue juridique, elle reste toute sa vie en tutelle. Respectée dans sa maison, elle est tenue complètement en dehors de la vie intellectuelle, artistique, politique. Si une femme comme Aspasie peut avoir, comme maîtresse ou peut-être comme épouse légitime de Périclès, exercé quelque influence à Athènes, il ne faut pas oublier que c'était une étrangère — elle était née à Milet, et, sinon une courtisane, du moins une femme vivant en dehors de la règle.

Pour l'étranger, bien entendu, il est tout à fait exclu de la vie politique. De sévères précautions sont prises pour l'empêcher d'assister aux assemblées. D'autre part, la cité antique est plus exclusive que la plupart des démocraties modernes ; les naturalisations y sont rares et difficiles ; en plein Ve siècle, à une époque prospère, Périclès fait voter une loi refusant la qualité de citoyen à tous ceux qui n'étaient pas nés de père et de mère athéniens (451). Ces mesures n'étaient pas dictées par le mépris. Le Grec du Ve siècle se considère comme supérieur au non-Grec qui parle charabia (βάρβαρος), non au citoyen d'une autre ville hellénique. C'est seulement pendant la guerre du Péloponnèse que le nationalisme, cherchant, là comme ailleurs, à se justifier par une théorie des races, essayera d'opposer Ioniens et Doriens. Mais il existait en Grèce un sentiment plus ou moins conscient des inconvénients du surpeuplement ; ce sentiment, avant d'être exposé et justifié par les philosophes, s'était manifesté dans certaines cités par la restriction volontaire des naissances, et s'exprime à Athènes par cette législation de défense contre l'étranger.

D'ailleurs une certaine douceur de mœurs, et aussi les nécessités économiques, atténuent cette intransigeance. Athènes était devenue la première place de commerce de la Grèce, le Pirée le premier port de la Mer Égée ; une population de plus en plus nombreuse, Grecs ou non-Grecs, venait s'établir en Attique. La loi, leur refusant le droit de posséder de la terre, γής έγκτησις, les écartait de l'agriculture ; mais on les trouve, de plus en plus nombreux, comme ouvriers, marchands, armateurs, banquiers, artistes, philosophes. Le souci de la prospérité d'Athènes commandait de ne pas faire une situation pénible à ces étrangers domiciliés (métèques) ; ils étaient protégés contre tout acte arbitraire ; un certain libéralisme, plus sensible dans les mœurs que dans les institutions, les faisait participer à tous les agréments de la vie sociale. En revanche, l'État exige d'eux un impôt, et le service militaire ; plus d'une fois, pendant la guerre du Péloponnèse, on les verra combattre sur la flotte, ou même dans les rangs de l'infanterie athénienne.

Le nombre des esclaves s'était accru avec celui des étrangers. Ils représentaient peut-être le quart de la population totale de l'Attique. Employés dans les mines, sur la flotte, dans les services publics, beaucoup moins dans les exploitations agricoles, ils font concurrence, dans les petits ateliers, aux travailleurs de condition libre. Juridiquement protégés contre les mauvais traitements, leur situation était douce en général, et les amis du bon vieux temps regrettaient en vain que rien, dans les rues d'Athènes, ne distinguât l'esclave, et qu'il eût pris l'habitude de ne point céder le pas à l'homme libre. Il n'en allait pas de même sur les trières de l'État ni surtout dans les mines du Laurion, où leur labeur était pénible et dangereux.

 

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La notion de l'égalité ne valait donc que pour les citoyens. Seuls ils participent à la chose publique ; et tous. ont le droit d'y participer à partir de leur majorité. Les conditions matérielles de la vie à Athènes favorisaient l'application de ces principes. Les révolutions qui s'y étaient succédées depuis cent cinquante ans y avaient surtout nivelé les fortunes, et éteint le paupérisme agraire, qui n'avait été que faiblement remplacé par un prolétariat urbain. Le salaire moyen d'un ouvrier — une drachme par jour vers la fin du Ve siècle — lui assurait, dans ce pays de vie sobre et au grand air, le vivre et le couvert pour lui et sa famille ; d'autre part un capital de 60.000 drachmes semblait déjà considérable. Les signes extérieurs de la richesse étaient peu apparents, le costume, uniforme ; les plus belles maisons, qui commençaient à se construire dans les faubourgs, encore bien modestes ; le plus grand luxe des riches résidait dans le beau matériel agricole de leurs fermes. La simplicité générale des mœurs, créée par les circonstances et le climat, rendait toute naturelle l'égalité politique.

La première forme que prenait cette participation à la chose publique était l'activité législative. Quatre fois par mois, sans parler des circonstances exceptionnelles, le peuple était convoqué sur la Pnyx, et toutes les questions intéressant la sécurité et la prospérité de l'État lui étaient soumises. L'Assemblée (Έκκλησία) faisait et défaisait les lois et les décrets, votait la paix, la guerre, et les alliances, exerçait un contrôle sur tous les magistrats civils ou militaires, veillait à l'approvisionnement de la cité et au bon fonctionnement des finances, et d'une manière générale prenait toute mesure intéressant la sécurité de l'État. Quoique le nombre des présents ne fût jamais qu'une faible partie de la population libre de l'Attique (5 à 6.000 tout au plus), un grand nombre d'Athéniens finissait par être au courant du fonctionnement de la chose publique.

Mais le rôle que jouait l'έκκλησία dans l'existence politique d'Athènes, l'animation, parfois le caractère tragique de certaines de ses séances, ne doit pas faire oublier les limitations auxquelles son pouvoir était soumis ; on est parfois trop tenté de croire que l'État athénien était dirigé par une assemblée populaire, toute-puissante et irresponsable, menée par quelques démagogues. De fait, l'Assemblée ne pouvait, en principe, prendre de décision que sur un texte préalablement élaboré (προβούλευμα) par le Conseil des Cinq-Cents. Le nombre restreint des membres de ce Conseil, sa division en prytanies, véritables permanences où pouvait se faire un travail sérieux, la présidence de l'έκκλησία assurée par les prytanes, étaient autant de garanties contre les entraînements de l'Assemblée populaire. Le rôle régulateur du Conseil n'était pas une fiction : au Ve siècle, dans les circonstances les plus graves, l'Assemblée du peuple respectera la procédure parlementaire.

D'autre part, en face de ces assemblées législatives, existe tin pouvoir exécutif. Ce n'est pas dans le collège des neuf archontes qu'il faut le chercher. De plus en plus leur rôle se réduit à des fonctions religieuses et honorifiques et à l'instruction de certaines catégories de procès. Ce sont les stratèges qui les ont remplacés. Les guerres incessantes, le rôle d'une flotte indispensable à la fois à la sécurité et au ravitaillement de l'Attique, ont donné une importance primordiale aux questions militaires et navales, et aux magistrats chargés de les régler. Véritables élus de la nation, puisqu'ils étaient désignés par le suffrage universel, et non, comme les archontes, par le tirage au sort, les dix stratèges constituent une sorte de conseil des ministres ; qu'il y ait eu ou non, dès cette époque, une présidence régulière à ce conseil, l'un d'eux y a souvent joué, en fait, un rôle prépondérant qui faisait de lui, comme du président du Conseil dans nos pays parlementaires, le premier personnage de l'État. Il faut même remarquer que la démocratie athénienne, qu'on se plaît à représenter comme versatile et incapable d'une politique suivie, a connu le régime des longs ministères aussi bien que ceux des États modernes où la machine constitutionnelle est le mieux réglée. Thémistocle, Cimon, Alcibiade, Nicias, ont été stratèges pendant plusieurs années de suite. Périclès a exercé ces fonctions pendant quinze ans : c'est le jeu normal des institutions qui lui a permis de diriger, depuis 445 jusqu'en 430, la politique d'Athènes.

Fils de Xanthippos, un bon militaire des guerres médiques, par sa mère apparenté aux Alcméonides et petit-neveu de Clisthène, Périclès appartenait à cette fraction de l'aristocratie athénienne qui estimait qu'une constitution démocratique n'était pas incompatible avec la prospérité d'Athènes, mais qui entendait bien, sous ce régime, continuer à satisfaire ses goûts d'élégance intellectuelle. Esprit libre, curieux de science, ami des philosophes et des artistes, dans sa vie privée indifférent à la morale traditionnelle, il dut sa situation à son prestige personnel, au sentiment qu'il avait de sa valeur, et, il faut le dire aussi, à sa parfaite intégrité — qualité déjà rare à cette époque. Un heureux mélange de tact et de franchise lui permit de mener l'Assemblée et de ménager les susceptibilités de la démocratie tout en lui imposant sa volonté. Ce ne fut pas toujours, on le verra, pour le bien d'Athènes. A l'intérieur, en tous cas, il semble s'être surtout appliqué à assurer le jeu et l'évolution normale de la constitution de Clisthène ; sa principale réforme, qui consistait à faire accorder une rétribution de deux oboles par séance aux jurés du tribunal de l'Héliée, n'est qu'une conséquence légitime du principe démocratique. Elle devait être plus tard appliquée aux citoyens siégeant à l'Assemblée et au Conseil ; et les plaisanteries d'Aristophane ne doivent pas nous faire oublier qu'une pareille mesure n'a rien de plus choquant que les traitements et indemnités que nous accordons à nos fonctionnaires et aux membres de nos Parlements.

 

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Dans une démocratie bien constituée chacun doit contribuer dans la mesure de ses moyens aux dépenses de l'État. A vrai dire, ce principe n'était qu'imparfaitement appliqué à Athènes, qui n'a jamais possédé un budget véritable, c'est-à-dire un état comparatif des recettes et des dépenses. Ses finances portaient encore, en plein Ve siècle, la marque d'un temps où elle n'était qu'une petite ville défendue par une petite armée dont les soldats s'équipaient et se nourrissaient eux-mêmes. La taxe directe et permanente qu'avait essayé d'instituer Pisistrate n'avait pas survécu à la tyrannie ; on la voyait seulement reparaître dans les années où la sécurité de la cité exigeait un effort exceptionnel ; en temps normal, des impôts indirects modérés, mais auxquels le mouvement du port et du marché d'Athènes donnait un rendement important, le produit des amendes, la location des domaines publics, et l'affermage des lots que possédait l'État dans le district du Laurion, suffisaient aux dépenses ordinaires. A partir de 455, après la catastrophe d'Égypte, le trésor des alliés fut transporté sur l'Acropole ; au bout de peu de temps, les hommes d'État d'Athènes cédèrent à la tentation inévitable de l'utiliser pour les dépenses intérieures de la cité ; procédé scandaleux, mais qui permit de mener de front de grandes expéditions au dehors, d'énormes travaux sur l'Acropole, sans imposer de nouvelles taxes aux citoyens athéniens. Cependant le principe d'un impôt sur la richesse avait été réalisé, et, semble-t-il, dès le début du Ve siècle, par l'organisation des liturgies. A tour de rôle, un certain nombre de citoyens, choisis parmi les plus riches, se voyaient imposer les frais d'entretien des trières de la flotte, et ceux que comportaient l'habillement et le dressage des chœurs qui figuraient dans les fêtes. C'étaient là de grosses dépenses, qui pouvaient se monter à plusieurs milliers de drachmes, et qui, renouvelées, finissaient par grever un budget privé ; il est vrai que toute personne désignée était en droit de demander à être remplacée par un citoyen qu'elle estimait plus fortuné. Ce système, qui avait quelques-uns des inconvénients qu'on trouve aujourd'hui à l'impôt sur le revenu, et dont on ne peut nier qu'il ait été la source d'abus et de procès, a en tous cas contribué à assurer, pendant cent cinquante ans, la puissance navale d'Athènes et sa splendeur littéraire.

Mieux appliqué était le principe de l'impôt du sang. Tout citoyen devait, en cas de guerre, servir, ceux des trois premières classes dans l'armée de terre, ceux de la quatrième dans les équipages de la flotte. De plus, l'entrée dans la majorité civile et religieuse était, comme il arrive souvent, précédée d'une période de retraite en commun, que les jeunes Athéniens employaient en grande partie à des exercices militaires. Un grand esprit d'égalité régnait dans cette infanterie, à côté de laquelle un petit corps de cavalerie, fort brillant mais de rendement médiocre, rappelait seul l'existence de classes censitaires.

 

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La liberté de penser et de parler n'était limitée que par l'intérêt de l'État. Seulement cette notion de l'intérêt de l'État était fort souple et les circonstances lui imposaient des variations surprenantes. On est étonné, par exemple, de voir la même cité qui avait accepté, à la fin du Ve siècle, les énormes irrévérences d'Aristophane, condamner à mort, en 399, Socrate pour une critique beaucoup plus discrète, en apparence, de ses institutions et de ses dieux. Mais en temps normal les opinions pouvaient s'exprimer librement, et en particulier les opinions politiques. Il ne faut pas exagérer les difficultés qu'il y avait, pour une opposition, à se constituer dans la démocratie athénienne ; en fait, les avis les plus divers trouvaient leur expression, non seulement dans les assemblées, mais aussi au Conseil des stratèges, où le suffrage universel pouvait porter des citoyens de tendances très différentes, et où, pendant la guerre du Péloponnèse, des modérés pacifistes comme Nicias ont siégé à côté d'aristocrates démagogues comme Alcibiade ou de démocrates nationalistes comme Cléon.

Les partis avaient à Athènes un caractère essentiellement politique. L'aspect social qu'ils revêtent aujourd'hui dans la plupart des pays civilisés leur était étranger. La médiocrité des plus grosses fortunes, l'absence de grande industrie, la bonhomie des mœurs empêchait les plus pauvres d'aspirer sérieusement après un régime où les conditions de vie seraient les mêmes pour tous. L'idée d'un communisme financier, surtout d'un communisme agraire, ne pouvait avoir aucune chance de succès dans cette Attique, encore demi rurale. Les plaisanteries d'Aristophane, dans les Femmes à l'Assemblée, sur la communauté des biens, visent des théories élaborées, après les grandes secousses de la guerre du Péloponnèse, dans des milieux d'aristocrates intellectuels. En fait, ce qui sépare les partis athéniens, ce sont, si l'on peut dire, des différences constitutionnelles. Au milieu du Ve siècle, une forte majorité, composée à la fois de paysans, d'ouvriers, de commerçants, et d'aristocrates libéraux, favorisait le développement normal des réformes de Clisthène, c'est-à-dire l'accession d'un nombre de plus en plus grand de citoyens à la chose publique — avec les conséquences financières qu'une pareille politique pouvait comporter. L'opposition, qui se groupait naturellement autour de quelques familles d'Eupatrides, aurait voulu revenir au bon temps des castes privilégiées ; un mouvement intellectuel, qui trouvera plus tard son expression dans le platonisme, confirmait ces aspirations et déplorait que dans l'État athénien n'importe qui fût bon à faire n'importe quoi. — Ces partis évoluent : la guerre du Péloponnèse, en particulier, apportera dans leur programme et leur composition des changements notables. Mais ils conservent pendant le Ve siècle ce caractère de violence qu'avait attesté dès 461 le meurtre d'Éphialte, qu'atténue pour un temps le tact de Périclès, et qui se manifestera avec d'autant plus d'intensité que la sécurité d'Athènes  sera plus menacée. Il est vain de déplorer l'acuité de ces luttes, rançon difficilement évitable d'un régime de liberté ; ce n'est pas ces oppositions de partis, si violentes qu'elles fussent, qui constituaient le vice fondamental de la démocratie athénienne.

Le mal était ailleurs. D'abord Athènes, qui n'admettait plus les privilèges de la naissance ou de la fortune, ne s'est jamais préoccupée de se constituer, en dehors des nobles et des riches, une élite. Pendant toute la durée du Ve siècle, on n'y constate pas une tentative sérieuse pour organiser ce que nous appellerions l'instruction publique. L'Athénien de condition moyenne arrivait à la vie civile avec une culture rudimentaire. Pas d'enseignement secondaire, encore moins d'enseignement supérieur ; seules quelques grandes familles, où se perpétuaient des traditions d'élégance intellectuelle, pouvaient s'offrir le luxe d'entretenir à demeure un pédagogue instruit, ou d'héberger quelque sophiste de passage. Cet état de choses n'avait pas eu d'inconvénients tant qu'Athènes était restée une petite cité ; et, d'autre part, le fait que certaines grandes familles donnaient des garanties de leurs sentiments démocratiques permit pendant longtemps à leurs membres de jouer un rôle considérable dans l'État. Mais durant le cours du Ve siècle Athènes était devenue une ville impériale ; de plus en plus, il lui fallait des hommes compétents pour diriger des affaires de plus en plus compliquées ; et ces hommes compétents, par une contradiction désolante, ne pouvaient se recruter que dans des milieux suspects. Culture et réaction, à la fin du Ve siècle, devinrent synonymes. S'il faut en croire Thucydide, Cléon aurait exprimé avec brutalité la défiance de la démocratie vis-à-vis des gens trop intelligents et trop instruits (συνετοί). Un pareil état d'esprit favorisait l'arrivée au pouvoir d'hommes sans compétence et sans moralité. Et le peuple athénien, qui se défiait des aristocrates, dut se défier aussi des petites gens dont le tirage au sort ou le suffrage universel faisait des hommes d'État. Sans doute leur vénalité a-t-elle été exagérée parla malignité publique, qui n'épargna même pas un Périclès ; mais, de fait, il semble que les Athéniens aient vécu dans un état de soupçon perpétuel vis-à-vis de ceux à qui ils confiaient le pouvoir ; et ce sentiment s'exprime, non seulement par les nombreux procès en malversations qu'on signale au cours du Ve siècle, mais aussi par la surveillance qui s'exerçait sur les magistrats pendant l'exercice de leurs fonctions, par les comptes minutieux qu'ils étaient obligés de rendre, enfin par la complication de l'organisation judiciaire, qui, déformant l'excellente institution du jury, faisait des tribunaux athéniens une machine baroque, coûteuse, et sans doute d'un rendement déplorable.

Plus grave encore était le désaccord que les circonstances créèrent entre l'organisation intérieure d'Athènes et sa situation dans le monde hellénique. La constitution de Clisthène était faite pour une petite ville au centre d'un petit État homogène. Lorsque fut constitué l'empire athénien, aucun effort ne fut fait pour ajuster les institutions à ce nouvel état de choses. Quand disparut le seul organisme par lequel pouvait s'exprimer la volonté des cités alliées, c'est-à-dire les réunions périodiques de leurs députés, ce fut aux assemblées politiques d'Athènes, à ses tribunaux et à ses magistrats, que revint le soin de régler toutes les affaires de la Confédération. Leur labeur s'en trouva accru ; il parut naturel que les contributions des alliés fussent employées à rémunérer leur travail. De ces pratiques naquit l'idée, de plus en plus enracinée dans l'esprit des Athéniens, que la Confédération était faite pour Athènes, pour ses dépenses et pour ses plaisirs : cette idée avait pour corollaire qu'il fallait augmenter le nombre des villes tributaires pour assurer l'aisance de quelques milliers de citoyens athéniens. Et il faut reconnaître que les hommes d'État, Périclès le premier, semblent avoir tout fait pour persuader leurs compatriotes de cette dangereuse erreur. C'est ainsi qu'Athènes devint, à partir du milieu du Ve siècle, une démocratie impérialiste. Ce monstre n'était pas viable, et les démagogues les plus passionnés le savaient bien eux-mêmes. Non seulement cet impérialisme hâta la fin d'une confédération qui avait eu pour fondement le principe fédératif, mais à l'intérieur, en créant, comme on le verra, une nouvelle répartition des groupements politiques, en faussant la moralité publique et jusqu'au fonctionnement de la constitution, enfin en facilitant l'arrivée au pouvoir des plus dangereux brouillons, il fut la principale cause des révolutions qui furent, à la fin du siècle, le complément des défaites militaires.

 

Bibliographie. — WILLAMOVITZ-MŒLLENDORF. Aristoteles und Athen... — HAUVETTE. Les Stratèges athéniens. — HAUSSOULIER. La vie municipale en Attique.