HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XI. — LES MŒURS, L'ART ET LA SCIENCE AU VIe SIÈCLE.

 

 

Malgré les troubles politiques dont tant de cités grecques eurent à souffrir au cours du VIe siècle, les progrès du commerce, de l'industrie et du régime démocratique favorisent l'accroissement des fortunes particulières. Une classe moyenne de propriétaires, de négociants, de banquiers, d'armateurs, de fabricants, se constitue et s'enrichit dans beaucoup de villes : elle veut jouir de son aisance. Des mœurs élégantes, que la population des ports d'Ionie emprunte à celle des grandes villes lydiennes, se répandent dans tout le monde grec ; les Athéniens du temps de Périclès se rappelaient le temps où leurs grands-pères portaient à la ville de longues tuniques de toile fine et des bijoux d'or dans les cheveux. La toilette des femmes est plus raffinée encore ; tuniques de laine légère ou de mousseline, crêpelées et brodées, châles multicolores, coiffures savantes avec tresses, frisures et diadèmes. A cette coquetterie dans la toilette ne correspondent pas encore de grands progrès dans le confort : textes et ruines s'accordent pour nous montrer que la maison grecque est restée petite et médiocre jusqu'à l'époque hellénistique. Mais l'on peut mener plaisante vie dans ces demeures modestes ; les poètes et les peintres de vases nous représentent des scènes de banquets très libres, agrémentées de musiciennes et de danseuses, dont l'extension de l'esclavage rend le recrutement de plus en plus facile. L'épouse légitime est, comme on peut croire, absente de ces joyeuses réunions ; au reste, si la situation de la femme libre parait améliorée au point de vue juridique depuis les réformes du VIe siècle, qui dans certaines cités (à Athènes entre autres) lui accordent le droit de posséder de la terre et protègent l'orpheline sans frère, son rôle semble diminué au point de vue social, surtout dans les pays ioniens, où se fait mieux sentir l'influence des mœurs orientales ; complètement étrangère à la vie politique et intellectuelle, la femme reste confinée dans le gynécée, à moins que ses talents littéraires ou artistiques ne fassent d'elle une glorieuse déclassée.

Les cités s'embellissent en même temps qu'augmente le luxe des particuliers. La sécurité publique accrue grâce à l'existence d'armées et de flottes qui répriment le brigandage et même la piraterie, permet aux villes de s'étendre en plaine et de se rapprocher de la mer : à Athènes, un quartier industriel et commercial se crée au Nord-Ouest de l'Acropole, le long de la route qui mène aux villes commerçantes de Boétie et de l'isthme de Corinthe, — à l'emplacement même où subsistent encore aujourd'hui les échoppes et les petits ateliers du Bazar ; Éphèse descend des hauteurs du Koressos pour s'établir sur les rives mêmes de la baie que les alluvions du Caystre n'avaient pas encore comblée. Les tyrans flattent l'orgueil municipal de leurs sujets en contribuant â l'ornement de leurs cités. Plusieurs d'entre eux conçoivent et exécutent, tout au moins en partie, un programme de grands travaux. La question de l'eau était, on le sait, essentielle pour ces villes en voie de développement ; des aqueducs furent construits à Mégare, à Samos ; des fontaines, à Corinthe et à Athènes. L'agora d'Athènes, centre de la vie économique et politique, fut aménagée définitivement en plein quartier neuf, entourée de portiques et d'édifices publics ; plus tard, peut-être à l'époque de Clisthène, sur les pentes qui font face à l'Acropole, de robustes assises soutinrent le terre-plein de la Pnyx, où se réunissait l'assemblée populaire de la nouvelle démocratie. Mais ce furent surtout les demeures des dieux qui gagnèrent en beauté et en majesté. Sur les rives du bassin méditerranéen, de Sélinonte à Milet, furent construits ou reconstruits des temples qui dépassaient en dimensions et en richesses tout ce que l'on avait vu jusque-là. Celui de Zeus Olympien, dont les Pisistratides commencèrent la construction clans un faubourg d'Athènes, et qui ne devait être terminé que six siècles plus tard, avait une cella de plus de 15 mètres de large, et des colonnes de 2 m. 50 de diamètre à la base. Sur l'Acropole, le vieux temple d'Athéna, dont la longueur de cent pieds (Hécatompédon) avait fait l'admiration des contemporains de Solon, fut entouré d'une colonnade, et dès la fin du VIe siècle étaient établies les fondations d'un bâtiment beaucoup plus vaste, que reprendront et achèveront les architectes du siècle suivant. Les procédés de construction progressent et le style des édifices évolue en même temps que leurs dimensions s'accroissent ; l'appareil des murs se perfectionne, et l'emploi de la fausse équerre permet ces assemblages impeccables et très décoratifs de pierres polygonales, dont le soutènement de la terrasse du temple d'Apollon à Delphes est le plus bel exemple ; le fût des colonnes s'élance, des cannelures en allègent l'aspect, l'échine des chapiteaux se redresse et devient plus nerveuse, le marbre commence à être employé dans la décoration des frontons. Les architectes essayent des formules nouvelles ; à côté du style purement hellénique, qu'on a depuis appelé dorique, on voit s'élever en Ionie d'abord, puis dans les Cyclades et jusqu'à Delphes, de gracieux monuments dont les dimensions restreintes permettent l'emploi exclusif du marbre, et sur la façade desquels fleurit une ornementation très riche — souvent inspirée de motifs orientaux — que rehausse un coloriage éclatant : chapiteaux à volutes, que supportent parfois de gracieuses caryatides, palmettes, lotus, oves, frises de personnages pleines de mouvement et d'esprit.

Les sculpteurs renoncent à la pierre tendre pour le marbre, plus difficile à travailler, mais plus solide et dont la splendeur les séduit. Leurs instruments et leur technique s'adaptent lentement à cette matière nouvelle. La pratique des exercices gymnastiques attire leur attention sur la beauté du corps humain, dont ils s'efforcent avec ténacité de reproduire la forme, la structure, et même le mouvement ; la statue, d'abord immobile et les bras collés au corps, marche et s'anime ; sur le fronton de la colonnade de l'Hecatompédon, Athéna terrasse et va transpercer un géant qui s'écroule à ses pieds. Avec la nudité virile, les artistes apprennent à rendre avec minutie la coquetterie du costume féminin ; à Delphes, à Athènes, des bas-reliefs et des statues, vivement coloriées, sont l'image des modes ioniennes du VIe siècle finissant. En même temps des fondeurs de Samos trouvent, pour couler en bronze de grandes figures, des procédés qui ne se perfectionneront guère, somme toute, jusqu'à l'époque de la Renaissance. Les arts mineurs progressent. Si la bijouterie du VIe siècle n'égale pas en splendeur celle de l'époque mycénienne, la diffusion de la monnaie favorise l'art de la gravure dans les centres commerciaux de l'Asie Mineure, de l'Eubée, et du golfe Saronique ; en Attique, où les potiers trouvent une argile excellente, ils sont assez nombreux pour donner leur nom à l'un des quartiers neufs d'Athènes (Céramique) ; leurs vases et leurs coupes où, sur un fond rougi par la cuisson, s'enlèvent des personnages d'un beau vernis noir, supplantent dans le bassin méditerranéen, grâce à la variété de leurs formes et la perfection de leur dessin, les poteries fabriquées à la grosse, sans soin et sans souci d'art, dans les ateliers de Corinthe.

 

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Dans ces villes embellies par les architectes et les sculpteurs, les cérémonies religieuses pouvaient prendre un caractère de magnificence que les tyrans eurent soin de développer. Ce furent les Pisistratides qui donnèrent un éclat nouveau au culte d'Athéna, protectrice de la cité, et qui firent des Panathénées, célébrées, elles aussi, tous les quatre ans, une concurrence aux jeux de Delphes et d'Olympie. Dans ces fêtes de la cité, comme autrefois dans celles des châteaux et des grands pèlerinages, les divertissements littéraires prennent une grande place. A coup sûr, les anciennes formes poétiques y étaient fort appréciées : c'est pour faciliter leur récitation aux Panathénées qu'Hippias fit faire des poèmes homériques une édition particulièrement soignée ; et, à Sparte, jusqu'à l'époque hellénistique les élégies guerrières de Tyrtée, dont la langue est si voisine de celle d'Homère, et dont le rythme est également dactylique, étaient chantées dans les cérémonies militaires. Mais l'épopée on l'élégie ne comportaient qu'une récitation plus ou moins modulée, accompagnée de discrets accords de lyre. Dans les pays de langue dorienne, particulièrement attachés, semble-t-il, aux vieux hymnes, aux mélodies et aux danses qui faisaient partie du rituel, se constitua un genre nouveau, où le poème, la musique, la danse étaient inséparables. Dans une langue aussi artificielle que celle de l'épopée, mais d'allure générale dorienne, pour être compris du public auquel ils s'adressaient, des auteurs d'origine diverse — Ioniens comme Alcman, gens des Cyclades comme Simonide, de Sicile comme Stésichore, d'Italie méridionale comme Ibycos —, ont écrit à Sparte, à Corinthe, en Sicile, à Athènes aussi et jusqu'en Thessalie, des œuvres de commande, composées à prix d'argent pour une ville ou un riche particulier ; ces poèmes, d'après les fragments très insuffisants qui nous en sont parvenus, semblent avoir eu un caractère savant et assez impersonnel, et leur principal intérêt résidait sans doute dans l'exécution, où l'accompagnement de lyre et de clarinette animait la complication des rythmes, et où les évolutions du chœur soulignaient le balancement des strophes.

Certains cuites agraires, celui de Dionysos entre autres, avec les idées de vie et de mort, de souffrance, de résurrection, et d'ivresse mystique qui s'y rattachent, donnent naissance if des œuvres d'un caractère spécial. S'il nous est malheureusement impossible d'apprécier la valeur des dithyrambes composés au VIe siècle â l'instigation des. tyrans de Sicyone et dé Corinthe, on suit quelle magnifique floraison littéraire ; devait sortir des poèmes rustiques que chantaient, dans les dèmes agricoles de l'Attique orientale, les confréries de Boucs, adorateurs de Dionysos. Ces poèmes avaient pour donnée primitive les vicissitudes et la Passion du dieu, plus tard celle d'autres dieux et personnages mythiques, persécutés, puis triomphants. Un perfectionnement important fut introduit le jour où un maitre de chœur, dont les anciens n'avaient pas oublié le nom de Thespis, ajouta au chœur un répondant, ύποκριτής, qui représentait au naturel le héros souffrant : le chant du Bouc, Τραγωδία, devint par là même une action, δράμα. En faisant d'Athènes le centre du culte de Dionysos, les Pisistratides préparaient le développement admirable que la tragédie devait prendre après eux. — L'élément joyeux de ces fêtes rustiques, qui, avec la procession du phallus, symbole de fécondité, comportaient, comme notre carnaval, des déguisements plaisants et tout un échange de quolibets et de couplets moqueurs, prend de l'autre côté du monde grec, en Sicile, une forme littéraire avec Épicharme (fin du VIe siècle).

A côté de cette poésie faite pour les fêtes de la cité se développent des genres destinés à un public plus restreint. La vie joyeuse qu'on mène dans les pays ioniens favorise la composition de chansons de table, avec accompagnement de lyre, où excelle Anacréon ; le thème — le vin et l'amour — en est d'ordinaire banal, et leur charme réside dans la légèreté du rythme, la grâce d'une langue facile et courante. Plus voisins encore de la langue populaire, parlée dans les ports d'Ionie, sont les iambes moqueurs d'Hipponax d'Éphèse. En pays éolien, par contre, la poésie garde le caractère de confidence personnelle qu'Archiloque avait su lui donner ; Alcée et surtout la poétesse Sapho, dans un style très simple, mais sans bassesse, chantent les passions et les tourments amoureux avec une sincérité et une concision pénétrante que seuls retrouveront, chez les Romains, Catulle, et chez les modernes, Henri Heine.

 

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Ce qui n'est pas vers est prose, et la prose grecque exista à partir du moment où les progrès de l'écriture permirent aux cités de constituer des archives, des listes de magistrats, des recueils de lois. Ces documents, que la vanité municipale amplifiait volontiers en les faisant remonter très haut dans le passé, sont utilisés dès le VIe siècle, surtout en pays ionien, et servent, en même temps que la tradition orale, à établir des généalogies et des chroniques, qui ont pour base des calculs tout à fait artificiels de générations de trente ou de quarante ans, et dont les résultats arbitraires ont longtemps encombré l'histoire des premiers siècles de Rome et de la Grèce. Ces enquêtes, ίστορίαι, d'où est née l'histoire, ne sont pas les seules où se soit exercée la curiosité des Ioniens. Hécatée de Milet, en même temps qu'une Généalogie, composait un Voyage autour de la terre, illustré d'une carte. L'univers n'apparaît plus comme un ensemble de choses dangereuses ou profitables dont il faut conjurer les unes et utiliser les autres, mais comme un objet d'études désintéressées. A coup sûr il manque aux physiciens du VIe siècle, comme à tous les savants de l'antiquité, le sens, non point, à proprement parler, des l'expérience, mais de la méthode expérimentale, qui analyse le phénomène à interpréter et en isole les éléments. Ils y suppléent autant que possible par une curiosité sans cesse en éveil, une observation attentive, et un grand effort logique. Pour la première fois dans l'histoire de la pensée humaine se manifeste l'idée, fausse peut-être, mais en tous cas féconde, qu'il convient de chercher à l'univers un principe originel (άρχή), que ce soit l'eau, comme le veut Thalès de Milet, ou l'air, comme le prétend Anaximène ; et, comme il ne s'agit pas seulement d'affirmer ce principe, mais de montrer comment les choses en découlent, Anaximandre, qui croit à l'existence d'un élément primitif indéterminé (άπειρον), arrive à formuler des théories grossières, mais audacieuses, qui rejoignent les hypothèses de Laplace sur la formation du système solaire, et celles de Lamarck sur le transformisme. Ces méditations sur le principe des choses amènent Xénophane — un autre Ionien — à concevoir l'existence d'un dieu unique et parfait qui n'a plus aucun rapport avec les dieux à formes et à passions humaines du polythéisme d'Homère et d'Hésiode. Abandonnant sa patrie de Colophon pour la Grande-Grèce, il y fait des disciples, entre autres Parménide, qui, le premier, formule l'opposition entre la réalité intelligible (άλήθεια) et l'apparence (δόξα), préparant ainsi la voie aux constructions métaphysiques des siècles suivants. Un autre grand savant, Pythagore de Samos, quitte, lui aussi, le public d'Ionie pour celui des villes de Grande-Grèce, peut-être plus enclin aux sérieuses spéculations, et il étudie à Crotone, devant des auditeurs enthousiastes, les propriétés du nombre et de l'étendue. Il enlève à l'arithmétique et à la géométrie le caractère utilitaire que ces sciences avaient conservé en Égypte et en Babylonie, où elles n'avaient jamais comporté autre chose que des tables à calculer destinées aux opérations commerciales et bancaires, et des procédés empiriques pour l'orientation des édifices sacrés et pour l'établissement d'un cadastre permanent. Il formule les lois qui régissent les rapports des nombres entre eux, et un grand nombre de théorèmes relatifs aux lignes, aux angles et aux surfaces. Appliquant ces résultats à l'acoustique et surtout à l'astronomie, il est le premier à affirmer que la terre est une sphère et non un disque, et tente une explication géométrique des éclipses, pour lesquelles les savants ne connaissaient encore que les tables établies par les astronomes babyloniens d'après des listes plusieurs fois séculaires d'observations.

 

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Ce n'était pas uniquement par des livres que se répandait la pensée de ces sages ; il n'est pas certain que Thalès ou même Pythagore aient jamais rien écrit : ils sont les créateurs de ces traditions d'enseignement oral qui ont duré autant que l'hellénisme. Dans cette transmission vivante, l'enseignement scientifique s'accompagnait tout naturellement de considérations morales, qui n'ont pas été, il est vrai, accueillies dans tout le monde hellénique avec un égal succès. Dans la partie orientale prévalaient, dès le VIe siècle, des principes de sagesse pratique et moyenne qui n'avaient rien de systématique et dont on attribuait les formules à un certain nombre de savants personnages (σοροί), dont plusieurs, il faut le remarquer, — Solon, Bias, Pittacos, Périandre — avaient été des hommes d'État ; plus tard, une tradition tout à fait arbitraire voulut qu'ils eussent constitué un collège de sept membres, d'où étaient sorties ces maximes célèbres — Connais-toi toi-même, Rien de trop, etc. — qui se répandirent dans tout le bassin de la Mer Égée et furent parfois gravées sur les frontons des temples et des édifices publics. En Grande-Grèce au contraire, dans les petites chapelles qui se constituèrent autour de Xénophane, et surtout de Pythagore, s'élabora une morale très haute, mais assez obscure, où à d'étranges considérations sur les nombres, conséquences des merveilleuses découvertes arithmétiques du maître, se joignaient des notions de pureté morale et d'immortalité des âmes.

Ces doctrines répondaient à des besoins nouveaux auxquels ne pouvaient suffire ni les explications rationalistes des physiciens ioniens ni la religion traditionnelle. A mesure que la constitution des cités s'améliorait, les hommes pouvaient constater que celle du monde était loin de répondre à cet idéal de justice que poursuivaient les législateurs, que le mal y était souvent triomphant, et qu'on n'y assistait pas toujours à la punition du crime et de la démesure. Et la notion de plus en plus claire de la responsabilité personnelle s'opposait aux vieilles conceptions qui tournaient la difficulté en faisant retomber sur les enfants le poids de la faute des pères. De là l'idée des peines qu'après leur mort devaient subir les méchants, qui précisa les conceptions courantes et vagues sur le principe vital (Ψυχή), et sur l'existence obscure et diminuée qu'il menait après la destruction du corps ; de là aussi, pour éviter ces peines, des préceptes de pureté morale qui s'accompagnent de prescriptions matérielles souvent empruntées à de très anciens rituels. Des confréries se constituèrent, dont les membres se conformaient à ces règles de conduite : nous connaissons surtout celle qui rapportait ses origines à Orphée, un poète musicien originaire de Thrace, comme Dionysos, mais qui ne dispensait à ses adeptes qu'une calme extase, et non l'ivresse des buveurs de bière et de vin. Nous sommes mal renseignés sur l'état des doctrines orphiques au VIe siècle ; et il n'est pas certain que les influences égyptiennes qu'on y a relevées plus tard s'y soient manifestées dès cette époque ; on peut en tous Cas affirmer que les notions d'immortalité de l'âme, de récompenses et de peines dans l'au-delà, de pureté morale et physique, qui ont de tout temps constitué le fonds de l'orphisme, étaient déjà répandues à cette date, au moins chez les poètes et les savants. Elles influent, on vient de le voir, sur le pythagorisme naissant ; des vers récents de l'Odyssée décrivent les peines que les grands coupables subissent dans la région souterraine de l'Hadès ; et le sentiment de la nécessité d'une purification après une faute, encore inconnu à Homère, s'impose aux hommes d'État athéniens du VIe siècle au point de leur faire faire, à Délos, à Athènes même, des purifications collectives.

La religion subit l'influence de ces conceptions nouvelles. Si certains sanctuaires, celui de Delphes entre autres, leur restent longtemps réfractaires, d'autres savent s'y adapter avec adresse, en particulier, comme il est naturel, ceux où étaient célébrés de vieux cultes agraires fondés sur les idées de mort et de résurrection. De là ces Initiations secrètes (μυστήρια), où un public préalablement soumis à des rites de purification était admis à contempler des cérémonies sur lesquelles les auteurs de l'antiquité se sont astreints à garder le secret, mais dont on peut supposer qu'elles exprimaient les vicissitudes, les peines et les joies qui attendaient l'âme après la mort du corps. A Éleusis, où la légende de Coré, ravie, puis rendue à sa mère Déméter, avait pris un caractère particulièrement touchant, les prêtres faisaient représenter et commentaient, dans une grande salle A gradins, Construite au temps des Pisistratides, un draine sacré, une sorte de Passion dont une mise en scène adroite rehaussait la valeur symbolique. Ces Mystères qui semblent être, on le voit, non pas une forme de culte très ancienne, mais une innovation des VIIe et VIe siècles, ont certainement joué un grand rôle dans l'histoire du développement des idées morales en Grèce. Accessibles à tous ceux qui acceptaient de passer par les rites de l'initiation, sans distinction de cité, de famille, de rang social, ils ont répandu, sous une forme frappante, dans toutes les classes de la société, des notions sur le bien et le mal et des idées réconfortantes sur la mort et la destinée humaine. Heureux, dit, dès le début du VIe siècle, l'Hymne à Déméter, celui qui, dans sa vie d'homme terrestre, a pu assister à ces saintes cérémonies ; pour celui qui n'a pas pris part à ces cérémonies sacrées, un sort tout différent l'attend, même lorsqu'il ne sera plus qu'un cadavre dans l'humide obscurité souterraine.

 

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Le peuple hellénique donne au VIe siècle le spectacle d'une merveilleuse activité intellectuelle. En droit, en morale, en science, en art, il a partout innové et partout ses innovations ont été fécondes. L'antiquité classique n'a fait que développer et perfectionner les types d'architecture, de sculpture, de poésie qui ont été créés à cette époque ; jusqu'au XIIIe siècle la science des pays de l'Europe occidentale a été fondée en grande partie sur des principes formulés pour la première fois par les physiciens ioniens. Dès cette époque la nation grecque tient une place à part au milieu des peuples commerçants ou militaires du bassin méditerranéen. Non seulement la hardiesse démocratique de ses constitutions municipales la distingue des États monarchiques et féodaux qui l'entourent, mais la liberté qui règne dans la plupart de ses villes y favorise l'essor de la pensée affranchie et des talents originaux. En Égypte, en Babylonie, les astronomes, les géomètres, les architectes et les sculpteurs ne sont que des fonctionnaires anonymes, désireux avant tout de conformer leur activité à des règles établies ; en Grèce, savants, poètes et artistes — jusqu'aux modestes ouvriers d'art — sont des personnalités bien marquées, travaillant sans contrainte d'aucune sorte — parfois avec les encouragements matériels et moraux d'un tyran éclairé ; et dans leurs œuvres se manifeste, outre leur curiosité scientifique ou leur souci de la beauté, l'indépendance de leur tempérament individuel.

 

Bibliographie. — GLOTZ. Le travail dans la Grèce ancienne... — PERROT et CHIPIEZ. Histoire de l'art... T. VII et VIII. — FOUGÈRES. Guide de Grèce. — LECHAT. La sculpture attique avant Phidias. Paris, 1904. — CH. PICARD. La sculpture antique des origines à Phidias. — MEILLET. Aperçu d'une histoire de la langue grecque. — CROISET. Histoire de la littérature grecque. T. II. MILHAUD. Leçons sur les origines de la science grecque. Paris, 1893. — MILHAUD. Les philosophes géomètres de la Grèce. Paris, 1900. — BURNET. L'Aurore de la philosophie grecque (traduction A. Reymond). Paris, 1919. — P. FOUCART. Les Mystères d'Eleusis, Paris 1914.