LES ÉCOLES D’ANTIOCHE

 

CHAPITRE SIXIÈME. — LA RHÉTORIQUE SUPÉRIEURE.

 

 

Hors l’éducation qui s’adresse à la jeunesse n’y a-t-il pas une forme supérieure d’instruction, une haute culture intellectuelle qui entretient le savoir et le développe. Educatrice sans prétention, agréable non sans profit, elle retire et repose des multiples travaux qui absorbent l’activité. De cette forme d’enseignement social que le livre et le journal répandent si facilement aujourd’hui, la rhétorique était l’instrument au IVe siècle.

Le rhéteur n’avait pas d’ordinaire rempli toute sa mission lorsqu’il avait façonné la jeunesse à l’art si difficile de bien dire, il avait auprès de ses concitoyens une œuvre nouvelle à réaliser, quand la reconnaissance officielle ou le groupe nombreux de ses élèves l’avait fixé dans la ville.

Discours d’apparat, discours de rentrée et de sortie de l’école, souhaits de bienvenue aux nouveaux fonctionnaires, allocutions aux personnages importants qui viennent dans la ville, panégyriques des empereurs ne sont qu’une partie de ses travaux. Il célèbre les événements heureux, et offre ses savantes consolations lorsque la joie ou le deuil atteignent quelque famille opulente ou illustre. Les fêtes de la ville seraient sans charme si le discours du rhéteur ne les embellissait. S’il n’est pas un vil complaisant, si au culte de son art il joint le sentiment de sa mission et de son pouvoir, s’il est l’homme disert doublé de l’homme juste, il adresse aux fonctionnaires et aux magistrats ses observations et ses blâmes, au sénat ses réclamations : la majesté impériale ne l’intimide pas. Il dénonce les injustices privées, les malversations publiques. L’agréable charmeur des fêtes devient l’impitoyable et redoutable censeur de l’iniquité des puissants, le champion de l’honnête et du juste. Le conférencier se fait homme d’Etat et sa voix sera souvent la seule qui arrêtera ceux que la fortune et le pouvoir rendent si facilement injustes, insoucieux de l’équité.

Pourquoi n’a-t-on pas voulu voir ce côté glorieux de la rhétorique au IVe siècle ? Pourquoi s’est-on contenté de redire, les uns avec mépris, les autres avec une bienveillance qui ne va pas sans critique, que la rhétorique était une école d’impudence ou une vaniteuse occupation de bavards décadents ?

Qui sait, dit M. Petit de Julleville, un des critiques les plus bienveillants pour la rhétorique, si la pensée était pour eux autre chose ou plus qu’un simple motif, un thème à développer, quelque chose qui soutenait le discours sans lui prêter aucune valeur, comme est le livret dans un opéra ? Art misérable, dira-t-on ? En quoi plus que la musique dont il diffère si peu ? Et que restera-t-il du plus bel opéra, lorsqu’il n’en restera que le livret et une notation devenue inintelligible. Ne soyons pas trop sévères pour les rhéteurs musiciens dont l’instrument est brisé et les auditeurs devenus sourds ![1]

Ce n’est là à notre sens qu’une justice partielle. Nous aurions voulu faire tomber toutes les préventions qui subsistent et montrer que le musicien avait une âme, que le dilettantisme n’avait éteint ni les grandes pensées qui dédaignent de s’agenouiller[2] ni les vives indignations de l’homme et du citoyen. Nous ne pouvions le faire sans sortir de notre programme : notre étude sur les Discours Politiques de Libanius est prête et attend son heure

C’est donc aux multiples manifestations de la rhétorique supérieure dans l’école ou touchant les questions d’école que nous allons nous initier à Antioche même, voir déjà comment le rhéteur sait plaire, instruire, être utile, moraliser.

Signalons auparavant le traditionnel usage des rhéteurs d’aller porter la parole un peu partout. Au sortir de l’école, la nécessité souvent créait ces voyages. L’étudiant ne se transformait pas en maître sans quelque labeur ; il devait faire montre de savoir afin d’attirer la confiance. Il partait alors avec un discours longuement étudié et le débitait de ville en ville moyennant rétribution... Sa conférence annoncée à l’avance réunissait les étudiants et les amis du savoir et du bien dire : le rhéteur officiel ne manquait pas d’y assister. Aussi toutes les séances n’étaient point calmes : on y prenait parti, il y avait des contradicteurs, voire même la claque et la cabale réglée selon que le rhéteur reconnu accueillait le nouveau venu comme un confrère ou comme un rival...

Ainsi à travers de multiples incidents qui semaient un peu de charme sur ces promenades, le rhéteur errant rencontrait un confrère qui avait besoin d’aide et l’associait à la direction de son école, une municipalité disposée à créer un traitement ou à la recherche d’un professeur. Libanius nous initie à ce travail des rhéteurs lorsqu’il nous raconte son voyage à Héraclée avec son ami Crispinus, les menées du Macédonien qui à Platée avait l’habitude de causer une foule d’ennuis à ceux qui traversaient le pays, les éloges qu’ils échangent à Constantinople avec les rhéteurs qu’ils y rencontrent[3].

Des professeurs déjà nantis ne cherchaient en ces voyages que l’occasion de se faire applaudir et d’étendre leur renommée. Ces applaudissements avaient évidemment un caractère et une valeur que n’avaient pas ceux de l’auditoire ordinaire, et excitaient à de nouveaux efforts.

D’autres, à l’instar des anciens sophistes, se laissaient entraîner par l’appât du gain, comme une brebis famélique par un rameau vert : tel Bémarchius de Constantinople.

Pour beaucoup c’était l’occasion de multiplier ses connaissances. Les voyages d’instruction étaient toujours en honneur. On rappelait dans les écoles qu’Ulysse avait parcouru tant de cités et connu les mœurs de tant de peuples qu’Hercule avait en ses longues pérégrinations appris la vraie notion du juste et de l’injuste.

Chrétiens et païens s’accordaient à pratiquer ce procédé d’instruction si conforme à la nature humaine et si capable d’élargir les esprits dans un libéralisme bienveillant. C’était l’aurea insania qui amenait Julien adolescent aux écoles de la Grèce, Libanius à Athènes, à Constantinople, à Nicomédie, Grégoire de Nazianze à Césarée, à Alexandrie, à Athènes pour amasser la science et Themistius avait parcouru avec soin toutes les villes de la Grèce, était allé plus loin que Socrate afin que de sa mémoire enrichie de connaissances multiples, il puisse tirer des trésors pour ses auditeurs.

Conférencier errant ou professeur fixé dans la ville c’est ordinairement dans l’école que le rhéteur se fait entendre, parfois aussi au théâtre. Chaque ville aie sien quelquefois même plusieurs : là le mime symbolise, le comédien raille, le tragédien déclame, le danseur de corde observe l’équilibre, le prestidigitateur fait ses tours de passe-passe, l’histrion gesticule... De là vient que Grégoire de Nazianze traite les figures de rhétorique, de bagatelles théâtrales.

Les rhéteurs riches avaient souvent un théâtre privé : tel Julien à Athènes.

Ecoles, palestres des maîtres de gymnastique, cours des maisons importantes étaient quelquefois louées par le rhéteur ou gratuitement offertes par quelque riche ami.

Dans les grandes circonstances, la curie elle-même était ouverte. Les éloges du préfet et de l’empereur étaient, à Antioche, prononcés dans leurs palais, sauf cependant lorsque, pour faire honneur à l’éloquence, un préfet venait à l’école entendre son panégyrique.

Le théâtre, d’ailleurs, était évidemment le local le plus propice à ces réunions ; dans les autres, on essayait d’imiter sa disposition. Des gradins étaient arrangés en demi-cercle à l’endroit où se tenait d’ordinaire le chœur ; parmi les sièges réservés aux personnages importants, était placé, les dominant tous, le trône du rhéteur que souvent surmontait un dais aux riches tentures : décor luxueux dont faisaient partie d’ordinaire des coussins de prix. Symbole et principe d’arrogance, le trône n’en était pas moins raillé par les étudiants qui avaient conservé avec soin l’appellation d’Aristophane et nommaient irrévérencieusement ταρρον, perchoir, le trône sublime de leurs maîtres.

Dans la salle se pressaient les invités du rhéteur ou du personnage qui était l’objet de cette fête d’éloquence. C’était grande joie lorsqu’on avait reçu promesse d’une déclamation ou d’un jour, comme dit Juvénal. Par contre, c’était un vrai malheur pour le sophiste de n’avoir pas une nombreuse assistance.

Trois jours avant la séance, délai ordinaire, ou bien un héraut l’annonçait dans la ville, ou bien le rhéteur invitait par programmes, libelles ou visites. Synésius le montre frappant à la porte de tous les adolescents.

L’heure venue, le rhéteur quittait sa demeure à cheval ou en char, escorté de ses familiers, de ses élèves... Cheval ou char étaient luxueusement harnachés : Polémon avait un char incrusté d’argent.

Le rhéteur n’avait pas moins soigné sa toilette, son vêtement. Il avait, selon l’usage, chargé ses doigts d’anneaux : professeurs, avocats, évêques, le font tous, attestant la réalité des mœurs raillées par Juvénal[4], la pourpre et l’améthyste font valoir l’orateur... Cicéron n’obtiendrait de personne deux cents sesterces à moins qu’un anneau précieux ne brillât à son doigt. Le plaideur examine d’abord si vous avez huit porteurs et dix clients... Paulus n’oubliait pas de louer une sardoine chaque lois qu’il devait plaider... L’éloquence et la pauvreté semblent incompatibles...

Dion de Pruse se couvrait d’une peau de lion : d’autres, au contraire, exagéraient la laideur et la saleté et sans chaussure, les cheveux en broussaille, se présentaient à leur auditoire.

Tous revêtaient le pallium des sophistes, ordinairement de pourpre...

Ce n’était pas sans émotion qu’ils abordaient leur chaire. Ils savent qu’une glorieuse réputation lente à acquérir est facile à perdre, que la critique est prête sur les lèvres ; aussi : quel travail !quel souci ! que de nuits sans sommeil et quels jours passés à méditer le peu qu’il doit dire. Polémon voit un gladiateur tout en sueur et tremblant pour sa vie : Ainsi, dit-il, craint le rhéteur qui va parler. Enfin, dit un autre rhéteur, je n’ai donc plus à aborder ce forum frivole et redoutable ni à rechercher cette gloire qui m’a tant de fois fait pâlir. L’empereur Julien passe sans sommeil une nuit inquiète parce que Libanius doit parler le lendemain. Et lorsqu’il a bien écrit, bien appris, bien prononcé son discours, le rhéteur demeure encore anxieux, bouleversé comme une mer agitée[5].

Le rhéteur soigne particulièrement son entrée en scène. Il sait combien un auditoire est alors attentif à tout et comme souvent le rhéteur, par ses sauts, ses sourires, son attitude, charme et se concilie une bienveillance qui ne se démentira pas. Souvent, sa seule présentation excite un murmure d’admiration. Mon oncle qui me présentait, entrait en tremblant ; mais moi, je le suivais en souriant, et la fortune m’inspirait une noble assurance. Je promenai mes regards sur la foule ; par cela seul et sans avoir ouvert la bouche, je frappai mon auditoire d’admiration[6].

Le rhéteur parlait ensuite ; le plus souvent assis, avec dignité et majesté, ses gestes soigneusement mesurés. Puis, lorsque avec la pensée l’action s’animait, il se levait pour accentuer l’importance de ce qu’il disait.

Quant à la voix, nous ne pouvons que deviner à quel point de perfection dans la suavité et la sonorité ils étaient parvenus, en songeant à la mélodie de la langue, à l’instinct musical de la race, à toute l’éducation rythmique qu’ils recevaient. Aussi les comparaisons qui se présentent toujours sont avec Nestor, les rossignols, les ruisseaux de miel. Il épandait son discours avec une telle grâce, dit Eunape d’Edésius, que ceux qui l’entendaient, oublieux d’eux-mêmes comme s’ils avaient bu l’eau du Léthé, demeuraient suspendus à ses lèvres ; tant il différait peu des Sirènes dont la parole est d’une suavité musicale. Libanius ne fut-il pas accusé de recourir aux charmes magiques. De même qu’on ne saurait accuser de violence la beauté qui attire tous les cœurs, on ne peut accuser de violence ni de malignité celui dont l’éloquence produit l’effet de l’aimant sur le fer[7].

Lorsque Procope allait au théâtre pour y porter ses propres œuvres, et il le faisait souvent pour inspirer aux jeunes gens l’amour de l’éloquence, il frappait d’admiration tout l’auditoire, enchantait l’assemblée tout entière Aussi, cette sirène qui, sur le tombeau de Isocrate, rappelle que ce rhéteur charmait toutes les oreilles, il conviendrait qu’elle fût placée sur ce tombeau... Son âme était une source aux flots saturés de saveurs de toute espèce... C’était une joie pour le regard de rencontrer un de ses sourires[8].

Un discours public était donc toujours une fête des yeux, des oreilles et de l’âme... L’un se laissait captiver par le geste, l’autre par le luxe, celui-ci par un sourire, celui-là par un trait d’esprit, un mot heureux, tous par l’infinie mélodie de cette souple parole au service de la plus harmonieuse des langues.

Aussi quel enthousiasme ! quels applaudissements accueillaient le rhéteur ! Lors du premier discours de Libanius à Antioche, dès avant le lever du soleil la salle du sénat est remplie : pour la première fois elle est insuffisante ; quelques-uns avaient même passé la nuit. Des larmes accueillent son exorde et bientôt l’enthousiasme déborde. Personne n’était lent, faible pour frapper du pied et marquer son admiration : les goutteux eux-mêmes se levaient oubliant leurs souffrances et lorsque je voulais les faire asseoir, ils disaient que ma parole les forçait à se lever. Libanius a pris soin de nous conserver un trait curieux de la sensibilité de Julien aux plaisirs du bien dire. Dès le commencement du discours (qui est son éloge), le prince témoigne la joie qu’il éprouve des beautés de la forme ; mais bientôt il ne peut se contenir : il s’élance de son trône, étendant de ses mains tout ce qu’il peut étendre de sa chlamyde, oubliant ce qu’il devait au décorum et rappelant les transports naïfs des hommes du peuple. Il n’en restait pas moins dans son rôle. Quoi de plus digne d’un roi que d’élever son âme à goûter les plaisirs de l’éloquence ?[9]

Il ne faudrait pas croire cependant que tous les applaudissements fussent spontanés. Souvent la claque était organisée ; les dettes remises, les services rendus, la gratuité accordée à certains étudiants, les dîners offerts, amenaient là une clientèle qui manifestait bruyamment sa reconnaissance. Au fond de la salle les amis puissants préparaient les voix sonores de leurs clients. Les rhéteurs débutants et miséreux avaient la ressource de la claque salariée... Du reste, cela ajoutait de l’entraînement à cette fête : l’applaudissement faisait partie du plaisir dans ce monde oriental expansif qui applaudissait au forum, au tribunal, dans les festins, dans les églises !

Il est temps maintenant de voir en quelques-uns de ces discours, ce qu’était cette rhétorique si puissante alors et si prisée.

Voici d’abord les discours probablement prononcés à l’Ecole à laquelle d’ailleurs ils appartiennent par le sujet. C’est en des réunions assez semblables aux séances littéraires de nos lycées, fêtes du goût offertes aux parents des élèves et à toute la ville, que le rhéteur prononce ces discours.

Le prologue ressemble assez à ces discours d’ouverture de cours, où s’expose avec un apparat spécial le sujet que le professeur va traiter. C’est un morceau d’éloquence particulièrement soigné et qui excite souvent le plus l’enthousiasme des auditeurs. Libanius parle de l’accueil fait à ses prologues sur Démosthène à Nicomédie et à Antioche. Il ne nous reste pas d’exemples à citer.

La rentrée des élèves et leur départ étaient aussi solennellement célébrés par le maître. Si l’on en croit Himérius, le propemptique ou discours d’adieu est depuis peu en usage. Voici quelques mots extraits d’un de ces discours où Himérius s’adresse à ceux qui manquent à l’appel : J’aurais voulu les interroger, leur dire : quelle voix pourra charmer vos oreilles à l’égal de ma propre voix ? Quel geste enchanter vos yeux mieux que mes gestes ? Quels oiseaux printaniers et chanteurs chantent si plaisamment ? Quel chœur plus harmonieux et mieux réglé par le son des flûtes et des chalumeaux peut toucher votre âme autant que le seul écho de cette chaire ?

Quelques courts extraits d’un discours de rentrée, tiré des œuvres d’Himérius — il ne nous en reste pas de Libanius — suffiront à caractériser le genre, abstraction faite de la note personnelle de l’orateur :

Avant l’initiation qui doit vous ouvrir le sanctuaire, proclamons hautement ce que vous devez faire, ce que vous devez éviter : mystes et initiés, écoutez tous. Que la balle tombe de vos mains, que le stylet seul occupe votre attention, que les jeux s’arrêtent dans la palestre, que l’atelier des Muses se rouvre... Désertez les rues, gardez la maison, écrivez. Mollesse et volupté ne s’accommodent pas du travail ; arrivez moi un peu sales, mais foulez aux pieds la paresse.

Il a un mot charmant pour les nouveaux : L’un arrive du mont Arganthe, au pied duquel ma famille fleurit en blonds rejetons... L’autre m’est envoyé de la Galatie : c’est la première colonie que reçoive de là l’éloquence. Deux autres naquirent voisins du Caïcos dont les flots d’or tressailliront je pense quand nous leur rendrons ce beau couple. Je vois encore un chœur d’enfants du Nil : un jour des bords de l’Ilyssus chers aux Muses, nous les renverrons à l’Egypte au son des lyres, couronnés de fleurs, pour qu’ils enchantent la mer où tombe le Nil avec les sistres de l’Attique.

Ne nous attardons pas aux discours littéraires, fort voisins des exercices d’école dont ils se distinguent cependant par leur étendue, leur caractère poétique, leur sujet même. La dissertation, s’il faut ou non rappeler à Corinthe Laïs, la fameuse courtisane, nous montrerait un maître peu scrupuleux sur le choix des modèles. Portée devant un auditoire d’hommes et de lettrés, la question devient légitime et susceptible d’intérêt : Libanius s’y montre un défenseur, non sans courage, de la morale traditionnelle, mais pour habile que soit son plaidoyer, il n’en laisse pas moins subsister les raisons d’une tolérance universellement observée.

Les Antilogies sur Démosthène, celles sur Hérodote, les πλάσματα, discours judiciaires qui se réfutent mutuellement, l’Apologie de Socrate nous présenteraient sur là critique littéraire d’intéressants aperçus mais nécessiteraient une étude hors de proportion. Il nous suffit de noter que la critique positive, scientifique, n’est pas en honneur : l’analyse habile du sujet, l’examen de l’observance des règles, quelquefois une imprécise notion du fait où histoire et légende sont également accueillies, quelques lieux communs scolaires, constituaient la critique de ce temps.

Le culte des formes imposées, le caractère poétique de la rhétorique, la critique littéraire assez superficielle sont les traits que nous pouvons relever en ces discours.

D’autres reproduisent les mêmes caractères mais y ajoutent sur la morale de l’époque des détails intéressants.

Laissons la dissertation sur l’heureux naturel, dont Eunape parle si avantageusement ; les curieuses notes sur les Calendes. La longue apologie des danseurs, en réponse aux attaques d’Aristide, ne manque ni de science ni de charme. Il évoque non seulement la danse harmonieuse des étoiles dans les cieux, mais aussi les danses des Dieux chantées par les poètes : les Muses sur le verdoyant Hélicon agitent leurs pieds charmants... Pan et les Satyres mènent le chœur de Bacchus. — Le nom des Bacchantes s’évoque naturellement auprès de celui des Corybantes...Les Phéaciens dansent dans Homère ; le bouclier d’Achille a une place pour la danse auprès de l’amour, du sommeil et du chant.

Il passe en revue la législation des villes célèbres, les divers progrès réalisés par les arts... pourquoi n’accepter pas les progrès réalisés par celui-ci et s’offusquer de ce que le mouvement y est devenu plus vif et le spectacle plus beau... pourquoi trouver si criminel ce que tous font ?

Il ne faut pas attribuer aux choses les fautes du tempérament : ni la danse, ni le soin de la chevelure qui l’accompagne, ni le luxe du vêtement ne sont mauvais... Distraction et repos, voilà ce que nous y cherchons. Ne demandons pas à notre rhéteur une analyse psychologique bien profonde, mais les détails curieux d’histoire ne manquent pas, non plus que les souvenirs littéraires... Lorsque la tragédie eut disparu, et que pour goûter ses œuvres il fallut une science que la foule ne peut obtenir, un Dieu eut pitié de l’abandon du peuple et lui offrit la danse où il retrouve les grandes actions de l’antiquité sous une forme accessible et charmante. Elle est sa leçon d’histoire et de morale ; elle est son musée de peinture, avec ses tableaux de guerre, et ses scènes agrestes, ses scènes d’intérieur apaisantes[10]...

Une autre thèse n’est pas moins curieuse. Doit-on se marier ? Apologie sensée du mariage, des bienfaits de la femme dans un intérieur, et surtout des enfants le plus précieux et le plus beau fruit de l’hymen : ces fils qui partagent nos travaux et veillent sur notre vieillesse, nous ensevelissent puis ornent nos tombes[11].

Arrêtons-nous un instant à deux dissertations importantes par leur étendue et leur caractère.

La première a pour sujet l’esclavage. Il ne s’agit point de cette abrutissante pratique encore en usage au IVe siècle. Il faut, hélas, reconnaître que les récriminations et les invectives des philosophes sur ce sujet sont aussi rares que celles des chrétiens. Il est question ici du grand problème de la liberté morale : sujet bien connu dans les écoles, fréquemment traité par les philosophes des deux religions ; Chrysostome et Ambroise en particulier nous offriraient bien des éléments de comparaison. Le fond de la thèse est le même : la sagesse, le bien vivre, la philosophie comme disent les chrétiens, est un facteur de liberté. Libanius nous la présente avec beaucoup de finesse et d’intérêt : les souvenirs, les caractères y sont semés, nuancés et mêlés avec infiniment d’habileté.

Maître et esclave, voici deux noms qu’on trouve partout... l’un sonne le bonheur, l’autre l’infortune... Le maître parce qu’il est plus libre trouve l’injustice à son endroit plus criminelle et s’en plaint plus amèrement. Mais vient-on à lui reprocher sa violente colère, sa cruauté vis-à-vis d’un esclave, il se révolte contre ces reproches et allègue le proverbe on peut battre l’esclave comme plâtre... D’un long regard qu’il jette, le rhéteur conclut : Je voudrais que ces deux noms soient abolis, et il évoque le souvenir d’Hécube dans Euripide. Pas de liberté chez les mortels : l’un est l’esclave de la richesse, l’autre l’est des événements : ici c’est la foule qui restreint nos droits ; là, la loi qui contient nos désirs.

Il rappelle la doctrine des poètes sur les Dieux aimer n’est-ce pas aliéner sa liberté ? et ils ont tous aimé ; Jupiter et Neptune, Apollon et Mars, Vulcain et Pluton... A plus forte raison est-il inutile de parler des déesses... On sait la consolation que la Pythie laisse à Crésus prisonnier de Cyrus : Un Dieu même ne peut éviter le sort qui l’attend.

Puis ce sont les hommes qui se disent libres et ne peuvent faire ce qu’ils veulent, obligés de faire ce qu’ils ne veulent pas. J’aimerais naviguer, le destin me mène derrière les bœufs, à la moisson ; cet autre voudrait cultiver la terre et content de peu y vivre en paix, le sort le jette sur un navire l’exile de la terre, sous la perpétuelle menace de la mort dont une frêle planche le sépare... Celui-ci aime l’éloquence, on vante ses forces et il est l’athlète vainqueur des Jeux Olympiques...

Tu nommes esclave celui qui vit dans ta maison parce qu’il est à la merci de ta volonté et de tes caprices... et toi, es-tu libre, que les Parques dirigent avec plus de pouvoir que le pilote n’en a sur son navire ? Ton esclave est-il plus ton jouet que tu ne l’es du destin ?

En nous-mêmes, que de maîtres et de maîtresses créés par nous et qui nous frappent ; que nous aimons même lorsqu’ils nous ruinent !

Il les passe en revue en des croquis dignes d’un maître : l’amour de la bonne chère qui pèse sur notre ventre et notre tête comme un mauvais ânier sur sa monture... nous renvoie à la maison défaillants, avec des gestes inconvenants, des pieds qui vacillent... et, la nuit passée, nous ramène esclaves des plats, des tonneaux et des coupes, à la même table souffrir les mêmes maux.

La colère où sombre la raison ; le jeu tyrannique : quel est l’esclave que son maître a fait autant veiller que le jeu fait veiller sa victime. Il rappelle la charmante fable des hommes qui passionnés par le chant se laissent mourir de faim et en l’honneur des Muses sont transformés en cigales.

L’Envie odieuse, L’avarice sordide sont peints en traits non moins vifs. Passons aux avares. Ils s’attristent devant la boutique des orfèvres... Rencontrent-ils un cheval élégant qui porte beau son harnais d’or, ils regardent l’or, peu soucieux de la valeur du cheval. Rien dé ce qu’il possède ne satisfait l’avare ; ce qui lui manque le torture. Il voudrait que tout l’or qu’il voit soit à lui ; il y ajouterait volontiers tout ce que recèle le fond de la terre. Son éternel discours roule sur l’argent comme celui des altérés sur les fontaines... Il n’estime heureux ni Nestor, ni Arganthon ; ni Pelée pour ses noces, ni Adonis pour sa beauté, ni Hercule pour son immortalité, mais Callicus, Gygès, Cinyras, Crésus et les Myrmidons qui sont tout près de l’Inde, le pays de l’or... Quelle joie lorsqu’ils ont ce métal entre leurs mains ? mais qu’un ami vienne leur demander en service une somme modique, ils n’entendent pas, ils se taisent ou ils mentent, et surtout ils tremblent... Pour la somme la plus minime, ils sollicitent, ils rapinent, ils se parjurent. Audacieux à tout entreprendre, à tout souffrir ; haineux, ils encouragent la haine, trahissent leurs amis, fréquentent les méchants... les esclaves d’un si misérable sort sont-ils libres ?... La fable de Midas achève cette page remarquable, et embellit de poésie cette observation si précise, si pénétrante du caractère de l’avare[12].

Naturellement la plus irrésistible des passions qui se partagent l’empire de l’âme humaine, l’amour, n’est pas oublié... Mais ce sujet est connexe avec celui de la Beauté auquel Libanius consacre une de ses plus poétiques compositions... c’est à celle-ci que nous empruntons quelques pages.

Aujourd’hui j’ai vu à sa fenêtre une jeune fille inclinée et voilée : sa vue m’a immédiatement séduit... Je croyais sur terre une blonde Lune animée ou Vénus descendue parmi les hommes... Ce me fut une vraie conviction bientôt que d’une immatérielle beauté elle avait couvert son visage. De sa demeure Cupidon lançait ses flèches. La beauté avait frappé plus vite mes yeux, mon âme en avait éprouvé la douleur et mon désir de la voir me faisait mourir... Oh ! oui, douce chose est la beauté, mais amère est sa blessure... plus elle est douce, plus sa douleur est pénétrante... Alors que les yeux se repaissent de voir, la beauté pénètre dans l’âme et peu à peu le feu de l’amour embrase tout...

En vain Apelle, et l’on sait sa renommée, emploierait les couleurs avec lesquelles il peignit avec tant de bonheur, les Grâces ! autant vaut tenter d’exprimer les splendeurs du soleil ! Le plus habile peintre de cette jeune vierge, c’est mon cœur, qui sans couleurs me représente admirable sa splendide beauté...

Oh ! c’est d’un doux amour que souffre mon cœur, douce est la souffrance, plus douce que les souffrances serait la mort, s’il fallait mourir pour semer de fleurs choisies le chemin de l’amour, victime d’une telle beauté !

Cette vierge porte le ceste de Vénus ; elle semble une incarnation de l’immatériel ; elle n’a pas cependant la beauté insensible d’une déesse, mais celle d’une vierge, d’une belle vierge... A la voir, on la voudrait toucher, dût-on en mourir ! Hélas ! vœu stérile et vain.

Autour de son visage voltigent les Charités sans l’effleurer de leurs pieds légers, dans la crainte de déflorer cette beauté en la touchant ; et d’une rougeur inaccoutumée se colorent ses joues... Autour d’elle, les Muses chantent les poèmes d’Homère et trouvent que ce ne sont pas encore des chants dignes d’une telle beauté. Cupidon, auprès, l’arc tendu, il a oint ses flèches de l’amère liqueur et c’est sur les rayons de ses yeux qu’il se repose du soin de les lancer. Debout se tient la vierge, auprès des Muses, des Grâces et de l’Amour et, avec eux tous, lutte en jouant pour la beauté... Cupidon lui-même est son esclave... et si sa nature le lui permettait, il se laisserait aller à l’amour et il faudrait un nouveau Cupidon... et moi, l’allure désordonnée de ma mule me prévient que l’amour a rendu ma main nerveuse...

Je la voyais cette vierge aux formes splendides, à l’œil beau plein de sourires ; son sourcil noir, arqué ; sur ses joues des teintes bien fondues... Son visage est un Eden fleuri... J’ai vu aussi ses lèvres et ma plume s’arrête impuissante à décrire la pureté de la courbe, la blancheur de la ligne qui se détache de cette bande rouge pourpre... Mes yeux ont ainsi pu se rassasier de la vue d’une rose et de ses pétales mais d’une rose sans épines. Et mon esprit se mit à rêver combien doux devait être le baiser de ces lèvres délicates... Aussi devant l’éclat d’une telle beauté, j’ai versé la larme de tout désir et mon regard émerveillé et malheureux se mouillait de mes larmes d’amour.

Viennent les hésitations et les angoisses... Enfin Cupidon s’est avec une douceur inexprimable approché d’elle ; de ses ailes comme d’un éventail il a doucement rafraîchi ses joues... elle l’a touché, a jeté sur lui un regard provocateur et les ailes se sont repliées, l’arc est tombé et de la belle vierge, Cupidon, le maître de tous, est devenu l’esclave... Et je l’ai vu souffrir tant et de si rudes douleurs, que je suis devenu lâche. La vue du maître asservi m’a invité à prendre la fuite ; je tremblais de tous mes membres... mais là j’ai dans la douleur laissé mon cœur et c’est un corps sans âme que j’ai rapporté à ma demeure.

La manière dont Libanius a traité ce sujet peut être discutée, son caractère moralisateur demeure équivoque, mais ce sont des pages littéraires charmantes, d’une psychologie profonde, d’une poésie de pensée et de style dignes des meilleures époques de la littérature. Sur les lèvres du rhéteur, avec l’apparat du discours, elles devaient avoir l’agrément crime belle scène d’amour au théâtre... peut être aussi le danger. La griserie des pensées, mêlée à celle des périodes enveloppantes et caressantes, exprimée de cette voix souple, charmeuse, puissante comme un philtre, créait un âpre parfum de volupté qui ne devait point déplaire aux amis du beau en Antioche aux libres mœurs.

La voix du rhéteur parfois se fait grave et austère. Il profite de ces occasions solennelles pour donner aux questions d’enseignement une ampleur et une sanction qui autrement leur manqueraient : il expose ses préoccupations, ses plaintes, essaie de les faire partager par la cité toute entière et ne néglige pas de donner des leçons et des conseils aussi courageux qu’énergiques aux étudiants et aux familles.

Nous l’avons déjà vu décrire les mœurs des élèves pour les blâmer vigoureusement. Le discours sur le Tapis dédié à la jeunesse y est aussi consacré[13].

Mais lorsqu’il les retrouve sortis de son école et entrés dans la vie publique, il n’hésite pas à les reprendre vertement de leurs défaillances et à les rappeler au devoir. C’est ainsi que dans une de ces réunions publiques, il prononce son discours contre ces jeunes sénateurs, ses élèves pour la plupart, infidèles à leur mandat et silencieux dans les délibérations.

Qui ne me plaindrait, qui ne plaindrait notre Antioche, vous mêmes, vos parents vivants et morts en vous voyant silencieux dans les conseils ?

Après un exorde insinuant, il leur rappelle leur rôle : apporter leur avis, l’appuyer sur des raisons sérieuses afin d’éviter les funestes mesures, être une protection et un secours ; savoir se rallier aux chefs sages, se séparer de ceux qui ne savent au juste quoi penser. Offrir à ses concitoyens des combats d’athlètes ou d’ours peut offrir quelque gloire, mais ce n’est pas là administrer la cité.

Il les montre approuvant d’un signe de tête quand ils daignent écouter, se tenant près des portes comme les esclaves qui épient le maître...

Aussi lorsque vous vous asseyez à table, il faut mentir à vos mères. C’est mal, mais vous savez bien que l’aveu de votre silence ferait gémir les malheureuses qui vous ont mis au monde et qui n’ont rien tant à cœur que les fautes, les taches, les hontes de leurs fils...

Le rhéteur se demande comment lorsqu’on peut conduire, on se laisse mener, lorsqu’on peut être vigoureux et vivant on se fait invalide et imbécile, on se réduit à demander quand on pourrait offrir, à être inutile à son pays quand on pourrait lui rendre service.

Mais ceux qui parlent effraient les ministres du préteur que vous êtes réduits à redouter ; il leur est facile de créer la crainte d’un seul regard, d’avoir la parole audacieuse, de faire arrêter, de terrifier par leur colère, de dépouiller même ceux qui leur résistent... on les flatte, on les fréquente, on leur accorde des charges... Vous, les silencieux, on vous écarte ; on admire la gloire qu’ils acquièrent par l’éloquence, vous on vous méprise. Dans une autre ville peut être que le silence serait de mise, mais chez nous c’est par la subtile et habile éloquence qu’on triomphe... et il faudrait pour réussir que vous soyez encore meilleurs que vos pères... mais hélas ! pas un d’entre vous qui par la sagesse du conseil ou la science du discours,ait jeté sur la cité un rayon de gloire ![14]

La leçon est sévère et vigoureuse, digne d’un citoyen et d’un lettré.

Parfois aussi c’est sa cause qu’il plaide ou celle de ses confrères : il dénonce les injustices, les accusations, les gamineries des étudiants, les intrigues des pédagogues. Il se plaint du déshonneur que la pauvreté des maîtres fait rejaillir sur Antioche. Nous n’y insistons pas puisque déjà nous avons emprunté quelques-uns des traits les plus curieux de ces discours !

Aux familles et aux étudiants il adresse le discours sur les invitations aux fêtés et banquets des Jeux Olympiques.

Pour bien des raisons la ville est loin de s’améliorer : on n’observe plus les traditions, en particulier celles des festins honorables dédiés à Jupiter.

Sans doute nous apportons pour célébrer ces fêtes olympiques, un zèle, une diligence incomparables : il n’est pas de fêtes plus solennelles ni ici, ni ailleurs : les Eléates eux-mêmes veulent savoir ce que nous faisons.

Mais autrefois aux jeux et aux festins on n’invitait que les hommes. Les jeunes gens à barbe naissante et ceux qui fréquentaient le prétoire étaient même écartés. Il cite son propre exemple : il avait quatorze ans, lorsque son oncle Panolbius offrit ces jeux ; dix-huit ans, lorsque ce fut Argyrius, le frère de sa mère, et il ne fut pas admis. Ce ne fut qu’à vingt-deux ans, alors que déjà la sagesse et la gloire lui souriaient, qu’il fut invité par son oncle Phasganius, chorège cette année là. Ni la noblesse, ni la fortune, ni un excès de tendresse n’amenait alors à inviter. Aujourd’hui les pères y conduisent eux-mêmes leurs enfants qui n’ont pas dix ans ou les font conduire par quelqu’un de la famille, par un pédagogue ou un serviteur. L’enfant se promène parmi ces hommes et apprend à boire, soit qu’on lui en offre, soit qu’on lui fasse passer les coupes ou les remplir... Là disparaissent la modestie, le respect des vieillards. Au spectacle de la mauvaise tenue, des mauvais exemples, se joignent les conversations : au festin on dit tout et mal venu serait celui qui voudrait mettre un frein et il faut bien l’avouer alors les pères valent moins que les fils. Ce sont des festins auxquels je n’enverrais pas un esclave ![15]

On voit que Libanius n’est pas un maître complaisant à l’égard des familles, ni vis à vis de ses élèves un maître peu soucieux de leur culture morale.

Parfois aussi devant tous, il répond à ses adversaires, pédagogues ou grammairiens jaloux, élèves impudents qui méprisent leur professeur, imprudents et ingrats, tous ceux à qui il porte ombrage ou qui l’ont rencontré comme un obstacle sur leur route.

Lors des troubles de la sédition qui mit Antioche à deux doigts de sa ruine dans ces rapines, ces massacres, alors que tous les hommes sensés demandaient leur salut à la fuite, Libanius avait cessé ses discours publics et continué chez lui son enseignement aux quelques élèves demeurés fidèles.

Un pédagogue cependant l’accuse d’avoir été alors lâche et paresseux et tente d’empêcher les élèves de revenir auprès de lui.

Si j’étais réellement prisonnier de la paresse et qu’un audacieux pédagogue affectant la pudeur m’en fasse reproche, ma paresse me ferait demeurer silencieux.... Ceux qui me fréquentent savent avec quelle joie je me livre au travail, mais les autres, ceux qui sont comme moi épris de l’amour du savoir et des lettres, je crains, qu’ignorant qui je suis, ils ne se laissent tromper.

Voici le portrait de son insulteur. Il a fait montre de son talent et de son habileté dès son adolescence ; depuis longtemps livré à lui-même, il est passé maître dans les plaisirs les plus honteux, lui qui, s’il l’eût voulu, aurait pu reproduire les glorieuses vertus dont ses ancêtres ont fait preuve et dans les fonctions publiques et dans les commandements militaires... Cet adolescent déjà célèbre vient vers moi pour prendre part à mes leçons et surtout pour qu’aux éloges frivoles de la jeunesse je joigne les miens...

Il se plaint d’avoir perdu trois mois ! pourquoi avoir consacré son temps à la débauche et non au travail : est-ce la faute de la mer si le matelot au lieu de naviguer s’amuse sur la côte ?

Et il s’oppose à la rentrée et nous accable de reproches, semblable à ce voyageur qui s’exile en une région sans eau et au retour, trouvant une fontaine abondante, en veut écarter les autres sous prétexte qu’ils ont bu pendant son absence ; ou semblable à celui qui abandonnerait la terre joyeuse que les rayons du soleil illuminent, pour aller vers les ténèbres Cimmériennes et au retour injurierait la lumière !

Vous voulez faire croire à votre amour du travail, alors que votre oubli des anciennes leçons et la viande et la graisse acquises, jeune homme gros et gras, témoignent de votre négligence et de votre paresse. Si vous aviez eu l’amour de l’éloquence, j’étais là, vous pouviez venir... d’ailleurs vous l’auriez dû faire quand même, eu égard à mes années, car vous n’ignorez pas les prérogatives qu’Homère, le coryphée des poètes, accorde à la vieillesse.

Allons, mes élèves, assez de jours donnés au plaisir, maintenant soyez courageux et attentifs, fervents disciples de l’éloquence, avides de ses bienfaits et de ses gloires.

De telles pages devaient plaire sinon à l’insulteur du moins à l’auditoire ; l’indignation et l’ironie s’y mêlent à une apologie dont la simplicité constitue tout le charme.

Il nous coûterait de ne pas citer quelques extraits d’un discours, qui est à notre sens un vrai chef-d’œuvre d’ironie souriante... Eutrope préfet de Syrie, le traite de radoteur et devant son auditoire, Libanius établit qu’il ne radote pas...

Tous les vieillards d’abord ne sont pas radoteurs. Libanius l’établit par des exemples d’hier et d’aujourd’hui... témoin surtout Edésius et les maîtres de Julien, maîtres aussi de notre rhéteur.

Chose étrange en cette grande ville tu es le seul à trouver cela et tu rencontres autant de contradicteurs que si tu disais de notre belle Daphné que les arbres, les jardins et les eaux embellissent, qu’elle n’est qu’une misérable auberge.

Libanius veut s’assurer que son cerveau n’est pas affaibli et passe en revue ce qu’il sait en un récit vif, alerte, incisif... il sait qu’il y a la vieille ville, la nouvelle... il sait le nombre des portes, où elles conduisent... il sait même ce qui lui appartient, ce qui ne lui appartient pas ; il use de son bien et respecte celui des autres...

Après une gradation habile : Enfin, dit-il, il est bien certain que si on peut me prouver que je ne sais pas qui tu es, d’où tu viens, je suis justement traité de fou et Oreste est un sage auprès de moi. Mais je sais que c’est à la campagne que tu as trouvé un père ; il avait en dédain les travaux qu’aiment les laboureurs, méprisait la Terre et les dieux qui la protègent. Un préfet de moralité équivoque avait besoin de gens qui lui ressemblent : ton père devint son portier. Certes la tâche qui lui incombait alors était digne de lui, il s’en acquitta merveilleusement et ses services furent tels qu’outre la fortune il fit du préfet son serviteur. C’est alors qu’il mit au monde ce fils à qui fut donné le nom d’Eutrope : tout lui faisait un devoir de le vouer... aux bœufs et à la charrue. Mais l’occasion était trop belle de montrer son mépris pour la Terre, il le conduisit chez les Muses et le voua à la culture des Lettres. Les précepteurs, qui n’ont le droit de fermer leur porte à personne, le reçurent et l’excellent père qui avait méprisé Cérès trouva moyen d’injurier les Muses en ne payant pas les maîtres de son fils. On s’étonne ? Je serais curieux de trouver un maître qui ait reçu son salaire de cet homme. Et on sait ce qu’il possédait et par quels moyens il l’avait acquis, chantage et violence...

Quand cette pierre — on dit aujourd’hui cette bûche — eut assez causé d’ennuis à ses maître, l’étude des lois qui convient aux plus faibles d’esprit et aux plus retardés, attira ce jeune homme à qui tout manquait du côté de l’intelligence.

Il trouva moyen là encore d’être une pierre puis se prit à porter des vêtements de peau descendant jusqu’aux genoux, crasseux et larges... Reçu au nombre des avocats il n’eut à plaider la cause ni d’un citoyen, ni d’un étranger, ni d’un homme, ni d’une femme, ni d’un pauvre, ni d’un riche ; tous étaient si bien convaincus qu’il ne pouvait être d’aucun secours, que personne ne s’adressait à lui.

Eh bien, voyons, Eutrope suis-je fou ? et ma vieillesse me fait-elle radoter ? N’ai-je pas au contraire avec précision et vérité exposé ce que vous étiez toi et ton père ?

Je vais continuer ; sois bien attentif. Il entre alors dans l’étude de la carrière administrative. Les traits n’y manquent pas.

Certes la magistrature ne récompense pas ton courage, car ce n’est pas de la gloire des armes que tu as à te vanter, tu n’as même pas été soldat. Ce ne sont pas non plus les triomphes littéraires, c’est avec de l’argent que tu l’as acheté... et qui plus est de l’argent d’autrui, et de tes prêteurs tu es le serviteur, aujourd’hui ils siègent avec toi, s’asseoient à ta table, te donnent des ordres, te pressent de sollicitations, t’excitent à l’injustice, t’y forcent. C’est pour ce misérable emprunt que les lois sont foulées aux pieds et que du tribunal sortent les sentences contre la loi et le droit... Tu ne cherches même pas à dissimuler l’impudence de tes vols... On peut invoquer le témoignage de Chalcis, d’Apamée, des autres villes... Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, c’est pour l’argent... s’il rêve, s’il prie, s’il pense, l’argent est toujours sa hantise ! Il lui en faut pour sa famille, et surtout pour ses femmes ; de là, ruine de la cité ![16]

La claire ordonnance du discours, le sourire perpétuel qu’on y découvre, l’absence d’amertume et même d’indignation, quelques mots d’une ironie cruelle font de ces pages une perle rare de la littérature de l’époque... il faut feuilleter les meilleurs écrits de Lucien pour trouver semblable atticisme de forme et si abondante profusion d’esprit... Que d’applaudissements dut provoquer ce discours dans Antioche la railleuse !

Il nous en coûte de borner notre étude de la Rhétorique supérieure à l’Ecole et aux sujets qui appartiennent à l’Ecole. Nous aurions aimé voir, auprès de l’éducateur,le littérateur embellissant de son élégante parole fêtes publiques ou privées, heures de deuil ou de joie, le citoyen défenseur intrépide des droits de sa ville, des droits imprescriptibles de la justice et de la liberté. En attendant que nous le fassions, le lecteur a pu deviner le charme puissant de cette rhétorique d’où le bon sens n’exclut pas les hautes pensées, ni l’esprit de tolérance les sévères leçons... Antioche ne connut pas au IVe siècle le rhéteur qui corrompait le goût du peuple et se laissait corrompre par l’indulgence de son auditoire. Libanius est de son temps et sait lui être utile : il aime les traditions, sachant ce qu’elles représentent d’efforts, de sacrifices et de dévouements, il n’en suit pas moins d’un œil bienveillant les essais d’innovation ; il chérit son Antioche et ne lui ménage pas ses conseils : il garde fidèle le culte de ses Dieux et les défend noblement contre le pouvoir qui les menace ; par dessus tout il aime les Lettres, héritage glorieux des ancêtres, qu’il veut transmettre intact à cette jeunesse hélas ! de moins en moins soucieuse de culture intellectuelle, toute éprise de plaisir ou d’ambition. Ni ses reproches, ni ses prières ne purent arrêter le courant qui entraînait familles et étudiants vers le plaisir toujours plus facile et le fonctionnarisme séduisant... Qu’importe ! alors qu’on n’avait plus besoin que de rouages pour la machine sociale, le rhéteur eut encore — et c’est sa gloire — la noble ambition de faire des hommes.

 

CONCLUSION

Les maîtres connaissent la concurrence vivifiante et l’indépendance féconde ; ils ont gardé quelque chose des libres allures de l’Académie et du Portique, et ne s’isolent pas en leur pédantisme ; les étudiants enthousiastes du savoir et de l’éloquence n’en mènent pas moins joyeuse vie sans souci des censeurs moroses ; la famille ,toujours ambitieuse de bien-être et de gloire pour les siens, trouve en ce sentiment intéressé un stimulant plus énergique et plus stable que les prescriptions légales. Sans programmes imposés l’école ne connut jamais peut-être plus d’ordre, plus d’harmonie, plus de vie, plus d’unité. Ô muses ! ô lettres ! que de dons vous répandez sur vos adorateurs ! quels fruits vous portez en ceux qui vous cultivent ! ô fleurs d’éloquence quelle vertu vous communiquez à ceux qui puisent dans vos ondes[17].

Ni prince, ni sénat n’imposent un enseignement religieux et les écoles, dont programmes et professeurs sont païens, se montrent si admirablement tolérantes et respectueuses des consciences que le christianisme leur laisse ses enfants et ne songe pas à en créer de rivales. L’école est encore le foyer commun où tous s’asseoient, créateur d’une précieuse confraternité.

De renseignement des rhéteurs sort une morale moins étroite que la nôtre et plus sincère. La leçon de morale n’a pas son heure fixe, elle est de tous les instants ; elle est la préoccupation suprême du maître, la naturelle conclusion de ses leçons... Assez austère pour créer des caractères elle est assez libérale pour éviter des hypocrisies : moins formaliste que la nôtre, elle est plus humaine.

Une double grande loi la domine : l’eurythmie et la mesure.

L’eurythmie ! la belle allure ! loi de la voix et du geste, du mot et delà période, du corps et de l’âme ! La leçon de gymnastique l’enseigne aussi bien que la leçon de style ; loi idéale d’harmonieuse beauté qui pénètre tout, vivifie tout, unifie tout.

Sans doute lorsque la mesure en est absente elle tombe en des excès ridicules... Mais avec la mesure, le μέτρον άριστον la voix bien que souple demeure virile, le geste harmonieux n’est pas théâtral, le mot et la période ne sont pas des coupes vides de pensée ; le rhéteur devient orateur sans être comédien ; le souci du bien dire n’éteint pas les vives indignations du citoyen, la modération qui les tempère ne les rend que plus puissantes.

On devine au prix de quels efforts s’obtenait cette éducation esthétique. Le proverbe a raison, Socrate, le beau est difficile[18]. De ces efforts l’esprit n’était pas le seul à profiter. L’idéal est conçu ; la volonté est exercée. La loi de l’appétit subsiste comme dans les âmes grossières, la loi de raison comme dans les âmes morales, mais dans ces âmes esthétiquement épurées par les labeurs intellectuels, il y de plus un autre mobile, une autre force qui plus d’une fois supplée à la vertu quand la vertu est absente et qui la rend plus facile quand on la possède. Ce mobile, c’est le goût, qui exige de nous de la modération, de la dignité, qui a horreur de ce qui est anguleux, dur, violent... Alors s’apaise l’ardeur des, inclinations matérielles, se taisent les appétits brutaux, s’harmonisent les mouvements affectifs : la nature en ses explosions les plus violentes rencontre un frein et si c’est la raison qui parle et qui nous commande les choses conformes à l’ordre, à l’harmonie, à la perfection, elle rencontre le concours le plus actif[19].

Hélas ! les lamentations éclatent aujourd’hui de toutes parts, et trop justement, sur l’absence d’éducation ; et à la même heure, dans les écoles chrétiennes on attaque les classiques païens, dans les écoles officielles on restreint le contact avec les maîtres de l’antiquité. Comme si précisément ce qui manque à notre génération n’était pas ce que cultivaient merveilleusement les anciens : le sentiment et le goût de la beauté !

Nous faisons de la gymnastique pour la guerre, de la danse pour le plaisir, des études pour le diplôme et avec lui la place tant enviée en la maison toujours plus vaste où s’abrite le fonctionnarisme... Nous voulons savoir sans nous soucier de comprendre ; amasser des connaissances pratiques sans prendre le temps d’exercer notre goût ; nous avons le désir d’arriver, nous n’avons pas la noble ambition de grandir. Aussi l’esprit se déforme en se spécialisant, le cœur inquiet erre et s’égare, le caractère s’avilit en des luttes mesquines et lâches : cela commence au collège et se continue dans la vie. Combien peu notre veulerie ressemble à la tolérance du IVe siècle, notre scepticisme à sa large religion, nos vagues aspirations vers la justice à sa grande humanité !

Qui nous rendra le noble goût de l’éducation antique, qui, à son heure crépusculaire, dans le détachement des formes religieuses, dans un large esprit de tolérance et de liberté, dans la communion de tous au culte du savoir et des lettres, élevait l’Humanité jusqu’à la pacifique et sereine religion de l’Idéal, forme supérieure et universelle de toute aspiration morale et religieuse !

 

 

 



[1] L’École d’Athènes au IVe siècle.

[2] Maurice Barrès.

[3] Lib., Ed. Reiske, 23.

[4] Sat. VII.

[5] Chrysostome.

[6] Lib., Ed. Reiske, I, 63.

[7] Lib., Ed. Reiske, I, 30.

[8] Choricius de Gaza.

[9] Lib., Ed. Reiske, I, 87-88.

[10] Lib., Ed. Reiske, III, L. XIII.

[11] Lib., Ed. Reiske, IV, 1058.

[12] Lib., Ed. Reiske, II, XXIV.

[13] Lib., Ed. Reiske, III, LIX.

[14] Lib., Ed. Reiske, T. I, III, p. 190.

[15] Lib., Ed. Reiske., III, LIV.

[16] Lib., Ed. Reiske, II, IV.

[17] Basil., ad Lib., Ep. 353.

[18] Rep. L. IV.

[19] Schiller, De l’utilité morale des mœurs esthétiques.