HISTOIRE ILLUSTRÉE DE LA GUERRE DE 1914

 

CHAPITRE XVI. — L'EUROPE EN ALARME. - LA DÉCLARATION DE GUERRE.

 

 

La Guerre à la Serbie. — Attitude de l'Italie. — Les Mobilisations. — Intervention personnelle des Chefs d'État. — L'Allemagne précipite la rupture. — La Neutralité belge. — L'Angleterre se prononce. — Les Déclarations de guerre.

 

L'AUTRICHE, suivant inflexiblement ses vues, a déclaré la guerre à la Serbie le 28 juillet, à midi. Le gouvernement allemand n'a fait aucune démarche sérieuse pour l'arrêter. La Russie reculera sans doute ; la France n'est pas prête ; l'Angleterre n'a pas pris parti ; on se perd dans de vaines négociations.

Il n'y a donc qu'à marcher de l'avant et à cueillir un succès qui se présente sous des auspices si favorables...

Eh bien ! l'Autriche et l'Allemagne se trompent : c'est précisément le premier pas qu'elles font, le premier coup aux faibles, la tentative d'écrasement des petites puissances qui va tout changer, mettre fin aux hésitations, dissiper les appréhensions, inspirer la pitié et le sentiment du devoir international. La faiblesse des faibles devient leur force. Les esprits germaniques n'ont pas compté là-dessus. C'est un tact qu'ils n'ont pas. Cette divergence dans leurs dispositions innées et celles des autres sociétés européennes affirme le contraste fondamental : le conflit naît de là.

Si les deux empires germaniques n'eussent pas été aveuglés par l'orgueil, ils eussent senti cette conséquence de leurs actes ; l'attitude et le langage de la troisième alliée, l'Italie, leur était un clair avertissement.

ATTITUDE DE L'ITALIE.

On sait que l'Autriche-Hongrie, renseignée par l'échec de ses ouvertures d'août 1913, n'avait pas cru devoir faire part au gouvernement italien de ses intentions à l'égard de la Serbie, ni de l'ultimatum si menaçant pour l'équilibre balkanique et la paix européenne. Pourtant, il existait entre l'Autriche et l'Italie des engagements précis au sujet de la politique générale et de la politique balkanique en particulier.

L'article 7 du traité de la Triple-Alliance (révélé maintenant), dit que l'Autriche-Hongrie et l'Italie qui visent seulement à la conservation du statu quo en Orient, s'obligent à faire valoir leur influence afin d'éviter bout changement territorial préjudiciable à l'une ou l'autre des puissances contractantes.

Ces puissances se donneront réciproquement les explications susceptibles d'éclairer leurs intentions respectives, de même que celles des autres puissances, si, au cours de certains événements, le maintien du statu quo du territoire balkanique, des côtes ou des îles ottomanes, dans l'Adriatique et la mer Egée, devenait impossible et si cette situation était la conséquence de l'attitude d'une troisième puissance ou avait une cause qui dût contraindre l'Autriche ou l'Italie à changer ce statu quo par une occupation temporaire ou durable.

Cette occupation ne pourra avoir lieu qu'après des accords préalables entre les deux puissances, sur la base du principe de consentement réciproque, pour tous les avantages territoriaux ou d'un autre ordre que l'une d'elles viendrait à obtenir, modifiant le présent statu quo et de manière à satisfaire les prétentions justifiées des deux parties.

Le mépris de ces engagements était un fait extrêmement grave et qui suffisait pour établir que les deux empires complices étaient décidés à tout braver.

Tel était bien le sentiment de l'Italie depuis le début des affaires balkaniques et elle l'avait fait connaître clairement à l'Autriche-Hongrie, dès novembre 1912, et surtout en avril 1913, ainsi que l'a exposé M. Tittoni dans le remarquable discours du 25 juin 1915 : Le jour où l'Autriche prétendrait troubler de n'importe quelle façon ou mesure l'équilibre adriatique, la Triple-Alliance aurait cessé d'exister. Je suis certain que cette dernière considération, exposée par Votre Excellence aux ministres des Affaires étrangères d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie, les persuadera qu'ils doivent se préoccuper des intérêts vitaux de l'Italie et qu'ils doivent faciliter la tâche entreprise par Votre Excellence de les concilier avec les intérêts autrichiens, parce qu'en cas contraire, le traité de la Triple-Alliance sera déchiré par leurs mains. (Dépêche de M. Tittoni du 1er mai 1913.)

L'Italie ne pouvait donc accepter cette insolente prétérition de ses droits sans renoncer à ses plus précieux intérêts. Mais, d'autre part, elle se trouvait placée devant une résolution de la plus haute importance historique, la rupture de la Triple-Alliance.

C'est dans cette situation extrêmement difficile qu'elle abordait les négociations à Berlin. Dès le 24 juillet, M. Bollatti, ambassadeur d'Italie, fait connaître à M. de Jagow le point de vue de son gouvernement : L'Italie, moyennant garantie de ses intérêts, et conformément à l'article 7 du traité d'alliance, observera une attitude de neutralité bienveillante et amicale à l'égard de l'Autriche-Hongrie et ne lui créera pas de difficultés. Il ajoute même que l'Italie voulait suivre, dans toutes les questions balkaniques, une politique d'entente avec ses alliés. Mais l'ambassadeur réclame des précisions, au sujet de l'interprétation de l'article 7 de la Triple-Alliance. En un mot, l'Italie ne se met pas encore en dehors du groupement auquel elle a si longtemps appartenu ; toutefois, au moment où l'on rompt, sans même l'avertir, les engagements communs, elle marque le coup et elle demande des explications et des garanties.

A ce même moment, les puissances pacificatrices s'adressent à l'Italie pour obtenir son concours dans les négociations en vue de la prolongation du délai de l'ultimatum. Elle ne le refuse pas ; au contraire. Nous ferons les plus grands efforts pour empêcher la paix d'être rompue, dit M. Salandra à M. Barrère. Notre situation, ajoute-t-il, est un peu analogue à celle des Anglais. Peut-être pourrions-nous faire quelque chose dans un sens pacifique avec les Anglais... Ce n'était déjà plus la Triple-Alliance.

Voici, en effet, ce qui se passe, le soir même, 25 juillet :

Le marquis di San Giuliano avait convoqué l'ambassadeur d'Allemagne, M. de Flotow, et il avait eu avec lui un entretien décisif dont il rend compte, lui-même, en ces termes : M. Salandra, M. de Flotow et moi nous avons eu une longue conversation. M. Salandra et moi avons fait remarquer, avant tout, à M. de Flotow, que l'Autriche n'avait pas le droit, d'après l'esprit de la Triple-Alliance, de faire une démarche comme celle qu'elle a faite à Belgrade sans un accord préalable avec ses alliés. En effet, l'Autriche, étant donné la manière dont est rédigée la note et les demandes faites, lesquelles, cependant, sont peu efficaces contre le danger panserbe et sont profondément offensantes pour la Serbie et, indirectement, pour la Russie, a clairement démontré qu'elle veut provoquer la guerre. Nous avons donc déclaré à M. de Flotow, qu'en raison de cette façon d'agir de l'Autriche, il en résulte que le caractère défensif et conservateur du traité de la Triple-Alliance est modifié dans son essence pour l'Italie et que celle-ci n'est pas obligée de venir en aide à l'Autriche au cas où, par suite de cette démarche, elle se trouverait en guerre avec la Russie, parce qu'en ce cas, toute guerre européenne est la conséquence d'un acte de provocation et d'agression de la part de l'Autriche.

L'Italie a donc, dès le 25 ; le mérite du courage : elle a immédiatement le courage de la précision. Tandis que la négociation s'attarde, d'autre part, elle pose les vraies questions : oui ou non, l'Autriche-Hongrie, au moment où elle entre en guerre contre la Serbie, s'engage-t-elle à ne pas réaliser d'acquisitions territoriales au détriment de la Serbie ?

C'est l'heure précise où l'Autriche et l'Allemagne font porter toutes leurs négociations avec les puissances sur cette déclaration, répétée à satiété, que l'Autriche respectera le statu quo territorial, l'intégrité et l'indépendance de la Serbie. Or, voici la réponse faite, à ce sujet, au gouvernement italien : Le comte Berchtold déclare, le 28 juillet, au duc d'Avarna, qu'il n'est disposé à prendre aucun engagement relativement à la conduite éventuelle de l'Autriche, en cas de conflit avec la Serbie.

Et M. de Merey, ambassadeur d'Autriche, déclare, le 30 juillet, au marquis di San Giuliano, que l'Autriche ne pouvait pas faire de déclaration l'engageant sur ce point, parce qu'elle ne pouvait pas prévoir si, pendant la guerre, elle ne serait pas forcée, contre sa volonté, à conserver des territoires serbes[1]. (Discours de M. Salandra, du 5 juin.)

N'insistons pas sur la fourberie éclatante : il y avait violation formelle du pacte de la Triple-Alliance et de tous les engagements pris à l'égard de l'Italie. L'Italie était libérée.

L'Italie était libérée : mais la netteté, la fermeté de son attitude eût dû, n'est-il pas vrai ? avertir les deux gouvernements germaniques. Déjà, leurs projets agressifs rencontraient l'opposition de la loyauté internationale et des intérêts européens. Au premier pas sur une puissance faible, la Serbie, ils trouvaient les puissances fortes, la Russie et leur propre alliée, l'Italie : en persévérant, ils se préparaient d'autres surprises.

Pour achever de donner toute son ampleur à la vigoureuse initiative de l'Italie, ajoutons que les puissances de la Triple-Entente avaient, dès lors, le sentiment qu'elles ne trouveraient pas, dans l'Italie, un adversaire.

Le cabinet de Rome se plaçait à leurs côtés tant que les négociations avaient quelque chance de succès. M. Salandra laisse entendre à M. Barrère, le 26 juillet, qu'en cas de conflit, l'Italie se tiendra en dehors et restera dans une attitude d'observation. Et l'ambassadeur est en mesure d'ajouter, le même jour : Je remarque que la majeure partie de l'opinion publique italienne est hostile à l'Autriche dans cette grave affaire.

La lucidité d'esprit des diplomates italiens, leur situation spécialement favorable pour être bien informés, leur font juger avec une autorité singulière les conditions immédiates dans lesquelles va s'engager le conflit entre les grandes puissances. Le bluff avorté de l'Autriche et de l'Allemagne en est, pour eux, la principale cause : Le marquis di San Giuliano m'a dit que, malheureusement, dans toute cette affaire, les convictions de l'Autriche et de l'Allemagne avaient été et étaient encore (le 29 juillet) que la Russie ne marcherait pas. Il m'a lu, à ce propos, une dépêche de M. Bollati, lui rendant compte d'un entretien qu'il avait eu avec M. de Jagow et où ce dernier lui avait encore répété qu'il ne croyait pas que la Russie marcherait. Il fondait cette croyance sur le fait que le gouvernement russe venait d'envoyer à Berlin un agent pour traiter de certaines questions financières.

L'ambassadeur d'Autriche à Berlin a dit également, à son collègue anglais, qu'il ne croyait pas à une guerre générale, la Russie n'étant ni en humeur, ni en état de taire la guerre... Quant au marquis di San Giuliano, il ne partage pas du tout cette opinion...

Ce diplomate si clairvoyant ne se trompe pas davantage sur le rôle qui incombe à l'Angleterre. Il la presse, il la sollicite : Malgré l'extrême gravité de la situation, le ministre des Affaires étrangères ne me paraît pas désespérer de la possibilité d'un arrangement. Il croit que l'Angleterre peut encore exercer beaucoup d'influence à Berlin dans un sens pacifique. Il a eu, hier soir, m'a-t-il dit, une longue conversation avec l'ambassadeur d'Angleterre, sir Rennell Rodd, pour lui démontrer combien l'intervention anglaise pourrait être efficace. Il m'a dit, en terminant : Si tel est aussi l'avis du gouvernement français, il pourrait, de son côté, insister, dans ce sens, à Londres. (Livre jaune.)

C'est donc vers Londres, de nouveau, qu'il faut tourner les regards. L'attitude du gouvernement anglais peut se déterminer en deux mots : il ne s'intéresse au conflit austro-serbe que dans la proportion où il peut entraîner un conflit européen. Il se tient donc sur la réserve et n'offre ses bons offices diplomatiques pour arranger les choses qu'en veillant à ne pas porter atteinte à la confiance que le cabinet de Berlin paraît lui témoigner. C'est par l'Allemagne, surtout, que l'Angleterre espère pouvoir agir à Vienne et peser sur la situation générale.

Sir Edw. Grey s'en est expliqué, le 27, devant la Chambre des Communes : J'ai reçu, vendredi dernier, la note autrichienne adressée à la Hongrie... J'ai vu aussitôt les ambassadeurs étrangers et leur ai dit qu'aussi longtemps que le conflit concernerait seulement l'Autriche et la Serbie, l'Angleterre ne saurait intervenir à aucun titre, mais que si les relations entre l'Autriche et la Russie devenaient plus tendues, de ce fait, la paix de l'Europe serait alors mise en jeu, ce qui nous concernerait, certes, tous...

Exposant ensuite sa proposition d'une conférence à Londres, le ministre ajoutait : Je crois que ma proposition peut fournir la base sur laquelle le groupe des puissances déjà mentionnées pourrait trouver un accord raisonnable. Il ne faut pas oublier, qu'à partir du moment où la question cesse de se confiner à l'Autriche et à la Serbie, elle englobe toutes les puissances et ne peut manquer de se terminer par la plus grande des catastrophes que l'Europe ait jamais vues. Personne ne pourrait, alors, prévoir les limites du conflit dont les conséquences directes ou indirectes seraient incalculables. C'est dans cette mesure, exactement, que l'Angleterre s'intéresse à ce qui se passe. On demande au ministre si le gouvernement allemand est favorable au principe de la médiation tel qu'il le définit. Il répond : J'ai des raisons de le penser ; mais, quant au fait d'appliquer ce principe au moyen de la conférence, je n'ai pas encore reçu la réponse du gouvernement allemand.

Les faits ont marché plus vite que les procédures diplomatiques : la proposition de conférence est rejetée par l'Allemagne ; la conversation directe entre les gouvernements russe et austro-hongrois est déclinée par Vienne ; l'Autriche a déclaré la guerre à la Serbie et a commencé sa mobilisation contre cette puissance.

LES MOBILISATIONS.

Nous entrons dans la phase la plus critique, celle où les actes commencent à apparaître entre les paroles.

Le 28 juillet, M. Sazonoff télégraphie à l'ambassadeur de Russie à Berlin : Par suite de la déclaration de guerre faite par l'Autriche à la Serbie, le gouvernement impérial annoncera demain (29) la mobilisation des arrondissements militaires d'Odessa, Kieff, Moscou et Kazan. Veuillez en informer le gouvernement allemand en lui confirmant l'absence, en Russie, de toute intention agressive contre l'Allemagne.

On avait cru que la Russie ne marcherait pas. Elle répond à ce doute par une mobilisation qui peut n'être encore, dans sa pensée, qu'un moyen d'éclairer les puissances germaniques sur ses véritables intentions. Il ne faut pas oublier que l'Allemagne a déclaré que cette mobilisation sur la frontière autrichienne ne serait pas considérée, par elle, comme la visant directement.

Paris est averti de cette mesure prise à Saint-Pétersbourg, par le télégramme de M. Paléologue, daté du 29 juillet : La conversation directe à laquelle le gouvernement russe avait amicalement convié le gouvernement austro-hongrois est refusée par celui-ci. D'autre part, l'état-major russe a constaté que l'Autriche précipite ses préparatifs militaires contre la Russie et active sa mobilisation qui a commencé sur la frontière de Galicie. En conséquence, l'ordre de mobilisation sera expédié cette nuit aux treize corps d'armée destinés à opérer éventuellement contre l'Autriche.

A Berlin, on tire parti immédiatement de cette mesure de précaution prise à Saint-Pétersbourg. M. Jules Cambon télégraphie : Le chancelier m'a dit qu'il poussait, autant que possible, aux conversations directes entre l'Autriche et la Russie ; il savait que l'Angleterre voyait cette conversation d'un œil favorable (or, elle était rompue du fait de l'Autriche). Il a ajouté que sa propre action serait bien difficile à Vienne, s'il était vrai que la Russie eût mobilisé sur la frontière autrichienne quatorze corps d'armée. Il a prié mon collègue d'appeler sur toutes ces observations l'attention de sir Edw. Grey...

L'attitude du chancelier est, très probablement, la conséquence du dernier entretien de sir Edw. Grey avec le prince Lichnowski.

Jusqu'à ces tout derniers jours, on s'est flatté, ici, que l'Angleterre resterait hors du débat, et l'impression produite par son attitude est profonde sur le gouvernement allemand, sur les financiers et sur les hommes d'affaires.

La péripétie vraiment dramatique qui va se produire tient à ce fait, qu'au moment où la Russie mobilise, les intentions de l'Angleterre ne sont pas encore avérées. M. Paul Cambon télégraphie, le 29 juillet : Mon collègue d'Allemagne ayant interrogé sir Edw. Grey sur les intentions du gouvernement britannique, le secrétaire d'État aux Affaires étrangères a répondu qu'il n'avait pas à se prononcer, quant à présent.

L'Allemagne oublie la promesse qu'elle a faite de ne pas s'émouvoir si la Russie ne mobilise que sur la frontière autrichienne et, à la simple énonciation que la Russie lui a donné de ses intentions de mobiliser partiellement, elle répond en annonçant, la première, la prochaine éventualité d'une mobilisation générale. C'est le pas décisif vers une guerre entre les puissances.

M. Paléologue télégraphie : L'ambassadeur d'Allemagne est venu déclarer à M. Sazonoff que si la Russie n'arrête pas ses préparatifs militaires, l'armée allemande recevra l'ordre de mobiliser. M. Sazonoff a répondu que les préparatifs russes sont motivés : d'un côté par l'intransigeance obstinée de l'Autriche ; d'autre part, par le fait que huit corps austro-hongrois sont mobilisés. Le ton sur lequel le comte de Pourtalès s'est acquitté de la notification a décidé le gouvernement russe, cette nuit même, à ordonner la mobilisation des treize corps destinés à opérer contre l'Autriche.

C'est alors que la Russie se tourne vers la France et se décide à INVOQUER L'ALLIANCE.

M. René Viviani (qui a repris la direction du ministère des Affaires étrangères), porte, le 30 juillet, cette démarche décisive à la connaissance des ambassadeurs de France à Saint-Pétersbourg et à Londres : M. Isvolski est venu, cette nuit, me dire que l'ambassadeur d'Allemagne a notifié à M. Sazonoff la décision de son gouvernement de mobiliser ses forces armées, si la Russie ne cesse pas ses préparatifs militaires.

Le ministre des Affaires étrangères du tsar fait remarquer que ces préparatifs n'ont été commencés qu'à la suite de la mobilisation, par l'Autriche, de huit corps d'armée et du refus de cette puissance de régler pacifiquement son différend avec la Serbie.

M. Sazonoff déclare que, dans ces conditions, la Russie ne peut que hâter ses armements et envisager l'imminence de la guerre, qu'elle compte sur le secours d'alliée de la France et qu'elle considère comme désirable que l'Angleterre se joigne, sans perdre de temps, à la Russie et à la France.

M. Viviani a déclaré à l'ambassadeur que la France est résolue à remplir toutes les obligations de l'alliance.

M. Viviani donne, cependant, à la Russie, le conseil de ne prendre immédiatement aucune disposition qui offrît à l'Allemagne un prétexte pour une mobilisation totale ou partielle de ses forces. Car l'ambassadeur d'Allemagne est venu au quai d'Orsay annoncer que l'Allemagne se préparait, de son côté, à prendre de telles dispositions.

Le conseil de la France est suivi à Saint-Pétersbourg. Le chef 'd'état-major russe donne à l'attaché militaire allemand sa parole d'honneur que les mesures de mobilisation prises le 30 juillet au matin visent exclusivement l'Autriche. M. Sazonoff répète : Jusqu'au dernier moment, je négocierai.

Il fait même, à cette minute extrême, une proposition qui pourrait tout arranger. Il convoque, dans la nuit, l'ambassadeur d'Allemagne et lui dit : L'heure est trop grave pour que je ne vous déclare pas toute ma pensée. En intervenant à Pétersbourg, tandis qu'elle refuse d'intervenir à Vienne, l'Allemagne ne cherche qu'à gagner du temps, afin de permettre à l'Autriche d'écraser le petit royaume serbe, avant que la Russie n'ait pu le secourir. Mais l'empereur Nicolas a un tel désir de conjurer la guerre, que je vais vous faire, en son nom, une nouvelle proposition : Si l'Autriche, reconnaissant que son conflit avec la Serbie a assumé le caractère d'une question d'intérêt européen, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les clauses qui portent atteinte à la souveraineté de la Serbie, la Russie s'engage à cesser toutes mesures militaires.

Voilà une parole forte, précise. Qui peut nier que l'affaire de Serbie n'ait, maintenant, le caractère d'une question d'intérêt européen ? Qu'on s'en remette donc à la sagesse des puissances : elles arbitreront.

INTERVENTION DES SOUVERAINS.

On dirait qu'à ce moment, et par suite de cette habile proposition qui reportait sur l'Autriche et l'Allemagne la, responsabilité d'une rupture, il y ait eu, à Vienne, sinon un moment d'hésitation suprême, du moins une procédure plus ou moins sincère destinée peut-être à retourner, contre la Russie, la responsabilité qui, en fait, incombait aux deux empires germaniques.

L'ensemble de cette lutte diplomatique, qui s'achemine à grands pas vers le plus tragique des dénouements, est ramassé et condensé, en quelque sorte, dans un échange de télégrammes qui se produit entre les deux empereurs Guillaume II et Nicolas II.

On sait les étroites relations de parenté et d'amitié scellées, depuis plus d'un siècle, entre les deux familles souveraines ; on sait comment ces relations s'étaient développées aux temps de la guerre de 1870, et comment elles avaient été maniées par Bismarck, pour assurer à l'Allemagne le concours de la Russie, dans la guerre contre la France et contre Napoléon III ; on sait que, malgré l'incident de 1875 et le congrès de Berlin, ces relations avaient subsisté tant qu'avait vécu Alexandre II.

Alexandre III les avait respectées.

L'empereur Nicolas, fidèle aux traditions de ses prédécesseurs, les avait, de même, soigneusement entretenues et il avait fait un effort constant pour les conserver comme un lien entre les deux groupements qui partageaient l'Europe ; les deux princes avaient gardé l'habitude du tutoiement, des échanges sympathiques de lettres et de télégrammes à chaque événement de famille, aux anniversaires traditionnels. Tout récemment encore, lors de l'entrevue de Potsdam, la diplomatie allemande avait habilement profité des excellents rapports existant entre les deux souverains pour en venir à ses fins, dans l'affaire du chemin de fer de Bagdad.

L'empereur Nicolas était, parfois, un peu gêné par les façons envahissantes de son impérial collègue et cousin, mais il ne laissait rien paraître et les rencontres, les parties de chasse ou de yacht en commun, étaient empreintes d'une parfaite cordialité.

L'empereur Guillaume est arrivé à Berlin le 26 au soir : le 27, il voit ses ministres, son état-major, tient un conseil à Potsdam. Immédiatement, deux initiatives, qui sont, toutes deux, en corrélation et qui vont précipiter le cours des événements sont prises : l'une émane directement de l'empereur Guillaume, c'est un télégramme adressé au tsar ; et l'autre enjoint à l'ambassadeur d'aborder de front le problème capital avec l'Angleterre.

On dirait qu'à cette minute précise, l'empereur Guillaume. ait voulu réaliser ce qu'il considérait comme un succès diplomatique, dans la ferme conviction où il était encore que la Russie et l'Angleterre reculeraient devant la menace.

Le premier télégramme au tsar 'est sur le ton d'affabilité habituel entre les deux cousins.

L'empereur Guillaume s'adresse en ces termes à l'empereur Nicolas :

28 juillet 1914 (10 h. du soir.)

C'est avec la plus vive inquiétude que j'ai appris l'impression qu'a produite dans ton Empire la marche en avant de l'Autriche-Hongrie contre la Serbie. L'agitation sans scrupule qui se poursuit depuis des années en Serbie a conduit au monstrueux attentat dont l'archiduc François-Ferdinand a été la victime. L'état d'esprit qui a amené les Serbes à assassiner leur propre roi et son épouse règne encore dans le pays. Sans doute, conviendras-tu avec moi, que tous deux, toi aussi bien que moi, nous avons, comme tous les souverains, un intérêt commun à insister pour que ceux qui sont moralement responsables de ce terrible meurtre reçoivent le châtiment qu'ils méritent. D'autre part, je ne me dissimule aucunement combien il est difficile pour toi et ton gouvernement de résister aux manifestations de l'opinion publique. En souvenir de la cordiale amitié qui nous lie tous deux étroitement depuis longtemps, j'use de toute mon influence pour décider l'Autriche-Hongrie à en venir à une entente loyale et satisfaisante avec la Russie. Je compte bien que tu me secourras dans mes efforts tendant à écarter toutes les difficultés qui pourraient encore s'élever.

Ton ami et cousin très sincère et dévoué,

GUILLAUME.

L'empereur Nicolas répond le 29 juillet à 1 heure de l'après-midi, sur le même ton confiant :

Je suis heureux que tu sois rentré en Allemagne. En ce moment si grave, je te prie instamment de venir à mon aide. Une guerre honteuse a été déclarée à une faible nation ; je partage entièrement l'indignation qui est immense en Russie. Je prévois que très prochainement je ne pourrai plus résister à la pression qui est exercée sur moi et que je serai forcé de prendre des mesures qui conduiront à la guerre. Pour prévenir le malheur que serait une guerre européenne, je te prie, au nom de notre vieille amitié, de faire tout ce qui sera possible pour empêcher ton alliée d'aller trop loin.

L'empereur Guillaume, ce même 29 juillet à 6 h. ½ du soir, relève le mot une guerre honteuse ; il plaide la cause de l'Autriche contre la Serbie.

Je pense qu'il est très possible à la Russie de persévérer, en présence de la guerre austro-serbe, clins son rôle de spectatrice, sans entraîner l'Europe dans la guerre la plus effroyable qu'elle ait jamais vue.

Il conseille l'entente directe entre le gouvernement russe et le gouvernement austro-hongrois ; il ajoute, dans l'intention évidente de porter la responsabilité tout entière sur la Russie :

Naturellement, des mesures militaires de la Russie, que l'Autriche-Hongrie pourrait considérer comme une menace, hâteraient une calamité que tous deux nous cherchons à éviter et rendraient également impossible ma mission de médiateur que j'ai acceptée avec empressement, lorsque tu as tait appel à mon amitié et à mon aide.

L'empereur Guillaume accepte donc le rôle de médiateur. Par quels actes précis, par quelle pression sur le gouvernement austro-hongrois, par quel télégramme à l'empereur François-Joseph, sa promesse d'agir sur l'Autriche va-t-elle se manifester ? Le Livre blanc reste muet.

Bien plus, le même Livre blanc SUPPRIME un autre télégramme du 29 juillet, par lequel l'empereur Nicolas témoigne sa surprise de la contradiction existant entre les paroles de l'empereur et les actes de la diplomatie allemande et propose de recourir à l'arbitrage.

Merci pour votre télégramme conciliant et amical. Attendu que le message officiel présenté aujourd'hui par votre ambassadeur à mon ministre était conçu dans des termes très différents, je vous prie de m'expliquer cette différence. IL SERAIT JUSTE DE SOUMETTRE LE PROBLÈME AUSTRO-SERBE À LA CONFÉRENCE DE LA HAYE. J'ai confiance en votre sagesse et en votre amitié.

Le Messager officiel du gouvernement russe, en publiant ce télégramme, le fait suivre du commentaire suivant : Le gouvernement allemand s'est abstenu de publier, parmi les autres télégrammes, une dépêche dans laquelle l'empereur Nicolas II proposait de soumettre le conflit austro-serbe au tribunal de La Haye. Il apparaît que, par là, on voulut, en Allemagne, faire le silence sur cette tentative que l'empereur de Russie fit, trois jours avant la guerre, pour conjurer la collision déjà imminente. L'empereur Nicolas, initiateur de la conférence de la paix, était logique avec lui-même... et l'empereur Guillaume également.

L'empereur Guillaume maintient avec insistance le dialogue sur le fait de la mobilisation russe :

30 juillet (1 h. du matin).

Mon ambassadeur a été chargé d'appeler l'attention de ton gouvernement sur les dangers et les graves conséquences d'une mobilisation ; c'est ce que je t'avais dit dans mon dernier télégramme. L'Autriche-Hongrie n'a mobilisé que contre la Serbie, et seulement une partie de son armée. Si la Russie mobilise contre l'Autriche-Hongrie, la mission de médiateur que tu m'as amicalement confiée et que j'ai acceptée sur ton instante prière (sans la remplir, d'ailleurs) sera compromise, sinon rendue impossible. Tout le poids de la décision à prendre pèse sur tes épaules qui auront à supporter la responsabilité de la guerre ou de la paix.

Le système est toujours le même et la répétition presque fastidieuse. Pour entraîner l'opinion allemande, il faut lui faire croire que la Russie est agressive.

L'empereur Nicolas répond, le 31 juillet, en faisant appel de nouveau aux bons offices promis auprès de l'empereur d'Autriche et quant à la position agressive qu'on prétend lui faire assumer, il pare le coup en offrant l'engagement d'honneur de ne prendre aucune offensive :

Techniquement, il est impossible de suspendre nos préparatifs militaires qui ont été nécessités par la mobilisation de l'Autriche ; Nous sommes loin de désirer la guerre ; aussi longtemps-que dureront les pourparlers avec l'Autriche, au sujet de la Serbie, mes troupes ne se livreront à aucun acte de provocation. Je t'en donne ma parole d'honneur. J'ai confiance absolue dans la grâce divine et souhaite la réussite de ton intervention à Vienne, pour le bien de nos pays et la paix de l'Europe.

Malgré ces assurances positives, malgré la promesse donnée par son gouvernement de ne pas mobiliser si la Russie croit devoir mobiliser contre l'Autriche, que fait le gouvernement allemand ? Il proclame, le 31 juillet, l'imminence du danger de guerre qui est en réalité, une première phase de la mobilisation générale, et il adresse à la Russie la sommation insultante d'avoir à suspendre toute mesure de guerre contre l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie dans un délai de douze heures.

Et l'empereur Guillaume couvre, bien entendu, par son télégramme du 31 juillet (2 heures après-midi), les actes du gouvernement.

Sur ton appel à mon amitié et ta prière de te venir en aide (quel ton !) j'ai entrepris une action médiatrice entre ton gouvernement et le gouvernement austro-hongrois (où, quand, comment ?). Pendant que cette action était en cours (!), tes troupes ont été mobilisées contre mon alliée, l'Autriche-Hongrie ; à la suite de quoi, ainsi que je l'ai fait savoir, mon intervention est devenue presque illusoire. Malgré cela, je l'ai continuée. (Pas un fait précis, pas un télégramme à l'empereur François-Joseph !)

Je reçois à l'instant des nouvelles dignes de foi touchant de sérieux préparatifs de guerre également sur ma frontière orientale. Ayant à répondre de la sécurité de mon Empire, je me vois forcé de prendre les mêmes mesures défensives. Je suis allé jusqu'à l'extrême limite du possible dans mes efforts pour maintenir la paix. Ce n'est pas moi qui supporterai la responsabilité de l'affreux désastre qui menace maintenant tout le monde civilisé.

En ce moment encore, il ne tient qu'à toi de l'empêcher. Personne ne menace l'honneur et la puissance de la Russie qui eût bien pu attendre le résultat de mon intervention (et l'égorgement de la Serbie, les hostilités étant commencées à Belgrade). L'amitié pour toi et ton royaume, qui m'a été transmise par mon grand-père à son lit de mort, est toujours sacrée pour moi, et j'ai été fidèle à la Russie lorsqu'elle s'est trouvée dans le malheur, notamment dans la dernière guerre. Maintenant encore, la paix de l'Europe peut être maintenue par toi (tandis que le canon tonne) si la Russie se décide à suspendre ses mesures militaires qui menacent l'Allemagne et l'Autriche.

A ce télégramme, où chaque mot respire une sorte de duplicité mielleuse, l'empereur Nicolas répond avec netteté :

Le 1er août, 2 heures de l'après-midi.

J'ai reçu ton télégramme ; je comprends que tu sois obligé de mobiliser ; mais je voudrais avoir de toi la même garantie que je t'ai donnée, à savoir que ces mesures ne signifient pas la guerre et que nous poursuivons nos négociations pour le bien de nos deux pays et la paix si chère à nos cœurs. Notre longue amitié éprouvée doit, avec l'aide de Dieu, réussir à empêcher une effusion de sang. J'attends avec confiance une réponse de toi.

C'est la minute décisive, un mot, une marque de bon vouloir, un engagement réciproque de ne pas recourir à des mesures militaires agressives, peut encore tout arrêter. Cet engagement, Nicolas le prend. Guillaume le prend-il de son côté ? Voici la réponse qui l'accable devant l'histoire :

Berlin, 1er août 1914.

Je te remercie de ton télégramme. J'ai indiqué hier à ton gouvernement le seul moyen par lequel la guerre pourrait encore être évitée (c'est-à-dire une capitulation de la Russie, but poursuivi depuis le début de la négociation). Bien que j'eusse demandé une réponse pour midi, aucun télégramme contenant une réponse de ton gouvernement ne m'est encore parvenu. J'ai donc été contraint de mobiliser mon armée.

Une réponse immédiate, claire et non équivoque de ton gouvernement est le seul moyen de conjurer une calamité incommensurable. Jusqu'à ce que je reçoive cette réponse, il m'est impossible, à mon vif regret, d'aborder le sujet de ton télégramme (c'est-à-dire de prendre l'engagement de ne pas attaquer). Je dois te demander catégoriquement de donner sans retard l'ordre à tes troupes de ne porter en aucun cas la moindre atteinte à nos frontières.

Que n'ajoute-t-il : Je donne le même ordre de mon côté à l'égard des frontières russes et des frontières françaises ?...

Mais la chose n'est-elle pas cent fois démontrée ? L'Allemagne et l'Autriche veulent gagner la partie et elles risquent tout pour la gagner, fût-ce la guerre !

Espérant encore avoir raison de la fermeté russe, elles ont accepté la perspective d'une guerre sur deux fronts, contre la Russie et contre la France.

Mais, que se passe-t-il du côté de l'Angleterre ?

EFFORTS FAITS PAR L'ALLEMAGNE POUR S'ASSURER LA NEUTRALITÉ DE L'ANGLETERRE.

On est au 29 juillet. L'Allemagne qui mobilise a besoin de savoir absolument ce que fera la Grande-Bretagne. On espère la maintenir encore dans sa position d'expectative, sinon de neutralité. On l'aborde directement avec une sorte de confiance : On m'a prié d'aller voir le chancelier ce soir, télégraphie l'ambassadeur. Son Excellence venait de rentrer de Potsdam... (C'est donc la décision impériale que nous allons connaître.) Il me dit qu'il prévoyait la guerre, et alors, il m'offrit une forte enchère pour s'assurer la neutralité britannique. — Je comprends votre politique, dit le chancelier : la Grande-Bretagne ne consentira jamais à se tenir à l'écart, de façon à laisser écraser la France : ce n'est pas le but de l'Allemagne. Restez neutres et nous vous donnerons toutes les assurances de nature à vous garantir que l'Allemagne ne réclamera aucune acquisition territoriale aux dépens de la France, en cas de guerre et de victoire finale. — Mais, dit aussitôt l'ambassadeur, prenez-vous le même engagement au sujet des colonies françaises ? C'était le coup droit, et le chancelier, dans une conversation avec un représentant de l'Angleterre, devait y être préparé. Sa réponse est telle : — Nous ne pouvons prendre aucun engagement analogue, à cet égard. Cette réticence ne suffit-elle pas pour faire apparaître aux yeux de l'ambassadeur britannique et de son gouvernement, tout le projet de domination mondiale inclus dans la Weltpolitik ?

Et voici, maintenant, un autre sujet non moins grave, celui qui, en touchant à une autre petite puissance, va enfin dissiper les 'hésitations de la Grande Angleterre. Le chancelier examine la situation probable des pays riverains de la mer du Nord : Pour les Pays-Bas, nous nous engagerons envers vous à respecter leur intégrité et leur neutralité, tant que les adversaires de l'Allemagne en feront autant. Quant à la Belgique (voilà le mot redoutable, celui que l'histoire écoute) : Les opérations que l'Allemagne pourrait se trouver dans la nécessité d'entreprendre en Belgique dépendraient de ce que ferait la France ; après la guerre, l'intégrité de la Belgique serait respectée, si ce pays ne se rangeait pas contre l'Allemagne. Aucun engagement d'éviter le territoire, des opérations prévues, et un après la guerre trop significatif : c'est clair, l'Allemagne est décidée à ne pas tenir compte des traités réciproques consacrant la neutralité belge.

Alors, pour finir, le grand couplet de séduction : En terminant, Son Excellence me déclare que, depuis le jour où il devint chancelier, il avait eu pour but d'arriver à une entente avec l'Angleterre ; il espérait que ces assurances pourraient devenir la base de l'entente qui lui tenait tant à cœur. Il pensait à une entente générale de neutralité entre l'Allemagne et l'Angleterre, et, quoiqu'il fût encore trop tôt pour en discuter les détails, l'assurance de la neutralité britannique, dans le conflit que pourrait peut-être provoquer la crise actuelle, lui permettait d'entrevoir la réalisation de son désir.

Il ne paraît pas douteux, qu'en ce moment, le chancelier, dans son aveuglement au sujet des relations européennes, dans le mépris que son âme de papier faisait de ces chiffons de papier comme il en avait tant griffonné depuis le début de son existence de bureaucrate, que cet Allemand, inspiré par la violence illusionniste du conseil tenu la veille à Potsdam, emporté enfin par l'immense erreur allemande, croyait, de bonne foi, qu'il comblait les vœux de l'Angleterre en lui apportant l'offre d'une telle neutralité !

L'ambassadeur reste froid et promet d'en référer à son gouvernement.

Si on lit le mémoire du chancelier Bethmann-Hollweg, au Reichstag, où il expose, à sa façon, les événements qui ont précédé la déclaration de guerre, on remarque avec surprise, qu'à cette date, alors que le véritable sujet du conflit avec l'Angleterre était déjà abordé, pas une trace du dissentiment ; qui pourtant devait être sensible, dès lors, n'y apparaît. Tout au contraire : l'Angleterre figure, dans ce récit, comme une sorte d'associée de l'empire allemand : Côte à côte avec l'Angleterre, nous avons, sans cesse, contribué à une action de médiation... Tandis que, du 29 au 31 juillet, ces efforts de notre part, en vue d'une médiation, appuyés par la diplomatie anglaise, etc.

C'est assez dire à quel point la diplomatie du chancelier avait confiance en sa forte enchère.

Il est vrai que sir Edw. Grey, au moment même où il va se prononcer, tient à maintenir, dans le monde entier, l'impression que l'Angleterre a les mains libres :

Le 29 juillet, il expliquait son sentiment à M. Paul Cambon. Si, à Berlin, on ne doit pas se laisser aller à une fausse certitude que l'Angleterre n'interviendrait pas, la France ne doit pas, non plus, s'entretenir dans l'illusion contraire. J'ai dit à M. P. Cambon que le différend entre l'Autriche et la Serbie n'était pas de ceux où nous nous sentions appelés à jouer un rôle actif. Même si la question se posait entre l'Autriche et la Russie, nous ne nous sentirions pas appelés à y jouer un rôle. La lutte pour la suprématie, entre Teuton et Slave ne nous importait pas et notre idée a toujours été d'éviter d'être entraînés dans une guerre ayant pour objet la question balkanique. Si l'Allemagne et la France étaient impliquées dans la guerre, ce serait un cas que nous aurions à examiner. Nous étions libres d'engagements et nous aurions à décider ce que les intérêts britanniques exigeraient que nous fissions. Ce dut être une réelle déception pour M. P. Cambon, d'avoir à transmettre au gouvernement ami une déclaration si froide.

Paris la reçoit avec un sentiment de tristesse et d'inquiétude. Le président de la République le fait savoir à sir F. Bertie, ambassadeur d'Angleterre et il s'ouvre à lui avec franchise : Le Président est d'avis que les conditions de la médiation ne seront pas acceptées par l'Autriche. Il est convaincu que la paix entre les puissances est entre les mains de la Grande-Bretagne. Si le gouvernement de Sa Majesté annonçait que l'Angleterre viendrait en aide à la France, dans le cas d'un conflit entre la France et l'Allemagne, résultant du différend actuel entre l'Autriche et la Serbie, il n'y aurait pas de guerre, car l'Allemagne modifierait aussitôt son attitude.

Donc, à Berlin et à Paris, on croit encore que l'Angleterre ne s'est pas prononcée. En réalité, déjà elle l'a fait dans sa conscience intime : la démarche du chancelier Bethmann-Hollweg lui a ouvert les yeux et l'a conduite droit à son devoir.

Sir E. Goschen, ambassadeur de Grande-Bretagne à Berlin, reçoit, le 3o juillet, les instructions qu'il a sollicitées à la suite dudit entretien. Rien de plus catégorique : Le gouvernement de Sa Majesté ne peut pas accueillir, un seul instant, la proposition du chancelier de s'engager à rester neutre dans de telles conditions. Il nous demande de prendre l'engagement de rester à l'écart, tandis que l'Allemagne saisirait les colonies françaises et battrait la France, sous cette seule réserve que l'Allemagne ne prendrait aucune partie du territoire français. Au point de vue matériel, cette proposition est inacceptable, car la France, sans qu'on lui enlevât de nouveaux territoires en Europe, pourrait être écrasée, au point de perdre sa position de grande puissance, et se trouver subordonnée à la politique allemande. En général, et ceci à part, ce serait une honte pour nous de passer un tel marché avec l'Allemagne, aux dépens de la France, une honte de laquelle le bon renom de notre pays ne se relèverait jamais.

Pour la Belgique, notre situation est la même ; nous ne pouvons pas accepter le marchandage que le chancelier nous propose, au sujet des obligations et des intérêts qui sont les nôtres, en ce qui concerne la neutralité de cet Etat. Nous ne pouvons, en aucune façon, accueillir une telle proposition et un tel marché... Nous conserverons notre entière liberté d'action, selon que les circonstances nous paraîtront l'exiger, en cas d'un développement défavorable et regrettable de la crise actuelle, tel que le chancelier le prévoit.

L'Angleterre offrait, en dernière analyse, au gouvernement allemand, un arrangement général par lequel elle pourrait être assurée qu'aucune politique agressive ou hostile ne serait poursuivie contre elle, par la France, la Russie et l'Angleterre, soit ensemble, soit séparément. C'était un retour vers l'ancienne proposition de lord Haldane, déjà repoussée par l'Allemagne. Il est à croire que sir Edw. Grey, en la renouvelant, ne se faisait pas grande illusion.

L'ANGLETERRE ET LA FRANCE.

Cependant, l'Angleterre est pressée par la France qui ne peut pas rester sur les déclarations si peu encourageantes de sir Edw. Grey.

Entre les deux pays, des propos, sinon des accords, ont été échangés, deux ans auparavant ; le même jour, 30 juillet, M. P. Cambon vient les rappeler à sir Edw. Grey : l'heure prévue dans ces accords est arrivée il faut s'expliquer.

M. P. Cambon établit d'abord que les préparatifs militaires allemands ont commencé, depuis plusieurs jours, — en fait depuis la remise de la note autrichienne à la Serbie, que des patrouilles allemandes ont, déjà deux fois, franchi la frontière française, que tout le 16e corps de Metz a été renforcé par une partie du 8e, venu de Trèves et de Cologne, que le 15e corps d'armée de Strasbourg est sur la frontière ; que, malgré que les avant-postes français soient en retrait de to kilomètres, une attaque est imminente.

En présence d'un tel péril, la France fait appel à l'Angleterre. Sir Edw. Grey télégraphie :

M. Cambon m'a rappelé, aujourd'hui, la lettre que je lui ai écrite, il y a deux ans, (22 nov. 1912), dans laquelle nous avons convenu que, dans le cas où la paix de l'Europe serait sérieusement menacée, nous discuterions ce que nous serions préparés à faire... Il ne voulait pas me demander de dire directement que nous interviendrions, mais il aimerait bien que je lui dise ce que nous ferions dans certaines éventualités.

Sir Edw. Grey n'a pas perdu tout à fait l'espoir que les négociations pour la médiation peuvent aboutir. Il apprend aussi, avec une grande satisfaction, que les pourparlers directs sont repris, entre l'Autriche et la Russie, si bien qu'il ne répond pas encore avec netteté à M. P. Cambon. Il télégraphie, le 31 juillet, à sir F. Bertie, ambassadeur à Paris : Personne, ici, ne ressent que, dans ce conflit, au point où en sont les choses, les traités et les obligations de la Grande-Bretagne sont engagés... Dans le cas présent, la France est entraînée dans un conflit qui n'est pas le sien. Nous ne pouvons pas donner un gage défini d'intervenir dans une guerre. C'est ce que j'ai dit à l'ambassadeur de France qui m'a prié de reconsidérer cette décision. Je lui ai dit que nous ne pouvions donner aucun gage en ce moment, mais que nous considérerions certainement à nouveau la situation, sitôt qu'il y aurait un nouveau développement.

On comprend l'émotion de Paris, où cet avertissement arrive le jour même où l'ambassadeur d'Allemagne pose l'ultimatum et parle de demander ses passeports !

Le président de la République sort de sa réserve constitutionnelle et il s'adresse directement au roi George V :

Paris, 31 juillet 1914.

Cher et grand ami,

Dans les circonstances graves que traverse l'Europe, je crois devoir communiquer à Votre Majesté les renseignements que le Gouvernement de la République a reçus d'Allemagne.

Les préparatifs militaires auxquels se livre le gouvernement impérial, notamment dans le voisinage immédiat de la frontière française, prennent, chaque jour, une intensité et une accélération nouvelles.

La France, résolue à faire jusqu'au bout tout ce qui dépendra d'elle pour maintenir la paix, s'est bornée jusqu'ici aux mesures de précaution les plus indispensables. Mais il ne semble pas que sa prudence et sa modération ralentissent les dispositions de l'Allemagne, loin de là.

Nous sommes donc peut-être, malgré la sagesse du gouvernement de la République et le calme de l'opinion, à la veille des événements les plus redoutables.

De toutes les informations qui nous arrivent, il résulte que si l'Allemagne avait la certitude que le gouvernement anglais n'intervînt pas dans un conflit où la France serait engagée, la guerre serait inévitable et qu'en revanche, si l'Allemagne avait la certitude que l'Entente cordiale s'affirmerait, le cas échéant, jusque sur les champs de bataille, il y aurait les plus grandes chances pour que la paix ne fût pas troublée.

Sans doute, nos accords militaires et navals laissent entière la liberté du gouvernement de Votre Majesté, et dans les lettres échangées en 1912 entre sir Edward Grey et M. Paul Cambon, l'Angleterre et la France se sont simplement engagées, l'une vis-à-vis de l'autre, à causer entre elles en cas de tension européenne et à examiner ensemble s'il y aurait lieu à une action commune.

Mais, le caractère d'intimité que le sentiment public a donné, dans les deux pays, à l'entente de l'Angleterre et de la France, la confiance avec laquelle nos deux gouvernants n'ont cessé de travailler au maintien de la paix, les sympathies que Votre Majesté a toujours témoignées à la France m'autorisent à lui faire connaître en toute franchise mes impressions, qui sont celles du gouvernement de la République et de la France entière.

C'est, je crois, du langage et de la conduite du gouvernement anglais que dépendent désormais les dernières possibilités d'une solution pacifique.

Nous avons nous-mêmes, dès le début de la crise, recommandé à nos alliés une modération dont ils ne se sont pas départis.

D'accord avec le gouvernement royal et, conformément aux dernières suggestions de sir Edward Grey, nous continuerons à agir dans le même sens.

Mais, si tous les efforts de conciliation partent du même côté et si l'Allemagne et l'Autriche peuvent spéculer sur l'abstention de l'Angleterre, les exigences de l'Autriche demeureront inflexibles et un accord deviendra impossible entre la Russie et elle.

J'ai la conviction profonde qu'à l'heure actuelle, plus l'Angleterre, la France et la Russie donneront une forte impression d'unité dans leur action diplomatique, plus il sera encore permis de compter sur la conservation de la paix.

Votre Majesté voudra bien excuser ma démarche qui n'est inspirée que par le désir de voir l'équilibre européen définitivement raffermi.

Je prie Votre Majesté de croire à mes sentiments les plus cordiaux.

R. POINCARÉ.

Et voici la réponse du roi George :

Buckingham Palace, 1er août 1914.

Cher et grand ami,

J'apprécie on ne peut plus hautement les sentiments qui vous portèrent à m'écrire dans un esprit si cordial et si amical, et je vous suis reconnaissant d'avoir exposé vos vues si complètement et si franchement.

Vous pouvez être assuré que la situation actuelle de l'Europe est pour moi une cause de beaucoup d'anxiété et de préoccupation et je suis heureux à la pensée que nos deux gouvernements ont travaillé ensemble si amicalement pour lâcher de trouver une solution pacifique aux questions à résoudre.

Ce serait pour moi une source de réelle satisfaction si nos efforts combinés aboutissaient à un succès, et je ne reste pas sans espoir que les terribles événements qui semblent si proches pourront être empêchés.

J'admire le sang-froid dont vous et votre gouvernement faites preuve, en vous gardant de prendre à la frontière des mesures militaires exagérées et d'adopter une attitude susceptible le moins du monde d'être interprétée comme une provocation.

Je fais personnellement tous mes efforts afin de trouver quelque solution qui permette en tout cas d'ajourner les opérations militaires actives et de laisser aux puissances le temps de discuter entre elles avec calme. J'ai l'intention de poursuivre ces efforts sans relâche, tant qu'il restera un espoir de règlement amical.

 Quant à l'attitude de mon pays, les événements changent si rapidement qu'il est difficile de prévoir ce qui se passera ; niais vous pouvez être assuré que mon gouvernement continuera de discuter franchement et librement avec M. Cambon, tous les points de nature à intéresser les deux nations.

Croyez-moi, Monsieur le Président, etc., etc.

GEORGE, roi-empereur.

Donc, même cette démarche suprême ne portait pas. La lettre du roi arrive à Paris, le 1er août, quand déjà la mobilisation générale est ordonnée en Russie et en Allemagne. C'est la guerre, et l'Angleterre ne veut pas s'engager encore.

Au moment où les deux lettres parurent (21 février 1915), le Daily Express apprécia en ces termes les longues tergiversations de sir Edw. Grey : L'opinion qu'ont les Allemands de notre duplicité sera agrandie par la publication de la lettre de M. Poincaré. En France et en Russie, on croyait que si l'Allemagne connaissait nos intentions, elle romprait la paix. Le roi était naturellement impuissant dans une action indépendante ; quant à sir Edw. Grey et ses confrères, ils avaient peur des pacifistes du parti radical. L'Allemagne a été trompée, et quand, enfin, l'opinion publique a sauvé notre honneur, et en même temps notre existence nationale, l'ennemi a, naturellement, attribué l'hésitation de nos hommes d'État à une duplicité subtile et maligne qui aurait rempli Nietzsche de joie. (Cité par le Temps du 22 février 1915.)

Critique non fondée ; nous savons, en effet, que si le cabinet anglais tardait encore, son parti était pris : il levait lentement la massue qui devait asséner le coup sur l'infatuation aveugle des Allemands.

LA NEUTRALITÉ BELGE.

Le même jour, 31 juillet, sir Edw. Grey pose la question qui va tout déclencher, c'est celle qui seule, au fond, intéresse profondément l'Angleterre, la neutralité belge.

Il envoie simultanément trois télégrammes datés tous trois du 31 juillet : deux identiques, à chacun des ambassadeurs britanniques à Berlin et à Paris :

J'espère toujours que la situation n'est pas irréparable, mais en vue des préparatifs de mobilisation en Allemagne, il est devenu essentiel pour le gouvernement de Sa Majesté, en vue des traités existants, de demander si le gouvernement allemand (ou français) est préparé à s'engager à respecter la neutralité de la Belgique, tant qu'une autre puissance ne l'aura pas violée. Une demande semblable est adressée au gouvernement français (ou allemand). Il est important d'avoir une prompte réponse.

Et, à Bruxelles, ce télégramme corollaire :

En raison des traités existants, vous devez informer le ministère des Affaires étrangères que, en considération de la possibilité d'une guerre européenne, j'ai demandé aux gouvernements français et allemand si chacun d'eux était décidé à respecter la neutralité de la Belgique, pourvu qu'elle ne fût pas violée par aucune autre puissance.

Vous devez dire que j'assume que le gouvernement belge maintiendra jusqu'au bout sa neutralité ; je désire et j'espère que les autres puissances la maintiendront et l'observeront. Une prompte réponse est désirée.

Par ces questions précises, le ministre anglais prend tous les avantages de la clairvoyance et de la décision. Il met l'Allemagne dans la nécessité de démasquer ses batteries.

Tandis que le gouvernement français répond immédiatement qu'il respectera la neutralité belge, pourvu qu'elle soit respectée par la partie adverse, le ministre des Affaires étrangères allemand fait à l'ambassadeur britannique la plus piètre des réponses : J'ai vu le secrétaire d'État qui m'informe qu'il lui faut consulter l'empereur et le chancelier. J'ai compris, d'après ce qu'il disait, qu'à son avis, n'importe quelle réponse de leur part ne pourrait que dévoiler une partie de leur plan de campagne en cas de guerre et que, par suite, il lui paraissait douteux qu'on pût donner une réponse quelconque. Cependant, Son Excellence a pris note de votre requête.

Sans attendre davantage, sir Edw. Grey met son adversaire, surpris, en demeure de se prononcer.

Il déclare à l'ambassadeur d'Allemagne que, si l'un des belligérants viole la neutralité de la Belgique pendant que l'autre la respecterait, il serait difficile de contenir le sentiment public en Angleterre. Il ajoute que le cabinet a délibéré à ce sujet et que c'est en vertu de cette délibération qu'une note écrite lui est remise. Alors, l'ambassadeur : — Mais, au cas où l'Allemagne s'engage à ne pas violer la neutralité belge, vous engagez-vous à rester neutres ?Je ne puis faire aucune promesse. Tout dépendra de votre attitude à l'égard de la Belgique. Même sous cette seule condition, je ne puis donner aucune assurance de neutralité. — Formulez, du moins, les conditions moyennant lesquelles vous garderez la neutralité ; le feriez-vous, par exemple, au cas où nous garantirions l'intégrité de la France et de ses colonies ? (C'était captieux. Etait-ce même sincère ?)Je suis obligé de refuser définitivement toute promesse de rester neutre, même dans ces conditions. Je ne puis que le répéter, nous entendons garder les mains libres.

Quand on reçut ce télégramme à Berlin, on dut commencer à perdre quelques illusions sur l'Angleterre.

MALENTENDU ENTRE L'ALLEMAGNE ET L'ANGLETERRE.

Il se produit, précisément à cette date, un court malentendu qui a, du moins, l'avantage de les dissiper tous. Le prince Lichnowski télégraphie, le 31 juillet, au chancelier Bethmann-Hollweg : Sir Edw. Grey vient de m'appeler au téléphone et m'a demandé si je pensais pouvoir déclarer que nous n'attaquerions pas la France, si la France restait neutre dans une guerre germano-russe. J'ai dit que je pensais ne pouvoir assumer la responsabilité de cette déclaration.

Cette nouvelle face que prend, soudain, l'affaire, paraît si heureuse, si inattendue, à Berlin, que l'empereur Guillaume, se découvrant, télégraphie lui-même au roi George V.

Berlin, 1er août 1914.

Je viens de recevoir la communication de votre gouvernement m'offrant la neutralité de la France avec la garantie de la Grande-Bretagne. A cette offre était liée la question de savoir si, à cette condition, l'Allemagne n'attaquerait pas la France. Pour des raisons techniques, ma mobilisation, qui a été ordonnée cet après-midi sur les deux fronts Est et Ouest, doit s'accomplir selon les préparatifs commencés. Des contre-ordres ne peuvent être donnés et votre télégramme est malheureusement venu trop tard. Mais si la France offre sa neutralité, qui sera alors garantie par la flotte et l'armée anglaises (autant dire une alliance germano-britannique pour museler la France), je m'abstiendrai d'attaquer la France et j'emploierai mes troupes ailleurs. Je souhaite que la France ne montre aucune nervosité. Les troupes, sur ma frontière, sont en ce moment arrêtées par des ordres télégraphiques et téléphoniques dans leur marche en avant au delà de la frontière française (ce qui établit bien, entre parenthèses, que les ordres pour l'attaque sont donnés avant le 1er août).

M. de Bethmann-Hollweg confirme le télégramme de l'empereur en fixant un délai : Nous garantissons que, d'ici au lundi 3 août à sept heures du soir, la frontière française ne sera pas franchie si l'assentiment de l'Angleterre nous est parvenu en ce moment.

Sir Edw. Grey est stupéfait de cette façon de tourner les choses. Le roi Georges répond directement à l'empereur Guillaume :

Londres, 1er août 1914.

En réponse à votre télégramme, je pense qu'il s'est produit un malentendu à propos de la suggestion qui aurait été faite au cours d'une conversation amicale entre le prince Lichnowsky et sir Edw. Grey, où ils discutaient comment un conflit armé entre l'Allemagne et la France pourrait être retardé jusqu'à ce qu'on ait trouvé un moyen d'entente entre l'Autriche-Hongrie et la Russie. Sir Edw. Grey verra le prince Lichnowsky demain matin, pour déterminer qu'il y a bien un malentendu de la part de ce dernier.

Comment, en effet, un ambassadeur peut-il lancer une si grosse machine sur un simple coup de téléphone, sans avoir obtenu quelque confirmation ou quelque précision par un entretien officiel ou mieux, une note écrite ?

Mais la diplomatie allemande ne sait pas reconnaître ses torts, et le prince Lichnowsky télégraphie, le 2 août, à M. Bethmann-Hollweg : Les suggestions de sir Edw. Grey, basées sur le désir de garder la neutralité, de la part de l'Angleterre, ont été faites sans accord préalable avec la France et ont été, depuis, abandonnées comme futiles[2].

L'incident n'a pas de suite, mais il établit, du moins, la décision prise par l'Allemagne et les mesures ordonnées par elle, avant le Ier août, d'attaquer la France ; il prouve aussi que l'illusion allemande, au sujet des intentions de la Grande-Bretagne, persista jusqu'au 2 août.

SINGULIÈRES HÉSITATIONS DE L'AUTRICHE-HONGRIE.

Cependant, les événements se développaient, d'autre part, avec une rapidité vertigineuse :

Le 30 juillet, l'Allemagne et l'Autriche commencent à comprendre que rien n'est moins assuré qu'une reculade russe et la neutralité anglaise.

M. de Bunsen, ambassadeur à Vienne, télégraphie le 29 juillet à son gouvernement : Le ministre des Affaires étrangères ici a réalisé, quoique un peu tard, que la Russie ne restera pas indifférente dans la crise actuelle.

C'est à ce moment que se produit, en Autriche du moins, comme une sorte de temps d'arrêt et même de recul devant l'abîme entrevu. Dans un entretien avec l'ambassadeur de Russie, M. Schebeko, le comte Berchtold demande que les pourparlers directs entre la Russie et l'Autriche, interrompus par suite d'un malentendu, soient repris, en vue de discuter quel accommodement serait compatible avec la dignité et le prestige des deux empires. Au même moment, des démarches analogues étaient faites à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg. Etait-ce une feinte pour mettre la Russie en mauvaise posture, ou bien l'Autriche éprouvait-elle réellement de sérieuses appréhensions, à la veille d'un conflit dont, de toutes façons, elle devait être la première victime ? Le ministre austro-hongrois affirmait que des pourparlers directs entre l'ambassadeur russe à Saint-Pétersbourg pouvaient aboutir, et qu'une guerre générale, il l'espérait sérieusement, pouvait être évitée. (Livre bleu, pièce 118.)

Or, le jour même où se produit cette ouverture in extremis, que fait l'Allemagne ?... Elle annonce qu'elle mobilise...

L'entretien s'était maintenu sur un ton amical et permettait de croire que toute chance de localiser le conflit n'était pas perdue, lorsque la nouvelle de la mobilisation allemande est parvenue à Vienne. (Dépêche de M. Dumaine. Livre jaune n° 104.)

La nouvelle n'est pas tout à fait exacte ; mais elle a été répandue dans les rues de Berlin par une édition spéciale du Lokal Anzeiger, et par des placards évidemment préparés d'avance. Peu importe, d'ailleurs, car la mobilisation réelle, commencée depuis six jours et peut-être plus, se poursuit avec une hâte fébrile. L'armement des places fortes, l'occupation militaire des gares, le rappel d'une quantité considérable de réservistes, le renforcement des corps de la frontière, tout est en mouvement, à partir du 25 juillet.

M. Jules Cambon rappelle à M. de Jagow la déclaration faite par lui que l'Allemagne ne se croyait pas obligée de mobiliser si la Russie limitait sa mobilisation à la frontière austro-hongroise. Celui-ci ne nie pas ; mais il ajoute que tout retard étant une perte de force pour l'armée allemande, ses propres paroles ne constituaient pas, de sa part, un engagement ferme et il passe outre (procédé ordinaire de la diplomatie allemande).

Au même moment, des mesures sont prises sur la frontière du Luxembourg qui motivent une question du gouvernement luxembourgeois au gouvernement allemand. Le ministre d'État demande une déclaration officielle prenant l'engagement de respecter la neutralité. Le ministre allemand, qui a ses instructions, répond : Cela va de soi, mais il faudrait que le gouvernement français prît le même engagement ! (Autre procédé dont on va voir les suites.)

Belgrade est bombardée dans la nuit du 30 au 31 juillet. L'émotion est vive, en Russie. Cependant, malgré que les faits soient engagés, M. Sazonoff propose encore aux puissances de chercher un arrangement sur les bases suivantes : Si l'Autriche consent à arrêter la marche de ses troupes sur le territoire serbe et si, reconnaissant que le conflit austro-serbe a assumé le caractère d'une question d'intérêt européen, elle admet que les grandes puissances examinent les satisfactions que la Serbie pourrait accorder au gouvernement austro-hongrois, sans porter atteinte à ses droit souverains et à son indépendance, la Russie s'engage à conserver son attitude expectante.

Or, que répondent les deux empires germaniques à ces dispositions avérées ? L'Autriche-Hongrie décrète la mobilisation générale, atteignant tous les hommes de 19 à 42 ans. Et, quant à l'Allemagne, son ambassadeur vient prévenir le quai d'Orsay, le 31 juillet à 7 heures du soir, que son gouvernement exige que la Russie démobilise dans un délai de douze heures ; en plus, on demande à la France quelle serait, en cas de conflit entre l'Allemagne et la Russie, l'attitude de la France. L'ambassadeur viendra prendre la réponse le lendemain, samedi, à une heure.

C'est donc l'Allemagne qui jette, dans une négociation en cours, le poids de son épée. De même qu'elle a abordé l'Angleterre, elle aborde la France. Evidemment, elle est pressée d'en finir et de prononcer les paroles irrémédiables.

La situation, telle qu'elle apparaît au gouvernement de Paris, est la suivante : L'attitude constante de l'Allemagne qui, depuis le commencement du conflit, tout en protestant sans cesse de ses intentions pacifiques, a fait échouer, en fait, par son attitude dilatoire ou négative, toutes les tentatives d'accord et n'a pas cessé d'encourager, par son ambassadeur, l'intransigeance de Vienne ; les préparatifs militaires allemands, commencés dès le 25 juillet et poursuivis sans arrêt depuis ; l'opposition immédiate de l'Allemagne à la formule russe, déclarée à Berlin inacceptable pour l'Autriche avant même d'avoir consulté cette puissance ; enfin, toutes les impressions venues de Berlin, imposent la conviction que l'Allemagne a poursuivi l'humiliation de la Russie, la désagrégation de la Triple-Entente et, si ses résultats ne pouvaient être obtenus, la guerre.

Nous avons, d'autre part, un télégramme de M. Iswolsky, ambassadeur russe à Paris, dont on n'ignore pas la haute influence sur ces événements, et qui nous donne un aperçu extrêmement précis sur le point de vue moscovite.

Paris, 27 juillet 1914.

A l'occasion de l'arrivée du président de la République française, le ministre des Affaires étrangères avait préparé un court exposé de la situation politique actuelle, à peu près dans les termes suivants : l'Autriche, craignant la décomposition intérieure, s'est emparée du prétexte de l'assassinat de l'archiduc pour essayer d'obtenir des garanties qui pourront revêtir la forme de l'occupation des communications militaires serbes ou même du territoire serbe. L'Allemagne soutient l'Autriche. Le maintien de la paix dépend de la seule Russie, parce qu'il s'agit d'une affaire qui doit être localisée entre l'Autriche et la Serbie, c'est-à-dire de la punition de la politique précédente de la Serbie et des garanties pour l'avenir. De ceci, l'Allemagne conclut qu'il faut exercer une action modératrice à Pétersbourg. Ce sophisme a été réfuté à Paris comme à Londres... L'Allemagne s'oppose à la conférence, sans indiquer aucune autre manière d'agir pratique. L'Autriche mène des pourparlers manifestement dilatoires à Pétersbourg. En même temps, elle prend des mesures actives, et, si ces mesures sont tolérées, ses prétentions augmenteront proportionnellement. Il est très désirable que la Russie prête tout son appui au projet de médiation que présentera sir E. Grey. Dans le cas contraire, l'Autriche, sous prétexte de garantie, pourra, en fait, changer le statut territorial de l'Europe orientale.

ISWOLSKY.

Nous découvrons ainsi le fond des sentiments des gouvernements alliés, au moment où les résolutions définitives vont être prises de part et d'autre.

Cependant, par la volonté de l'Allemagne, les faits se précipitent ; la mobilisation est commencée partout. Comment combiner ce travail fébrile des ultimatums et des préparatifs menaçants, avec l'essai de conciliation tenté in extremis, par l'Autriche-Hongrie, à Saint-Pétersbourg et à Paris ?

On croit, en général, à la sincérité de l'Autriche. Il est possible, en effet, il est probable que le comte Berchtold, en présence de l'attitude imprévue, pour Vienne et peut-être même pour Berlin, de la Russie et de l'Angleterre, ait eu le sentiment du péril auquel il exposait la monarchie dualiste et qu'il se soit accroché au dernier espoir d'arrêter les événements. Mais il semble plus probable que, ce que l'on espérait surtout, c'était tenir en suspens les résolutions de l'Angleterre. Le ter août, l'Angleterre ne s'est pas encore prononcée officiellement. M. J. Cambon télégraphie : Mon collègue d'Angleterre a fait, dans la nuit, un appel pressant aux sentiments d'humanité de M. de Jagow.

Or, il semble bien que l'on espérait établir, aux yeux de l'Angleterre, que toute la responsabilité de la rupture retomberait sur la Russie. Voici les appréciations concordantes de M. Jules Cambon et de M. Viviani :

1er août. — Mon collègue de Russie a reçu, hier soir, deux télégrammes de M. Sazonoff l'avisant que l'ambassadeur d'Autriche à Saint - Pétersbourg avait déclaré que son gouvernement était prêt à discuter, avec le gouvernement russe, la note à la Serbie, même quant au fond ; M. Sazonoff lui aurait répondu que ces conversations devraient, à ses yeux, avoir lieu à Londres. L'ultimatum de l'Allemagne à la Russie ne peut qu'écarter les dernières chances de paix que ces conversations semblaient laisser subsister. On peut se demander si, dans de pareilles conditions, l'acceptation de l'Autriche était sérieuse et n'avait pas pour objet de faire peser la responsabilité du conflit sur là Russie. Et M. Viviani, le 1er août : Nous sommes avisés, par plusieurs voies, que le gouvernement allemand et le gouvernement autrichien essaient, en ce moment, d'impressionner l'Angleterre, en lui faisant croire que la responsabilité de la guerre, si elle éclate, incombera à la Russie. On fait effort pour obtenir la neutralité de l'Angleterre, en dénaturant la vérité.

Sans insister plus qu'il ne convient sur cet incident de la dernière heure qui est, tout au plus, de l'ordre des velléités ou des manifestations platoniques, il convient de reprendre les faits positifs dans leur développement simultané, sur les divers points, durant ces trois journées haletantes :

Le 29 juillet, M. Iswolski télégraphie : M. Viviani vient de me confirmer l'entière résolution du gouvernement français d'agir d'accord avec nous. Cette résolution est soutenue par les cercles les plus étendus et par les partis, y compris les radicaux-socialistes qui viennent de lui présenter une déclaration exprimant la confiance absolue et les dispositions patriotiques du groupe...

Le même jour, M. Sazonoff télégraphie à M. Iswolski : Aujourd'hui, l'ambassadeur d'Allemagne m'a communiqué la résolution prise par son gouvernement de mobiliser, si la Russie ne cessait pas ses préparatifs militaires...

On reçoit, à Saint-Pétersbourg, la réponse du gouvernement serbe, au télégramme par lequel le tsar Nicolas, en conseillant la sagesse et la modération à la Serbie, lui a donné l'assurance, qu'en aucun cas, la Russie ne se désintéressera du sort de la Serbie. M. Patchich, après avoir lu le télégramme, se signa et dit : Seigneur ! Le tsar est grand et clément ! Ensuite, il m'embrassa, ne pouvant contenir l'émotion qui l'avait gagné. (Télégr. du chargé d'affaires. Livre rouge.)

Le lendemain, le prince régent de Serbie adresse au peuple serbe un manifeste : Défendez de toutes vos forces vos foyers et la Serbie.

A l'ouverture solennelle de la Skoupchtina, il lit un document où il insère le passage du télégramme impérial, qu'en aucun cas, la Russie n'abandonnera la Serbie. A chaque mention du nom de Sa Majesté, télégraphie le chargé d'affaires russe, un jivio formidable et fébrile secouait la salle des séances. Les marques de sympathie de la part de la France et de l'Angleterre furent aussi relevées séparément et provoquèrent des jivio d'approbation de la part des députés. (Livre orange russe.)

A Rome, le gouvernement allemand. fait demander, par son ambassadeur, quelle sera définitivement l'attitude de l'Italie : Le marquis di San Giuliano a répondu que la guerre entreprise par l'Autriche, étant donné, surtout, les conséquences qui pouvaient en sortir, d'après les déclarations de l'ambassadeur d'Allemagne (à savoir une guerre générale), ayant un caractère agressif et ne cadrant pas avec le caractère purement défensif de la Triple-Alliance, l'Italie ne pourrait pas participer à la guerre.

A Paris, voici les précisions apportées par M. Viviani, dans son entretien avec l'ambassadeur d'Allemagne : L'ambassadeur est venu me voir, ce matin, à 11 heures. Je l'ai mis au courant des pourparlers continués depuis hier c'est-à-dire de la conversation engagée à Saint-Pétersbourg par l'Autriche, et du désir des puissances de voir reporter à Londres l'examen de la situation pour arriver à un accord —. J'ai mis en regard l'attitude de l'Allemagne qui, abandonnant tous pourparlers, pose à la Russie un ultimatum, au moment même où cette puissance vient d'accepter la formule anglaise — qui implique arrêt des préparatifs militaires de tous les pays ayant mobilisé — et envisage, comme imminente, une rupture diplomatique avec la France...

Faisant ainsi le tour des capitales européennes, nous voici, de nouveau, ramenés à Londres, où, avec un désir toujours instant de travailler à l'arrangement des choses, on voit l'état d'esprit se transformer graduellement : L'Allemagne ayant réclamé de l'Angleterre une déclaration de neutralité et ne l'ayant pas obtenue, le gouvernement britannique demeure maître de son action. Un conseil des ministres a eu lieu, le 1er août au matin.

Deux choses importent par-dessus tout, maintenant, à l'Angleterre : 1° la neutralité belge ; 2° l'attitude à l'égard de la France dans l'imminence d'une guerre entre cette puissance et l'Allemagne.

Voici où on en est sur ces deux points :

Nous avons vu que sir Edw. Grey a fait poser la même question, à Berlin et à Paris, à savoir si chacun de ces gouvernements était décidé à respecter la neutralité de la Belgique, pourvu qu'elle ne fût pas violée par une autre puissance. Nous avons vu que le cabinet de Berlin a répondu évasivement. Paris, au contraire, a fait savoir, le 31 juillet, que le gouvernement français est résolu à respecter la neutralité de la Belgique, à moins qu'une autre puissance ne viole cette neutralité. D'ailleurs, cette assurance donnée à diverses reprises à la Belgique a été renouvelée spontanément par le ministre de France auprès du gouvernement belge.

Londres apprend, d'autre part, que la neutralité du Luxembourg est violée, d'ores et déjà, par l'Allemagne.

La question des neutralités se pose dans toute sa gravité.

Et voici, maintenant, la question de guerre générale ; elle se pose par suite des faits suivants, suite des faits antérieurs : mobilisation générale de la flotte et de l'armée austro-hongroise, le 1er août. Etat de guerre de l'Allemagne (Kriegszustand) entraînant la mobilisation de six classes. Mobilisation générale de l'armée française, le samedi 1er août, à 3 h. 40.

Le cabinet de Londres est prévenu aussitôt par une communication faite à son ambassadeur et le gouvernement français ajoute, pour faire apprécier l'imminence du péril : Les forces françaises opposées aux forces allemandes, sur la frontière, comprennent huit corps d'armée sur pied de guerre et l'on s'attend à une attaque, d'un moment à l'autre. Il est, par conséquent, de la plus grande importance de se mettre en garde contre elle... Les troupes françaises n'attaqueront pas et le ministre de la Guerre tient à ce qu'il soit bien établi que cet acte de mobilisation est fait dans un but purement défensif.

Comme le fait observer l'ambassadeur Buchanan, il n'y a plus qu'un moyen d'éviter une guerre générale, c'est que les puissances prennent l'engagement de maintenir leurs armées mobilisées, de chaque côté de la frontière, et de ne pas prendre l'initiative de l'attaque. Cet engagement étant pris par la Russie et par la France, l'Angleterre s'adresse à l'Allemagne et lui demande un engagement analogue. Puisque l'Autriche-Hongrie se montre prête à discuter, il semble logique que l'Allemagne, si elle ne désire pas la guerre pour son propre compte, s'abstienne d'intervenir, pour que l'on puisse travailler, en commun, à une solution pacifique, tel est le langage que sir E. Goschen tient au ministre des Affaires étrangères à Berlin.

Or, que répond celui-ci ? La Russie a déclaré que sa mobilisation n'impliquait pas, nécessairement, la guerre, et qu'elle pouvait parfaitement rester mobilisée pendant des mois, sans faire la guerre. Il n'en est pas de même de l'Allemagne. Elle a pour elle la rapidité, la Russie a pour elle le nombre... L'Allemagne a donc ordonné la mobilisation et le représentant de l'Allemagne à Saint-Pétersbourg a reçu les instructions pour qu'à l'expiration d'un délai fixé, il informe le gouvernement russe que le gouvernement impérial considère que le refus de répondre entraîne l'état de guerre.

Ces considérations décident le gouvernement allemand. Le 1er août, les ordres sont donnés pour la mobilisation générale de la marine et de l'armée, le premier jour de la mobilisation étant le 2 août.

Le 1er août, à 7 h. 10 du soir, l'ambassadeur d'Allemagne a remis à M. Sazonoff la déclaration de guerre de son gouvernement ; il doit quitter Pétersbourg le lendemain. L'ambassadeur d'Autriche-Hongrie n'a reçu aucune instruction de son gouvernement pour la déclaration de guerre.

N'insistons pas sur les détails : le territoire français violé par les troupes allemandes, le 2 août, à Cirey et près de Longwy, les mesures prises dans le grand-duché de Luxembourg, qui sont un danger de guerre immédiate pour la France. Celle-ci, du fait de l'alliance, s'est d'ailleurs engagée à suivre la Russie. Donc, c'est la guerre générale.

Neutralité belge non respectée, la France engagée dans le conflit, voilà les deux sujets qui seuls étaient de nature à émouvoir le cabinet de Londres. Que va-t-il faire ?[3]

LA NEUTRALITÉ BELGE[4].

L'histoire poursuit sa marche inflexible : une petite puissance attaquée, la Serbie, a mis en mouvement la Russie, a détaché l'Italie de la Triple-Alliance : une autre petite puissance menacée, la Belgique, met l'Angleterre en demeure de se prononcer et va bientôt attirer sur l'Allemagne le verdict du monde tout entier. On dirait que la loi morale prépare d'elle-même sa propre vengeance en arrachant l'aveu de la bouche même de ceux qui la renient.

La violation de la neutralité belge a une importance si considérable, elle est si évidemment le nœud du grand drame et projette sur l'avenir de l'univers des suites si considérables, qu'il faut l'exposer avec précision, au moment où le débat arrive à son point culminant.

Nous avons dit les origines de la neutralité belge, les soins pris par la Belgique elle-même pour la protéger et pour la défendre au besoin, les injustes accusations portées par l'Allemagne contre la Belgique, au sujet de certains entretiens avec les attachés militaires britanniques dans les années 1906, 1911-1912. Contre la Belgique, on ramasse, par des ruses de praticiens, un réquisitoire sans preuves et sans force, quand il suffit d'un seul mot pour tout faire tomber : Pourquoi l'Allemagne n'a-t-elle pas pris simplement l'engagement de ne pas violer la neutralité belge ?

Parce que, comme elle l'a dit elle-même, elle avait arrêté, d'avance, sa résolution de passer sur le corps du malheureux petit pays. Il n'y a pas une argutie qui puisse prévaloir contre cet aveu spontané.

La neutralité se décompose, pour ainsi dire, en deux éléments distincts : l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. En Belgique, l'Allemagne visait à la fois l'une et l'autre.

Dès le 24 juillet, le gouvernement belge, ayant eu communication de la note austro-hongroise, prévoit et se met sur ses gardes. Il donne à ses ministres à l'étranger des instructions qu'ils auront à exécuter en cas de conflit imminent. Le 29 juillet, l'armée est mise sur le pied de paix renforcé.

Le 31 juillet, le ministre de France à Bruxelles porte à la connaissance du ministre des Affaires étrangères, M. Davignon, la décision prise spontanément par le gouvernement français : Je profite de cette occasion pour vous déclarer qu'aucune incursion de troupes françaises n'aura lieu en Belgique, même si des forces importantes étaient massées sur les frontières de votre pays.

Le ministre belge prend acte et remercie.

Il reçoit, en même temps, le télégramme déjà cité de sir Edw. Grey, lui faisant part des sentiments de l'Angleterre. Evidemment, l'Angleterre, puissante garante, en présence du projet de mobilisation en Allemagne, entend veiller elle-même à l'application de cette clause de garantie qui constitue pour elle, à la fois, un droit et un devoir essentiels.

La France a répondu solennellement en s'engageant de nouveau à respecter la neutralité (31 juillet) ; l'Allemagne a donné une réponse vague et dilatoire.

L'Angleterre précise aussitôt son point de vue. Le même jour, 31 juillet, le ministre d'Angleterre apporte au ministre belge la déclaration suivante : L'Angleterre compte que la Belgique défendra sa neutralité jusqu'à la dernière extrémité. — Remarquez l'importance de cette déclaration, puisqu'elle met la Belgique en demeure de se battre. — Une prompte réponse est attendue. Le ministre belge fait savoir que la Belgique remplira ses devoirs de puissance neutre : ses forces militaires considérablement développées à la suite de la réorganisation récente, sont à même de lui permettre de se défendre énergiquement, en cas de violation du territoire. Le gouvernement décrète, le même jour (31 juillet), la mobilisation générale.

Sir Edw. Grey, aussitôt qu'il a pris connaissance de la réponse dilatoire du cabinet de Berlin, a eu un entretien des plus graves avec l'ambassadeur d'Allemagne : La réponse du gouvernement allemand au sujet de la neutralité de la Belgique est très regrettable, lui ai-je dit. L'opinion publique anglaise en est très affectée. Si l'un des belligérants violait la neutralité de la Belgique, il serait très difficile de contenir le sentiment public en Angleterre...

L'ambassadeur, rendant compte de cet entretien, prouve qu'il en a saisi le caractère : Sir Edw. Grey, dit-il, revenait toujours sur la neutralité belge, et il estimait que cette question jouerait un grand rôle...

Le même jour, 1er août, le gouvernement belge voit l'heure venue de saisir les puissances ; il donne l'ordre aux ministres belges près des gouvernements étrangers d'exécuter les instructions à eux adressées préventivement dès le 24 juillet. Voici la substance de ces instructions : La Belgique a observé les devoirs d'Etat neutre que lui imposent les traités du 19 avril 1839. La Belgique a la confiance de voir son territoire demeurer hors de toute atteinte, si des hostilités venaient à se produire à ses frontières. L'armée belge est mobilisée et se porte sur les positions stratégiques choisies pour assurer la défense du pays et le respect de sa neutralité. Ces mesures n'ont d'autre but que de mettre la Belgique en situation de remplir ses obligations internationales.

En même temps, le roi Albert adresse à l'empereur Guillaume une lettre personnelle, pour lui rappeler les engagements réitérés pris par la Prusse et le souverain lui-même dans le sens du respect de la neutralité.

Le ministre des Affaires étrangères belge communique au ministre d'Allemagne, M. de Below, la réponse du gouvernement français : M. de Below le remercie en ajoutant que, jusqu'à présent, il n'a pas été chargé de faire une communication officielle, mais que l'on connaît son opinion personnelle (n'est-ce pas dérisoire ?) sur la sécurité avec laquelle la Belgique a le droit de considérer ses voisins de l'Est.

Or, c'est justement à cette heure que l'on obtient la réponse officielle, tant désirée, de l'Allemagne : Le ministre des Affaires étrangères de l'Empire dit qu'il ne peut répondre à la question posée par l'Angleterre. On peut croire que le ministre d'Allemagne sait maintenant à quoi s'en tenir et qu'il va se découvrir. Non. Il se rend au ministère des Affaires étrangères et, quand on fait allusion aux mesures prises pour que les Allemands mobilisés quittent facilement la Belgique, en ajoutant que les mêmes mesures sont prises pour les Français, afin de ménager toutes les susceptibilités, il dit : Cela va de soi ; mais vous savez bien qu'en ce qui nous concerne, vous pouvez avoir toute confiance.

La fourberie est soigneusement prolongée et organisée : Le même jour, dimanche 2 août, le ministre d'Allemagne, interviewé par le journal Le Soir, se porte garant des dispositions de l'Allemagne envers la Belgique, et il résume son opinion en cette phrase : Peut-être que le toit de vos voisins brûlera, mais votre maison restera sauve.

Le même jour encore, l'attaché militaire allemand déclare à un journaliste belge, lui demandant s'il est vrai que les troupes allemandes avaient envahi le grand-duché de Luxembourg : C'est de la haute fantaisie !... etc. — Pouvons-nous vous mettre en cause et dire que nous tenons de vous l'affirmation ? Parfaitement.

Les journaux belges du 2, rassurés eux-mêmes, rassurent la population. Toute la légation est surprise en flagrant délit de mensonge ; car, le même jour enfin, le même ministre d'Allemagne demande une audience au ministre belge, à 7 heures du soir, pour lui faire une communication importante.

Tandis qu'on s'abandonnait à un rêve optimiste, on va se trouver en face de la plus cruelle réalité.

Dans l'intervalle, l'Angleterre a fait un pas.

Le 2 août, au matin, sir Edw. Grey voit l'ambassadeur de France, M. Jules Cambon. M. Cambon, télégraphie le ministre lui-même, m'a interrogé au sujet de la violation du Luxembourg... Il m'a demandé ce que nous dirions en cas de violation de la neutralité belge. J'ai répondu que c'était là une affaire beaucoup plus importante ; que nous examinerions quelle déclaration nous ferions demain à ce sujet au Parlement, c'est-à-dire si nous déclarerions que la violation de la neutralité belge est un casus belli...

Le ministre d'Allemagne à Bruxelles vient effacer les derniers doutes et détruire les dernières illusions. Le dimanche 2 août, à 7 heures du soir, il se présente chez M. Davignon, lui remet un document très confidentiel de la part du gouvernement allemand et lui notifie que le gouvernement belge a douze heures pour répondre.

Voici le texte de ce document :

Le gouvernement allemand a reçu des nouvelles sûres, d'après lesquelles 'des forces françaises auraient l'intention de marcher sur la Meuse par Givet et Namur (prétexte fabriqué de toutes pièces et absurde). Ces nouvelles ne laissent aucun doute sur l'intention de la France de marcher sur l'Allemagne par le territoire belge.

Le gouvernement impérial allemand ne peut s'empêcher de craindre que, si la Belgique ne reçoit pas de secours, elle ne sera pas, malgré sa meilleure volonté, en mesure de repousser avec succès une marche française comportant :un plan aussi étendu, de façon à assurer à l'Allemagne une sécurité suffisante contre cette menace.

C'est un devoir impérieux de conservation pour l'Allemagne de prévenir cette attaque de l'ennemi.

Le gouvernement regretterait très vivement que la Belgique regardât comme un acte d'hostilité contre elle, le fait que les mesures des ennemis de l'Allemagne l'obligent de violer aussi, de son côté, le territoire belge. Afin de dissiper tout malentendu, le gouvernement allemand déclare ce qui suit :

1° L'Allemagne n'a en vue aucun acte d'hostilité contre la Belgique ; si la Belgique consent, dans la guerre qui va commencer, à prendre une attitude de neutralité bienveillante vis-à-vis de l'Allemagne, le gouvernement allemand, de son côté, s'engage à garantir, au moment de la paix, l'intégrité et l'indépendance du Royaume dans toute leur ampleur ;

2° L'Allemagne s'engage, sous la condition énoncée, à évacuer le territoire belge aussitôt la paix conclue ;

3° Si la Belgique observe une attitude amicale, l'Allemagne est prête, d'accord avec les autorités belges, à acheter contre argent comptant tout ce qui est nécessaire à ses troupes et à indemniser pour tous les dommages quelconques causés en Belgique par les troupes allemandes ;

4° Si la Belgique se comporte d'une façon hostile contre les troupes allemandes et, particulièrement, fait des difficultés à leur marche en avant par la résistance des fortifications de la Meuse ou par des destructions de routes, chemins de fer, tunnels ou autres ouvrages d'art, l'Allemagne sera obligée, à regret, de considérer la Belgique en ennemie.

Dans ce cas, l'Allemagne ne pourrait prendre aucun engagement vis-à-vis du Royaume, mais elle devrait laisser le règlement ultérieur des deux États l'un vis-à-vis de l'autre à la décision des armes.

Le gouvernement allemand a le ferme espoir que cette éventualité ne se produira pas et que le gouvernement belge, saura prendre les mesures appropriées, pour empêcher que des faits comme ceux qui viennent d'être mentionnés ne se produisent. Dans ce cas, les relations d'amitié qui unissent les deux États voisins seront maintenues de façon durable.

En présence d'une pareille mise en demeure, le devoir de la Belgique lui était dicté, non seulement par le droit qu'a tout peuple au respect de son indépendance, mais par les engagements internationaux, résumés par l'article 5 de la Convention de La Haye : Une puissance neutre ne peut laisser passer à travers son territoire les troupes ou les convois d'un belligérant. Bien plus, ce devoir lui était dicté par l'Allemagne elle-même, puisque, deux jours après, elle invoquait les traités auprès de la Confédération helvétique, pour que le passage sur le territoire suisse fût interdit aux troupes françaises : le gouvernement allemand répond, en effet, en ces termes, à la déclaration par laquelle la Suisse manifeste sa volonté de rester neutre : ... Le gouvernement impérial a pris connaissance de cette déclaration avec une satisfaction sincère et il compte que la Confédération, grâce à sa forte armée et à la volonté inébranlable du peuple suisse tout entier, repoussera toute violation de sa neutralité.

L'Allemagne demande donc à la Belgique ce qu'elle somme la Suisse d'empêcher. Le voudrait-elle, la Belgique ne peut pas l'accorder ; elle est serve de sa parole, de ses engagements, de son devoir à l'égard des puissances qui, en garantissant la neutralité belge, ont compté sur elle.

Ajoutons que le gouvernement belge, en présence de l'affreuse sommation, avait à prendre en considération une autre conséquence terrible, soudainement évoquée devant lui. Par la volonté de l'Allemagne, le territoire belge était choisi comme champ de bataille pour des raisons de commodité stratégique, et toutes les horreurs de la guerre allaient s'abattre sur des populations paisibles et innocentes.

Quelle angoisse chez ce roi, chez ces ministres qui avaient douze heures pour délibérer !

On cherche à savoir, à se renseigner. On télégraphie en Angleterre : on fait part de la remise de la note au cabinet de Londres. Le roi Albert adresse au roi d'Angleterre un télégramme ainsi conçu :

Me souvenant des nombreuses marques d'amitié de Votre Majesté et de ses prédécesseurs, de l'attitude amicale de l'Angleterre en 1870 et de la preuve de sympathie qu'elle vient encore de nous donner, je fais un suprême appel à l'intervention diplomatique du gouvernement de Votre Majesté pour la sauvegarde de la neutralité de la Belgique.

Combien ces paroles sont modérées ! Le gouvernement belge demande encore le secours diplomatique, et il est pris à la gorge.

On n'a qu'une nuit. Il faut prendre un parti... Le parti est pris. Le 3 août à 7 heures du matin, le gouvernement belge répond à la note allemande dans les termes suivants :

Bruxelles, le 3 août 1914 (7 heures du matin).

Par sa note du 2 août 1914, le gouvernement allemand a fait connaitre que, d'après des nouvelles sûres, les forces françaises auraient l'intention de marcher sur la Meuse, par Givet et Namur, et que la Belgique, malgré sa meilleure volonté, ne serait pas en état de repousser sans secours une marche en avant des troupes françaises.

Le gouvernement allemand s'estimerait dans l'obligation de prévenir cette attaque et de violer le territoire belge. Dans ces conditions, l'Allemagne propose au gouvernement du roi de prendre vis-à-vis d'elle une attitude amicale et s'engage, au moment de la paix, à garantir l'intégrité du royaume et de ses possessions dans toute leur étendue. La note ajoute que, si la Bel- gigue fait des difficultés à la marche en avant des troupes allemandes, l'Allemagne sera obligée de la considérer comme ennemie et de laisser le règlement ultérieur des deux États l'un vis-à-vis de l'autre à la décision des armes.

Cette note a provoqué chez le gouvernement du roi un profond et douloureux étonnement.

Les intentions qu'elle attribue à la France sont en contradiction avec les déclarations formelles qui nous ont été faites le ler août, au nom du gouvernement de la République.

D'ailleurs, si, contrairement à notre attente, une violation de la neutralité belge venait à être commise par la France, la Belgique remplirait tousses devoirs internationaux, et son armée opposerait à l'envahisseur la plus vigoureuse résistance.

Les traités de 1839, confirmés par les traités de 1870, consacrent l'indépendance et la neutralité de la Belgique, sous la garantie des puissances et notamment du gouvernement de Sa Majesté le roi de Prusse.

La Belgique a toujours été fidèle à ses obligations internationales ; elle a accompli ses devoirs dans un esprit de loyale impartialité ; elle n'a négligé aucun effort pour maintenir ou faire respecter sa neutralité.

L'atteinte à son indépendance dont la menace le gouvernement allemand constituerait une flagrante violation du droit des gens. Aucun intérêt stratégique ne justifie la violation du droit.

Le gouvernement belge, en acceptant les propositions qui lui sont notifiées, sacrifierait l'honneur de la nation en même temps qu'il trahirait ses devoirs vis-à-vis de l'Europe.

Conscient du rôle que la Belgique joue depuis plus de quatre-vingts ans dans la civilisation du monde, il se refuse à croire que l'indépendance de la Belgique ne puisse être conservée qu'au prix de la violation de sa neutralité.

Si cet espoir était déçu, le gouvernement belge est fermement décidé à repousser par tous les moyens en son pouvoir tonte atteinte à son droit.

Au même moment, s'engageait à Berlin, entre le ministre de Belgique, baron Beyens, et le secrétaire d'État, M. de Jagow, un dialogue qui mettait en présence les deux thèses : celle de la petite puissance brave et forte de son droit, celle de la grande puissance, honteuse d'elle-même et se dérobant devant le fier et loyal regard.

De bonne heure, le lundi matin 3 août, le ministre de Belgique avait demandé par téléphone à être reçu par le Secrétaire d'Etat ; l'audience fut immédiatement accordée.

Le ministre de Belgique avait à peine prononcé quelques paroles que M. de Jagow s'écriait :

— Croyez bien que c'est la mort dans l'âme que l'Allemagne se résout à violer la neutralité de la Belgique et, personnellement, j'en éprouve les plus poignants regrets. Que voulez-vous ! C'est une question de vie ou de mort pour l'empire. Si les armées allemandes ne veulent pas être prises entre l'enclume et le marteau, elles doivent frapper un grand coup du côté de la France, pour pouvoir ensuite se retourner contre la Russie.

Mais, fit le baron Beyens, les frontières de la France sont assez étendues pour que l'on puisse éviter de passer par la Belgique.

— Elles sont trop fortifiées. D'ailleurs, que vous demandons-nous ? Simplement de nous laisser le libre passage, de ne pas détruire vos chemins de fer ni vos tunnels et de nous laisser occuper les places fortes dont nous avons besoin.

— Il y a, répliqua aussitôt le ministre de Belgique, une façon bien facile de formuler la seule réponse que cette demande puisse comporter, c'est de vous représenter que la France nous ait adressé la même invitation, et que nous ayons accédé. L'Allemagne n'aurait-elle pas dit que nous l'avions lâchement trahie ?

Le secrétaire d'Etat, laissant sans réponse cette question si précise, le baron Beyens compléta sa pensée.

— Du moins, interrogea-t-il, avez-vous quelque chose à nous reprocher ? N'avons-nous pas toujours, depuis trois quarts de siècle, rempli, vis-à-vis de l'Allemagne comme de toutes les grandes puissances garantes, tous les devoirs de notre neutralité ? N'avons-nous pas donné à l'Allemagne des témoignages de loyale amitié ? De quel prix l'Allemagne veut-elle payer tout cela ? En faisant de la Belgique le champ de bataille de l'Europe, et l'on sait ce que la guerre moderne entraîne de dévastations et de calamités...

— L'Allemagne ne peut rien reprocher à la Belgique et l'attitude de la Belgique a toujours été d'une correction parfaite.

— Reconnaissez donc, reprit le baron Beyens, que la Belgique ne peut pas vous faire une autre réponse que celle qu'elle vous fait, à moins de perdre l'honneur. Il en est des nations comme des individus et il n'y a pas pour les peuples une autre espèce d'honneur que pour les particuliers. Vous devez le reconnaître, pressa le baron Beyens, la réponse devait être ce qu'elle est.

— Je le reconnais comme homme privé, mais comme secrétaire d'Etat, je n'ai aucun avis à exprimer.

Tout était dit de part et d'autre. Le ministre de Belgique ajouta cependant que, selon lui, l'Allemagne se faisait des illusions : elle allait au-devant d'une guerre avec l'Angleterre et, au surplus, les troupes allemandes ne passeraient pas à Liège aussi facilement qu'on se l'imaginait peut-être. Et, comme le ministre donnait à penser qu'il allait sans doute demander ses passeports, M. de Jagow protesta : Ne partez pas encore ; peut-être aurons-nous encore à causer. — Ce qui va se passer, conclut le baron Beyens, ne dépend d'aucun de nous deux ; c'est désormais au gouvernement belge qu'appartiennent les décisions.

Chaque parole, dans ce grave échange de pensées, pèse d'un poids égal. Je veux cependant retenir, pour l'instant, l'explication de la demande du pas-. sage des armées allemandes à travers la Belgique. Le secrétaire d'Etat eut d'ailleurs l'occasion de la renouveler dans la conversation qu'il eut, le mardi 4 août, avec l'ambassadeur d'Angleterre.

Si l'Allemagne, dit-il alors, est contrainte de prendre cette mesure, c'est qu'elle doit arriver en France par le chemin le plus rapide elle plus facile, de façon à être sûrement la première dans ses opérations et à tenter de frapper un coup décisif aussitôt que possible. C'est pour elle une question de vie ou de mort, attendu que, si elle prenait la route du sud, elle ne pourrait, par suite de la rareté des voies de communication et de la puissance des forteresses, compter faire sa trouée sans rencontrer de formidables obstacles qui lui feraient perdre un temps précieux. Or, du temps perdu pour elle, ce serait du temps gagné pour les Russes qui pourraient ainsi concentrer leurs troupes à la frontière allemande. La rapidité d'action est le grand atout de l'Allemagne, la possession d'inépuisables réserves d'hommes est l'atout de la Russie. (Livre bleu, n° 160.)

Et dans un second entretien avec le même ambassadeur, quelques heures plus tard, le secrétaire d'Etat résumait ainsi ses arguments : La sécurité de l'empire exige d'une façon absolue que les armées allemandes traversent la Belgique. (Id., id.)

L'homme qui a pu avoir avec un collègue, avec un homme représentant un pays ami, un tel entretien, est mis pour toujours au ban de l'humanité, au pilori de l'histoire. Il s'appelle Jagow.

Dans la journée du 3 août, le ministre de France, tenu au courant, fait la déclaration suivante : Si le gouvernement royal faisait appel au gouvernement français comme puissance garante de sa neutralité, nous répondrions immédiatement à son appel... en tout cas, le gouvernement français attendra, pour intervenir, que la Belgique ait fait un acte de résistance effective. Le gouvernement belge ne veut pas se prononcer encore ; il décline l'appui que la France (conformément aux traités de garantie) vient de lui offrir. Le gouvernement ne fait pas appel, pour le moment, à la garantie des Puissances, se réservant d'apprécier ultérieurement ce qu'il v aurait lieu de faire.

... Tous les regards sont tournés vers Londres. A Londres, sir Edw. Grey étale, en quelque sorte, sous les yeux du Parlement et du monde tout entier l'angoisse qui l'étreint lui-même. Informé seulement par des nouvelles sommaires, il se rend à la Chambre des Communes ; il communique aux membres du Parlement les renseignements qui sont parvenus au gouvernement, les réflexions suggérées, les hésitations, les résolutions qui naissent lentement :

Le roi des Belges fait un suprême appel... à notre intervention diplomatique. Mais nous sommes intervenus diplomatiquement la semaine dernière. Que pourrait encore produire, à présent, une intervention ? Nous avons des intérêts considérables et vitaux à l'indépendance de la Belgique — indépendance dont l'intégrité n'est que la petite part. Or, l'Allemagne nous a sondés la semaine dernière pour savoir si nous nous contenterions de l'assurance qu'après la guerre la Belgique conserverait son intégrité. Nous avons répondu que nous ne consentirions à cet égard à aucun marchandage. Si, en effet, la Belgique est contrainte de consentir à la violation de neutralité, la situation est parfaitement claire, car ce ne sera jamais qu'à la pression du plus fort qu'elle cédera. Or, la seule chose que les petits Etats du centre de l'Europe désirent, la seule chose qu'ils redoutent de perdre, ce n'est pas tant leur intégrité que leur indépendance. Ils veulent qu'on les laisse seuls et indépendants. Si, dans la guerre qui menace l'Europe, la neutralité d'un de ces petits Etats est violée par un des belligérants, et si elle est violée sans qu'une résistance ne se mette en travers de l'agression, après la guerre, quelle que puisse être l'intégrité, l'indépendance sera perdue.

S'il est bien exact, ajoute le ministre, qu'une sorte quelconque d'ultimatum ait été adressé à la Belgique, lui demandant de tolérer la violation de sa neutralité, de la donner ou de la vendre quel que soit le prix qu'on lui en offre, son indépendance est perdue. Si son indépendance s'en va, celle de la Hollande suivra, et alors, je demande à la Chambre de réfléchir à la situation qui résultera de tout cela. Voici la France, peut-être battue, perdant sa position de grande puissance, assujettie à une autre puissance plus forte qu'elle-même ; voici la Belgique asservie à cette même puissance, voici la Hollande et puis le Danemark. Alors, les paroles de Gladstone ne seraient-elles pas devenues vraies et ne serions-nous pas en face, précisément, d'un intérêt s'imposant à nous tous, celui de résister aux agrandissements exagérés d'une puissance ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Gladstone a dit encore autre chose. Au-dessus des obligations que nous impose le respect de la lettre d'un traité, il en est une autre. Est-il possible que, dans de telles conjonctures, un pays riche d'influence et de puissance comme l'Angleterre reste indifférent devant la perpétration du plus monstrueux des crimes sans en devenir le complice ?

Et que l'on ne dise pas que l'on pourrait rester indifférent pendant la guerre, puis, après qu'elle sera terminée, rétablir les choses comme nous voudrions qu'elles fussent. Si, dans une crise comme celle-ci, nous nous soustrayons aux obligations de l'honneur et aux obligations de l'intérêt, quelle que puisse être, au bout du compte, notre puissance matérielle, elle pèsera bien peu en face du droit que nous aurions perdu au respect des autres, nous aurons sacrifié, tout à la fois, notre réputation devant le monde et nos intérêts économiques les plus graves et les plus sérieux.

Sir Edward Grey suspend néanmoins encore toute décision, jusqu'à ce qu'il soit en présence de renseignements précis sur la nature de la demande de passage adressée à la Belgique par l'Allemagne et il termine en rappelant qu'il a voulu seulement expliquer à la Chambre quelle est la pensée du gouvernement et la mettre en possession de tous les éléments de la question.

Mais plus tard, au cours de la même journée, il reprend la parole pour annoncer qu'il vient de recevoir de la Légation belge le texte précis de la note télégraphiée le matin par le gouvernement belge, et il conclut simplement :

Je me borne à dire que le gouvernement est prêt à prendre cette note en toute sérieuse considération. Je n'ai rien à ajouter ! (Livre bleu, édition anglaise, p. 97.)

Le Conseil des ministres se réunit quelques instants plus tard, et, à l'issue de la réunion, sir Edward Grey informe le ministre de Belgique à Londres que si la neutralité belge est violée, c'est la guerre avec l'Allemagne (Livre gris, n° 26.)

Dès le lendemain 4 août, au matin, sir Edward Grey envoie à Berlin un télégramme, qui est le résultat de la délibération de la veille. (Livre bleu, n° 153.)

Le roi des Belges a adressé un appel à Sa Majesté le roi, en vue d'une intervention diplomatique en faveur de la Belgique dans les termes suivants :

Me rappelant les nombreuses preuves d'amitié de Votre Majesté et de son prédécesseur, ainsi que l'attitude amicale de l'Angleterre, en 1870, et le témoignage d'amitié que vous venez de nous donner encore, je fais un suprême appel à l'intervention diplomatique du gouvernement de Votre Majesté pour la sauvegarde de l'intégrité de la Belgique.

Le lendemain 4 août, dès les premières heures de la matinée, le gouvernement reçoit la lettre suivante du ministre d'Allemagne à Bruxelles :

J'ai été chargé et j'ai l'honneur d'informer Votre Excellence que, par suite du refus opposé par le gouvernement de Sa Majesté le roi aux propositions bien intentionnées que lui avait soumises le gouvernement impérial, celui-ci se verra dans le vif regret forcé d'exécuter,— au besoin par la force des armes — les mesures de sécurité exposées comme indispensables vis-à-vis des menaces françaises.

Quelques instants après, l'état-major belge signale que le territoire national a été violé à Gemmerich.

Un conseil des ministres se réunit aussitôt et décide de recourir aux trois puissances garantes qui peuvent répondre à cet appel.

La demande est adressée en ces termes dans la soirée du 4 août :

Le gouvernement belge a le regret de devoir annoncer à Votre Excellence que, ce matin, les forces armées de l'Allemagne ont pénétré sur le territoire belge, en violation des engagements qui ont été pris par traité. Le gouvernement du roi est fermement décidé à résister par tous les moyens en son pouvoir. La Belgique fait appel à l'Angleterre, à la France et à la Russie pour coopérer comme garantes à la défense de son territoire.

Il y aurait une action concertée et commune pour résister aux mesures de force employées par l'Allemagne contre la Belgique et, en même temps, garantir le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de la Belgique dans l'avenir. La Belgique est heureuse de pouvoir déclarer qu'elle assurera la défense des places fortes.

Le gouvernement de Sa Majesté est également informé que le gouvernement allemand a remis au gouverne ment belge une note proposant une neutralité amicale, permettant le libre passage en territoire belge et s'engageant à maintenir l'intégrité et l'indépendance du royaume à la conclusion de la paix ; dans le cas contraire, la Belgique serait traitée en ennemie. Une réponse était exigée en douze heures au plus tard.

Nous apprenons aussi que la Belgique a opposé un refus formel à ce qu'elle considère comme une violation flagrante du droit des gens.

Le gouvernement de Sa Majesté est obligé de protester contre cette violation d'un traité que l'Allemagne a signé aussi bien que nous-mêmes ; il lui faut des assurances que la demande faite à la Belgique ne sera pas suivie d'effet et que sa neutralité sera respectée par l'Allemagne. Vous demanderez une réponse immédiate.

Nouveau télégramme dans la journée du 4 août, sur l'avis officiel que le territoire belge a été violé à Gemmerich, et, cette fois, ce ne sont plus des paroles : le fait déclenche le fait.

Dans ces conditions et étant donné que l'Allemagne a refusé de nous donner au su jet de la Belgique les mêmes assurances que celles que nous a données la France la semaine dernière, il vous faut réitérer cette demande et exiger une réponse satisfaisante, ainsi qu'à mon télégramme de ce matin, qui devra être reçue ici avant minuit ce soir. Sinon, vous demanderez vos passeports et vous déclarerez que le gouvernement de Sa Majesté se voit obligé de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour maintenir la neutralité de la Belgique et le respect d'un traité que l'Allemagne a souscrit comme nous-mêmes.

L'après-midi du 4 août, l'ambassadeur britannique se rend aux Affaires étrangères. Il est reçu par le secrétaire d'Etat et lui demande si son gouvernement respectera la neutralité de la Belgique : Je regrette de devoir dire : Non ! répond le secrétaire d'Etat ; d'ailleurs, la neutralité est déjà violée ; les troupes allemandes ont passé la frontière.

C'est alors que s'engagent, entre l'ambassadeur d'Angleterre et le ministre Jagow, puis avec le chancelier, ces deux entretiens fameux où les représentants de l'Allemagne, surpris et désarçonnés, livrent à l'Angleterre et à l'histoire le secret de leur dessein perfide, 'de leur épaisse fourberie et de leur âme noire.

Mais cette conversation aborde, en même temps, d'autres sujets. Avant d'en rappeler les termes, il faut jeter un coup d'œil d'ensemble sur le débat diplomatique relatif à la neutralité belge.

L'Allemagne avait conçu le plan stratégique de traverser le territoire belge pour attaquer la France. Tout était préparé pour cela, on le sait maintenant, et nous le démontrerons bientôt par un simple exposé des faits. Le gouvernement allemand demandait à la Belgique d'autoriser ses troupes à passer dans les conditions énumérées par la note du 2 août.

S'agit-il seulement d'une opération stratégique ? L'Allemagne n'a-t-elle pas une arrière-pensée ? En marchant sur la Belgique, que prétend-elle ? Veut-elle seulement battre la France par les procédés les plus rapides, ou bien ne songe-t-elle pas à s'assurer un gage et à commencer, par l'occupation de la Belgique, la guerre de conquête ?...

La conquête de la Belgique est, au fond, le plan secret de la Weltpolitik. Bernhardi et les partisans de la plus grande Allemagne s'en sont expliqués cent fois avec une absolue netteté. Maximilien Harden, dans la Zukunft du 17 octobre, a exposé ces convoitises secrètes dans une déclaration très franche : Il faut que le noble germanisme se conquière ici de nouvelles provinces. Anvers, non pas contre, mais avec Hambourg et Brême ; Liège à côté des fabriques d'armes de la Hesse, de Berlin, de la Souabe ; Cockerill allié avec Krupp ; les fers, les charbons, les tissus belges et allemands dirigés ensemble... De Calais à Anvers, Flandres, Limbourg et Brabant, jusqu'au delà de la ligne des forteresses de la Meuse, tout prussien !

Seules, ces convoitises avouées donnent un sens aux multiples et obscures déclarations officielles de l'Allemagne quand il s'agit d'expliquer ses intentions au sujet du sort de la Belgique après la guerre : Au cas où cette puissance prendrait partie contre l'Allemagne, toutes les hypothèses, tous les systèmes sont envisagés dans ces déclarations allemandes. Rien de catégorique, rien de franc. Quand on espère encore la neutralité de l'Angleterre, on fait patte de velours, on promet l'intégrité et l'indépendance de la Belgique ! Prière de dissiper tout soupçon qui pourrait subsister dans l'esprit du gouvernement britannique au sujet de nos intentions : répétez positivement l'assurance formelle que, même en cas de conflit armé avec la Belgique, l'Allemagne ne s'annexera aucune partie du territoire belge SOUS AUCUN PRÉTEXTE. La sincérité de cette déclaration est prouvée par notre engagement solennel à l'égard de la Hollande de respecter strictement sa neutralité. Il est évident que nous ne pourrions annexer profitablement une partie du territoire belge sans nous agrandir en même temps au détriment de la Hollande...

Voilà des assurances formelles, et qu'entre parenthèses il n'est pas inutile de retenir.

Mais comment concilier ces déclarations avec celles qui sont contenues dans la note initiale du 2 août ? Dans le cas où la Belgique se comporterait d'une façon hostile contre les troupes allemandes... l'Allemagne ne pourrait prendre aucun engagement vis-à-vis du royaume ; mais elle devrait laisser le règlement ultérieur des rapports des deux Etats, l'un vis-à-vis de l'autre, à la décision des armes ! Toutes les formes de la séduction ou de l'intimidation sont employées selon le besoin de la cause.

La vérité est que, dès le début, l'Allemagne avait escompté la résistance de la Belgique, que son plan de conquête comprenait l'annexion de la Belgique. Une fois la guerre déchaînée, n'a-t-on pas vu cette convoitise secrète reparaître sous toutes les formes dès que les événements militaires se furent prononcés en faveur de l'Allemagne ? Un moment, elle crut habile d'apaiser, par quelques déclarations anodines, l'émotion britannique. Mais elle savait que les paroles échangées au cours de ces discussions diplomatiques ne sont pas gênantes après la victoire. Elle se réservait de se servir de ces alternatives, savamment combinées, selon le développement des faits ultérieurs.

La machination suprême était, comme l'observe fortement M. Emile Waxweiler, la suivante : Placer la Belgique dans l'obligation de se défendre et, pour la châtier de l'avoir fait, la prendre. L'attentat à la neutralité de la Belgique n'était qu'un moyen ; le but, c'était la conquête. De même que la préparation militaire est évidente, le COMPLOT est avéré[5]. Ces clartés, soudainement apparues, décident le gouvernement britannique.

Mais il est placé en présence d'un ordre de faits non moins graves par l'appel que la France lui adresse en se réclamant des accords militaires et navals résultant de l'Entente.

De ce côté aussi, l'Angleterre a un intérêt primordial qu'elle ne peut négliger et qui pèse sur ses longues irrésolutions.

Il ne s'agit plus des autres, il s'agit d'elle-même. L'Allemagne vise Anvers et, probablement, Calais : ce qu'elle veut, c'est l'hégémonie maritime, d'abord dans la mer du Nord, ensuite sur tous les Océans. Sinon, pourquoi cette longue et coûteuse préparation d'une flotte militaire, pourquoi cet enthousiasme marin, pourquoi la fameuse formule : Notre avenir est sur les eaux ?

Voici donc qu'apparaît le sens profond de la Weltpolitik. Cette politique est surtout une concurrence à l'Angleterre. Seulement, l'Allemagne préférerait procéder par étapes : d'abord occuper la Belgique, non pour la rendre mais pour la garder, ou, du moins, la dominer ; puis abattre la France et s'introduire jusqu'au Pas-de-Calais. Et, quand l'Angleterre essaiera d'intervenir pour refaire une Europe avec les débris des puissances vaincues, on profitera de son impuissance militaire pour lui opposer la loi du plus fort.

L'animal de proie s'approche en rampant, il se glisse jusqu'à portée de la victime, et puis, d'un brusque élan, il lui saute à la gorge.

Voilà les perspectives qui se dévoilent devant l'Angleterre, soudain réveillée. Elle a peine à le croire. Dans le sein du gouvernement et du pays, des secousses suprêmes se produisent. Se décider à la guerre ! Jouer sur une carte le sort du grand pays prospère et pacifique, aborder la plus terrible des luttes sans l'avoir prévue ni préparée... Il faut se prononcer pourtant !

Un nouveau pas est fait. Et ce n'est pas encore le pas décisif : tant on hésite, tant les esprits sont divisés.

M. Paul Cambon télégraphie, le 2 août :

A l'issue du conseil des ministres tenu ce matin, sir Edw. Grey m'a fait la déclaration suivante :

Je suis autorisé à donner l'assurance que, si la flotte allemande pénètre dans la Manche ou traverse la mer du Nord, afin d'entreprendre des opérations de guerre contre la flotte française ou la marine marchande française, la flotte britannique donnera toute la protection en son pouvoir.

Cette assurance est naturellement donnée sous la réserve que la politique du gouvernement de Sa Majesté sera approuvée par le Parlement britannique et ne doit pas être considérée comme obligeant le gouvernement de Sa Majesté à agir, jusqu'à ce que l'éventualité ci-dessus mentionnée d'une action de la flotte allemande se soit produite.

Me parlant ensuite de la neutralité de la Belgique et de celle du Luxembourg, le principal secrétaire d'Etat m'a rappelé que la Convention de 1867, relative au Grand-Duché, différait du traité relatif à la Belgique, en ce sens que l'Angleterre était tenue de faire respecter cette dernière convention sans le concours des autres puissances garantes, tandis que, pour le Luxembourg, toutes les puissances garantes devaient agir de concert.

La sauvegarde de la neutralité belge est considérée ici comme si importante que l'Angleterre envisagerait sa violation par l'Allemagne comme un casus belli.

C'est là un intérêt proprement anglais et on ne peut douter que le gouvernement britannique, fidèle aux traditions de sa politique, ne la fasse prévaloir, même si le monde des affaires, où l'influence allemande poursuit des efforts tenaces, prétendait exercer une pression pour empêcher le gouvernement de s'engager contre l'Allemagne.

Cette dépêche présente le tableau exact des sentiments de l'Angleterre. Elle croit encore qu'elle peut éviter, dans une certaine mesure, de se mêler au conflit : on y voit l'action exercée, notamment sur le monde des affaires, par l'influence allemande ; on y saisit la trace des dernières et plus cruelles incertitudes. M. P. Cambon ne se fait pas d'illusion, mais il agit avec vigueur.

Dans la masse du pays et dans le cabinet lui-même, c'est un déchirement. Le parti libéral est obligé de se retourner sur lui-même et de se lancer à contresens de son passé, de son système. Et pourtant, deux urgentes nécessités nationales le pressent : la neutralité de la Belgique, la liberté de la mer du Nord et du Pas-de-Calais... Eh bien ! on les défendra, mais on défendra seulement ce domaine restreint. On bornera l'action des forces anglaises à la protection exclusive et soigneusement délimitée des intérêts anglais. On s'engagera à demi... Comme si on se battait d'un bras !

Sir Edw. Grey explique, par un télégramme du 2 août, à sir Fr. Bertie la position prise par l'Angleterre :

J'ai fait remarquer à M. Cambon que nous avions des questions extrêmement graves et délicates à considérer et que le gouvernement ne pouvait s'engager à déclarer la guerre à l'Allemagne, si la guerre éclatait demain entre la France et l'Allemagne, mais qu'il était essentiel que le gouvernement français, dont la Hotte était depuis longtemps concentrée dans la Méditerranée, sût quelles dispositions prendre, la côte septentrionale étant sans défense. Il nous a donc paru nécessaire de lui donner cette assurance. Cela ne nous engage pas à déclarer la guerre à l'Allemagne (quelle insistance !) à moins que la flotte allemande n'agisse comme il est indiqué ci-dessus, etc.

Pendant la journée du 3 août, la proposition anglaise se précise graduellement. Sir Edw. Grey se lie définitivement au sujet de la protection navale par un engagement écrit auprès de M. Cambon.

On apprend, d'ailleurs, que l'Italie, sommée par l'Allemagne et l'Autriche, de faire connaître le parti qu'elle prendrait, a répondu que ces deux puissances étant agressives, elle ne considérait pas la situation comme impliquant le casus fœderis.

Du côté de la Belgique, on est en présence de la sommation brutale d'avoir à se prononcer dans les sept heures. D'autre part, l'Allemagne fait un suprême effort pour retenir l'Angleterre.

M. Cambon télégraphie :

Londres, 3 août.

Au moment où sir Edw. Grey partait ce matin pour le conseil, mon collègue allemand, qui l'avait déjà vu hier, est venu le prier avec insistance de lui dire que la neutralité de l'Angleterre ne dépendait pas du respect de la neutralité belge. Sir Edw. Grey s'est refusé à toute conversation à ce sujet.

On essaye, du moins, de peser sur l'opinion :

L'ambassadeur d'Allemagne a adressé à la presse un communiqué disant que si l'Angleterre restait neutre, l'Allemagne renoncerait à toute opération navale et ne se servirait pas des côtes belges comme point d'appui.

Mais les choses se développent dans leur sens fatal.

C'est le 3 août que sir Edw. Grey fait, à la Chambre, la déclaration relative à l'intervention de la flotte anglaise et précise celle qu'il compte faire au sujet de la neutralité belge. La lecture de la lettre du roi Albert, demandant l'appui de l'Angleterre, a produit une profonde émotion. La Chambre des Communes vote, le soir même, les crédits demandés. Elle se lie étroitement à la politique du gouvernement et elle suit, elle-même, l'opinion publique qui se prononce, de plus en plus, pour une énergique intervention.

Depuis quelques jours, l'Allemagne cherche visiblement un prétexte quelconque pour prendre, du côté de la France, les mesures offensives que son état-major considère comme indispensables : elle voudrait aussi donner une apparence de motifs à la violation, par ses troupes, du territoire belge. On sème les bruits les plus absurdes, les plus invraisemblables.

Les sentiments de la France sont tellement pacifiques, la discipline si parfaite, les précautions si bien prises, qu'aucun incident ne se produit.

M. Viviani télégraphie à Londres, le 3 août :

Il me revient que l'ambassadeur d'Allemagne aurait déclaré au Foreign Office que, hier matin, quatre-vingts officiers français en uniforme prussien auraient essayé de traverser la frontière allemande dans onze automobiles à Walbeck, à l'ouest de Geldern, et que ceci constituait une très sérieuse violation de la neutralité de la part de la France. Veuillez démentir d'urgence cette nouvelle de pure invention et attirer l'attention du Foreign Office sur la campagne allemande de fausses nouvelles qui commence.

La réalité est que l'Allemagne et la Russie sont en guerre, et que, dans la certitude où l'on est que la France sera fidèle à l'alliance, les plans de l'état-major allemand, consistant à briser par surprise la force de résistance de la France en empruntant le territoire belge, ne peuvent réussir que s'ils s'exécutent rapidement. Il faut, à tout prix, attaquer la France, et l'attaquer par la Belgique ! Eh bien ! puisqu'il le faut, on déclarera la guerre à la France !

Le 3 août, à 18 h. 45, l'ambassadeur d'Allemagne remet à M. René Viviani, président du conseil, ministre des Affaires étrangères, le document suivant :

Les autorités administratives et militaires allemandes ont constaté un certain nombre d'actes d'hostilités caractérisés commis sur le territoire allemand par des aviateurs militaires français. Plusieurs de ces derniers ont manifestement violé la neutralité de la Belgique, survolant le territoire de ce pays ; l'un a essayé de détruire des constructions près de Wesel, d'autres ont été aperçus sur la région de l'Eiffel, un autre a jeté des bombes sur le chemin de fer, près de Karlsruhe et de Nuremberg.

Je suis chargé, et j'ai l'honneur de faire connaître à Votre Excellence, qu'en présence de ces agressions, l'Empire allemand se considère en état de guerre avec la France, du fait de cette dernière puissance.

J'ai, en même temps, l'honneur de porter à la connaissance de Votre Excellence que les autorités allemandes retiendront les navires marchands français dans les ports allemands, mais qu'elles les relâcheront si, dans les quarante-huit heures, la réciprocité complète est assurée.

Ma mission diplomatique ayant ainsi pris fin, il ne me reste plus qu'à prier Votre Excellence de vouloir bien me munir de mes passeports et de prendre les mesures qu'elle jugera utiles pour assurer mon retour en Allemagne avec le personnel de l'ambassade, ainsi qu'avec le personnel de la Légation de Bavière et du Consulat général d'Allemagne à Paris.

Veuillez agréer, Monsieur le Président, l'expression de ma très haute considération.

SCHŒN.

M. Viviani fait part du fait aux représentants de la France à l'étranger. Il ajoute :

J'ai formellement contesté les allégations inexactes de l'ambassadeur et, de mon côté, je lui ai rappelé que, dès hier, je lui avais laissé une note contre les violations caractérisées de la frontière française commises depuis deux jours par des détachements de troupes allemandes.

En même temps, l'ordre est envoyé à M. Jules Cambon de demander ses passeports et de quitter Berlin.

Paris, le 3 août 1914.

Je vous invite à demander vos passeports et à quitter immédiatement Berlin avec le personnel de l'ambassade en laissant la charge des intérêts français et la garde des archives à l'ambassadeur d'Espagne.

Je vous prie de protester en même temps par écrit contre la violation de la neutralité du Luxembourg par les troupes allemandes signalée par le premier ministre luxembourgeois, contre l'ultimatum adressé au gouvernement belge par le ministre d'Allemagne à Bruxelles pour lui imposer la violation de la neutralité de la Belgique et exiger de celle-ci qu'elle lui facilite sur le territoire belge les opérations militaires contre la France ; enfin contre la fausse allégation d'un prétendu projet d'invasion de ces deux pays par les armées françaises, par lequel il a essayé de justifier l'état de guerre qu'il déclare exister désormais entre l'Allemagne et la France.

RENÉ VIVIANI.

Le même ordre est envoyé à M. Allizé, ministre de France à Munich.

C'EST LA GUERRE !

C'est donc la guerre, la guerre européenne.

Il ne s'agit plus seulement d'écraser la Serbie, mais de maîtriser la Belgique : c'est la guerre contre les petits peuples, la guerre pour l'hégémonie, la guerre selon la Weltpolitik. L'heure prévue par les conseils impériaux allemands, depuis 1897, est sonnée, le fait auquel aspire, depuis des années, le pangermanisme, se produit l'événement monstrueux, que prépare l'effort secret d'un peuple avide, orgueilleux et discipliné, est arrivé : c'est la guerre !

Il faut que le sens d'un tel événement se dégage nettement, devant l'opinion et devant l'histoire, il faut qu'un choc suprême illumine ces obscurités et ne laisse aucun doute sur les positions prises par tous et chacun, à la veille d'une telle catastrophe : ces lumières décisives se produisent dans les entretiens qui mettent en présence l'Allemagne et l'Angleterre et qui déterminent, enfin, la résolution de cette puissance.

Mais, pour bien saisir le caractère de ces entretiens, récapitulons d'abord les conséquences voulues de la note austro-hongroise. L'Autriche a déclaré la guerre à la Serbie ; la Russie, ayant mobilisé sur la frontière autrichienne, l'Allemagne, malgré l'engagement pris par elle de ne pas considérer ce fait comme l'intéressant directement, a pris des mesures de mobilisation qui ont amené la mobilisation générale russe ; l'Allemagne a envoyé aussitôt un ultimatum à la Russie et lui a déclaré la guerre (1er août).

On allègue que des troupes russes ont franchi la frontière pour pouvoir dire : C'est la Russie qui a commencé la guerre contre nous.

En même temps, l'Allemagne déclarait la guerre à la France. On rompt sur le prétexte le plus futile et on affirme également, contre toute vérité, que c'est la France qui a ouvert les hostilités.

Le 2 août, l'Allemagne, prenant encore l'initiative, a envoyé un ultimatum à la Belgique ; le 4 août, la frontière belge était franchie par les troupes allemandes à Gemmenich, près de Verviers : c'est le premier acte d'hostilité déclaré.

Le gouvernement belge informe officiellement et par écrit le gouvernement français qu'il est décidé à résister PAR TOUS LES MOYENS EN SON POUVOIR A L'AGRESSION DE L'ALLEMAGNE. LA BELGIQUE FAIT APPEL À L'ANGLETERRE, LA FRANCE ET LA RUSSIE, POUR COOPÉRER, COMME GARANTES, À LA DÉFENSE DE SON TERRITOIRE. Il y aurait une action concertée et commune ayant pour but de résister aux mesures de force, employées par l'Allemagne contre la Belgique, et, en même temps, DE GARANTIR LE MAINTIEN DE L'INDÉPENDANCE ET DE L'INTÉGRITÉ DE LA BELGIQUE DANS L'AVENIR. La Belgique ajoute : Qu'elle est heureuse de pouvoir déclarer qu'elle assurera la défense des places fortes.

Cependant, l'Autriche-Hongrie paraît prolonger la singulière attitude expectante qu'elle a gardée dans la dernière phase de la crise diplomatique ; alors que la rupture entre l'Allemagne et la Russie était un fait accompli, elle continue à négocier. Le 1er août, l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie à Saint-Pétersbourg vient encore trouver M. Sazonoff et insiste pour lui prouver que l'Autriche faisait preuve de bonne volonté.

Le gouvernement austro-hongrois a pris, à l'égard du gouvernement français, une attitude non moins singulière. L'Allemagne est en guerre avec la France, et l'Autriche s'abstient ; son ambassadeur reste à Paris : il paraît tout ignorer.

La moitié de l'Europe s'est vu déclarer la guerre par l'Allemagne ; l'autre moitié est en suspens ; et, déjà, avec une hâte extrême, l'Allemagne presse sa mobilisation et accomplit les premiers événements militaires, prend ses avantages.

Il appartient à l'Angleterre de décider si l'Allemagne en profitera pour exterminer chacun de ses adversaires isolément et commencer ses conquêtes par celle de la Belgique, ou si l'ensemble des puissances, échappant à l'étreinte allemande, se groupera contre l'animal de proie.

L'ANGLETERRE SE DÉCLARE.

Le 4 août, au matin, le gouvernement anglais a donné pour instructions à son ambassadeur, d'avoir à interroger définitivement le gouvernement allemand, au sujet de la neutralité belge. Le cabinet de Londres, ayant appris que la frontière belge est franchie, exige qu'une réponse satisfaisante lui soit adressée avant minuit. Sinon, l'ambassadeur britannique a l'ordre de demander ses passeports et de faire savoir que son gouvernement prendra toutes les mesures en son pouvoir pour maintenir la neutralité de la Belgique et le respect d'un traité souscrit par l'Allemagne elle-même.

Sir E. Goschen se rend, le 4 août après-midi, chez M. de Jagow ; dans un premier entretien, il pose nettement la question. Oui ou non, l'Allemagne s'abstiendra-t-elle de violer la neutralité belge ? Herr von Jagow, écrit l'ambassadeur, a répliqué tout de suite qu'il était fâché d'avoir à dire que sa réponse devait être non ; les troupes allemandes ont déjà franchi la frontière et la neutralité de la Belgique est violée, d'ores et déjà. Herr von Jagow veut bien donner des raisons : Il faut que l'armée allemande suive la voie la plus rapide et la plus facile, de manière à prendre une bonne avance dans ses opérations et s'efforcer de frapper quelque coup décisif le plus tôt possible.

Cette confidence ne convainc nullement l'ambassadeur d'Angleterre. Herr von Jagow insiste : C'EST, POUR NOUS, UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT. Car, si nous avions passé par la route plus au sud, nous n'aurions pu, vu le petit nombre de chemins et la force des forteresses, espérer passer sans rencontrer une opposition formidable, impliquant une grosse perte de temps. Cette perte de temps aurait été autant de temps gagné par les Russes, pour amener leurs troupes sur la frontière allemande. Agir avec rapidité, voilà,  a-t-il ajouté, le maître-atout de l'Allemagne ; celui de la Russie est d'avoir d'inépuisables ressources en soldats.

Ces explications où l'Allemand se complaît provoquent une observation de la part de l'ambassadeur d'Angleterre : J'ai fait remarquer à Herr von Jagow que, ce fait accompli, la violation de la frontière belge rendait, comme il le comprenait facilement, la situation excessivement grave ; je lui ai demandé s'il n'était pas encore temps de faire un pas en arrière. A quoi Jagow répond : Maintenant, il est impossible au gouvernement allemand de faire un pas en arrière.

L'ambassadeur rentre chez lui ; il trouve un second télégramme lui donnant l'ordre de poser l'ultimatum avec toutes ses conséquences. Il se rend, de nouveau, auprès du ministre qui le reçoit vers sept heures du soir : Je l'ai informé que, si le gouvernement allemand ne pouvait pas donner l'assurance, avant ce soir minuit, qu'il allait arrêter la marche de ses troupes et qu'il ne pousserait pas plus loin la violation de la frontière, j'avais reçu pour instruction de demander.mes passeports et de déclarer que le gouvernement britannique prendrait toutes les mesures en son pouvoir pour maintenir le respect du traité signé par l'Allemagne elle-même.

L'ambassadeur remet au ministre une copie écrite des instructions qu'il a reçues. Il lui demande de réfléchir encore, vu les conséquences terribles qui suivraient nécessairement, de profiter des quelques heures qui restent encore jusqu'à minuit. Jagow répond : Quand bien même le temps accordé serait vingt-quatre heures, ou davantage, il faut que notre réponse reste la même ! L'ambassadeur dit : Alors, il ne me restera plus qu'à demander mes passeports ! Herr von Jagow exprime son poignant regret de voir s'écrouler toute sa politique et celle du chancelier, qui a été de devenir amis avec la Grande-Bretagne, et, ensuite, par elle, de se rapprocher de la France !

L'ambassadeur manifeste le désir de rendre visite au chancelier, puisque c'est peut-être la dernière occasion qu'il aura de le voir. Le chancelier, averti, reçoit l'ambassadeur : J'ai trouvé le chancelier très agité. Son Excellence a commencé, immédiatement, un discours qui a duré environ vingt minutes. Quelle terrible nouvelle vous venez m'annoncer ! Le gouvernement britannique prend un tel parti ! Quoi, pour un mot, ce mot neutralité, dont, en temps de guerre, on n'a si souvent tenu aucun compte ! pour un mot, pour UN BOUT DE PAPIER, la Grande-Bretagne va faire la guerre à une nation du même sang, qui ne désire rien tant que de rester son amie ! Tous mes efforts sont donc inutiles, en présence d'une telle résolution ! Vous savez, mieux que personne, la politique suivie par nous, depuis mon arrivée au pouvoir. Et elle s'écroule comme un château de cartes ! C'est inconcevable ! Vous frappez par derrière un homme qui défend sa vie contre deux assaillants ! La Grande-Bretagne sera responsable des terribles événements qui vont se produire !...

L'ambassadeur interrompt, cette fois : Je proteste à mon tour, lui ai-je dit, et je proteste de toute ma force. Herr von Jagow et vous-même, vous vous efforcez de me faire comprendre que c'est pour l'Allemagne une affaire de vie ou de mort, de passer à travers la Belgique et de violer la neutralité de ce pays. Et moi, j'entends que vous compreniez que c'est une AFFAIRE DE VIE OU DE MORT POUR L'HONNEUR de la Grande-Bretagne, que de tenir l'engagement solennel, pris par elle, de faire, en cas d'attaque, tout son possible pour défendre la neutralité de la Belgique. Si ce pacte solennel n'est pas tenu, qui pourrait, dans l'avenir, avoir confiance dans la parole de la Grande-Bretagne ?Mais, à quel prix le tenez-vous, ce pacte ! Le gouvernement britannique a-t-il réfléchi aux conséquences ? Mais, l'ambassadeur : Puis-je essayer de faire comprendre à Votre Excellence que la crainte des conséquences ne peut être considérée comme une excuse pour la rupture d'engagements solennels ?

Le chancelier ne répond rien. Il était dans un tel état d'excitation ; il était si visiblement démonté par la nouvelle de notre action ; il était si peu disposé à entendre raison, que je m'abstins, dit l'ambassadeur, de jeter de l'huile sur le feu en insistant davantage.

En reconduisant l'ambassadeur, le chancelier reprit un peu de son sang-froid : Comme je prenais congé de lui, il a dit que le coup que la Grande-Bretagne portait à l'Allemagne, en s'unissant à ses ennemis, était d'autant plus violent que, presque jusqu'au dernier moment, lui et son gouvernement avaient travaillé avec nous et appuyé nos efforts en vue du maintien de la paix entre l'Autriche et la Russie. Je répondis que c'était bien ce qu'il y avait de tragique, de voir deux nations tomber en garde, juste au moment où les rapports entre elles se trouvaient plus amicaux et cordiaux qu'ils ne l'avaient été depuis plusieurs années. J'ai ajouté que, par malheur, la guerre nous mettait en présence d'une situation où, pour ne pas rompre nos engagements, nous étions obligés de rompre avec nos collaborateurs.

Remarquez que, parmi les doléances, les plaintes et les fureurs du ministre Jagow et du chancelier, aucune hésitation ne se produit sur le fond : on déplore l'attitude de l'Angleterre, mais on veut la guerre et les ministres ne parlent même pas d'en référer à l'empereur.

Le récit de cette entrevue pénible, où l'ambassadeur britannique avait montré, par son calme, toute la supériorité d'une juste cause, fut immédiatement rédigé par lui, dans un télégramme confié au Bureau central du télégraphe à Berlin, un peu avant 9 heures du soir. Ce télégramme fut supprimé par le gouvernement allemand et ne parvint jamais à Londres.

L'ambassadeur ajoute, en post-scriptum, ce détail important : Vers 8 heures et demie du soir, le sous-secrétaire d'État, Herr von Zimmermann, est venu me voir. Il m'a demandé, incidemment, si la demande de mes passeports équivaudrait à une déclaration de guerre. — Voilà encore de ces lourdes ruses, de ces marchandages épais à l'allemande. — Je lui ai répondu que, puisqu'il était une autorité en droit international, il savait, mieux que moi, quelle était la coutume en pareil cas. L'ambassadeur répéta ce qu'il avait dit à Herr von Jagow, que l'Angleterre prendrait les mesures, etc. Herr von Zimmermann déclara alors que c'était bien, de fait, une déclaration de guerre, étant donné qu'il était de toute impossibilité, pour le gouvernement impérial, de donner les assurances requises, ni ce soir, ni aucun autre soir.

C'est donc la rupture entre l'Allemagne et l'Angleterre !

ET L'AUTRICHE !

Mais il faut que le cercle de ces pénibles tractations diplomatiques s'achève.

D'abord, que fait l'Autriche-Hongrie ? On se bat pour elle et elle reste absente, les yeux ailleurs. Il faut bien qu'elle se décide. L'ambassadeur d'Angleterre à Vienne rendra compte, un peu plus tard (1er septembre), après les péripéties d'un voyage pénible, de ce qui s'était passé dans les derniers jours du mois de juillet et dans les premiers jours d'août :

Le gouvernement allemand dit avoir persévéré, jusqu'au bout, dans l'effort de soutenir à Vienne vos projets successifs, lancés dans l'intérêt de la paix... Herr von Tchirschky se gardait de demander ma coopération ainsi que celle des ambassadeurs de France ou de Russie. Le 28 juillet, le comte Berchtold refusait de donner les pouvoirs au comte Szapary pour une conversation directe avec Saint-Pétersbourg. Il se ravisa, le 30 juillet, et, le Ier août, M. Schébéko me fit savoir que le comte Szapary avait enfin cédé sur le point principal en question, en déclarant à M. Sazonoff que l'Autriche consentirait à soumettre à médiation les points de la note serbe qui paraissaient incompatibles avec l'indépendance de la Serbie. Mais, à partir de ce moment, la tension entre la Russie et l'Allemagne devenait beaucoup plus grande qu'elle n'était entre la Russie et l'Autriche... M. Schébéko travailla, jusqu'au bout, pour assurer la paix. Le comte Berchtold avait un ton des plus conciliants, comme M. Schébéko lui-même. Celui-ci m'a dit, à plusieurs reprises, qu'il était prêt à accepter n'importe quelle transaction raisonnable.

Malheureusement, il fut coupé court à ces conversations, à Saint-Pétersbourg et à Vienne, par le transfèrement du différend sur le terrain plus dangereux d'un conflit direct entre l'Allemagne et la Russie. Le 31 juillet, l'Allemagne intervint, par ses ultimatums adressés à la fois à Saint-Pétersbourg et à Paris. Ces ultimatums étaient d'un caractère à ne comporter qu'une seule réponse, et, le 1er août, l'Allemagne déclara la guerre à la Russie et, le 3 août, à la France.

Selon toute probabilité, un retard de quelques jours aurait pu épargner à l'Europe une des plus grandes catastrophes que l'histoire connaisse.

Quelle que soit la sincérité de l'Autriche dans ces ultimes négociations, la responsabilité de la rupture effective retombe, de toutes parts, sur l'Allemagne. L'empereur Guillaume, soit spontanément, soit cédant aux exigences de son état-major et à la poussée d'une organisation qui ne voulait plus attendre, a préparé cette guerre, l'a voulue, l'a déclarée.

On était le 4 août, le soir. L'Allemagne, la Russie, la France, la Belgique étaient déjà engagées dans le conflit. L'Autriche non, sauf du côté serbe. La Russie s'abstenait également de rompre avec l'Autriche. M. Schébéko avait reçu, pour instructions, de rester à son poste jusqu'à ce que le gouvernement d'Autriche-Hongrie eût effectivement déclaré la guerre à la Russie.

Enfin, le gouvernement austro-hongrois se décide. Le 5 août, il adresse à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, comte Szapary, le télégramme suivant, transmis le 6 août :

Vienne, le 5 août 1914.

Je prie Votre Excellence de remettre la note suivante au ministre des Affaires étrangères à Saint-Pétersbourg.

D'ordre de son gouvernement, le soussigné, ambassadeur d'Autriche-Hongrie, a l'honneur de notifier à Son Excellence Monsieur le ministre des Affaires étrangères de Russie ce qui suit :

Vu l'attitude menaçante prise par la Russie dans le conflit entre la monarchie austro-hongroise et la Serbie et, en présence du fait qu'en suite de ce conflit, la Russie, d'après une communication du cabinet de Berlin, a cru devoir ouvrir les hostilités contre l'Allemagne et que celle-ci se trouve, par conséquent, en état de guerre avec ladite puissance, l'Autriche- Hongrie se considère également en état de guerre avec la Russie à partir du présent moment.

Saint-Pétersbourg, 24 juillet/6 août 1914.

SZAPARY.

Les instructions ajoutent :

Après la remise de cette note, Votre Excellence voudra bien demander ses passeports et partir sans délai avec tout le personnel de l'ambassade, à l'exception de quelques agents qu'elle jugera peut-être utile de laisser là-bas. En même temps, M. de Schébéko recevra de nous ses passeports.

L'Autriche songe encore à ménager à la fois l'Angleterre et la France.

L'ambassadeur d'Autriche-Hongrie, comte Szecsen, s'obstine à rester à Paris dans une position des plus fausses, attendant, dit-il, les instructions de son gouvernement. D'autre part, le gouvernement austro-hongrois donne les instructions suivantes à son ambassadeur à Londres :

Je vous prie de donner à sir Edw. Grey l'assurance qu'en aucun cas, nous n'ouvrirons les hostilités contre l'Angleterre sans déclaration de guerre formelle et préalable ; mais nous attendons également de l'Angleterre qu'elle observe à notre égard une attitude analogue et ne commette aucun acte hostile avant la notification officielle de la guerre.

Il faut en finir avec cette situation ambiguë et dangereuse. L'Autriche unit ses efforts à ceux de l'Allemagne : ses forces sont en communauté d'action avec les forces allemandes.

M. Doumergue, devenu ministre des Affaires étrangères, dans le cabinet Viviani transformé, convoque le comte Szecsen, le 8 août. Il lui fait savoir que, d'après des informations certaines, le corps d'armée d'Innsbruck aurait été envoyé à la frontière française. Il demande si le fait est exact. Le gouvernement austro-hongrois répond : Toutes nouvelles concernant la participation de nos troupes à la guerre franco-allemande sont inventées de toutes pièces. Que veut, que prétend l'Autriche ?

Le 10 août, quand l'ambassadeur d'Autriche vient apporter cette réponse au quai d'Orsay, le ministre français déclare que, sans insister sur le fait d'une participation immédiate et directe, il n'en restait pas moins que les troupes austro-hongroises étaient en liaison indéniable avec les armées allemandes et que cela équivalait à une aide militaire fournie par l'Autriche à l'Allemagne. En conséquence, M. Dumaine a reçu l'ordre de demander ses passeports et de quitter Vienne avec tout le personnel de son ambassade. Le ministre a fait observer à l'ambassadeur que la présence d'une représentation austro-hongroise à Paris n'avait plus la moindre utilité et qu'un train était mis à sa disposition. Le comte Szecsen veut bien comprendre et demande, à son tour, ses passeports (10 août).

Le gouvernement français, pour donner la raison de sa décision, fit parvenir à Vienne, par l'intermédiaire du cabinet de Londres, le télégramme suivant :

Londres, le 12 août 1914.

A l'instance du gouvernement français, qui n'est pas à même de communiquer directement avec votre gouvernement, j'ai à vous faire la notification suivante :

Le gouvernement austro-hongrois, après avoir déclaré la guerre à la Serbie et pris, par cet acte, l'initiative des hostilités en Europe, a amené, sans la moindre provocation de la part du gouvernement de la République française, l'état de guerre avec la France :

1° Après que l'Allemagne eut déclaré successivement la guerre à la Russie et à la France, le gouvernement austro-hongrois a pris part à ce conflit en déclarant la guerre à la Russie qui combattait déjà aux côtés de la France ;

2° D'après de nombreux renseignements dignes de foi, l'Autriche a envoyé des troupes à la frontière allemande, dans des circonstances qui signifient une menace directe pour la France.

En considération de ces faits, le gouvernement français se voit dans la nécessité de déclarer au gouvernement austro-hongrois qu'il prendra toutes les mesures qui lui permettront de répondre à ces actes et à ces menaces.

Quant à la rupture de l'Autriche-Hongrie avec l'Angleterre, elle découle, naturellement, de la rupture avec la France.

Sir Edw. Grey le constata par le même télégramme, en ces termes :

La rupture avec la France ayant été amenée de la façon qui vient d'être indiquée, le gouvernement de la Grande- Bretagne se voit obligé d'annoncer qu'un état de guerre existera entre la Grande-Bretagne et l'Autriche-Hongrie, à partir de minuit. (12 août.)

M. de Bunsen fit la démarche qui lui était prescrite, auprès du comte Berchtold, le 13 août. Au dire de l'ambassadeur, le ministre austro-hongrois reçut cette communication avec la courtoisie qui ne l'abandonna jamais. Il a déploré les complications malheureuses qui poussaient de bons amis, tels que l'Autriche et l'Angleterre, à se faire la guerre. J'ai expliqué, en peu de mots, comment les circonstances nous avaient imposé ce conflit fâcheux. Nous avons évité, tous deux, les arguments inutiles.

Le contraste avec ce qui s'était passé à Berlin est frappant. Il y eut des visites et des politesses réciproques, et l'ambassadeur quitta Vienne par train spécial, pour la frontière suisse, le 14 août, à 7 heures du soir.

La situation diplomatique était ainsi conforme aux faits que la hâte agressive de l'Allemagne avait précipités.

Ajoutons immédiatement que l'Autriche-Hongrie déclara la guerre à la Belgique, le 22 août, et que le Japon, après avoir adressé, le 15 août, un ultimatum au gouvernement allemand, celui-ci n'ayant pas répondu, l'état de guerre exista entre les deux puissances, à partir du 23 août midi, et que ce même état de guerre exista entre l'Autriche-Hongrie et le Japon, à partir du 24 août.

Telles sont les circonstances diplomatiques et internationales, par suite desquelles l'Allemagne et l'Autriche trouvèrent, contre elles, la coalition des six puissances : Serbie, Russie, Belgique, France, Angleterre et Japon ; les autres puissances principalement intéressées, notamment la Hollande, la Suisse, les États Scandinaves, l'Espagne, l'Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce, gardant la neutralité.

 

 

 



[1] Sur les véritables intentions de l'Autriche, voici un télégramme extrait du Livre bleu et qui cadre avec les déclarations faites à l'Italie :

Constantinople, 29 juillet 1914.

Je crois comprendre que des projets autrichiens pourraient aller beaucoup plus loin que le Sandjak et une occupation préventive de territoire serbe. Cette conclusion m'est suggérée par une remarque qu'a laissé tomber l'ambassadeur d'Autriche qui parlait de la déplorable situation de Salonique sous l'administration grecque et du concours sur lequel l'armée autrichienne pourrait compter de la part de la population musulmane mécontente du régime serbe.

BEAUMONT.

[2] Documents publiés à titre officieux par la Gazette de l'Allemagne du Nord, le 20 août 1914, et recueillis dans le Livre jaune (p. 188).

[3] Sur l'ensemble des motifs qui ont déterminé l'attitude du cabinet anglais dans cette période pleine d'anxiété, voir un remarquable article de Wickham Steed dans la Revue de Paris, du 1er juin 1915. En voici de trop courts extraits : Le ministre des Affaires étrangères avait suivi la seule politique que lui permit l'état d'âme des partis politiques et l'état d'ignorance dans lequel il avait laissé le pays. On ne sait pas précisément à quel moment il commença à douter de la bonne foi allemande, mais il est certain que le cabinet, dans son ensemble, crut jusqu'au dernier moment au désir de l'Allemagne de conserver la paix... En jugeant la politique du gouvernement anglais, il faut tenir compte d'un élément d'une importance capitale. Il s'agissait d'engager, non seulement l'Angleterre, niais toutes les nations britanniques d'outre-mer, dans une lutte à outrance, et de mettre en péril leur existence même. Si les hommes d'Etat anglais avaient eu soin, pendant les dix dernières années, de donner aux citoyens de l'Empire une conception plus juste des questions européennes, il est possible qu'ils eussent pu prendre, au moment critique, une position plus nette. Mais il fallait pouvoir démontrer à tous la justice de la cause que l'on défendait et empêcher la naissance du moindre doute sur les origines véritables de la guerre... Un résultat très important fut l'unanimité du peuple anglais. Les divisions des partis, la menaçante question irlandaise, les violences des suffragettes s'effacèrent comme par enchantement. Je comprends que l'Allemagne ait été désappointée...

Par contre, les officieux Allemands accusent violemment les tergiversations de l'Angleterre : voir, à ce sujet, une interview donnée par M. de Jagow dans le National Tidende de Copenhague du 3 octobre, et la polémique de la Gazette de l'Allemagne du Nord citée dans le Journal de Genève du 7 octobre 1914. Le journal officieux allemand dit : Sir Edw. Grey ne voulant d'aucune manière se lier, il lui manquait aussi la volonté d'agir avec énergie, surtout d'agir sérieusement sur la Russie, C'est cette irrésolution volontaire de l'Angleterre qui la rend responsable de la guerre et non pas l'esprit pacifique de l'Allemagne, surtout pas du parti militaire allemand, à l'influence duquel le ministre anglais ne pouvait croire que par suite d'une ignorance absolue des choses d'Allemagne. La thèse allemande tendant à rejeter les responsabilités sur l'Angleterre est, d'ailleurs, exposée dans une lettre de Herr Ballin publiée dans l'Écho de Paris du 16 avril 1915.

[4] Pour cet exposé trop sommaire d'un forfait international sans précédent, je me suis servi du beau et triste volume d'Emile Waxweiler, la Belgique neutre et loyale (Lausanne, 1915), et des Études de M. le baron Beymes, parues dans la Revue des Deux-Mondes, 1915.

[5] La question de la violation de la neutralité belge a été soulevée à nouveau par l'Allemagne dans un article du général Bernhardi publié dans le Sun de New-York. Il y affirmait que, dès le mois de juillet, la France et l'Angleterre s'apprêtaient à violer la neutralité de la Belgique, et il donnait comme preuve de cette intention l'orientation même de notre plan de concentration et la présence à notre gauche de nos forces principales.

Une note officielle (Temps du 26 mars 1915) a réduit à néant cette allégation.

En vertu du plan de concentration, les cinq armées françaises étaient orientées, au moment de la déclaration de guerre, uniquement face à l'Allemagne, entre Belfort et la frontière belge. C'est pour cette raison, d'ailleurs, que notre état-major, après la violation de la neutralité belge par l'Allemagne et l'appel du gouvernement belge du 4 août (Livre jaune, p. 161), fut obligé de prescrire des variantes au plan de concentration. Les zones d'action des armées durent être étendues vers le nord-ouest jusqu'à la hauteur de Fourmies et l'aile gauche dut être renforcée. Ce brusque déplacement de nos troupes n'aurait pas été nécessaire, s'il v avait eu préméditation de notre part de violer la neutralité.

Quant à l'Angleterre, son concours ne nous fut assuré que le 5 août, après l'entrée des Allemands en Belgique, et son armée se concentra du 14 au 21.

D'autre part, des ordres divers ont été donnés par le gouvernement français : le 3o juillet, de se tenir à 10 kilomètres de la frontière ; le 2 août, de se borner à repousser toute troupe pénétrant en France : le 3 août, de se tenir à 2 ou 3 kilomètres de la frontière belge ; le 4 août, interdiction absolue de pénétrer en territoire belge. Le 5 seulement, à la demande de la Belgique, les avions purent survoler le pays et les reconnaissances y pénétrer.

Ces points seront précisés dans le chapitre relatif à la disposition des armées.