HISTOIRE ILLUSTRÉE DE LA GUERRE DE 1914

 

CHAPITRE XII. — L'ALLEMAGNE ET L'EUROPE.

 

 

Les Raisons ethniques de la guerre. — L'Allemagne en Europe. — L'Allemagne fédérale. — La Prusse en Allemagne. — Quelles sont les conditions de la paix européenne ?

 

AVANT d'écrire ce chapitre, je suis allé revoir ces vallées tranquilles où mon enfance s'est écoulée, où mon âge mûr a connu la douceur de vivre, où ma vieillesse s'inclinait vers la tombe.

Il y a quelques mois seulement, elles étaient vivantes et fleuries ; elles avaient oublié les longs siècles de misères qui avaient préparé leur prospérité et l'effort ancestral qui avait modelé leur grâce. Au mois d'août de l'année 1914, les foins étant rentrés, les faux s'aiguisaient pour la récolte des moissons ; déjà, les granges étaient pleines. Les aubes promptes, les crépuscules prolongés ne suffisaient pas au travail ; le grincement des chariots s'attardait dans la nuit. Les maisons des villages et des bourgs, serrées les unes contre les autres, allumaient successivement les feux du soir ; les spirales de fumée quittaient à regret la quiétude des foyers.

La vie s'écoulait, comme d'ordinaire, sans secousse et sans inquiétude : on se laissait vivre, comme dit le vieux mot de consentement à la destinée humaine.

Aujourd'hui, l'être humain souffre, dans la vallée plaisante, tout ce qu'il est donné à l'homme de souffrir. Les mâles sont partis et ils se battent depuis huit mois : vêtus d'uniformes sordides, de haillons hétéroclites et de peaux de bêtes, les membres roides, enfoncés au sol comme des racines, les mains lourdes et gourdes, durcies au contact du fer, la figure et le corps terreux, ils grouillent comme des vers dans la boue des tranchées ; les poilus ressemblent à des bêtes. Seul, le regard brille d'un éclat étrange, et sauve l'idée quand la matière envahit tout. Par centaines de mille, il en est qui sont morts ; par centaines de mille, les blessés acceptent une existence diminuée.

La terre a repris un aspect sauvage : les récoltes tardives sont restées dans les guérets ; les vieilles avoines non fauchées s'emmêlent comme des chevelures de mendiants ; les betteraves sans feuilles ressemblent à des racines de dents restées dans l'alvéole ; les guérets sont ridés par les roues des caissons et des convois ; des chemins nouveaux prennent au plus court à travers champs ; la terre est trouée par les entonnoirs des marmites, les arbres gisent à terre, les forêts sont abattues ; des plantes étranges ont poussé pendant l'automne, et, desséchées à l'hiver, paraissent comme des spectres de buissons inconnus. Villages en ruines, murs écroulés, pignons percés à jour et révélant à travers leurs chevrons, le ciel ; églises pantelantes laissant traîner leur toiture comme des poules essayant d'abriter sous leurs ailes leurs poussins, — tout pleure quand tout souriait. Ce qui restait de la population civile a fui ou fut emmené en esclavage. La maladie se charge des rares survivants. Vieillards, enfants succombent et achèvent la solitude des foyers. La trajectoire des obus et le vol des avions relient par le ciel la double mort qui sévit, livide ou sanglante, sur l'arrière ou sur le front.

C'est la guerre !

Quelles immenses contrées souffrent de même et ont passé, ainsi, de la joie à la douleur, du sourire aux larmes ! Et, dans l'univers entier, les échos du canon retentissent. Il n'y a pas un cœur humain qui ne se prenne lui-même en pitié.

C'est la guerre ! Pourquoi cette guerre ? Etait-elle dans les desseins de Dieu ? Etait-elle inévitable ? Quel homme ou quel groupe d'hommes doit en porter la terrible responsabilité ? De tels maux résultent-ils d'une volonté déclarée, d'une erreur pitoyable ? S'agit-il d'un phénomène malheureux mais accidentel ? Est-ce une évolution nécessaire ? une fatalité inéluctable ? Est-ce une aberration affreuse, une calamité salutaire ; ou bien, n'est-ce pas, plutôt, un châtiment ?

Une seule cause ne suffit pas à expliquer le drame universel qui risque le tout pour le tout et qui peut avoir, pour dénouement, la ruine de la civilisation. Evidemment, nous pâtissons de quelque faute commise ; nous portons le poids de quelque erreur grave, nous subissons le talion de quelque péché originel. Il y a eu, à un moment de l'histoire, une fausse orientation, un coup de barre maladroit ; on s'est mal engagé ; on a fait fausse route.

Et c'est cette erreur qu'il faut essayer de découvrir maintenant.

Un examen, un diagnostic attentifs permettront peut-être d'arriver à déterminer le mal dont le monde souffre et qui se manifeste par la crise violente où il se débat.

Si une telle faute s'est produite, si ce péché originel pèse sur nous, il était inévitable, il était fatal que ce qui avait été mal fait, fût refait ; il était nécessaire que l'Europe, au moment où elle envahit le reste du monde et prétend régenter l'univers, se corrigeât elle-même avant d'entreprendre de corriger les autres ; il était indispensable que des harmonies et des rythmes plus souples réglassent les relations des peuples entre eux, puisque l'évangile des temps nouveaux allait être prêché sur tous les continents ; il fallait peut-être que le sang coulât et que les grands sacrifices fussent consommés pour une nouvelle rédemption.

Or, on s'aperçoit, dès maintenant, au moment où la crise sort de la période de l'instinct pour entrer dans celle de la réflexion, que ces nobles élargissements, ces directions plus hautes, qui devaient relier le passé à l'avenir, et grouper l'humanité en une seule famille, que rien de tout cela ne pouvait se produire tant qu'un peuple — l'Allemagne commandée par la Prusse — serait en puissance ou en volonté d'imposer sa loi à l'Europe et à l'humanité, tant que l'Europe n'aurait pas repris — et le monde avec elle — les véritables voies de la liberté et du christianisme, tant que la brutale doctrine la force prime le droit n'aurait pas été refoulée, et, puisque des fautes ont été commises, tant que ces fautes n'auraient pas été réparées.

Puisqu'un animal de proie trouble, depuis des siècles, le repos de ses voisins et qu'il plane maintenant sur le repos du monde, il faut monter jusqu'à son aire et le dénicher ; puisque, par lui, la rapacité et l'orgueil menacent de s'imposer à l'humanité internationale comme la règle des mœurs, il faut l'abattre une fois pour toutes, et lui faire rentrer dans la gorge, avec ses sophismes impies, le sang qu'il a versé, le sang qu'il fait verser chaque jour.

Quant aux responsabilités, nous ne nions pas qu'elles aient aussi quelque chose de fatal ; elles ne pèsent pas sur une génération seulement ; elles font partie de l'héritage des siècles. Mais, si une génération et un homme les ont accumulées sur leur tête, si, étant des héritiers, ils se sont enorgueillis de cet héritage, s'ils ont voulu étendre encore le domaine d'ambition et de force que l'ambition avait rêvé et que la force avait conquis, s'il en est ainsi, que la malédiction de tous ceux qui ont souffert par eux retombe sur eux ; que les morts se lèvent de leurs tombeaux et tendent vers eux le poing ; que l'humanité ait, à tout jamais, leur nom en exécration ; qu'ils soient méprisés, surtout, par la fidélité trahie de leurs propres peuples, déshonorés et trompés par eux ; que le châtiment de leur âme vaniteuse et tremblante soit égal, pendant l'éternité, à l'épouvante où ils ont précipité l'Univers !

QUE DOIT ÊTRE L'ALLEMAGNE EN EUROPE ?

Avant d'aborder l'examen des circonstances de fait dans lesquelles l'Allemagne prussienne a déclaré la guerre à l'Europe, il convient d'exposer comment ce fait était la suite nécessaire et, nous pouvons dire, dès maintenant, l'issue fatale de certaines directions prises par l'histoire de ce pays. Etant donné ces directions, il était inévitable qu'il en vînt à ce geste agressif. La cause profonde de la guerre étant connue, servira à déterminer, d'avance, la forme de la paix, par suite du dicton : cessante causa cessat effectus.

Il convient donc que l'on ne perde pas un seul instant de vue ces origines certaines et cette issue probable, si l'on veut suivre, avec l'intelligence réelle des choses, les phases diverses de la lutte et les rattacher, par la pensée, au développement de la société des peuples et au sort de l'humanité.

L'Allemagne, ou plutôt la Germanie, située au centre de l'Europe, est une puissance pour ainsi dire indéfinie : c'est, à proprement parler, une mer sans rivage ; pesant sur toutes les frontières, elle est elle-même sans frontière. Son passé est aussi confus que son état géographique est indéterminé.

Voltaire dit : Il est vrai que dans toutes les capitulations, on appelle l'Allemagne l'Empire ; mais c'est un abus de mots autorisé depuis longtemps... L'Allemagne est appelée Empire comme siège de l'Empire romain : étrange révolution dont Auguste ne se doutait pas !

Les maîtres allemands de la science moderne disent la même chose en termes plus pédantesques : Zeumer, dans sa dissertation sur le titre impérial, démontre que, contrairement à la conception des impérialistes anciens tels que Limnœus et des néo-impérialistes de l'école prussienne, — le titre impérial n'implique aucune supériorité de l'élément allemand sur les groupes non-allemands de l'Empire. En un mot, une confusion s'est faite, par politique, entre l'Empire et l'Allemagne : mais les deux données ne sont pas identiques. L'Allemagne n'est définie ni géographiquement ni politiquement, ni ethnographiquement, par le mot Empire.

Elle a été faite telle qu'elle est, depuis cinquante ans, par le travail de volontés humaines souvent contradictoires, en tous cas arbitraires, imprégnées d'astuce et d'ambitions particulières. On peut parfaitement concevoir une Allemagne autre que l'Empire allemand, une Allemagne mieux faite, plus Allemagne en quelque sorte, sans se mettre en contradiction avec les lois de la géographie, ni avec les lois de l'histoire, ni même avec les sentiments des peuples.

L'Empire romain germanique du moyen âge est quelque chose à la fois d'énorme et d'inconsistant, une sorte de déliquescence des choses du passé où les formes de l'avenir sont en germe. Frédéric Barberousse ajouta au mot Imperium l'épithète Sacrum pour théocratiser l'Empereur contre le Pape.

Il se produisit, dès lors, une sorte d'antagonisme, entre la forme nécessaire d'une vaste communauté des peuples et les ambitions dynastiques de ceux qui la dirigent : la masse flottante est exploitée et entraînée dans le sens des ambitions qui se sont élevées au-dessus d'elle.

Au début, le séjour de la puissance impériale est à Vienne, et la famille ambitieuse, ce sont les Habsbourg. Hippolyte de la Pierre écrivait, au nom de tout ce qui pensait librement en Allemagne : Que tous les Allemands tournent leurs armes contre les descendants du tyran défunt (Ferdinand II), contre toute cette famille, pernicieuse à notre Empire, à nos libertés ancestrales, loyale envers personne, sauf envers elle-même... que ses domaines dont elle a poursuivi l'agrandissement grâce à l'Empire et qu'elle possède sous l'autorité de l'Empire, soient remis au fisc. S'il est vrai, comme l'a écrit Machiavel, qu'il existe, dans chaque État, des familles fatales, qui naissent de la ruine même de l'État, à coup sûr, cette famille est fatale à notre État.

Il y aura toujours en Allemagne des familles fatales, tant que le peuple allemand n'aura pas pris en main la conduite de ses propres destinées. L'Allemagne est le peuple des dynastes, des burgraves et des hobereaux. Elle le paye de son repos et de sa liberté depuis des siècles.

De même que l'Allemagne ne se confond pas avec l'Empire, l'Empereur et l'Empire ont été longtemps choses séparées. L'Empire, c'est l'ensemble des États : l'Empereur n'est qu'un chef qui peut avoir des intérêts hors de l'Empire ou moindres que ceux de l'Empire. La France se crut autorisée à déclarer la guerre à l'Empereur en 1727, tout en réclamant la neutralité de l'Empire. Dès cette époque, apparaît une contradiction qui fait dire à Puffendorf que l'Empire est une sorte de monstruosité monstro simile, parce qu'il est à la fois fédératif et militaire. Cet état de choses se prolonge, en somme, en des formes plus atténuées, jusqu'à nos jours.

Un ouvrage attribué à l'un des frères Puffendorf parle dans les termes suivants de la République de l'Empire : Il est assez extraordinaire de voir plusieurs souverainetés composant le corps d'une République. Leibniz se rallie à cette manière de voir, ce qui revient à dire que, pour les plus grands esprits, dans l'Allemagne du XVIIe et du XVIIIe siècle, la forme fédérative paraissait inhérente à la nature politique de l'Allemagne.

Leibniz, en somme, aboutit à cette formule : Etat fédéral, régime constitutionnel.

Voltaire, avec son acuité d'esprit habituelle, conclut qu'il y a, clans le régime fédéral, quelque chose d'essentiel et de propre à l'Allemagne : Il est difficile, écrit-il, d'attribuer cette permanence d'une constitution si compliquée (il s'agit de la Confédération germanique) à une autre cause qu'au génie de la nation.

Aux temps du congrès de Westphalie, l'Europe avait déjà le sentiment très vif qu'une monarchie allemande, militaire et centralisée, serait entraînée fatalement dans les voies de la domination universelle ; c'est pourquoi d'Avaux et Servien convoquaient tous les princes et les États de l'Empire à la Conférence pour la paix générale et, en écrivant à ces princes, évoquaient un danger dont tout le monde, en Allemagne, et hors d'Allemagne, avait l'appréhension : Jamdin circumfetur Domum Austriacum Europæ monarchium moliri, basum tanti Ædifici constituere in summo dominatu Imperii Romani, sicut in centro Europæ. Il est certain que la maison d'Autriche tend à la monarchie européenne, en prenant pour hase la puissance qu'elle exerce sur le Saint Empire germanique, situé au centre de l'Europe.

L'ALLEMAGNE ET L'EUROPE.

C'est dans cette vue, d'autant plus profonde qu'elle se dégageait de la nature des choses, que la France et la Suède, on, comme on disait alors, les Couronnes victorieuses de l'Allemagne, apportèrent leur Garantie aux libertés des États germaniques contre le péril d'une extension, odieuse à tous, des pouvoirs impériaux (Osnabruck, art. XVIII, § 5 ; Munster, § 15).

Cette clause de la Garantie fut longuement débattue ; elle avait le grave défaut de paraître porter atteinte à l'indépendance de l'Allemagne ; par contre, elle présentait l'avantage inappréciable de rattacher la constitution de l'Allemagne à celle de l'Europe entière. L'Allemagne n'était plus un obstacle, elle devenait, au contraire, un lien.

Si on eût trouvé, dès lors, une formule plus souple, plus aisée, ménageant mieux les droits des peuples, on eût combiné, peut-être, les diverses nécessités qui paraissent être essentielles à la vie intérieure et internationale de l'Allemagne : l'unité, la liberté, la fédération, l'harmonie générale européenne. La paix de Westphalie eût été véritablement l'Instrumentum Pacis. Elle eût fondé la paix définitive que la faillibilité des actes humains nous force, après trois siècles, à rechercher encore[1].

Ce trop rapide exposé historique n'a nullement la prétention d'élucider la matière infiniment confuse de la Confédération germanique : Il n'a qu'un objet : montrer, dans le passé, la racine des difficultés actuelles et dégager les données capitales du problème : à savoir, l'Allemagne oscillant entre l'unité dynastique, despotique et militaire, représentée alors par la maison des Habsbourg et l'unité fédérale constitutionnelle, telle que l'avait conçue, par exemple, un Leibniz. Le premier système la condamnait infailliblement, elle et l'Europe, à la guerre perpétuelle ; le second système représentait une organisation à la fois solide et souple de la paix et de la liberté !

Depuis le demi-échec de la paix de Westphalie, les choses d'Allemagne ont évolué de telle sorte que la Prusse a repris, des mains de l'Autriche, avec une activité plus grande, mais dans des formes plus hautaines et plus rudes encore, l'ceuvre de centralisation dynastique, despotique et militaire ; la politique astucieuse de Bismarck a obtenu, non sans difficultés, comme nous le dirons tout à l'heure, le consentement des princes et des peuples. La constitution de l'Empire à Versailles et la paix de Francfort ont consacré le triomphe du système.

Mais la Prusse a été entraînée, à son tour, vers les voies de la monarchie universelle ; elle a mis l'Allemagne en antagonisme avec toutes les puissances européennes ; elle l'a poussée vers un état de guerre perpétuelle, même dans la paix (sous le nom de paix armée) et le résultat a été l'inévitable catastrophe que l'Allemagne subit une fois de plus. Il y a donc une nouvelle faute commise, une autre erreur à corriger, si l'on veut, cette fois-ci, arriver en pleine conscience et lumière à l'organisation, consentie de plein cœur par tous et perpétuelle, de la paix.

Mais il faut rappeler d'abord les circonstances mémorables dans lesquelles les ambitions de la Prusse, se substituant à celles de l'Autriche, ont jeté le trouble et le désordre en Europe, pour indiquer les points par lesquels la situation politique internationale porte à faux et par où il convient qu'elle soit étayée ou réparée.

Les origines de la Prusse sont relevées dans un passage fameux de Tacite, que je citerai d'après une de nos vieilles traductions françaises pour lui laisser je ne sais quelle saveur âpre et farouche : Les Semnons se disent les plus anciens et les plus nobles des Suèves. L'assurance de leur antiquité est confirmée par telle cérémonie : à certain temps, tous les peuples de même sang et parenté s'assemblent par députés en une forêt estimée sainte et sacrée par les Augures et la révérence gardée de toute ancienneté : là où ayant tué publiquement un homme, ils commencent un horrible sacrifice de cérémonie barbare. La forêt est encore révérée pour autre chose : car personne n'y entre, qu'il ne soit lié de quelque lien et portant sur son témoignage de la puissance de la divinité ; si d'aventure il tombe, il n'est loisible de se redresser ou relever : ils se roulent pas terre. Toute la religion tire à ce point que, de ce lien, la nation a pris son origine et que là demeure le Dieu, roi de tous, tant qu'ils sont, et auquel toutes choses sont sujettes et obéissantes. (Les Œuvres de Cornelius Tacitus, chevalier romain. Paris, L'Angelier, 1582.)

Ce peuple, aux sacrifices inhumains, c'est le père des Prussiens ; ce bois des Semnons, c'est la région où Berlin s'est élevée ; ce Dieu auquel la population s'est vouée, c'est le dieu Tuiston, ou Tott, dieu de la guerre, — le vieux Dieu allemand, notre Dieu.

Malgré l'introduction du christianisme, je ne sais quel vestige de ces origines traîne toujours sur cette plaine sablonneuse, boîte à sable de la Prusse : défrichée, enrichie, elle n'a pu effacer entièrement son caractère primitif.

Ce qu'est devenue cette forêt aux sombres rameaux, le géographe moderne nous l'explique : La Spreewald n'est plus aujourd'hui qu'en partie une forêt. On y voit encore d'assez grandes étendues couvertes d'aunes, de chênes et de hêtres, et peuplées d'un excellent gibier, parmi lequel figurent surtout, avec le cerf et le chevreuil, les bécassines et les poules d'eau. Mais la plus grande partie a été transformée en prairies entourées de hauts peupliers et en jardins maraîchers, qui envoient leurs produits au marché de Berlin. C'est par eau que se fait surtout la circulation c'est par bateaux, qu'hommes et femmes transportent leurs den- rées et que le chasseur se dirige à travers ce labyrinthe aquatique et boisé. L'hiver, ces chenaux restent longtemps gelés ; mais, pendant l'été, ce pays, plein de verdure et de feuillage, prend un aspect agréable. La vie de l'ancienne population vende, avec son goût traditionnel pour la batellerie et la pêche, s'y perpétue mieux qu'ailleurs, grâce au milieu naturel. Elle y a conservé, avec sa langue, l'usage de ses maisons de bois, disséminées au bord des rigoles, hérissées aux angles par les denticules qui résultent de l'entrecroisement des poutres. La population, forte et saine, fournit à Berlin d'amples nourrices dont le costume bariolé attire l'œil dans les rues de la grande ville. Jadis, les Vendes, pourchassés par la colonisation germanique, trouvèrent un refuge dans ce pays marécageux et forestier. Mais, aujourd'hui, la germanisation les gagne peu à peu, leur domaine linguistique s'est réduit de moitié depuis trois cents ans, il ne cesse de décroître encore. En somme, la pauvreté du sol est rachetée par l'abondance des eaux ; le premier électeur de la maison de Hohenzollern disait, au moment de quitter la Franconie pour le triste Brandebourg, qu'un pays qui a tant d'eau ne peut pas passer pour pauvre. (Vidal de La Blache, Etats et Nations de l'Europe.)

Cette terre éloignée, disputée, par les Slaves aux Germains et par les Germains aux Slaves, fut une des dernières régions européennes que le christianisme atteignit. Au Xe siècle, les premiers empereurs de la maison de Saxe, songeant à défendre l'Allemagne proprement dite contre les Slaves, constituèrent, dans la région moyenne de l'Elbe, une marche dont le centre le plus important fut Magdebourg. C'est l'Altmark ou Vieille Marche, qui, en s'étendant vers le nord au temps d'Albert l'Ours (1134), s'installa dans le pays slave de Branibor et en fit le Brandebourg. Un évêché fut créé à Branibor, un autre instauré à Havelberg ; les moines de Cîteaux fondèrent le monastère de Lehnin — et ce fut la véritable évangélisation de ces contrées demi-slaves, demi-germaines. A ce moment, c'est-à-dire au xi te siècle, l'art, la science, la littérature, la philosophie occidentales avaient produit en France, en Angleterre, en Belgique, même dans l'Allemagne du Rhin, une admirable civilisation.

La création de la Prusse comme État politique est bien plus tardive encore ; c'est seulement en 1525, qu'Albert de Brandebourg, souverain héréditaire de la Marche et grand'maître de l'Ordre teutonique, sécularisa tous ses domaines lors de la paix de Cracovie et devint, ainsi, souverain héréditaire du duché de Prusse.

A ce moment, le pays est encore à demi slave, en partie vassal de la Pologne : mais, depuis des siècles, une lutte à mort était engagée contre cette vieille population autochtone. L'idée directrice et dominante du fondateur de la dynastie, Albert de Brandebourg, fut de germaniser, de plus en plus, son pays, de l'appuyer fortement sur l'Allemagne pour refouler le slavisme ; quitte à se servir de sa puissance accrue pour se retourner vers l'Allemagne. Il meurt en 1568. Les luttes de la Réforme ensanglantent et affaiblissent l'Europe centrale ; l'Allemagne de Charles-Quint perd son unité et sa grandeur. C'est une proie que la guerre de Trente Ans va bientôt livrer aux oiseaux noirs venant du nord. Au début du XVIIe siècle, la lignée franconienne des Hohenzollern se substitue aux Brandebourg et, à partir de cette époque, se fait l'union de ces pays à peine organisés et de la famille fatale qui va les élargir indéfiniment au détriment de l'Allemagne d'abord, et, ensuite, du reste de l'Univers.

La Prusse est donc un État extrêmement moderne : trois siècles d'existence en fait ; son fondateur véritable, son Clovis ou son Charlemagne, le Grand-Electeur Frédéric-Guillaume (1640-1688) est contemporain de notre Louis XIV. Ce sont les guerres de religion, c'est l'affaiblissement prodigieux de l'Allemagne à la suite de la guerre de Trente Ans qui permettent à ce prince habile et ambitieux de se développer aux dépens de tous ses voisins. Il gagne au traité de Westphalie ; se glissant entre la Suède et la Pologne, il gagne aux traités de Labiau et d'Oliva. Son successeur Frédéric III prend le titre de roi (1700). Le roi-sergent Frédéric-Guillaume Ier (1713-1740) comprend que tout l'avenir du pays, encore attardé au milieu des puissances européennes en plein développement, est dans son armée : qui veut tomber sur le troupeau doit avoir becs et ongles ; il inaugure le militarisme par le caporalisme ; c'est la politique prussienne par excellence.

On sait comment son fils, Frédéric II, le grand Frédéric, général et philosophe, disciple de Machiavel qu'il réfute, ami de Voltaire qu'il bafoue, se sert de l'instrument qui lui est laissé.

On sait ce qu'il fit de la Prusse, ce qu'il gagna aux dépens de l'Autriche, aux dépens de l'Allemagne, aux dépens de la Pologne, aux dépens de l'Europe. On sait aussi qu'il avait entrepris d'ajouter, à la gloire militaire, je ne sais quel vernis de la civilisation. Il écrivait et badinait en français : La culture prussienne commence par une contrefaçon. Voltaire écrivait : La langue qu'on parle le moins à la cour, c'est l'allemand. Je n'en ai pas encore entendu prononcer un mot. Notre langue et nos belles-lettres ont fait plus de conquêtes que Charlemagne... Je me trouve ici en France ; on ne parle que notre langue. L'allemand est pour les soldats et pour les chevaux. En qualité de bon patriote, je suis un peu flatté de voir cet hommage qu'on rend à notre patrie, à trois cents lieues de Paris.

Il en revint. Il s'aperçut vite que l'ami des lettres était plus despote que le Grand Turc. Il s'enfuit en emportant dans sa valise les Poëshies du roi mon maître, et il se vengea par l'arme qu'on n'avait pas pu lui enlever : Je n'ai pas de sceptre, mais j'ai une plume.

Les rapports de Voltaire et de Frédéric II forment un exemple extrêmement instructif de ces confiances un peu naïves, un peu vaniteuses, à la française, et de ces fausses intimités avant tout profiteuses, à la prussienne. La France, y sera prise, jusqu'au jour où franchise de France se redressera pour en finir et tirera les choses au clair.

A la mort de Frédéric II, la Prusse, quoiqu'elle n'eût pas encore dépassé six millions d'habitants, était vraiment la Prusse, c'est-à-dire une puissance européenne. Frédéric II, en même temps qu'il a reculé les bornes de sa domination et refoulé l'Autriche par la conquête de la Silésie, a donné la preuve de la force de résistance du jeune royaume, en tenant tête à la Russie, à l'Autriche, à la France pendant la guerre de Sept ans. La guerre finie, il a l'habileté de regagner la confiance de ses deux puissants voisins, la Russie et l'Autriche, en satisfaisant la vieille querelle prussienne contre les Slaves de Pologne. Il est le grand initiateur du partage, le véritable meurtrier d'une nationalité et d'une race.

A partir de ce moment, la Prusse commence sa vie de carnivore insatiable.

Bismarck résume en deux mots les règnes des successeurs de Frédéric II : Frédéric le Grand laissa un riche héritage d'autorité et de confiance en la politique et en la puissance de la Prusse. Ses héritiers pouvaient vivre là-dessus pendant vingt ans, sans se rendre compte des faiblesses et des erreurs de leur gouvernement d'Épigones ; jusqu'à la bataille d'Iéna, ils étaient pleins d'une estime exagérée pour leurs capacités militaires et politiques. Il fallut le bouleversement des temps qui suivirent pour faire sentir à la cour et au peuple que la maladresse et l'erreur avaient présidé à la direction de l'État...

La cour de Prusse semblait s'éloigner de son but. Iéna l'avertit. Le long piétinement du sol allemand par les armées de la Révolution et de 1' Empire la réveilla tout à fait et réveilla l'Allemagne en même temps. Il y a là une coïncidence dont la Prusse va profiter savamment et âprement. Blücher est le vainqueur de Waterloo. La Prusse apparaît comme la puissance libératrice : ce sont là des souvenirs qui ne s'oublieront pas.

Le XIXe siècle assiste, en Allemagne, à la marche parallèle de l'unification allemande et de l'hégémonie prussienne. Toutes deux sont, en somme, simultanément en réaction contre l'action napoléonienne. La France, en brisant les vieux cadres, a libéré l'Allemagne et lui a rendu conscience d'elle-même ; mais, en ouvrant les voies au militarisme prussien, elle a déchaîné l'animal usurpateur et dominateur. Elle devait être la victime de cette faute où il y avait un mélange de violence, d'imprévoyance et de générosité.

Les victoires de la Prusse sur Napoléon avaient attiré les yeux de l'Allemagne tout entière. En somme, l'Autriche-Hongrie, quoique Metternich eût été le diplomate de la coalition et que le Congrès se fût tenu à Vienne, avait paru longtemps faible, incertaine ; catholique, elle ne paraissait pas avoir contre le dehors, le ressort et la puissance d'agression de la Prusse protestante. On se souvenait encore de l'ascendant conquis par le royaume du Nord, au temps de Frédéric II ; il y a là des impondérables dont il faut tenir compte pour expliquer l'apparition en Allemagne, mais surtout en Prusse, de la grande génération qui, sous l'impulsion de Fichte, de Schiller, de Schleiermacher, au temps (lu Tugendbund et du baron de Stein, avait réorganisé et entraîné l'opinion publique pendant toute la période qui commence en 1807 : A cette période d'activité enthousiaste appartient une œuvre aussi étrange qu'audacieusement conçue, la création du Tugendbund. Au moment où M. de Stein prenait la direction des affaires, au mois d'octobre 1907, un jeune magistrat de Braunsberg, M. Henri Bardeleben, lui avait adressé un écrit intitulé l'Avenir de la Prusse, où il engageait tous les citoyens à oublier leurs divisions, à se serrer autour du pouvoir et à ne former qu'un grand parti national. Peu de temps après, Bardeleben avait organisé avec quelques officiers et quelques savants, une association singulière. Ils mettaient leurs efforts en commun, disaient-ils, pour combattre chez eux, chez les autres, chez le gouvernement, toute pensée d'égoïsme. Ils se donnaient le titre d'Association scientifique et morale. Les premiers membres étaient, avec le fondateur, le général Gneisenau, le général Grollmann, le professeur Krug. Peu à peu, leur nombre s'éleva jusqu'à vingt. Ils présentèrent au roi les statuts de leur société et la liste des membres ; le roi approuva. Bientôt, on ne compta plus les affiliés par vingt, mais par mille et par centaines de mille. L'association était formidable ; elle couvrait la Prusse et, de la Prusse, étendait ses réseaux sur l'Allemagne entière. Le conseil général siégeait à Kœnigsberg ; des conseils provinciaux, des chambres de district, des assemblées locales formaient une vaste machine dont tous les rouages étaient mus par une pensée unique. Le but constant des chefs était de restaurer la force et la moralité allemandes[2].

L'Europe ne méditera jamais assez sur cette phase du relèvement allemand : car c'est de là que datent les grands événements qui marquèrent le dernier tiers du XIXe siècle et la confusion qui se fit, en Allemagne, entre le patriotisme libérateur et le militarisme dominateur. La source, la noble source de la grande erreur est là. Un Bismarck se chargea d'en détourner les eaux au profit de l'ambition prussienne.

On peut dire que, dès lors, dans le cœur de l'Allemagne, la Prusse l'emporte ; l'Autriche, ainsi que l'Allemagne du Sud, sont déjà battues.

Cet état d'esprit s'affirme dans l'évolution qui fit des plus remarquables parmi les écrivains et les penseurs, même libéraux, de l'Allemagne du Centre et du Sud, les sectateurs soudainement convertis de l'hégémonie prussienne. Certainement, la légende de Waterloo prussien pèse sur ces âmes qui n'ont plus d'autre rêve que celui d'une patrie allemande.

L'homme qui personnifie cette évolution et qui la consacre par cette Histoire de l'Allemagne, qui fut un livre d'influence et d'action s'il en fût, c'est Treitschke. C'est le type de l'Allemand prussianisé et se donnant, avec une générosité impulsive, à la force qu'il suppose devoir le recréer lui-même : il écrivait, en 1861, ces lignes qui sont comme un écho profond de la pensée allemande à l'heure précise où la Prusse entre en campagne et inaugure, par l'affaire des Duchés, la série des guerres agressives qui doit la porter à l'hégémonie : Je veux écrire une Histoire de la Confédération germanique, brève, tranchante, sans ménagements, pour montrer à la masse paresseuse que le fondement de toute existence politique, le droit, le pouvoir et la liberté nous manquent, et qu'aucun salut n'est possible que par l'anéantissement des petits états.

Remarquez comme sont entremêlés les mots droits, pouvoir, liberté : c'est ainsi que la grande confusion commence ; il faut avoir le pouvoir pour avoir le droit et la liberté. Donc le pouvoir prime le droit et la liberté. La formule bismarckienne sort de là.

Treitschke écrit encore, ramassant en six lignes le grand effort de la pensée et du cœur allemands : Tous les livres, toutes les œuvres d'art qui révèlent la noblesse du travail allemand, tous les grands noms allemands que nous considérons avec admiration, tout ce qui annonce la gloire de notre esprit, proclame la nécessité de l'unité, nous conjure de créer, dans l'ordre politique, cette unité qui existe déjà dans le monde de la pensée. Et notre douleur est décuplée en pensant que chaque œuvre isolée est tant admirée, tandis que notre peuple tout entier est raillé au dehors.

Et la phrase qui revient sans cesse, comme un leitmotiv, traduisant une pensée et une conclusion toujours la même : C'est la Prusse seille qui a fait l'unité germanique, moins encore par l'action réfléchie de ses gouvernants que par la force inhérente de ses institutions, ou ce qui revient au même, par l'esprit qui a présidé à son évolution politique. L'écrivain n'hésite pas à découvrir le fond des choses : Les hobereaux prussiens ont fait l'unité germanique.

D'où les conséquences finales tirées par Treitschke et par ses disciples : Nous ne nous sommes que trop laissés séduire par les grands noms de tolérance et de lumière... Assez d'amour comme cela, essayons maintenant de la haine. (Herwegh.)

Bismarck vint pour appuyer le système par l'autorité de la victoire et du succès. Bismarck est le fils des hobereaux du Brandebourg, le fils des vieux et durs adversaires de la Pologne et de l'Allemagne du Sud. Ses ancêtres ont manié l'épée ; son père est un capitaine de cavalerie, lui-même porte d'abord l'uniforme : c'est un soldat. Il était né pendant les Cent-Jours et les récits d'un vieux parent sur les guerres de Napoléon avaient exercé, de son propre aveu, la plus vive influence sur sa jeunesse. Héritier exclusif d'une tradition et d'une race, il avait la conviction enracinée que la véritable diplomatie prussienne, c'était la guerre. Et c'est pourquoi cet officier se fit diplomate.

Il fut un grand diplomate et un grand Prussien plutôt qu'un grand homme d'État. Car, il y avait, dans sa formation puissante, des lacunes graves : il disait plus tard, de lui-même, qu'il n'était pas un homme colonial ; on eût pu dire de lui qu'il n'était pas un homme européen. Sa méthode à la fois astucieuse et violente, persévérante et brutale, est celle d'un chasseur des bois : il tend le piège, attend longtemps, et soudain tombe sur la proie. Mais le jeu l'a passionné plus encore peut-être que le résultat : il se préoccupe plus du succès immédiat que de la construction durable. Il sort de sa forêt et y rentre, content si le sang a coulé et qu'il lui en reste encore le goût, l'odeur aux lèvres.

Ce grand réformateur ou déformateur de l'Allemagne n'aimait pas l'Allemagne ; il n'en partageait ni les aspirations, ni les rêves, ni la sentimentalité obscure ; il n'avait compris d'elle qu'une chose, c'est qu'elle voulait l'unité et dans ce désir ardent il trouvait surtout le moyen d'assurer la suprématie de la Prusse par le procédé éminemment prussien : la guerre.

En somme, Bismarck est responsable des quatre grandes guerres qui, en prenant graduellement de plus en plus d'extension, ont ensanglanté l'Europe depuis un demi-siècle : la guerre des Duchés, la guerre de 1866 contre l'Autriche, la guerre de 1870 contre la France ; ajoutons la guerre de 1914 contre l'Europe entière : car, celle-ci est dans la logique et la nécessité de l'œuvre bismarckienne. Peut-être son génie eût-il pu l'éviter, mais ses disciples n'étaient pas de taille à museler le dogue prussien une fois qu'il avait été lâché.

Bismarck, c'est le Prussien type. La question est de savoir si ce Prussien type est le type de l'humanité.

Si, comme tout porte à le croire, l'œuvre de Bismarck doit être profondément modifiée à la suite de la guerre actuelle, cet homme aura été le dernier grand asservisseur qu'ait connu l'histoire ; il achèvera la lignée des puissants rapaces que la Germanie aura jetés sur l'Europe.

Il asservit à la race allemande les Scandinaves des duchés ; il asservit à la race allemande les Slaves de Pologne, autrement ménagés avant lui ; il asservit à l'Allemagne les Français d'Alsace et de la Lorraine ; il maintint l'asservissement des Italiens sous le joug autrichien ; sa politique admettait, comme une conséquence fatale, l'asservissement à l'alliée autrichienne des Slaves des Balkans ; enfin, il asservit à la Prusse l'Allemagne elle-même. Il imposa au monde germanique, hésitant et même résistant, l'Empire despotique et militaire des Guillaume. C'est la carrière de Bismarck que l'Europe actuelle doit avoir toujours en vue, si elle veut pénétrer à fond la grande erreur et la grande faute qu'elle est appelée à réparer.

Les gouvernements allemands et les peuples allemands avaient-ils une pleine conscience de ce qu'ils faisaient quand, en 1870, ils donnèrent des mains à la constitution de l'Empire prussien et militaire, c'est une question que l'on ne pouvait éclaircir à fond avant l'heure présente : 1° parce que l'histoire avait été sophistiquée par les apologistes du succès ; 2° parce que l'Allemagne ne pouvait, avant l'heure présente,. voir clairement ou plutôt deviner où on la menait. Si, au temps où ces faits s'accomplirent, elle eût mieux compris que son unité, telle que Bismarck la concevait, serait l'instrument de la guerre perpétuelle, et finalement que sa subordination à la Prusse accumulerait contre elle la haine universelle, peut-être eût-elle mieux apprécié et loué davantage la clairvoyance des ministres et des patriotes bavarois, saxons, wurtembergeois qui eussent préféré maintenir à l'Allemagne le caractère fédéral et constitutionnel, anti-centraliste et antimilitariste que l'esprit de parti et l'habileté diplomatique s'arrangèrent pour lui imposer.

La campagne pour l'unification impériale prussienne fut commencée, comme on le sait, par Bismarck, même avant la guerre de 1870. La suggestion venue de Prusse et insinuée auprès des gouvernements et de l'opinion fut assez mal accueillie, d'abord. La véritable pensée des hommes d'Etat clairvoyants est exprimée, en septembre 1869, par le roi de Saxe dans son discours du trône : Mes efforts ont toujours nettement tendu à favoriser et à soutenir l'établissement de la Confédération conformément à la constitution ; je n'ai même pas hésité non plus à prendre l'initiative d'une institution qui était dans l'intérêt général de la Confédération (il s'agit de l'Empire, mais de l'Empire fédéraliste) ; mais, en même temps, j'agirai toujours, après comme avant, de façon que soient maintenues les limites que la Constitution fédérale place entre les droits de la Confédération et ceux des Etats, et que, l'on ne dépasse pas le point au delà duquel il ne resterait plus aux Etats assez d'influence ni d'autorité... J'ai le ferme espoir que cette attitude de ma part ne restera pas sans résultat, car je me sais, à cet égard, en complet accord avec les idées et les vues de mes hauts confédérés.

C'est de là qu'on est parti et c'est à la proclamation de l'Empire militaire allemand à Versailles que l'on est arrivé.

L'histoire des circonstances difficiles dans lesquelles le génie de Bismarck s'exerça pour arriver à ses fins, les moyens qu'il employa pour préparer l'opinion, gagner les cabinets, terroriser certains ministres, abuser de la simplicité de certains souverains, écarter les majorités indépendantes, briser partout les résistances, engager une course entre les divers gouvernements confédérés à qui ne se laisserait pas dépasser par l'autre en vue de récolter certains avantages particuliers, tout cela a été écrit cent fois.

On a signalé aussi, avec force, même en Allemagne, la part d'ambition personnelle qui poussait Bismarck à réaliser, contre vent et marée, cette œuvre qui, au début, eût paru impossible. Roon écrivait le 16 février 187o, à son ami Blankenbourg : Il (Bismarck) veut à tout prix rester, maintenant et dans l'avenir, et cela, parce qu'il a le sentiment que l'édifice ébauché s'écroulera sous la risée universelle, dès que sa main ne sera plus là. Il n'a pas tout à fait tort, mais les moyens qu'il emploie le mèneront-ils au but ?

Malgré le peu de choix dans la nature des moyens, ils devaient le mener au but, en effet. Bismarck, avant la guerre contre la France, n'était pas trop exigeant : il ne réclamait même pas, pour l'Empereur, chef de la Confédération du Nord, le commandement suprême en temps de guerre, ni l'unité économique ; il se contentait, pour ainsi dire, du titre (de Ruville, la Restauration de l'Empire allemand, p. 104), quitte sans doute à gagner à la main par la suite. Mais les ambitions grandirent avec les victoires remportées bientôt sur la France.

RÉSISTANCE DU SUD EN 1871.

De tous les Etats allemands, le seul qui eût pu mettre en échec les desseins de Bismarck, était la Bavière.

En Bavière, le parti patriote n'était nullement disposé aux concessions ; on avait un juste pressentiment de ce qui devait arriver : On craignait surtout le militarisme, le bureaucratisme, toutes ces formes rudes de l'Allemagne du Nord, comme autant d'éléments nuisibles, de même que les conservateurs du Nord redoutaient, par la pénétration des idées libérales et parlementaires et de toutes les manifestations de bel esprit propres au Sud, la dissociation de l'Etat vigoureusement organisé. Des deux côtés, on était également désireux de voir l'Etat s'étendre, mais non sous la forme d'une unité plus grande. La crainte de cette unité existait dans la Vieille-Prusse comme dans la Vieille-Bavière et formait un trait commun des deux partis. (Ibid.)

Tels étaient les deux systèmes en présence, le point où ils se rapprochaient le plus. En somme, l'Allemagne désirait organiser son unité, certes, mais plus pacifiquement, avec plus de souplesse, plus d'harmonie intérieure et extérieure qu'elle ne l'a fait ; elle eût préféré se garder d'une organisation politique trop compacte, ne pas se subordonner aux partis militaires, ne pas devenir la proie du bureaucratisme et du militarisme avec toutes leurs conséquences, si la savante ambition de Bismarck ne l'avait, pour ainsi dire, acculée dans une impasse, étranglée, dans le dilemme soit d'accepter l'hégémonie prussienne, soit de renoncer à l'unité. La question fut posée de telle façon que le choix n'était pas libre, puisqu'il était dicté d'avance.

Tout l'art de Bismarck fut de dissocier la résistance des éléments indépendants, et notamment des ministres bavarois, wurtembergeois, hessois, saxons, en les opposant les uns aux autres. Il avait, de longue date, gagné à sa cause le roi Louis de Bavière ; il mit son soin à conduire les négociations avec les Etats séparément, pendant toute la durée des hostilités, et à exciter leur méfiance réciproque. On a des raisons de croire qu'il se servit des papiers pris à Cerçay, chez M. Roulier, pour exercer une sorte de chantage sur ceux des ministres de l'Allemagne du Sud qui avaient gardé des relations avec les Tuileries, jusqu'à la veille de la déclaration de guerre.

Après avoir forcé la main au ministre bavarois, le comte Bray, on obtint, vers la fin de l'année 187o, du roi Louis, la fameuse lettre par laquelle il offrait lui-même la couronne impériale au roi de Prusse. Bismarck laisse deviner les inquiétudes par lesquelles il avait passé, rien qu'au soupir de soulagement qu'il pousse quand lui parvient le précieux document.

Laissons-le, d'ailleurs, exposer lui-même l'épilogue de cette difficile manœuvre qui devait décider de l'avenir de l'Allemagne et, par suite, de l'avenir européen :

La question du rétablissement de l'Empire était alors (fin novembre 1870) dans une phase critique et menaçait d'échouer, à cause du silence que gardait la Bavière et de l'aversion que montrait le roi Guillaume. A ce moment, le comte Holnstein se chargea, sur ma prière, de remettre une lettre à son souverain. Pour qu'elle parvînt sans retard, je l'écrivis aussitôt, assis à une table qu'on n'avait pas encore desservie, avec de mauvaise encre et sur du papier qui buvait. Le comte se mit en route le 27 novembre ; il accomplit son voyage en quatre jours avec de grandes difficultés et de fréquentes interruptions.

Le roi, souffrant d'une névralgie, était alité ; il refusa d'abord de le recevoir, puis l'admit après avoir appris que le comte venait en mon nom et avec une lettre de moi. Puis il lut ma lettre dans son lit deux fois et très attentivement, en présence du comte, demanda de quoi écrire et rédigea la lettre au roi Guillaume que je lui avais demandée et dont j'avais composé le brouillon... Le septième jour après son départ, le comte Holnstein était de retour à Versailles avec la lettre du roi. Le jour même, elle fut officiellement remise à notre roi par le prince Luitpold, le régent actuel. Elle constituait un facteur important pour le succès d'efforts pénibles et souvent incertains dans leurs résultats. La résistance du roi et le fait que la Bavière n'avait pas pu parvenir à formuler ses sentiments avaient provoqué tout ce labeur. (Souvenirs, II, 142.)

Ne voit-on pas, à la hâte apportée à ces réalisations presque inespérées, au soin avec lequel tous les détails en sont réglés minute par minute, à l'impatience manifestée au sujet du moindre retard, à l'espèce de surprise et de contrainte exercée sur un roi malade et alité, ne voit-on pas combien étaient grands le désir de réussir et la crainte d'échouer au dernier moment ? On se souvient du récit émouvant de Büsch :

L'après-midi de cette journée historique s'est passé dans une attente anxieuse du résultat. A l'heure du thé, je suis descendu dans la salle à manger. Bohlen et Hatzfelt étaient là tous deux, assis sans rien dire. D'un geste, ils me désignèrent le salon où le chancelier était en train de négocier avec les trois plénipotentiaires bavarois. Je m'assis, à mon tour, en silence et j'attendis.

Au bout d'un quart d'heure, la porte s'entrouvrit et M. de Bismarck apparut. Il tenait en main un verre vide et avait l'air rayonnant.

Messieurs, nous dit-il d'une voix tremblante encore d'émotion, le traité bavarois est signé, l'unité allemande est assurée, et notre roi devient empereur d'Allemagne !

On n'attendit même pas le vote des Chambres bavaroises. Le 18 janvier, le roi Guillaume, dans la salle des Glaces, à Versailles, assuma, de lui-même, la dignité impériale et créa ainsi l'empire allemand.

Le débat devant la Chambre bavaroise fut l'épilogue tout platonique d'un événement historique si considérable et qui s'était, en somme, achevé entre augures. La commission chargée du rapport se prononça, le 4 janvier, en rejetant les propositions du gouvernement et en invitant les ministres à rouvrir les négociations en vue d'assurer une indépendance internationale plus complète au royaume de Bavière. Devant la Chambre elle-même, le débat fut long et orageux ; mais que pouvaient faire les opposants ? Risqueraient-ils d'en arriver à une rupture avec la Prusse au moment même où les dernières résistances des armées françaises étaient brisées ? Et puis, la parole du roi était engagée. Le 21 janvier, la proposition du gouvernement fut votée en séance plénière, à une majorité de deux voix seulement en plus des deux tiers nécessaires pour que le vote fût valable.

C'est dans ces conditions que les justes sentiments et pressentiments de l'Allemagne du Sud furent refoulés. Les destinées germaniques s'étaient accomplies, orientées dans l'orgueil de la victoire, à Versailles. L'empire était le fils de la guerre. Le militarisme dynastique serait son instrument. La journée du 19 janvier portait, dans ses flancs, les ambitions pangermanistes, le système de la Weltpolitik, et la guerre de 1914.

Il n'était pas inutile de rappeler par suite de quelle pression de diplomatie à la fois violente et subtile, le sort de l'Allemagne et de l'Europe fut décidé en 1871. On trouve, dans ces machinations infiniment complexes, secondées par un puissant travail de l'opinion, — suivant le mot de Mommsen, que Bismarck spéculait toujours sur la crédulité publique, — les causes de l'erreur commise par l'Allemagne elle-même à l'encontre de ses propres intérêts et peut-être de ses propres sentiments.

On y trouve aussi les origines de la situation exceptionnelle faite à l'Allemagne au milieu de l'Europe moderne et de l'antagonisme constant qui s'affirma, dès lors, entre elle et le reste du monde. L'Allemagne subit ou accepta non seulement l'hégémonie prussienne, mais la culture prussienne. Elle avait sentimentalisé jusque-là ; elle caporalisa désormais.

HÉGÉMONIE MILITARISTE ET SES CONSÉQUENCES.

Après cinquante ans, le système militariste inauguré à Versailles ayant abouti, comme il était logique, à la guerre universelle, tout est remis en question. Les peuples allemands, quand une fois les événements se seront accomplis, auront peut-être une occasion unique de se ressaisir et de choisir entre Leibniz et Bismarck ; car ce débat est en eux, non pas en nous. Pour nous, c'est-à-dire pour le reste de l'Europe, le parti est pris depuis longtemps : entre le despotisme et la liberté, l'Europe a choisi la liberté.

L'Europe, quoi qu'on en ait dit, n'est pas une expression vide de sens. Il est un certain nombre d'idées générales sur lesquelles la majorité des populations européennes et tout le monde civilisé s'accordent, pour ainsi dire, à demi-mot. L'Allemagne seule ou, pour parler plus exactement, la Prusse seule fait bande à part.

Je ne reviens pas sur l'exposé fait plus haut de la doctrine allemande, l'Allemagne tendant à l'hégémonie mondiale par le militarisme et l'organisation ; l'armée prussienne constituant, selon les termes d'une brochure allemande récente, peut-être semi-officielle, avec son pas de parade symbolique, le type d'une société rythmée.

Quel contraste avec la vie générale des autres nations européennes ! Combien Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Rome diffèrent de Berlin !

Paris a Notre-Dame et le Louvre que les siècles ont bâtis et consacrés. Londres a Westminster ; Saint-Pétersbourg sur la Neva, comme Londres sur la Tamise, donnent de prime abord l'idée de la puissance et de la grandeur. Rome est Rome, et c'est tout dire. Berlin qui, au début du XVIIe siècle, comptait à peine 6.000 habitants, s'est accrue soudainement de telle sorte que la capitale régna avant que la ville fût. Tout y sent le factice et l'artificiel, même et surtout le luxe. Seule l'Université, qui régenta et dompta la pensée allemande, est vraiment digne d'une capitale : ville de soldats, de professeurs et d'ouvriers. Les millions de travailleurs qui forment l'accroissement soudain de la métropole neuve ne sont attachés à la ville que par le gain ; ce sont des habitants, non des citoyens. Plus de 300.000 d'entre eux sont inscrits sur les registres de l'assurance forcée. Les gros bataillons du socialisme berlinois s'opposent au capitalisme impitoyable des grandes banques et des grandes entreprises.

Berlin est une capitale soufflée et parvenue. L'Europe, la vieille Europe ne consentira jamais à prendre le mot d'ordre dans cette ville sans passé, sans goût et sans grâce.

Le mot d'Europe n'indique pas seulement une certaine communauté d'origine, de race et d'habitat, une sorte de parenté reconnaissable aux traits du visage et à la similitude des mœurs ; il signale, surtout, un état d'esprit, une façon de sentir, une manière de vivre commune à tous que l'on a comparée fort justement à l'ancien hellénisme. L'Europe n'est pas, en réalité, restreinte au territoire de son étroit continent : l'Amérique fait partie de l'Europe. La religion, la morale, l'opinion, tout ce qui décide du sort des hommes en particulier et de l'humanité en général, la forme des âmes, en un mot, plus encore que la forme des corps, détermine les caractères de cette extraordinaire société humaine qu'est l'Europe ; une lumière plus haute, une atmosphère plus large avec je ne sais quel souffle rayonnant d'ici sur la planète tout entière lui assure la suprématie.

Or, quelle est la faculté propre à l'âme européenne, sinon une aspiration constante vers la liberté ? L'homme libre dans la cité libre, les peuples libres dans une humanité libérée, chacun maître de son sort, la discipline acceptée et non imposée, une tendance universelle vers la pacification des conflits, vers une tolérance mutuelle, vers un travail allégé, autant que possible, des exigences de la matière, un large courant démocratique, nul système absolu ni lourdement affirmé, de la bonhomie, de l'aisance, de l'aménité dans les relations d'homme à homme et de pays à pays, une soumission cordiale aux lois de la justice, de l'honneur et de la politesse, l'ambition du mieux, une propagande mutuelle pour l'acceptation du devoir et l'allègement des misères humaines, une sorte de charité qui implique l'égalité de tous les hommes entre eux, l'acceptation des conditions de la vie et de la nature ainsi que Dieu les a faites, telle est la conception de l'existence particulière et sociale la plus généralement répandue en Europe ; tel est, du moins, l'idéal que le peuple européen, par une élaboration et un effort séculaires, s'est fixé à lui-même.

Comment se fait-il que, sur la plupart de ces points, la doctrine allemande, la volonté allemande soient en contradiction avec le sentiment général européen ?

Quelque temps avant la guerre, l'auteur du présent ouvrage, d'accord avec M. Butler, président de l'Université Columbia de New-York, s'efforçait de définir cet esprit international, qui est à peu près le même sur les deux continents. Il était amené, par la force des choses, à le définir en des termes qui font contraste avec ceux qui définissent l'esprit prussien. L'esprit international n'est pas seulement affaire de culture : il tient surtout à la hauteur des vues et à une certaine disposition naturelle, bienveillante et humaine. Sur un certain plan, les hommes ont, les uns pour les autres, ce sentiment de respect mutuel qui, dans le cours de la vie particulière, s'appelle le tact : ils savent sortir d'eux-mêmes et, comme on dit, se mettre à la place des autres ; ils ressentent, d'avance, la peine qu'un propos ou un acte déplacés peuvent causer ; ils ont un goût de la mesure qui les avertit au moment où le sens propre va devenir désobligeant, une finesse d'épiderme qui s'émeut à la seule crainte de froisser ; en un mot, ils ont l'art de ménager les contacts et de les rendre toujours faciles et agréables.

Notre La Rochefoucauld a défini cette courtoisie exquise à la manière du grand siècle, dans son beau morceau sur la conversation : On ne doit jamais parler avec des airs d'autorité ni se servir de paroles et de termes plus grands que les choses. On peut conserver ses opinions si elles sont raisonnables ; mais, en les conservant, il ne faut jamais blesser les sentiments des autres, ni paraître choqué de ce qu'ils ont dit. Il est dangereux de vouloir être toujours le maître de la conversation... Ne jamais laisser croire qu'on prétend avoir plus de raison que les autres et céder aisément l'avantage de décider. Appliquez ces règles à la conversation internationale, elles fonderaient, entre les peuples, une heureuse harmonie qui serait la plus honorable et sans doute la plus profitable des diplomaties, celle qui s'inspirerait de l'intérêt bien entendu sur un fond de sagesse et d'équité.

Comment se fait-il que le morceau qui, par opposition, était destiné à caractériser la culture anti-européenne, s'appliquât exactement à la culture allemande ?

En s'inspirant de principes tout contraires, on en est venu à autoriser et à louer même, dans les rapports internationaux, une fanfaronnade de cynisme qui nous ferait horreur dans la vie particulière. Des ambitions lourdement étalées, des combinais0ns obscures, un égoïsme vulgaire, l'habitude du mensonge et de la dissimulation sont prônés à l'égal des plus rares vertus. La violence et la perfidie sont justifiées pourvu qu'elles aient réussi. Des populations à poussée débordante jouent des coudes et prétendent se faire place en vertu du droit du plus fort, sans souci des sentiments froissés et des haines accumulées[3].

Et comment se fait-il que la guerre, prévue dès lors et qui devait éclater quelques mois après, ait justifié jusqu'à une exagération affreuse, les accents déjà si affirmés d'un tel portrait ?

CE QU'IL FAUT DÉTRUIRE.

De même que l'Allemagne avait dû choisir en 1870, l'Europe avait à faire son choix en 1914 ? Subirait-elle, à son tour, le caporalisme prussien, renoncerait-elle à ses propres principes, à son idéal, s'astreindrait-elle aux doctrines dures et cruelles qui rattacheraient, en somme, la civilisation européenne non aux nobles traditions de la Méditerranée, mais aux horreurs sanglantes du bois des Lemnons ? M. Bergson a parfaitement dégagé les données du problème : Mécanisme administratif, militaire, industriel : la machine n'aurait qu'à se déclencher pour entraîner les autres peuples à la suite de l'Allemagne, assujettis au même mouvement, prisonniers du même mécanisme. L'Europe attacherait-elle son sort comme l'Allemagne de 1870 à l'immense machine de guerre à laquelle l'esprit prussien sert de moteur ?

Et il ne s'agissait pas de l'Europe seulement.

Un grand fait s'était produit dans les dernières années du XIXe siècle : l'expansion coloniale avait rendu l'Europe maîtresse de la plus grande partie des autres continents. L'Europe, en étendant sa protection et son autorité sur tant de peuples que la loi du progrès n'avait pas encore touchés, avait assumé une lourde responsabilité, elle avait accepté charge d'âmes.

L'expansion coloniale avait été l'événement mondial de cette grande époque européenne. Et maintenant, qu'allait-on apporter à ces millions d'âmes naïves, hésitantes entre la barbarie qui les tenait encore et la civilisation qui les emportait déjà ? S'agissait-il de restaurer parmi elles le culte de la force, avec je ne sais quelle transformation de la barbarie en besogne scientifique et mécanique ? Etait-ce uniquement pour leur réapprendre le rapt et l'esclavage, qu'on allait les chercher aux rivages éloignés ? Les trompait-on cruellement, en ouvrant devant eux les saints livres du Christ et en leur enseignant, avec le respect des corps et des âmes, le culte du droit ?

Quelle forme donc était-il question de donner à l'univers : l'accession de tous à l'égalité et à la liberté, ou l'asservissement définitif sous une race choisie et eugénique faisant travailler à son profit le reste de l'humanité ? Car la Weltpolitik avait ce sens. Le parti à prendre était analogue à celui que le monde avait pris à la chute de l'Empire Romain ; il s'agissait de savoir si le Christ serait, après deux mille ans, rayé de l'histoire et si l'Evangile de l'Allemagne au-dessus de tout serait seul enseigné. La terre entière attendait le verdict que les aînés de ses fils allaient prononcer sur eux-mêmes.

La marche des choses était trop certaine : si l'Allemagne prussienne l'emportait, les doctrines professées par les Treisthke, les Chamberlain, les Lamprecht devenaient le nouveau catéchisme de la morale publique et privée. L'Empire germanique universel, fondé par la Prusse en Allemagne, s'étendrait de l'Allemagne au reste de l'Europe, et par la conquête des colonies européennes, rayonnerait de l'Europe sur le reste de l'univers ; en Europe et hors d'Europe, tous les petits Etats seraient absorbés, quand les grandes puissances auraient été abattues. Après quoi, l'organisation se développerait en conformité avec les idées sélectionnistes ; car c'est là l'Évangile nouveau.

La population de l'Empire universel sera répartie en trois classes superposées :

1° Les Germains purs — cheveux blonds, teint clair, haute stature, crâne dolichocéphale, etc. —. Ce seront les seuls citoyens. On estime qu'il s'en découvrira dix millions en France, et qu'ils forment les trois quarts de la population de l'Allemagne. L'autre quart, par faveur spéciale, y sera assimilé.

2° Les demi-Germains, métis auxquels le connubium est refusé avec les Germains purs et qui seront demi-citoyens pour le surplus.

3° Les non Germains (brachycéphales). Ils seront traités comme les anciens ilotes ou les esclaves, employés aux travaux les plus durs et les plus malsains, éliminés, extirpés successivement par tous les moyens.

L'eugénisme, en effet, sera la règle ; et la polygamie des Germains purs lui servira d'adjuvant.

Tel serait donc le nouvel idéal humain. L'Empire germanique réaliserait la fameuse culture allemande : L'Allemagne, écrit A. Hummel dès 1876, est vraiment le cœur de l'Europe, et, comme dans l'organisme le cœur a pour fonction de faire circuler, à travers les membres, un sang qui renouvelle les parties vieillissantes et fortifie les plus jeunes, ainsi, l'Allemagne a pour mission dans l'histoire, de rajeunir par la diffusion du sang germanique les membres épuisés de la vieille Europe.

Tel serait donc le sort réservé à l'Europe d'abord, puis à l'univers, si l'idéal pangermaniste l'emportait, si la Weltpolitik triomphait.

Mais quelles sont, d'autre part, les suites logiques de la victoire contraire ? Si l'Europe l'emporte, quelles seront les conditions de sa vie nouvelle, les conditions indispensables de la paix ?

CE QU'IL FAUT RÉPARER.

On pourrait, par une formule presque mathématique, — car la réaction est égale à l'action, — affirmer que les conditions nécessaires de la paix, pour qu'elle soit durable, doivent être exactement inverses des raisons qui ont déterminé la guerre. De graves erreurs ont été commises ; ces erreurs doivent être réparées. En les reprenant l'une après l'autre, en restaurant ce qui a été détruit, en relevant ce qui a été accablé, en contenant les ambitions débordées, en restituant au droit l'autorité qui est la sienne et qui doit avoir nécessairement le dernier mot, en écartant définitivement, de l'horizon, la terreur germanique, en reconstituant la morale internationale, en vertu des doctrines du Christ et de la Révolution française, on poursuivrait l'évolution naturelle du monde vers la fraternité, dans la liberté. Nietzsche nous traite de moutons : eh bien ! les moutons arracheront griffes et dents aux loups. Les bêtes de proie seront mises dans l'impossibilité de nuire. Cela veut dire que la Prusse sera réduite à l'impuissance et, pour cela, il n'y aura qu'à effacer du droit international la série des actes qui ont fait d'elle la terreur de l'univers.

Le devoir des puissances victorieuses, après avoir obtenu les indemnités indispensables et avoir édicté des châtiments égaux aux crimes, sera de reprendre ab ovo, sous la garantie de l'Europe, les fautes commises au traité de Francfort, au congrès de Vienne, au traité de Westphalie, en un mot dans tous les actes qui ont laissé la Prusse se développer et s'agrandir au détriment de l'Allemagne et de l'Europe. Il s'agit, selon le mot d'un ministre bavarois, de refouler la tribu militariste et expansionniste du Nord, pour refaire une famille européenne.

On reprendra de fond en comble le règlement de toutes les questions qui ont été la conséquence de l'ingérence prussienne.

Procédons par ordre : la guerre de 1914 a eu pour origine l'irruption projetée par le germanisme sur la Serbie et la péninsule balkanique : ces régions seront, pour toujours, arrachées à la menace des empires allemands et au joug de la Turquie, leur complice.

Les nationalités slaves et latines sont accablées depuis des siècles : elles seront libérées et restaurées. La Belgique, le Luxembourg sont les dernières victimes de la rapacité prussienne : avec quelle joie le monde leur rendra ce qu'ils ont perdu, en y joignant les justes compensations qui, hélas ! ne pourront réparer l'irréparable. L'Alsace et la Lorraine ont tant souffert ! On les rendra à la France et on leur rendra la France : elles auront leurs frontières assurées pour toujours, contre un retour de l'éternel ennemi. Les avantages obtenus par la Prusse, au détriment des nations qui l'entourent, tomberont d'eux-mêmes. Combien d'audacieux empiètements à corriger sur le Rhin, sur les rivages de la mer du Nord, dans les duchés danois ! La grande crucifiée européenne, la Pologne, sera descendue de son calvaire : rendue à la joie de vivre, elle marchera parmi les hommes, glorieuse et honorée à jamais.

Le sort de l'Allemagne elle-même sera le problème magistral de ces heures décisives. Maintenant qu'elle sait où l'a menée le militarisme prussien, elle admettra peut-être, à son tour, qu'elle s'est trompée lourdement. Si elle ne le comprend pas, on le lui fera comprendre. En tout cas, le problème allemand sera résolu de façon, à donner toute garantie à l'Europe.

C'est sur le mot garantie, si insuffisamment défini dans le texte des traités de Westphalie, que reposera la future organisation de la paix. L'Allemagne sera rattachée, pour son plus grand bien, à la constitution générale européenne. Pour reprendre la formule déjà employée, elle ne sera plus un obstacle, mais un lien. Entre Bismarck el Leibniz elle choisira ; et cette fois elle choisira Leibniz. L'axe de la véritable Allemagne sera déplacé ou, plutôt, il sera ramené où il doit être, c'est-à-dire vers le centre et vers le sud. Francfort, Ratisbonne, Augsbourg, Passau, ces vieilles villes sacrifiées à la gloire des ambitieuses rivales du Nord, sortiront de leur langueur. Un immense pays agricole et minier ne peut pas adopter sans péril la devise : Notre avenir est sur l'eau. Le peuple bavarois sentait naître ce péril dès 1870 : il a suivi le courant du militarisme et s'est grisé du vin capiteux de la Weltpolitik : il va réfléchir aux conséquences. Etait-ce là, en vérité, l'aspiration de cette magnifique puissance terrienne et continentale qu'est l'Allemagne ?

Une politique économique, équitable et prévoyante, saura réaliser, pour la masse laborieuse du peuple, des garanties que le syndicat des industriels et des hobereaux n'a jamais voulu lui consentir, préférant la guerre elle-même à la moindre déchéance. L'histoire, ici encore, apporte sa leçon : Jean Janssen a dit les responsabilités que les Ligues hanséatiques avaient assumées à la fin du moyen âge, lorsque leur système d'accaparement eut rendu la vie impossible à l'Allemagne des ouvriers et des paysans. Le XXe siècle a revu ces odieuses exploitations : le développement du socialisme en Allemagne n'était rien autre chose que la résistance instinctive aux abus de tous les féodaux.

L'économique à la prussienne était, elle aussi, une survivance. Une organisation plus souple et plus humaine des tarifs et des salaires permettra au travailleur de vivre loyalement sur sa terre ou dans son atelier, sans se sentir guetté et se voir exploité par le calcul insolent et l'orgueil rapace de ceux qui considèrent la fortune et les loisirs comme un droit d'aînesse pour certaines castes ou pour certains peuples.

En un mot, la paix sera la paix : non plus celle qui fait étinceler son casque et qui tend le poing armé du gantelet de fer, mais celle qui permet aux hommes de vivre ce court passage en se con fiant les uns aux autres, et de laisser couler les jours sans le tourment du lendemain.

Puisque la parole divine annonça la paix, ceux qui veulent la guerre et ne veulent que la guerre seront brisés.

Il est vrai que l'empereur Guillaume a tranché le problème du divin en se substituant à la Providence sur la terre : Rappelez-vous que le peuple allemand est le peuple élu de Dieu. L'esprit de Dieu est descendu sur moi, en ma qualité d'empereur d'Allemagne. Je suis son arme, son glaive et son vice-roi. Malheur aux désobéissants ! Mort aux lâches et aux incrédules !

On a lu, sur le carnet d'un officier allemand, une remarque qui est comme le repons du peuple allemand au verset impérial :

Ce soir, Guillaume, le plus grand, nous a donné un noble conseil : Vous pensez tous les jours à votre Empereur ; n'oubliez pas Dieu.

Sa Majesté devrait se rappeler qu'en pensant à elle, nous pensons à Dieu ; car, n'est-elle pas l'instrument tout-puissant du glorieux combat pour le bien ?

Eh bien, il faut que ces étranges aberrations aient un terme. C'est une folie redoutable aux peuples, quand une majesté terrestre prétend se substituer à la majesté divine. Et cette folie est précisément celle qui voua les empereurs de la décadence à la colère de Tacite.

Le peuple élu de Dieu n'est pas cantonné dans un coin quelconque de l'Europe : il est dispersé sur toute la terre ; il habite partout où sont honorés le droit, la justice, la vérité. Ces vertus, bonnes aux individus, sont bonnes aux peuples. Il n'y a pas seulement une conscience particulière, ou même une conscience nationale, il existe une conscience internationale et humaine ! Le résultat de cette grande guerre sera de la dégager des instincts primitifs sur la planète tout entière. Cette guerre est la Guerre de la paix ; elle répandra par tout le globe des semences d'équité dont nos enfants recueilleront la moisson.

Le mois d'août 1913 a vu inaugurer, à La Haye, le Temple de la Paix ; le mois d'août 1914 a vu commencer, par toute l'Europe, le fléau de la guerre. La volonté militariste de l'Allemagne et de son empereur s'est mise à la traverse de la volonté de tous les peuples.

C'est un travail à reprendre quand la Prusse, c'est-à-dire la guerre, aura été vaincue : mais, cette fois, nous ne serons plus dupes des mots et des grimaces. On s'arrangera pour que les traités ne soient pas de simples chiffons de papier.

Pour que la paix soit stable, il faut qu'elle soit forte. L'Europe ira jusqu'au bout ; elle doit tenir sous le genou le militarisme allemand et prussien, lui faire vomir son erreur avec ses blasphèmes, lui inculquer la certitude définitive que le Droit a le dernier mot, même sur la force, et, par une contrainte et par une humiliation séculaires, comme furent ses ambitions et son orgueil, lui imposer le respect de la justice qui n'est rien autre que la volonté de Dieu.

 

 

 



[1] Pour l'exposé ci-dessus, V. Anerbach, La France et le Saint-Empire romain-germanique (Introduction).

[2] VÉRON, Histoire de la Prusse, p. 148.

[3] L'Esprit international, 1914. G. CRÈS, p. 14.