HISTOIRE ILLUSTRÉE DE LA GUERRE DE 1914

 

CHAPITRE III. — L'ALLEMAGNE ÉCONOMIQUE ET LE PANGERMANISME.

 

 

La croissance économique de l'Allemagne. — L'Allemagne agricole et l'Allemagne industrielle. — La Weltpolitik. — Le Pangermanisme.

 

LES POSITIONS prises par les grandes puissances de l'Europe, la France, la Russie, l'Angleterre, à l'égard de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie, en 1914, résultent des faits historiques qui se sont produits depuis la guerre de 1870 ; mais elles tiennent aussi à l'accroissement redoutable de la puissance allemande depuis que l'Empire a été constitué.

Il y a une politique diplomatique ; mais il y a aussi une politique ethnographique, économique, financière. L'Allemagne s'est développée de telle sorte qu'elle pesait peu à peu sur tous les voisins, et sa méthode lourdement agressive, ses procédés de concurrence souvent violents et déloyaux, son système de tarifs douaniers et de cartels rendaient plus pénibles encore ces contacts. Le parti hobereau menait ses affaires comme s'il admettait d'avance la guerre en tant que procédé commercial éventuel.

Ainsi, l'Allemagne s'est trouvée portée volontairement vers un état de conflit économique, dont elle acceptait, dont elle réclamait les conséquences, quelles qu'elles fussent. Il s'agissait, à tout prix, d'avoir le bien-être, le confort, réclamé comme un droit, par une race matérialiste et prolifique. Place à l'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout ! telle était la devise qui ralliait tout le monde, depuis le dernier des ouvriers jusqu'à l'élite des intellectuels. On ne comprendrait pas le véritable caractère du conflit des peuples, en 1914, si l'on ne le considérait à ce point de vue.

LES DEUX ALLEMAGNES.

L'Allemagne n'est pas une unité ethnographique : le peuple allemand est un des plus mélangés de l'univers. Celtes, Teutons, Scandinaves, Slaves, se fondent dans ce grand creuset dont on disait, au Moyen Age, qu'il était la matrice des peuples.

La division en Allemagne du Nord et en Allemagne du Sud est classique, en quelque sorte ; mais celle qui distingue l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest est non moins importante, surtout si l'on considère l'Empire tel qu'il est constitué. Le professeur Wagner a dit : La véritable frontière de l'Allemagne ce n'est pas le Rhin, c'est l'Elbe.

Cologne et Berlin sont les deux pôles de cette double Allemagne.

La rivalité latente de ces deux forces, réunies par l'unité des langues et un travail politique séculaire, est une des raisons profondes de la guerre actuelle. Des aspirations différentes, des besoins contraires les séparent, même si leur volonté les rapproche. Une sorte d'incompatibilité instinctive subsiste malgré tout et elle se manifeste dans la concurrence des partis politiques, entravant, à la longue, le mécanisme, d'ailleurs infiniment complexe et délicat, de l'Empire.

Le Prussien, lourd et blond, est froid, persévérant, appliqué, méthodique, il est servile ; ses habitudes d'espionnage et de délation, contractées sous un régime policier de plusieurs siècles, se vengent, quand il le peut, par une ironie sournoise, mais âpre et insolente. Sa longue pauvreté l'a rendu parcimonieux et endurant : ce sont des qualités que sa richesse récente altère. La rigidité protestante a fait place à un athéisme profond qui n'a fait que renforcer ses tendances à l'hypocrisie.

Le Rhénan est souvent brun et de taille plus fine ; il est gai et mystique, industrieux et réaliste ; il a bu le vin de ses coteaux, est amoureux des plaisirs et s'humanise quand le soleil luit ; le Bavarois reste fidèle à la foi ancestrale, avec un tour d'esprit grossièrement jovial. Le Hanovrien, à la fois compassé et sentimental, serait assez bonhomme s'il ne craignait de manquer à la morgue qui affirme les distances, d'un bout à l'autre de l'Empire.

Ces Allemands de l'Ouest et du Sud ne se sentent pas tout à fait chez eux en Prusse mais ils ont voulu et accepté le joug pour l'unité. Quand quelque faute par trop lourde blesse leur sentiment esthétique, l'instinct proteste d'abord, mais l'esprit de discipline l'emporte ensuite (par exemple lors de l'incident de Saverne) parce que le maître est brutal et qu'il n'admet pas les contradictions trop soutenues.

Les Rhénans sont de sang celte et de culture romaine. Tous les noms qui, en Thuringe et sur les bords du Rhin, se terminent en briga, magus, durum et acum, prouvent l'existence des tribus gauloises. Les Romains, s'appuyant sur la Gaule, mais utilisant les services des Germains, firent un mélange, probablement réfléchi, des deux races.

Les Gaulois transmirent aux Germains la civilisation romaine. Le nom de Germain ne prouve nullement l'existence d'une unité ethnique, c'est un mot gaulois qui veut dire voisins.

D'autre part, ces peuples du Rhin supérieur furent, de tout temps, les ennemis des peuples du bas Rhin, les Bataves, les Frisons, les Francs, qui paraissaient être des Normands, des hommes du Nord, c'est-à-dire des Scandinaves, et qui, d'après Tacite, parlaient la même langue que les Danois et les Angles conquérants de l'Angleterre. On trouve la trace de ces hostilités éternelles dans la légende de Siegfried où il est dit que, seul, Dietrich de Berne a pu vaincre les héros indomptables du Niederland, c'est-à-dire les Francs-Saliens.

On peut admettre, sans trop insister sur ces distinctions un peu obscures et infiniment altérées par les siècles, qu'autour de la Mer du Nord, trois races rivales se sont toujours trouvées aux prises : les Celtes qui ont survécu en Belgique, les hommes du Nord qui ont survécu en tant que Français du Nord, Anglais, Normands, Scandinaves, et enfin les Allemands, ennemis traditionnels de l'une et de l'autre race, mais qui ont soumis les Rhénans, formés du mélange de toutes les trois.

Ces différences ethnographiques essentielles se remarquent encore dans certains traits frappants de la politique moderne. Mayence, Francfort-sur-le-Mein, Cologne, Trèves, à peine conquis par nous, se donnèrent. Ces provinces ont volontairement gardé les principes de notre Code civil, qui correspond à leur conception de la famille et de la propriété : c'est, qu'en nous, elles se reconnaissaient. Les savants d'outre-Rhin ont cherché à la loupe, pendant quarante ans, les indices d'une protestation alsacienne contre la conquête de Louis XIV, ils ne l'ont pas trouvée.

Distinguons donc ces demi-Celtes des vrais Allemands : ce sont les Goths et leurs tribus aux noms redoutés, Vandales, Hérules, Gépides. Note caractéristique : ces Germains de l'Est sont gouvernés, de toute antiquité, par des rois et leur sont fidèlement attachés, tandis que ceux de l'Ouest vivent en républiques et élisent leurs généraux.

A l'Est, ces Goths eurent affaire aux Slaves ou Sarmates, ce sont encore de vieilles haines. De nombreuses tribus slaves s'établirent en Germanie. Une carte polonaise de 1144 fixe les limites de la Pologne entre Rugen et Cracovie. La marche de Brandebourg forme la frontière. Suivant une autre carte de Pologne, datée de 1150, le royaume slave s'avance jusque vers Ratisbonne et Rends-. bourg, en Bavière, tandis que Brandebourg et Schewerin appartiennent à la marche prussienne. Il convient d'y insister, tout ce qui parle l'allemand n'est pas nécessairement Allemand.

L'EST AGRICOLE ET FÉODAL.

Ces origines différentes expliquent la diversité des mœurs, des traditions, des usages, des lois.

A l'Est, ce qui domine, c'est le régime de la propriété, à la fois féodal et patriarcal. De très grandes familles, les Dohna Schobitten, les Hohenlohe Oeringen, les Hatzfeld, les Donnesmark, possèdent, en Prusse orientale ou en Silésie, de véritables petits royaumes, accrus souvent par les majorats et les fidéicommis. Au début du règne de Guillaume Ier, ils gouvernaient encore, sous ce régime, de véritables clans de vassaux. On comprend l'autorité qu'ils exercent sur la marche des affaires publiques, puisque des populations considérables dépendent d'eux. Il subsiste, dans les coutumes, des traces de servage : à Berlin, une bonne qui quitte son maître sans raison valable, est ramenée par les gendarmes ; le maître du domaine rural exerce, jusqu'à nos jours, un certain droit de suite sur les paysans.

Par contre, le grand propriétaire veille au bien-être de ses hommes. Des intendants entretiennent, avec les ouvriers agricoles, des rapports pleins d'une bonhomie intéressée. C'est par ces initiatives que de grands progrès ont pu être accomplis dans des régions dont l'état social reste en arrière. Les exploitations rurales sont fournies de tous les perfectionnements modernes. Par les méthodes presque scientifiques de l'agriculture intensive, le rendement des terres augmente sans cesse, ainsi que le bétail. Le prix de la terre s'accrut ; une spéculation effrénée la fit renchérir encore.

Il résulte, de ces causes diverses, que le paysan se sentit mal à l'aise sur un sol qu'il ne pouvait cultiver pour son compte et dont le prix dépassait ses disponibilités. De 1885 à 1892, les provinces voisines de la Pologne se vidèrent en quelque sorte. Ce fut un exode vers les deux Amériques. Au delà de l'eau, ces hommes se détachèrent de leur mère-patrie ; ils laissaient pousser la barbe de bouc, prenaient des noms anglais, devenaient républicains et yankees, considérant leurs anciens compatriotes comme des frères inférieurs.

Une autre forme d'émigration se produisit quelque temps après : l'immigration à l'intérieur. L'industrie prenait un essor formidable. Le paysan se fit ouvrier ou domestique. Berlin, qui comptait, en 1870, 800.000 habitants, forme aujourd'hui une agglomération de trois millions et demi d'âmes, tandis que la population agricole ne compte plus, en 1913, que seize millions et demi d'habitants sur soixante-six millions et demi.

LES AGRARIENS ET LES HOBEREAUX.

En présence de ces évolutions rapides, le gouvernement suivrait-il le mouvement qui accroissait sans cesse l'importance des villes ou se consacrerait-il à la défense des campagnes ? On sait qu'au début de son règne, Guillaume II se montra enclin aux mesures socialistes ; en tout cas, il se rapprochait du monde industriel. Mais les hobereaux intervinrent. Les Eulenbourg conspirèrent. Ils dirent au monarque : La campagne fournit le meilleur recrutement aux troupes impériales. Sans nous, l'armée et la monarchie sont perdues.

Guillaume réfléchit. Il se sépara du chancelier Caprivi, le tombeur de Bismarck. Instinctivement, le chancelier Chlodowiz von Hohenlohe, mais surtout le prince de Bülow et MM. de Bethmann-Hollweg subordonnèrent leur politique à la coterie des hobereaux devenus tout-puissants.

Ce parti organisa la Ligue des agriculteurs, qui devint un des rouages économiques et politiques des plus puissants de l'empire. Elle travailla énergiquement les élections et fit sortir des urnes une majorité ultra-protectionniste.

Un homme qui lui appartenait, le comte de Pasadowski, devint, avec le titre de secrétaire à l'intérieur, le grand maître de la vie économique. Il élabora ces fameux tarifs douaniers où, grâce à la plus subtile spécialisation des articles, le traité de Francfort fut tourné et qui permirent d'imposer à la Russie un traité de commerce désastreux.

L'Allemagne économique affirmait cette tournure d'esprit méthodiquement agressive qui devait la mettre en état de rupture avec la plupart des grandes puissances.

De cette série de mesures habilement combinées, résulta, pour l'agriculture allemande, une période de prospérité qui, assez factice en somme, ne dura pas.

Hobereaux et agrariens s'enrichissaient, faisaient bonne chère et menaient joyeuse vie. Mais les paysans et ouvriers agricoles, exploités, médiocrement payés et nourris, continuaient à abandonner la campagne en troupeaux serrés pour se transporter dans les villes et y devenir des recrues du parti socialiste.

L'équilibre entre les villes et les campagnes était rompu, par l'application des mesures prises pour le maintenir : sous prétexte de défendre la campagne, le hobereau la vidait. Ce sont de ces fautes de tact, de jugement et d'humanité qui caractérisent si souvent la manière allemande.

On appela des étrangers pour cultiver les terres abandonnées, d'abord des Polonais autrichiens, puis des Ruthènes et finalement des Russes. Ceux-ci furent traités en parias. On n'est pas doux au travailleur dans le monde des hobereaux. La Russie se plaignit et se mit sur le pied de n'accorder de passeport à ses ouvriers ruraux qu'à bon escient et sous certaines garanties. En même temps, elle ouvrit l'œil sur la concurrence allemande et dénonça le traité de commerce de 1904, qualifié par les publicistes russes de chantage et de duperie. C'était frapper deux fois le parti agrarien à la prunelle de l'œil. Ceci se passait en avril 1914. La politique agressive des hobereaux portait ses fruits. La Russie, qui songeait à se défendre, devint odieuse. Plus d'ouvriers agricoles, le marché russe fermé : c'était double misère en Prusse. La haine du Slave grandit.  D'ailleurs, les esprits étaient préparés et, ainsi que nous l'avons dit, le parti agrarien avait, depuis longtemps, fait cause commune avec le pangermanisme et mis la guerre dans son programme économique.

LES HOBEREAUX ET LE PANGERMANISME.

Outre la raideur militaire et la brutalité orgueilleuse si naturelles chez le gentilhomme prussien, un calcul d'intérêt le portait vers ces tendances belliqueuses. Les conservateurs prussiens, si rétrogrades qu'ils soient, ont le sens le plus aigu et le plus âpre des réalités. Ils comprirent que, pour vendre leur blé, leur avoine, leur orge et leur sucre, il fallait ouvrir à l'industrie allemande de nouveaux débouchés. La conquête du monde était une idée fixe de l'empereur. On vit donc se dégager une formule où la grande industrie et la grande propriété communièrent.

Les ruraux qui, au début de la campagne des constructions navales, avaient prononcé le fameux mot : Die grüssliche flotte qu'on pourrait traduire : Ils nous rasent avec leur flotte, donnèrent les mains à la Weltpolitik : L'Allemagne doit conquérir sa place au soleil. Ainsi le parti terrien, agrarien avait poussé à la guerre, l'avait acceptée, l'avait préparée, d'abord au nom de ses intérêts, ensuite en raison des besoins d'expansion qu'il considérait comme étant ceux de la nation.

Il apporta, dans cette campagne, la morgue hautaine et immodérée qui caractérise la classe des officiers et des vieux généraux : nul terrain n'était plus favorable à la graine pangermaniste.

L'ALLEMAGNE DE L'OUEST ET LA POLITIQUE INDUSTRIELLE.

Voyons, maintenant, dans quelles conditions l'Allemagne industrielle, l'Allemagne de l'Ouest, l'Allemagne des villes, abordait et résolvait le même problème.

Dans ses romans exquis de mœurs paysannes, Frenssen a marqué d'un trait fin la qualité fondamentale du peuple allemand : en face de Uhl, le paysan, batailleur et dépensier, ivrogne et joyeux de vivre, qui travaille dur et s'endette, brutal parce qu'il se sent fort, généreux, par moments, parce qu'il est insouciant, descendant des nomades germaniques, il a campé un type brun, de taille moyenne et d'esprit subtil, fécond en calculs compliqués, commerçant dans l'âme, malin, cauteleux, que sa nature prédestine à se transporter dans les villes et à faire fortune dans les hanses de Berlin et de Hambourg. On dit, en Allemagne même, que le Prussien, une fois bien entraîné, est de taille à mater un juif.

Le premier de ces deux types, c'est le paysan et le soldat : le second, c'est l'industriel et le commerçant. Au fond, ce dernier a mené le premier où il a voulu. Le commerçant et l'industriel allemand ont tiré l'empire prussien des sables de Brandebourg et l'ont installé, en pleine prospérité, sur la longue ligne de feu et de lumière qui resplendit, la nuit, sur les bords de la mer et des rivières, déversant leurs richesses et leur activité sur le monde. La Weltpolitik, c'est la politique du Mercure allemand.

Quels furent les résultats de cet effort, il suffit de quelques chiffres pour les établir : ils donneront, par leur progression même, l'idée de l'énergie des classes industrielles allemandes, de leurs besoins et de leurs ambitions.

Suivons cette prospérité croissante, dans ses différentes branches :

Agriculture.

Le rendement de l'agriculture allemande s'est accru de 50 à 80 %. En 1912, les céréales rapportaient 2 milliards 800 millions de marks, le bétail 4 milliards, le lait 2 milliards 750 millions, soit en tout, pour ces seuls produits, une somme de 10 milliards de marks, soit 12 milliards 500 millions de francs.

Les batteuses à vapeur étaient 76.000 en 1882, 489.000 en 1912 ; les faucheuses, 19.000 en 1882, 301.000 en 1912.

La production du sucre était, en 1894, de 250.000 tonnes, en 1912 de 2.750.000 tonnes.

— En France, la production du sucre est de 500.000 tonnes en 1874, de 963.000 tonnes en 1912. —

Population des villes.

En cinquante ans :

Leipzig

passe de

11.000

à

625.000

âmes.

Essen

40.000

à

320.000

Mannheim

40.000

à

220.000

Chemnitz

30.000

à

270.000

Berlin

700.000

à

3.000.000

Hambourg

500.000

à

1.200.000

On estime que, dans quarante ans, Berlin atteindra dix millions d'habitants et on trace les nouveaux quartiers en conséquence.

Industrie.

La production du fer a doublé en dix ans ; en 1914, elle atteint plus de 18 millions de tonnes.

— Elle dépasse de beaucoup celle de l'Angleterre ; mais la France se rapproche de celle de l'Allemagne, et progresse beaucoup plus rapidement depuis trois ans. —

Commerce.

Le chiffre d'affaires du commerce allemand s'élevait, en 1912, à environ 25 milliards de francs, dont près de 12 milliards pour l'exportation.

Le réseau des voies ferrées monte, en un quart de siècle, de 40.000 à 70.000 kilomètres.

Colonies.

En 1900, les colonies allemandes importent pour 36 millions de frs., elles exportent pour 14.

En 1911, elles importent pour 130 millions de frs. et elles exportent pour 81.

Flotte de commerce.

En 1913, la Hambourg-Amérique compte 1.307.000 tonnes, le Lloyd de Brême 821.000

— La ligne anglaise Canard, 379.000 tonnes ; la Compagnie Transatlantique, 359.000 tonnes. —

En 1913, le trafic de Hambourg est de 8.375 millions de frs.

— Londres, 8.965 millions de frs ; Marseille, 3.392 millions de frs. —

Fortune nationale.

L'avoir des caisses d'épargne augmente de près de 13 milliards de francs, atteignant un total de 18 milliards de francs. L'accroissement de la fortune nationale est de six à dix milliards par an. La fortune globale de l'Allemagne était, en 1895, de 200 milliards, en 1913, de 300 à 320 milliards ; ces chiffres sont, bien entendu, approximatifs.

Les fortunes de la France et de l'Allemagne sont à peu près équivalentes. Mais le revenu des fortunes est de 25 milliards en France et de 40 milliards en Allemagne.

CONTREPARTIE DE L'INFLATION INDUSTRIELLE.

Ces tableaux sont impressionnants. Mais, ici aussi, la médaille a son revers. Simple constatation : les deux tiers des Allemands ne paient pas d'impôt sur le revenu parce qu'ils ont un revenu inférieur à 900 marks (1.100 fr.) par an.

Au fond, c'est à cause de ces 40 millions d'Allemands, sans ressources acquises, que l'Allemagne est conduite à la guerre, les débouchés ayant une tendance à se fermer depuis deux ans, et le maximum d'activité, atteint aujourd'hui, étant nécessaire pour les faire vivre.

Autre revers, plus imprévu, mais non moins réel :

Le développement d'un industrialisme à outrance a eu, sur les mœurs allemandes, un effet de dépréciation incontestable.

Le nombre des naissances illégitimes croît à Berlin plus rapidement qu'à Paris ; les divorces augmentent ; la natalité diminue. Berlin est tombé à 17 pour 1000, c'est-à-dire au niveau du coefficient de Paris. Charlottenbourg, Wiesbaden, Magdebourg, sont déjà au-dessous.

Dans les quartiers ouvriers, le dimanche, les prédicateurs prêchent devant des bancs. L'an dernier, plus de 8.000 personnes sont sorties de l'église luthérienne afin de ne pas payer l'impôt de l'église, d'ailleurs assez lourd. La prostitution a quadruplé.

Suivant un mémoire laissé par tin ancien chef de la police des mœurs, le nombre des homosexuels inscrits sur les listes de la police à Berlin atteignait, il y a dix ans, soixante mille et un grand nombre de hauts personnages y figuraient.

L'irréligion, l'immoralité, l'amour effréné du plaisir, ont pour conséquence l'affaiblissement de la race. La contagion est plus rapide qu'en France, du fait que la prostitution habite chez l'ouvrier et s'y trouve en contact avec les enfants. Voilà pourquoi, tandis que la Prusse Orientale fournit 68 % de recrues valides et incorporées, le contingent de Berlin ne s'élève qu'à 32 % c'est-à-dire à moins de la moitié. En Saxe, où l'industrie a tout absorbé, la race est devenue chétive et les malingres sont nombreux.

Un autre symptôme de cet affaiblissement prodigieux nous est fourni par la multiplication des asiles d'épileptiques et des maisons d'aliénés. Ici encore, l'Allemagne bat tous les records.

Enfin, les mauvais traitements dans l'armée allemande et les formes particulièrement odieuses qu'ils affectent ont pour double cause la lourde simplicité des recrues campagnardes et la perversion de certains sous-officiers qui prennent un plaisir malsain et sadique à les tourmenter. Sur ce point, le Worwaerts a publié des dossiers complets et a appelé les choses par leur nom.

Cet ensemble de faits explique une série de déclarations qui, au premier abord, peuvent paraître bien étranges.

La Deutsche Tageszeitung, après avoir publié l'enquête d'un médecin-major du nom de Adam, sur les recrues de Cologne et sur la forte proportion des dégénérés et des neurasthéniques que fournissent les grandes villes allemandes, a poussé un cri d'alarme. Si cela continue, l'armée allemande, écrit-elle, marche à sa ruine. Car les campagnes lui fournissent l'élément le plus sain, le plus viril.

De même, le maréchal von der Goltz, — au début de la guerre gouverneur à Bruxelles — dans une étude parue dans l'almanach militaire, publié en janvier 1913 chez Mittler et Sohn à Berlin : On peut dire avec quelque certitude qu'une grande ville, laissée à elle-même, isolée du reste du monde, et privée ainsi des éléments qui la régénéreraient, s'éteindrait au bout de la cinquième génération.

Quant à l'empereur, il déplora, dans un discours prononcé à Berlin, en février 1913, que les puissances des ténèbres fussent en train de ronger la moelle de son peuple.

On peut enfin rapprocher de ces déclarations le mot incisif d'un ambassadeur à Berlin et qui les résume toutes :

L'Allemagne est très fière de ses grandes villes, mais elle en mourra.

Cette déperdition morale fit plus, peut-être, pour affoler la nation allemande que la grandeur progressive des ambitions économiques.

Si on voit le fond des choses, l'Allemagne souffre parce que son appétit matériel est insatiable : ses maux et ses ennemis viennent de là.

La force qui ne sait pas se contenir se laisse emporter, par ses propres excès, jusqu'au point où' elle s'épuise ou se brise.

LES CRISES ÉCONOMIQUES.

En fait, ces luttes entre des impondérables, ces contrastes entre l'élan et le recul, entre la volonté humaine et la résistance des choses, se manifestent dans la marche même des affaires, par des crises qui sont le régime auquel se condamne le progrès allemand. Il se fait par bonds et par à-coups, sans donner jamais, dans la prospérité même, le sentiment de la sécurité.

On ne sait si, dans les derniers vingt ans, le nombre des fondations de sociétés n'est pas dépassé par celui des faillites. Dans l'industrie et dans le commerce, les améliorations résultent d'une rapidité extrême dans la circulation avec tous les aléas des longs crédits, des clientèles sollicitées et médiocres, des gros tonnages et des petits bénéfices. Mais, en raison même du caractère aléatoire de ce progrès, on sent, dans les plus heureux moments, une faillite latente.

Ces alternatives, les Allemands les ont désignées d'un nom bizarre : la conjoncture. Suivant que la conjoncture est bonne ou mauvaise, l'ouvrier chôme ou travaille, les grandes villes s'épanouissent ou souffrent, les paletots sont neufs ou usés : le prodigieux consommateur qu'est l'Allemand ouvre les cordons de sa bourse ou serre la boucle de sa ceinture. Et quand il souffre, il souffre vite et gros, car il a perdu l'endurance paternelle, sa chair s'est gonflée et ne veut plus maigrir.

De cette insécurité et de ces besoins croissants, vint ce prodigieux besoin d'expansion qui devait mettre, peu à peu, l'Allemagne en état d'hostilité avec l'univers. Expansion maritime et coloniale : d'où la lutte avec la France, l'Angleterre, le Japon, etc. ; expansion commerciale et recherche des débouchés : d'où la rivalité immédiate avec le commerce mondial et ce qu'on a appelé, d'un mot très juste et très fort, l'avant-guerre.

Ce sont, en somme, ces deux formules de la Weltpolitik qui devaient conduire fatalement à la campagne des armements.

Le 18 janvier 1896, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la fondation de l'Empire allemand, dans un banquet solennel, Guillaume II prit la parole et dit :

Du royaume allemand est né un royaume du monde. Partout, dans les parties les plus reculées du globe, habitent quelques-uns de nos compatriotes. Les produits allemands, la science allemande, l'industrie allemande se répandent au delà des océans. C'est par milliers de millions que se chiffrent les valeurs que l'Allemagne transporte sur les mers. Vous avez le devoir, Messieurs, de m'aider à rattacher ce grand Empire allemand à celui de l'Europe.

Tel fut le programme.

Il s'est réalisé, mais avec cette conséquence imprévue, qu'en introduisant de force l'Allemagne comme un coin dans les affaires du monde, il irritait contre elle les forces vives des autres puissances.

L'EXPANSION COLONIALE.

Pour faire sa trouée dans le monde, comme l'avait dit la Gazette de l'Allemagne du Nord, pour conquérir sa place au soleil comme l'avait annoncé, à la tribune du Reichstag, le prince de Bülow, l'Allemagne de Guillaume II avait cherché d'abord à lancer l'Europe, à sa suite, sur l'immense proie de l'Empire chinois. Le comte de Bülow a dit au Reichstag (8 février 1898) : L'envoi de notre escadre à Kiao-Tchéou n'était pas du tout une improvisation ; il était, au contraire, le résultat de mûres considérations, de l'examen de toutes les circonstances, l'expression d'une politique calme et sûre de son but.

En fait, le rêve, ici, fut infiniment plus vaste que la réalisation : la campagne chinoise qui, s'appuyant sur un accord avec l'Angleterre avait prévu le partage de la Chine, aboutit au fiasco le plus ridicule, le jour où le pompeux maréchal de Waldersee fut sauvé à grand peine par les marins français d'un incendie qui éclata dans une maison incombustible de fabrication allemande.

Pourtant, de cet effort, il resta la colonie de Kiao-Tchéou, qui prit un réel développement, mais qui fut le facteur principal de l'hostilité du Japon contre l'Allemagne : la médaille avait son revers.

Dans le monde, outre la Chine qu'on avait cru mourante, il y avait un illustre malade dont la succession était convoitée depuis longtemps : la Turquie. L'Allemagne et l'Autriche-Hongrie jetèrent les yeux sur cette autre proie qui paraissait prête à se laisser dévorer.

Les ambitions autrichiennes remontaient au Congrès de Berlin. Comment l'annexion de la Bosnie-Herzégovine fut l'origine immédiate de la grande guerre de 1914, ce point se rattache aux affaires européennes[1].

Quant à l'Allemagne, elle prétendit mettre la main sur l'Empire turc subsistant, en essayant de se glisser dans ses cadres militaires, administratifs et économiques. C'est la fameuse campagne du chemin de fer de Bagdad avec les campagnes annexes de l'instruction des armées turques, des fournitures militaires et des avances financières à Constantinople.

L'entreprise du Bagdad fut un succès diplomatique, puisqu'elle eut raison à la longue de l'opposition anglaise, russe, française et que la diplomatie des trois puissances, circonvenues par la diplomatie et la finance allemandes, finirent par donner les mains à l'expansion germanique en Mésopotamie.

L'arrangement de Potsdam fut une victoire remportée par la persévérance teutonne sur la longanimité et la patience russes.

En fait, les résultats restaient médiocres ; on ne parlait guère que français le long du réseau. Un Suisse, M. Huguenin, un Hollandais, M. Waldor, le dirigeaient à la française : les pots de vin et les bénéfices suspects étaient impossibles. Les espérances conçues au début se tournaient en déception et le réaliste Kiderlen-Waechter se demandait déjà s'il ne valait pas mieux renoncer au rêve de domination intégrale qu'avait conçu la mégalomanie impériale. Les hostilités amassées par cette longue campagne contre trois grandes puissances se retrouvaient à chaque pas, et sous toutes les formes : grands sacrifices pour un mince résultat. Ici encore, le coin n'entrait pas aisément.

La troisième campagne fut la campagne marocaine ; elle caractérise la Weltpolitik dans ses méthodes de touche à tout et son impuissante agressivité. Mais, comme cette affaire est une des origines immédiates de la crise actuelle, elle fera ci-dessous l'objet d'une étude spéciale, avec l'affaire des Balkans dont le développement est simultané.

INSUCCÈS DE LA WELTPOLITIK.

En somme, dans les années qui précédaient immédiatement la guerre, la Weltpolitik, après avoir troublé l'univers pendant vingt ans, n'aboutissait pas. Par la politique coloniale, l'industrie allemande n'avait pas réussi à s'ouvrir des débouchés proportionnels à ses besoins. Malgré des progrès incontestables, le commerce ne se sentait jamais sûr du lendemain. Les grands marchés européens, avertis, tendaient à se fermer ; la situation financière générale était des plus médiocres et subordonnée à la bonne volonté soupçonneuse des nations concurrentes.

Aigrie, déçue, l'opinion publique allemande s'irritait même de ses demi-succès. Pour ce Maroc perdu, on nous offre, disaient les professeurs d'université, un pays ravagé par la maladie du sommeil ; nous désirions l'Angola, seul point de l'Afrique équatoriale prospère à notre colonisation : l'Angleterre monte la garde devant les colonies portugaises. Partout l'envie, la jalousie, la malveillance (discours du prince de Bülow, discours du chancelier Bethmann-Hollweg au Reichstag) nous barrent la route, compriment nos essors, invoquent des droits antérieurs, pour gêner nos entreprises. Il nous faut vivre pourtant.

Nous avons la force. Pourquoi ne pas nous en servir pour arracher ce qu'on nous refuse ? A quoi servent ces sacrifices exorbitants que on nous demande sans cesse pour l'armée, pour la flotte, si nous reculons toujours au moment décisif ?

Il fallait du nouveau, tout de suite et à tout prix.

Au point de vue économique, le plan était le suivant : imposer à la Russie un renouvellement, plus onéreux encore, du traité de commerce dont elle se plaignait (discours du chancelier Bethmann-Hollweg). Quant à la France, obtenir d'elle par ruse, par intimidation, ou, au besoin, par la force, l'abrogation de la clause contenue dans l'article 2 du traité de Francfort et stipulant, en faveur de l'une et de l'autre puissance, le traitement de la nation la plus favorisée : Il faut pour la France l'alternative ou d'entrer dans le Zollverein allemand ou de rendre à l'Empire la liberté de conclure des traités de commerce sans qu'elle en profite.

Si l'on n'obtenait pas ces améliorations indispensables dans la paix, on admettait l'idée de les réclamer par la guerre.

Les esprits les plus pondérés pesaient les chances du recours aux armes dans les termes suivants : Les forces militaires de la France sont considérables ; il y a même des militaires sérieux qui prétendent qu'elles sont supérieures aux nôtres. Je ne suis pas de cet avis, parce qu'on est autorisé à croire que beaucoup de choses, qui existent chez nous en réalité, n'existent pour l'armée française que sur le papier. Il faut tenir compte de la désorganisation sociale de tout le peuple, auquel même l'enthousiasme guerrier ne pourra pas résister, et aussi le manque d'un chef désigné d'avance pour le temps de guerre... A supposer même que la lutte soit difficile, le sentiment national le plus admirable ne peut ni remplacer les choses qui ne sont que sur le papier, ni compenser la différence de vingt millions d'habitants. (Daniel Frymann.) Conclusion : la guerre peut être fructueuse, risquons la guerre.

D'ailleurs, la nécessité ne connaît pas de loi. Telles sont les idées qui, peu à peu précisées et réchauffées par l'enthousiasme guerrier, donnèrent naissance à la Ligue Pangermaniste. Fondée par le docteur Hasse en 1891, elle prit tout son essor à partir de 1893. Le programme était le suivant : Affirmer la conscience du peuple allemand pour suivre, à l'intérieur comme à l'extérieur, l'avance de toutes les tribus allemandes.

A la veille de la guerre, la direction de la Ligue était entre les mains de six personnes : le président Class, avocat à Mayence, les généraux von Liebert et Keim, le commandant von Stœssel, le pasteur Klingemann et l'armateur Itzenplitz ; un comité très nombreux et où figurent d'anciens officiers, des professeurs de géographie, des éditeurs, entretenait le feu sacré chez les très nombreux adhérents de la Ligue.

On la savait en très étroite relation avec le kronprinz, sinon sous son influence directe. Elle poussait non seulement à la politique des armements (à laquelle il convient de consacrer une étude spéciale), mais à l'œuvre de pénétration de la race allemande dans l'univers par tous les moyens, et surtout par une organisation méthodique, qui préparait la guerre sous le couvert de la paix.

Sur ce point encore, il y a un système parfaitement réfléchi et combiné.

Il est formulé, dès le temps de la fondation de la Ligue, par une brochure célèbre qui, entre parenthèses, inspirait, récemment encore, les proclamations de l'empereur Guillaume, et intitulé : Un Empire allemand universel. Le but qu'il faut atteindre, c'est le développement de la puissance allemande avec toutes ses conséquences. On fera preuve d'habileté ; les efforts seront contenus dans de justes limites ; on agira progressivement, jusqu'au moment où les batteries pourront être démasquées sans danger. Alors, l'Europe se trouvera en présence d'une situation préparée jusque dans ses moindres détails, contre laquelle elle sera impuissante ! C'était le triomphe de l'organisation.

L'AVANT-GUERRE.

C'est cette agression occulte, précédant l'autre, qu'on a appelée d'un mot aussi vivant que juste, l'avant-guerre.

Étudié particulièrement en France, le mal s'est étendu sur le monde entier : la Suisse, l'Italie, l'Angleterre, les deux Amériques en ont souffert, la Belgique en meurt.

Ses procédés sont doubles : accaparement de l'industrie et du commerce au profit des firmes allemandes, introduction du personnel allemand avec le mot d'ordre de préparer la guerre par de certaines dispositions matérielles et de jalonner l'espionnage. Ainsi, l'Europe se trouvera en présence de préparatifs agencés jusque dans leurs moindres détails, contre lesquels elle sera impuissante.

Les principales industries visées furent, on le sait, le commerce des farines, le charbon et l'outillage de guerre, les aéroplanes, la télégraphie sans fil, les cotons poudres, les messageries automobiles, la métallurgie avec les infinies industries qui en dépendent — l'invasion de cette industrie en France et jusque dans la vieille Normandie fut le triomphe du fameux organisateur Thyssen, le rival de Krupp —, l'industrie des produits chimiques sous toutes ses formes ; dans l'Est, l'occupation des fermes et des propriétés attenant à des points stratégiques repérés d'avance ; partout, sur le territoire de la France, et notamment dans le Midi, la mainmise sur les grands hôtels et les lieux publics, qui deviennent des centres d'espionnage tout indiqués.

Par ces foules qui vont et viennent, se pressent et se succèdent dans les halls sans surveillance, parlent haut, où les moindres détails, parfois même les plus confidentiels, se colportent de bouche en bouche, où les filles de joie, les garçons, les entremetteurs abondent, regardent, écoutent, tout se sait, s'enregistre, s'inscrit sur le carnet de notes du maître d'hôtel ou du gérant qui est officier allemand et reste, avant tout, le fidèle exécuteur de la consigne générale d'espionnage qu'il a reçue au départ.

Les établissements suspects sont établis au voisinage des ponts, aux croisements des routes, à proximité des grandes villes, — à peine séparés par un mur ou par une ruelle des usines où se prépare le matériel de défense nationale. Des maisons allemandes fourniront des locomotives aux compagnies de chemins de fer français ou russes, des farines à l'intendance, de l'oxygène aux dirigeables, du coton aux manufactures de poudres, des moteurs aux automobiles militaires ; elles auront pour succursales des entreprises de construction mécanique ou même de télégraphie sans fil. Par la haute finance, elles atteignent les milieux parlementaires et gouvernementaux.

Paris et les grandes villes s'encombrent peu à peu d'un commerce suspect de marchands d'antiquités, de couturiers, de bazars à bon marché ; les magasins et les comptoirs se remplissent d'employés au poil roux qui, derrière leurs lunettes, surveillent et guettent. Le moins qu'on puisse en dire, c'est qu'ils étudient les goûts du public, copient les listes de clients, surprennent les secrets de la fabrication ou du commerce, s'adaptent assez au pays occupé pour s'y faire accepter, soit qu'ils s'y installent avec l'invasion pacifique, soit qu'ils se préparent à y revenir avec l'invasion militaire. Dans une petite ville de l'Aisne, un Allemand s'est glissé dans le conseil municipal ; il a failli être maire. Il disparaît le jour de la mobilisation. On le voit revenir, quelques semaines après, à la tête d'un escadron : Vous ne m'avez pas voulu comme maire, dit-il, vous m'aurez comme bourgmestre.

La Guerre d'invasion est minutieusement préparée : les plates-formes en ciment où sera installée l'artillerie lourde sont, dit-on, construites à grands frais autour de certaines forteresses belges ; des munitions sont entassées dans les caves des usines ; des téléphones et des antennes de télégraphie sans fils courent sous terre ou se dressent dans les nues.

L'expansion industrielle allemande est, dans toute la force du terme, une première conquête sournoise préparant l'autre.

LA WELTPOLITIK ET LE PANGERMANISME CONDUISENT À LA GUERRE.

Malgré cette admirable mécanisation de la puissance économique d'un pays ardent au gain, les résultats acquis n'étaient pas en proportion des sacrifices.

Les débouchés, au lieu de s'ouvrir, tendaient à se fermer ; après la politique coloniale, la politique d'expansion économique était entravée par les mesures de précaution que les puissances concurrentes averties commençaient à prendre de toutes parts.

L'Allemagne voyait, avec une inquiétude grandissante, se prolonger une crise économique et financière qui pouvait la conduire à des catastrophes immédiates. Un mois et demi avant la déclaration de la guerre, un financier ami de l'empereur, son conseiller le plus sûr, son confident le plus intime, M. Ballin, formulait en termes précis, dans le journal le plus officieux de Berlin, la doctrine de l'impérialisme industriel, acculé à la ruine ou à la guerre :

Nous marchons, écrivait-il en substance, vers une crise redoutable ; nos colonies sont insuffisantes pour assurer des débouchés. Nous avons un besoin pressant de marchés nouveaux. Or, loin de s'élargir devant nous, le monde commercial se rétrécit et se ferme. Cela est la conséquence de la politique financière poursuivie par l'Angleterre et par la France. Disposant de capitaux plus considérables que les nôtres, les deux nations ne les prêtent plus qu'à bon escient et en stipulant des contrats avantageux pour leur industrie. Il en résulte que la nôtre est mise à l'index. Cette situation ne peut pas se prolonger sans de grands dangers pour l'Allemagne.

Cet avertissement solennel ne faisait que confirmer les sentiments répandus, à la fois dans le public agrarien et dans le public industriel : l'Allemagne souffre et il ne dépend que de sa volonté de mettre un terme à ses souffrances.

Un diplomate écrivait le 10 juillet 1913 : Cet état d'esprit est d'autant plus inquiétant que le gouvernement impérial se trouverait actuellement soutenu par l'opinion publique dans toute entreprise ou il s'engagerait vigoureusement, même au risque d'un conflit. L'état de guerre, auquel tous les événements de l'Orient habituent les esprits depuis deux ans, apparaît, non plus comme une échéance lointaine, mais comme une solution aux difficultés politiques et économiques qui n'iront qu'en s'aggravant. (Livre Jaune.)

D'ailleurs, le gouvernement lui-même ne montrait-il pas du doigt la seule issue possible ? Depuis dix ans, les dépenses militaires s'accroissaient avec une frénésie voulue. En pleine crise économique, alors que toute l'Allemagne se plaignait, on demandait d'un seul coup, aux classes riches, une contribution militaire montant à un milliard et demi de marks. Chacun comprit et frémit, personne ne murmura. La guerre est proche, se disait-on, et, en manière d'excuses, on ajoutait : Cela, ne peut pas durer. La guerre, puisqu'il le faut ; mais qu'on en finisse !...

 

 

 



[1] Voir ci-dessus, chapitre Ier.