HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

III. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

LA CONSTITUTION DE 1875

CHAPITRE IX. — LE CABINET JULES SIMON ET LE 16 MAI.

 

 

Raisons de la chute du ministère Dufaure. — Derniers efforts pour amener la conjonction des centres. — La crise ministérielle. — Permanence de la Chambre. — Constitution du ministère Jules Simon. — M. Jules Simon et les Chambres. — Accueil réservé de la gauche. — M. Jules Simon et M. Gambetta. — Les droits financiers du Sénat. — Vote du budget de 1877. — Premiers actes du ministère. — Le personnel administratif. — Rentrée des Chambres. — Accalmie passagère. — Politique du centre gauche. — M. Gambetta réélu président de la commission du budget. — Tactique de l'extrême gauche. — Position difficile de M. Jules Simon, embarrassé par son passé. — Incidents ministériels. — Le programme républicain. — La question religieuse. — Le pape Pie IX et M. Jules Simon. — Vacances de Pâques. — Interpellation sur les menées ultramontaines. — Discours de MM. Jules Simon et Gambetta. — Le cléricalisme, Voilà l'ennemi ! — Le maréchal se décide à rompre avec la majorité de gauche. — La loi d'organisation municipale et la loi sur la presse. — La lettre du 16 mai. — Démission du ministère. — La politique du président.

 

I

Le lendemain, 7 décembre 1876, M. Dufaure adresse au maréchal de Mac Mahon, président de la République, la lettre suivante :

Versailles, le 2 décembre 1876.

Monsieur le Président, je n'ai pas été plus heureux hier au Sénat que je ne l'avais été à la Chambre des députés. La retraite est devenue absolument nécessaire. L'échec que j'ai subi est heureusement tout personnel. Il ne peut empêcher mes collègues de continuer la tâche à laquelle ils se sont dévoués. J'ai l'honneur, Monsieur le Président, de vous remettre ma démission. Je continuerai à diriger les travaux intérieurs de mon ministère jusqu'à la nomination de mon successeur. Je n'oublierai jamais, Monsieur le Président, les témoignages d'estime et de confiance que, depuis près de deux ans, vous avez bien voulu me donner. Je vous prie d'agréer l'assurance, etc., etc.[1]

La lettre de M. Dufaure explique parfaitement les raisons de sa chute ; pris entre la Chambre et le Sénat, il ne pouvait plus gouverner. La tentative à laquelle il s'était consacré échouait : la présidence de la République, telle que la loi du 2o novembre l'avait instituée, ne s'adaptait pas au régime parlementaire tel que la constitution l'avait établi.

La majorité de la Chambre ne s'était pas prêtée à la politique de ménagements à l'égard de l'Élysée que M. Dufaure avait cru devoir suivre. La majorité du Sénat n'avait pas voulu davantage aider à l'œuvre de conciliation que le premier président du conseil de la République avait tentée. En nommant sénateurs inamovibles M. Buffet et M. Chesnelong, repoussés l'un et l'autre par le suffrage populaire, l'un chef du gouvernement battu au 20 février, l'autre directeur avéré du cléricalisme laïque, elle rompait en visière à la Chambre populaire et créait le conflit.

La difficulté était plus encore dans les institutions que dans les personnes. Assurément, le maréchal de Mac Mahon manquait de souplesse, mais sa bonne foi était entière. La majorité du pays ne lui était pas hostile. Il y avait en lui l'étoffe d'un bon président parlementaire.

D'autre part, malgré certaines imprudences, la majorité de la Chambre n'était pas ingouvernable. Il y avait, dans la gauche de cette assemblée une proportion considérable d'hommes modérés et prudents. Ces hommes se ralliaient volontiers à la personne du maréchal de Mac Mahon et auraient soutenu une politique conservatrice, sous la seule condition qu'elle fût républicaine.

Mais la gauche modérée, n'étant pas assez nombreuse pour constituer à elle seule une majorité, ne pouvait pas ne pas compter avec les autres groupes de gauche. Par contre, le maréchal ne voulant pas entendre parler des radicaux, il l'allait bien qu'un jour ou l'autre, le défaut de la constitution apparût et que ce qu'on avait laissé en elle de monarchisme latent par la consécration du septennat, se heurtât au principe de la souveraineté du peuple sur lequel elle reposait. C'est le propre des gouvernements d'opinion de ne pas tolérer les obscurités et les complexités. Les demi-mots et les sous-entendus leur sont odieux. Au risque d'une crise, il faut que les nœuds se dissolvent et que les points de résistance cèdent à l'effort invincible de la circulation, à la pénétration rayonnante de la lumière.

En fait, la force et l'autorité du parti modéré contribuèrent à la chute de M. Dufaure et aux événements qui suivirent.

Le parti modéré, fier des grandes personnalités qui l'illustraient, pensait qu'il avait assez rait pour la République quand il l'avait fondée. Il l'avait fondée conformément aux paroles fameuses de M. Thiers : La République sera conservatrice ou ne sera pasLa République sans les républicains. Le programme était réalisé par l'accession du centre gauche au pouvoir. Il était d'avis maintenant que les autres groupes, trop heureux de sa fidélité, ne sauraient lui témoigner leur gratitude d'une façon plus judicieuse et plus équitable qu'en le conservant indéfiniment et sans partage aux affaires.

Un homme d'esprit, qui a vu de près les événements, M. Allain-Targé, écrit[2], en parlant d'une époque un peu postérieure : Les modérés avaient, depuis 1875, pris, avec M. Dufaure et M. le maréchal de Mac Mahon, des habitudes qui leur semblaient douces. Rien ne pouvait leur être plus agréable que de se faire imposer au maréchal par l'opinion et de posséder l'appui des vrais républicains, des démocrates de toutes les nuances, sans rien faire pour eux que de tenir éloignés des affaires les cléricaux et les monarchistes... Cette division des groupes avait déjà causé bien des embarras. Gambetta avait essayé en vain de rassembler cette poussière inconsistante en réunions plénières. Il s'était heurté aux résistances des chefs du centre gauche et de la gauche qui redoutaient de se mêler, sous l'influence prépondérante du puissant orateur, aux hommes de l'Union républicaine plus ardents, plus hardis, plus connus dans le parti par l'éclat et l'ancienneté des services et qui leur auraient arraché une portion au moins de l'autorité gouvernementale.

M. de Marcère loue ce que blâme M. Allain-Targé : Indépendamment du rôle que leur valeur personnelle assurait aux n'ombres du centre gauche, ce groupe avait ce qu'on pourrait appeler un rôle d'opinion. Eux seuls, sans doute, pouvaient alors amener à la République l'adhésion de la France... On a dit que, du côté gauche, on se jouait un peu de son ingénuité et qu'on le désignait assez cavalièrement comme un cheval de renfort destiné, à la remise dès que la côte serait montée... Qu'ils eussent la pensée secrète de l'écarter plus tard pour prendre sa place, on pouvait le supposer... Mais, en vérité, le centre gauche ne s'en souciait guère... Il ne voyait que son but et il ne poursuivait que lui...[3]

Ces divisions ne se manifestaient pas seulement par l'instabilité du sol gouvernemental ; elles avaient un contre-coup remarquable sur les dispositions de la droite et de l'Élysée. Elles encourageaient des visées et autorisaient des espérances, des illusions qui entretenaient un esprit de combativité et de résistance.

L'ancienne droite de l'Assemblée nationale, encore présente et vigilante autour du maréchal, pensait que le dernier mot n'avait pas été dit et qu'un jour ou l'autre on en reviendrait, sous la pression des événements, à une politique de conjonction des centres qui amènerait, une fois pour toutes, la dislocation de la majorité républicaine.

On n'admettait pas que M. Thiers, M. Dufaure, M. Grévy, ne finissent pas par se lasser de la fréquentation de leurs alliés radicaux, qu'ils ne vinssent pas à résipiscence et qu'ils ne recherchassent pas des alliances plus relevées dont on ne savait quel goût pervers les avait momentanément éloignés.

Le centre gauche, repentant, renoncerait il ces accointances liasses et se replierait sur le parti conservateur, qui n'aurait plus qu'à se demander s'il devait accueillir l'enfant prodigue et lui faire grâce. Avec l'appui du Sénat et de la présidence, on formerait alors une majorité de gouvernement, inébranlable, invincible. C'était le salut.

La chose pouvait se produire en effet : souvent, le centre gauche s'effrayait. de l'intempérance et de l'exigence des républicains avancés. Mais les chefs de la droite, dans leur façon d'attendre cette heure et d'en escompter l'échéance, commettaient une erreur de 'tactique analogue à celle qui les avait trompés déjà dans leurs rapports avec l'extrême droite. Trop sûrs d'eux-mêmes, ils croyaient leur concours trop indispensable ; ils le prenaient de trop haut avec ces égarés. Point de rapports, point de communication entre les hommes, si ce n'est dans les luttes ouvertes du parlement, dit encore M. de Marcère[4]. On ne se rencontrait que sur le champ de bataille, et même sur ce terrain, il n'était jamais question d'accommodement. Une sorte de faux point d'honneur, né de la vivacité et de la sincérité des convictions, nous mettait tous en garde contre un désir manifeste d'entente et contre des tentatives de transaction qui eussent été taxées de trahisons... Le même esprit d'exclusivisme et de méchante humeur régnait, sévissait plutôt dans les relations mondaines... Par le monde qui le fréquentait, par l'esprit qui y régnait et qu'on y respirait depuis les antichambres, en passant par les bureaux du haut personnel et des officiers d'ordonnance jusqu'aux salons, l'Élysée était à l'égard de la République comme une sorte de camp ennemi.

Le centre gauche ne rencontrait à droite que bouderie, froideur et morgue : les hommes sont hommes à la fin !...

Ainsi, dans la partie qui se jouait, le centre gauche restait lié à la masse du parti républicain.

Pourtant, la droite se demandait une fois de plus, à la chute de M. Dufaure, si heure n'était pas venue où, en présence d'une crise nouvelle, il commencerait son évolution et chercherait à se rapprocher d'elle.

 

Le 2 décembre, au matin, eut lieu un conseil des ministres auquel M. Dufaure assista. Il confirma, auprès de ses collègues, la résolution que sa lettre avait annoncée au maréchal. La démission fut rendue publique par une communication à l'agence Havas.

Les Chambres siégeaient, niais en tumulte. M. de Les Chambres. Marcère retira le projet de loi sur les honneurs funèbres. — C'est une désertion, s'écrie M. Prax-Paris. Un ordre du jour de M. Laussedat, de la gamelle. est accepté par MM. de Marcère et Léon Say qui déclarent, au moins pour leur part, la volonté du cabinet de tomber ou plutôt de rester à gauche. Il s'agissait moins d'un changement de gouvernement que d'un simple remaniement ministériel. A la lin de l'année, avec un budget non voté, au milieu des complications internationales menaçantes en Orient, aborderait-on la difficulté qui était au fond du débat, celle de l'indépendance ministérielle et parlementaire en face de l'autorité présidentielle ?

Les gauches paraissaient décidées à mener les choses rondement. Le centre gauche se réunissait, le 3 décembre et votait, à l'unanimité, un ordre du jour aux termes duquel, indépendamment de toute question de personnes, le concours du groupe ne serait assuré qu'à un cabinet résolu à mettre le personnel administratif et judiciaire en harmonie avec l'esprit de la majorité sortie des élections du 20 février. Cette décision était ratifiée par les bureaux des trois groupes de banche.

M. Jules Ferry, dans sa manière forte, insistait :

Il s'agit de faire comprendre au président de la République que, depuis neuf mois, il sort de son rôle en disputant pied à pied sa signature aux propositions de son ministère, en opposant au cabinet constitutionnel et responsable l'action occulte d'un cabinet marron qui a ses correspondances, ses dossiers, ses employés, et qui perpétue, au travers de l'action régulière des institutions parlementaires, les hommes et les tendances du 24 mai. Depuis neuf mois, le président de la République épluche, avec des collaborateurs inconnus, les nominations de M. de Marcère, critique les choix des maires, bataille pour un sous-préfet et défend les préfets de M. Buffet comme il défendait les ouvrages de Malakoff. Le système que M. Ricard a laissé s'introduire, que M. Du Faure a consacré par son silence, encouragé par son inertie et que M. de Marcère a vainement cherché à battre en brèche, il s'agit aujourd'hui de le corriger et de l'abolir[5].

M. Gambetta disait : Il faut suivre la Chambre ou la dissoudre.

Voilà la thèse et voici l'antithèse :

C'est une erreur, écrit un familier du président, d'attribuer la responsabilité des actes du maréchal de Mac Mahon à ce qu'on a appelé la Camarilla. Ceux qui ont vécu dans l'intimité du maréchal savent que personne autour de lui n'avait d'action sur son esprit. Jamais il ne demandait de conseils à son entourage. Il n'en acceptait que des hommes qui tenaient de leurs fonctions le droit de lui en donner... Nommé par les conservateurs, le maréchal se considérait comme chargé de la défense de leurs intérêts, et sa loyauté se refusait à devenir le complice de leur défaite. Cette conception n'était pas conforme aux règles strictes du régime parlementaire. Mais il s'agit de savoir comment on peut concilier le fonctionnement du parlementarisme tel qu'il existe sous un monarque héréditaire avec le système d'un chef électif dont la nomination par les Chambres a été le triomphe d'un parti et la défaite du parti adverse.

C'était beaucoup demander à un soldat que de le forcer à résoudre un problème dont les politiques les plus avisés, ni avant ni après lui, n'ont pu trouver la solution[6].

Fallait-il céder aux injonctions de la majorité parlementaire et s'incliner une fois pour toutes ou bien, en s'appuyant sur la droite et sur le Sénat, pouvait-on tenter une politique de résistance ? Le maréchal hésitait.

Inaugurant une pratique constamment suivie depuis lors, le président de la République fit appeler les présidents des deux Chambres, le duc d'Audiffret-Pasquier et M. Jules Grévy. Il offrit à l'un et à l'autre de constituer le cabinet. Une combinaison Audiffret-Pasquier Casimir-Perier, qui se dessine un moment, échoue avant de naitre. Dans la difficulté générale, il y avait des difficultés spéciales. Le général Berthaut, ministre de la guerre, est engagé sur le projet relatif aux honneurs funèbres contrairement aux tendances de la majorité. Le duc Decazes est pris à partie violemment, au sujet de la conduite des affaires extérieures, par M. Thiers et par M. Gambetta. En outre, le duc Decazes est en froid avec M. Léon Say. La question des finances égyptiennes revient sur l'eau. On dit que M. Léon Say est hostile à M. de Soubeyran, sous-gouverneur du Crédit foncier, tandis que le duc Decazes le défend. Il y a des dessous[7].

Qu'il fasse un pas à droite ou à gauche, le maréchal tombe dans des embarras inextricables. A droite, c'est la résistance et le conflit ; à gauche, en présence de l'union des groupes, c'est la capitulation devant la majorité, devant M. Gambetta. Ne trouvera-t-il personne pour l'arracher à ce dilemme ?

Après quelques jours de piétinement sur place, il revient, vers M. Dufaure et le prie de reconstituer le cabinet ; au besoin. il l'autorise à faire des ouvertures à M. Jules Simon. Celui-ci déclare qu'il est trop attaché à M. Thiers et qu'il s'est trop prononcé contre le maréchal pour accepter. Pendant trois jours (6, 7, 8 décembre), on tourne autour de cette solution entrevue. Le maréchal insiste, objurgue M. Dufaure. On est au point culminant de la crise.

M. Dufaure fait ce qu'il peut, mais il ne réussit pas. La confiance ne s'établit ni à gauche ni à droite. Ses collègues décident de le suivre dans la retraite.

Le 9 décembre au soir, le maréchal de Mac Mahon réunit le conseil des ministres. M. Dufaure n'assistait pas à la séance : il avait écrit au maréchal, le matin, pour le mettre au courant de la situation :

Versailles, le 9 décembre 1876.

Monsieur le Président, je suis passé chez vous pour vous rendre compte de la délibération que nous venons d'avoir au ministère de la justice. J'aurai l'honneur de vous entretenir mardi à Versailles. Pour le moment, j'accomplis la mission que lues collègues m'ont donnée en déposant entre vos mains leurs démissions et la mienne...[8]

Par une autre lettre, datée du même jour, q décembre à six heures du soir, M. Dufaure s'excusait de ne pouvoir assister au conseil et il exprimait sa pensée sur la constitution du futur cabinet :

Versailles, 9 décembre. 6 heures.

Monsieur le Président, je suis très fatigué ; je vous prie de m'excuser si je ne me rends pas ce soir à Paris.

Je me permets de vous rappeler :

Que je ne saurais accepter la présidence du conseil sans portefeuille ;

Que je suis prêt à céder le ministère des cultes à M. Bardoux, si on le désire ;

Que je ne m'oppose en aucune façon à ce que M. Jules Simon fasse partie du cabinet ;

Qu'enfin, si mes collègues se retirent, je ne pourrai me charger de faire un cabinet sans eux.

Veuillez agréer, etc., etc.[9]

Le maréchal de Mac Mahon réunit donc le conseil. Il lit la lettre de M. Dufaure et expose son propre sentiment. Il parle avec simplicité et gravité, mais plus longuement que d'ordinaire. Après le conseil, tenant à établir nettement la ligne de conduite qu'il adoptait et les responsabilités qu'il assumait, il dicte le compte rendu des paroles tenues par lui devant ses ministres. Voici ce document[10] :

9 décembre 1876, soir.

La situation dans laquelle nous sommes placés est grave et douloureuse. Je vous l'exposerai telle que je la vois, avec une entière franchise. Vous savez que je n'ai pas ambitionné le pouvoir, que je n'ai pas conspiré pour l'obtenir ; mais aujourd'hui je le détiens en vertu de la décision d'une Assemblée souveraine et je suis décidé A le conserver, parce que j'ai le sentiment des graves conséquences qu'entraînerait tua retraite. Ce serait la réunion du Congrès, la révision cette constitution dont ma présence au pouvoir peut seule assurer le maintien. Ce serait presque sûrement la suppression du Sénat que vous considérez tous ici coulure un rouage nécessaire. Ce serait la Convention légale.

Je conserve donc la présidence de la République non par goût, non par ambition, mais, je l'affirme, dans le seul intérêt du pays. Depuis que je l'occupe, j'ai la conscience de n'avoir jamais été guidé par un sentiment personnel. En ce moment, plus que jamais, ce sont des considérations d'ordre public qui dictent ma conduite.

Examinons donc la position qui nous est faite.

Je ne parlerai pas des procédés plus ou moins irréguliers, plus ou moins révolutionnaires qu'emploie depuis quatre jours la Chambre des députés pour peser sur nos décisions. Je me bornerai à indiquer les conditions auxquelles les chefs de la majorité prétendent subordonner la formation d'un cabinet. Il y en a cieux principales :

C'est le remplacement du général Berthaut et le déplacement de M. Dufaure.

Le premier point me touche personnellement, et, sur ce point, je ne puis céder. C'est moi qui suis responsable de la réorganisation de nos forces militaires. Est-il admissible que le soldat que j'associe à cette tâche soit soumis aux fluctuations incessantes de la politique ? Il faut du temps, beaucoup de temps, pour qu'un ministre de la guerre soit mis au courant des nombreuses questions qu'embrasse son administration. S'il devait être exposé à de fréquents changements, notre œuvre commune serait entravée et compromise. On me propose de remplacer le général Berthaut par le chef d'état-major qui est au courant des affaires et d'éviter ainsi ce temps d'arrêt, cette secousse que je redoute. A cela, je réponds : Le chef d'état-major a ses fonctions, le ministre a les siennes. Ce n'est pas trop de deux hommes ayant chacun ses attributions propres pour mener à bonne fin une tache si ardue. Vous savez notre situation au dehors. Depuis quatre ans, M. Decazes vous le dira, nous avons été souvent menacés : jusqu'ici nous avons réussi à écarter la guerre ; mais qui peut répondre que bientôt, demain peut-être, elle ne viendra pas nous surprendre ? Et si, pour des questions politiques, potin des questions de personnes, nous avions laissé affaiblir nos forces, diminuer nos chances, le pays ne nous le pardonnerait pas, à moi moins qu'à tout autre, car c'est sur moi que la responsabilité retomberait. On me rappellerait cet article de la constitution qui me donne le droit de nommer à tous les emplois dans l'armée. Je serais éternellement accusé d'avoir, par une coupable faiblesse, compromis la sécurité du pays.

D'ailleurs, le général Berthaut est toujours resté étranger à la politique. Je l'ai pris en dehors des partis, et il s'y est maintenu. Au début, on l'avait accueilli avec faveur. Quel jour les attaques ont-elles commencé contre lui Le jour où il, a maintenu en fonctions les commandants de corps d'armée, mesure que je considérais comme nécessaire et à laquelle vous vous êtes associés. Depuis, a surgi la question des honneurs funèbres. Là, encore, le général ne s'est pas séparé de vous. Il a consenti à la présentation d'un projet de loi dont il n'était pas l'auteur ; il s'est placé sur le même terrain que vous, et lorsqu'il a parlé, non pas dans la Chambre, niais au sein d'une commission, il a parlé d'accord avec nous et en votre nom. Coûte que coûte, pour ces raisons, je conserverai le général Berthaut. Ce n'est pas une question de préférence personnelle ni de sentiment ; c'est, à mes yeux, une question d'intérêt national.

Voici maintenant le deuxième point qui doit nous occuper. On voudrait que le ministère de la justice rift enlevé à M. Du-taure pour ne lui laisser que la présidence sans portefeuille. Cette condition, ce n'est plus moi, c'est M. Dufaure lui-même qui la refuse. Il ne juge pas qu'il lui soit possible de souscrire à une clause qui implique un blâme pour sa conduite passée, et qui, dans l'avenir, a pour conséquence d'amener une modification profonde dans le personnel de la justice. Il ne croit pas pouvoir sanctionner, par sa présence dans le cabinet à quelque titre que ce soit, des mesures auxquelles il s'est refusé et qu'il désapprouve. Ces mesures, vous savez quelles elles sont. Je vous disais tout à l'heure que le vrai motif des attaques dirigées contre le général Berthaut, c'était le maintien à la tête de notre armée de ses chefs naturels, de ceux dont l'expérience et le talent nous sont précieux. A M. Dufaure, on adresse des reproches semblables ; on exige la révocation des fonctionnaires de la justice, on va jusqu'à s'attaquer au principe de l'inamovibilité des magistrats. M. Dufaure s'y refuse. Je ne puis que l'en approuver.

Nous avons fait l'un et l'autre tous nos efforts, nous avons consenti à bien des sacrifices pour arriver à la constitution d'un cabinet qui puisse obtenir la majorité dans la Chambre. Hier encore, nous nous sommes décidés à proposer le ministère de l'intérieur à M. J. Simon. J'ai fait cette concession par égard pour M. Dufaure. Je ne puis donner une plus grande preuve de la confiance que j'ai en lui et du prix que j'attache le conserver[11].

D'ailleurs, ne vous méprenez pas sur tues sentiments. Vous pourriez croire que j'éprouve quelque répugnance à introduire dans mes conseils un homme qui s'est posé comme mon ennemi personnel. Non, il n'en est rien. Ce que M. Jules Simon a dit de moi dans un discours célèbre et que nies amis lui ont reproché, je le comprends et je l'approuve. Je pense comme lui que je ne jouis pas du prestige qui entourerait le comte de Chambord si une majorité, quelque faible qu'elle fût, lui rendait sa couronne. Je pense comme lui que je ne puis prétendre à l'autorité qu'exercerait le comte de Paris si les circonstances lui donnaient le pouvoir. Et quand il soutient qu'on ne saurait comparer mes faibles services avec le renom et le génie de Napoléon, je suis encore de son avis.

Ce n'est donc pas de ces appréciations, très justes selon moi, que j'ai gardé rancune. Non ; mais je le dirai en toute franchise, le passé de cet homme d'État, sa participation plus ou moins réelle, mais en tout cas apparente, à l'insurrection du 4 septembre, les théories qu'il a professées autrefois, tout cela m'inquiète, et vous ne pouvez vous en étonner. Malgré tout, je reconnais le talent, la modération actuelle de M. Jules Simon, et je l'accepte des mains de M. Dufaure, mais à certaines conditions qui importent à M. Dufaure autant qu'à moi. Il faut qu'il repousse les doctrines de M. Gambetta sur l'omnipotence de la Chambre, qu'il reconnaisse l'indépendance du président de la République dans les limites tracées par la constitution. Il faut enfin qu'il nous promette de ne pas faire aux fonctionnaires de procès de tendances et de ne frapper que ceux qui auront manqué à leurs devoirs professionnels ou au respect qu'ils doivent à la constitution.

On me dit : Mais si l'ancien ministère ne peut se reconstituer, il y a d'autres ministères possibles, d'autres chefs de cabinet auxquels vous pouvez vous adresser. Lesquels ? On a parlé d'un homme pour lequel j'ai toujours éprouvé des sympathies personnelles, et qui est, dans le parti républicain, influent et honoré[12].

Je vais vous dire pourquoi je ne puis m'adresser à lui. M. Gambetta m'a envoyé, il y a trois jours, une liste ministérielle à la tête de laquelle est inscrit son nom, et à côté de son nom, ceux de MM. Lepère et Le Rayer. Ce même homme d'État est venu récemment m'offrir, de la part de son ami, M. Gambetta, un rendez-vous au bois de Boulogne. Eh bien ! voulez-vous me conseiller de prendre un ministère des mains de M. Gambetta, un ministère dont il serait le patron, le président occulte ? Pour moi, je ne le peux pas.

Tout à l'heure on m'interrompait pour m'indiquer un autre nom, le nom d'un des ministres présents : M. Léon Say. Je rends pleine justice au talent, aux rares capacités financières que déploie M. Léon Say dans la direction de son ministère. Mais M. Léon Say partage les mêmes opinions que M. Dufaure ; il sort du même parti, il appartient au même groupe, il a toujours suivi la même politique. Il nie permettra bien d'ajouter que, malgré sa grande réputation financière, il ne possède pas encore une expérience égale à celle de M. Dufaure ; il ne jouit pas encore d'une égale autorité.

Un ministère constitué sous sa présidence serait donc exposé au même sort et tomberait plus vite peut-être devant les mêmes attaques.

Ainsi, à mes yeux, si nous voulons éviter des partis extrêmes, il n'y a plus qu'un cabinet possible, c'est celui que j'indique. La Chambre des députés le combattra-t-elle ? Si elle combat mi cabinet à la tête duquel est placé le représentant le plus autorisé de la République conservatrice, un cabinet dont tous les membres ont donné des gages constants à la cause libérale, qui, pour montrer son désir de conciliation, a cherché à s'adjoindre un collègue que le parti républicain tout entier a toujours reconnu comme un de ses chefs, s'il en est ainsi, l'accord est impossible.

Il sera établi que la gauche a voulu faire un cabinet sans moi, peut-être contre moi ; qu'elle n'a tenu aucun compte des dispositions du Sénat ; qu'elle a oublié qu'il existait trois pouvoirs dans l'État, et qu'ils ne pouvaient vivre que par des cou-cessions réciproques.

Quant à moi, j'ai la conscience d'avoir rempli mon devoir jusqu'au bout et d'avoir consenti à tous les sacrifices compatibles avec la sécurité du pays. Je ne me repentirai jamais d'avoir repoussé des concessions qui, à mes yeux, porteraient atteinte aux grands intérêts que je dois défendre.

Si la majorité de la Chambre ne m'approuve pas, il ne me restera qu'à en appeler à l'opinion publique et à faire le pays juge entre le parlement et moi.

En terminant, le maréchal demande aux ministres présents s'ils étaient d'avis que l'on fit faire des ouvertures à M. Jules Simon. A l'exception de M. Christophle, l'avis fut que ces pourparlers ne pouvaient être qu'avantageux. Le maréchal annonça qu'il allait écrire immédiatement à M. Dufaure. L'heure était avancée : on se sépara.

Durant ces délais, la Chambre continuait de siéger ; en l'absence des ministres, elle discutait le budget. M. Jules Ferry avait proposé, le 7 décembre, l'ajournement de la discussion jusqu'après la formation du ministère : par 281 voix contre 192, la Chambre avait refusé. Le 9 décembre, par 342 voix contre 145, la Chambre avait écarté une motion de M. Haentjens réitérant la proposition d'ajournement et avait décidé de tenir séance le 11. C'était une sorte de permanence. M. Blin de Bourdon, dans la même séance du 11, trahissait l'inquiétude que le parti pris de la majorité républicaine donnait à la droite : Le but de cette grève du parlement, avait-il dit, de cette coalition parlementaire est d'imposer sa volonté exclusive, en biffant en quelque sorte de la constitution le Sénat et le président de la République : son moyen est la menace du refus du budget. Derrière la crise ministérielle, se cache une crise gouvernementale. On poursuit dans l'ombre la démission du président de la République. M. le baron de Saint-Paul s'écriait : — C'est le commencement de la Convention ! Cela voulait dire que la Chambre du suffrage universel veillait à maintenir le droit des assemblées.

La discussion du budget se déroule comme un motif de chœur antique, tandis que le drame se noue dans la coulisse. M. Léon Say fait un exposé abondant et clair de la situation financière. M. Menier rédige sa proposition d'impôt sur le capital et M. Bouvier réclame l'impôt sur le revenu.

Le 10 au matin, raconte M. Jules Simon, je causais dans mon cabinet avec plusieurs de mes amis, quand un messager de l'Élysée vint me dire que le maréchal désirait me voir... C'était la suite de la délibération du 9 au soir. Si l'on en croit M. de Meaux, un parlementaire considérable, membre de la droite, M. Audren de Kerdrel, était intervenu pour faciliter le rapprochement d'abord si improbable entre le maréchal et M. Jules Simon : on sait le prix que le maréchal attachait, au maintien du général Berthaut comme ministre de la guerre : Un jour que, durant la crise ministérielle, je causais avec Kerdrel dans un couloir. Jules Simon passa devant nous. Kerdrel et lui, bretons tous les deux, avaient été camarades de collège et se traitaient familièrement. Kerdrel l'interpella : — Tu ne veux donc pas être ministre sans avoir à commander l'armée ?Oh ! répondit Jules Simon de sa voix caressante, en pesant ses paroles, la difficulté n'est pas là. Je ne suis pas, comme lui, président de la commission de l'armée ; je la laisserais volontiers au maréchal et à qui lui plairait. Le propos était tenu pour être répété. Kerdrel le répéta : on le recueillit à l'Élysée, et Kerdrel fut chargé d'aller offrir à son ancien camarade et constant adversaire la présidence du conseil. Lorsqu'il arriva pour remplir cette mission place de la Madeleine, au cinquième étage où logeait Jules Simon, il le trouva entouré de ses amis qui attendaient, non sans anxiété, l'issue de la crise. Ils redoutaient que le pouvoir ne leur échappât : ils souhaitaient l'occuper encore sous le couvert du maréchal. L'offre que leur apportait Kerdrel les soulagea et les réjouit. Simon lui-même ne dissimula pas sa satisfaction[13].

L'entretien que M. Dufaure eut avec M. Jules Simon, le premier parlant au nom du maréchal, ne satisfit pas entièrement le président démissionnaire. Il écrit, le 10 décembre, la lettre suivante au maréchal :

Paris, le 10 décembre 1876.

Monsieur le Président, j'ai eu, depuis que je vous ai quitté, un long entretien avec M. J. Simon. Il a été très touché de la démarche que j'ai faite près de lui avec votre assentiment. Il entrerait volontiers dans le cabinet que vous voulez former. Il porterait au ministère de l'intérieur les dispositions d'esprit que vous désirez ; mais il ne voudrait s'engager que si le cabinet avait des chances de durée.

 Il est persuadé que la combinaison qui lui est présentée ne tiendrait pas un jour devant la Chambre des députés. On n'acceptera pas, dit-il, la présence du général Berthaut, lorsque M. de Marcère se retire ; la question des enterrements civils renaitra immédiatement avec tous.ses périls ; d'un autre côté, la Chambre attend des changements plus considérables dans la composition du conseil. Son nom et celui de M. Bardoux ne suffiront pas si je garde le ministère de la justice. Je n'accepte pas, Monsieur le Président, cette condamnation déguisée contre la magistrature et contre le chef qui l'a dirigée pendant quatre ans ; niais en résistant à ces aveugles préventions, je vois, ce qui m'est intolérable, que je serais un obstacle à ce que vous trouviez un ministère dans les opinions modérées où vous voulez le choisir. Je vous prie donc de considérer ma démission comme définitive.

Vous voudrez bien m'excuser si je vous annonce ma détermination par écrit. Il me serait trop pénible d'aller vous déclarer de vive voix que je ne puis plus vous aider dans la difficile mission que vous avez à remplir.

 Agréez, Monsieur le Président, etc.[14]

 L'intervention de M. de Kerdrel tend à établir que la désignation de M. Jules Simon n'était pas désagréable aux chefs de la droite. Ceux-ci avaient eu le temps d'en délibérer. M. Émile de Girardin écrit, le 11 mai 1877, que M. Jules Simon est arrivé à la présidence du conseil des ministres par deux influences convergentes quoique contraires, celle de M. Thiers et celle de M. de Broglie[15].

On peut admettre tout au moins que ce choix, de la part du maréchal, ce choix d'un homme qui l'avait si cruellement traité dans le discours du 18 novembre 1873, ce choix d'un ami si intime et si dévoué lie M. Thiers s'explique surtout par la résolution du président de n'avoir aucun rapport politique ou antre avec M. Gambetta : — Eh bien ! voulez-vous me conseiller de prendre un ministère des mains de M. Gambetta, un ministère dont il serait le patron, le président occulte ? Pour moi, je ne le peux pas !

M. Gambetta était président de la commission du budget ; il était le véritable chef de la majorité. M. Gambetta avait, par tous les moyens, publics ou confidentiels, essayé de forcer la consigne donnée contre lui à l'Élysée. Il n'y avait pas réussi. Le maréchal avait refusé de le voir, de le recevoir, de recevoir de lui une ouverture quelconque, ne fût-ce qu'un avis ou une communication. Tout ce qui émanait de lui était, nul et non avenu. Le maréchal opposait à l'avènement de M. Gambetta et du parti radical un non possumus.

M. Émile de Girardin allait bientôt signaler ce point délicat. Il écrivait dans la France, le 27 janvier 1877 : Il est une autre incorrection que le président devrait bien faire disparaitre : c'est celle qui consiste à n'avoir pas, pour la personne de M. Gambetta, les égards dits au président de la commission du budget, deux fois élu. Ce manque d'égards fausse le gouvernement parlementaire. Il ne doit pas subsister plus longtemps.

Il est facile de deviner, maintenant, l'impression que fit, sur un public soupçonneux, le choix de M. Jules Simon. M. Émile de Girardin dit, quelques jours après la constitution du cabinet (24 janvier 1877) : Le plan de campagne est le suivant : semer la division entre M. Jules Simon et M. Léon Gambetta ; pousser celui-ci à renverser celui-là, afin de pouvoir, le lendemain de son renversement, s'écrier à pleine voix : — Vous voyez bien que la République par les républicains est impossible ; donc, tout sans eux, tout contre eux.

En réalité, le but s'élevait au-dessus de cette question de personnes. C'était la campagne décisive, la fameuse campagne de la conjonction des centres qui s'engageait. Suprême espoir, suprême pensée.

M. Jules Simon serait-il l'instrument de cette politique ? On pensait qu'il détacherait de la gauche les cent voix permettant de gouverner sans le parti républicain avancé et contre lui. M. Émile de Girardin avertit M. Jules Simon : Pour l'honneur de son nom, il importe que M. Jules Simon ne se démente pas ; il importe qu'il ne soit pas un autre homme que celui qu'il a été. Il ne serait ni sincère, ni habile si tous ses efforts ne tendaient pas, non à desserrer le faisceau des quatre gauches, le faisceau des 363 (ceci est écrit quatre mois avant le 16 mai), mais au contraire à le resserrer. Lorsqu'on a l'appui d'une telle majorité, ayant pour chef un orateur de la puissance de M. Gambetta et que l'on est président du conseil, on ne subit pas de conditions, on dicte les siennes.

Tels étaient les différents objets qui se présentaient à la fois à la pensée de M. Jules Simon, tandis que, sur convocation, il se rendait, le 10 décembre au matin, à l'Élysée. Il avait déclaré à ses amis qu'il n'accepterait d'entrer dans le cabinet que si on lui offrait la présidence du conseil.

Le maréchal de Mac Mahon lui proposa le ministère de l'intérieur, en ajoutant immédiatement que le ministre de la justice serait choisi dans les groupes de gauche. M. Jules Simon demanda quelques heures pour réfléchir. Il y eut des pourparlers dans l'intervalle. M. Jules Simon s'entendit avec le général Berthaut sur la question des honneurs funèbres : il fut convenu qu'ils ne seraient plus rendus qu'à la maison mortuaire. Le dissentiment existant entre M. Léon Say et le duc Decazes fut aplani. Le président avait mis comme condition la constitution du cabinet le maintien du ministre de la guerre et du ministre des affaires étrangères qui est consulté par l'Europe, disait assez naïvement le bon maréchal. M. Jules Simon ne fit pas d'objection. Mais il exigeait toujours la présidence du conseil.

La crise se prolonge. La Chambre et l'opinion s'énervent. Le maréchal était de très mauvaise humeur[16].

M. Jules Simon est la dernière ressource, la carie forcée. M. Jules Simon, c'est M. Thiers peut-litre ; mais ce n'est sûrement pas M. Gambetta. Et puis, cet homme un peu isolé et, au fond, sans grande consistance, est de ceux qu'on croit pouvoir tenir. Que risque-t-on ? Gagner du temps, compromettre un républicain, diviser la majorité peut-être et ainsi arriver au but. M. Dufaure avait donné définitivement sa démission. Cette issue rame s'était fermée... C'est une pilule à avaler... Va pour M. Jules Simon !

Il y eut un nouveau conseil, le 10 au soir. Les ministres insistèrent, auprès du maréchal pour qu'il cédât la présidence du conseil réclamée par M. Jules Simon. Le maréchal finit par se rendre. Le lendemain 11, M. Jules Simon fut appelé à l'Élysée. Le président lui confirma son intention et lui laissa le droit de choisir le garde des sceaux. M. Jules Simon prononça les noms de MM. Martel et Le Royen. Le maréchal choisit sur-le-champ M. Martel. Ainsi, dit M. Jules Simon, j'entrais dans un cabinet que je n'avais pas formé, mais dont j'avais pris la présidence.

Quels furent les propos échangés à la dernière heure ? Une entente intervint-elle sur les points délicats ? On sait, par le discours du maréchal, quelles étaient les conditions de celui-ci : J'accepte, des mains de M. Dufaure, M. Jules Simon... à certaines conditions : Il faut qu'il repousse les doctrines de M. Gambetta sur l'omnipotence de la Chambre, qu'il reconnaisse l'indépendance du président de la République dans les limites tracées par la constitution. Il faut enfin qu'il nous promette de ne pas faire aux fonctionnaires de procès de tendances et de ne frapper que ceux qui auront manqué à leurs devoirs professionnels ou au respect, qu'ils doivent à la constitution. Ces conditions furent-elles examinées, débattues, acceptées ? Il est des choses que les situations imposent et que la sagesse tait. Les décisions suivront les événements ; on se mesurera à l'heure opportune. Silences prudents, silences actifs et qui laissent de la marge au jeu de la destinée[17].

Le mercredi 13, le Journal officiel publiait trois décrets et une note aux termes de laquelle le cabinet remanié se trouvait ainsi composé :

Président du conseil et Intérieur : M. Jules Simon.

Justice et Cultes : M. Martel.

Affaires étrangères : Duc Decazes.

Finances : M. Léon Say.

Travaux publics : M. Christophle.

Agriculture et Commerce : M. Teisserenc de Bort.

Instruction publique : M. Waddington.

Marine : Amiral Fourichon.

Guerre : Général Berthaut.

M. Méline, député, fut nommé sous-secrétaire d'État à la justice.

M. Faye quittait le sous-secrétariat d'État à l'intérieur et n'était pas remplacé.

M. Jules Simon exposa son programme devant la Chambre des députés le 14 décembre 1876.

De sa voix insinuante, caressante, sur un ton égal et familier, il indique les circonstances qui l'ont amené aux affaires... Contraste avec la voix aigre et rude de M. Dufaure. La manière douce succède à la manière forte. Le nouveau président se glisse au pouvoir plutôt qu'il ne s'y installe. L'auditoire nerveux et divisé au début se laisse prendre et s'apaise.

D'abord, un peu d'eau bénite sur ceux qui s'en vont, M. Dufaure, M. de Marcère ; puis le sujet est abordé : Je ne vous apporte pas un programme ; vous n'en avez pas besoin, ni pour moi qui suis depuis longtemps dans la vie politique, ni pour mon ami M. Martel, ni pour les anciens ministres...

Ici, la voix se hausse. L'orateur se tourne vers la gauche : Je suis, vous le savez, profondément républicain... (Applaudissements à gauche et au centre). Je dis que je suis profondément républicain (l'orateur se tourne vers la droite) et profondément, conservateur... (Nouvelle et vive approbation) ; dévoué par toutes mes convictions, par toutes les études de ma vie au principe de la liberté de conscience (Bravo ! bravo ! et applaudissements sur un grand nombre de bancs), animé pour la religion d'un respect sincère (Très bien ! très bien ! Nouveaux, applaudissements). Le balancement continue : Le cabinet que vous avez devant vous est et veut rester un cabinet parlementaire (Très bien ! très bien ! Bravos). Nous n'avons, Messieurs, qu'à suivre en cela l'exemple qui nous est donné par le premier magistrat de la République, qui, en toute occasion, s'applique à suivre de la façon la plus exacte les principes d'un gouvernement constitutionnel (Vifs applaudissements. Bravo ! bravo ! au centre et à gauche).

Rarement déclaration fut mieux accueillie. Tout le inonde est satisfait... Il faut, pourtant, donner le coup de barre à gauche qui assure le concours de la majorité : Nous sommes d'accord entre nous et d'accord avec la majorité du parlement. Nous voulons, comme cette majorité, le maintien, l'établissement définitif de la constitution républicaine que la France s'est donnée... Il ne suffit pas que les fonctionnaires, à tous les degrés de la hiérarchie, exécutent ponctuellement les ordres qu'ils reçoivent et appliquent les lois, toutes les lois, avec vigilance et fermeté ; ils doivent, en outre, par leurs actes, par leur conduite, par  leur langage, donner l'exemple du respect pour le gouvernement dont ils sont les organes (Applaudissements répétés et prolongés an centre et à gauche). Nous avons, Messieurs, la résolution inébranlable d'y tenir la main... (Très bien ! très bien !). L'inébranlable fut appuyé et enleva les dernières salves. La déclaration s'acheva sur ce beau geste.

Le président du conseil, très content, se rendit au Sénat, qui l'attendait pour entrer en séance. Il lut le discours qu'il venait de prononcer sur le texte recueilli par les sténographes de la Chambre. L'émotion s'était refroidie : l'accueil s'en ressentit : M. Jules Simon reçoit les félicitations de quelques sénateurs.

Quand les esprits eurent repris possession d'eux-mêmes, on réfléchit. La constitution du cabinet, Jules Simon était un succès pour les gauches modérées. La politique de M. Jules Grévy, de M. Jules Ferry (et peut-être de M. Thiers dans la coulisse) se justifiait. On sauvait la France du péril radical. Du cabinet Dufaure aux cabinets de gauche qui croyaient l'heure arrivée, on imposait des relais. Par contre, il v eut, dans la gauche avancée, de la déception, de la mauvaise humeur.

M. Jules Simon avait prévu cette disposition. Le jour même oie il constituait le cabinet, il avait appelé les bureaux des gauches et il leur avait dit : Je suis avec vous corps et âme. Assurément, je ne vous promets pas de miracles : mais j'ai la volonté, l'esprit de suite, le labeur. Je ne me flatte pas d'être le maitre absolu du gouvernement, mais je le suis du cabinet : le reste est affaire de temps, de patience, surtout de bon accord entre la Chambre et moi[18].

Cet accord n'était pas si facile à réaliser.

Entre M. Jules Simon et M. Gambetta, il existait une vieille querelle : la rivalité d'influence, qui remontait à l'empire (l'avènement de M. Gambetta avait un peu détrôné les Cinq), s'était accrue du souvenir ineffaçable de la journée de Bordeaux, où M. Jules Simon avait arraché le pouvoir à M. Gambetta. Depuis cette époque, on agissait ensemble, on marchait parallèlement, mais sans se connaître. L'astre grandissant du jeune tribun assombrissait le crépuscule du vieil athlète. M. Jules Simon s'était réfugié dans l'amitié de M. Thiers comme dans un asile. Tout à coup, la fortune le met sur le pavois. Comment cette ascension un peu imprévue sera-t-elle accueillie ?

Le revirement soudain du maréchal à l'égard de M. Jules Simon parut suspect. Le nouveau cabinet avait un caractère modéré plus militant que le cabinet Dufaure. On se tint sur la réserve. Ne pouvant incriminer les paroles ou les intentions du président du conseil, on s'en prend au plus modeste de ses collaborateurs. M. Méline a été nommé sous-secrétaire d'État à la justice : A la Chambre, M. Georges Pépin, et dans la presse, la République française, attaquent M. Méline et l'accusent d'avoir participé à la Commune. Singulier reproche venant de l'extrême gauche !

La polémique dure plusieurs jours. M. Tirard explique le rôle de M. Méline qui, élu conseiller municipal, n'a assisté en fait à aucune séance de la Commune et s'est démis par lettre, le 29 mars... M. Méline était un modéré, un ami de M. Jules Ferry.

Il donne une preuve de sa fermeté en révoquant M. Bailleul, avocat général à la cour de Besançon, qui avait reconnu la légalité des commissions mixtes instituées lors du coup d'État de décembre 1851.

Cette décision atteint le monde judiciaire de l'empire qui occupe encore les prétoires. Le cabinet s'attire du premier coup la haine violente des bonapartistes.

C'est un gage. Malgré tout, la gêne persiste dans les rapports de M. Jules Simon avec la gauche. M. Jules Ferry pose la question : M. Gambetta, ayant perdu le cabinet Dufaure, se transformera-t-il de protecteur en opposant ?

On est aux derniers jours de l'année. Le budget n'est pas voté. Les vacances du jour de l'an approchent. Ce sera un répit de quelques jours pour le ministère. Cependant la loi de finances fournit l'occasion d'une première passe d'armes.

Le mardi 17 décembre, le Sénat commence l'examen du budget des dépenses. Immédiatement, M. Pouyer-Quertier soulève une difficulté, préalable à toute discussion, préjudicielle au fonctionnement de la constitution : Quels sont les droits du Sénat en matière financière ? la faculté de rétablir des crédits demandés par le gouvernement et refusés par la Chambre ? Le texte de la loi constitutionnelle manque de précision[19].

Selon l'interprétation qui sera donnée à cet article, on déplacera vers l'une ou l'autre des deux Chambres l'axe du pouvoir. La commission des finances du Sénat déclare à l'unanimité que les droits du Sénat, ramenés au simple rétablissement des crédits proposés. sont incontestables. En fait, plusieurs crédits sont réinscrits, notamment, sur l'intervention de Mgr Dupanloup, ceux qui concernent l'aumônerie militaire et le traitement des desservants. Les voix les plus autorisées du Sénat affirment, d'ailleurs, que celui-ci ne cherche pas le conflit. Le budget (recettes et dépenses) est voté le 27 décembre et retourné à la Chambre.

Le jeudi 28 décembre, le rapporteur général, M. Cochery, maintient les suppressions décidées par la Chambre. La question de principe est posée par M. Gambetta, président de la commission du budget. Celui-ci nie le droit du Sénat de rétablir un crédit refusé par la Chambre. Il conseille à la Chambre de juger la question par prétérition et de ne pas passer à la discussion des articles du budget amendés par le Sénat.

M. Jules Simon parle, et c'est pour défendre, contre M. Gambetta, les droits du Sénat. Il demande que l'on discute chacun des articles modifiés ; son argumentation, très pressante, invoque surtout les considérations d'opportunité. Le conflit, dit-il, n'a d'autre issue que la dissolution. Que produira-t-elle ?... Qu'est-ce que la France jugera ?La constitution ? Elle la confirmera ou la brisera. Grande imprudence de livrer le pays à des débats pareils, à une crise si grave, alors que vous savez avec quelle joie il est sorti du provisoire... C'est la paix intérieure compromise et dans quel moment, mon Dieu !... — Mouvement, dit le Journal officiel. La cause est gagnée.

On vote. Par 358 voix contre 136, la Chambre déclare qu'elle passe à la discussion des articles. 200 députés républicains ont donné leur voix au gouvernement, tandis que M. Gambetta et l'extrême gauche votaient contre.

Est-ce le commencement de la scission, prodrome de la conjonction des centres et de la constitution d'une nouvelle majorité ? En tout cas, M. Jules Simon a fait un pas vers la droite. Son premier mouvement a été de s'appuyer sur le Sénat.

La Chambre adopta une partie des amendements votés par le Sénat ; celui-ci adhéra aux réductions maintenues par la Chambre, et le conflit fut évité. Quelques-uns des crédits rétablis intéressaient les cultes — cérémonies utilitaires, facultés de théologie, chapitre de Saint-Denis, bourses dans les séminaires.

Le budget, retour de la Chambre, fut voté le vendredi 29 décembre par le Sénat et promulgué au Journal officiel le samedi 30 décembre.

Il s'élève en recettes à 2.737.003.812 francs, en dépenses à 2.736.217.962 francs, soit un excédent de recettes de 755.850 francs.

Il a été réglé, plus tard, en recettes à 2.796.041.450 fr. et en dépenses 2.732.173.000.

C'est le premier budget de la République.

Le samedi 30 décembre, les Chambres tiennent une courte séance pour entendre le décret de clôture de la session extraordinaire. Ainsi s'achève, dans un calme rassurant, le cycle de cette année parlementaire qui a fait l'essai des nouvelles institutions.

 

II

Pendant les vacances de janvier, le nouveau cabinet cherche son assiette. Elle est bien étroite. Deux témoignages aussi significatifs l'un que l'autre déterminent  les exigences inverses. La Défense sociale et religieuse, organe de Mgr Dupanloup, et qui se donne une telle importance qu'on veut y trouver la pensée de l'Élysée, la Défense a écrit, le 28 décembre, jour où M. Jules  Simon opérait une première coupure dans la majorité républicaine à propos de l'autorité financière du Sénat : M. Jules Simon combattra la commission du budget, il combattra ouvertement M. Gambetta. Nous croyons qu'il remportera la victoire. Il désorganisera la gauche de la Chambre comme il a désorganisé celle du Sénat. Nous savons que la gauche républicaine est profondément divisée. Cette Chambre jeune, inexpérimentée, cédera aux douceurs, aux gr tees d'une voix qu'elle ne connaît pas encore...

La République française n'avait pas besoin de cet avertissement pour sommer, d'autre part, le président du conseil : Si le chef du cabinet hésite et que ses actes ne répondent pas à sa réputation ou ne s'accordent pas avec son langage, s'il fait métier de promettre et de ne pas tenir, s'il n'use de son habileté que pour éluder les difficultés et ne rien faire de ce qu'on attend de lui, s'il se laisse soupçonner d'avoir deux sortes d'amis : ceux qu'on avoue et pour lesquels on ne fait rien et ceux qu'on dissimule et pour lesquels on fait, tout, et s'il se fait pardonner les premiers à force de complaisance pour les seconds, il est à craindre qu'il ne voie baisser promptement son autorité. De tels procédés ne servent pas longtemps.

L'Élysée se taisait : aux réceptions officielles du jour de l'an, on remarqua le silence du maréchal. M. Jules Simon, au contraire, se prodiguait un peu, assurant les chefs militaires de son dévouement, car la polémique commençait à l'embarrasser dans ses déclarations anciennes : il avait demandé sous l'empire l'abolition des armées permanentes et on voulait voir en lui un adversaire de l'armée. Les hommes qui ont appartenu longtemps à l'opposition traînent de ces poids morts. La facile chaleur de la critique leur a voilé parfois l'exigence sévère du bien public. Les chefs de l'opinion ne devraient jamais oublier qu'ils partagent, avec les chefs du gouvernement les responsabilités définitives.

M. Jules Simon rend une visite au duc d'Aulnaie. Malgré la confraternité académique, à moment parait mal choisi.

La question du personnel était toujours sur le tapis. La République française du 7 janvier écrivait : Cette affaire des fonctionnaires sera la grosse affaire du cabinet du 13 décembre et de son chef éminent. On n'ignore pas qu'il y a toujours à dire sur ces mesures complexes, qui font généralement plus de mécontents que de satisfaits. On grossit l'importance de ce futur mouvement en rappelant que l'année qui s'ouvre sera une année d'élections : élections municipales, élections départementales devant décider, par là, des futures élections sénatoriales, c'est-à-dire de l'avenir même des institutions.

La liste, longuement débattue, parut en deux fois à l'Officiel, le 6 janvier et le 22 février. Le 6 janvier, 8 préfets sont révoqués, tous d'origine bonapartiste ou dévoués la politique de M. Buffet. Le 22 février, ce fut le tour des secrétaires généraux, des sous-préfets et des conseillers de préfecture. Le mous e-ment porte sur 153 fonctionnaires et s'étend à 75 départements. Le nombre des révocations s'élève à 39, celui des mises en disponibilité à 8. Parmi les agents mis en disponibilité, on cite un parent du maréchal... Et l'on n'est pas content ! Le Rappel réclame 50 révocations, la République française boude. Elle met en garde le président du conseil contre ceux qui le voudraient trop conservateur.

La mesure prise par Jules Simon, avec son caractère anti-bonapartiste très marqué, rompait les cadres administratifs, qui, en somme, avaient subsisté jusque-là. Elle achevait, par la réforme du personnel, la réforme constitutionnelle et préparait à la politique future ses organes nouveaux. M. Jules Simon poursuivait, après M. Dufaure, une besogne pénible, sans récompense.

On se méfiait de lui.

Un républicain d'avant-garde, M. Ch. Floquet, expose les sentiments des gauches avancées, dans un discours qu'il prononce, le 7 janvier, à la salle Graffard : Notre parti, dit-il, n'a pas obtenu les victoires qu'on pouvait espérer du grand élan de 1876... En renonçant aux réunions plénières, on a permis au pouvoir personnel de prendre le pas sur là représentation nationale. Résultat : un cabinet sorti de la volonté de l'exécutif et déclarant lui-même qu'il n'est pas libre. Autre faute : la Chambre n'a pas su parer à la dissolution et au ministère de combat dont on. la menace en se hâtant de prendre les mesures qui empêcheraient une telle politique de se produire, c'est-à-dire nomination des maires, liberté de la presse, droit de réunion... Si le cabinet veut faire ce qu'on attend de lui, qu'il applique le programme déjà ancien du chef de gouvernement... N'écoutons pas les docteurs du parlementarisme qui nous disent : il faut demander au cabinet des réformes, mais — dans le secret des conversations intimess'il les refuse, le soutenir quand même. Une stratégie si humble n'est pas faite pour nous... Toutes les libertés, toutes et totales, le président du conseil les demandait encore en 1870, alors qu'il était dans toutes les conditions de maturité et d'expérience. Ne l'avons-nous pas vu à la tête de la campagne des associations ? Ne l'entendons-nous pas se réclamer du socialisme et s'inquiéter, avec une ardeur louable, du sort de l'ouvrière et de l'ouvrier ? C'est ce programme que nous invoquons : le programme républicain progressiste, radical, c'est en un mot tout le programme de M. Jules Simon... Pour l'exécution, nous voulons bien accorder du temps, mais, du moins, qu'il continence !

M. Jules Simon était pris dans les ambiguïtés de la situation, serré entre le passé et le présent, troublé en son âme de publiciste devenu ministre, d'opposant devenu chef de gouvernement, de modéré étranglé entre les deux intransigeances et les deux méfiances.

 

Le Parlement rendre le 9 janvier. M. Jules Grévy est élu président de la Chambre par 326 voix sur 340 votants. MM. Lepère, Rameau, Bethmont, comte de Durfort de Civrac, vice-présidents.

M. le duc d'Audiffret-Pasquier est nommé président du Sénat par 195 voix sur 239 votants. Il y a 42 bulletins blancs : MM. le général de Ladmirault, Audren de Kerdrel, Duclerc, comte Rampon, vice-présidents.

Le vendredi 12 janvier, après que la Chambre eut adopté en première lecture la loi sur l'organisation des services hospitaliers de l'armée dans les hôpitaux militaires et dans les hôpitaux civils, M. du Bodan pose une question à M. Martel, garde des sceaux, à propos de la révocation de M. Bailleul, avocat général près la cour de Besançon. M. Martel est souffrant : on avait porté les sceaux à son chevet. Pourtant, il monte à la tribune et dit ce qu'il pense des commissions mixtes justement condamnées par la conscience publique. La droite bonapartiste hache son discours, prononcé d'une voix faible, par ses interruptions. La voix de stentor de M. Paul de Cassagnac remplit l'enceinte. On voudrait accabler le ministre défaillant sous le tumulte. Il fait tête, s'anime, se ranime : La justice par commission est la plus odieuse de toutes. La gauche le soutient et l'acclame. Une voix à droite s'écrie, impitoyable : — Étouffez-le donc !

La question est transformée en interpellation. M. Martel, à bout de forces, quitte la salle. M. Jules Simon tient bon. M. Grévy intervient. Par 367 voix contre 2, l'ordre du jour suivant, déposé par les présidents des trois groupes de gauche, MM. Charles Lepère, Albert Grévy et Henri Germain, est adopté : La Chambre, s'associant au jugement porté sur les commissions mixtes par les organes du gouvernement, approuvant là conduite du garde des sceaux et confiante en sa fermeté, passe à l'ordre du jour.

C'est un nouveau succès pour le gouvernement. La majorité de gauche s'affirme derrière lui. La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt rendu sous la présidence de M. Devienne, le 3 février, consacre la légalité de l'œuvre des commissions mixtes, contrairement aux conclusions du procureur général Renouard. M. Devienne sera admis bientôt à faire valoir ses droits à la retraite, non sur sa demande, et sans être nommé, comme il est d'usage, premier président honoraire (11 mars). Il sera remplacé par M. Mercier, président de chambre. Le procès de la magistrature impériale est entamé devant l'opinion.

Le ministère, dans son mouvement de bascule, s'est rapproché de la gauche. De nouveaux décrets de grâce visant les condamnés de la Commune sont publiés, l'un le 19 décembre 1876, l'autre le 6 janvier 1877. Le 13 janvier, à la suite d'une démarche des députés de la Seine, une note, publiée au Journal officiel, déclare que le gouvernement consentirait à étendre aux insurgés de 1871, condamnés par contumace, le bénéfice de la grâce, à la condition qu'ils se présentent devant les conseils de guerre ; exception faite pour les chefs de la Commune.

Les prières publiques ont lieu, le 14 janvier, dans toute la France, conformément à la constitution, à l'occasion de l'ouverture de la session parlementaire. A Versailles, le maréchal de Mac Mahon, les ministres, les bureaux des deux Chambres, des sénateurs, des députés, assistent à l'office dans la chapelle du château.

M. de Marcère est élu président du centre gauche en remplacement, de M. Il. Germain. Le centre gauche est très prudent. Il sait combien sa situation est délicate et qu'il joue sa dernière partie. La nomination de M. de Marcère est une avance à la gauche : Nous donnons notre concours fidèle à nos amis des gauches qui, dans la même pensée d'union dont nous sommes animés, ne trous demanderont pas de sacrifices impossibles... Ce n'est pas, tant s'en faut, la conjonction des centres.

M. Laussedat, élu président de l'Union républicaine en remplacement de M. Lepère, relève l'avance : L'union ne se démentira pas... Toutefois, le pays attend les réformes sérieuses que la République lui a promises ; il est dans l'essence même de ce gouvernement de les lui donner ; parmi ces réformes, plusieurs ont un caractère d'urgence : notre devoir est de les réclamer, de les poursuivre avec autant de calme que de constance.

En somme, il y a une accalmie. Le ton de la presse de gauche est autre. Elle se montre moins exigeante, moins soupçonneuse. M. Jules Ferry le constate non sans joie — et non sans quelque illusion : Le phénomène caractéristique de la nouvelle session, c'est l'apaisement (17 janvier). Le calme n'est pas seulement à la surface : il est dans le fond des choses... Que peut-on faire de mieux que de négocier avec la majorité des députés ? Tel est le triple et perpétuel compromis qui formera, jusqu'en t88u, le programme de tous les ministères républicains... M. Jules Simon qui a cette qualité : le coup d'œil, l'a compris dès la première heure... M. Gambetta est-il l'homme le plus propre à cette diplomatie à trois visages ?... Le puissant leader en a pris son parti... La petite guerre d'épigrammes, d'insinuations, d'ironies a pris fin comme par enchantement...

A propos d'une interpellation de M. Robert Mitchell, où l'on prend à partie M. Barême, le futur préfet de l'Eure, M. Jules Simon fait les déclarations les plus fermes au sujet de l'attitude des fonctionnaires : Je me séparerai de ceux qui ne pourront pas servir avec moi la patrie et la République ; je défendrai énergiquement les autres.

M. Léon Say a déposé, le 11 janvier, sur le bureau de la Chambre, le projet de budget pour 1878. La Chambre se réunit dans ses bureaux, le 25 janvier, pour élire la commission du budget... et voilà que, de nouveau, le désaccord éclate !

Une tentative avait été faite très sourdement pour enlever la présidence de la commission à M. Gambetta. Les gauches modérées avaient réclamé, dans la commission, une part numérique proportionnelle à chaque, groupe, ce qui leur assurerait la présidence. L'Union, républicaine refuse. On vote. A la surprise générale, les gauches avancées obtiennent l'avantage. A la suite, de pourparlers assez obscurs, les droites ont voté, dit-on, pour les membres les plus décidés de la gauche. La commission comprend 16 membres de l'extrême gauche, 10 de gauche, fi du centre gauche, du groupe constitutionnel. M. Gambetta est élu président, le 27, par 29 voix sur 32 votants.

M. Gambetta se donne le malin plaisir, en prenant possession du fauteuil, de prononcer le discours le plus modéré, le plus aimable pour le ministère : Mettons-nous à l'œuvre avec les sentiments de concorde et d'union qui doivent animer les représentants d'une République sage et progressive, démontrons au pouvoir, dont nous sommes les fidèles soutiens, que nous savons allier la fermeté du contrôle à la sympathie et à la confiance. Nous ne sommes pas des hommes de conflit : Nous voulons notre droit, mais nous ne voulons que notre droit. C'est une partie très liée et très fine.

Les gauches modérées ont le dessous. Elles n'insistent pas. M. Leblond, élu, le 31 janvier, président de la Gauche républicaine, prend parti au nom du groupe et, prononce le mouvement à gauche : Une certaine, agitation s'était produite dans nos rangs. Il semblait que l'union des gauches était sérieusement compromise... Les appréhensions ne se sont pas réalisées. L'apaisement s'est fait dans ions les esprits. C'est une capitulation. La conjonction des centres est morte. Le cabinet, est bien malade.

Le jeu de raquette qui porte M. Jules Simon d'un bout à l'autre de l'aire politique reprend aussitôt.

M. Tardieu l'interpelle, le 1er février, à propos de l'application de la loi des sociétés aux cercles catholiques. On accuse M. Jules Simon de mollesse à l'égard des œuvres ultramontaines. Il est nerveux. Non, non, je ne permettrai pas la violation de la loi... Et si vous voyez que je mets quelque animation dans mes paroles, c'est parce que les sentiments que l'on me prête sont tellement loin de mes résolutions et de la volonté ferme que j'ai de les tenir que je ne puis m'empêcher de protester avec la dernière énergie ; c'est parce que ma conscience se révolte... Non, non, ou j'aurai le pouvoir complet ou je n'aurai pas une parcelle du pouvoir... Il insiste... L'incident est clos.

 

Le mois de février s'écoule dans un calme relatif. Le ministère s'habitue à gouverner avec les Chambres plutôt qu'avec la majorité ; c'est-à-dire qu'en maintes circonstances les voix de la droite lui viennent en aide pour refouler ou ajourner la tactique offensive de l'extrême gauche. Celle-ci continue à imaginer régulièrement des motions dont la droite continue à dénoncer le péril. M. Cantagrel réclame, le 16 janvier, des garanties pour l'exercice du droit d'association ; M. Ratier (22 janvier) veut exiger des séminaristes, pour être exemptés du service militaire, l'engagement d'exercer leur ministère pendant cinq ans en France ; M. Marcou dépose, le 6 février, une proposition de loi tendant à dessaisir définitivement les conseils de guerre des dernières causes qui leur étaient laissées pour les faits se rattachant à la Commune ; et, le même jour, M. Benjamin Raspail une autre proposition relative à la célébration du mariage des personnes engagées dans les ordres religieux ou dans la prêtrise. Le 16 février, MM. Talandier, Maigne, etc., demandent la réforme du jury dans un sens démocratique.

Le gouvernement prend des initiatives plus immédiatement efficaces. Par décret du 24 janvier, M. Jules Renouard, trésorier payeur général, est nommé gouverneur du Crédit foncier en remplacement de M. Frémy, dont la démission est acceptée. Ce décret est précédé d'un rapport annonçant que cette nomination est provisoire et a pour objet de régler la situation du Crédit foncier engagé pour 170 millions dans les opérations du Crédit agricole, fondé en 1860 sous ses auspices. Sur l'avis du gouvernement, le Crédit foncier absorba le Crédit agricole et fut chargé de la liquidation des opérations de cette société. L'ère des catastrophes financières s'ouvrait, pour la troisième République, par une liquidation dont, les origines remontaient au second empire.

Le contre-amiral baron Roussin est nommé sous-secrétaire d'État à la marine et M. Michaux, directeur des colonies, en remplacement de M. Benoist d'Azy. C'était la solution de la malheureuse affaire des Comores (19 janvier).

M. Waddington, ministre de l'instruction publique, soumet à la Chambre, le lundi 29 janvier, un projet de loi destiné à faciliter et à étendre, l'application de la gratuité à l'enseignement primaire. Dès 1877, 3.515 écoles sont ouvertes pouvant admettre gratuitement les enfants de 6 à 13 ans.

Le vendredi 9 février, M. Teisserenc de Bort, ministre de l'agriculture et du commerce, saisit le parlement d'un projet de loi relatif l'établissement du nouveau tarif général des douanes.

Les groupes de droite et les groupes de gauche ne manquent pas une occasion de tirer alternativement le président du conseil vers l'une ou l'autre des deux politiques, de le mettre dans l'embarras ou en contradiction avec lui-même.

Le gouvernement avait décidé, le 1er février, de poursuivre pour délit d'outrages au président de la République et pour délit d'apologie de faits qualifiés crimes (la Commune) le gérant du Journal des Droits de l'Homme. Les articles incriminés, signés X..., Y..., étaient de M. Henri Rochefort. Par application de la loi du 11 mai 1868, le gérant des Droits de l'Homme fut condamné à trois mois de prison et trois mille francs d'amende et le jugement fut confirmé par la cour d'appel. M. Henri Rochefort fonde aussitôt la Lanterne avec MM. Henry Maret, Adrien Duvand, Monprofit, G. Puissant ; le premier numéro parait le 22 avril 1877.

Nouvelle occasion pour opposer Jules Simon, président du conseil, à M. Jules Simon, député sous l'empire ! Cette question de la liberté de la presse est le gril sur lequel il sera cruellement retourné.

Le 5 février, M. Madier de Montjau demande à interpeller le cabinet sur sa politique générale. L'incident, sous cette forme, n'a pas de suite ; mais on discute, le même jour, une proposition du même M. Madier de Montjau tendant à l'abrogation du décret du 17 février 1852 sur la presse. Urgence déclarée. L'article Ier est adopté sans débat. D'accord avec le gouvernement, la commission devait présenter un article 2 remettant en vigueur la législation sur la presse antérieure à 1852. Le président dit qu'un tel article est inutile, puisque cela va de soi. M. Jules Simon insiste : L'article est nécessaire : il peut y avoir des doutes. Le gouvernement ne peut rester désarmé. On sent qu'il est poussé.

M. Raoul Duval, de sa voix la plus douce, rappelle les campagnes célèbres de M. Jules Simon en faveur de la liberté de la presse : Il ne faut pas que les ministres de la République suivent les principes des monarchies ; sinon, la République ne serait qu'une formule inscrite dans le Bulletin des Lois. M. Raoul Duval espérait que M. Jules Simon, au pouvoir, laisserait faire cette expérience de la liberté de la presse dont il fut, l'apôtre. Doit-il renoncer à celle illusion ? Il compare M. Jules Simon au duc de Broglie et à ces hommes de l'opposition libérale de 1869 pour lesquels le pouvoir n'a été que le chemin de Damas vers l'autorité sans mesure et vers le pouvoir absolu.

M. Jules Simon ne s'est pas fait un front qui ne rougit, jamais. Il répond vivement M. Raoul Duval. Mais celui-ci, avec flegme : Soyez assuré que rien ne pourrait mieux faire les affaires de ce que vous appeliez tout à l'heure une l'action militante que de vous donner à vous-nièmes les désaveux que le cabinet inflige il ses opinions passées avec tant de prodigalité.

L'article 2, et l'ensemble du projet sont votés à mains levées. Journée mauvaise.

Déjà, les rapports de M. Jules Simon avec les hauts personnages qui l'entouraient et le surveillaient, se ressentaient des difficultés qu'il rencontrait à la Chambre. L'union n'était qu'apparente au sein du cabinet. Les ministres anciens — les ministres de l'Élysée se tenaient un peu à l'écart. Le duc Decazes entrait au conseil, disait quelques mots et, son portefeuille sous le bras, bondé de secrets diplomatiques, il partait. Survivant d'un fige disparu, il n'était pas plus sympathique à la majorité de la Chambre qu'à la majorité du conseil. M. Thiers, M. Gambetta poursuivaient contre lui la campagne commencée au sujet du canal de Suez. Déjà, l'affaire d'Égypte devenait une préoccupation capitale pour le régime à peine inauguré. On ne la perdra plus de vue désormais.

Le duc Decazes, s'exagérant un peu la confiance du maréchal et ses propres services, ne se surveillait plus autant. Il se cantonnait au quai d'Orsay et faisait le mort. M. Jules Ferry écrivait : Le public est visiblement prévenu contre le duc Decazes, non pas le public européen, mais cette portion du public parisien, très remuante, très soupçonneuse, très dure aux gens en place, tout ce qui spécule, opère, agiote et boursicote sur ce grand tapis vert qui, à Paris, commence partout et ne finit nulle part... M. le duc Decazes n'est pas un bon ministre des relations extérieures, parce qu'il est, essentiellement, fondamentalement, incorrigiblement léger. J'ignore ce que pèsent ses vertus privées dans les balances de l'Éternel, mais je sais qu'il est léger dans le conseil, léger dans la négociation, comme il est léger et sautillant, malhabile et trébuchant dans le discours. A la façon dont il mène les petites choses, je juge sa manière de conduire les grandes. A la façon dont il plaide sa propre cause, j'augure mal de ce qu'il fait pour celle de la France...

Le portrait est appuyé ; mais il explique les dispositions nouvelles de l'opinion, si longtemps favorables au duc Decazes. On l'attendait à sa première faute. Un léger incident, le retard dans la communication d'une dépêche annonçant la démission de Midhat pacha faillit allumer la mine. Ce fut un tollé dans ce monde décrit par M. Jules Ferry. On laissa dire, on imprima que le retard de la dépêche était voulu et qu'il s'agissait d'un coup de bourse. M. Jules Simon prit à partie assez vivement le ministre des affaires étrangères. Il ne trouvait pas en lui la déférence sur laquelle il comptait et il le lui fit sentir. Il y eut brouille, explication, note officielle. On raconta que le retard de la dépêche provenait du chargé d'affaires à Constantinople. A la Chambre, M. Antonin Proust demanda des explications et fit allusion au manque d'accord entre les ministres. Le duc Decazes s'expliqua tant bien que mal. Eu fait, la dépêche était restée en souffrance pendant la nuit au quai d'Orsay. M. Jules Simon affirma que l'entente existait parmi les ministres, de telle façon que l'on comprit qu'elle n'existait pas. Le duc Decazes offrit sa démission. Il croyait que le président du conseil était entré dans une conspiration pour lui faire rendre son portefeuille. Reproches et récriminations réciproques. Finalement, sur l'entremise du maréchal de Mac Mahon, les deux ministres se rencontrèrent chez le duc d'Audiffret-Pasquier, qui n'eut pas grand'peine à jeter les deux combattants dans les bras l'un de l'autre [20].

A gauche, on pensa que M. Jules Simon cédait, une fois de plus, à la camarilla. Et à droite, on jugea que M. Jules Simon avait trop présumé de ses forces en prenant le pouvoir, s'il n'avait pas l'autorité nécessaire pour défendre un ministre tel que le duc Decazes : on s'accordait à reconnaître que s'il ne se consolidait pas, il lui serait malaisé de garder longtemps le pouvoir[21].

Le travail parlementaire normal se poursuit. Mais il est retardé par le continuel va-et-vient du personnel politique entre les deux capitales, Versailles et Paris. On commence à songer au retour dans cette ville. MM. Beaussire, de Marcère demandent que les commissions puissent se réunir, le cas échéant, au Palais-Bourbon. La proposition est votée. Les Chambres à Paris ! c'est une nouvelle partie de l'œuvre de l'Assemblée nationale qui s'effondre on sent bien cela à l'Élysée.

Le général Changarnier meurt. C'est le frère d'armes d'Algérie ; c'est le héros du siège de Constantine ; c'est le président, de la commission des Neuf ; et c'est aussi un des paladins de l'ordre moral. M. de Cissey propose au Sénat, le 15 février, que les obsèques du général aient lieu aux Invalides, aux frais de l'État. Mais la proposition est retirée sur la déclaration du gouvernement que les funérailles auront un caractère de solennité convenable. A la Chambre, M. de Douville-Maillefeu s'écrie — La France s'occupe bien de ces gens-là ! Le samedi 17, la cérémonie a lieu en présence du président de la République, du duc d'Aumale, du prince de Joinville. L'absoute est donnée par le cardinal-archevêque de Paris. Un autre monde !

Les réformes : Le vendredi 16 février, M. Menier propose à la Chambre de procéder à une enquête sur l'ensemble du régime fiscal, avec élude des réformes qui pourraient l'améliorer. Logiquement, un nouveau régime, — un nouveau régime politique qui tend à créer un nouvel ordre social, — doit mettre au premier rang de ses soucis la réforme fiscale. C'est le système fiscal qui sanctionne les rapports nécessaires de la société et du gouvernement. Si le gouvernement doit, avoir une influence immédiate sur l'évolution de la société, c'est par l'assiette de l'impôt. — L'impôt sur la propriété, sur les successions, sur les consommations, sur les transactions, peut, par une action lente et accumulée, transformer la propriété, réduire l'héritage, développer ou entraver le commerce, assurer ou anéantir la prospérité publique. Il y a un socialisme dans toute politique fiscale.

Un nombre considérable de propositions diverses se sont produites depuis que les institutions républicaines sont inaugurées. En aucun temps, les hommes il projets et les donneurs d'avis n'ont fait défaut...

Non de ces gueux d'avis dont les prétentions

Ne parlent que de vingt ou de trente millions :

Mais un qui tous les ans, a si peu qu'on le monte,

En peut donner au Roy quatre cents, de bon compte.

On avait a examiner :

1° La proposition de M. Thourel supprimant l'impôt personnel.

2° La proposition de M. Menier relative an remplacement de certaines cotes par un impôt unique de 1 % sur le capital.

3° La proposition de M. Versigny tendant à transformer la contribution foncière sur les propriétés bâties, la contribution des portes et fenêtres, la contribution personnelle et mobilière eu impôt de répartition ou impôt de quotité.

4° La proposition Guichard ayant pour objet de changer la taxe des contributions mobilières.

5° La proposition Gasté accordant des allocations supplémentaires aux militaires, marins et ouvriers retraités.

6° La proposition Armez modifiant l'assiette de l'impôt sur les voitures qui servent à la traction.

7° La proposition Mention établissant un impôt sur les pianos, orgues, harmoniums, etc.

Et le projet d'impôt sur le revenu de M. Gambetta ? Pourquoi ne figure-t-il pas sur celle liste ? M. Cazeaux, bonapartiste, insiste : J'espère que l'honorable M. Gambetta demandera que celle question soit jointe toutes les autres et, alors nous serons convaincus qu'il n'est pas monté à la tribune seulement pour masquer sa retraite. On crie dans la salle : C'est une réclame électorale ! M. Gambetta dit que la proposition qui a été examinée par la précédente commission du budget n'a jamais été déposée sur le bureau de la Chambre, ce qui explique qu'elle ne figure pas sur la liste. La proposition sera déposée, s'il y a lieu, après que la commission spéciale sera constituée. M. Gambetta bat en retraite. L'impôt sur le revenu n'est pas une de ces réformes qui s'improvisent et qui s'essaient à la légère. M. Gambetta, plus proche des responsabilités, a réfléchi.

La droite veut que les propositions diverses soient renvoyées à la commission du budget : Vous voulez laisser à d'autres, dit M. de La Rochette, la responsabilité des réformes que vous avez proposées. Finalement, il est décidé que deux commissions distinctes, la commission du budget et la commission des réformes, seront constituées simultanément. C'est encore un point de procédure parlementaire capital qui est réglé par l'autorité de M. Gambetta : la commission du budget examinera exclusivement la loi annuelle de finances. Les réformes seront étudiées par des commissions spéciales et donneront lieu à des lois spéciales. Elles ne seront pas incorporées à la loi de finances.

Après la réforme fiscale, la réforme militaire. M. Laisant et ses amis avaient, à diverses reprises, proposé de remplacer le service de cinq ans par le service de trois ans et de supprimer le volontariat. Le vendredi 23 février, la Chambre prend en considération la proposition signée par plus de 200 députés.

La commission élue dans les bureaux comprend 7 membres contraires à la proposition et favorables. M. Thiers en fait partie. Elle se réunit chez lui, le mars. L'ancien président de la République a voulu donner son opinion. Il la développe avec chaleur. Depuis que j'ai quitté le pouvoir, je me suis abstenu de prendre part aux discussions publiques ; car, aucun degré, je ne veux rien faire qui puisse être une attaque contre le gouvernement actuel. Mais, aujourd'hui, l'intérêt du pays est en jeu. Je parle devant la commission ; je parlerai à la tribune. Le jour où la proposition Laisant serait votée, on illuminerait à Berlin. M. Thiers reconnaît que la loi de cinq ans a échoué. Nous n'avons plus de sous-officiers. Aussi, il revient franchement au principe de la loi de 1832. L'armée a une rivale, l'industrie. Faisons de l'armée une carrière si nous voulons avoir des soldats. Tels furent les suprêmes conseils de M. Thiers.

Le 5 mars, M. Pascal Duprat se prononça, contre M. Thiers, pour l'armée du nombre, famée démocratique, l'armée défensive. Le ministre s'opposa, le 14 mars, à la proposition Laisant. Celle-ci fut repoussée et la loi de 1873 fut maintenue par la commission, dans sa séance du 17 mars, à une forte majorité.

Le Sénat adopte, le 24 février, en deuxième lecture, une proposition de loi inaugurant un système de secours aux propriétaires dont les vignobles ont été atteints par le phylloxéra.

Le 26 février, sur la proposition de M. Jules Ferry, qui s'est fait, à la Chambre, une spécialité des questions coloniales, on accorde i1 la Guyane et au Sénégal, déjà représentés au Sénat, le droit de représentation la Chambre des députés.

Le jeudi 1er mars, la Chambre vote une résolution émanant de M. Cochery, ayant pour objet la nomination d'une commission d'enquête sur le régime général des chemins de fer et autres voies de communication en France. C'est le point de départ, des études qui aboutiront au plan Freycinet.

La campagne en laveur de l'enseignement primaire se poursuit également. M. Waddington dépose à la Chambre, le jeudi 1er mars, un projet de loi sur la constitution d'une caisse pour la construction des maisons d'école. C'est la fameuse caisse des écoles tant reprochée, par la suite, au parti républicain : Il s'agit, dit le ministre, d'une allocation de 120 millions. (Applaudissements sur un grand nombre de bancs.)

Comme pour souligner la portée et le sens intime de cette proposition, M. Talandier soumet à la Chambre, le même jour, une proposition de loi ayant pour objet d'assurer la liberté de conscience dans les écoles et dans les examens.

N'est-ce pas un ordre nouveau qui s'élève, un monde qui naît dans la première accalmie accompagnant le fonctionnement normal des institutions ?

 

Pour beaucoup, là est le péril ! Les convictions, les croyances, les intérêts menacés cherchent une aide, un recours, un appui. Le trouveront-ils dans les institutions elles-mêmes ? Le Sénat essaie de résister, mais combien faiblement, avec une majorité si mince et si précaire. Dans cette journée du 1er mars, il a repoussé, à double reprise, une loi votée par la Chambre et qui remet à l'élection la désignation des présidents des conseils de prud'hommes jusqu'alors nommés par le pouvoir exécutif. Ce n'est qu'un geste.

M. Jérôme David, pour faire obstacle à la redoutable omnipotence des majorités, a proposé d'ajouter au règlement de la Chambre une prescription confiant au bureau le contrôle du travail des commissions et protégeant les minorités contre l'arbitraire des majorités... Qui tolérera que l'empire se plaigne de la tyrannie ? Après un débat où toutes les colères éructent, la proposition n'est pas prise en considération.

L'émotion, qui commence à se répandre à droite, est accrue par l'élection qui a lieu à Avignon le 25 février. On veut la considérer comme symbolique. M. du Domaine avait été invalidé. Il se représentait, n'ayant d'autre concurrent que M. Eugène Raspail, républicain modéré. Se sentant battu, M. du Demaine se retire. Alors, un radical, M. Saint-Martin, se présente, M. du Demaine se remet sur les rangs. Il obtient, le 11 février, 8.382 voix, M. Saint-Martin, 4.708 voix et M. Eugène Raspail, 4.670 voix. M. Eugène Raspail se désiste en faveur de M. Saint-Martin, et, finalement, le 25 février, M. Saint-Martin est élu par 9.704 voix contre 9.099 à M. du Demaine.

La presse de droite dénonce l'abdication fatale de la République conservatrice entre les mains de la République radicale.

Le Français expose une opinion et une tactique plus fines : Les murailles de notre troisième République ne supporteraient pas impunément le renouvellement de pareils coups. Si on ne parvient pas à constituer, dans le parlement ou en dehors du parlement, un parti républicain gouvernemental et résolument hostile aux radicaux, et si, d'autre part, à défaut de ce parti, dont la formation parait douteuse à plusieurs, les honnêtes gens de tous les partis ne s'unissaient pas, on pourrait prédire que la troisième République, l'exemple de ses aillées, ferait place, tôt ou tard, à une effroyable réaction. Avis à M. Jules Simon.

 

On avait espéré dans le cabinet : cet espoir s'évanouissait. Mieux valait, décidément, faire ses affaires soi-même. Le comte de Chambord pensa que l'heure était venue de se rappeler à l'opinion. Recevant à Goritz, le 1er mars, une députation des légitimistes de Marseille, il adressa à ces visiteurs un discours dont le compte rendu fut envoyé aux journaux : Oui, je le sais, on a osé dire que, pour rester dans un repos facile, je laissais la France en péril et renonçais à tout espoir de la sauver. C'est un odieux mensonge... Le découragement, voilà le grand péril que je dénonce et qu'il faut combattre...

On dirait d'un réveil monarchique. Le temps presse ; on avance vers cette période si importante au point de vue électoral. Laissera-t-on le cabinet Jules Simon au pouvoir pour présider à cette vaste consultation du pays ? Selon l'observation du journal le Monde, les républicains jouiront-ils en paix de ces deux années décisives qu'ils comptent si bien mettre à profit ?

Cinq épreuves successives consolideront ou ébranleront les nouvelles institutions :

Renouvellement par moitié des conseils généraux et des conseils d'arrondissement en novembre 1877 ;

Renouvellement intégral des conseils municipaux en décembre 1877 ;

Élections sénatoriales en janvier 1879 ;

Élections des députés en février 1880 ;

Élection du président de la République en novembre 1880.

Ces actes sont étroitement liés l'un à l'autre. Si l'on veut agir, l'heure sonnée, il faut se préparer dès maintenant.

Le parti légitimiste de la Chambre se réunit et prend acte du discours de Goritz. A l'occasion des paroles que vient de prononcer M. le comte de Chambord, la droite de la Chambre des députés affirme sa résolution de redoubler d'énergie dans la défense des principes religieux et politiques sur le terrain de l'ordre social.

Voici qui est, plus précis : La Défense, le journal de Mgr Dupanloup, met M. Jules Simon en demeure. L'Élysée n'a jamais pris.au sérieux la constitution de 1875. Il a fait ce qu'il a pu pour vivre avec la majorité de la Chambre par l'entremise de M. Dufaure. A la chute de celui-ci, il aurait volontiers engagé la lutte contre la majorité. Les fidèles amis du maréchal, MM. le duc de Broglie et Buffet, n'ont pas cru que l'heure fût sonnée et ont refusé de prendre la responsabilité du pouvoir et de la bataille... Avec une admirable abnégation, le maréchal a subi M. Jules Simon. Mais M. Jules Simon n'a pas réussi plus que M. Dufaure. — Il est condamné. La Défense ne met pas en doute la clairvoyance du maréchal de Mac Mahon ; elle sait qu'il attend l'heure pour déclarer l'expérience terminée... Désormais, il ne laissera plus faire un pas en avant. Il se charge d'empêcher le mal que le président du conseil pourrait essayer de faire encore par sa présence et par ses intrigues.

Cette révélation des dessous était tellement brutale qu'on ne voulut pas la croire fondée. On accusait la Défense de travailler à compromettre le maréchal. Celui-ci se taisant, on donnait à sou silence une interprétation favorable. Mais, avec ses intimes, il ne se gênait déjà plus. Le cardinal de Bonnechose est reçu, le 15 mars, à l'Élysée. Il exprime au maréchal ses doléances ordinaires sur la marche des affaires. Le maréchal lui déclare, sans ambages, que le terme de ses concessions est arrivé[22].

Le cabinet était dans la situation la plus pénible. La droite lui reprochait d'être l'instrument d'un pouvoir occulte, celui de M. Gambetta ; la gauche ne voyait plus en lui que le jouet inconscient de l'Élysée. Suspect à tous, il se sent impuissant ; il se décourage ; et son inertie fatale est l'objet de nouvelles incriminations. À droite et à gauche, on fait appel à cette intelligence, à cette habileté, à cette souplesse tant vantées chez le président du conseil. Il n'ose plus remuer : il vient peu à la Chambre. Il est malade, terré place Beauvau. Ce grand orateur n'use même plus de son arme, la parole.

M. Émile de Girardin écrit : M. Jules Simon, quoiqu'il ne porte que depuis trois mois le poids de son ministère, a déjà fléchi sous la pesanteur du fardeau. Il en a fait l'aveu[23].

Le jeu du moment consiste à mettre le président du conseil en contradiction avec sa célèbre littérature d'opposition sous l'empire. On trouve sans peine quelque part, dans l'œuvre abondante du publiciste, une page, une ligne absolument contraires à la politique actuelle du premier ministre et surtout d'un premier ministre qui n'est pas libre, qui a l'Élysée derrière lui. Le maréchal de Mac Mahon ne le quitte pas des yeux et s'amuse froidement de l'impasse où s'est fourvoyé l'habile homme qui l'a jadis si cruellement blessé.

La Chambre prend en considération une proposition de MM. Levavasseur, Camille Sée, Jules Ferry, etc., ayant pour objet la suppression des aumôniers militaires. Or, le général Berthaut, ministre de la guerre, annonce qu'il combattra le projet au fond.

M. Hyacinthe Loyson a demandé à M. de Marcère, il demande à M. Jules Simon l'autorisation de développer ses doctrines religieuses dans une série de conférences à la salle des Capucines. M. de Marcère a refusé, M. Jules Simon refuse aussi, en invoquant un décret de 1808 : c'est à l'aide des armes forgées par le premier empire que le fameux libéral arrête la parole libre et que le philosophe comprime la libre pensée ! Une ancienne proposition de M. Bardoux, tendant à accorder la liberté de réunion pour la célébration d'un culte religieux est rapportée, d'urgence, par M. Seignobos. Aucun membre du gouvernement n'assiste au débat. — Et cela arrive souvent ! fait-on observer à droite. M. Raoul Duval raille les pudeurs théologiques de M. Jules Simon et rappelle le mot de Mgr Dupanloup : Il sera cardinal avant moi[24].

Le Sénat doit remplacer le général Changarnier comme sénateur inamovible. M. Dupuy de Lôme, bonapartiste, est nommé par 142 voix contre 140 à M. Alfred André, régent de la Banque de France, soutenu par les gauches. La majorité de droite ne se laisse pas entamer.

Mais c'est toujours cette terrible question de la liberté de la presse qui retourne le poignard dans la poitrine du président du conseil. M. de Cassagnac publie des articles d'une violence inouïe : M. du Demaine était le candidat des honnêtes gens contre les bandits... La République définitive : mais c'est aussi impossible que la fièvre définitive, que le choléra définitif... Le procureur général, M. de Leffemberg, adresse à la Chambre une demande en autorisation de poursuites. La commission d'examen élue le i mars, ne comprend que des membres de la gauche et de l'extrême gauche. La commission est bien embarrassée. Poursuivre, c'est abandonner le principe libéral tant prôné ; ne pas poursuivre, c'est laisser sans défense et sans respect les institutions républicaines.

M. Émile de Girardin reprenant avec insistance sa thèse sur l'impuissance de la presse — En matière de presse, il n'y a qu'une idée juste : c'est son impunité, basée sur son impuissance. — L'empereur Napoléon avait raison quand il disait : La question de la presse n'admet pas de demi-mesure et lorsque, conformément à cette opinion, il supprimait tous les journaux. — Il n'y a de durable et de redoutable que ce qui est vrai —, M. Émile de Girardin conseille de laisser tomber.

Rien n'était plus pénible, pour la gauche, que de sanctionner en fait l'application de la loi de 1875 dont elle est unanime à réclamer l'abrogation. Pourtant, le 16 mars, M. Cyprien Girerd fait le rapport au nom de la commission qui, par 7 voix contre 4, s'est prononcée pour l'autorisation de poursuites. Discussion immédiate. Jamais M. de Cassagnac n'eut une occasion plus belle de foncer sur un républicain. Le bagage de l'adversaire de l'empire est étalé à la tribune. Triomphe facile.

Réponse embarrassante pour M. Jules Simon. Il s'en tire mal : il affirme qu'il a demandé personnellement les poursuites. On ne le croit pas... Il y a des lois, je suis obligé de les appliquer... Je suis partisan de la liberté de la presse. Mais je suis au pouvoir. Est-ce que je puis mettre ma volonté à la place du droit ?... M. de Cassagnac lui-même poursuivrait, s'il était garde des sceaux... Enfin, poussé à bout, il s'anime, il se fâche... Il fallait qu'il fût bien entendu que demandant aux autres d'avoir de l'énergie, je n'en manquais pas pour ma part et que j'étais prêt à vous affronter ici et ailleurs... — Qu'est-ce que cela veut dire ? interrompt M. Robert Mitchell. Une charge à fond de train contre le bonapartisme, si actif, si militant, si dangereux dans toute cette période, enlève les bravos de la gauche. Vous êtes un parti qui exploite la peur et qui veut vivre, régner, revenir par la peur... On sait maintenant que vous n'êtes pas inviolables : on sait aussi que quiconque attaquerait la République serait sûr de rencontrer des hommes qui sont décidés à la défendre...

Cette fois, c'est un homme qui parle. La gauche se réveille. Les applaudissements éclatent, et malgré une protestation de M. Madier de Montjau, au nom des principes sacrés, l'autorisation de poursuites est accordée par 286 voix contre 174. Le nombre des abstentions est considérable.

La proposition de M. Cuneo d'Ornano tendant à l'abrogation du titre II de la loi du 29 décembre 1875 sur la presse vient à l'ordre du jour. M. Jules Simon n'est pas là. M. Cazeaux, bonapartiste, insiste pour que l'on attende le président du conseil, qui a tant parlé et écrit sur la matière. La gauche est gênée. M. René Brice propose l'ajournement, qui est voté par 239 voix contre 199. La majorité ministérielle s'effrite de jour en jour.

Et, malgré cela, le cabinet la ménage encore trop pour que l'Élysée soit satisfait.

 

Il faut pourtant aborder ces questions d'organisation intérieure qui doivent compléter et consolider les nouvelles institutions. Depuis le temps de l'Assemblée nationale, la loi municipale est en suspens. Les communes attendent leur réglementation définitive. Tout le inonde sait et sent qu'il faut en finir. La vie locale et, par les élections au Sénat, la vie nationale y sont également intéressées.

M. Jules Simon dépose à la Chambre, le 15 mars, un projet de loi sur les attributions de l'autorité municipale. Le même jour, M. Jules Ferry lit le rapport sur la première partie de la loi organique municipale. Parmi les facilités, les libertés nouvelles accordées aux conseils municipaux, le rapport demande la publicité des séances. Qu'on ne perde pas de vue cette initiative d'apparence si anodine.

La seconde quinzaine de mars fut presque entièrement occupée, à la Chambre, par une discussion sur le régime des chemins de fer. Le privilège des grandes compagnies est, en somme, un survivant de l'époque où la haute bourgeoisie de Louis-Philippe eut à disposer de ce prodigieux accroissement de la richesse et de l'industrie nationales. Les avantages du régime des compagnies compensaient-ils les charges, les entraves, les responsabilités imposées au public et au contribuable ? La question fut soulevée dès que le principe du gouvernement fut modifié. La démocratie craint les monopoles, quels qu'ils soient. Des intérêts particuliers activaient l'ardeur des hommes qui menaient cette campagne ; de petites compagnies se tondaient qui répondaient à des besoins locaux. Elles cherchaient leurs débouchés par l'accès vers les grandes voies et les grandes villes. Le débat s'ouvrit le 12 mars il s'agissait de la déclaration d'utilité publique pour plusieurs lignes nouvelles et de l'approbation d'une convention avec la compagnie d'Orléans.

MM. Wilson et Laisant prononcèrent des réquisitoires énergiques contre les grandes compagnies. M. Bethmont était d'avis que l'État devint le banquier des petites compagnies. M. Lecesne soutint la solution du rachat général et immédiat, que combattirent MM. Léon Say et Christophle. Il y avait, dans les dessous de ces discussions, beaucoup de finance et un peu de politique. La République naissante ménageait les intérêts. Ce ne fût qu'un premier engagement.

M. Allain-Targé, ami de M. Gambetta, défendit l'amendement suivant, qui fut adopté le 22 mars par 231 voix contre 192 :

Renvoi à la commission du projet pour être étudié et remanié sur les hases suivantes :

1° Application au rachat des lignes qui cesseraient d'être exploitées par leur premier concessionnaire, des dispositions de la loi du 23 mars 1874, c'est-à-dire rachat au prix réel, déduction faite des subventions primitivement accordées pour la construction ;

2° Concentration de toutes les lignes à grand trafic d'une même région sous une même administration, de telle sorte qu'il ne puisse s'établir aux dépens de l'État une concurrence ruineuse pour le trésor public, pour les exploitants et bientôt pour les populations elles-mêmes, des lignes subventionnées par l'État (affaire Philippart) ;

3° Établissement de garanties sérieuses et de règlements qui assurent à l'e.tat l'exercice permanent de son autorité sur les tarifs et sur le trafic, et qui offre aux intérêts le moyen de faire parvenir officiellement à l'administration leurs réclamations ;

4° Réserve absolue du droit de l'État d'ordonner, à toute époque et sans atteindre la situation financière réservée par les contrats, la construction de lignes nouvelles qu'il jugera nécessaire de joindre au réseau de la région ;

5° Pour le cas où la compagnie d'Orléans se refuserait à traiter sur les bases qui viennent d'être indiquées, constitution d'un septième grand réseau de l'Ouest et du Sud-Ouest exploité par l'État.

Une crise économique extrêmement grave sévissait alors sur l'industrie de Lyon. De nombreux ouvriers étaient sans travail et sans pain. Le parlement, avant de se séparer, vota une somme de 500.000 francs destinée être employée en commandes à l'industrie de cette ville. La maréchale de Mac Mahon organisa une soirée de gala à l'Opéra ; MM. Victor nue et Louis Blanc firent une conférence au théâtre du Château-d'Eau. A la sortie de la conférence, il y eut des désordres qui révélaient un état nerveux de la population parisienne.

 

III

Le pape Pie IX avait tenu, le 12 mars, un consistoire dans lequel il avait préconisé plusieurs cardinaux, notamment Mgr Caverot, archevêque de Lyon, nommé contre Mgr Dupanloup, candidat da gouvernement français. A cette occasion, le pape avait prononcé une allocution dans laquelle il protestait contre la loi sur les abus du clergé, dite loi Mancini, votée par la Chambre italienne et que le Sénat, d'ailleurs, devait rejeter bientôt.

Un article de cette loi spécifiait que les tribunaux pouvaient poursuivre la publication des paroles provocatrices contre le gouvernement italien de quelque autorité ecclésiastique et de quelque lieu qu'elles provinssent. Le pape vit, dans cette disposition, une violation de la loi des garanties et une entrave à la liberté de la parole pontificale. Pie IX vieillissait, ses souffrances morales avaient exaspéré sa sensibilité : il venait de perdre le cardinal Antonelli et il l'avait remplacé par le cardinal Simeoni, qui attendait l'occasion d'affirmer sa fidélité la politique vaticane. La harangue du Saint-Père fut pleine d'effusion, d'objurgations et de larmes. Le discours se terminait par un appel aux cimes catholiques : Nous ne désirons rien avec plus d'ardeur que de voir les pasteurs exhorter les fidèles à se servir de tous les moyens que les lois de chaque pays mettent à leur disposition pour agir avec empressement auprès de ceux qui gouvernent, afin que ceux-ci considèrent avec plus d'attention la pénible situation l'aile au chef de l'Église et prennent des résolutions efficaces pour écarter les obstacles qui s'opposent à son entière indépendance.

Quelques jours plus tard, le cardinal Simeoni, dans une circulaire aux nonces, donnait à cette protestation la fort ne diplomatique d'une réclamation aux puissances. Dans tous les pays, les catholiques s'exaltent. Des pétitions circulent. Les évêques interpellent les gouvernements.

Nulle part plus qu'en France. Les fêtes de Pâques approchaient. On entrait dans la semaine sainte. Les souffrances du Christ et les souffrances de son vicaire se confondaient dans une même émotion religieuse.

Le 26 mars, plusieurs députés et sénateurs de la droite virent le duc Decazes et lui signalèrent l'aggravation de la situation l'aile à la papauté. Le ministre s'en tira par quelques bonnes paroles.

La Chambre était en vacances ; elle s'était ajournée pour plus d'un mois, du 24 mars au 1er mai. Le président du conseil, à bout de forces, faisait annoncer qu'il quittait Paris pour quelque temps. Il partit, en effet, le 29 mars, pour l'Italie. M. Léon Say, ministre des finances, se rendait en même temps à Venise. On disait que les deux voyageurs profiteraient de leur séjour dans la péninsule pour voir les ministres du roi Victor-Emmanuel et examiner avec ceux-ci certains détails d'une négociation commerciale alors pendante. Une fois en Italie. M. Jules Simon se déroba à l'attention publique et se réfugia, pendant quelques jours, dans l'incognito le plus absolu.

La rencontre de M. Jules Simon avec les ministres du roi eut lieu et l'accord sur la question commerciale intervint. Le Journal officiel publia, quelques semaines après (26 avril), deux lettres échangées entre l'ambassadeur d'Italie à Paris et le ministre des affaires étrangères de France, par lesquelles il était convenu que le traité de commerce du 17 janvier 1863 et la convention de navigation du 13 juin 1862 seraient prorogés jusqu'au 31 décembre. M. Jules Simon reçut, le 9 avril, le grand cordon de l'ordre des saints Maurice et Lazare.

Dans ces entretiens, d'autres questions furent-elles agitées ? Ce qui est certain, c'est que le voyage des ministres français fut très mal pris au Vatican. On affirmait, de ce côté, que les deux voyageurs s'étaient concertés ales les ministres italiens sur les moyens d'assurer au futur conclave le triomphe de la volonté prussienne. Et l'auteur qui rapporte sérieusement cet on dit ajoute : La chute de M. Jules Simon suivit de près son voyage en Italie[25].

A Paris, en l'absence du premier ministre, des bruits inquiétants pour le sort du cabinet commençaient à se répandre.

Les journaux du 6 avril publiaient la note suivante : Un des correspondants de l'Indépendance belge écrit à ce journal qu'un député de la gauche aurait entendu M. le vicomte Emmanuel d'Harcourt dire à un député de la droite, en parlant de M. Jules Simon : — Prenez patience jusqu'au mois de juillet, nous en serons débarrassés à cette époque. Nous pouvons déclarer que jamais l'honorable secrétaire de la présidence n'a tenu ce langage qu'on lui prête et n'a rien dit qui puisse autoriser qui que ce soit à le lui prêter.

Le 3 avril devait se tenir à Paris l'assemblée générale des comités catholiques sous la présidence de M. Chesnelong. Cette assemblée générale était convoquée par un groupe permanent, le comité catholique de Paris, qui avait été autorisé par arrêté du 4 avril 1874. Sur les instructions du président du conseil, un arrêté de M. Voisin, préfet de police, déclara la dissolution du groupe parisien. Le gouvernement fit savoir à M. Chesnelong qu'il ne tolérerait pas la réunion générale des comités catholiques. On passa outre, en attribuant à la réunion un caractère privé. M. Chesnelong prononça le discours d'ouverture. Le cardinal Guibert donna la bénédiction apostolique. Une adresse au pape fut rédigée : En réclamant l'indépendance de son ministère, Votre Sainteté défend la cause de tous les peuples catholiques et particulièrement celle de la France, fille aillée de l'Église.

A l'issue du congrès, on signa une pétition au président de la République, aux ministres, aux sénateurs, aux députés : En présence de la situation si grave dans laquelle se trouve, la papauté, les soussignés, citoyens français et catholiques, ont le devoir de recourir à vous. Ils vous demandent d'employer tous les moyens qui sont en votre pouvoir pour faire respecter l'indépendance du Saint-Père.... etc. — A coup sûr, écrit M. de Meaux[26], dans la pensée des pétitionnaires, les moyens à employer devaient être pacifiques... La presse de gauche, en France, la presse étrangère, en Allemagne et en Italie, paraissant obéir à un commun mot d'ordre, n'en accusaient pas moins les catholiques français de vouloir la guerre. Aucune imputation n'était mieux faite pour les blesser et pour leur nuire. Aussi la repoussèrent-ils avec une indignation unanime... Il n'y eut pas tout à fait unanimité. Des voix imprudentes, des articles de presse, donnaient prise à la polémique adverse. Mgr Pie lui-même apaisait les esprits : Petitiones vestræ innotescant apud Deum, écrivait-il —  Pétitionnez à Dieu[27].

Par contre, un collègue de Mgr Pie, Mgr Ladoue, évêque de Nevers, nommé par M. Batbie, interpellait directement le maréchal de Mac Mahon et le sommait de rompre toute solidarité avec la révolution italienne. M. Jules Simon, par une circulaire aux préfets, blâma les pétitions et les mandements. M. Martel, par une antre circulaire, adressée aux évêques, signala l'intrusion de l'élément laïque dans la direction de l'Église.

La presse de gauche critiquait vivement cette levée de boucliers épiscopaux. Des violences inverses se produisaient. Le Radical était traduit devant les tribunaux pour publication d'une chanson intitulée : Le gras double, parue à l'occasion du vendredi saint, chanson que le jugement dénonce comme d'une révoltante lubricité.

L'opinion restait étonnée et émue.

Une élection législative a lieu a Bordeaux, le 25 mars. Au premier tour, les voix sont partagées : 5.652 voix à M. Mie, radical intransigeant ; 3.501 à M. Steeg, républicain modéré : 2.335 voix à l'abbé Chavauty, monarchiste : 1.386 voix à M. Sangeon, radical. Au deuxième tour (9 avril), M. Steeg se désiste et est remplacé par M. Armand Caduc, ancien député à l'Assemblée nationale, modéré. M. Mie est élu par 7.271 voix contre 6.148 voix à M. Caduc, mais avec le concours des intransigeants de droite, qui inaugurent ainsi la politique du pire, si souvent appliquée depuis. A Paris, on tire parti de cette élection après celle de M. Saint-Martin. M. Léon Say écrit de Venise : J'apprends qu'on exerce en ce moment même une pression sur le maréchal pour lui faire prendre un ministère de droite et lui faire dissoudre la Chambre. On s'appuie sur l'élection de la Gironde[28]. L'absence de M. Jules Simon mise à profit contre lui.

Il rentre le 11 avril. Un mouvement judiciaire paraît le 18 avril, qui semble insuffisant, même aux plus modérés. M. Jules Ferry prend partie à le cabinet : Si les actions de M. Jules Simon sont au pair, celles du garde des sceaux tombent au-dessous du cours... Ce n'est un mystère pour personne que l'Élysée fait expier à la justice toutes les libertés qu'il a dû, bon gré mal gré, laisser à l'intérieur... C'est une situation analogue, mais devenue tout à fait aiguë, qui, dès le début de la dernière session d'automne, faisait prévoir aux esprits un peu sagaces la chute inévitable du cabinet Dufaure[29].

M. Paul de Cassagnac, comparaissant devant la cour d'assises, est condamné à deux mois de prison et deux mille francs d'amende. Au cours de M. Saint-Roué Taillandier à la Sorbonne, les étudiants font du tapage au sujet des termes employés par le professeur pour qualifier Robespierre et Danton. On essaie de créer une panique et on affirme que la Banque de France a ordonné à ses succursales de la frontière de verser leurs dépôts à la caisse centrale. On s'effraie de la réunion d'un congrès corporatif des ouvriers boulangers, qui demandent la suppression des bureaux de placement et décident de se réunir tous les trois ans.

La guerre vient d'éclater en Orient entre la Russie et la Turquie. La France, si divisée contre elle-même et si mal préparée, sera-t-elle entraînée par les événements ? Les affaires ne vont pas. L'alarme est partout.

 

IV

Les vacances, qui finissent, au lieu d'apaiser les cœurs, les ont ulcérés. Les partis s'irritent à la fois de leur violence et de leur impuissance. De part et d'autre, un travail s'est fait dans l'ombre. Les soupçons ajoutent à l'angoisse de l'obscurité. Cela ne peut pas durer.

Le parlement rentre le mardi 1er mai.

Le duc Decazes lit au Sénat et à la Chambre une déclaration relative aux événements d'Orient qui se termine ainsi : Dans la question d'Orient, la neutralité la plus absolue, garantie par l'abstention la plus scrupuleuse, doit demeurer la base de notre politique. La France veut la paix, la paix avec tous, et nous savons que nous pouvons compter sur votre concours pour lui en assurer les bienfaits. Un Livre jaune est distribué. La déclaration du duc Decazes est généralement approuvée.

La Chambre a inscrit à son ordre du jour, pour la rentrée, la discussion du projet de loi d'organisation municipale. Elle paraît aussi décidée à abroger la loi de 1875. Mais d'abord, il faut parler de ce qui oppresse tout le monde.

Le mardi 1er mai, M. Leblond dépose une demande d'interpellation signée par les présidents des trois groupes de gauche, MM. Leblond, Laussedat et de Marcère, et visant les menées ultramontaines. Ces trois noms réunis prouvent que l'accord existe entre toutes les fractions du parti républicain. La politique qui tablait sur leur désunion a échoué.

La discussion est fixée au 3 mai. Le comte de Mun prend l'offensive et adresse, séance tenante, une question au président du conseil. Il dénonce à celui-ci l'ordre troublé, les consciences meurtries : Je demande au gouvernement s'il entend accepter une solidarité quelconque avec les organes de la majorité. Faut-il vous rappeler que, pendant cette semaine que, d'un bout du monde à l'autre, des millions de chrétiens appellent la semaine sainte, il y a eu, dans toute cette presse, comme une rage de blasphème, comme une fureur d'impiété qui a fait frémir de honte et d'indignation tous ceux qui respectent encore la foi de leurs pères et qu'il eu est encore ainsi chaque jour, sans qu'une voix s'élève dans les conseils du gouvernement pour venger le Dieu des chrétiens ?

M. Jules Simon prie M. le comte de Mun de laisser joindre la discussion de la question à celle de l'interpellation Leblond et il décline tonte solidarité, toute responsabilité. Il n'est pas à l'aise.

M. Leblond développe son interpellation le jeudi 3 mai. Il rappelle la pétition des catholiques, cite les mandements des évêques, celui de l'évêque de Vannes, celui de l'évêque de Nîmes : Rome est au pape, Rome est à Dieu ! Il lit des articles de la presse catholique et ultra-catholique. Le dossier est complet. Je crois, pour ma part, dit M. Leblond, que des lettres, des circulaires bienveillantes, des mesures presque sympathiques ne sont, pas suffisantes. Qu'en pense M. le président du conseil ?

Le marquis de Valfons parle au nom des catholiques et répond au grief si dangereux qui leur est opposé de demander la guerre : A la veille des élections pour le renouvellement des conseils généraux et des conseils municipaux, après nous avoir accusés de vouloir le rétablissement de l'ancien régime, on prétend nous faire passer pour des conspirateurs qui veulent se mettre en route et franchir les Alpes avec des canons pour renverser le roi Victor-Emmanuel.

Ces deux interventions ne rendent pas la tâche du président du conseil trop difficile. Ses ressources oratoires ne lui font pas défaut ; sa voix est plus douce et plus aine que jamais. Son dos voûté est penché sur l'auditoire qu'il entreprend de charmer et de fasciner une fois de plus ; sa main caresse la tribune. Son teint pale, sa moustache tombante, ses traits tirés, révèlent pourtant l'anxiété qui l'étreint. Il sait qu'il joue la suprême partie. Le professeur de morale et de philosophie, le grand libéral, le diseur exquis, est aux prises avec le dilemme que pose brutalement la réalité... Au fond des consciences résolues, il est un repli réservé où les paroles de miel n'atteindront pas.

M. Jules Simon répudie avec indignation les articles cités à la tribune par M. Leblond : le gouvernement a la volonté d'assurer tous les droits légaux de la religion catholique et du clergé catholique ; il professe, pour la religion et pour le clergé, un respect profond et sincère. — Amen ! s'écrie la voix rude de M. Benjamin Raspail. M. Jules Simon établit que la religion catholique bénéficie, sous la République, de faveurs et de tolérances dont elle ne jouissait pas sous les régimes antérieurs. Il reprend les faits. Il discute certaines allégations de M. Leblond et les allégations contraires de M. de Valfons ; il distingue, remet au point, coupe les cheveux en quatre, endort et amollit son auditoire, surpris qu'on puisse tirer un si habile parti de si jolis riens. Pourtant, à un moment, il insiste, c'est quand il défend le gouvernement italien et la loi Mancini, qui est l'origine de la crise. Le point de départ de toutes ces protestations, dit-il, c'est que sa Sainteté le pape Pie IX est prisonnier an Vatican... Qu'il me soit permis de dire qu'il n'est pas exact que le pape est prisonnier, et que ces déclarations réitérées que l'on trouve dans beaucoup de journaux, dans beaucoup de lettres, que l'on rencontre dans les protestations, sont des déclarations... dirai-je fausses ? dirai-je mensongères ?... je me borne à dire qu'elles sont étrangement exagérées. Et l'orateur lit, d'un bout à l'autre, article par article, la loi des garanties, comme s'il avait entrepris de plaider, devant une Chambre française, la cause du gouvernement italien.

Parmi ces développements qui s'attardent un peu, la parole vigilante suit, à gauche ou à droite, le moindre mouvement. Sur un geste, elle se replie, fuit, s'échappe à l'autre bout, et puis revient, coquette aux uns et aux autres, alternativement. Les mandements des évêques, les pétitions du congrès catholique... mais ce ne sont là que des manifestations d'une infime minorité dans le pays.

Voici la péroraison : J'ai constaté, pendant tout le temps que mon discours a duré, que je n'ai rencontré de contradiction ni d'un côté ni de l'autre, soit lorsque je disais que la religion catholique doit jouir de tous ses droits dans l'ordre spirituel et qu'elle doit être, dans ce cas, entourée de tous les respects, soit lorsque j'ajoutais que, quand, au nom de la religion catholique, on ferait des démonstrations contraires aux intérêts du pays et aux lois de la République, qui sont aussi les anciennes lois du royaume de France, on trouvera le gouvernement parfaitement résolu à s'y opposer et à faire respecter les lois. Quel que soit le drapeau sous lequel on s'abrite, le principe qui s'impose à tout le monde, c'est la loi, et nous sommes ici pour faire observer la loi par tout le monde ; et nous la ferons observer, non par des lettres sympathiques et par des observations bienveillantes, mais par une volonté inflexible et par des actes...

... Nous croyons qu'il est du devoir de tous les citoyens de faire la paix de tous côtés, et c'est pour cela que j'ai tant, veillé sur mes paroles, afin d'éviter un seul mot qui puisse blesser ceux qui m'entendaient. Cette discussion était nécessaire, mais il était surtout nécessaire qu'elle fût calme... Quant à nous, nous avons non seulement à veiller sur nous-mêmes, à contenir au besoin nos ressentiments et nos pensées, nous avons à veiller aussi à ce que cette règle du patriotisme ne soit oubliée ni méconnue par personne. Nous manquerions à notre premier devoir si nous laissions émettre une pensée, commettre un acte qui puisse, en quoi que ce soit, préjudicier à la paix publique, à la paix de l'Europe. Voilà quelles sont les résolutions du gouvernement. Je vous les expose avec toute la clarté que je puis y mettre, afin que personne au dehors n'oublie que toutes les têtes doivent être courbées devant la souveraineté de la loi et que le gouvernement est parfaitement résolu à faire respecter les lois du pays et à les appliquer, au besoin, dans toute leur sévérité.

Il faut imaginer le ton et la diction la plus parfaite, la plus prenante qui fut jamais, cette figure cordiale et humaine, cette souplesse abondante, ces périodes incidentes et insinuantes, ces réserves, ces parenthèses, ce tour de phrase, ce tour de main, ce geste onctueux et bénisseur, cet art prestigieux. Il y avait des auditeurs qui ne pouvaient en soutenir l'effet et qui sortaient.

La Chambre leva la séance, hésitante.

Le lendemain, vendredi 4 mai, M. Jules Ferry, qui était inscrit, cède son tour de parole à M. Gambetta.

Le parti républicain tout entier a compris la gravité de l'heure. A tout prix, il faut rester uni : la parole au chef.

Il ne s'agit pas seulement de la question débattue et du sort du cabinet : niais encore de l'orientation du gouvernement et des destinées de la République.

Dans le défilé où la majorité est engagée, c'est son autorité et sa discipline qui sont mises à l'épreuve. La présidence muette, le Sénat sur la réserve, l'attendent à ce coup. Depuis des mois, le drame s'est préparé et noué dans la coulisse. Il est maintenant porté sur la scène. La passion, les sentiments divers et contrastés qui se sont, développés lentement depuis la constitution du cabinet Jules Simon, la force contenue par ces mois d'attente, la surprise, l'indignation, l'appréhension du naufrage si près du port, tout anime à la fois le fougueux orateur, le pilote du parti, l'homme d'État.

Quand il monte, d'un pas déjà lourd, les degrés de la tribune, quand il prononce les premières paroles d'une voix rauque et qui ne s'échauffe que peu à peu, c'est le cri de la France républicaine qui fait explosion : J'aborde ce débat avec la résolution nette et franche d'aller jusqu'au bout... Il est nécessaire qu'une bonne fois, au nom de notre parti, nous disions toute la vérité... Les voiles délicats tissés par l'ingénieuse maîtrise de M. Jules Simon sont déchirés.

Le sens de la harangue peut se résumer en deux mots : il ne s'agit pas de religion, il s'agit de politique. Laissant de côté les problèmes du droit canon dans ses rapports avec le droit civil, les querelles de la théologie et les passions religieuses, parlant devant une Chambre politique, en face d'un gouvernement composé d'hommes politiques, ce qu'il faut, c'est signaler, dénoncer, sous le masque transparent des querelles religieuses, l'action politique d'une faction politique.

Tout s'éclaire à ce trait.

Le reste de l'argumentation découle avec une logique L'action chaleureuse de cette observation initiale : c'est d'abord le rapprochement trop frappant entre le haut personnel de l'agitation cléricale et le haut personnel de la politique réactionnaire ; c'est le but identique signalé : De toutes parts, on livre assaut à l'État ; on lui fait brèche au nom de la religion... Il n'est pas moins digne d'attention que ce soient précisément les mêmes hommes, les Ernoul, les Depeyre, les Chesnelong, qui, dans notre pays, mènent l'assaut contre les institutions, contre la Révolution de 1789, qui sont en même temps à la tête des comités catholiques, des cercles catholiques, des associations catholiques, et qui, mêlant avec habileté, avec une infatigable et opiniâtre activité, la diplomatie et la religion, le parlementarisme et la bienfaisance, font de boutes ces idées associées, un levier, que dis-je, un bélier qu'ils poussent contre la citadelle de l'État.

L'orateur montre, depuis le concile du Vatican, l'unité plus forte que jamais dans l'Église. Il nie que les manifestes de certains évêques soient l'œuvre d'une minorité : quand Rome a parlé, tous, sans exception, prêtres, curés, évêques, tout le monde obéit. Il rappelle M. de Montalembert ne pouvant retenir les éclats de sa gaieté quand ou parlait devant lui des libertés de l'Église gallicane : il rappelle les prophéties de Mgr Darboy, dénonçant, dans la nouvelle politique du Vatican, la rupture avec les États modernes et la ruine probable du concordat. Il s'agit de mettre l'État en tutelle. L'État a laissé faire, il a laissé passer. Il s'est trouvé des ministres de la justice, des ministres des cultes, qui ont de temps à autre rétabli les principes. L'Église a passé outre. Elle entend garder et reprendre un à un tous les droits de ses prétentions.

Le pape ne vient-il pas, par un bref que lit l'orateur, de nommer l'évêque de Lydda chancelier de l'université catholique de Lille, avec le pouvoir de conférer des grades et même de déléguer ce droit. Ce document extraordinaire n'a pas été réprimé, n'a même pas été signalé : C'est que le mal clérical s'est infiltré profondément dans ce qu'on appelle les classes dirigeantes : il a presque toujours sinon la connivence, du moins la complaisance d'un grand nombre de fonctionnaires de l'État. C'est de cette situation nouvelle que nous nous plaignons. Il y a une entreprise de captation et de domination de la société laïque. Le plus clair résultat de cette tactique, c'est précisément d'ébranler le pacte qui lie l'État l'Église, le concordat : de mettre en question ce traité, ce contrat synallagmatique qui règle les rapports du sacerdoce et de l'empire, en dehors duquel il n'y a que deux solutions, l'exclusion et la séparation... Il ne suint pas de paroles anodines et d'admonestations sympathiques. Nous rappelons tout le monde à l'exécution de la loi... Si on n'adopte pas un prompt remède pour résister cet esprit d'envahissement et de corruption, il atteindra le but qu'il se propose : la conquête de l'État et la direction des foules... Nous demandons l'application des lois qui ont été appliquées par M. de Vatimesnil, par Mgr de Frayssinous, par le gouvernement de Charles X, par le gouvernement de Louis-Philippe, par l'empire. Proclamez donc qu'à vos yeux il n'y a que la République qui ne soit pas en état de légitime défense. Dites-le, ayez ce courage ! Et alors, avouez que vous n'êtes qu'une faction politique montant à l'assaut du pouvoir...

Enfin, la péroraison fameuse, conclusion brutale de ce long syllogisme politique : Ah ! je comprends que M. de Valfons, dans la sincérité de ses appréhensions, ne faisait que traduire les vôtres, lorsqu'il disait : Oh ! ce n'est pas l'intérêt de l'État qui vous agite, c'est le besoin d'influer sur les élections. Les élections ! vous sentez donc, vous avouez donc, qu'il y a une chose qui, à l'égal de l'ancien régime, répugne à ce pays, répugne aux paysans de France, c'est la domination da cléricalisme... Vous avez raison et c'est pour cela que du haut de cette tribune je le dis, pour que cela devienne précisément votre condamnation devant le suffrage universel (Rumeurs à droite) ; et je ne fais que traduire les sentiments du peuple de France en disant du cléricalisme ce qu'en disait un jour mon ami Peyrat : Le cléricalisme, voilà l'ennemi !

C'était la parole que toute la gauche attendait. Un tonnerre d'applaudissements éclate. Les députés se lèvent, se jettent au-devant de l'homme au visage enflammé qui descend de la tribune. La séance est suspendue.

L'effet oratoire était considérable ; la portée politique était immense : les câbles étaient coupés.

M. Jules Simon n'avait pas vidé le calice. À la reprise de la séance, M. Bernard Lavergne monte à la tribune pour signaler un article paru, la veille, dans la Défense, et qui semble autoriser tous les soupçons. L'article affirme que M. Jules Simon a été mis en demeure de rompre avec la gauche et, notamment, de prendre devant la Chambre une attitude qui indique sa volonté d'en finir avec les violences radicales... Si, au dernier moment, M. Jules Simon recule, s'il altère en quoi que ce soit la pensée du gouvernement qu'il représente, nous savons bien les moyens de l'obliger à venir enfin à la politique de protection religieuse et sociale à laquelle il a fait défaut jusqu'ici[30]...

Le maréchal avait eu avec M. Jules Simon des entretiens qui pouvaient justifier jusqu'à un certain point ces allégations dangereuses : Il lançait parfois, moitié riant, moitié sérieux, des phrases comme celle-ci : — Quel malheur, Monsieur Jules Simon, que vous vouliez gouverner avec la Chambre ; si vous consentiez à vous en passer, les affaires marcheraient mieux et je vous garderais pendant toute la durée de ma présidence. — Je suis républicain, répondait Jules Simon ; je gouverne avec le parlement et avec mon parti ; sinon, je ne serais pas ici. — Je le sais bien, c'est malheureux[31].

Donner à ces entretiens le caractère d'une pression suprême, c'était une tactique propre à effrayer l'âme inquiète du président du conseil.

M. Jules Simon répond à M. Bernard Lavergne, qui n'a pas donné lecture de l'article, mais l'a remis au président de la Chambre. Le numéro est passé à M. Jules Simon qui en prend connaissance... La première personne qui m'a parlé de cet article, dit-il, — ce n'est pas l'honorable M. Bernard Lavergne, — m'a fait connaitre qu'on avait remarqué quelques analogies entre mes paroles et l'analyse publiée d'avance par la Défense, ce qui semblait donner de l'authenticité au récit de ce journal... J'ai le droit de dire que mon honneur est engagé, puisque l'auteur de l'article suppose que, quand je viens parler à cette tribune, je n'y viens pas exprimer mes opinions, mais obéir à un ordre donné à ma parole et à ma conscience. — Et, tout à coup, élevant la voix, le visage enflammé, d'un geste imprévu : — Il ne faut pas savoir ce que c'est qu'un honnête homme... M. Jules Simon déchire, jette par terre, piétine le journal qu'il avait à la main... (Bravo, bravo ! — Vifs et nombreux applaudissements ; quelques rumeurs à droite.) ... Il ne faut pas savoir ce que c'est qu'un honnête homme, pour venir de sang-froid contester l'honneur, la véracité, le courage d'un homme qui, depuis quarante ans, a exprimé franchement, hautement son opinion sur tous les sujets et proclamé la vérité telle qu'il la voit, quelles que puissent être les conséquences. M. Jules Simon ne s'en tient pas à ce beau geste. Il s'explique : On a fait intervenir, dans cet article de la Défense, le nom respecté de M. le président de la République. Eh bien ! il y a là une calomnie pour lui comme il y en a une pour moi... Comme j'ai l'honneur de siéger dans les conseils du gouvernement depuis cinq mois, je ne puis m'empêcher de dire à la Chambre que le respect profond que, malgré les dissentiments politiques, j'ai toujours professé pour le caractère de M. le maréchal-président de la République, n'a cessé de s'accroître depuis que. j'ai l'honneur de le voir de plus près, et je saisis cette occasion qui m'est offerte de dire quelle respectueuse admiration m'inspire de jour en jour davantage sa conduite politique...

Ces paroles, très applaudies au centre et à gauche, étaient prononcées le 4 mai.

M. le comte de Mun répond à M. Jules Simon ; son discours éloquent, hardiment catholique, ne fait qu'animer encore les passions surexcitées. On veut voter.

Les présidents des trois groupes de gauche, MM. Laussedat, Leblond et de Marcère, ont déposé l'ordre du jour suivant : La Chambre, considérant que les manifestations ultramontaines, dont la recrudescence pourrait compromettre la sécurité intérieure et extérieure du pays, constituent une violation flagrante des lois de l'État, invite le gouvernement, pour réprimer cette agitation antipatriotique, à user des moyens légaux dont il dispose et passe à l'ordre du jour.

Le mot de confiance ne figurait pas dans le texte. L'ordre du jour est appuyé par M. Gambetta.

Que va faire le gouvernement ?

Le moment était critique, a écrit plus tard un des membres du cabinet : la séance fut suspendue quelques instants. Le ministère ne savait quel parti prendre. L'ordre du jour, à la rigueur, lui paraissait acceptable, quoiqu'il le constituât prisonnier de M. Gambetta. Mais, au moins, voulut-il y faire introduire le mot sacramentel de confiance... On ne put rien obtenir. M. Gambetta parlait en maitre. Il dit, devant moi, de Jules Simon et de Martel, qu'il devait dire un jour du maréchal : Il faut qu'ils se soumettent ou qu'ils se démettent. Les ministres se soumirent[32]...

M. Jules Simon finit pas laisser tomber ces mots : — Le gouvernement accepte l'ordre du jour. M. le Président : — L'ordre du jour motivé est accepté par le gouvernement. Et M. Paul de Cassagnac : — Le gouvernement ne l'accepte pas, il l'avale !

L'ordre du jour des gauches est voté par 346 voix contre 114. Les ministres députés ont voté pour. Le duc Decazes seul s'est abstenu.

M. Jules Simon avait choisi. Qu'allait-il se passer entre le maréchal et lui ? Le 3 mai au soir, après que M. Jules Simon eut prononcé son premier discours et avant l'intervention de M. Gambetta, le maréchal avait fait appeler le président du conseil, ce qui ne lui arriva que cette fois-là. — Il me dit, raconte M. Jules Simon[33], qu'il venait de lire mon discours d'un bout à l'autre avec un plaisir sans mélange. Il généralisa la conversation au moment où je me préparais à sortir et me dit ces propres paroles : — Je ne vous reproche qu'une seule chose, c'est de trop écouter ces gens-là. Nous pouvons nous passer d'eux, nous gouvernerons ensemble et nous donnerons à ce pays-ci la sécurité et la prospérité. Je lui répondis que j'étais un parlementaire entêté ; et, à mesure que je parlais, les nuages montèrent entre nous, comme ces nuages de carton que le machiniste amoncelle et qui cachent complètement aux yeux du spectateur le fond de la scène...

Le lendemain, M. Jules Simon déchire à la tribune l'article de la Défense, parle en termes dithyrambiques du président de Mac Mahon et accepte l'ordre du jour des gauches : Il ne m'avait pas convenu, écrit-il, surtout après les paroles du maréchal, de tomber sur cette question ; mais je dis à Martel : — Il ne nous reste qu'à trouver une bonne porte de sortie. Et l'écrivain ajoute spirituellement : Le maréchal se chargea très inopinément de la besogne.

Le président était furieux, furieux de la hardiesse des gauches, de la souplesse insaisissable de M. Jules Simon, furieux de l'obstination de celui-ci à ne pas vouloir comprendre, furieux surtout de cet éloge public. L'éloge qu'il en reçut à un pareil moment lui répugna. Il voulait le renvoyer le lendemain... Il fit appeler le duc de Broglie. Celui-ci détourna le président de la République de toute mesure précipitée : Il lui représenta que si la rupture avec le ministère et, par conséquent, un conflit avec la Chambre, à qui ce ministère obéissait, étaient devenus inévitables, encore ne fallait-il pas, soit dans l'intérêt de l'Église, soit pour la bonne issue du conflit, qu'il éclatât sur une question religieuse. Pour décider son interlocuteur à attendre quelque autre occasion, il dut lui promettre que, cette occasion survenant, il ne lui ferait pas défaut et serait son homme[34].

On ne pouvait plus se faire d'illusion. La crise était prochaine. M. Émile de Girardin[35] écrivait, le 7 mai : Marier le Grand-Turc et la république de Venise, comment des hommes sérieux peuvent-ils se bercer d'un si fol espoir ?... La politique du centre gauche a fait son temps... Il n'y a plus, il ne saurait plus y avoir en France que deux politiques : la politique des républicains, la politique des dynastiques. Voici en quoi le vote du 4 mai 1877 a été une grande et décisive victoire ! C'est qu'il a rangé la Chambre des députés en deux camps : dans l'un, tous les ennemis de la forme élective et de la liberté religieuse ; dans l'autre, tous les ennemis de l'hérédité dynastique et du cléricalisme, sans distinction entre le chef du cabinet, M. Jules Simon, et le chef de la majorité, M. Gambetta.

Au Sénat, la droite dit préféré en finir tout de suite ; M. Chesnelong, toujours ardent, voulait interpeller. Ce fut encore le duc de Broglie qui apaisa les esprits. M gr Dupanloup intervint également. Il déclare en son nom et au nom du cardinal Guibert, que la presque unanimité des évêques, prenant en considération la situation de la France, préféraient qu'aucun débat ne fût, en ce moment, soulevé à leur sujet. On cherchait à abriter la question religieuse durant le grand orage qui allait se lever.

Le cardinal Guibert publiait, le 9 mai, une lettre épiscopale où il appréciait la nouvelle situation créée par l'ordre du jour du li mai auquel s'est associé le gouvernement. — Pourquoi cet acte si grave contre nous ? s'écriait-il. Il formulait quelques atténuations, il donnait des conseils de modération : Si l'expression de notre peine a pu parfois dépasser la limite, parce que la douleur débordait de notre cœur, est-ce un crime ?... La justice voulait que l'on n'attachât pas d'importance à quelques exagérations de langage... C'est au catholicisme que l'on en veut. C'est du catholicisme tout entier que l'on dit : Voilà l'ennemi ! Le cardinal Guibert, après le comte de Mun, rejette le reproche que l'on fait aux catholiques de manquer de patriotisme... Après avoir protesté en notre nom et au nom de la France notre mère, dont on méconnaît les sentiments en séparant notre cause de la sienne, nous continuerons d'apprendre à l'école de notre divin Maître à vaincre l'injustice par la patience et la haine par la charité.

Quant au pape Pie IX, il s'en prenait non pas tant au discours de M. Gambetta qu'il celui de M. Jules Simon, il disait, le 11 mai, au pèlerinage français venu à Rome pour son jubilé épiscopal : Si nous jetons les yeux sur l'Europe, il y a bien peu à espérer. Qu'espérer, en effet, quand on a le courage de donner un démenti formel aux paroles du pape et de dire qu'il est un menteur (c'était le mot mensongères prononcé par M. Jules Simon qui était directement relevé). Un tel langage est tout à fait inconvenant ; il n'est pas digne des gouvernements catholiques. Je ne dirai point quel est le gouvernant qui a dit cela, mais je l'ai lu.

Le journal ultramontain la Germania insistait quelques jours après : Le pape ne pouvait pas tolérer que le président du conseil lui donnât un démenti — si respectueux qu'il fût dans la forme, — et il est décidé à agir. Le nonce a reçu l'ordre d'informer le maréchal de Mac Mahon que le Vatican était résolu à rompre toutes relations avec la France, si M. Jules Simon restait ministre... Et le journal dit encore : Le pape a parlé, il a été obéi. Il y eut, en effet, un échange de lettres entre le Vatican et le maréchal à la suite de ces évènements.

Restait à trouver une occasion qui compromit moins directement la cause religieuse : c'était une question d'heure et d'opportunité.

 

V

Entrons dans l'esprit de ceux qui agissaient le plus énergiquement auprès du maréchal. L'un d'eux, M. le vicomte de Meaux, s'en explique avec beaucoup de netteté et de force : Pour moi, dit-il[36], je ne l'avais pas dissimulé au duc de Broglie, j'étais de ceux qui souhaitaient cette lutte. Non pas que j'en méconnusse les périls, mais puisque, pour défendre non pas la cause de telle ou telle dynastie, mais la société française elle-même, nous avions encore des armes, le pire me semblait de laisser ces armes s'échapper de nos mains sans nous en servir. Que le maréchal, s'appuyant sur le Sénat, ne s'engageât pas inconsidérément, mais qu'il s'engageât avant que tout fût perdu !... Il importait que la résistance émanât de son initiative, et cette résistance, d'une part, il importait de ne pas la différer trop longtemps, d'autre part, de ne pas l'engager mal à propos. Les conseils municipaux dans toutes les communes, la moitié des conseils généraux et des conseils d'arrondissement, dans tous les départements, devaient être renouvelés cette année même 1877 et le tiers du Sénat un an plus tard ; qu'ils fussent élus sous une influence funeste, et le point d'appui de la résistance, la majorité sénatoriale, ferait défaut au maréchal. La défection qui avait livré à la gauche les sièges inamovibles réduisait cette majorité à un petit nombre de voix ; il n'y avait guère de temps à perdre si l'on ne voulait point la laisser se dissoudre.

 Les élections étaient de moins en moins rassurantes. En pleine Bretagne, à Saint-Malo, M. Durand, républicain, battait, par 7.347 voix, M. de Kerloguen, légitimiste, avec 4.975 voix (6 mai).

 La vie publique et parlementaire était insupportable ; la presse déchainée ; les polémiques étaient d'une violence extraordinaire. A la Chambre, le ministère était comme s'il n'existait plus. Le 8 mai, à propos de la  révocation d'une institutrice congréganiste, M. Jules Simon, questionné, peut à peine répondre. Il est insulté. Il s'écrie, du haut de la tribune : — Ce n'est pas une discussion parlementaire, mais un pugilat. Le parti bonapartiste compte bien pousser les choses à bout. M. Jolibois, M. Tristan Lambert, M. Paul de Cassagnac, ne laissent pas au gouvernement une minute de répit. Les députés quittent leurs bancs et s'affrontent dans l'hémicycle.

La majorité entend rester maitresse de ses délibérations et les présidents des trois groupes de gauche déposent, le t<i mai, une proposition ayant pour objet de parer à l'insuffisance disciplinaire du règlement.

 

C'est dans ce tumulte qu'on aborde les deux lois sur lesquelles les partis doivent se mesurer encore : la loi organique municipale et la loi sur la presse, en un mot : les élections et l'opinion.

La loi organique municipale est débattue en première lecture, le samedi 5 mai. Pendant toute la semaine, la discussion se poursuit au milieu d'une agitation croissante. Le gouvernement n'est même pas représenté. L'effort principal du débat poile sur la publicité des séances. M. le vicomte de Meaux dit : La publicité des séances des conseils municipaux qui, depuis, a semblé inoffensive, effrayait alors les hommes d'ordre : ils voyaient d'avance ces assemblées lis rées, dans les villages, aux disputes violentes et grossières, dans les villes, au l'inutile révolutionnaire, et M. de Marcère dit à son tour : On s'étonne aujourd'hui de ces frayeurs comme si l'on ne connaissait pas l'importance exagérée que les partis donnent ce qui les occupe. La passion grossit tout...

M. Raoul Duval réclame la présence de M. Jules Simon (12 mai). M. Méline, qui survient, répond que M. Jules Simon est retenu à Paris par une indisposition légère. Le principe de la publicité, est voté par 216 voix contre 165. Le lundi 14 mai, le débat est terminé et la Chambre décide qu'elle passera à une seconde délibération.

Le président du conseil assiste à la séance le mardi 15 mai. Discussion de la loi sur la presse. La commission demande purement et simplement l'abrogation de la loi de 1875. Au conseil des ministres, M. Jules Simon avait pris, devant le maréchal, l'engagement de résister. Avant le débat, il monte à la tribune : Le cabinet eût préféré, dit-il, que la Chambre étudiât une loi d'ensemble. En tout cas, le gouvernement voit des inconvénients à modifier la loi de 1875, notamment en ce qui touche les offenses aux souverains et aux peuples étrangers.

La droite veut le maintien de la juridiction correctionnelle pour les délits de presse. M. Albert Grévy, rapporteur, réclame, aux applaudissements de la gauche, l'abrogation d'une loi qui, de l'aveu de tous, n'a jamais été considérée que comme provisoire.

M. Blin de Bourdon somme M. Jules Simon de s'expliquer. Il importe de savoir si, oui ou non, le président du conseil est partisan de l'abrogation. Cruelle épine dans la chair du vieux libéral.

La gauche commençait à s'inquiéter de la marche du combat. Elle sentait le péril d'une trop complète victoire. Le sort du cabinet, était en suspens. M. Émile de Girardin faisait, dans la France, une campagne très vive, adjurant la majorité d'éviter à tout prix une crise ministérielle : Mieux vaut ajourner certaines lois, même bonnes, que de donner prise aux adversaires de la constitution... Il demandait quelques mois de patience pour le salut de la République.

M. Jules Simon observe ce flottement ; il essaye d'en tirer avantage ; il fait une allusion très discrète à la situation difficile où le met l'attitude du maréchal ; confidence voilée comprise à demi-mot : L'honorable rapporteur de la commission rendait justice tout à l'heure aux motifs qui empêchent le président du conseil de dire publiquement à la tribune ce qu'il a dit à la commission, ce que connaissent tous ses collègues, ce que tout le monde sait... Si vous voulez connaître son opinion générale sur la liberté de la presse, il n'hésite pas à déclarer qu'elle est ce qu'elle a toujours été et que, quand on fera une loi sur la liberté de la presse, comme cette loi sera libérale, il en sera le premier défenseur...

C'est une habile manœuvre de retraite, sans perdre le contact.

La gauche hésite. Sur une motion nouvelle de M. René Brice, M. Gambetta demande le renvoi à la commission, sous condition que le rapport sera présenté le lendemain. Il ajoute ces paroles significatives, desquelles on peut conclure qu'il sait quelque chose : La nuit que vous allez passer, Messieurs, ne sera pas pour vous la dernière nuit.

On vote sur le renvoi à la commission. Par 254 voix contre 195, le renvoi n'est pas ordonné. M. Laroche-Joubert s'écrie : — M. Gambetta est battu. Cela veut dire que les atermoiements sont hors de saison et qu'il faut se prononcer. Scrutin sur le fond : par 377 voix contre 55, l'abrogation de la loi de 1875 est décidée. Une fois de plus, le 24 mai est en échec et le maréchal avec lui.

Quant au ministère...

La Chambre s'ajourne au jeudi 17 mai.

Le 15 mai, après la séance, M. Jules Simon passa sa soirée au théâtre. Il rentra au ministère, place Beauvau, après minuit. Le lendemain matin, de bonne heure, il descendit dans son cabinet et il remarqua, du premier coup d'œil, sur sa table, une petite lettre placée toute seule sur l'appui-main. Comment était-elle venue là ? Cela me parut étrange. Elle ne portait la marque d'aucun bureau ; l'écriture m'était inconnue. Je l'ouvris :

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DU CONSEIL,

Je viens de lire dans le Journal officiel le compte rendu de la séance d'hier.

J'ai vu avec surprise que ni vous ni M. le garde des sceaux n'aviez fait valoir à la tribune toutes les graves raisons qui auraient pu prévenir l'abrogation d'une loi sur la presse votée, il y a moins de deux ans, sur la proposition de M. Dufaure et dont, tout récemment, vous demandiez vous-même l'application aux tribunaux ; et cependant, dans plusieurs délibérations du conseil et dans celle d'hier matin même, il avait été décidé que le président du conseil ainsi que le garde des sceaux se chargeraient de la combattre.

Déjà, on avait pu s'étonner que la Chambre des députés, dans ses dernières séances, eût discuté toute une loi municipale, adopté même quelques dispositions dont, au conseil des ministres, vous avez vous-même reconnu tout le danger, comme la publicité des conseils municipaux, sans que le ministre de l'intérieur eût pris part à la discussion.

Cette attitude du chef du cabinet fait demander s'il a conservé sur la Chambre l'influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues.

Une explication à cet égard est indispensable ; car si je ne suis pas responsable comme vous envers le parlement, j'ai une responsabilité envers la France dont, aujourd'hui plus que jamais, je dois me préoccuper.

Agréez, Monsieur le Président du conseil, l'assurance de ma plus haute considération.

Le Président de la République,

MARÉCHAL DE MAC MAHON.

M. Jules Simon, dont le récit n'est pas toujours très précis, dit que cette lettre avait été écrite et déposée chez lui le 15 au soir : C'était le soir. Je n'y étais pas. Je ne rentrai au ministère qu'après minuit. Il suffit de lire la lettre pour remarquer qu'elle a été écrite le 16 au matin, puisqu'elle est datée de ce jour même, qu'elle vise le Journal officiel où est publiée la séance de la veille.

Il faut également accepter sous réserve les autres dires de M. Jules Simon : On lui donna (au maréchal) une lettre toute faite ; il la copia de sa main sans une rature... Il la fit porter chez moi dans un moment de colère, etc. M. Jules Simon avait aussi affirmé, à tort, comme il l'a reconnu plus tard, une intervention directe de Mgr Dupanloup. Mgr Dupanloup n'était pas à Paris le 15 mai au soir[37].

M. de Marcère tient du colonel Robert, alors secrétaire général de l'Élysée, une autre version. Le maréchal, en lisant le Journal officiel, le 16 mai au matin, aurait été vivement impressionné par l'attitude des ministres... Tous ceux qui l'ont approché savent qu'il était sujet à des mouvements d'impatience... Il s'était plaint que l'on ne tint pas les engagements pris au conseil des ministres. Il était environ huit heures. Personne n'était encore arrivé à l'Élysée, sauf le général Broye... — Tenez, lui dit-il, mettez-vous là, à votre place, et écrivez. Il lui dicta la lettre adressée à M. Jules Simon, et il la fit porter immédiatement... C'était le maréchal, lui, et lui seul, qui, après la lecture du Journal officiel, sous l'empire de l'irritation qu'elle lui avait causée, avait accompli l'acte devenu si important par ses conséquences...[38]

Voici les faits : le maréchal eut communication du compte rendu de la séance, selon l'usage, par le télégraphe, au fur et à mesure qu'elle se déroulait. Après le dîner, il envoya près du duc de Broglie un haut fonctionnaire de l'Élysée. M. le duc de Broglie était couché et lisait les œuvres de Tacite. Il vint chez le maréchal vers minuit. L'entretien se prolongea tard dans la nuit. Si la lettre ne fut dictée au général Broye que le matin du 16, la nuit se passa sur la résolution arrêtée et ne la modifia pas. Toutefois, la lettre étant déposée, le 16 au matin, à la place Beauvau, il y eut un moment d'hésitation, et on envoya quelqu'un pour la reprendre : M. Jules Simon l'avait déjà en mains.

Il résulte de ces détails que l'acte ne fut nullement improvisé. Depuis plusieurs jours, il était décidé. Toute la coulisse était dans le secret. A la dernière heure, il fut délibéré et mûrement pesé.

La lettre du maréchal demandait une explication. M. Jules Simon comprit qu'elle imposait la démission. Mais il pouvait, soit s'incliner immédiatement, soit attendre la séance des Chambres.

Je me rendis à l'instant chez le maréchal, écrit-il, croyant qu'à cette heure matinale je ne serais pas reçu. Mais il me reçut : j'aurais mieux aimé qu'il ne le fit pas. J'avais sa lettre à la main : je lui dis que je n'avais aucune explication à lui donner et que, me présentant chez lui, j'avais voulu seulement garder les formes extérieures de la politesse... Je lui demandai s'il comptait publier la lettre. Alors, lui dis-je, je publierai ma réponse.

Il semble bien qu'ici encore M. Jules Simon ait été trompé par ses souvenirs, car M. Jules Ferry a donné dans une correspondance publiée par le journal la Gironde, au moment même, un récit différent et qui paraît bien émaner de M. Jules Simon. M. Jules Simon aurait porté à l'Élysée sa réponse déjà rédigée : Dans l'entrevue qui eut lieu, le maréchal, selon sa coutume, le laissa parler sans l'interrompre. Quand il eut fini, il lui dit : — Monsieur le ministre, j'accepte votre démission. Et précisant sa pensée : — Je suis un homme de droite, a-t-il ajouté : nous ne pouvons plus marcher ensemble. J'aime mieux être renversé que de rester sous les ordres de M. Gambetta. — Ceci est textuel, dit M. Jules Ferry ; je ne saurais trop répéter que j'écris en quelque sorte sous la dictée de personnages possédant des renseignements certains[39].

M. Jules Simon alla ensuite place Saint-Georges, chez M. Thiers. Il devait assister à deux enterrements dans la matinée du 16, celui d'Ernest Picard et celui de Taxile Delord. Il ne voulut manquer ni à l'un ni à l'autre : et c'est par les premières confidences qu'il fit autour de lui que la nouvelle de ce qui se passait commença à se répandre dans Paris.

Le duc Decazes, qui craignait le contre-coup de ces événements sur la situation extérieure, offrit d'agir près du maréchal, mais M. Jules Simon pensait qu'il n'y avait rien à faire. Il avait convoqué le conseil des ministres pour une heure au ministère de l'intérieur. Les ministres affirmèrent que le cabinet était solidaire. M. Jules Simon avait remis au maréchal la lettre où il offrait sa démission[40] ; il n'y avait pas d'autre issue : On m'a reproché, écrivit plus tard M. Jules Simon[41], de ne pas avoir attendu au lendemain pour porter la question devant la Chambre entre le maréchal et moi... Une résistance aurait procuré à la camarilla l'occasion de dire qu'à une insurrection on ne pouvait répondre que par un coup d'État... Cette idée d'un coup d'État était dans l'esprit de tout le monde... En me retirant ainsi, je laissais le maréchal en face de la constitution avait juré de respecter. Je le laissais en face du parlement, en face du pays : et je dis, après dix-sept ans écoulés, que j'ai eu raison.

 

Le maréchal de Mac Mahon s'était fait, à lui-même, une consigne de la conviction où il était que l'Assemblée nationale l'avait choisi pour empêcher l'avènement des idées avancées et de ce qu'on appelait alors le radicalisme. Ces idées, M. Gambetta les personnifiait aux yeux du maréchal. Donc, il entendait ignorer M. Gambetta : sur ce point, il était comme un terme.

Il allait répétant qu'il n'avait pas voulu davantage entrer en relations avec le comte de Chambord. L'analogie n'était peut-être pas aussi juste qu'il le croyait : M. Gambetta était le chef de la majorité à la Chambre des députés. Le maréchal de Mac Mahon eût-il opposé la même fin de non-recevoir au comte de Chambord, si la majorité de l'Assemblée nationale se fia prononcée en faveur du prince exilé ?

Quoi qu'il en soit, le président de la République étant décidé ne pas rechercher de nouveaux ministres à gauche, la marche normale du gouvernement parlementaire était entravée. La Chambre, d'autre part, pendant la crise qui avait précédé la constitution du ministère. Jules Simon, avait tenu une sorte de permanence pour affirmer sa volonté ; elle prétendait gouverner par l'organe du cabinet : elle entendait avoir le dernier mot.

Quelle issue ? — Démission ou Dissolution.

La démission, le maréchal n'y pensait pas.

M. Gambetta et le radicalisme étaient peut-être les maîtres de la Chambre. Mais la Chambre haute et le pouvoir exécutif pensaient ensemble qu'il y avait là un péril public. Or, la constitution avait remis au pouvoir exécutif et au Sénat s'accordant et se concertant, précisément en vue d'une situation pareille, une autorité éminente : celle de faire solennellement appel au pays par la voie de la dissolution.

On avait une arme, une ressource : le devoir était non pas de lâcher pied, mais de tenir bon : non pas de tergiverser, mais d'agir ; non pas de se dérober, mais de marcher au feu.

Le pays, en nommant la majorité de la Chambre, n'avait pas oublié le nom du maréchal ; tout au contraire, il avait manifesté sur ce nom. Si des députés appartenant à la gauche modérée, après s'être réclamés de ce patronage illustre, faisaient maintenant cause commune avec les groupes avancés, cette attitude, motivée par certaines causes particulières et, notamment, par l'influence de M. Thiers, ne prouvait nullement que la volonté de la nation elle-même fût en désaccord avec la politique du président, une fois que cette politique lui serait bien clairement expliquée.

La politique du président. Eh bien, oui ! il y avait une politique du président. La constitution l'avait admis ; la constitution l'avait voulu, puisqu'elle avait admis, voulu, consacré le septennat. Compromis un peu obscur peut-être, régime provisoire certainement, mais système délibéré, dûment sanctionné, base de l'acte constitutionnel.

Nul doute possible. L'amendement Wallon, voté par opposition à la motion Casimir-Perier, établissait la République comme une suite, une extension, un prolongement du septennat présidentiel : Le président de la République est élu... etc., il est nommé pour sept ans et rééligible... etc. Toute la constitution se résumait en un titre : quelle n'était donc pas l'autorité du titulaire ?

Une raison plus haute autorisait à ses propres yeux le maréchal. Il s'agissait du bien public : Le maréchal était convaincu que le triomphe du radicalisme nuirait à la France, que les finances françaises restaurées au prix de tant d'efforts, l'armée dont la réorganisation était à peine achevée, seraient livrées à des mains sans expérience et peut-être sans scrupules, que la paix religieuse serait menacée. Il redoutait par-dessus fout, pour le prestige extérieur du pays, l'accueil plein de méfiance et d'hostilité que l'Europe, redevenue bienveillante grâce à une habile direction de notre diplomatie, réservait au gouvernement radical[42].

Faut-il ajouter que, dans l'entourage du maréchal de Mac Mahon, les idées royalistes avaient de nombreux représentants, et que les plus ardents de ses conseillers étaient décidés à profiter de la première occasion pour jouer la carte suprême avant que, par une série d'élections prochaines, les institutions républicaines se fussent définitivement consolidées ?

On a beaucoup dit que le 16 mai avait été un coup de tête, une boutade du maréchal ; on a dit et répété que les ministres nommés par lui, le lendemain, furent les premiers surpris. Ces explications données après coup ne sont ni exactes, ni raisonnables, ni honorables. Qu'on assume la responsabilité puisqu'on a couru le risque.

Le 16 mai fut un acte politique, à la fois un coup de parti et un coup d'autorité il était prévu, annoncé : il fut délibéré. Le maréchal n'était pas seul, dans la nuit où il prit sa résolution. Acte ni absurde, ni illégal : il ne réussit pas, voilà tout.

Il ne réussit pas et il ne pouvait pas réussir parce qu'il était imprudent, téméraire, contraire au mouvement qui emportait la nation depuis des années et qui s'était imposé à l'Assemblée nationale elle-même. On ne dresse pas un homme contre un pays. Le septennat n'était pas à lui seul plus fort que la monarchie, plus fort que l'Assemblée.

L'acte ne réussit pas et ne pouvait pas réussir parce que ceux qui l'accomplissaient et le maréchal tout le premier n'étaient ni assez fous ni assez indignes pour pousser à fond l'opération et pour mettre, au pays, ou les fers ou le feu.

La lettre du 16 mai n'est, pas inconstitutionnelle : elle est, à un certain point de vue, éminemment constitutionnelle ; elle est le corollaire inévitable, logique de la constitution.

La constitution de 1875 avait prétendu combiner la République et la monarchie ; elle avait voulu consolider le provisoire, fonder le suspensif. En reconnaissant, la souveraineté du peuple, elle tentait de lui appliquer un dernier frein. La vie, le pouvoir, l'opinion d'un homme étaient élevés au rang de droits de l'État, — regalia, comme disait l'ancien langage. On avait ainsi inclus la précarité dans l'organisme ; on avait cimenté la fissure dans la muraille. Un jour ou l'autre, la ruine devait s'ensuivre.

Le 16 mai, c'est la sanction suprême des tergiversations ultimes de l'Assemblée nationale. On avait voulu que la pensée incohérente de la majorité expirante se survécût. Elle se survivait donc, pour tout troubler, comme elle avait été troublée elle-même. L'histoire est logique : elle arrive tard et lentement, comme la justice, mais elle marche droit et elle arrive.

Le 16 mai, c'est la crise fatale d'interprétation de la constitution de 1875. Le bon M. Wallon avait déposé ce germe dans l'œuf.

La lettre du maréchal de Mac Mahon brusque, nette, loyale, selon le caractère de l'homme, posait l'inévitable problème.

A la nation de le résoudre.

 

FIN DU TROISIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Document privé inédit.

[2] ALLAIN-TARGÉ, Le ministère Waddington, dans la Revue de Paris, 1905 (p. 151).

[3] DE MARCÈRE, Le Seize Mai et la fin du Septennat (p. 14).

[4] DE MARCÈRE, Le Seize Mai et la fin du Septennat (p. 24).

[5] Jules FERRY (t. II, P. 301).

[6] Document privé inédit.

[7] Parlant du duc Decazes. M. Thiers s'était écrié avec amertume : — C'est lui qui fait durer le maréchal... — Voir E. DAUDET, Souvenirs de la présidence du maréchal de Mac Mahon (pp. 143 et s.) et Jules FERRY, Discours et Opinions (t. II, p. 304).

[8] Document privé inédit.

[9] Document privé inédit.

[10] En tête du manuscrit, que je dois à la parfaite obligeance de M. le vicomte Emmanuel d'Harcourt, sont écrits ces mots : Cette note m'a été dictée par le maréchal après le conseil des ministres. Discours qu'il a tenu dans ce conseil. M. Léon Say dicta, d'autre part, un compte rendu de cette séance du conseil et des paroles prononcées par le maréchal de Mac Mahon. Nous emprunterons quelques passages qui complètent le texte du maréchal à l'analyse publiée par le biographe de M. Léon Say. — MICHEL, Léon Say (pp. 294 à 299). On trouvera encore une version à peu près identique de cette séance si importante et des paroles du Maréchal dans Jules SIMON, Le Soir de ma Journée (pp. 238 et suivantes).

[11] Il a quelque chose de plus dans l'analyse de M. Léon SAY : Je n'ai pas conspiré pour arriver au pouvoir et je ne fais lus de question d'honneur en politique. Mais la majorité de la Chambre n'est pas le pays. Je fais tout ce que je peux pour guru cruor avec le centre gauche. J'ai appelé aux affaires nomme le plus important de ce groupe. Il n'y en avait qu'un de plus important que lui, c'est M. Thiers, et je ne pourrais pas nommer M. Thiers ministre, je ne pourrais que use retirer devant lui. Je veux bien pourtant aller plus loin ; j'accepte que l'on fasse des propositions à M. Jules Simon, etc. (Loc. cit.)

[12] D'après M. Léon SAY, il s'agit de M. Duclerc, vice-président du Sénat, et il dit que le général Borel avait été l'intermédiaire de ces pourparlers.

[13] Souvenirs politiques (p. 295).

[14] Document privé inédit.

[15] L'Élu du IXe arrondissement (p. 69).

[16] Journal de FIDUS (p. 42).

[17] M. Émile DE GIRARDIN écrit le 7 mai 1877 : ... Je ne crois pas, je ne veux pas croire que M. Jules Simon se soit indissolublement lié par un programme ténébreusement arrêté entre lui et M. le maréchal de Mac Mahon. Appelé à succéder à M. de Marcère, qui venait d'être immolé à M. le général Berthaut, il se peut que M. Jules Simon ait eu l'espoir qu'en tempérant de la main droite la majorité de la Chambre des députés et qu'en aiguillonnant de la main gauche la majorité du Sénat, il parviendrait à opérer la conjonction des deux majorités et que cet espoir, il l'ait fait luire aux yeux de l'élu du 24 mai ; si le candidat à la présidence du conseil des ministres a eu cette illusion, il a pu, de très bonne foi, la donner, mais c'est tout ce qu'il a pu donner... S'imposant par sa nécessité même, s'imposant par la difficulté de trouver un autre chef de cabinet qui répondit mieux que lui aux exigences impérieuses de l'heure critique, pourquoi M. Jules Simon se serait-il lié les pieds et les mains ? Est-ce vraisemblable ?L'Élu du IXe arrondissement (p. 61).

[18] Jules FERRY (t. II, p. 311).

[19] Article 8 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 : Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l'initiative et la confection des lois. Toutefois, les lois de finances doivent être en premier lieu présentées à la Chambre des députés et volées par elle.

[20] Jules FERRY (t. II, p. 324).

[21] E. DAUDET, Souvenirs de la présidence... (p. 151).

[22] Vie du cardinal de Bonnechose (t. II, p. 227).

[23] L'Élu du IXe arrondissement (p. 30).

[24] M. Jules Simon avait aussi à pourvoir aux difficultés qui s'étaient élevées entre les deux fractions du protestantisme français. Le Journal officiel du 28 avril publia une note annonçant la réunion d'une commission qui l'éclairera de ses avis sur les mesures les plus propres à ramener la paix dans les Églises réformées et sur l'application des articles organiques des cultes protestants, en particulier, sur la légalité de la division de l'Église actuelle de Paris en plusieurs consistoriales.

[25] A. DE SAINT-ALBIN, Histoire du pape Pie IX (t. III, p. 508). — La Germania, journal ultramontain de Berlin, écrit de même, un peu plus tard : Depuis le voyage de M. Jules Simon en Italie pendant les vacances, ce n'était plus qu'une question de temps.

[26] Souvenirs politiques (pp. 304-306).

[27] Vie du cardinal Pie (t. II, p. 613).

[28] G. MICHEL (p. 304).

[29] Jules FERRY (t. II, pp. 328-333).

[30] Discours de M. Gambetta (t. VI, p. 355).

[31] J. SIMON, Le Soir de ma Journée (p. 412).

[32] Louis PASSY, Le marquis de Blosseville (p. 431). — Cette résignation me parut un acte de faiblesse, ajoute M. L. Passy, et quoique je fisse partie du gouvernement, je m'abstins... Je dus m'expliquer sur ce point avec M. Léon Say et lui racontai ce que M. Gambetta avait dit devant moi : mais il ne paraissait nullement effrayé de la politique que suivait le président de la commission du budget.

[33] Le Soir de ma Journée (p. 242).

[34] DE MEAUX, Souvenirs (p. 310).

[35] L'Élu du IXe arrondissement (p. 65).

[36] DE MEAUX (p. 312).

[37] Le Soir de ma Journée (pp. 242 et suivantes).

[38] Le Seize Mai (pp. 45-47).

[39] Discours et Opinions de Jules FERRY (t. II).

[40] Voici le texte de cette lettre : Monsieur le Président de la République, la lettre que vous voulez bien m'écrire, m'impose le devoir de vous donner ma démission des fonctions que vous avez bien voulu me confier. Mais je suis obligé en même temps d'y ajouter des explications sur deux points. Vous regrettez, Monsieur le Maréchal, que je n'aie pas été présent samedi ii la Chambre quand on a discuté en première lecture la loi sur les conseils municipaux ; je l'ai regretté également. J'ai été retenu ici par une indisposition ; mais la question de la publicité des séances ne devait être discutée qu'à la seconde délibération. Je m'étais entendu à cet égard avec M. Bardoux. L'amendement de M. Perras, qui a passé, a pris l'Assemblée à l'improviste, et j'avais rendez-vous avec la commission vendredi matin, pour essayer de la faire revenir sur son vote avant d'engager le débat devant la Chambre. Tout cela est connu de tout le monde.

Quant à la loi sur la presse, Monsieur le Maréchal, vous voudrez bien vous souvenir que mes objections portaient uniquement sur les souverains étrangers. Je m'étais toujours expliqué dans ce sens, comme vous vous en êtes souvenu vous-même au conseil d'hier matin. J'ai renouvelé mes réserves devant la Chambre. Je me suis abstenu de les développer pour des raisons que tout le monde connaissait et approuvait. Pour le reste de la loi, j'étais d'accord avec la commission.

Vous voudrez bien comprendre, Monsieur le Président, le motif qui me force à entrer dans ces détails. Je devais établir ma position d'une façon très nette au moment où je quitte le conseil. J'ose à peine ajouter, mais comme citoyen, non plus comme ministre, que je désire vivement être remplacé par des hommes appartenant comme moi au parti républicain conservateur. J'ai eu, pendant cinq mois, le devoir de vous donner mon avis et pour la dernière fois que j'ai l'honneur de vous écrire, je me permets d'exprimer un souhait qui m'est uniquement inspiré par mon patriotisme. Veuillez agréer, etc. Signé : Jules SIMON. — V. Léon SÉCHÉ, Jules Simon, sa vie et son œuvre, 1857, in-12° (p. 222).

[41] Le Soir de ma Journée (p. 247-249).

[42] Document privé inédit.