HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

III. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

LA CONSTITUTION DE 1875

CHAPITRE PREMIER. — L'ASSEMBLÉE NATIONALE ET LE SUFFRAGE UNIVERSEL.

 

 

Chute du premier cabinet Broglie. — La crise ministérielle. Échec de la combinaison Goulard. — Formation du cabinet Cissey-Fourtou, 12 mai. — Le parti bonapartiste. — Le suffrage universel. — Le centre droit dissident. — Le danger bonapartiste. — Les gauches acceptent le pouvoir constituant. — Diverses propositions constitutionnelles. — La proposition Casimir-Perier. — Vote de la loi du 11 juillet 1871 sur l'électorat municipal. — Le septennat barre la route à la royauté. — Échec du cabinet Cissey. — Projet de la commission des Trente. — Rejet de la proposition Casimir-Perier sur l'établissement de la République. — Ajournement du débat constitutionnel. — Maintien de l'état de siège. Prorogation de l'Assemblée du 5 août au 30 novembre 1871.

 

I

Trois ans se sont écoulés depuis que l'Assemblée nationale s'est réunie à Bordeaux. Elle a conclu la paix avec l'Allemagne ; elle a réprimé une formidable insurrection. Elle s'est proclamée constituante ; mais elle n'a pas su donner encore une constitution au pays.

La majorité de droite est déchirée entre les trois partis monarchiques. A la faveur de ces divisions, la République subsiste.

Au 24 mai de l'année 1873, la droite avait renversé M. Thiers, persuadée qu'il était l'obstacle principal à la restauration de la dynastie.

Un an après, le 16 mai 1874, le duc de Broglie est écarté à son tour et l'Assemblée nationale, désemparée, impuissante, se retrouve face à face avec le pays.

Le gouvernement de M. Thiers avait été une dictature de confiance, chargée de liquider les suites de la guerre.

Le cabinet présidé par le duc de Broglie avait reçu, de la droite, le mandat tacite de veiller à la fusion et à la restauration conditionnelle de la dynastie des Bourbons. Mais le comte de Chambord, par la lettre du 27 octobre 1873, abolit ses propres chances, détruit les espérances du parti monarchique parlementaire : et c'est le vote de ses partisans qui renverse le ministère.

En fait, la majorité de l'Assemblée n'avait plus de programme constitutionnel, ou, plus exactement, il n'y avait plus de majorité dans l'Assemblée. Le duc de Broglie était battu par la coalition de l'extrême droite. des bonapartistes, des républicains, c'est-à-dire des partis qui niaient le pouvoir constituant, l'un au nom du droit divin, les autres au nom du droit populaire. L'Assemblée était donc amenée logiquement à recourir au pays et à ce suffrage universel qui l'avait florin-née.

C'est ce que M. Thiers explique, avec sa netteté et sa logique habituelles, dans un discours qu'il prononce le 24 mai 1874 : Espérons qu'après les dernières expériences, l'Assemblée admettra comme nous la nécessité de prendre le pays pour arbitre souverain des désaccords qui la divisent... Dès qu'elle ne peut plus donner une majorité, elle n'a plus de moyen de gouverner, et quand elle ne le peut plus, elle n'a plus le droit de le vouloir[1].

Mais la logique n'est pas la loi de la politique. Les parlements n'aiment pas entendre parler de dissolution. La droite de l'Assemblée était intimement convaincue qu'un mandat exceptionnel, un mandat de salut lui était remis par le pays. Avant de retourner devant à suffrage, elle prétendait doser la part de souveraineté et de liberté qu'il convenait de lui laisser. On n'était pas si pressé de recourir au peuple : on avait peur. — peur pour lui, peur de lui !

Afin de proroger l'inévitable échéance dune grande consultation électorale, on s'était rattaché à ce régime du septennat qui était, en somme, une opération il terme, une chance à courir, un délai. Malgré les avertissements ironiques de M. Thiers, on fermait les yeux sur les conséquences naturelles de la chute du duc de Broglie ; on recherchait, dans la constitution d'un nouveau cabinet, le report éphémère d'une combinaison neutre.

Une partie de la gauche, la partie la plus nombreuse, la plus considérée, la plus influente, se prêtait à cette politique. Le centre gauche appréciait, d'après ses propres évolutions, les dispositions monarchiques de la droite ; il pensait qu'un jour ou l'autre, — peut-être à une heure de défaillance. — ou obtiendrait delle une adhésion plus ou moins franche aux institutions républicaines. On pourrait ainsi contenir le vieux parti républicain et parer aux tendances démocratiques qui, d'après les résultats de chaque élection partielle, s'affirmaient dans le pays. L'un des promoteurs les plus actifs et les plus souples de cette politique à deux faces et à deux fins où la bourgeoisie jouait sa plus habile partie, M. Laboulaye, avait dit, dans la séance du 23 janvier 1873 : Il faut constituer le gouvernement. Si nous ne le constituons pas, notre mandat est fini : il faut le remettre à la nation. Vous en avez peur, et moi aussi !...

Cette tactique du centre gauche ne lui aliénait pas les gauches. On lui savait gré de sa fidélité à la formule républicaine. Le vote qui renversait le cabinet Broglie, l'animosité réciproque des trois droites, commençaient à donner de l'espoir aux plus politiques parmi les républicains. M. Gambetta et ses amis, tout en hésitant encore, se demandaient s'il n'y avait pas quelque chose à faire avec cette Assemblée.

Tous les partis, qui réclamaient avec tant d'insistance, la veille, des décisions rapides ou des sanctions immédiates, se rencontraient, maintenant, dans une pensée commune de temporisation et d'ajournement.

En dépit de M. Thiers, que ses rancœurs personnelles rendaient suspect, les gauches laissent dormir la thZ.se de la dissolution. M. Gambetta saisit l'occasion des obsèques de M. d'Alton-Shée pour faire un premier appel aux ralliés : L'ancienne aristocratie appartient à la France, dit-il ; elle peut encore la servir... C'est dans ce discours que se trouve la formule : la République athénienne. À Auxerre, le 1er juin, il se met, lui et son parti, à la suite du centre gauche, qu'il qualifie tête de colonne.

Les bonapartistes pensent aussi que le temps travaille pour eux : ils croient reconnaître dans le parlement, sinon dans le pays, les premiers prodromes de cette incertitude, de cette anarchie, dont la reconstitution de l'ancien personnel administratif impérial leur permettra peut-être de profiter.

Les légitimistes n'ont rien il perdre et peu il gagner. Ils attendent des ordres de Frohsdorf.

Les droites modérées : droite, droite Changarnier, centre droit, espèrent que le temps leur rendra une influence qui leur échappe. Elles savent que le Centre gauche n'est pas indifférent à l'appât des principes conservateurs et songent à retarder l'échéance fatale par une nouvelle combinaison parlementaire : la conjonction des centres.

Mais elles seront prises à leurs propres filets. Convaincues que leurs doctrines sont infaillibles et que leur concours est indispensable, elles vont, de concession en concession, perdre le peu de terrain qui leur reste ; elles finiront par adhérer à un régime qu'elles détestent sans savoir même stipuler et obtenir le pris de leur adhésion.

Le drame de cette période de l'histoire de France, c'est le lent suicide des classes dirigeantes, sous la pression latente ou directe du suffrage universel.

Cependant, il faut un gouvernement il la France.

L'homme du jour est M. de Goulard. Le maréchal lui confie, dès le dimanche 17 mai, le mandat de constituer un cabinet.

M. de Goulard, c'est la conjonction des rentres personne. Ministre de M. Thiers, mais, l'ayant quitté à la veille de la crise du 24 mai, il avait ainsi contribué il la chute de l'illustre président. Il était, d'ailleurs, resté son ami, — ami de tout le monde. C'était un homme de bien, très sensible, très circonspect. Comme on le savait atteint d'une maladie de cœur, sa famille s'alarmait de le voir reprendre le fardeau. Mais les médecins consultés, dit un peu méchamment M. de Meaux[2], répondirent qu'il avait encore plus de chances de vivre aux affaires qu'à l'écart.

C'est très grave, très grave, disait M. de Goulard en déplorant la chute du duc de Broglie. Il faut espérer que quelques députés de l'extrême droite reviendront à des sentiments plus conciliants et que, dans le centre gauche, d'autre part, on pourra en ramener quelques-uns ; c'est très grave, très grave ![3] Tel était l'homme, tel le programme : apaiser les violents, encourager les hésitants, tourner les pointes, arrondir les angles : il allait et venait, tenant l'un sans Licher l'autre.

Les dispositions restaient froides. Il y avait dans l'air l'embarras, la déception, la rancune du vote du 6 mai. Plusieurs jours se passent eu démarches vaines. Enfin, le jeudi 21, M. de Goulard décide d'abord le duc Decazes, puis le duc d'Audiffret-Pasquier, tous les deux confidents intimes du comte de Paris. Il consulte M. Dufaure. Pourquoi pas M. Thiers ?

Les groupes de droite sont réunis. Ils approuvent.

Ce serait donc grand ministère. Voici le troisième duc, le duc Pasquier, sur le devant de la scène.

Dans la journée du 21, on est d'accord ; les listes sont publiées. Plusieurs membres du centre gauche : M. Cézanne, M. Waddington, y figurent. Le soir, tout est rompu. D'où ce changement ? La droite s'est-elle effrayée du train dont on la mène ? Obéit-on, une fois encore, à cette hostilité bonapartiste qui entrava si souvent la carrière du duc Pasquier ? S'agit-il d'une pression occulte sur le maréchal ?

Celui-ci en finit brusquement, à la soldade. Il dresse, le 22 mai, une liste entièrement nouvelle : M. de Goulard disparaît ; le duc d'Audiffret-Pasquier également ; les membres du centre gauche sont éliminés. A' la tête du nouveau cabinet, un soldat : le général de Cissey, avec le portefeuille de la guerre ; à l'intérieur, M. de Fourtou aux finances, M. Magne ; aux affaires étrangères, le duc Decazes ; puis, M. Tailhand à la justice, M. de Cumont à l'instruction publique et aux cultes, M. l'amiral de Montaignac à la marine, M. Grivart à l'agriculture et M. Caillaux aux travaux publics. C'est un cabinet d'affaires, un petit ministère.

M. de Fourtou étant à l'intérieur, on eut l'impression que l'évolution se faisait à gauche et vers les bleus. — Peut-être ; mais c'était le bleu Bonaparte et non le bleu républicain.

Or, juste au moment où le ministère se constituait, le bonapartisme triomphait. Dans la Nièvre, le baron Philippe de Bourgoing, ancien écuyer de l'empereur, qui, dans sa profession de foi, s'était réclamé de l'appel au peuple, était élu, le 11 mai, par 37.368 voix, contre 32.119 à M. Gudin, républicain, et 4.575 à M. Pazzis, légitimiste. La Nièvre avait réélu récemment M. Turigny, républicain, par 39.872 voix coutre 28.233. On crut reconnaître, en ce revirement si prompt, l'intervention des anciens maires de l'empire, restaurés par le duc de Broglie. Dans le quadrille balancé des partis rivaux, ce pas imprévu fit sensation.

Voilà, de nouveau, le péril bonapartiste ! Seul cauchemar qui prit secouer la torpeur des droites. Les vingt années de compression impériale étaient si proches encore ! On sentait la masse du peuple incertaine : le maréchal lui-même, le ministère, l'armée, à les regarder sous un certain angle, étaient suspects. Ce provisoire inorganique était sans résistance contre un coup de force. Mieux valait un système d'institutions, quel qu'il fût. On en revenait aux pensées des jours de Bordeaux : la République était une sorte d'anonymat qui ne compromettait rien.

Mais comme tout cela était trouble, difficile ! Nul recours du codé du ministère. Il n'avait que le souffle et, se bornait à vivre sans bruit. Les paroles étant inutiles ou dangereuses, il n'avait lu ou publié ni déclaration ni programme. Les initiatives étaient laissées à l'Assemblée.

Première séance après la chute du duc de Broglie, le 30 mai. Reparait, avec son ton bourru et son humeur rude, l'excellent. M. Raudot : Sachons prendre un parti, s'écrie-t-il : que l'ordre du jour de nos travaux manifeste la volonté d'être et d'agir. Sinon, c'est la dissolution. On l'écoute.

Voici encore de ces questions d'ordre du jour et de priorité, qui sont souvent les grandes questions parlementaires.

A cette époque les coups de priorité furent des coups d'État. Par quoi commencera-t-on ? cela revient dire, étant données les lenteurs habituelles : Qu'éliminera-t-on ?

M. Baudot propose de régler l'ordre du jour ainsi qu'il suit : 1° loi électorale municipale : 2° loi électorale politique : enfin, 3° loi d'organisation municipale[4]. C'étaient les points débattus, on s'en souvient, à la veille de la chute du duc de Broglie. Mais comme les perspectives sont changées ! Ce qui divisait hier les centres les rapproche aujourd'hui.

M. Bérenger précise, en faisant observer que, le 16 mai, on a voté sur la question de confiance et non sur la question de fond. Il insiste pour qu'on aborde immédiatement la loi électorale politique, en un mot, les lois constitutionnelles : Puisque vous avez été impuissants à faire la monarchie, puisque nous avons été impuissants à faire la République, nous voulons faire au moins une constitution de quelque durée avec l'illustre chef de l'État que vous avez vous-mêmes désigné.

Voilà donc le centre gauche qui se glisse entre les droites et la personne du maréchal. L'extrême droite essaie de continuer le jeu de bascule qui l'a faite maîtresse des événements, le jour de la chute du duc de Broglie. M. Lucien Brun dépose une proposition captieuse qui subdivise la division même, encore, qu'obligées d'opter entre la République sans délai et la monarchie sans condition, les droites modérées viendront à résipiscence et se prononceront pour la restauration dynastique ? Il se trompe : la réconciliation ne se fait pas entre les partis monarchiques.

Après un débat confus, On décide d'ouvrir, en premier lieu, la discussion de la loi électorale municipale, puis celle de la loi organique municipale, enfin celle de la loi électorale politique. On éloigne, autant que possible, le calice des lois constitutionnelles. Retards inutiles. Les discussions sont, en apparence, parallèles ; en réalité, elles se confondent. L'agonie de la droite va commencer.

 

Le débat s'ouvre sur la loi électorale municipale. La première délibération est enlevée séance tenante, en deux heures, le 1er juin, sans que le gouvernement ait à intervenir. A la fin de la séance et sans débat, la loi organique municipale est adoptée en première lecture.

L'électorat municipal ! Mais c'est la question électorale dans son ensemble ! Comment scinder le citoyen, selon qu'il se prononce sur les affaires locales ou sur les affaires générales Tout le monde sent qu'une décision entraîne l'autre. Il s'agit du suffrage universel ; c'est donc la base de toute constitution qui est en cause. Classes ou démocratie, égalité ou privilège, il faut prendre parti. La vie municipale renferme l'embryon de la vie nationale. Le scrutin municipal est le premier essai, le prototype du scrutin politique.

Les doctrines, les intérêts sont aux prises.

Le centre droit pèse, en ses réflexions, le redoutable dilemme. Il délibère, se divise, se reprend, hésite. Il faudrait suivre, en chacune de ces fumes parlementaires, le travail intime d'où nait l'avenir.

Dans cette séance du 1er juin, un des députés les plus jeunes de l'Assemblée, mais dont l'esprit élevé et les tendances libérales ont conquis la confiance du comte de Paris, le vicomte d'Haussonville, met le doigt au point précis et., du mène coup, il brise le dernier lien avec l'extrême droite, quand s'ouvre la discussion de la loi électorale municipale : Il n'y a qu'un suffrage, dit-il, le suffrage universel... Ceux qui ont voulu y porter atteinte siègent sur les bancs les plus extrêmes de la droite... il en est parmi nous qui ne les suivront pas dans cette voie... — L'extrême droite s'étonne. L'orateur insiste.

Il vient de couper avec les bonapartistes en rappelant la mutilation trop réelle qu'a subie notre malheureux pays. Il coupe avec les légitimistes en rejetant la solution de la monarchie comprise comme un dogme religieux dont le roi serait le pontife infaillible... Voici la minute douloureuse : Nous étions disposés, suivant en cela l'exemple généreux qui nous a été donné le 5 août[5], à chercher les garanties nécessaires dans la monarchie constitutionnelle et parlementaire... Cette monarchie nous a été refusée... — Émotion croissante à l'extrême droite. Démentis. M. de Franclieu se lève : — C'est vous, vous les royalistes parlementaires, qui êtes responsables devant Dieu et devant les hommes. — L'interruption de M. de Franclieu, dit avec flegme M. d'Haussonville, prouve que nous n'entendons pas la monarchie de la même façon. Et il conclut en apportant son concours aux partisans de l'organisation du septennat.

L'échec de la combinaison Goulard, après le renversement du cabinet Broglie, avait, cette conséquence. Les orléanistes, à leur tour, se fâchaient. M. de Vinols dit assez naïvement à M. Depeyre : — Mais la fusion est donc une comédie ? tandis que le duc d'Audiffret-Pasquier riposte au même M. de Vinols, qui se plaint du langage tenu par le vicomte d'Haussonville : — Il faut bien en finir.

Les avances du centre droit libéral sont relevées aussitôt par M. Lacaze, du centre gauche : Je me trompe fort, dit-il, ou il y a, ici, beaucoup de cœurs qui débordent du besoin de conciliation. À cet appel d'une bonne âme, un mouvement cordial répond. Les deux groupes se rapprochent. — Pour s'embrasser ou pour s'étouffer ?

La discussion de la loi électorale politique, en première lecture, commence le 2 juin. Décidément, il n'y a qu'une question et, comme disait, le vicomte d'Haussonville, qu'un suffrage.

 

Depuis qu'il avait été établi, en 1848, le suffrage universel était appliqué, non accepté. Les classes moyennes le subissaient ; au fond, elles ne le comprenaient pas. Les coups de massue assénés par les plébiscites impériaux sur la fragile opposition du libéralisme bourgeois avaient paru brutaux, sans mesure et sans raison. Il n'était question dans les cercles et dans les parlotes que de l'incapacité des masses, de la tyrannie du nombre. On eût bien voulu abattre le monstre ; mais, voilà ! on ne savait comment l'affronter.

Cette pensée secrète, cet embarras dissimulé, est au fond de la discussion qui s'engage (2-4 juin). Le rapport de la commission des Trente, présenté, comme on sait, par son président, M. Batbie, tend à circonscrire le mal. Puisqu'on ne peut supprimer le suffrage universel, on prétend l'épurer.

Trois remèdes se combinaient ingénieusement dans la nouvelle formule : l'âge électoral était, élevé à vingt-cinq ans ; on soumettait le domicile électoral il des règles très sévères ; en plus, les conditions d'éligibilité étaient réglementées non moins strictement. On pensait réduire ainsi d'un tiers environ le nombre des citoyens exerçant le droit de suffrage et enfermer dans un cercle étroit les chances et les possibilités des scrutins.

Cependant, le principe même du suffrage de tous avait été admis par la commission. Et c'était là, pour les partisans absolus du régime, un avantage tel que, dès le premier engagement, on reconnut à droite la gêne d'une défensive vaincue d'avance, à gauche l'allégresse d'une offensive sûre du succès.

Les vétérans ouvrent le feu. Le vieux Ledru-Rollin brandit à la tribune des foudres qui partirent inulines. Mais bientôt un autre survivant de 1848, M. Louis Blanc, décide de l'aspect du combat. Il donne, de son ton froid, une consultation pressante et logique qui s'anime au moment où, en disciple de Jean-Jacques, il dégage la conception philosophique du système et montre l'ordre social naissant de l'unanimité de l'adhésion : On a parlé de la représentation des intérêts, dit-il. Qui donc n'a pas intérêt à la bonne administration de la société ? Tous, pauvres et riches, contribuent à toutes les charges publiques... Les intérêts sont solidaires. — Et encore : Le suffrage universel est l'instrument d'ordre par excellence. En faisant de la loi l'œuvre de tous, il l'impose, au respect de tous. C'est alors que se place la réplique si juste dans sa profondeur simple : Qui donc a qualité, demandait l'orateur, pour accorder l'exercice du suffrage à celui-ci et pour le refuser à celui-là ? Une voix imprudente répond à droite : — Nous. Et M. Louis Blanc de riposter : — Montrez vos titres. Fille du suffrage universel, l'Assemblée n'avait pas le pouvoir de le mutiler. M. Louis blanc le sentait si bien qu'il termine son discours par cette parole : Et maintenant, votez la destruction du suffrage universel, si vous l'osez.

M. Batbie, président de la commission, le Nicotine de Meaux, le marquis de Castellane, soutiennent le projet ou plutôt ils plaident les circonstances atténuantes.  M. Dufaure défend le système de M. Thiers qui laissait l'âge du suffrage à vingt et un ans, tout en imposant des conditions de domicile plus sévères même que celles de la commission. M. Gambetta couronne le débat par une de ses plus heureuses interventions : Il est en belle humeur, il déborde de verve ; sa force, sa joie, sa victoire rayonnent autour de lui ; sûr de lui-même, il va à l'aventure, superbe, Vivant., riant, triomphant aux yeux de tout le monde... Il est familier, il est jovial, il est presque camarade. Il empoigne le jurisconsulte de trois cents quintaux ; il en joue comme un chat d'une pelote ; il l'accable des compliments les plus drôles du monde : il se moque de lui : il rit et le force à rire ; il le manie ; il le caresse : il le roule ; il l'achève. Puis, mobile, changeant à vue, il devient serré, logique, pousse droit contre son adversaire une dialectique sans défaut[6].

L'orateur fait trembler la droite en la menaçant, par la suppression de 2 à 3 millions d'électeurs, d'un saut dans les ténèbres. Puis, il la rassure. M. Batbie prononcé assez maladroitement le mot de dissolution. Et c'est M. Gambetta (le Gambetta de la campagne dissolutionniste !) qui écarte ce spectre et qui conjure ses collègues d'aller sans défaillance jusqu'au bout de leur devoir. C'est lui qui (latte les espoirs inavoués d'une Chambre qui ne veut pas mourir : Vous n'avez pas encore touché au suffrage universel, dit-il, et je suis convaincu que vous n'y toucherez pas.

La droite avoue elle-même que, dans cette joute oratoire, c'est la gauche qui emporte la palme : On put juger alors, dit M. de Vinols, que la droite, en renversant le duc de Broglie, s'était privée du seul organe oratoire puissant qu'elle eût pour se défendre, car, M. de Broglie excepté, il n'y avait pas, dans la droite, de personnalité saillante, ni d'orateur éloquent et vigoureux : la gauche en comptait un grand nombre[7].

Par 378 voix contre 301, l'Assemblée décide qu'elle passera à une seconde délibération[8].

 

C'est un nouveau pas. Le parti libéral prend conscience de ses aspirations communes et de ses forces. De droite et de gauche, les éléments modérés se rapprochent pour l'aire tète contre le bonapartisme et l'extrême droite.

Ce rapprochement momentané produit, tout au moins, un effet d'attraction moléculaire sur le groupe du centre droit. Celui-ci est l'axe de l'Assemblée. Sn dislocation intime déterminera le mouvement de bascule qui décidera de l'avenir.

Le groupe délibère. Le duc Pasquier le préside. Le juin, une longue déclaration est votée par 53 membres sur 160. Quelle est la hardiesse, quelle est l'originalité de ces cinquante-trois, de ceux que l'on appelle, dès lors, les dissidents ? Le centre droit, dit la déclaration, est résolu à maintenir le titre donné au chef du pouvoir exécutif par les lois existantes et à repousser toute proposition qui tendrait à empêcher ou à affaiblir le vote des lois constitutionnelles. Beau courage ! On maintient. Et c'est, pourtant, cette formule qui sera, un jour, l'embryon d'une constitution. Maintenir le titre donné au maréchal, c'est déjà une demi-acceptation de la République, — il est vrai, sans le dire.

Cc savant mutisme, ces éloquentes réticences furent, pendant de longs mois, tout l'art de la politique pour les hommes du centre droit. Ils avançaient parmi les flammes, inquiets de leurs paroles, de leurs gestes, de leur silence. Septennat personnel ou impersonnel, régime existant, institutions que le pays s'est données, cette logomachie encombre désormais le langage parlementaire et le langage officiel. On veut et on ne veut pas : on fait et on ne fait pas ; on ose en tremblant. Lente et timide tactique qui aura décidé du sort du pays, quand elle aura reconnu constitutionnellement au maréchal de Mac Mahon le titre qu'il portait depuis son avènement !

Ce fin du fin de la procédure parlementaire devint l'origine et le moyeu d'une grande chose. Histoire mesquine, difficile à raconter dans ses minuscules incidents et ses évolutions contradictoires, passionnante pourtant, puissante et large, si l'on envisage les conséquences lointaines.

Le nonce Meglia[9], dans le discours qu'il adresse au maréchal de Mac Mahon, en remettant ses lettres de créance, — discours dont les moindres paroles sont pesées aux balances timorées du protocole, — ne prononce pas le mot de république. Profondeur des diplomates, subtilité des partis. Le gouvernement sous lequel vivait le pays, le gouvernement qui le représentait devant l'étranger n'avait de nom dans aucune langue !

 

II

Parmi toutes ces obscurités, une nervosité générale subsiste. Les intérêts publics, les intérêts privés sont en suspens. Le bonapartisme, avec ses procédés rudes, ses desseins redoutables, en cas de retour, épouvante. Cette crainte pèse sur les Mmes et plane sur les débats, par eux-mêmes si importants.

A la fin de la séance du 9 juin, M. Cyprien Girerd, député républicain de la Nièvre, interrompt la discussion sur l'électorat municipal pour adresser une double question aux ministres de la justice et de l'intérieur, il a été trouvé, dans un wagon de chemin de fer, un document dont l'orateur donne lecture : Recommandez bien à tous vos amis, surtout ceux qui sont nantis de fonctions municipales ou administratives, d'appliquer tous leurs soins à nous gagner le concours des officiers retraités ou autres fixés dans la Nièvre, et on joint la liste des retraités fournie par le ministère des finances. Le document est daté du n mai. Il est signé : Le Comité central de l'Appel au peuple, Paris. Qu'est-ce que ce complot de demi-soldes ? Il subsiste donc un gouvernement occulte ? Et il a des complices dans le cabinet, puisque le ministère des finances fournit les listes de recrutement.

Le cabinet est pris au dépourvu. Il désavoue et promet des poursuites. M. Roulier, visé, tient bon : Je déclare sur l'honneur, qu'à ma connaissance, le comité n'existe pas. M. Gambetta met en cause les ministres des finances et de la guerre. Il réclame une enquête. M. Roulier, debout, accuse M. Gambetta de s'être dérobé lui-même aux enquêtes. Scène violente. M. Gambetta n'est pas en reste quand il s'agit d'invectives : S'il y a quelqu'un ici à qui je ne reconnais ni titre ni qualité pour demander des comptes à la révolution du 4 septembre, ce sont les misérables qui ont perdu la France. Tumulte. Le président intervient pour que la phrase soit retirée. Mais M. Gambetta : Messieurs, il est certain que l'expression que j'ai employée contient plus qu'un outrage : c'est une flétrissure, et je la maintiens ! M. Roulier répond dans le bruit. Le silence se fait peu à peu ; mais rien n'apaise la rumeur des âmes.

Le lendemain 10 juin, M. Gambetta est interpellé à la gare Saint-Lazare, par un groupe de bonapartistes, au moment où il prend le train pour Versailles. Le 11, à une heure, la foule l'attend au départ ; une bousculade se produit ; deux députés de l'extrême gauche, MM. de Mahy et Lefèvre, sont arrêtés et, il est vrai, relâchés aussitôt. Le soir, au retour des trains parlementaires, M. Gambetta et M. Ordinaire, qui l'accompagne, sont frappés, le premier d'un coup de poing au visage, par le comte de Sainte-Croix, fils d'un ancien préfet de l'empire, esprit déséquilibré ; M. de Sainte-Croix est traduit le 12 en police correctionnelle et condamné à six mois de prison et 200 francs d'amende.

La police avait mis assez rudement la main dans la bagarre, sans ménagement. pour les députés de la gauche ; on avait remarqué, mêlés à ses agents, des figures suspectes, des faces de coup d'État. Le 11 juin, M. Baze, questeur, interroge le gouvernement sur les incidents de la gare Saint-Lazare. La réponse de M. de Fourtou est ambiguë : il admet l'enquête, mais il ajoute qu'il est deux choses également intolérables : l'abus de la force publique, certes ; mais aussi la rébellion à l'égard de braves gens qui, chargés de maintenir la paix publique, remplissent loyalement leur devoir.

Le centre droit lui-même s'indigne. Il est question Interpellation. d'une interpellation Goulard. Mais celui-ci craint de se compromettre et recule au dernier moment.

C'est M. Paul Bethmont, de la gauche, qui interpelle, le 12.

M. de Fourtou tient tête à l'orage ; le Périgourdin a de la vigueur. Poussé, il refuse de prononcer le nom de République. L'ordre du jour pur et simple, accepté par le gouvernement, est voté par 370 voix contre 318. Pour conclure, le ministère fait part égale à chacun en suspendant à la fois le Pays, de M. Paul de Cassagnac, le XIXe Siècle et le Rappel, journaux républicains.

Le pauvre M. de Goulard, qui a paru sur le point de se compromettre avec la gauche, ne peut supporter les reproches et les invectives de ses amis de droite : Il expia cruellement cette faiblesse, dit un ami impitoyable : la maladie de cœur dont il était atteint se développa brusquement ; vingt-quatre heures après il était gravement malade il mourut le 3 juillet[10]. Mauvais présage pour la conjonction des centres !

La situation parait si favorable aux gauches que, sous l'influence de M. Gambetta, le groupe de la gauche républicaine et la majorité de l'union des gauches déclarent, le 13 juin, qu'ils renoncent à contester le pouvoir constituant de l'Assemblée et qu'ils se rallieront au projet d'institutions républicaines qui va être déposé par le centre gauche.

Coup de barre magistral donné par l'opportunisme. Ce jour-lit marque son avènement et prépare son prochain triomphe. Les trente années qui suivent sont filles de cette journée.

La résolution ne passa pas sans une vive opposition de la part do l'extrême gauche. Celle-ci restait fidèle à la campagne dissolutionniste. Elle se méfiait d'une République faite par les monarchistes et contre les républicains. Elle continuait à réclamer la dissolution de l'Assemblée et la nomination d'une constituante.

Cette opinion est soutenue par MM. Louis Blanc, Peyrat, Ledru-Rollin ; elle a le concours tacite de M. Jules Grévy. Mais la gauche proprement dite, sous la conduite de M. Gambetta, incline vers une tactique plus prudente. Craignant de reconstituer l'entente de tous les conservateurs et de les retrouver unis devant le pays contre les gauches en cas d'élections générales, en garde contre l'intransigeance qui a si souvent, dans le pays, ruiné la cause de la République, elle se prête aux combinaisons de groupes et à la politique des compromis.

Il y a toujours, sur le tapis, cette question du suffrage universel, dont tout dépend ; les deux électorats : électorat municipal, électorat politique. La deuxième délibération sur l'électorat municipal a commencé le 8 juin. Discours de M. Talion, de M. Jouin, de M. Jules Ferry, de M. René Brice : Il faut agir, s'écrie M. Raudot ; je trouve que l'on bavarde trop. Et il parle en faveur de la décentralisation : à son avis, on oubliait le programme de Nancy !

Le 9 juin, le débat continue. Il s'agit de la confection des listes électorales. Quelle part réserver à l'autorité centrale, à l'autorité locale, aux électeurs eux-mêmes. Les membres de la droite, décentralisateurs embarrassés, exigent l'intervention du pouvoir. Leurs contradictions font le jeu des adversaires. M. Jules Ferry dit : Il ne faut pas plus d'électeurs officiels que de candidatures officielles... Il vaudrait mieux une autorité qui opprime les électeurs qu'une autorité qui les choisisse...

On en est, maintenant, à un des nœuds du débat : l'âge électoral. Le droit de vote appartient-il au citoyen français dès sa majorité civile, c'est-à-dire à 21 ans, ou le reportera-t-on à 25 ans ? Une question si grave ne saurait être tranchée à propos de l'électorat municipal. Un député de la gauche, dont l'autorité s'affirme, M. Goblet, rappelle que, sous le régime de la souveraineté nationale, c'est mi point de droit fondamental : il appartient à la constitution de le fixer. La proposition d'ajournement est écartée.

Un amendement de MM. Oscar de Lafayette, Jozon, Charles Rolland et Lamy — les esprits les plus modérés de la gauche — propose, contre le projet de la commission, de maintenir à 21 ans l'âge de l'électorat municipal. La commission défend son système aux applaudissements de la droite. Mais la position de celle-ci est si fausse que, même sur ce sujet, et sur la proposition de MM. de Valfons et Lucien Brun, qui voudraient réserver aux pèles de famille et aux contribuables l'électorat municipal, elle plaide mal sa cause. M. Lucien Brun dit, pour soutenir son amendement : J'ai la prétention que rien de plus honnêtement démocratique, de plus favorable aux familles, de plus moral, n'a jamais été proposé à une Assemblée. La théorie est spécieuse, en effet mais, dans ce débat, on sent, derrière chaque revendication des droites, un intérêt de classe ; de là, la faiblesse irrémédiable de toute l'argumentation.

Un membre du centre gauche, M. Bethmont, qui appuie le maintien de l'âge électoral à 21 ans, dit : La mesure qui le reporterait à 25 ans serait considérée par le suffrage universel comme une mutilation et un outrage. L'amendement de M. O. de Lafayette est adopté par 348 voix contre 337.

M. de Chabrol, rapporteur de la loi, se charge de régler lui-même la proposition de M. Lucien Brun : Il faut une certaine harmonie entre les lois de la commune et celles de l'État régi par le suffrage universel. Le principe, une fois adopté, entraîne tout. Par 385 voix contre 254, l'amendement Lucien Brun est repoussé.

Donc, tout citoyen français, âgé de 21 ans et domicilié dans la commune, y jouit du droit de suffrage. Jamais une mesure plus largement démocratique ne fut prise par aucune Assemblée. On décide, le 12 juin, de passer à une troisième délibération.

 

Maintenant, les institutions politiques. Le centre gauche poursuit sa manœuvre. Il s'empare du programme des droites, mais en le couvrant du nom de la République. Les plus modérés sont les plus ardents.

 Le 15 juin, M. Casimir-Perier dépose, entre les mains du président, une proposition signée de son nom et de ceux de MM. Léon de Maleville, Louis La Gaze, Émile Lenoël, René Brice, Achille Delorme, Robert de Massy, Léon Say et Gailly :

L'Assemblée nationale, voulant mettre un terme aux inquiétudes du pays, adopte la résolution suivante :

La commission des lois constitutionnelles prendra pour base de ses travaux sur l'organisation et la transmission des pouvoirs publics :

1° L'article premier du projet de loi, déposé le 19 mai 1873, ainsi conçu : Le gouvernement de la République française se compose de deux chambres et d'un président, chef du pouvoir exécutif.

2° La loi du 20 novembre 1873, par laquelle la présidence de la République a été confiée à M. le maréchal de Mac Mahon jusqu'au 20 novembre 1880.

3° La consécration du droit de révision partielle ou totale de la constitution dans les formes et à des époques que déterminera la loi constitutionnelle.

M. Casimir-Perier demande l'urgence.

L'intervention personnelle de M. Casimir-Perier était un événement. Casimir-Perier ! le fils du plus vigoureux ministre de la monarchie de Juillet, de l'homme qui avait représenté au pouvoir l'autorité, l'énergie, ses adversaires disaient la réaction. Casimir-Perier ! Grand passé, qui emportait avec lui toute une tradition ! Et cette tradition, l'héritier du nom la jetait dans la balance en faveur de la République !

De quelles préparations lointaines, de quelles hésitations intimes, de quelle perplexité de situation et de conscience était née une telle résolution ?

Auguste-Casimir-Victor-Laurent Perier, né à Paris en 1811, était le fils aisé du célèbre ministre de Louis-Philippe. Ayant appartenu à la diplomatie jusqu'en 1846, il était ministre plénipotentiaire au Hanovre, lorsqu'il fut élu député, en 1846, par la première circonscription de Paris. Il lit donc partie de la Chambre qui soutenait M. Guizot. Mais, entre un Perier et un Guizot, l'accord ne fut jamais complet : le jeune député fit montre de libéralisme et se rapprocha de MM. Thiers et Odilon Barrot. Cependant, il restait, orléaniste sous la seconde République et orléaniste sons le second empire, combattu violemment par l'administration impériale, dans le département de l'Aube, où il fut, à diverses reprises, candidat.

L'avènement de M. Thiers, en 1871, fut l'heure d'un ami si fidèle. M. Thiers lui confia le portefeuille de l'intérieur en constituant son premier cabinet. M. Casimir-Perier garda peu de temps ces fonctions. Au milieu des vicissitudes qui l'appelaient au pouvoir ou qui l'en éloignaient, il fut toujours le partisan déclaré de l'illustre président. Toutefois, il n'avait pas rompu ses attaches personnelles avec les princes d'Orléans. Il recevait le comte de Paris au château de Pont-sur-Seine.

Comment concilier ce passé, ces liens de famille, les engagements multiples que créent des contacts fréquents et confiants, avec l'évolution qui suivait l'exemple et l'influence de M. Thiers ? Dans cette orientation nouvelle, quelle part faire aux conseils, aux pressions intérieures, aux pensées occultes, aux espérances cachées ? Le vulgaire cherche, au fond de ces lentes modifications d'âmes, le jeu de l'intérêt et de l'ambition : le bon M. de Vinols raconte posément que M. Casimir-Perier voulait redevenir ministre pour manger à son déjeuner des pêches à quinze sous[11]. Si les partis ne veulent pas tenir compte du travail des consciences, qu'ils admettent, du moins, la force des situations. Ce qu'il y a de plus difficile à vaincre, à ces heures critiques, ce sont les entourages. Un regard féminin, un haussement d'épaules surpris dans une glace, arrêtent parfois sur les lèvres le mot qui engage ou qui délivre. Le monde fut pour la République, il sera toujours, pour les idées et les hommes nouveaux, un grand obstacle.

 casimir-Prs- M. Casimir-Perier, beau-frère du duc d'Audiffret-Pasquier. Pasquier, était au point d'intersection de tous les mondes et de tous les partis. Le moindre mouvement des esprits dans l'opinion ou dans le parlement arrivait jusqu'à lui. Encore jeune d'aspect, quoiqu'il eût, de quatre ans, dépassé la soixantaine, rondelet, grassouillet, frisé, il avait un peu l'air d'un Anglais aimable. Intelligent et appliqué, son naturel sociable le prédisposait à vivre et à jouir sans mécontenter personne : de ces figures complaisantes qui, par bonne grâce, sourient aux événements ; il avait l'estomac solide et le teint fleuri des optimistes. C'est probablement cette nature nuancée, pondérée, — aidée du sens de l'avenir par où se distinguent assez souvent les hautes familles, — qui porta M. Casimir-Perier, orléaniste de la veille, à devenir un des fondateurs de la République.

Jamais il ne fut mieux inspiré. Il lit à la tribune l'exposé des motifs de la résolution : Mettez un terme au provisoire qui nous tue... La commission des Trente n'a rien fait depuis six mois. Il manque à ses travaux une base fixe que vous seuls pouvez lui donner. République ou monarchie, choisissez ! Avec la clause de révision, la souveraineté nationale reste intacte. La révision était, en effet, une concession importante faite aux monarchistes. L'extrême gauche, très opposée à la proposition Perier, criait qu'on faisait une fausse République, où se cachait le piège d'une restauration toujours possible.

Un membre de la droite, M. Lambert de Sainte-Croix, rédige une contre-proposition qui reconnait la République pour sept ans autour de la personne du maréchal et remet à cette date la décision à prendre entre les deux formes de gouvernement. Opposer à la République immédiate, la République à terme : les monarchistes en sont là !

M. Raoul Duval demande l'appel au pays.

Personne ne se lève pour demander la restauration des Bourbons. Dans cette Assemblée monarchique, c'est la monarchie qui se dérobe ! Quant au gouvernement, il n'a pas exprimé d'opinion.

On passe au vote. Pointage. Le résultat est proclamé dans un profond silence. Par 345 voix contre 341, l'urgence en faveur de la proposition Casimir-Perier est adoptée.

Les gauches et le centre droit ont voté pour. Des hommes comme le duc Decazes, le duc d'Audiffret-Pasquier, le comte d'Harcourt, le vicomte d'Haussonville, se sont abstenus. Les membres de l'extrême gauche, qui continuent à nier le pouvoir constituant de l'Assemblée, MM. Louis Blanc, Edgar Quinet, etc., ont volé contre l'urgence. Ils reprochent à la proposition Casimir-Perier de mettre en cloute, puisqu'elle la soumet au vote, la l'orme du gouvernement existant. Cette première victoire républicaine est donc une victoire des centres.

C'est alors seulement qu'un membre de l'Assemblée, ambassadeur de la République à Londres, le duc de La Rochefoucauld-Bisaccia, dépose une motion déclarant : Le gouvernement de la France est la monarchie. Le trône appartient au chef de la maison de France. Par assis et levé, après un vote douteux, celte proposition n'est pas renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, mais seulement à la commission d'initiative. L'échec était éclatant et confirmé.

Il n'y a plus qu'à proclamer la République.

Le 16 juin, M. Wallon prend l'initiative de la proposition de loi suivante, sur l'organisation des pouvoirs du président de la République et sur le mode de révision des lois constitutionnelles :

ARTICLE PREMIER. — Le président de la République est élu à la pluralité des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale.

Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible.

ART. 2. — Le titre et les pouvoirs du président de la République, conférés à M. le maréchal de Mac Mahon par la loi du zo novembre 1873, lui sont continués sans autre forme d'élection jusqu'au terme de sept ans, à partir de la promulgation de la présente loi, aux conditions ci-après définies.

ART. 3. — Les droits et les devoirs du président de la République sont réglés par les articles 44, 49 à 57 et 60 à 64 de la constitution de 1848.

Il peut, en outre, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration de son mandat.

En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois.

ART. 4. — En cas de vacance par décès ou pour toute autre cause, les deux Chambres réunies procèdent, dans le délai d'un mois, à l'élection d'un nouveau président.

Dans l'intervalle, le vice-président du conseil est investi du pouvoir exécutif.

ART. 5. — Les lois constitutionnelles peuvent être révisées sur la demande, soit du président de la République, soit de l'une des deux Chambres.

Toutefois, pendant la durée des pouvoirs conférés par la loi du 20 novembre 1873, à M. le maréchal de Mac Mahon, cette révision ne peut avoir lieu que sur la proposition du président de la République.

ART. 6. — Quand le président de la République propose la révision de la constitution, ou que l'une des deux Chambres l'a résolue, les deux Chambres se réunissent dans la huitaine dans une même assemblée sous la présidence du président du Sénat, pour en délibérer.

Si la proposition est rejetée, elle ne peut être reproduite avant le terme d'un an.

Si, ce terme expiré, elle est reproduite et rejetée de nouveau, elle ne peut plus être représentée avant le renouvellement de la Chambre des députés.

ART. 7. — Si la proposition est votée par les deux Chambres réunies, les deux Chambres, formées en Assemblée nationale, procèdent à la révision de la constitution.

ART. 8. — Le président de la République est tenu de promulguer et de faire exécute, les nouvelles lois constitutionnelles dans les délais qui auront été fixés par l'Assemblée nationale.

Sans débat, la commission des lois constitutionnelles est saisie de la proposition.

Les choses vont bien vite.

Les droites et le ministère se concertent. Les vacances approchent. Si on pouvait gagner seulement ce terme !

Il faut en finir avec les lois municipales, avec les lois électorales. Tandis que la commission des Trente examine les propositions qui lui ont été soumises, l'Assemblée se remet à sa tache.

Les séances du 17 au 22 juin sont consacrées à la deuxième délibération sur la loi d'organisation municipale. Les principales difficultés portent maintenant sur l'adjonction des plus imposés et sur le droit de nommer les maires.

Les partisans de l'adjonction des plus imposés invoquent la bonne gestion des finances locales. M. Jules Ferry, qui soutient la discussion au nom de la gauche, répond : Diviser de la sorte les conseils municipaux, c'est pousser à l'hostilité entre les classes, c'est fomenter, dans la représentation des communes, la guerre sociale, et découvrant le mobile de tous ces efforts : Dès qu'on touche à cette question du suffrage universel, ajoute-t-il, on sent qu'il existe entre nous un malentendu. Au fond de vos cœurs, il subsiste un regret très respectable pour le régime censitaire. Vous n'en demandez pas le rétablissement ; mais vous introduisez dans nos lois électorales mille petits moyens destinés à remplacer le cens disparu.

Sur la proposition de M. Bardoux, battant la commission par une majorité de 43 voix, est voté le retour à la loi de 1837 (art. 42), c'est-à-dire l'adjonction des plus haut imposés en nombre égal aux conseillers municipaux, mais seulement dans les communes ayant au moins 100.000 francs de revenus et s'il s'agit d'emprunts ou d'impôts nouveaux.

Quant au droit de nomination des maires par le gouvernement, il provoque une intervention de M. de Fourtou en faveur d'un amendement de M. Clapier, qui proroge pour deux ans le droit attribué au gouvernement par la loi du 20 janvier 1874, de nommer les maires. L'Assemblée vote l'amendement et décide qu'elle passera à une troisième délibération[12]. Si précaire était alors la situation de l'Assemblée, observe un membre de la droite, que nous nous réjouissions d'avoir confirmé une disposition administrative pour deux ans et, cependant, le suffrage universel restait intact et affermi[13].

La proposition Casimir-Perier gagnait du terrain ; elle obtenait l'adhésion publique d'un ancien ministre de la monarchie de Juillet, ami personnel de Louis-Philippe, M. de Montalivet. On craignait que cet exemple n'eût des imitateurs. M. Léonce de Lavergne, vice-président du centre droit, ne cachait pas son intention de voter la proposition Casimir-Perier, au cas oh le septennat impersonnel serait rejeté. C'était la scission décisive qui s'affirmait[14].

Le 28 juin, après six séances de discussion, la commission des Trente rejette, par 18 voix contre 6, la proposition Casimir-Perier et elle nomme une sous-commission de trois membres chargée de formuler, en quelques articles, les points essentiels des lois organiques à élaborer. La sous-commission est composée de MM. Daru, de Ventavon et de Lacombe.

Comme l'observait M. de Laboulaye, on travaillait assidument à trouver le moyen de ne rien faire.

En séance publique, le 30 juin, revient la troisième délibération de la loi sur l'électorat municipal. Elle se poursuit jusqu'au 7 juillet. M. Jouin, du centre gauche, prononce un discours très vif et très remarquable en faveur du suffrage universel sans classification ni catégories. Il fait appel aux sentiments patriotiques et chrétiens de l'Assemblée pour qu'il ne soit pas dit : Silence aux pauvres ! M. de Chabrol, rapporteur, honnête homme, s'il en fut, est piqué au vif : Je proteste, dit-il, au nom de notre conscience contre des inculpations, qui, si elles étaient fondées, nous mettraient au dernier rang des hommes. Il faut comprendre, avait dit, en 1871, M. Bethmont, et répète M. de Chabrol, que le suffrage universel étonne par ses inconséquences, effraye par ses résultats et que, cependant, il attire par sa grandeur, par sa force, par son incontestable puissance.

La commission, tout en cédant, se cramponne aux dernières résistances. M. de Chabrol adresse à ses amis une suprême prière : N'alarmez pas les intérêts, Messieurs ; ne les mettez pas dans la situation où ils se sont trouvés en 1851... Je vous supplie de résister fermement à je ne sais quelle mollesse démocratique qui tolère tout, laisse tout faire, ne sait rien réprimer, et finira par chercher un protecteur au prix que vous savez.

Malgré ces efforts, le 1er juillet, l'âge de vingt et un ans, voté en deuxième lecture, sur la proposition de M. O. de Lafayette, est de nouveau maintenu, au scrutin secret, par 305 voix contre 294. Le 6 juillet, M. Raudot, président de la commission, annonce, après un vif débat, que celle-ci a ramené elle-même de trois à deux ans la durée du domicile pour les électeurs non originaires de la commune. Concessions, concessions, mais combien maussades et peu méritoires !

Enfin, par 452 voix contre 228, la loi est votée le 7 juillet. M. Pascal Duprat n'a pas craint de proclamer, la veille du scrutin, le sens que la gauche attache à la victoire que sa patience, sa prudence, sa persévérance, viennent de remporter : Le suffrage universel, avait-il dit, c'est, dans nos espérances du moins, le règne de la démocratie ; le suffrage universel, c'est un congé non seulement temporaire, mais définitif, donné à toutes les espérances monarchiques.

Et c'est cette loi démocratique que l'Assemblée votait à une énorme majorité ! Depuis longtemps, elle était plus libérale que ses origines, plus libérale que ses déclarations, plus démocratique que ses groupes et ses commissions. Devant le suffrage universel, chaque fois que celui-ci était en cause ou entrait eu ligne, elle capitulait[15].

 

III

C'est un désespoir pour les chefs, qui, après avoir entraîné leurs troupes à chaque nouvel engagement, assistent impuissants à ces éternelles déroutes.

Il faut lutter encore. Le bonapartisme travaille les masses ; l'orléanisme agit dans la coulisse... Et le royalisme, le royalisme héréditaire ne montrera-t-il pas son panache blanc ? Son abstention, à l'heure où on discutait la proposition Casimir-Perier, avait été une défaite sans combat. Il ne pouvait rester sous le coup d'une pareille journée.

Malgré les difficultés, les complexités, les périls, le comte de Chambord prend la plume et rédige un nouveau manifeste, publié le

Dans une forme plus habile et plus souple que ne l'avait été jusque-là son langage, le prétendant fait appel à l'union de tous : on dirait qu'il incline vers des idées plus libérales.

Le Roi fera-t-il un pas de plus ? Ira-t-il jusqu'au parlementarisme ? — Non. Ici, la bonne foi ou plutôt la forte conception du système traditionnel arrête le mot et la pensée sous la plume du royal écrivain : Je veux trouver dans les représentants de la nation des auxiliaires vigilants pour l'examen des questions soumises à son contrôle : mais je repousse la formule d'importation étrangère que répudient toutes nos traditions nationales, avec sou roi qui règne et ne gouverne pas...

Certes, une telle parole est haute ; elle est fière ; mais elle détruit toute chance de restauration. Le Roi ne sait pas ou ne veut pas régner. De l'avis de tous, ce manifeste, c'est la fin de la monarchie.

L'agonie fut publique ; elle découvrit au sein du parti royaliste, pris dans son ensemble, les humeurs anciennes et les blessures récentes dont il allait mourir.

Il restait une proposition du duc de La Rochefoucauld demandant le rétablissement de la dynastie des Bourbons. Une des commissions d'initiative en avait été saisie. Convoqué par celle-ci, le duc affirme que ses amis et lui n'auraient pas voté la loi du 20 novembre 1873, la loi du septennat, s'ils avaient pensé qu'elle prit devenir un obstacle au retour de la monarchie.

Le duc de Broglie était mis en cause : il était accusé comme l'avait été M. Thiers. Il s'explique devant la commission : — J'ai toujours défendu publiquement l'incommutabilité du septennat, dit-il. Je n'ai aucun souvenir de l'entretien dans lequel M. de La Rochefoucauld m'aurait déclaré que lui et ses amis voteraient contre le cabinet si j'engageais l'avenir à la tribune. J'ai engagé l'avenir sans que lui et ces messieurs eussent cessé de voter pour nous.

Le duc de Broglie apparaît, dès cette heure, comme le Deus ex machina, le fabricateur des difficultés qui vont être soulevées : défenseur attitré du septennat, il est à la fois l'adversaire du légitimisme et de la République ! C'est sous son autorité que le maréchal et le cabinet agissent ; c'est sous son impulsion que la commission d'initiative décide, par 16 voix contre 4, de ne pas prendre en considération la proposition de M. de La Rochefoucauld. Rapport en sera fait à l'Assemblée.

Mais la question se pose autrement en séance publique.

Par une mesure prise le 3 juillet, le ministère avait suspendu, pour quinze jours, le journal l'Union, qui avait publié le manifeste du comte de Chambord ; le motif de la suspension était ainsi spécifié dans l'exposé des motifs de l'arrêté : Considérant que le journal l'Union persiste à contester dans ses caractères essentiels les pouvoirs conférés à M. le maréchal de Mac Mahon par la loi du 20 novembre 1873... C'était donc bien le septennat qui refoulait la monarchie héréditaire.

M. Lucien Brun, orateur attitré du parti légitimiste à l'Assemblée, questionne le ministre de l'intérieur (4 juillet) : La suspension de l'Union a-t-elle pour cause la publication, par ce journal, du manifeste du comte de Chambord ? M. de Fourtou répond : La mesure a été prise à raison dé la polémique persistante de ce journal, qui s'attaque, depuis longtemps, aux pouvoirs de M. le maréchal de Mac Mahon, et à raison aussi, dans une certaine mesure, de la publication du document qu'il contient dans son numéro d'hier. Les déclarations du ministre aggravent la mesure prise et rompent en visière à l'extrême droite : Les pouvoirs du maréchal de Mac Mahon sont, pendant sept ans, au-dessus de tous les partis et nous ne souffrirons pas qu'il y soit porté atteinte dé la part d'aucun d'eux.

Remarquez comme la situation est fâcheuse pour la monarchie héréditaire, du moins pour la brandie aînée de la dynastie. La majorité de la droite, le gouvernement, attestent que la porte lui est fermée pendant sept ans, tandis que la République occupe la place durant cette même période : tout au plus, une habile substitution de personne, mettant un prince de la famille d'Orléans à la place du maréchal de Mac Mahon, pourrait-elle transformer le septennat en stathoudérat.

De boute façon, la royauté légitime est éliminée, éliminée sans avoir été entendue, éliminée sans recours, par la simple application de ce mécanisme du septennat auquel ses partisans ont, sans prévoyance, prêté les mains.

M. Lucien Brun interpelle. La discussion est fixée au 8 juillet. L'agitation se répand dans le monde parlementaire. Le 8 juillet, M. Lucien Brun monte à la tribune. Il lit d'abord le manifeste du comte de Chambord : Après les premières phrases, un frémissement de colère se produisit comme électriquement dans toute la gauche. Trois fois elle se soulève d'un même élan. Mais on vit M. Gambetta et les chefs de la gauche, debout, comprimer le mouvement trois fois[16].

M. Lucien Brun, au nom du comte de Chambord, invoque l'Assemblée, le pays, l'histoire. Quelle situation et quelle cause c'eût été pour un Berryer ! Berryer était mort.

M. Lucien Brun ramène le débat au commentaire de cette loi du 20 novembre que ses amis et lui ont si aveuglément votée. L'extrême droite a été trompée. Il le laisse entendre, mais sans prononcer le mot. Il fallut qu'une interruption de M. Cézanne lui infligeât la cruelle réalité : Vous vous êtes pris dans vos propres filets, voilà tout !

Heure pénible pour la majorité quand, refaisant en mémoire le chemin qu'elle avait parcouru depuis trois ans, elle entendait cette parole d'un de ses chefs : Eh quoi, nous aurions voté dans ce sens, que l'on pouvait rester dans le provisoire ou constituer un gouvernement définitif, mais que le seul définitif qui fit exclu des délibérations de l'Assemblée, c'était le définitif monarchique ! Comment, nous aurions voté cela ? Et l'instant fut plus poignant encore et presque tragique, quand enfin, soulevé par son sujet, l'orateur en appelle à l'avenir, à la postérité, quand il pousse devant l'Assemblée ce cri, le vrai cri de l'hérédité : Messieurs, ayez pitié de vos enfants !

Le ministre de l'intérieur, M. de Foullon, n'était ni un royaliste, ni un traditionnaliste, ni un sentimental. Il était l'homme de l'heure présente et allait au plus pressé. Il savait que le ministère était fort de sa faiblesse même : rien qu'il le toucher, où l'eût renversé : cette chute, sitôt après celle du cabinet Broglie, découvrirait le maréchal. On n'oserait pas.

Le ministre n'avait donc, lui, qu'à oser. L'avocat de Ribérac, vigoureux, arriviste et brutal, se charge de clouer dans la bière la monarchie défunte. Il frappe comme un sourd et, de sa voix forte, il assène les dernières prières sur le deuil du pauvre M. Lucien Brun.

Il invoque uniquement la loi du 20 novembre. Cette loi a remis au maréchal de Mac Mahon les pouvoirs qu'il détient pour une durée qui ne peut plus être modifiée... — Pas même par Dieu ? s'écrie M. Dahirel, — Au fond, c'est cela !...

En la votant, vous avez voulu qu'un long et calme recueillement précédât la fixation définitive des destinées de notre pays, qu'il eût, à l'abri de la compétition des partis, une longue période de tranquillité sociale... Vous avez mis le gouvernement au-dessus des partis... Il ne peut admettre que son droit soit attaqué chaque jour, son autorité méconnue, son prestige affaibli, par qui que ce soit. Ce sont ces tentatives que nous réprimons en frappant la polémique de l'Union et la publication d'un manifeste émanant d'une personnalité infiniment respectable, j'en conviens, mais qui doit subir la loi commune, la loi que vous avez votée : Songez à la loi du 20 novembre, dit le ministre en terminant. La mesure que nous avons prise n'est pas autre chose, en définitive, que la défense de votre œuvre, elle n'est pas autre chose que ce qui est un principe de vie pour tous les gouvernements : le principe de légitime défense...

Cette seule parole dépouillait le comte de Chambord de ce prestige royal que, par une convention tacite, on avait respecté jusque-là ; il n'était plus qu'un prétendant, un exilé, presque un factieux. La barrière qui lui était opposée, si fragile qu'elle fût, était infranchissable. Et c'était le gouvernement du maréchal de Mac Mahon, qui, par la logique invincible des faits, l'élevait devant lui !

M. Washburne, ministre des États-Unis à Paris, rendant compte de cette séance du 8 juillet, écrivit à son gouvernement : Ce débat est un des plus émouvants et des plus graves qui se soient produits dans cette Assemblée !... c'était le drame d'Hamlet sans Hamlet[17]...

Chaque parti avait affirmé son opinion : un des pères du septennat, M. Ernoul, dans un discours où il y avait de la véhémence et de la rancune, avait passé la corde au cabinet en déclarant qu'à son avis personne n'avait renoncé, le 20 novembre 1873, à proposer telle ou telle forme de gouvernement lors de la discussion sur les lois constitutionnelles.

Six ordres du jour étaient déposés. Tout d'abord, on vote sur l'ordre du jour de M. Lucien Brun. Il est repoussé par 372 voix contre 79. — 79 voix, c'est tout. Ce qui reste dans cette Assemblée à la monarchie légitime !

La majorité du centre droit, qui ne songe qu'à sauver le cabinet, se prononce pour un ordre du jour de M. Paris : L'Assemblée nationale, résolue à soutenir énergiquement les pouvoirs conférés pour sept ans, par la loi du 20 novembre 1873, à M. le maréchal de Mac Mahon, président de la République, et réservant l'examen des questions soumises à la commission des lois constitutionnelles, passe à l'ordre dû jour. Le général de Cissey déclare que le gouvernement se rallie à cet ordre du jour. Mais le ministère est en présence de la coalition qui avait renversé le duc de Broglie. L'ordre du jour Paris est repoussé par 368 voix contre 330.

Le ministère est battu. Pour le repêcher, 339 voix contre 315 et abstentions lui accordent l'ordre du jour pur et simple.

Les ministres n'en remettent pas moins leur démission au maréchal de Mac Mahon. La crise est ouverte. La cause qui est morte au cours de la séance fait des victimes autour d'elle.

C'est encore le maréchal qui intervient de sa personne. Guidé évidemment par le duc de Broglie, dont la main se cache à peine, il tient, une fois de plus, les événements en suspens. Il refuse la démission des ministres et il adresse, le 9 juillet ; un message à l'Assemblée[18].

Les gauches se bichent de ces interventions réitérées. Le centre gauche décide, avant la séance, de réclamer un vote sur la proposition Casimir-Perier ; en cas d'échec, de se rallier à la dissolution.

La séance du 9 juillet s'ouvre au milieu d'une vive émotion. Le général de Cissey, vice-président du Conseil, lit le message : Les pouvoirs dont vous m'axez investi ont une durée fixe. Votre confiance les a rendus irrévocables ; vous avez voulu, en me les attribuant, enchaîner vous-mêmes votre souveraineté... Maintenant, il ne reste plus à l'Assemblée de devoir plus impérieux que celui qui consiste à assurer au pays, par des institutions régulières, le calme, la sécurité, l'apaisement. — Je charge mes ministres de faire connaître sans retard à la commission des lois constitutionnelles les points sur lesquels je crois essentiel d'insister.

Ainsi, le maréchal garde le pouvoir pour sept ans, garde ses ministres et demande le vole prochain institutions régulières, mais sans prononcer le mot de République. C'est bien, décidément, la politique du duc de Broglie.

Le message est applaudi parce qu'il tire tout le monde d'embarras. M. Casimir-Perier prend acte pour ce qui concerne le vote prochain d'institutions régulières. M. Batbie, président de la commission des Trente, déclare que, le lundi suivant, le rapport de celle-ci pourra être déposé. M. Raoul Duval renouvelle sans succès sa proposition ordinaire de l'appel au pays[19].

La solution monarchique définitivement écartée, le système de l'appel au pays n'étant pas pris en considération, reste un dernier débat à engager : celui du septennat personnel, ou, comme M. Gambetta le qualifie bientôt, la bataille du stathoudérat.

 

IV

Les gauches sont inquiètes. Elles ont joué le jeu du maréchal. Trop peut-être. M. de Fourtou va, le Io juillet, devant la commission des Trente et il demande, au nom du président : l'établissement du scrutin d'arrondissement ; le droit de dissolution avec ou sans le concours du Sénat ; le droit de nommer pour une large part les membres de la Chambre haute. Cela ressemble bien à un pouvoir personnel en préparation et, comme le maréchal ne travaille certainement pas pour lui-même, pour qui travaille-t-il ?

Un article de M. de Saint-Genest, dans le Figaro, caractérise si nettement le septennat comme une sorte de dictature antiparlementaire, que l'inquiétude augmente. M. Brisson, en lisant l'article à la tribune dans une séance extrêmement agitée (11 juillet), embarrasse la droite qui, pourtant, ne découvre pas toute sa pensée.

A cette heure, les yeux sont tournés vers le duc d'Aumale. Il occupe une situation considérable à la tête du corps d'armée de Besançon. C'est une physionomie à la fois haute et distinguée, un homme intelligent et brave, adversaire déclaré de l'empire. Il des amis chauds au premier rang des parlementaires : le duc Decazes, le duc d'Audiffret-Pasquier, des sympathies dans tous les mondes, dans les académies, dans les cercles, même parmi les libéraux. C'est un homme de goût et de sport. Il est très riche. S'il le voulait bien, le vent souillerait peut-être vers lui.

Une modification qui parait significative se produit, sur ces entrefaites, dans le cabinet.

Dans la balance des partis rivaux, celui qui dissimule le plus habilement ses prétentions, le parti orléaniste, s'empare peu à peu des situations éminentes. Le duc Decazes est le véritable chef du ministère. A la préfecture de police, M. Léon Renault, est, dit-on, dans sa main. Or, les perquisitions faites citez les bonapartistes pour rechercher les traces du comité de l'Appel au peuple ont prouvé péremptoirement l'existence et le fonctionnement régulier, sinon de ce comité, du moins d'une sorte de gouvernement occulte, que M. Roulier avait nié en vain.

L'élément bonapartiste du cabinet est visé et, notamment, le ministre des finances, M. Magne. On commence à s'apercevoir que celui-ci, avec ses allures tranquilles et son air de n'y toucher pas, est resté au pouvoir le partisan timoré de l'empire qu'il a servi pendant dix-huit ans. Habilement malade, il se dérobe quand on le serre de trop près. Sa compétence tant Vantée lui a fait, de son ministère des finances, connue un domaine réservé. Il tient les cordons de la bourse et il dispose d'un personnel immense, des emplois les plus lucratifs. On profite d'un incident budgétaire (l'addition demandée par lui d'un demi-décime aux contributions indirectes, aux douanes, aux sucres et aux droits d'enregistrement) pour le mettre en minorité, le 15 juillet, par 404 voix contre 248. Sur une proposition de M. Wolowski, mais sur une intervention très vive de M. Hocher, dont on connait les attaches avec les princes d'Orléans, cet homme indispensable disparait. M. de Fourtou unit son sort à celui de son collègue des finances... On le laisse partir.

Le 20 juillet, M. Magne est remplacé par M. Mathieu-Bodet, président de la commission du budget[20]. Mais voici qui est plus significatif : le général de Chabaud La Tour est nommé ministre de l'intérieur. On dit que le maréchal avait offert le portefeuille de l'intérieur au duc de Broglie et que celui-ci a désigné le général de Chabaud La Tour. C'était un très galant homme, parlementaire distingué, ingénieur hors de pair, mais orléaniste déclaré, créature et familier des princes. En outre, cette nomination inattendue d'un général à un tel poste avait quelque chose de singulier. On remarquait que, depuis le général Espinasse, en 1851, à la veille du coup d'État, aucun militaire n'avait occupé ce ministère. M. Cornélis de Witt était nommé sous-secrétaire d'État à l'intérieur : Witt, cela veut dire Guizot. Après le remaniement, l'orléanisme avait une prépondérance incontestée dans le cabinet.

Donc, les gauches étaient inquiètes. L'époque habituelle des vacances parlementaires approchait. On se souvenait trop de ce qui s'était passé durant les vacances tic l'année précédente. Après avoir obtenu la majorité sur l'urgence de la proposition Casimir-Perier, va-t-on perdre une partie que l'on eût crue gagnée

Depuis le 15 juillet, l'Assemblée a sous les yeux le rapport de la commission des Trente sur les propositions Casimir-Perier, Lambert de Sainte-Croix et Wallon. Il s'oppose à la prise en considération de la proposition Casimir-Perier et il soumet à l'Assemblée les cinq premiers articles d'une loi constitutionnelle. Ce sont les fameuses institutions régulières réclamées par le maréchal et destinées à organiser le septennat. Le projet reçoit, du nom du rapporteur choisi par la commission des Trente, le nom baroque de Ventavonat.

D'après ce projet, le maréchal de Mac Mahon, président de la République, continue à exercer, avec ce titre, le pouvoir exécutif dont il est investi par la loi du 20 novembre — Il est irresponsable. — Les ministres sont solidairement responsables. — Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées, la Chambre des députés et le Sénat. — La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel. — Le Sénat se compose de membres élus et de membres nominés dans des conditions qui seront déterminées par une loi spéciale. — Le maréchal-président peut dissoudre la Chambre des députés. — A l'expiration des pouvoirs du maréchal, le conseil des, ministres convoque les deux assemblées qui, réunies en Congrès, statuent sur les résolutions à prendre. — Pendant la durée des pouvoirs du maréchal, la révision des lois constitutionnelles ne peut être faite que sur sa proposition.

C'est un stathoudérat parlementaire avec prédominance du pouvoir exécutif et ternie préfixe pour l'ouverture, entre les divers partis, de la succession du maréchal. Le lit est fait pour la monarchie parlementaire. La République n'est plus qu'un mot laissé comme paravent jusqu'à l'heure où s'opérera, d'elle-même, la substitution.

La commission s'exprime ainsi au sujet de la proposition Casimir-Perier : La proclamation républicaine demandée par M. Casimir-Perier ne serait pas un remède : il vaut mieux garantir pour sept ans à la France la paix intérieure et le fonctionnement d'un gouvernement régulier. Si nous lui donnons la possibilité, à l'expiration du terme, de garder ou de changer le régime actuel sans révolution et sans secousse, nous aurons fait tout ce que la prudence permet, tout ce que le patriotisme commande.

Quelle déception pour les gauches ! La proposition Casimir-Perier a bien l'air d'une fausse manœuvre.

La discussion du rapport est fixée au jeudi 23 juillet. M. Batbie, président de la commission des Trente, annonce, le 24 juillet, que celle-ci, ayant terminé l'examen du projet de loi relatif à la composition de la deuxième chambre, sera bientôt en mesure de soumettre à l'Assemblée le texte complet des travaux sur les lois qui lui ont été renvoyées.

La droite n'est pas prête. On traîne. M. de Castellane propose d'ajourner jusqu'après les vacances le débat sur le texte constitutionnel de M. de Ventavon. Entendu. Mais on discutera immédiatement la proposition Casimir-Perier. Des motions tendant à la prorogation de l'Assemblée jusqu'en novembre, même jusqu'au 5 janvier, sont déposées.

La bataille sur la proclamation de la République, la bataille sur le mot, sur le nom, engagée par M. Casimir-Perier, a lieu à la date fixée, c'est-à-dire le 23 juillet. Elle durera une semaine entière (23-29 juillet 1874).

Cette fois encore, ce sont les deux centres qui soutiennent l'un contre l'autre le combat. 11 s'agit de savoir laquelle des deux fractions du centre droit, celle qui reste attachée à la monarchie ou celle qui penche vers la République, entraînera le groupe intermédiaire, le groupe des hésitants. Le duc d'Audiffret-Pasquier est l'enjeu du combat ou, si l'on préfère, le juge du camp.

M. Lambert de Sainte-Croix, initiateur du système qui a prévalu à la commission, la République à terme, ou plutôt la République non avouée et suspensive pose la question : il critique la proposition Casimir-Perier : Allons au fond des choses. Ce qu'il y a dans votre proposition, c'est la République sans conditions. Et c'est à nous qui, préférant la monarchie, n'avons pas voulu faire la monarchie sans conditions, c'est à nous que vous offrez la République sans conditions ?

C'était là, en effet, le point faible de la proposition Casimir-Perier. Elle prétendait enlever la reconnaissance de la République de haute lutte et rien que par le prestige (l'un mot. Si elle ne gagnait pas la partie du premier coup, elle était battue sans recours. 011 risquait tout sur un vote.

La position prise par la commission n'était pas meilleure : Vous voulez organiser un gouvernement, disait encore M. Lambert de Sainte-Croix. Nous le voulons aussi : eh bien ! pourquoi ne commençons-nous pas par organiser le gouvernement que nous avons ? Mais ce gouvernement, c'est le pouvoir confié provisoirement à une personne et non l'application d'une idée, d'un principe ; grande faiblesse dans ce pays d'idéalisme et devant une assemblée de jurisconsultes et de logiciens.

M. Casimir-Perier défend sa proposition ; ah ! combien lourdement, péniblement ! Quel embarras ! On dirait qu'il est à la tribune en accusé, en suppliant. Il tend les mains vers ses amis personnels, vers ses amis politiques de la veille, vers son beau-frère. Ceux qui sont là, à qui il s'adresse, ce sont les siens, ses familiers, ses intimes. Il s'explique devant, eux, une fois de plus, — moins bien, parce que plus solennellement. Ce n'est, pas un discours qu'il prononce, c'est une conversation qu'il poursuit, avec ses incertitudes, ses reprises, ses retours, ses réticences, — presque une confession et un aveu.

 Mais aussi, avec quelle émotion, quelle anxiété ce-pénible exposé est suivi par ceux qu'il vise ! Le drame qui se développe maintenant en public, il se passe chaque jour, en secret, au for de ces âmes attentives. Cet embarras, c'est le leur ; cette angoisse, elle trouble leurs nuits.

 M. Casimir-Perier prend ses amis à témoin, les cite nommément, l'un après l'autre : Vous, monsieur le général de Cissey, vous faisiez avec moi partie du ministère qui déposait, le 9 mai 1873, les propositions de lois constitutionnelles. Vous, monsieur Mathieu-Bodet, et vous, monsieur Caillaux, vous avez signé, le 24 mai, une déclaration républicaine pour mettre fin à un provisoire qui compromet les intérêts du pays. Vous monsieur le duc Decazes, vous avez dit, le 12 mars 1873, que vous êtes de ceux qui considèrent comme fatale pour la France une halte indéfinie dans le provisoire. Enfin, l'appel est direct au chef respecté des hésitants, au beau-frère, au duc d'Audiffret-Pasquier : L'honorable M. Lambert de Sainte-Croix faisait, tout à l'heure, allusion à l'opinion exprimée, le 14 décembre 1873, dans cette enceinte, par l'un des plus chers amis que je compte dans cette Assemblée ; il vous rappelait que M. le duc d'Audiffret-Pasquier, donnant son adhésion à cette République qu'il appelait la République dans le bon sens du mot, la chose publique, disait en terminant : Mais ne nous demandez ni un reniement du passé, ni un acte de foi... Eh bien ? nous ne trouvons pas non plus que l'on peut être considéré comme reniant ses principes et son passé parce qu'on se résigne à accepter une autre forme de gouvernement. — Résigne, le mot est relevé, et une voix interrompt : Un gouvernement de résignation ? — Eh bien, oui, c'est cela ; c'est par cet étroit chemin, sur cette planche fragile que l'orateur a passé et qu'il voudrait voir passer les autres. Ah ! ce n'est plus le ton vainqueur des premiers jours !

Une invite si humble sera-t-elle suivie ?

L'homme qui était fait pour relever l'allure du débat et pour accabler d'une ironie hautaine la modeste façon de M. Casimir-Perier, est à la tribune, c'est le duc de Broglie. Il s'était réservé jusque-là. Sa présence vaut une armée. Jamais le ton ne fut plus tranchant, la pensée plus forte, la dialectique plus serrée, la manière plus polie et plus sarcastique.

Il n'a pas grand'foi dans ce qu'il défend. Aussi il prend vivement l'offensive. C'est le procès en règle de la République ; non seulement de la République en général, mais de chaque République en particulier : la République de la Convention et la République du Directoire ; la République de AS et la République de 51 : les unes versant dans l'anarchie et les autres dans le césarisme ; la République de M. Casimir-Perier républicain novice qui aurait toute une éducation à faire ; la République de M. Laboulaye qui n'entend pas raillerie sur les deux Chambres ; la République de M. Gambetta autre professeur de doctrine républicaine ; celle de M. Louis Blanc également docteur en socialisme, doctor utriusque juris, et celle de M. Jules Grévy dont l'amendement est resté célèbre.

Tous se fichent à ces flèches barbelées : mais l'orateur continue d'une voix qui, malgré sa faiblesse, s'impose ; on se serre au pied de la tribune pour l'entendre. Et c'est cette contradiction inhérente au régime républicain, ce sont ces diverses constitutions, organisant soit le désordre, soit le conflit, qu'on veut nous imposer sans discussion et pour ainsi dire à bouche fermée, comme l'idéal du définitif ! s'écrie-t-il.

Suit l'apologie inverse de la monarchie, — une fleur sur une tombe, — l'orateur le laisse entendre habilement ; il explique le système qui est proprement son œuvre, le pouvoir d'un homme qu'il appelle d'un de ces mots heureux qu'il sait trouver et qui portent : le soldat légal.

L'orateur n'a pas, lui, l'ambition de ses contradicteurs ; il n'est pas un Solon ; il ne demande pas, à la précarité de l'heure, une constitution éternelle ; ce qu'il veut obtenir de l'Assemblée, c'est, plus modestement, d'instituer un gouvernement fondé sur la loi : — Une Personne et la Loi : voilà ce qui lui suffit. Cet organisme simple, souple, pratique et toujours révisable, convenable au temps et aux circonstances, offre, à la fois, les avantages de la République et ceux de la monarchie. Il assure le présent, il réserve l'avenir. Il évite ce saut dans les ténèbres dont parlait un autre orateur.

Et c'est ici que le duc de Broglie pèse, à son tour, sur ceux que visait le pathétique bonhomme de M. Casimir-Perier : les membres du centre droit dissident. Il ne les adjure pas, il les éclaire, il les avertit, il les inquiète : Je demanderai aux honorables auteurs de la proposition si, dans l'hypothèse où ils réuniraient une majorité pour cette proclamation vague de la République qu'ils méditent, ils sont parfaitement sûrs d'avoir aussi, le lendemain, une majorité pour l'organiser, pour lui donner les institutions, les définitions, les applications qu'elle n'a pas dans leur formule ; car, s'ils ne l'ont pas, c'est une chose bien dangereuse que de lancer dans le public, avec toutes les imaginations mises en campagne et tous les souvenirs que ce mot réveille, la proclamation de la République à l'état vague...

Cette parole, c'est le coup de grâce pour la proposition Casimir-Perier. Évidemment, celle-ci était trop simpliste et, par sa simplicité même, téméraire. Les intérêts conservateurs n'obtiennent pas une garantie suffisante. Le mot de République, s'il n'est qu'un mot, se retourne contre la chose elle-même.

La cause est entendue. Le procès est gagné. Le duc de Broglie dit à M. de Meaux, en descendant de la tribune : — C'est un tour de force ; je ne le recommencerais plus[21].

C'était un tour de force, en effet, puisqu'il arrachait à la destinée une solution dont elle semblait s'être saisie, puisqu'un discours allait non seulement changer le vote, mais modifier et tenir en suspens les opinions. Un discours ? non. Mais bien un orateur, un homme. Le duc de Broglie s'était montré ; cela al ait suffi. La force oratoire n'est pas tant faite d'un habile agencement des raisons et des formules, que de l'autorité d'un nom et de l'opportunité d'un acte.

Depuis le mois de mai, le chic de Broglie avait laissé ses troupes, qui l'avaient abandonné ; elles couraient à l'aventure, de la déroute à la désertion. Il reparait : elles se rallient ; elles reconnaissent sa voix, elles se reforment derrière lui. Le duc de Broglie, avec tous ses défauts, et avec l'extraordinaire capacité d'aveuglement que la conviction de sa propre supériorité met en lui, est un chef ; il est le héros et le vainqueur de cette journée : il eût sauvé Pergame si Pergame ai pu être sauvée.

Il ne faut pas moins que l'intervention du vieux routier Dufaure pour contrebalancer l'effet de cette harangue. Il saccage, de ses coups de boutoir, les sophismes de l'adversaire. La République ne se fera pas en l'air puisque l'Assemblée est maîtresse de l'entourer des institutions qu'elle croira conformes aux intérêts du pays. Ce qui est en l'air, c'est un système sans passé, sans avenir et sans nom. Nous demandons que l'on fasse pour la France ce qu'on a fait, dans tous les temps, pour tous les pays, qu'on attribue un nom et un principe au gouvernement sous lequel elle doit vivre... Aucun de vous, dit-il à la droite, aucun de vous (sauf le duc de La Rochefoucauld) ne demande qu'on proclame la monarchie. Arrivez donc à la seule issue pratique et fondez la République. On ne constitue pas un gouvernement sur la vie d'un homme et pour un homme, même alors que cet homme s'appelait Napoléon. Tenter un pareil essai, voilà ce qui serait précisément mettre le désordre, l'anarchie dans le pouvoir.

M. Dufaure a raison, mais l'impression demeure.

Le gouvernement est entendu. Le général de Cissey lit une déclaration assez embarrassée. Il rejette la proposition Casimir-Perier, simple affirmation doctrinale ; il demande à l'Assemblée de voter les lois qui assureront au gouvernement une organisation efficace, c'est-à-dire : une seconde Chambre, le droit de dissolution et un système électoral. Organisons d'abord pour sept ans, dit-il bien modestement ; plus tard, le pays, resté maitre de lui-même et éclairé par les événements, prononcera sur sa destinée.

Voici, de nouveau, M. Wallon. L'excellent homme passe sa vie à limer, à polir, à amenuiser le projet de constitution qu'il soumet périodiquement à l'Assemblée. Il a remarqué le faible de la proposition Casimir-Perier et il le signale : La proposition de M. Casimir-Perier, dit-il, proclame la République, mais elle ne la fait pas, car elle renvoie à une commission le soin de la faire. Et M. Wallon dépose, sous forme d'amendement, sa rédaction modifiée, édulcorée, atténuée. Mais on dirait que, cette fois, il s'enhardit ; c'est qu'il ne se sent plus seul. Certains membres du centre droit, reconnaissant, dans sa formule, quelque chose de l'esprit qui les animait eux-mêmes quand ils cherchaient un moyen de faire sans dire, de décider sans affirmer, sont venus vers lui ; des conciliabules ont été tenus : Plusieurs députés appartenant au centre droit s'étaient abouchés avec les chefs du centre gauche ceux-ci se concertèrent avec la gauche... Exact et consciencieux historien, habitué à chercher dans les temps troublés les transactions qui s'imposent, M. Wallon fut chargé de rédiger le résultat de ces confabulations secrètes[22].

Donc, M. Wallon est à la tribune. Il défend sa rédaction, il vante son caractère anodin : Ma proposition ne proclame pas la République, dit-il ; mais on pourrait dire qu'au fond, elle la fait. Elle ne procède pas de l'enthousiasme ; elle n'a pas la prétention d'établir la meilleure forme de gouvernement possible... Cet homme si raisonnable, si effacé, est un ennuyeux : que vient-il se jeter, avec son calmant, au milieu des passions surexcitées ? On ne l'entend pas ; on ne l'écoute pas. L'enfant plein d'avenir, qu'il porte sous son manteau, cette future constitution de la France, naît dans l'inattention générale, parmi le bruit des conversations.

Je crains de vous fatiguer, dit timidement le père de l'avenir ; je descends de la tribune.

On vote. La proposition Wallon est rejetée par 363 voix contre 31.

Trente et une voix ! mais quelles ? Ce sont, entre autres, MM. Adrien Léon, Cézanne, Denormandie, vicomte d'Haussonville, Léonce de Lavergne, Lefèvre-Pontalis, Luro, Passy, comte de Pourtalès, Francisque Rive, Savary, comte de Ségur et — ce nom dit tout — M. Taret ! C'est le groupe des dissidents, celui qui décidera un jour de la victoire. M. Wallon est un doux entêté. Il reviendra.

Enfin, on vote sur la proposition Casimir-Perier. Par 374 voix contre 333, elle est rejetée. Le duc de Broglie peut être fier de son succès. Cependant, au vote sur l'amendement Wallon, son coup d'œil politique et son expérience ont reconnu l'importance de ce qui se prépare dans l'ombre. Il n'ignore rien ; mais il hésite encore[23]. Il croit avoir gagné beaucoup parce qu'il a gagné du temps.

 

Les gauches sont, à la fois, déconfites et ulcérées. L'extrême gauche, qui s'est abstenue, triomphe. Quelle faute d'avoir exposé, de gaieté de cœur, à un pareil échec, le grand nom de la République ? M. Gambetta est découragé. Un ami de M. Thiers, M. de Maleville, monte immédiatement à la tribune et défend la proposition de dissolution, déposée par le centre gauche et où l'on sent l'influence et peut-être l'humeur de l'ancien président. Il demande à l'Assemblée de fixer au 6 septembre les élections générales.

L'urgence est d'abord repoussée par 369 voix contre 340. La proposition est renvoyée à la commission d'initiative et elle vient en discussion le 29 juillet. M. Depeyre la combat. Il constate le succès de la droite et l'union refaite dans les derniers scrutins, malgré vous et contre vous, dit-il à la gauche. Cependant, sa harangue se termine par un aveu : Je suis de ceux, dit-il, qui, pour désespérer du bien, attendent le dernier jour et la dernière heure. Oui, on veut croire encore et épuiser la chance.

On escompte maintenant le délai des vacances prochaines. La proposition Maleville est repoussée par 375 voix contre 332.

Le journal de M. Gambetta, la République française, écrit : Cette lutte est finie, pour nous du moins. Nous ne pensons plus qu'au pays... La République ne sortira pas des délibérations d'une Assemblée qui, se croyant appelée à rétablir la monarchie, a été convaincue de son impuissance à y réussir. La République ne peut plus sortir que des urnes populaires. La séance d'hier prouve que ces urnes ne tarderont pas à s'ouvrir[24].

En gagnant le terme des vacances, on avait obtenu un résultat qui paraissait suffisant. L'Assemblée, sur une intervention bucolique du général Changarnier et sur la proposition de M. Malartre, s'apprête à se proroger du 5 août jusqu'au 3o novembre : on remettra à cette date la discussion des lois constitutionnelles.

Le jour où cette décision est prise (24 juillet), comme pour atténuer la mauvaise impression d'un nouvel ajournement, M. Batbie s'engage, au nom de la commission des Trente, à déposer, il très bref délai, le rapport sur la création et les attributions de la deuxième Chambre. M. Antonin Lefèvre-Pontalis acquitte cette promesse, le 3 août. C'est le projet du duc de Broglie, sous une forme légèrement différente ; c'est la représentation des capacités et des intérêts ; c'est une précaution contre le suffrage universel. Pour plus de sûreté, la commission propose d'accorder au président de la République le droit de nommer une partie du Sénat.

La ressource suprême serait donc une Chambre de contrôle et de contrepoids s'appuyant sur un pouvoir exécutif fortement organisé. Selon la propre expression du rapporteur, on cherche un centre de résistance contre le pouvoir prédominant, une combinaison de deux autorités s'appuyant l'une sur l'autre par le droit, de dissolution exercé en commun, — telle est la pensée d'où procède la création de ce Sénat qui doit recevoir et garder en dépôt la fortune de la France.

Le Sénat ne sera rien autre chose, en fait, que la prolongation de l'Assemblée nationale, ou plutôt de la majorité de droite. Constitué par elle et par le pouvoir exécutif qui émane d'elle, il leur survivra par ses inamovibles, pour faire prévaloir, dans les combinaisons de l'avenir, les vues et les volontés communes. Il sera chargé de tenir en échec le suffrage universel, ce suffrage universel dont la hantise domine tout ce débat, que l'on a chi accepter au cours d'une session où il n'a été question que des précautions à prendre contre lui, et qui, on le sent, on le sait, sera finalement le maitre.

 

L'état de siège Le gouvernement du maréchal est sans boussole dans cette crise, où il ne sait plus que se fier en l'avenir alors que le présent lui manque. Il en est réduit, sous prétexte d'assurer l'ordre que personne ne menace, à maintenir l'état de siège dans les départements où il a été établi pendant la guerre ou pendant la Commune, et cela malgré les réclamations réitérées des esprits modérés, notamment de M. Lamy, qui, le 31 juillet, au cours de la délibération sur le projet de prorogation, dépose un amendement dans ce sens. Cet amendement est rejeté par 366 voix contre 296.

M. Gambetta demande que les vacances soient abrégées et que l'Assemblée se remette à la besogne sans tant de retards. Il parle en fin de séance. Son discours est un chef-d'œuvre de modération et de bon sens : La République, c'est l'inévitable et vous devriez l'accepter, non en hommes de parti, en hommes de sentiment, mais en véritables hommes politiques. Vous devriez vous accommoder aux réalités, dit-il encore à la droite, prendre votre parti de l'existence, dans ce pays-ci, d'une démocratie invincible, inéluctable, à qui restera certainement le dernier mot... Vous devriez vous mettre résolument à l'œuvre et comprendre que votre place est marquée dans ce gouvernement de la démocratie libre, que vous devez y jouer un rôle, un rôle éminent, celui que vous assurent votre autorité sociale, vos précédents, vos loisirs... c'est une faute politique, et une faute peut-être irréparable que cette conduite des conservateurs, alors qu'ils ont éprouvé l'impossibilité de rétablir la monarchie... de refuser une alliance féconde avec la démocratie... et de s'engager dans ce défilé du septennat qu'on prononcera peut-être plus tard stathoudérat...

Cette faute, l'orateur conjure l'Assemblée de ne pas la commettre. Lui aussi vise, non seulement le présent, mais l'avenir : Cependant, vous êtes destinés à vivre. Vous avez des enfants. Vous devez préparer l'avenir des générations futures : croyez-vous pouvoir le leur préparer en dehors de la démocratie ? Est-ce qu'il appartiendra à une coalition de trois ou quatre cents députés de faire rebrousser chemin à la Révolution française ? Le croyez-vous ? Si vous ne le croyez pas, il faut prendre un parti, le prendre avec énergie. Allez en vacances ; passez-y un mois seulement et revenez... Si vous pouvez faire la monarchie, vous la ferez ; si vous voyez que la République seule est possible, vous la ferez ; mais vous ferez un gouvernement fort, capable de refaire, comme nous en avons tous la passion, la gloire et l'honneur de la France.

Ces paroles prophétiques ne furent pas entendues : on ne voulait rien entendre. La masse du parti conservateur était désemparée ; mais les engagements pris, des fidélités respectables, un faux point d'honneur, des inquiétudes excessives, le calcul des intrigants, la sommation des nigauds, ces sentiments divers, avouables ou non, retenaient tout le monde au rivage. La prorogation au 30 novembre est votée.

M. Émile de Girardin, qui, dans le journal la France, faisait son évolution vers la République, — il s'intitulait lui-même républicain de conversion, M. Émile de Girardin tenait le même langage que M. Gambetta. Il conseillait à la droite d'en prendre son parti et d'entrer franchement, loyalement, dans le mouvement, c'est-à-dire dans le travail d'organisation de la vraie République.

Il s'appuyait, d'abord, sur des données positives, sur des chiffres (15 sept. 1874). Les élections partielles qui ont eu lieu depuis les élections générales du 8 février 1871 ont donné les résultats suivants :

Sur 158 élections partielles, ont été élus :

126 candidats républicains.

22 candidats royalistes.

10 candidats impérialistes.

Il constatait que la France était républicaine. La France, amputée à deux reprises, la France deux fois rançonnée, la France qui plie sous le poids d'impôts plus innombrables encore qu'écrasants, la France, pour redevenir ce qu'elle était, ne compte plus sur aucun prince ; elle ne compte plus que sur elle-même et sur elle seule. (21 mars 1874.) Et sa logique se prononçait contre tout système intermédiaire et notamment contre l'organisation du septennat : Il ne peut y avoir deux souverainetés, disait-il. Si l'on accepte celle du nombre et la loi des majorités, comme l'a fait le maréchal de Mac Mahon, dans son discours du 26 mai 1873[25], la logique du droit électif est qu'il ne peut être limité que par lui-même et par lui seul... C'est une grande et profonde erreur de vouloir allier deux souverainetés qui s'excluent. Il faut que l'un des deux pouvoirs ait le dernier mot. Qui opposez-vous, dans votre système, à cette force, le suffrage universel ?Un homme, nommé pour sept ans ?C'est le conflit certain, avec une issue trop facile à prévoir, la démission. — Si la France ne veut pas de la République, il faut qu'elle renonce au suffrage universel ; mais si elle tient au suffrage universel, elle n'a qu'à prendre son parti et à organiser franchement la République.

Ces raisons, ces objurgations, ces avances se heurtaient à un bloc d'illusions, d'espérances, de convictions, qui ne s'effritait que bien lentement. En réalité, on n'atteignit jamais le tuf, et aux heures mêmes où les plus sages se résignèrent, la République n'obtint jamais un acte de foi, une confiance entière pleine, féconde : ce furent toujours des embrassements froids.

Un des hommes les plus distingués de cet âge, un écrivain dont les précieux Souvenirs éclairent tant de choses, le vicomte de Meaux, reproche encore, après trente ans, à Gambetta et à son parti d'avoir donné pour raison d'être à la République l'accaparement du pouvoir, à l'exclusion de toute autre classe, par les nouvelles couches sociales. Toute la conduite de M. Gambetta pendant cette période critique, ses discours, les appels réitérés au concours des droites, les paroles solennelles, les luttes qu'il soutint avec les intransigeants de son propre parti, tout prouve, au contraire, la justesse et la sincérité de son sentiment : il eût voulu fonder la République avec la France tout entière ; il eût voulu cette France unie dont parlait encore M. Émile de Girardin (20 août 1874) : Les royalistes ne feraient aucun sacrifice et feraient une chose sage en même temps que patriotique, le jour où, complètement désabusés, ils se rallieraient sincèrement à la République... Alors ce serait la France unie, alors ce serait la France républicaine, mais républicaine dans une acception toute nouvelle et qui ne réveillerait aucun des fâcheux souvenirs du passé révolutionnaire ; alors, ce serait, sous le règne du droit électif, la France plus puissante, plus prospère et plus glorieuse que jamais.

La droite n'ignorait pas la gravité des circonstances. Le duc de Broglie l'avait dit lui-même : Si la République est votée, si une fois le principe est devenu loi, tout le monde ici devra s'y soumettre... Il y aurait un entêtement puéril et odieux à faire autrement. Je suis convaincu que personne, dans cette Assemblée, ne céderait à un tel sentiment. Je n'attends pas moins du patriotisme de tous les partis...

Ces paroles n'étaient-elles dites que du bout des lèvres ? n'étaient-elles qu'une concession oratoire et une habileté d'argumentation ? — Non. Elles sont trop graves, trop hautes, pour ne pas être réfléchies ; et le rôle joué par le duc de Broglie dans les pourparlers qui préparèrent l'amendement Wallon le prouverait au besoin.

Malgré tout, le malentendu persista entre des hommes qui, pourtant, ne manquaient ni de lumière ni de bonne volonté. Les positions étaient prises : les amours-propres étaient en cause !

La classe dirigeante, en adhérant d'avance et franchement aux institutions républicaines, y eût fait entrer avec elle, non pas seulement les garanties et les précautions qu'elle jugeait indispensables, mais, dans une certaine mesure, elle eût mis à l'abri ses principes, ses doctrines, ses intérêts. En se rapprochant du peuple, elle se fût protégée et elle se fût humanisée. Elle eût pu attendre beaucoup d'un avenir qu'elle plantait de ses propres mains.

Logique avec elle-même, elle eût eu, dès lors, non plus la crainte, tuais le souci du s'ange populaire. La réforme eût obtenu souvent l'appui habile et généreux des conservateurs. Entre les partis politiques, on eût vu s'établir mie concurrence pour le bien du plus grand nombre, et l'idée révolutionnaire, n'ayant plus où se prendre, aurait disparu ou se serait singulièrement affaiblie. C'est encore un mot de M. Émile de Girardin, qui vit si clair et si loin : Les conseillers successifs de M. le maréchal de Mac Mahon ont égaré son bon sens et son patriotisme en lui répétant et en lui faisant répéter sous toutes les formes qu'il était nécessaire d'organiser ses pouvoirs... L'organisation des pouvoirs du septennat, ce sera l'organisation du conflit et, par conséquent, de la Révolution. C'est à cela, en effet, que l'erreur devait aboutir. Le maréchal de Mac Maison, estimé de tous, devait être la première victime d'une faute dont trente ans écoulés n'ont pas épuisé les suites.

 

 

 



[1] Allocution aux délégués de la Gironde. 24 mai 1874. Discours parlementaires de M. Thiers publiés par M. CALMON (t. XV, p. 636).

[2] Vicomte DE MEAUX, Souvenirs politiques (p. 229).

[3] Baron DE VINOLS DE MONTFLEURY, Mémoires politiques d'un membre de l'Assemblée nationale constituante de 1871, Le Puy, in-8° (p. 196).

[4] Cet ordre devait être suivi pour les trois délibérations auxquelles étaient soumises, d'après le règlement de l'Assemblée nationale, les projets ou les propositions de loi ne bénéficiant pas de la déclaration d'urgence. Il y avait donc, pour les trois projets, un enchevêtrement possible de neuf discussions, à moins que l'urgence ne fût prononcée. Rappelons que les lois émanant de l'initiative du gouvernement prennent le titre de projets, et que celles dues l'initiative parlementaire sont qualifiées propositions.

[5] 1873, date de la visite du comte de Paris à Frohsdorf.

[6] Camille PELLETAN, Le Théâtre de Versailles (p. 158).

[7] Baron DE VINOLS, loc. cit. (p. 199).

[8] En fait, la deuxième délibération de cette loi — qui fut la loi du 30 novembre 1875 — ne devait venir que le 8 novembre 1875. Après les profondes modifications de principes apportés par l'Assemblée au projet de loi sur l'électoral municipal, la question se posa de savoir s'il convenait de maintenir la dualité des listes électorales (politique et municipale) ou s'il convenait de revenir au système antérieur à 1870, unité de liste. La dualité de liste avait, en effet, été établie par la loi provisoire du 11 avril 1871.

Le 21 juillet 1874, M. Batbie, président de la commission des Trente, déposait à l'Assemblée un rapport complémentaire établissant l'harmonie entre le projet de loi électorale politique et la loi électorale municipale promulguée le 11 juillet 1871.

La loi du 5 avril 1884 revint à l'unité de liste. Il n'y avait d'ailleurs pas grande différence entre les deux listes. Les listes arrêtées au 31 mars 1884 donnaient un total de 10.062.425 électeurs municipaux et de 10.204.228 électeurs politiques. soit 141.803 électeurs jouissant seulement du droit électoral politique. — Léon MORGAND, La loi municipale (t. Ier, p. 121).

[9] Il succédait à Mgr Chigi.

[10] Baron DE VINOLS (p. 205).

[11] Baron DE VINOLS (p. 206).

[12] En fait, cette troisième délibération n'eut pas lieu. Avant de se dissoudre (15 nov. 1875), l'Assemblée décida qu'elle laisserait à ses successeurs le soin d'élaborer une loi organique municipale.

[13] Baron DE VINOLS (p. 208).

[14] Voir la lettre écrite, le 8 juillet 1871, par M. Léonce DE LAVERGNE au journal le Temps. L'évolution lente de M. Léonce de Lavergne est caractéristique : aux débuts de l'Assemblée nationale, il appartenait à la réunion Colbert, qu'il quitta pour le centre droit. En 1875, il comptait au centre gauche.

[15] La loi électorale municipale a été promulguée au Journal officiel du 11 juillet 1874.

[16] Baron DE VINOLS (p. 212).

[17] M. WASHBURNE, ministre des Etats-Unis à Paris, a publié dans le recueil des Blue Books américains une correspondance des plus intéressantes sur les événements qui, depuis la guerre et la Commune, se sont produits pendant le cours de sa mission en France. Voir une analyse de ces documents dans le journal la République Française, n° du 8 mars 1877.- Voir aussi le Mémorial Diplomatique, 1874-75.

[18] Les dispositions des membres influents du cabinet, dans cette phase critique, ressortent d'un passage d'une lettre du duc DECAZES à son oncle, le marquis d'Harcourt, ambassadeur à Vienne : 26 juin 1874. — Hélas ! mon cher oncle, je ne puis guère vous rassurer sur notre situation intérieure. Je ne vois pas d'amélioration sensible dans l'état des partis dans le parlement. Je ne saurais compter qu'il se formera une majorité sur la proposition Lambert de Sainte-Croix ou tout autre projet transactionnel dans le sein de la commission des Trente, et l'Assemblée est aussi divisée que sa commission. Nous nous disons que, peut-être, à la dernière heure, un message du maréchal formulant en deux lignes les nécessités de son gouvernement, se désintéressant de toutes formules doctrinales comme de tout ce qui ne le touche pas directement, peut déterminer la constitution d'une majorité : cela est possible en effet, mais si nous jouons celte dernière partie et la perdons, nous nous trouverons en présence de la dissolution et sur la grand'route des coups d'État. Je nie sens bien le courage de cette suprême aventure, mais à une condition être absolument rassuré contre la restauration bonapartiste approuvée ou tolérée par le maréchal. C'est là une garantie sans laquelle je ne puis, vous le comprenez, entreprendre cette campagne. Peut-elle m'être donnée ? Sous quelle forme y puis-je prétendre ? Je ne le vois pas bien encore. — Document privé inédit.

[19] Il demande à l'Assemblée de fixer au 25 octobre 1874 les élections générales.

[20] Comme suite de ce remaniement ministériel, par décret du 3 août, M. Louis Passy est nominé sous-secrétaire d'État aux finances en remplacement de M. Lefébure.

[21] Vicomte DE MEAUX, Souvenirs politiques (p. 240).

[22] Vicomte DE MEAUX (p. 241).

[23] M. DE MEAUX dit, en parlant d'une époque un peu postérieure : Broglie qui avait favorisé sous main la négociation dont nous étions exclus... (p. 247).

[24] Louis BLANC, Histoire de la Constitution du 25 février (p. 65).

[25] Le droit de la majorité est la règle de tous les gouvernements parlementaires : niais cette règle est surtout d'une application nécessaire dans les institutions qui nous régissent.