HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

II. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

L'ÉCHEC DE LA MONARCHIE

CHAPITRE IX. — LA CHUTE DU DUC DE BROGLIE.

 

 

Reprise de la session. — La majorité du 24 mai se désagrège. — La loi des maires. — Son application. — Le maréchal s'explique sur la durée de ses pouvoirs. — Résistances. — Les élections des 27 février et 1er mars 1874. — Manifestations bonapartistes à l'occasion de la majorité du prince impérial. — Le parti républicain. — Interpellation Gambetta-Lepère : discours de M. Challemel-Lacour. — Le duc de Broglie déclare le septennat incommutable — Rupture avec l'extrême droite. — Thiers. — Propositions de dissolution. — Les vacances de Pâques. — Les élections du 29 mars 1874. — Les lois de réorganisation. — Le compte de liquidation. — Les voies navigables. — Lois d'administration militaire. — Le problème des frontières. — Deux lignes de défense fortifiées à l'Est. — Les fortifications de Paris. — La session d'été. — Projets constitutionnels du duc de Broglie. — La représentation des intérêts. — Le suffrage universel expurgé. — Organisation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. — Le projet de loi sur l'électorat municipal et le projet de loi sur l'électorat politique. — Le projet de loi portant création d'une seconde Chambre. — Chute du duc de Broglie. — Ses causes et ses conséquences.

 

On dit que le spectacle de la vie écoulée se présente, dans une rapide évocation, à la pensée des agonisants : de même, l'histoire de la vieille France se reproduisit, en un spasme suprême, à l'heure où elle s'achevait.

La lutte de la royauté et des classes privilégiées avait été le drame discontinu de l'ancien régime : or, ce duel se poursuit jusqu'à la dernière heure, il dure tant qu'un souffle de vie reste aux deux adversaires ; ils s'étreignent et s'étouffent en mourant.

La destinée du duc de Broglie était d'être le témoin et même le tenant de ce dernier combat. Ayant assisté, sans surprise, à l'échec du comte de Chambord, il reconnait aussitôt que cet échec est, pour le moment du moins, celui de la monarchie : Nul autre choix royal ne paraissait ni légitime, ni possible et ne fut, un instant, dans la pensée de personne[1].

Clairvoyant et résigné, il prend le parti de consolider, autour du septennat, des institutions conformes aux idées dont il s'inspire : il prétend organiser ce gouvernement des classes moyennes qui avait été la foi de sa jeunesse et le regret de son âge mûr.

Il échoue encore dans cette entreprise. Il succombe par un coup désespéré des fidèles de la monarchie traditionnelle qui se vengent, sur la bourgeoisie tricolore, en 1874, du coup que la bourgeoisie tricolore leur a porté en 1830.

Ainsi, la monarchie et la dernière forme de l'aristocratie se battent encore et périssent ensemble, à l'heure où il n'eut pas été trop de leur union et d'une discipline étroite pour les sauver.

On sait les qualités du duc de Broglie, son intelligence, son courage, son éloquence ; mais il ne faut pas oublier ses défauts : sa froideur, sa réserve, sa gaucherie, si souvent décourageante. Cet homme, né pour le commandement, n'avait pas les qualités d'un chef de majorité parlementaire : il lui manquait la bonhomie et la séduction ; son éloquence avait plus de ce qui blesse que de ce qui désarme.

La majorité, qui s'était groupée si étroitement autour de lui contre M. Thiers, se désagrégeait, maintenant qu'elle était réduite à la défensive. Contemplant en psychologue et d'un œil désabusé cette alternative des passions humaines, le vice-président du conseil assistait au spectacle de sa troupe débandée et n'avait, pour la rallier, que des paroles sèches. Il affectait de garder pour lui seul le secret d'une consigne à laquelle il prétendait subordonner tout le monde. Ces allures hautaines, supportables dans la victoire, sont insupportables dans la défaite. On commençait à dire que le chef choisi avec tant d'enthousiasme n'avait pas de chance. Le mot circulait et montait aux lèvres quand on voyait apparaître son froid visage. Autour de lui, des figures souriantes, cordiales, bon enfant, des natures abondantes et expansives qu'il avait tenues à l'écart, faisaient contraste et lui étaient comme un reproche vivant.

L'assemblée étant souveraine, les évolutions qui s'opéraient dans sa constitution intime devaient faire le succès ou l'échec des conceptions nouvelles du chef du cabinet. Or, celui-ci était mal renseigné sur ces mouvements à peine perceptibles. Il se tenait un peu haut pour apercevoir ces détails.

La vie intérieure des assemblées est secrète : c'est là que se font ou se défont les majorités, que les influences se pèsent, que les réputations se jugent, que les décisions sont prises. Entre des hommes que tout sépare, la poignée de mains banale fait, un jour, le premier lien ; puis les regards se croisent, la cigarette s'offre et s'allume ; les confidences s'échangent, et, à la fin, les pactes se concluent.

L'Assemblée, déjà vieille, a perdu ses cadres rigides ; une détente s'est produite par la vie commune, les voyages, les contacts dans les commissions, dans les salles d'attente, au restaurant, dans les wagons. On n'est plus si étonné de se voir, on serait moins surpris de s'entendre. C'est une promiscuité fatale où le duc ne se mêle pas, juché qu'il est sur sa doctrine, plein de confiance en sa cause, en lui-même, ayant cette fière conviction qu'il fait le bien.

 La cause était, d'ailleurs, mal engagée, surannée, épuisée. Les classes moyennes n'avaient pas su prouver leur aptitude en agissant. La démocratie montait et balayait tout. L'Assemblée, issue du suffrage universel, n'avait pas qualité pour lutter contre lui[2]. La dernière tentative du duc de Broglie était donc vouée, connue la première, à l'insuccès.

 Il y a, dans cette fin, à la fois militante et déprise, d'un homme considérable, quelque chose d'émouvant, et d'autant plus qu'il fut frappé, sur le rempart, de la main de ceux qu'il dit voulu sauver.

 

L'Assemblée s'était ajournée du 31 décembre 1873 au 8 janvier 1874. En rentrant, le 8 janvier, elle donne-au nouveau cabinet un premier avertissement.

Le ministère, sur une intervention d'un chevau-léger, M. de Franclien, subit un échec à propos de la mise à l'ordre du jour de la loi des maires.

Le lendemain, une note insérée à l'Officiel annonce que les ministres ont offert leurs démissions au président de la République. Celui-ci a fait savoir qu'il ne se décidait pas à les accepter quant à présent et se réservait d'en délibérer.

L'Assemblée s'ajourne au 12 janvier, en attendant la solution de la crise. Dans ce court délai, le duc de Broglie constate qu'il ne s'agit pas d'un simple accident, mais d'une tactique. L'extrême droite entend lui faire sentir qu'il est à sa merci. Ce groupe envoie des délégués auprès du maréchal de Mac Mahon pour demander à celui-ci des explications sur le septennat. Le maréchal intervient entre le groupe et le duc de Broglie. On ne sait rien de ces confabulations secrètes : seulement, une note publiée par l'Union indique, dans son exagération même, les positions respectives :

La droite repousse l'interprétation donnée par certains meneurs du centre droit à la prorogation. Elle appuiera M. le duc de Broglie, parce que celui-ci a consenti, afin de conserver son portefeuille, à ne pas faire de la septennalité un dogme nouveau.

M. le duc d'Audiffret-Pasquier, soutenu par M. le duc Decazes, aurait voulu entrainer le cabinet à faire une déclaration nette et catégorique en faveur de la République confiée pendant sept ans à la garde du maréchal de Mac Mahon. La droite s'est émue, elle a envoyé des délégués au maréchal, et, comme au moment du vote de la prorogation, elle a obtenu des explications qui l'ont satisfaite.

La majorité du 24 mai est ainsi recimentée. Mais combien précaire ! Un délai de grâce étant accordé au ministère, le débat, qui a pour objet de consacrer l'accord, s'engage devant la Chambre, le 12 janvier, sur l'initiative de M. Audren de Kerdrel.

Le nœud de ce débat, c'est la question soulevée par l'extrême droite et qui, un jour, décidera du sort du cabinet, à savoir la signification et la portée du dogme nouveau, le septennat.

Le duc de Broglie, qui voudrait agir et constituer quand même, se heurte constamment à une objection fondamentale : Il vous manque l'essence même de toute action et de toute constitution : un principe et à défaut d'un principe, une force.

C'est M. Raoul Duval, l'enfant terrible de la majorité, qui jette entre les jambes du duc de Broglie cette argumentation captieuse dont l'extrême droite, inversement, se fera une arme s'il bronche : Nous avons créé le pouvoir du maréchal, dit M. Raoul Duval ; il faut qu'il soit une réalité... Le cabinet de Broglie ne peut rester aux affaires. On l'accusera toujours d'agir dans un intérêt de parti, puisqu'il est celui qui a essayé d'établir la monarchie... Il faut des ministres non compromis... un cabinet d'affaires pris en dehors du parlement.

Le duc de Broglie produit, au grand jour l'entente qui s'est faite dans la coulisse : Aux termes de la loi du 20 novembre, dit-il, le pouvoir du maréchal de Mac Mahon est un pouvoir légal, investi de tous les droits que la légalité confère et, au premier chef, je le reconnais sans peine et suis le premier à l'affirmer, le droit de se défendre contre ceux qui voudraient le méconnaître ou l'attaquer. — Ceci est pour la gauche ; et voici maintenant ; qui doit calmer les inquiétudes de la droite : Le septennat est une grande trêve que nous avons voulu faire ; c'est une trêve sérieuse ; c'est une conciliation des différents partis ; ce n'est pas l'exclusion brutale de tous les partis, comme le demande M. Raoul Duval. Cela peut vouloir dire que la porte reste entrebâillée devant le comte de Chambord.

M. Audren de Kerdrel célèbre l'entente par un ordre du jour déclarant que le ministère n'a pas perdu la confiance de l'Assemblée. L'ordre du jour est adopté par 366 voix contre 305 ; et l'Assemblée décide, par assis et levé, qu'elle discutera, dès le lendemain, la loi des maires.

Donc, le gouvernement aborde la première partie de sa tâche : gouverner.

Gouverner, cela veut dire agir sur le pays pour créer en lui des dispositions différentes de celles qu'il manifeste depuis trois ans. Gouverner, c'est répondre à l'observation spirituelle de M. Christophle : Tout cela vient de ce que les élections ne vous réussissent pas.  Gouverner, c'est préparer, par des mesures préventives, une direction nouvelle des esprits, permettant, à défaut du présent, d'en appeler à l'avenir.

La loi des maires est le premier article de ce programme. Il faut avoir, dans chaque commune, un défenseur autorisé de la politique du cabinet.

Comme c'est loin, la décentralisation !

Chaque parti qui arrive au pouvoir, en France, ne songe qu'à saisir, à son profit, cette arme puissante de l'administration napoléonienne qui lui semblait si lourde dans l'opposition : le plus énergique partisan de la discipline sociale est toujours celui qui donne le mot d'ordre.

M. Louis Blanc dit au nom de la gauche : La vérité est que la loi qu'on propose est une loi de parti, une loi de circonstance. Ce qu'on veut, c'est 72.000 agents électoraux ceints de l'écharpe municipale.

M. Baragnon, sous-secrétaire d'État à l'intérieur, défend la loi, c'est-à-dire qu'il donne à la majorité les paroles dont elle a besoin pour voter ; car la décision est prise. On entend encore un discours mordant de M. Pascal Duprat, qui, visiblement, est à l'adresse de l'extrême droite : Vous voulez cette loi au profit d'une intrigue. On a accusé le chic de Broglie d'avoir été le complice de la tentative de restauration. Non ! le duc de Broglie a, tout au plus, aidé charitablement le comte de Chambord à se suicider. Le duc de Broglie est le ministre de l'inconnu ou le ministre de l'orléanisme dans le cabinet du maréchal de Mac Mahon. Voilà l'intrigue. Je défie le cabinet d'apporter une loi qui défende le pouvoir du maréchal contre les entreprises et les compétitions monarchiques. En conspirant pour la royauté légitime ou la royauté orléaniste, mortes toutes deux, vous conspirez pour l'empire.

Le passage à l'examen des articles est voté par 371 vois contre 314. Le débat traine ensuite pendant plusieurs jours d'amendements en contre-projets. Mais la majorité est résolue. Le duc de Broglie intervient, le 17 janvier, pour repousser un amendement faisant une nécessité au gouvernement de désigner ses maires dans le sein du conseil municipal : il veut choisir avec pleine et entière liberté : Il y a dans le corps municipal, dit-il, un trop grand nombre de maires indignes de la magistrature dont ils sont revêtus. Voilà le mal ! Cette parole n'est pas de celles qui contribueront à rendre le duc populaire !

Dans la séance du 20 janvier, l'ensemble de la loi est voté par 35 voix contre 318.

Tous les maires, dans les chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton seront nommés par le gouvernement : dans les autres communes ils sont nommés par le préfet. Les maires exercent partout, à défaut des préfets et des sous-préfets, les attributions de police. C'est un immense réseau d'autorité et de surveillance jeté sur le pays.

Le duc Decazes écrit, le 19 janvier, à un intime : Nous voici presque au terme de nos labeurs sur la loi des maires. Le défilé me parait passé, et je n'ai plus, de ce côté, d'inquiétude. Mais il m'est difficile de ne pas nie préoccuper des dispositions d'esprit que nous avons rencontrées depuis huit jours et de leurs causes. Le personnalisme a envahi la majorité, les préoccupations locales la dominent à tout moment. Comment aborder, dans de telles conditions, la loi électorale ? Il nous la faut, cependant ! Nous essaierons : nous n'avons le droit ni de nous arrêter, ni de nous décourager[3].

A peine muni de sa loi, le duc de Broglie l'applique. Une circulaire du 22 janvier adresse aux préfets les instructions nécessaires pour le choix des maires qui vont être désignés par le pouvoir. Dans ce document. il y a encore de ces mots malheureux qui caractérisent désormais les manifestations publiques du chef du cabinet. Évidemment, la lutte l'exaspère ; son tempérament se raidit : il n'est plus maitre de son langage : son humeur perce chaque phrase.

Une triste expérience, a condamné sans retour le système de l'élection directe des maires par les conseils municipaux. Il est triste d'ajouter que tes choix des conseils municipaux, dictés par l'esprit de parti, se sont souvent portés sur des sujets qui, par leur incapacité, leurs antécédents ou leurs vices, compromettent le caractère dont ils sont revêtus.

Quel procédé et quel ton à l'égard des maires frappés ! Or, la liste des révoqués, qui paraitra bientôt, comprendra des noms comme ceux de M. Lenoël, de M. Fourcand, de M. de Tocqueville, de M. Faye, de M. Deregnaucourt, de M. Rameau, les membres les plus modérés du centre gauche. On ne ménage guère ce groupe, dont peut-être on aura besoin bientôt.

Il faudrait ne pas connaître la violence des querelles de clocher et des passions locales pour ne pas prévoir l'effet de discorde et de désordre produit par toute la France.

La circulaire n'est pas plus heureuse, quand elle s'efforce de déterminer le principe gouvernemental au nom duquel on exerce une telle pression sur le pays. Nouvelle définition du septennat ! Le duc de Broglie, hypnotisé par ce problème insoluble, y épuise les ressources de sa dialectique :

L'Assemblée a conféré, pour sept années, le pouvoir exécutif à M. le maréchal de Mac Mahon qu'elle avait désigné, le 25 mai, comme président de la République. Le pouvoir qu'elle lui a remis et dont la commission constitutionnelle devra déterminer l'exercice et les conditions est, dès à présent, et pour toute In durée que la loi lui assigne, élevé au-dessus de toute contestation. Autour de cette autorité tutélaire, tous les bons citoyens de tous les partis peuvent, sans abandonner leurs convictions consciencieuses, continuer à unir leurs efforts dans l'œuvre de réparation qui doit effacer la trace de nos désastres.

Ce passage provoque la discussion où le cabinet se débattra jusqu'à sa chute.

Dès le 11 février, il faut recourir à l'autorité du maréchal pour expliquer l'explication. Les journaux d'extrême droite, continuant leur jeu perfide, ont protesté contre la phrase qui parait reconnaître au septennat, non pas seulement un caractère législatif, mais un caractère constitutionnel. Le maréchal de Mac Mahon, dans une visite qu'il fait au tribunal de commerce de la Seine, vise cette polémique : Le 19 novembre, l'Assemblée m'a remis le pouvoir pour sept ans. Mon premier devoir est de veiller il l'exécution de cette décision souveraine. Soyez sans inquiétude : pendant sept ans, je saurai faire respecter de tous l'ordre de choses légalement établi.

C'est donc bien le septennat indépendant. Venant de si haut, la déclaration, ne peut plus prêter à l'équivoque. Les journaux de l'extrême droite, qui l'ont voulue et obtenue, ne l'oublieront pas.

Le duc de Broglie est résolu à poursuivre l'exécution de son programme, quoi qu'il arrive. Il se rend auprès de la commission des Trente et lui demande de hâter ses travaux pour mettre fin aux suppositions et aux discussions. Le vote des lois organiques sera à terme de cette agitation.

En attendant, le gouvernement montre de la poigne. C'est le moment où l'Univers est suspendu pour deux mois en vertu de l'état de siège. M. Veuillot n'est pas content et il accuse le duc de Broglie de satisfaire ses vieilles rancunes de catholique libéral. M. Veuillot n'est pas un ami commode : mais c'est un adversaire terrible et qui ne ménage pas ses coups.

Le cabinet, interpellé, au sujet du régime de la presse, par M. Ricard, maintient son droit d'user de mesures rigoureuses à l'égard des journaux et repousse toute modification à l'état de choses actuel, jusqu'à la promulgation d'une loi organique en préparation. Les calendes grecques !

De droite et de gauche, la presse fulmine. Le duc de Broglie, en ouvrant les feuilles quotidiennes, a des matins sans joie.

On discute un projet de MM. Fresneau et Carron rétablissant les aumôniers militaires. Il semble qu'il serait facile de s'entendre entre conservateurs et catholiques. Mais les amis du cabinet, par leurs exigences, le mettent dans un grand embarras. Mgr Dupanloup tient à ses aumôniers. Le général du Barail se dérobe. On décide de passer à une troisième délibération[4].

Un décret du février 1871 rétablit la censure sur les théâtres. M. Charles Blanc, ami de M. Thiers, est remplacé, à la direction des Beaux-Arts, par le marquis de Chennevières. Voilà tout le monde des arts et des lettres en plein bourdonnement !

Enfin, une mesure plus générale tend à l'unité de vue dans l'organisation de la police : un décret du 17 février supprime la direction de la sûreté ou plutôt la réunit à la préfecture de police. L'action de la préfecture de police se trouve ainsi étendue à toute la France. Cela rappelle, sans grand profil, les procédés napoléoniens et les souvenirs dangereux de la loi de sûreté générale !

La loi des maires est mise à exécution. A partir du 2 février, le Journal Officiel publie, chaque jour, des listes de maires et d'adjoints révoqués. Le pays est agité jusque dans la moindre commune. Pas une d'entre elles qui ne ressente le contrecoup de ces querelles parlementaires qu'elle ignorait la veille !

L'Assemblée poursuit la lente discussion des impôts nouveaux qui touche encore à tant d'intérêts divers, et, malgré la fertilité d'invention de M. Magne, elle ne parvient pas à trouver les ressources nécessaires à l'équilibre du budget de 1874.

 

Cette trépidation gouvernementale, cette agitation qui voudrait être de l'action, produit-elle sur le pays l'effet qu'on en attend ? Deux séries d'élections législatives sont fixées, l'une au 7 février, l'autre au 1er mars.

Le 7 février, le département de la Haute-Saône nomme M. Hérisson, républicain, contre le duc de Marinier, légitimiste ; le département du Pas-de-Calais nomme M. Sens, bonapartiste, contre M. Braine, républicain.

L'élection du Pas-de-Calais est un coup de fouet pour le parti bonapartiste qui s'était reconstitué en parti d'action, depuis le vote du septennat. M. Rouher, par une très habile tactique, ménage, avec ostentation, le maréchal de Mac Mahon et entretient ainsi certaines méfiances nées parmi les esprits soupçonneux du parti orléaniste.

Les élections du 1er mars ne sont pas plus favorables au cabinet : le département de Vaucluse nomme Ledru-Rollin contre M. Billiotti, monarchiste. La Vienne — le département de Mgr Pie, qui, le 8 février 1871, avait nommé le marquis de La Rochetulon, M. Merveilleux du Vignaux et M. Ernoul, — donne 34.140 voix à M. Lepetit, radical, contre 31.169 à M. de Beauchamp, conservateur. M. Thiers était intervenu en faveur de M. Lepetit.

Ainsi, recul sur toute la ligne. Les mesures prises par le cabinet ou bien ont surexcité l'opposition de gauche contre laquelle elles sont dirigées, ou bien, en évoquant les procédés de l'empire, ont encouragé le personnel bonapartiste, prêt à recueillie, dans les provinces, le profit immédiat de la campagne conservatrice.

 

Ce sont ces alliés dangereux qui font alors le principal souci du cabinet. Le 16 mars, on doit célébrer en grande pompe, à Chislehurst, la dix-neuvième année du prince impérial, pige prévu pour la majorité d'après la constitution de l'empire. Tous les impérialistes de France sont sur pied. On veut frapper les esprits. On annonce que des hommes publics, des fonctionnaires, des officiers se rendront en Angleterre. Un comité spécial, présidé par le duc de Padoue, lance les invitations[5].

Le gouvernement intervient et son intervention, cette fois encore, n'est pas heureuse en dénonçant le péril, il le grossit. Une circulaire du ministre de l'intérieur signale la tendance des promoteurs de la manifestation à y voir une reconnaissance indirecte du bonapartiste, droit qu'aurait le prince impérial de régner sur la France et une protestation contre les décisions contraires de l'Assemblée... On interdit donc aux fonctionnaires d'aller à Londres. Une circulaire du général du Barail prescrivant la même interdiction aux officiers, est d'une rédaction tout an moins singulière : Je suis informé qu'au grand nombre d'officiers de tous grades ont l'intention de se rendre, le 16 mars, à Chislehurst à l'occasion de la majorité du prince impérial... Ils doivent comprendre que, malgré tout, ils doivent soutenir le gouvernement et ne donner, par leur attitude, aucune prise aux attaques des divers partis...

Autre incident où le nom des Bonaparte est mêlé. M. Émile Ollivier, qui avait été élu, le 26 avril 1870, membre de l'Académie française, en remplacement de Lamartine, doit, après un retard de trois ans, être reçu en séance publique, le 5 mars. Un passage du discours du récipiendaire contient un éloge particulièrement chaleureux de l'empereur Napoléon III. Malgré des réserves formulées par M. Guizot, la commission de lecture accepte le discours. Mais l'Académie décide, en séance plénière, le 3 mars, d'ajourner indéfiniment la réception[6].

Le 16 mars, les cérémonies de la majorité du prince impérial ont lieu à Chislehurst. On affirme la présence de 7.000 invités ou délégués venus de tous les points de la France[7]. Le personnel bonapartiste dynastique est au complet. On remarque la prestance et l'aisance du prince. Il a un sourire et un mot pour chacun. Déjà, il a la mémoire des princes : il reconnait les visages. Il fait acte de prétendant, en passant, aux côtés de l'impératrice Eugénie, la revue de cette foule qui l'acclame. Il prononce, d'une voix nette et claire, un discours en réponse aux paroles que lui adresse le duc de Padoue : c'est un manifeste.

Le prince parle, d'abord, de son père et plaide la cause de cette grande mémoire. Il célèbre le nom du maréchal de Mac Mahon, ancien compagnon de gloire et de malheur de Napoléon III, et dont la loyauté protègera contre les intrigues des partis le dépôt qu'il a reçu. Puis, il réclame son droit, le droit qu'il tient des constitutions impériales et qu'il est disposé à soumettre, une fois de plus, à la ratification populaire. Les assistants, vivement touchés, acclament cette espérance.

Cependant, le prince Napoléon n'est pas là. L'impératrice Eugénie n'a pas le génie politique de la reine Hortense. Elle écoute les donneurs d'avis, laisse dire sur le compte des chefs les plus dévoués. Ce sont là les points faibles.

Malgré tout et en dépit de la surveillance que la préfecture de police, aux ordres de M. Léon Renault, qu'on dit ami particulier du duc Decazes, exerce sur les bonapartistes, le réveil soudain d'un parti, si abattu quelques mois plus tôt, parait menaçant.

 

II

Le parti républicain sent sa force, il sait qu'il est secondé par l'élan du pays ; des chefs vigilants le conduisent. avec prudence, en laissant les plus modérés et les plus sages se montrer seuls dans les discussions ; on met sans cesse en avant le nom respecté de M. Thiers ; par là, on entreprend de gagner et surtout de rassurer cette portion timorée de la bourgeoisie dont on ne peut passer. Cependant, les plus ardents s'impatientent : l'élection de M. Ledru-Rollin est un avertissement pour les temporisateurs, notamment pour M. Gambetta. Il faut agir. Une tactique opportune doit saisir le moment d'enfoncer le couteau entre l'extrême droite et le cabinet.

M. Gambetta prépare sa rentrée. Pendant les six mois de crise qui ont vu la tentative de restauration et l'établissement du septennat, il s'est. tu. Quoique vivement poussé par ses amis, il se tait encore. Mais il veut faire sentir sa force au cabinet et définir nettement le problème devant le pays.

Une demande d'interpellation, dont il a l'initiative, est déposée au nom du groupe radical. C'est M. Lepère qui la formule dès le 25 janvier. Le sujet, c'est encore le septennat. Elle est discutée le 18 mars.

Ce débat de doctrine trouve, dans la gauche, un orateur plus qualifié peut-être pour le traiter que M. Gambetta, c'est M. Challemel-Lacour. La majorité lui garde, il est vrai, quelque rancune du fameux incident : Fusillez-moi ces gens-là ! Cependant, elle respecte le lettré et l'orateur, et elle sait qu'il faudra compter avec lui : la gauche compte sur lui.

L'orateur dépasse l'attente générale : il prononce un de ses plus beaux discours. La clarté, la véhémence, propos soutiennent, pendant plus de deux heures, une argumentation redoutable pour la majorité, mais qui, parmi les cris de colère, lui arrache parfois, d'involontaires assentiments.

M. Challemel-Lacour prend texte de la circulaire du 22 janvier et des paroles du maréchal de Mac Mahon au tribunal de commerce :

Je me demande comment il se fait que les déclarations du gouvernement, au lieu de répandre la lumière, ne fassent jamais qu'épaissir les ténèbres ; comment il se fait qu'elles livrent toujours un texte nouveau aux arguties grammaticales. aux subtilités, à la dialectique des partis. Je demande enfin s'il est impossible de dire quelque chose de net, et si la langue française aurait ce malheur d'avoir perdu jusqu'il sa clarté proverbiale.

Le pouvoir que vous avez créé le 19 novembre est responsable ; il est électif, il est temporaire. Qu'est-ce il dire, sinon qu'il est républicain et que tant qu'il dure, la République a pour elle non seulement le droit, mais le fait et que le gouvernement ne peut se défendre et durer qu'à la condition de défendre du même coup la République.

L'orateur insiste sur l'ambiguïté de cette politique qui, quand elle s'adresse au pays, proclame le maintien, des institutions existantes, c'est-à-dire de la République, et qui, quand elle s'adresse à l'Assemblée, ne parle plus que de lutter contre ce péril social, entendant, par ce mot, l'avènement de la République. Il dénonce ce système sans principe, sans stabilité, cette République momentanée, transitoire, faible au dehors, faible au dedans parce qu'elle n'a où s'appuyer.

Il rappelle la prophétie de M. Grévy, celle de M. Rouher et il montre le progrès croissant du bonapartisme justifiant la clairvoyance du chef de ce parti. Maintenant, c'est l'impérialisme qui se pose eu héritier immédiat, qui traite le gouvernement présidentiel comme un gouvernement déjà caduc, prend en pitié sa débilité, le recommande, d'un ton protecteur, aux ménagements dédaigneux, aux respects extérieurs de ses amis, en raison du seul mérite qu'il reconnaisse au septennat : celui d'acheminer la France à l'empire, c'est-à-dire à la ruine finale et au déshonneur. Et M. de La Rochejaquelein d'interrompre : C'est malheureusement vrai !

M. Challemel-Lacour conclut : Le pays veut la République le gouvernement veut le conduire à la monarchie. Qu'on s'explique. Il est impossible de laisser la France plus longtemps à la disposition du hasard, sans boussole, sans principe, livrée à la surprise des événements.

Achevant sa péroraison par une interrogation précise qui indique tous les dessous de la journée, M. Challemel-Lacour a libellé par écrit, une double question :

1° Le vice-président du conseil a-t-il entendu déclarer que toute tentative de restauration monarchique était, dès à présent, interdite ?

2° Ne se propose-t-il pas de veiller désormais à l'exacte application des lois qui punissent Ions les actes et manœuvres quelconques ayant pour objet de changer la foi me du gouvernement établi ?

Il laisse, en descendant, le papier sur la tribune.

Ce discours et cette sommation faite en une forme inusitée soulèvent une vive émotion et vont provoquer l'intervention de l'extrême droite.

Le duc de Broglie est entre deux feux. Il voudrait se dérober. Il raille l'importance du discours prolongé que l'Assemblée vient d'entendre. Il prétend borner la discussion à une forme plus mesurée et plus restreinte. Il défend la circulaire et la loi des maires. Mais, à la fin, il faut qu'il se décide et qu'il franchisse l'obstacle si carrément planté devant lui. Pour soutenir son œuvre, le septennat, il trouve encore des formules ! Cette loi est parfaitement claire ; elle distingue cieux choses : la durée du pouvoir et les conditions de son exercice. Quant aux sept années de pouvoir, elle les a conférées et concédées d'une façon incommutable à M. le maréchal de Mac Mahon. Il ne peut y avoir, à cet égard, aucun doute quelconque...

Que cet incommutable est gros de conséquences. Le duc de Broglie a beau s'efforcer de le couvrir d'une de ces phrases ambiguës dont il use depuis si longtemps : Je maintiens tout ce que la loi a décidé ; je réserve tout ce qu'elle a réservé... l'effet est produit. Le dogme du septennat est affirmé dans une expression quasi théologique. L'habile dialecticien est pris au piège de sa propre infaillibilité.

A peine le duc de Broglie a-t-il quitté la tribune, que M. de Cazenove de Pradine lui succède. M. de Cazenove de Pradine, c'est la voix et la consigne du comte de Chambord. Il faut, dit-il, dissiper une équivoque qu'il ne saurait être de l'intérêt ni de l'honneur de personne de voir subsister plus longtemps. En conséquence, il déclare qu'il a confiance, lui aussi, dans la loyauté du maréchal, mais cette confiance a cette portée spéciale :

Le jour où les représentants du pays auront reconnu la monarchie héréditaire et traditionnelle, telle qu'elle est représentée par l'auguste chef de la maison de Bourbon, ce n'est pas le maréchal de Mac Mahon qui viendra opposer des délais, même légaux, à l'exécution de vos volontés et au salut du pays. Je ne crains pas qu'il fasse attendre le roi de France, acclamé par vous, à la porte du septennat et qu'il s'écrie comme à Malakoff : J'y suis, j'y reste !

Le duc de Broglie, navré de ce coup, se lève : L'opinion de l'honorable préopinant, dit-il, lui est personnelle et n'engage pas le gouvernement.

Cela veut dire que le vice-président du conseil ne peut et ne veut rien changer à ce qu'il a dit lui-même. Advienne que pourra !

Deux ordres du jour sont déposés, l'un par M. Henri Brisson : L'Assemblée n'a pas confiance dans le ministère. L'autre, émanant du centre gauche : L'Assemblée regrettant que les actes du ministère ne soient conformes à ses déclarations... Il n'y a pas d'ordre du jour de confiance.

Le ministère se contente de l'ordre du jour pur et simple, qui est voté par 370 voix contre 310. L'extrême droite a voté pour le ministère, sous la réserve des déclarations de M. de Cazenove de Pradine.

A bientôt la mort !

Le duc de Broglie se prépare, du moins, à bien mourir. Tout ce qu'il veut, tout ce qu'il désire, il le dira, l'exposera. La majorité, éclairée, aura le sort du pays entre les mains : elle choisira.

Dans le sein du cabinet, l'accord se fait sous la pression du duc Decazes, de M. de Foullon et de M. Deseilligny pour que la politique du septennat indépendant soit affirmée et accentuée. Puisque l'extrême droite se sépare, on Lichera de se passer d'elle : on cherchera, au besoin, vers le centre gauche, le point d'appui nouveau de la politique conservatrice.

Dès le 19 mars, le maréchal de Mac Mahon écrit au duc de Broglie : Je viens de lire les paroles que vous avez prononcées hier à la tribune de l'Assemblée nationale. Elles sont conformes au langage que j'ai tenu moi-même à MM. les présidents du tribunal et de la chambre de commerce de Paris. Je leur donne mon entière approbation...

C'est une réponse à la question directe posée par M. de Cazenove de Pradine.

Les ponts sont coupés.

 

Le plan de conduite du duc de Broglie est le suivant : gagner, si possible, les vacances de Pâques (dix jours !) en occupant le tapis par la fin de la discussion du budget et par des débats utiles et urgents. Et, aussitôt les vacances terminées, aborder franchement le problème constitutionnel : réclamer de l'Assemblée les institutions qui consolideront le septennat et permettront à la France d'attendre des jours meilleurs.

Il y aura bataille : c'est entendu. Mais quel succès si le cabinet l'emporte, s'il lui est loisible, à la faveur de quelques concessions faites au centre gauche, d'élever un abri constitutionnel tel qu'il laisse du moins les classes moyennes maitresses des destinées du pays !

Même devant ce programme à si courte échéance, les obstacles se multiplient.

M. Thiers a fait sa rentrée au parlement (26 mars) dans le débat relatif aux fortifications de Paris, par un discours étudié, utile, où se retrouve son admirable information, sa dialectique, son haut souci patriotique, et où triomphe sa verdeur sans pareille.

Il croit le moment venu de relever les fautes de ceux qui l'ont renversé et de les accabler par la simple constatation de leur impuissance. Il reçoit (25 mars) les délégués du département de la Gironde, ayant à leur tête M. Fourcand, maire révoqué de Bordeaux, qui se sont rendus à Paris pour lui offrir un médaillon en témoignage de la gratitude du département. En les remerciant, l'ancien président développe ironiquement ce qu'il appelle l'enseignement du 24 mai : On m'a renversé, dit-il, parce que je n'ai pas su ou voulu ramener le pays dans les voies de la monarchie. Eh bien ! cela était-il possible ? Les événements répondent. Les masses populaires sont attachées à la République, dit-il encore : les partis qui veulent la monarchie ne veulent pas la même... Donc, pour réorganiser la France et la conduire à un meilleur avenir, il y a un gouvernement, il n'y en a pas un autre, c'est la République conservatrice... Respectons l'Assemblée et attendons d'elle des résolutions salutaires. Mais si elle ne sait pas les prendre, si elle ne sait, plus trouver en elle-même de majorité, si elle n'a plus le moyen de gouverner, elle n'a plus le droit de le vouloir...

C'est un congé en forme donné à l'Assemblée. Chaque incident journalier rappelle ce : Frère, il faut mourir !

Le 23 mars, M. Henri Brisson dépose, en son nom et au nom de quatre-vingt-huit de ses collègues de la gauche, une motion tendant à convoquer les électeurs pour le 28 juin 1874, à l'effet de renouveler intégralement l'Assemblée nationale.

Le 2G mars, le cabinet est serré de près. A l'un des scrutins, il sen faut de neuf voix qu'il ne succombe.

Le 27 mars, un intempestif, M. Dahirel, s'inspirant de la proposition Brisson, la remplace par une autre : Le 1er juin 1874, l'Assemblée nationale se prononcera sur la forme définitive du gouvernement de la France. Le duc de Broglie oppose la question préalable. Il se fâche et traite très mal l'extrême droite et les amis de M. Dahirel. L'urgence est repoussée par 327 voix contre 242. Ce sont les voix de 49 députés de gauche qui, par crainte des aventures, sauvent le cabinet.

Enfin, le 28 mars, l'Assemblée tient la dernière séance de la session. On décide d'admettre à titre définitif le duc d'Alençon dans l'armée et le duc de Penthièvre, dans la marine[8]. On autorise la levée du séquestre mis par Je gouvernement de la Défense nationale suries biens de l'ancienne liste civile impériale.

L'Assemblée s'est prorogée du 29 mars au 12 mai ; elle a maintenu les pouvoirs du bureau et a nommé une commission de permanence.

Avant de laisser partir la commission des Trente, le duc de Broglie, le jour même de la séparation, s'est présenté devant elle et lui a fait connaitre ses projets. Il entend que l'Assemblée prenne au sérieux son rôle constitutionnel. Le gouvernement déposera, à la rentrée, un projet de création d'une seconde Chambre dont il indique les grandes lignes. Il s'explique aussi sur l'organisation du pouvoir exécutif et il va même jusqu'à prévoir l'éventualité de la mort du maréchal.

M. Audren de Kerdrel s'écrie, à l'exposé de tous ces beaux projets : Les uns voient dans le septennat le vestibule de la monarchie ; les autres y voient le vestibule de la République : mais il n'y a rien à construire dans un vestibule !

Le bruit court que le duc de Broglie a laissé entendre qu'il conviendrait de réserver au duc d'Aumale la présidence du Sénat avec succession éventuelle en cas de disparition du président de la République. Exact ou non, le propos fera son chemin. Il ira jusqu'à Frohsdorf[9].

La majorité, à l'heure de se séparer, assiste à un nouveau déboire du cabinet. Le 29 mars, des élections ont lieu dans la Gironde et dans la Haute-Marne. En Gironde, M. Bouclier, radical, est élu par 68.877 voix contre le général Bertrand, bonapartiste, 45.079 et M. Larrieu, conservateur, 21.598. En Haute-Marne, M. Danelle-Bernardin, radical, est élu par 35.612 voix contre M. de Lespérut, conservateur, 24.142 voix.

Décidément, le duc de Broglie n'a pas de chance[10].

 

III

Est-il possible que, parmi ces journées incertaines, au milieu de ces discussions hachées, sous ce gouvernement inquiet et sans lendemain, l'œuvre de reconstitution se poursuive Il en est ainsi, cependant.

Dans le pays, dans l'Assemblée, au gouvernement, une pensée constante s'applique à la réorganisation des forces nationales, à la protection du sol et à la défense de la patrie. La restauration de l'outillage pacifique et militaire se poursuit avec promptitude et méthode.

Dans les derniers jours de la session, on a déblayé un certain nombre de lois urgentes : une loi du 23 mars 1874 a clos le compte de liquidation des frais de la guerre hors budget pour l'année 1874[11].

Une séance a été consacrée au vote de la loi sur la réfection des voies navigables (Loi du 24 mars 1874). Cette loi complète la loi du 17 juin 1873 qui reconstituait le réseau des chemins de fer de l'Est et assurait le rétablissement des communications rapides de la frontière franco-suisse à la frontière franco-belge.

Elle autorise :

1° La canalisation de la Meuse jusqu'à la frontière et sa jonction avec la Moselle :

2° La canalisation de la Moselle et sa jonction avec la Saône aux environs de Port-sur-Saône.

Un syndicat des départements des Ardennes, de la Meuse, de Meurthe-et-Moselle, des Vosges, de la liante-Saône, s'est créé pour avancer à l'État la somme nécessaire à ces travaux (65 millions pour 498 kilomètres de canaux).

Ainsi le versant occidental des Vosges verra se rouvrir les beaux établissements industriels de l'Alsace et sur la haute Moselle s'installeront les établissements métallurgiques de la basse Moselle compris dans les territoires annexés.

Mais c'est surtout la reconstitution des forces militaires du pays qui absorbe l'attention et les ressources. Le maréchal de Mac Mahon est l'homme d'une telle tâche. Il s'y consacre avec une compétence, une énergie, un sens patriotique, qui encouragent et accélèrent tous les concours. Il prend franchement les responsabilités et, comme il arrive le plus souvent à qui sait les prendre, on les lui laisse. Il préside assidûment les conseils nombreux chargés de réformer l'ordre militaire du pays et d'utiliser les crédits que l'Assemblée accorde largement. Il surveille lui-même les choix ; il cherche partout l'homme de la place, peu accessible aux recommandations, juste appréciateur des titres et des services.

Le labeur des commissions parlementaires seconde les initiatives du président de la République. Elles ont à leur tête des hommes éminents : le duc d'Audiffret-Pasquier, qui dépense dans ces travaux, sinon obscurs du moins secrets, la plus grande part de sa remarquable activité ; le général de Chabaud La Tour, ancien président du comité du génie, qui, selon les paroles du général du Barail, devait autant à ses anciennes fonctions qu'à son caractère une autorité prépondérante en pareille matière sur l'Assemblée nationale[12].

Le général du Barail, ministre de la guerre, convient par son caractère allant, ses formes brusques, son intelligence vive, aux circonstances qui exigent pour la prompte exécution des réformes, de l'entrain et de la rondeur.

Grâce aux efforts communs, les deux années 1873 et 1874 voient se succéder rapidement une série de mesures de la plus haute importance : une loi sur le rengagement des sous-officiers, une loi sur l'administration de l'armée, une loi sur le contrôle de cette administration, une loi sur la réorganisation du service d'état-major, etc. ; des décrets sur la nouvelle organisation de l'état-major général de l'armée, sur celle des corps auxiliaires (douaniers, forestiers), sur celle du conseil supérieur de la guerre, des comités techniques des différentes armes, sur la création de l'école supérieure de guerre, sur le service des chemins de fer, des postes et des télégraphes, de l'aérostation, de la trésorerie, sur la création de vingt sections de commis aux écritures, etc.

L'ensemble de ces mesures forme la base de notre état militaire. L'armée si nombreuse, que la défense du pays réclame, dispose de tous les rouages nécessaires et se tient debout.

Le général du Barail adresse, le 21 mars 1874, au président de la République, le compte rendu de l'exécution, pendant l'année 1873, de la loi militaire du 27 juillet 1872[13]. Les dispositions sont prises pour que l'année 1871 inaugure le nouveau régime.

L'armée est prête ; ce n'est pas assez. Pendant des années encore, la France est à la merci d'une offensive imprévue. Il faut donc veiller à la protection de la frontière et à la défense de la capitale. Le système de la paix armée qui se généralise en Europe et la politique toujours menaçante du prince de Bismarck imposent à la France ces lourds sacrifices.

La frontière récente étant si proche du cœur de la nation, il faut les mettre l'une et l'autre à l'abri d'une agression soudaine.

Dès le mois d'avril 1872, M. Thiers avait institué un comité supérieur de défense chargé d'étudier un projet d'ensemble. Après une année d'études, avant même l'évacuation totale du territoire par les troupes allemandes, le comité, présidé d'abord par le maréchal de Mac Mahon, puis par le maréchal Canrobert, présentait au gouvernement un plan concernant toutes nos frontières de terre, mais déterminant surtout, du nord au sud-est, de Dunkerque à Nice, deux lignes de défense se doublant l'une l'antre avec Paris comme réduit général.

L'Assemblée nationale approuva, en principe, ce plan dans toute son étendue ; seulement, en raison des circonstances, elle décida qu'on procéderait d'abord aux travaux les plus urgents. Une première loi, celle du 38 mars 187i, autorisa les travaux autour de Paris : c'était, au nord de la ville, les forts de Cormeilles, Montlignon, et Stains ; au sud, ceux de Saint-Cyr, Palaiseau et Châtillon ; on devait dépenser 7 millions en 1874 sur les 60 millions jugés nécessaires pour l'organisation totale du camp retranché.

Une deuxième loi, en date du 17 juillet de la même année, accordera bientôt 29 millions pour les travaux de première urgence exécuter sur les frontières de l'Est à Verdun, Toul, Épinal, Belfort, Langres, Besançon, Lyon, Grenoble et Briançon. Les dépenses d'organisation totale de la frontière sont évaluées à 88.500.000 francs. Le général Séré de Rivière, directeur du génie au ministère de la guerre, inspirateur et rapporteur du projet du comité de défense, fut choisi pour en diriger l'exécution.

La nouvelle frontière de Lorraine offre cieux bonnes lignes de défense : De Verdun à Toul, par les côtes de Meuse, et d'Épinal à la trouée de Belfort, par les hauteurs de la rive gauche de la Moselle. Verdun et Toul deviennent deux grands camps retranchés ; réunis par une ligne de forts, ils ferment la frontière sur une étendue de 90 kilomètres. Épinal, point d'appui central de cette frontière, est un autre camp retranché, relié également à Belfort par un rideau défensif de 110 kilomètres. Après ces travaux, il ne reste plus sur la frontière militaire du nord-est que deux trouées, l'une de 30 kilomètres de largeur, face à Thionville, l'autre de 45 kilomètres entre le fort de Pont-Saint-Vincent, au sud-est de Toul, et le fort de Dogueville, au nord d'Épinal — face à Strasbourg et au Palatinat.

C'est sur ces trouées, vraisemblablement, que les armées ennemies s'engageraient et rencontreraient les armées françaises, à moins que la rapidité de la mobilisation ne permit à celles-ci d'aller au delà.

En cas d'insuccès, l'armée française chargée de défendre la trouée nord se replierait sur la ligne de l'Argonne, en s'appuyant sur le camp retranché de Reims ; celle de la trouée sud se retirerait directement sur Paris ou plutôt sur Langres, et l'ennemi, menacé sur ses flancs et sur ses derrières, soit par les troupes du camp retranché de Verdun, soit par celles des camps retranchés d'Épinal et de Langres, serait dans l'obligation, avant de continuer sa marche, de faire de gros détachements pour observer ces diverses places.

La frontière du nord est couverte par la neutralité de la Belgique : cependant la violation de cette neutralité, comme moyen de tourner la frontière de Lorraine, doit être prévue.

Cette frontière s'appuie sur le camp retranché de Lille. Plus au sud, Maubeuge et le fort d'Hirson sont les points d'appui principaux, qui par la gère, Laon et Reims, complètent la défense de Paris vers la falaise de Champagne.

Reims est un nœud de routes et le lien stratégique par excellence de toute cette région.

Langres, placé en deuxième ligne, en arrière d'Épinal, reçoit un énorme développement. Cette place est appelée à jouer également un rôle important dans le cas d'une marche victorieuse de l'ennemi par la trouée Toul-Épinal. Une armée concentrée sur le plateau de Langres descend à volonté vers la Champagne, la Lorraine, la Franche-Comté et la Bourgogne[14].

Dijon, camp retranché, complète l'action de Langres, défend le plateau du Morvan et garde, avec Besançon, la route de Lyon par la Saône.

La frontière de l'est, depuis la trouée de Belfort jusqu'à la rive méridionale du lac de Genève, est couverte par la neutralité de la Suisse, tuais on a prévu également le cas où une coalition de l'Allemagne et de l'Italie amènerait cette dernière puissance à envahir la Suisse.

La grande place de Besançon est le point d'appui très solide de cette région.

En face des Alpes, les vallées des affluents de gauche du Rhône, qui sont les routes naturelles d'invasion d'Italie en France, ont été barrées par de nombreux forts. Briançon est la clef de cette frontière. Au sud, Nice est entouré de forts interceptant la route de la Corniche.

Le camp retranché de Grenoble est le point d'appui de la majeure partie de la région sud-est et Lyon en est le réduit général. Lyon est une seconde capitale ; le périmètre de ses défenses extérieures atteint 60 kilomètres.

Les Pyrénées forment une excellente frontière naturelle, ne livrant passage à des armées qu'aux deux extrémités de la chaîne. Toulouse est le centre stratégique du Midi pyrénéen. La place de Perpignan a été agrandie et forme, pour les Pyrénées-Orientales, en arrière des forts qui dominent les routes, un réduit très solide.

A l'autre extrémité, le fort d'Urdos, le château de Saint-Jean-Pied-de-Port, les bords de la Nive, soutenus par la place de Bayonne, aideraient à la résistance. On décida une réfection complète de la défense de Paris, la capitale étant maintenue comme réduit central de la défense de la nation.

Le plan que l'on se propose est le suivant : couronner d'ouvrages tous les gradins de l'amphithéâtre parisien et tenir ainsi le revers extérieur de la ligne des faites. Les armées de sortie, pour déboucher, ne doivent plus avoir à escalader des pentes comme à Champigny et à Buzenval ; une armée française repoussée sur la capitale doit pouvoir reprendre la campagne après s'être refaite ; l'étendue du nouveau périmètre ne permettra plus un investissement réel : enfin la ville sera garantie contre un bombardement[15].

Une armée assiégeante, quelque nombreuse qu'elle soit, ne suffirait plus à la double tâche d'observer les camps retranchés devant lesquels elle doit défiler à la frontière et d'envelopper d'une manière absolue une ville dont le périmètre total n'est pas inférieur à 160 kilomètres.

En 1874, au moment où fut admis le plan général du comité de défense, on avait si peu de confiance dans la valeur des armées à peine réorganisées qu'on se laissa entrainer, non sans exagération peut-être, vers le système des places fortes et des lignes défensives. Bientôt, à la suite des améliorations remarquables survenues dans l'organisation militaire, le point de vue changea. Le plan si vaste du général Séré de Rivière fut plusieurs fois modifié avant d'être entièrement exécuté.

En mai 1878, le comité supprima, dans le projet primitif, des travaux prévus à Dieue, Bazeilles, Gondreville, Épernay, Nogent, Montereau, Chagny.

Les progrès de l'artillerie ont encore rendu nécessaires des modifications plus récentes. Des tourelles cuirassées ont dû être installées dans certains forts tandis que d'autres étaient déclassés.

La révolution qui s'accomplit depuis l'emploi des explosifs diminue encore l'importance des travaux défensifs fixes.

La guerre moderne parait devoir exiger surtout les vastes espaces, une rapide mobilisation, une aptitude singulière à profiter du terrain, une excellente organisation du service des ravitaillements. Ces données sont, pour ainsi dire, eu contradiction avec celles qui avaient inspiré le général Séré de Rivière.

Il faut reconnaître toutefois, que pendant les années où la France vaincue, à peine relevée, restait sous la menace d'une déclaration de guerre, ces fortifications rapidement élevées ont contribué à rassurer le pays, lui ont permis de restaurer ses forces et lui ont rendu cette confiance en lui-même qui finit par lui valoir la confiance des autres.

Aujourd'hui, démodées avant d'avoir servi, comme tant d'autres manifestations de l'activité humaine, ces défenses restent debout comme pour témoigner de l'élan patriotique qui les éleva.

La France voulait vivre. Par l'effort qu'elle accomplit, elle le prouva.

 

IV

Pendant Les vacances de Pâques sont courtes (29 mars-12 avril 1873). Ce délai suffit pour que le gouvernement règle sa ligne de conduite et aborde la Chambre, à la rentrée, avec un programme défini et des projets arrêtés.

Il s'agit de savoir si c'est le cabinet de Broglie qui dotera la France d'institutions plus durables ou si le pays cherchera d'autres guides plus exactement encore, si la majorité maintiendra à sa tête les hommes qui entendent la mener, un peu rudement peut-être, vers le port du salut, ou si elle préfèrera se laisser aller au flot : ou un cabinet de parti, ou un cabinet d'affaires, c'est le dilemme que M. Raoul Duval avait posé dès le 12 janvier.

Parmi les débats en apparence contradictoires et incohérents, qui ont occupé la première session de l'année 1873, une œuvre politique s'était poursuivie. Le gouvernement et l'Assemblée cherchaient la formule d'un gouvernement moins précaire.

De parti pris, la commission des Trente n'a pas eu à rédiger une constitution. La mode n'est plus aux constitutions solennellement promulguées, dit le duc de Broglie. Il pensait que ce titre magistral convenait mal aux circonstances. Peut-être aussi croyait-il plus sage de faire sans dire. On demande simplement aux commissions compétentes, et notamment à la commission des Trente, d'élaborer les organes essentiels d'un gouvernement temporaire.

 

D'abord le système électoral, qui prime tout en effet. Le 21 mars, M. Batbie avait déposé sur le bureau de l'Assemblée le rapport sur le projet de loi électorale. La question

D'autres travaux se poursuivaient parallèlement. La commission de décentralisation avait peu fait parler d'elle depuis trois ans qu'elle fonctionnait : s'étant réveillée soudain, elle se piquait au jeu.

Elle était conduite, maintenant, par un homme qui n'entendait pas qu'on l'oubliât : M. Ernoul. M. Ernoul pensait que la France n'avait pas apprécié tout ce qu'elle lui devait, et il prétendait qu'elle lui dût plus encore : il veut la gratifier d'une loi municipale. La commune n'est-elle pas la molécule de l'État ? C'est par elle qu'il faut logiquement commencer.

Donc nos braves décentralisateurs, comme dit M. de Meaux, se sont mis à l'œuvre et, le 7 mars 1874, M. de Chabrol, rapporteur de la commission, dépose un rapport supplémentaire sur le projet de loi relatif à l'électorat communal ; c'est une véritable charte municipale[16].

Loi électorale municipale de la commission de décentralisation, loi électorale générale de la commission des Trente, voilà, pour l'organisation du suffrage, deux projets en présence. Lequel des deux prendra le pas sur l'autre ?

Au fond, les cieux systèmes présentaient les plus grandes analogies. En abordant cette grave question du suffrage, on n'avait eu, des deux côtés, qu'un seul et même dessein : corriger les défauts de la loi du nombre, en tempérer la puissance en organisant la représentation des intérêts[17].

Disons les choses comme elles sont : il s'agissait d'instituer un système représentatif où le suffrage universel serait réduit, épuré, filtré, de protéger les idées conservatrices et d'assurer, autant que possible, l'influence des classes moyennes.

Remarquez l'importance de ces projets. S'ils eussent été votés et appliqués, le suffrage universel n'eût été qu'un des ressorts du gouvernement au lieu d'en être le pivot unique. Les classes moyennes, par un habile équilibre de réserves efficaces et de concessions apparentes, gardaient une autorité prépondérante sur le gouvernement du pays.

Combinés avec le projet de Broglie relatif à la constitution d'une Chambre haute, ces projets formaient un ensemble constitutionnel qui reprenait les choses au point où on en était en 1848. L'histoire de France était ramenée de vingt-cinq ans en arrière et, pour ainsi dire, rectifiée.

Des deux projets — projet Ernoul-Chabrol et projet Batbie — le plus large, en somme, était le premier, celui qui établissait le système électoral municipal. Une double précaution, cependant, était prise contre le suffrage universel : la représentation des intérêts était assurée par l'adjonction, aux conseillers élus, des contribuables les plus imposés ; et la représentation des minorités était garantie par la faculté du vote accumulé.

Représentation des intérêts : c'est, dans la pensée de la commission, la plus forte digue à opposer tant aux révolutions qu'à la dictature :

Armez les intérêts, dit le rapporteur, faites-leur comprendre qu'ils peuvent se défendre efficacement avec les institutions existantes ; que nul ne les opprimera légalement : vous éloignerez l'inquiétude vague et l'espoir anxieux d'une réaction ; si vous laissez les intérêts incertains de leur avenir, n'en ayant pour garant que la tolérance chaque jour plus douteuse du suffrage universel et les habitudes d'un patronage qui s'efface, ils ne tarderont pas à chercher auprès d'un dictateur, à défaut de la loi, cette sécurité dont ils ne peuvent se passer.

Quant à la représentation des minorités, introduite sur la proposition de M. Bethmont, elle vise à la fois l'équité et la stabilité : l'équité d'abord. Le rapport cite ce passage de M. Ernest Naville : Une grave confusion d'idées est au fond du mode de représentation généralement adopté. Dans un état démocratique, le droit de décision appartient à la majorité, mais le droit de représentation doit appartenir à tous. On a passé d'one de ces idées à l'autre et on a attribué à la majorité le droit de représentation confondu avec le droit de décision[18].

La stabilité, enfin : Dans les grands centres, dit le rapport, la moitié plus un, c'est la plus pauvre, la moins expérimentée, la moins cultivée de la population. 'fous ceux qui représentent ou constituent la tradition, le prestige, la richesse de la commune peuvent se voir écarter, tyranniser même... Le régime du suffrage universel, tel qu'il s'est introduit en France, c'est la revanche du système censitaire, ce n'est pas la justice !

Le dispositif est conforme à cette doctrine : L'âge électoral municipal est fixé à vingt-cinq ans. Les conditions de domicile sont très sévères pour tout électeur qui n'est pas originaire de la commune.

La représentation des intérêts est assurée par l'adjonction aux conseillers élus des plus haut imposés égaux en nombre au conseil municipal et désignés par le percepteur d'après les rôles de la commune. Ils prennent part à toute délibération entraînant une augmentation des impôts ou un emprunt aliénant des biens communaux.

Dans les communes ayant plus de 10.000 habitants, chaque électeur peut accumuler son suffrage sur le nom d'un même candidat au lieu de voter pour une liste. Il n'y a qu'un tour de scrutin ; mais celui-ci n'est valable que si tous les candidats élus ont obtenu un nombre de voix égal à la moitié plus un des votants.

Au lieu d'être dressé suivant le chiffre des suffrages obtenus, le tableau des conseillers municipaux est établi suivant l'âge des élus (article 13).

Les maires et adjoints sont choisis par le conseil municipal parmi les électeurs ou les contribuables de la commune. Ils doivent être agréés ou institués par le président de la République, dans les chefs-lieux de départements ou d'arrondissements et dans les villes ayant plus de 20.000 habitants ; par le préfet, dans les autres communes. En cas de désaccord entre le conseil et le pouvoir central, le maire et les adjoints sont nommés directement par le président de la République. Les débitants de boissons à consommer sur place et les entrepreneurs de divertissements publics ne sont pas éligibles aux fonctions de maire.

Les lois spéciales réglant l'organisation administrative de Paris et de Lyon sont maintenues.

Le projet de loi électorale politique, dont M. Batbie est le rapporteur, a pour origine celui qui a été déposé le 19 mai 1873, au nom de M. Thiers par M. Dufaure.

La commission des Trente est encore plus restrictive et plus méfiante que la commission de décentralisation. On sent l'inspiration directe du duc de Broglie. Celui-ci avait prononcé un mot qui, tombé de si haut, avait cours alors : Le suffrage universel n'a pas le sens de la vue ; il n'a que le sens du toucher.

La volonté de protéger les idées conservatrices conduit ici aux résultats suivants : on considère l'exercice du suffrage non pas comme un droit, mais -comme une fonction. Toute fonction suppose l'autorité et les aptitudes : c'est d'après ce principe que se développe le système qui aboutit à la représentation des intérêts.

L'âge électoral est, comme dans l'autre projet, fixé à vingt-cinq ans ; ce régime n'est-il pas plus conforme à l'égalité puisque, dans cette période de la vie, la partie active de la population virile est sous les drapeaux ?

Le scrutin d'arrondissement est substitué au scrutin de liste par département, parce que l'électeur est plus à même de connaître son représentant.

Pour épurer le suffrage des nomades, on exige de l'électeur une durée de domicile de trois ans ailleurs que dans sa commune d'origine. Les inscrits au rôle des quatre contributions figurent d'office sur les listes électorales, tandis que les non-imposés doivent solliciter leur inscription et obtenir une décision spéciale. Dans les communes au-dessus de deux mille habitants, le non-imposé devra apporter la preuve du domicile, preuve soumise à des règles et à des moyens limités. La conclusion du système, c'est la création d'un registre électoral.

Les causes d'incapacité électorale sont énumérées très largement.

La commission n'est pas tout à fait d'accord avec-elle-même quand elle recule devant le vote obligatoire avec sanction pénale : mais elle a craint les difficultés d'application.

L'âge d'éligibilité est reporté à trente ans et des conditions de domicile très précises sont déterminées. Cependant, la commission a repoussé le cens d'éligibilité.

Malgré les protestations du rapport, qui s'accusait un peu en s'excusant, c'était, en gros, une nouvelle loi du 31 mai 1850[19]. Les intérêts, puisque c'est ainsi que se baptisait la nouvelle aristocratie, les intérêts n'avaient rien appris et ils n'avaient rien oublié.

 

Loi électorale politique ou loi électorale municipale, la première plus directement inspirée par le cabinet, la seconde plus agréable à l'extrême droite, telles sont les bases essentielles du régime qu'il s'agit de fonder.

L'organisation du pouvoir législatif, celle du pouvoir exécutif, se conformeront naturellement aux principes qui seront adoptés en matière de suffrage. Le gouvernement a fait savoir que, dès la rentrée, il prendrait les initiatives nécessaires, et qu'un ensemble de mesures étroitement combiné et coordonné compléterait le système, provisoire peut-être, mais qui, l'heure venue, se couronnerait par l'avènement de la monarchie constitutionnelle.

Alors, par ce détour, tandis que tout paraissait perdu, tout serait sauvé !

A la majorité de décider : elle n'a qu'à vouloir, car elle peut ce qu'elle veut ; tous les obstacles sont aplanis ; elle est maitresse d'elle-même et du pays ; elle peut tailler en plein drap pour le présent et pour l'avenir.

Le plus surprenant serait que n'ayant qu'à choisir, elle ne sût même pas se déterminer, que n'ayant qu'à vouloir, elle préférât demeurer immobile et impuissante. Les deux fractions de la majorité, qui se sont déjà follement déchirées, combattues et annulées quand la restauration monarchique était en cause, ne seront-elles pas capables de s'entendre quand il s'agit de leurs propres intérêts, ou mieux, de ce qu'elles considèrent comme le salut du pays

On va peser, à cette heure, ce que valent cette capacité politique, cette aptitude singulière au gouvernement, dont se targue cette partie de la nation. A-t-elle seulement assez d'autorité sur elle-même pour se sauver elle-même Elle n'a qu'il se donner la peine non pas de naître, mais de ne pas mourir.

Pendant les vacances parlementaires, les chefs ont le temps de se concerter. Dès la rentrée, l'action et le vote en masse : la victoire est à ce prix.

 

Par contre, les adversaires avertis ont aussi le temps de préparer leurs batteries. Ceux qui bornent leurs principes et leurs doctrines à la chute d'un cabinet n'ont qu'à ourdir leurs trames. L'attaque et la défense ont, le même rendez-vous.

Les légitimistes ne veulent pas que l'on fasse le lit de la monarchie orléaniste. Ils n'aiment pas ces personnages hautains qui, travaillant pour une autre cause que la cause légitime, sont, à leurs yeux, d'illustres transfuges. Ils ont, le sentiment de leur propre impuissance : ils en rougissent ; mais ils ne savent ni se résigner ni se corriger. Tout, plutôt que de subir la loi des habiles qui ont mis aujourd'hui la majorité, comme naguère le prétendant, au pied du mur.

Quant aux républicains, aux démocrates, ils font naturellement le possible pour l'échec d'un ensemble de mesures dirigé contre eux et qui les écarterait peut-être pour toujours. La démocratie ales forces d'Hercule : elle ne se laissera pas ligoter dans son berceau.

Entre les deux partis extrêmes, il y a un accord tacite, parce que l'adversaire est le même : n'est-ce pas tout l'art politique ?

La polémique des journaux fait converger les feux d'une opposition inverse sur le cabinet à demi désemparé. L'Univers de M. Louis Veuillot a reparu le 20 mars : terrible dogue aux basques du noble duc. D'ailleurs, les présages ne sont pas favorables. On apprend que Rochefort vient de s'évader de la Nouvelle-Calédonie. M. Beulé, atteint d'une maladie grave, désespéré de son échec, fait comme Prévost-Paradol : il se tue.

Le cabinet est loin d'être uni et ses membres sont plus zélés à défendre les jalouses exigences de leurs groupes que la solidarité gouvernementale.

Le duc Decazes se sent indispensable. Il le prend de haut avec ses collègues ; il a, par exemple, avec le général du Barail une altercation des plus vives : Monsieur le duc, lui aurait dit celui-ci[20], je ne sais si vous avez fait vos études pour être avocat : mais je sais que vous compromettez les causes que vous défendez.

On ne se parle plus au conseil.

Le duc Decazes, qui s'est glissé dans la faveur du maréchal, pèse sur la direction de la politique intérieure. Il est convaincu qu'il n'y a rien à faire avec l'extrême droite : il pousse à l'entente avec la gauche et cherche le point d'appui, dans l'union des deux centres. On tonnait ses étroites relations avec les princes d'Orléans. On conclut, non sans raison, que la crainte du bonapartisme et les mécomptes de la fusion portent le comte de Paris et les siens vers la politique expectante, même au risque de consolider les institutions républicaines.

Le duc de Broglie ne sait auquel entendre. Dans l'Eure, il est obligé de ménager l'élément bonapartiste : il le craint beaucoup, même dans l'Assemblée[21]. L'extrême droite mène rondement l'offensive contre le cabinet. Elle exige des déclarations laissant la porte ouverte à une restauration éventuelle du comte de Chambord. Mais, faire une telle concession, c'est s'aliéner le duc Decazes et le centre droit. De toute façon, la majorité se scinde et le cabinet succombe.

Des ordres arrivent de Frohsdorf. Le 25 avril, le bureau du comte de Chambord invite les journaux légitimistes à préparer l'opinion : la lutte s'engagera à la rentrée. Le bruit court que le comte de Chambord est en France et qu'il va prendre en mains la direction du parti monarchiste.

Le duc de Broglie n'a d'autre appui effectif que l'autorité personnelle du maréchal. C'est cette autorité qu'il voudrait consolider une bonne fois. Au diner du conseil général, dans l'Eure, il dit : Nous désirons tous que le maréchal de Mac Mahon reçoive bientôt de l'Assemblée nationale, par les lois constitutionnelles, le moyen d'exercer, pendant sept années, pour le bien de la France, le pouvoir qu'elle lui a conféré.

Un court voyage du maréchal de Mac Mahon, dans l'Ouest, à Tours et à Saumur (3-4 mai), détourne un instant l'attention, mais ne produit pas l'effet d'enthousiasme escompté par le cabinet.

 

Même avant la rentrée parlementaire, fixée au 12 mai, les groupes sont réunis à Paris.

On est dans l'attente des projets de lois constitutionnelles annoncés par le duc de Broglie. Le plan est de saisir celui-ci au moment où il se découvrira et avant même qu'il ait eu le temps de déployer ses forces.

L'attitude de la gauche est des plus circonspectes. Elle craindrait de troubler, par une hâte trop évidente, le travail de décomposition qui se fait dans la majorité et dont elle doit bénéficier. Dans une réunion tenue le 10 mai, M. Duclerc, président de la gauche républicaine, explique en ces termes fies dispositions du groupe : Le texte des lois organiques nous dira si elles sont l'expression d'une volonté sincère de résoudre les questions qui nous pressent, ou un artifice pour les éluder encore. Attendons sans rien préjuger, résolus à accepter, de ces lois, ce qui serait de nature à mettre enfin le pays dans les conditions de sécurité qu'il réclame. Ce n'est pas compromettant.

Le trouble est à l'extrême-droite. C'est un groupe sans direction ou, du moins, sans chef. Le marquis de Dreux-Brézé, ponctuel, formaliste, est communicatif comme un bureau. Il se contente de transmettre des directions sibyllines que ses propres explications obscurcissent encore. M. de La Rochette, président du groupe, n'est pas homme d'initiative : il suit le courant, ne le dirige pas ; M. de Cazenove de Praline est un soldat fidèle à la consigne ; M. Lucien Brun a plus d'étoffe ; mais il est si entortillé, si replié, si couvert qu'on ne sait jamais jusqu'à quel point sa parole l'engage.

M. Ernoul a de l'ardeur et de l'allant. Il n'a pas encore digéré son éloignement du cabinet. C'est lui qui trouvera le joint et qui attachera le grelot.

 

Pour que l'histoire soit claire, il faut qu'elle explique même, ces minuties parlementaires. Une question de priorité, comme on dit en termes techniques, doit décider, non seulement du sort du cabinet, mais de celui du pays.

Le principal débat portait sur le régime constitutionnel qui convenait à la France. On devait, en même temps, résoudre, une fois pour toutes, cette fameuse question du septennat : république d'attente ou monarchie en expectative. En plus, le cabinet était visé. Toutes les inquiétudes, toutes les oppositions, toutes les animosités sont sur le qui-vive. Le duc de Broglie s'éterniserait aux affaires s'il gagnait cette partie.

Or, au moment décisif, les fers se croisent au sujet d'une question de la plus minime importance ou, mieux, parfaitement indifférente : à savoir, si on discutera d'abord la loi électorale municipale ou la loi électorale politique ? Les adversaires du cabinet disent, en roulant de gros yeux sincères — car la passion est généralement de bonne foi, — qu'il faut légiférer d'abord sur la commune, parce que la commune nait avant l'État ; d'ailleurs, la question municipale est beaucoup moins dangereuse, puisqu'elle n'a pas, au même degré, le caractère constitutionnel !

Selon l'expression qui avait déjà servi à M. Thiers, c'étaient les chinoiseries de l'heure nouvelle !

Les réunions de l'extrême droite ont lieu, coup sur coup, le 11, le 13, le 15. Il faut bien s'exciter, s'entraîner à ce métier inaccoutumé de membres de l'opposition, prendre du courage, du sang-froid pour agir — ou se dérober le cas échéant.

M. de Vinols, dans ses Mémoires, fait, d'après lui-même, un tableau émouvant des hésitations, des incertitudes, des angoisses d'un chevau-léger sincère. Il change d'avis d'heure en heure et ne se décide à la fin que parce qu'il s'avise de lire les projets de loi qui sont en discussion. Il est surpris de remarquer qu'ils se ressemblent comme deux frères. Il se rend au groupe pour crier casse-cou ; mais on ne veut pas l'entendre.

Le pire, c'est la façon dont on marchande le duc de Broglie. Il est, accablé de conseils, entouré discrètement d'embûches cordiales. Le 13, on est d'accord ; le 15, tout est rompu.

M. le marquis de La Rochejaquelein dit, devant ses collègues de l'extrême droite, qu'il faut déjouer la manœuvre ourdie par le cabinet, qui consiste à recourir à la dissolution pour évincer l'extrême droite et l'extrême gauche et gouverner avec les centres. Ce mot de dissolution est de ceux qui donnent le frisson aux assemblées.

M. de Carayon-Latour s'écrie que les projets du gouvernement ne sont rien autre chose qu'une conjuration contre la légitimité : Je vous dirai, ajoute-t-il en confidence, que le maréchal est fatigué, obsédé du duc de Broglie et qu'il regardera comme un service d'en être débarrassé.

Le chef du cabinet est silencieux, cherchant où mettre le pied parmi les chausse-trapes. Il faut bien qu'il s'arrête à quelque chose puisqu'on veut qu'il fasse ferme. Il maintient la priorité pour le projet ce le plus constitutionnel, c'est-à-dire le projet de loi électoral de la commission des Trente. Il se déclare : on le tient.

 

La session s'ouvre le 12 mai. On règle brièvement un incident fâcheux qui s'est produit pendant les vacances, provoqué par M. Piccon, député des Alpes-Maritimes[22].

Le 13 mai, élection du bureau. M. Buffet est nommé président, mais il n'obtient plus que 360 voix[23], tandis que M. Martel, vice-président de gauche, est élu par 389 voix. Indice.

Le 14 mai est le jour de l'Ascension ; on s'ajourne au 15.

Le 15 mai, après une courte allocution du président Buffet, le duc de Broglie monte à la tribune et dépose un projet de loi concernant la création et les attributions d'une seconde Chambre et les relations à établir entre les pouvoirs publics.

C'est le pivot de cette constitution, si habilement introduite par pièces et morceaux. Projet de loi électorale politique, projet de loi électorale municipale, projet de loi sur une seconde chambre et sur le pouvoir exécutif, c'est un tout, qui consacre définitivement le septennat, établit l'autorité des classes moyennes et prépare, le cas échéant, une restauration de la monarchie parlementaire.

Voté, il entraîne, à bref délai, rien que par l'institution des pouvoirs nouveaux, la disparition de l'Assemblée nationale, et met en mouvement le nouvel organisme gouvernemental du pays.

Le duc de Broglie, reconnaissant promptement qu'il n'obtiendrait pas une réforme efficace du suffrage universel chargé d'élire la Chambre des députés, résolut de chercher, dans une autre Chambre, un contrepoids à la toute-puissance du nombre. Ainsi s'exprime le vicomte de Meaux.

En effet, il s'agissait bien d'assurer un suprême refuge, une citadelle inexpugnable au pouvoir des classes moyennes et à la représentation des intérêts. C'était la consécration officielle d'une élite, et la prééminence sur la démocratie moderne, d'une aristocratie mobile et variée. II y avait une autre France en germe dans ce projet de loi.

Tous les partis sont aux aguets.

On le voit, rien qu'à l'accueil fait au duc de Broglie dès qu'il monte à la tribune. M. Thiers était dans la salle et pouvait se rappeler cette autre journée d'un autre mois de mai où la même Assemblée lui avait fait pareil visage.

Les situations étaient renversées. Une indifférence affectée, des dos tournés, des pupitres ouverts et fermés, un mauvais vouloir visible sur les visages tendus, tel était le spectacle que présentait la salle, tandis que la voix aigre et zézayante du duc de Broglie, sa physionomie au tic nerveux et grimaçant essayaient de s'imposer à cette Assemblée qui ne voulait plus l'entendre.

Que cette lecture parut longue !

Les articles qui auraient dû soulever la joie et l'enthousiasme de la majorité passaient inentendus. Le cabinet offrait une sorte de pérennité gouvernementale aux idées et aux intérêts que cette majorité représentait : elle n'en avait nul souci, attentive seulement à la façon dont son héros d'hier, sa victime d'aujourd'hui, allait succomber.

Le duc de Broglie lit d'abord l'exposé des mes.

Le projet de loi qui engage le droit constituant de l'Assemblée est déposé par ordre de M. le président de la République et d'après le désir exprimé par la commission des Trente. La majorité n'a pas voulu vouer l'avenir de la France aux institutions républicaines. Mais elle a pris envers elle-même l'engagement d'organiser les pouvoirs du maréchal. Une seconde Chambre sera l'intermédiaire entre l'Assemblée et le chef du pouvoir exécutif.

Cette seconde Chambre doit, par son recrutement, s'opposer aux entrainements et à la mobilité du nombre. Il faut que ce recrutement soit combiné de manière à éviter que le mérite, l'intelligence, les intérêts, les droits acquis, la tradition, soient exclus ou méconnus par la méfiance ombrageuse ordinaire aux démocraties.

Le duc de Broglie s'explique sur les attributions des pouvoirs publics : partage égal entre les deux Assemblées de l'initiative et de la confection des lois ; la Chambre haute ou Grand Conseil ayant, en outre, des attributions judiciaires : juger le chef de l'État et les ministres en cas de crimes d'État.

Le président de la République est irresponsable ; les ministres sont responsables. Le président a, de concert avec le Grand Conseil, le droit de dissoudre la première Chambre.

Enfin, le duc de Broglie tranche ingénieusement la question du gouvernement définitif, en proposant, qu'à l'expiration des sept ans du pouvoir du maréchal de Mac Mahon ou en cas d'événement douloureux, les deux Assemblées se réunissent en un congrès et statuent sur la vacance du pouvoir.

Le duc de Broglie termine son exposé par un appel au centre gauche : Notre ambition, dit-il, serait de réunir les suffrages de tous ceux qui ont établi ce septennat en y joignant l'adhésion précieuse de ceux qui, après l'avoir combattu en principe, s'y rattachent aujourd'hui loyalement comme l'autorité légale du pays.

Suit le dispositif du projet :

Aux termes de l'article premier, le pouvoir exécutif, conféré pour sept ans à M. le maréchal de Mac Mahon, par la loi du 20 novembre, continue à être exercé dans les conditions et avec les attributions actuelles, sauf les modifications et additions contenues dans la présente loi.

Les articles 2 et 3 portent qu'après la séparation de l'Assemblée nationale, le pouvoir législatif sera exercé par deux assemblées : le Grand Conseil et la Chambre des représentants.

Les articles 4 à 16 règlent. la composition, l'éligibilité et l'électorat du Grand Conseil.

Cette assemblée est composée : de membres élus par les départements, de membres de droit, de membres nommés à vie par décret du président de la République rendu en conseil des ministres.

Le collège électoral de chaque département comprend les élus : députés, conseillers généraux et d'arrondissement ; les anciens députés ; les magistrats assis en activité ou en retraite ; l'archevêque ou l'évêque ; les membres du chapitre diocésain ; les curés inamovibles ; les présidents des consistoires protestants et israélites ; les membres des tribunaux et des chambres de commerce ; les bâtonniers et anciens bâtonniers de l'ordre des avocats ; les présidents de chambres de notaires et d'avoués ; les doyens et professeurs de facultés ; les officiers généraux du cadre de réserve ; les officiers généraux et supérieurs en retraite ; les hauts fonctionnaires civils en activité ou en retraite ; les grands-croix, grands-officiers, commandeurs, officiers de la Légion d'honneur ; les contribuables les plus imposés à la contribution foncière, en nombre égal aux 2/6 du collège entier et les plus imposés à la contribution des patentes, en nombre égal au 1/6 du collège entier.

Pour le département de la Seine, font en outre partie du collège, les membres du Conseil d'État, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes, de l'Institut, de l'Académie de médecine, du Collège de France, du Muséum d'histoire naturelle et de la Bibliothèque nationale.

Chaque département nomme un membre du Grand Conseil, quand la population est de 300.000 âmes ; deux, de 3 à 600.000 ; trois, de 600.000 et au-dessus.

Les membres de droit sont : les cardinaux, les amiraux, les maréchaux, les premiers présidents de la cour de cassation et de la cour des comptes.

Les membres nommés par le pouvoir exécutif peuvent être au nombre de 150 et doivent être choisis dans les catégories suivantes : les élus ou anciens élus de la Chambre des représentants et des conseils généraux, les anciens ministres, les hauts fonctionnaires civils, les magistrats ou officiers généraux, les membres de l'Institut., les délégués du commerce, de l'agriculture et de l'industrie, les maires des villes de 50.000 âmes, les archevêques et évêques, le président et le grand rabbin du consistoire central des israélites de France ; les présidents des deux consistoires de la confession d'Augsbourg et les présidents des deux consistoires de la religion réformée qui comptent le plus d'électeurs ; le gouverneur et les régents de la Banque de France.

Le président de la République peut choisir dix membres parmi les citoyens ayant rendu des services éminents à l'État.

Les membres désignés par le pouvoir exécutif sont inamovibles ; les membres élus sont nommés pour sept ans.

 

La voix qui lit s'arrête.

Quelques rares applaudissements. Alors, la salle, à demi endormie, s'ébroue, s'agite. L'Officiel constate des conversations animées et des groupements nombreux dans les couloirs qui séparent les travées. Seules indications recueillies, pour l'histoire, sur la psychologie de l'Assemblée à cette heure émouvante !

Et le procès-verbal ajoute froidement : Le projet est renvoyé à la commission des Trente.

Maintenant, la loi électorale. Voici que se pose la fameuse question de priorité. A quand la discussion annoncée ? De commun accord, elle est fixée au lendemain 16. Ce sera la journée décisive.

Le 16 mai, à une heure de l'après-midi, le duc de Broglie se rend d'abord devant la commission des  Trente. Le chef du cabinet détermine lui-même l'heure et le lieu du combat. Il obtient que la commission demande en séance la mise à l'ordre du jour de la loi électorale politique.

A deux heures et demie, séance publique. Comme il a été convenu, M. Batbie, président de la commission des Trente, prie l'Assemblée de fixer au mercredi 20 la première lecture de la loi électorale.

C'est alors qu'un membre obscur de l'extrême droite, M. Théry, député du Nord, se lève et demande qu'on mette d'abord à l'ordre du jour la loi électorale municipale. Cette décision a été prise par le groupe auquel il appartient, au moment d'entrer en séance : La raison de cette priorité, dit timidement, M. Théry, c'est qu'on devra procéder à des élections municipales avant les élections législatives. Le combat s'engage.

Un excellent homme, M. Raudot, tente la conciliation : il propose à la Chambre de mettre les deux lois à l'ordre du jour simultanément, en discutant l'une comme contre-projet de l'autre. Il appelle ingénument sa motion une malice parlementaire. Ce malicieux est un fâcheux ! Rires, réclamations, dit le compte rendit officiel. M. Baudot disparaît.

Voici le duc de Broglie. Au nom du gouvernement, il appuie la proposition Batbie : il insiste : C'est un besoin urgent... Le pays veut savoir où il va... Il faut aborder la question du droit électoral par le plus grand côté... C'est pour attester la nécessité de voter l'ensemble des lois qui doivent pourvoir à l'avenir du pays que nous demandons la priorité pour la loi électorale. La loi municipale viendra aussitôt après, et même, dit-il avec un léger retour vers le bienfaisant M. Raudot, les deux débats pourraient être menés de front : simple question de procédure sur laquelle le gouvernement ne se prononce pas.

Lui, le duc de Broglie, en être arrivé là !

M. Lucien Brun monte à la tribune. Ah ! c'est le fin du fin. Il vient à la fois se dégager et engager le président du conseil. Jamais piège a-t-il été plus adroitement tendu et plus habilement dissimulé ?

Quelques-uns de mes amis, dit M. Lucien Brun, préoccupés comme moi de l'utilité et de l'urgence de la loi municipale, sont aussi absolument résolus à mettre à l'ordre du jour et à discuter le plus tut possible la loi électorale politique. Il n'y a donc entre nous et le gouvernement aucune divergence sur ce point. Nous n'admettons pas qu'on puisse donner une signification différente au vote que nous allons émettre et je suis bien aise d'affirmer que nous voulons faire la loi électorale politique et que, dans la question de priorité qui se pose, nous n'entendons nullement refuser un témoignage de confiance au cabinet. Cela étant, il reste une question d'ordre du jour dont l'Assemblée demeure maîtresse. Donc, rien de grave ne nous divise. Je voulais le dire avant le vote pour éviter toute interprétation contraire.

N'est-ce pas admirable de bonhomie sournoise !

Cette fois, le duc de Broglie perd son sang-froid : De quel dédain il accable la subtile intervention de M. Lucien Brun en posant, puisqu'il y est bien forcé, la question de confiance :

Le gouvernement est infiniment reconnaissant des paroles que vient de prononcer l'honorable M. Lucien Brun ; mais il ne faudrait pas se méprendre sur leur sens et qu'elles paraissent diminuer l'importance qui s'attache au vote qui va être émis.

La question de confiance est ainsi posée.

Mouvement prolongé ! dit le Journal officiel.

On vote deux fois, par assis et levé. Après la première épreuve, on entend une voix, à l'extrême droite : — Ça y est ![24]

Le bureau déclare les épreuves douteuses. Le président Buffet veut que chacun assume la responsabilité de son vote. On procède au scrutin. Il est trois heures vingt. Le pointage est terminé à quatre heures. Par 381 voix contre 317, l'Assemblée n'a pas admis la priorité pour la loi politique.

Le gouvernement est en minorité de 64 voix, dont 45 de l'extrême droite ; le centre gauche, la gauche et les bonapartistes ont voté contre le cabinet. Seuls, MM. Cézanne et Vacherot, du centre gauche, ont voté avec le gouvernement. M. Thiers a voté contre ; M. Dufaure, dont on a remarqué l'embarras au moment où le duc de Broglie tendait, en quelque sorte, les bras vers le centre gauche, M. Damne subit l'influence de M. Thiers. Il s'abstient.

Le duc Decazes dépose le projet de loi portant approbation de la convention postale avec les Etats-Unis. C'est une dernière apparition du cabinet et peut-être une indication pour l'avenir. Au moment où le ministre des affaires étrangères descend de la tribune, le vice-président du conseil quitte le banc du gouvernement et se retire, suivi de tous ses collègues.

Ce vote rendu, le ministère renversé, la contrainte se dissipe. On s'explique sur les véritables causes de la crise ; on calcule, on combine.

M. Baudot demande que l'on discute la loi municipale. Comme on lui dit qu'il faut attendre la fin de la crise, il répond : Nous l'attendrons peut-être longtemps. Et il ajoute : La loi est des plus urgentes... Je voudrais bien qu'on mit un peu de calme dans ces questions si graves, car ce qui nous manque, c'est le calme.

M. Mettetal (centre droit). — Et du bon sens surtout.

M. Raudot. — Oui, du bon sens.

M. Mettetal. — Et du tact !

M. Raudot ne comprend pas. Il insiste pour qu'on ouvre la discussion générale immédiatement. Cependant, un membre important du centre droit, M. Charreyron, veut dégager la philosophie de la journée :

 Je crois, dit-il, que la question qui se pose en ce moment est celle-ci : L'Assemblée -veut-elle ou ne veut-elle pas organiser les pouvoirs du maréchal ?

Tout gouvernement qui serait un gouvernement de parti serait, en ce moment, un gouvernement d'oppression. Le salut est dans l'union étroite de ceux qui, appartenant aux convictions monarchiques ou aux convictions républicaines, veulent bien, momentanément, les faire taire pour donner au pays le repos dont il a tant besoin.

Il faudra donc que, dans le programme du nouveau ministère, figure en première ligne la volonté d'organiser résolument, et indépendamment de tout esprit de parti, les pouvoirs du maréchal.

Le comte Rampon répond au nom du centre gauche :

Si nous avons combattu le ministère, c'est parce qu'il était, lui, un ministère de parti... J'ai besoin de dire qu'en votant contre le ministère, nous n'avons pas entendu voter contre le maréchal de Mac Mahon, et que nous sommes tout prêts à suivre le ministère nouveau dans la discussion des lois constitutionnelles. Je dis, au nom de mes amis du centre gauche, que si l'on veut gouverner sans violence, d'une manière modérée, présenter des lois qui puissent correspondre à nos idées, qui ont toujours été conservatrices, nous appuierons de toutes nos forces ce cabinet et le maréchal de Mac Mahon.

Les deux centres s'embrassent sur les ruines du cabinet du 25 mai.

On s'ajourne au lundi 18 mai.

 

M. Thiers est vengé.

Une année a suffi pour que ceux qui l'avaient renversé soient renversés à leur tour. Il était tombé le jour où il avait déposé un projet de constitution sur le bureau de l'Assemblée. Le duc de Broglie tombe le jour où il soumet également un projet de constitution à la même Assemblée. L'un et l'autre voulaient sortir du provisoire : l'un préparait la place de la République ; l'autre faisait le lit de la monarchie. Tous cieux se réclamaient des idées conservatrices. Tous deux, ils avaient été acclamés par la majorité. Tous deux, ils sont écartés et se survivent à eux-mêmes, relégués parmi les accessoires d'un drame qui se poursuit sous leurs yeux.

Que veut donc cette majorité ?

Elle brise ses jouets, contredit ses principes, néglige ses propres intérêts.

On rapporte que, quand Gambetta eut entendu, en séance, l'exposé constitutionnel du duc de Broglie, il dit à l'un de ses amis : Si la droite a le bon sens d'accepter ce projet, la démocratie est reculée de cinquante ans[25].

Ce que l'orateur de la gauche aperçoit, la majorité de droite ne le voit pas, ne veut pas le voir. Elle refuse allègrement la planche de salut qui lui est offerte. C'est le dernier pont ; il s'écroule !

Rarement une seule année de l'histoire de France a vu, dans des circonstances plus paisibles, un pareil entassement de ruines : la vieille monarchie légitime, dont la restauration semblait sans obstacle, est abolie pour toujours. La dynastie de Juillet, en perdant, d'une part, le bénéfice de l'hérédité légitime, et, d'autre part, la force du principe libéral, est annulée et d'avance supprimée.

Tout un ordre social et politique disparaît ; les classes moyennes laissent échapper les derniers vestiges de l'influence que le consentement public leur avait reconnu jusque-là. Tout succombe sur un sol que la discorde a miné.

Quel cas de conscience pour cette majorité, si elle fait un retour sur elle-même ! Avoir été maîtresse et souveraine, et n'avoir rien produit, rien édifié, rien préservé !

Immobile et impuissante, elle a vu couler entre ses doigts le dépôt qu'elle croyait garder si soigneusement. Sa propre vie lui échappait par la fluidité de ses desseins et de ses volontés. Loyalement, droitement, consciencieusement, elle fait le contraire de ce que sa loyauté, sa conscience et sa volonté lui prescrivaient. Elle n'est même pas surprise de son impuissance, tant elle est fière de sa sincérité !

Elle a descendu, de degré eu degré, l'escalier de la déchéance, mais en tenant les yeux au ciel dans le ravissement du destin qui s'accomplit.

 

Car les destinées s'accomplissaient par elle, malgré elle ; et c'est là son excuse. Le principe d'où elle tenait l'existence agissait en ses actes, à son insu : fille du suffrage universel, elle lui obéissait d'instinct. Le système représentatif a cette logique que l'élu reste toujours le prisonnier de ses électeurs.

Quand le pays, accablé de ses désastres, avait dû retrouver une raison d'être et de vivre, on la lui avait demandée à lui-même. La volonté de chaque électeur avait contribué à refaire les assises de l'ordre public. Sur chaque brique du nouveau monument, le nom d'un citoyen était inscrit. Ces noms, pouvait-on les effacer maintenant M. Guizot l'avait bien dit : On ne fait pas à la démocratie sa part.

Donc, c'était la démocratie qui faisait sourdement, parmi l'activité bruyante du travail parlementaire, le jeu de ses propres intérêts. Une sélection sociale s'opérait. Une volonté obscure plus forte que les volontés particulières dictait sa loi. C'est elle qui arrêtait les paroles sur les lèvres, les gestes au bout des bras et qui dévoilait les aspirations hésitantes au fond des cœurs. Voici la parole d'un témoin, d'un acteur : En définitive, c'était le suffrage universel qui, dans une crise mortelle, nous avait sauvés ; depuis lors, il n'avait pas amené une de ces catastrophes à la suite desquelles un peuple renonce résolument à ce qu'il a considéré comme une de ses institutions fondamentales. Nous avons pu abolir la garde nationale parce qu'elle avait enfanté la Commune ; nous n'avons pas su réformer le suffrage universel qui nous avait servi de point d'appui contre cette insurrection[26].

Le suffrage universel était là, invisible et présent. Il était à chaque échéance des élections où sa volonté se manifestait si conforme à elle-même ; il était là, en juillet 1871, quand le comte de Chambord écrivait, à Chambord même, le premier manifeste du drapeau blanc. Il inspirait à l'excellent M. Chesnelong les trois déclarations auxquelles le prince ne pouvait souscrire. Il était auprès du maréchal de Mac Mahon, quand celui-ci, malgré tout ce qu'il y avait en lui d'abnégation et de déférence, fermait la porte au descendant des rois. Il était dans les conseils du même maréchal affirmant que les chassepots partiraient tout seuls. Il gonflait la voix sonore de Gambetta quand l'orateur disait à l'Assemblée : Le fossoyeur vous attend. Il eût fait trembler la main qui eût essayé d'apposer une signature au bas d'un décret de coup d'État.

La France voulait faire ses affaires elle-même. On les avait si mal faites pour elle ! Puisque l'heure était venue de constituer, elle entendait que la constitution fût sienne ! Peu experte en nuances, elle ne savait qu'écarter les obstacles ; mais, par une puissance magnétique invincible, elle épuisait les résistances et les vidait, en quelque sorte, avant qu'elles se fussent produites.

Les majorités et les gouvernements étaient frappés de paralysie dès qu'ils essayaient de ruser avec elle. Ni par la violence ni par la surprise, personne n'eût pu faire alors ce qu'elle ne voulait pas qu'on fit. Telles étaient les dernières suites de la guerre : la France n'avait plus confiance en des maîtres, quels qu'ils fussent. Elle voulait être elle-même l'ouvrière de sa destinée.

Et c'est pourquoi, à la veille du jour où l'œuvre constitutionnelle est sur le tapis, elle fait d'abord table rase. Même pour la période transitoire qui s'ouvre, elle écarte tout gouvernement de parti. Les doctrines lui sont suspectes. Elle ne tolérera qu'un cabinet d'affaires composé d'hommes quelconques, indifférents, pour assister à l'œuvre de gestation qui se produit en elle et oui elle entend n'être pas troublée.

S'il reste une dernière habileté embusquée dans l'une ou l'autre des combinaisons qui se préparent, si fine et si dissimulée qu'elle puisse être, la volonté populaire, qui en a déjoué tant d'autres, la déjouera encore.

Par la vigilance de tous elle éventera les desseins les plus cachés. Après la savante audace du duc de Broglie, personne ne lui en imposera plus.

Circonstance unique dans l'histoire !

Un pays assistant à la ruine de tout son passé, n'ayant plus de confiance qu'en son heure présente, dictant à l'avenir sa volonté par l'organe de ceux mêmes qui lui résistent, trompant les habiles, contraignant les rebelles et se décidant, malgré les avis hautains et les pronostics funestes, à courir le risque de la loi du nombre dans la liberté !

 

 

 



[1] Duc DE BROGLIE, Histoire et Politique, in-8°. — La Constitution de 1875 (p. 32).

[2] Au fond, chacun, parmi nous, se méfiait au suffrage universel tel qu'il avait été pratiqué jusqu'alors... Mais nous en étions issus. Dans le péril extrême de la patrie, nous l'avions invoqué avec succès, etc. — Vicomte DE MEAUX, Correspondant du mai 1903 (p. 626).

[3] Document privé inédit.

[4] Général DU BARAIL, Souvenirs (t. III, p. 483) ; et Vie de Mgr Dupanloup (t. III, p. 255).

[5] Sur la préparation du mouvement et sur l'activité de M. Rouher, voir J. RICHARD, Le Bonapartisme sous la République, 1883 (p. 138).

[6] Voir le récit de cet incident dans Émile OLLIVIER, Lamartine.

[7] V. J. RICHARD, op. cit. (p. 135) ; — FIDUS, Journal de dix ans (p. 281) ; — Comte D'HÉRISSON, Le Prince Impérial (p. 213) ; — André MARTINET, Le Prince Impérial, in-8°, 1895 (p. 229).

[8] Souvenirs du général DU BARAIL (t. III, p. 500).

[9] Vicomte DE MEAUX, loc. cit. (p. 631).

[10] Fait digne de remarque, depuis le 24 mai toutes les élections partielles étaient franchement contraires aux idées que représentait le gouvernement du maréchal. Chaque fois qu'un scrutin devait s'ouvrir. le président du conseil nous prédisait une victoire, et chaque fois il était obligé de nous annoncer une défaite. — DU BARAIL (t. p. 514).

[11] La loi du 15 mars 1872 avait institué un compte de liquidation de la guerre et stipulé les recettes et dépenses de ce budget extraordinaire.

Mais l'équilibre entre les recettes et les dépenses se trouva rapidement rompu ; on augmenta les dépenses inscrites au compte de liquidation et on donna à certaines recettes qui devaient y être consacrées d'autres affectations.

La loi du 23 mars 1874 (rapporteur M. Gouin) avait pour but de circonscrire le compte de liquidation en limitant les dépenses et en affectant à leur paiement des recettes déterminées, afin de rentrer, aussi rapidement que possible, dans l'unité budgétaire.

Elle fixe à 773.275.000 francs le maximum dos crédits, décide que chaque dépense devra être autorisée par une loi ; que des crédits annuels conformes et sur ressources spéciales seraient accordés par la loi. Pour les exercices 1872 et 1873, les crédits ouverts au compte de liquidation s'élevaient à 370.676.845 francs.

Pour l'exercice 1874, la loi accordait un crédit de 209.159.288 francs, couvert par le reliquat des excédents de 1870 et de 1871 (135.860.728 fr.) et par une partie des cent millions prélevés sur le supplément de l'emprunt de 3 milliards, ci 73.298.560 francs.

Elle stipulait, en outre, que le compte serait rendu en 1874, des dépenses faites en 1872 et 1873, et, l'année suivante, pour les dépenses des exercices 1874 et autres, V. Recueil des traités, etc. (t. IV, p. 584) ; — MATHIEU-BODET (t. I, p. 276) ; — AMAGAT (p. 137).

[12] Souvenirs (t. III, p. 476).

[13] Le remplacement a été interdit à partir du janvier 1873.

Le volontariat d'un an a commencé à fonctionner à partir du mois de novembre 1872.

Après fonctionnement des conseils de révision et les diverses exemptions prévues par la loi, les listes du recrutement pour la classe 1873 étaient arrêtées à 303.810 hommes.

Par suite de considérations budgétaires, la mise en route de la première portion du contingent de l'armée de terre n'a pu être effectuée en 1873.

[14] V. Eugène TÉNOT, Les nouvelles défenses de la France.

[15] V. Eugène TÉNOT, Paris et ses fortifications.

[16] Le premier rapport de M. de Chabrol avait été déposé le 21 juillet 1873.

[17] Rapport de M. DE CHABROL, sur la loi électorale municipale.

[18] Ernest NAVILLE, La Démocratie représentative, in-8°, 1868, Genève.

[19] La loi du 31 mai 1850 étendait de six mois à trois ans la durée du domicile électoral. La preuve du domicile était rendue très complexe. Près de trois millions d'électeurs urbains, les rouges, étaient privés du droit de vote.

[20] Souvenirs du général DU BARAIL (t. III, p. 512).

[21] Voir L. PASSY, Le marquis de Blosseville (p. 422 et suivantes). — J'ai sous les yeux une lettre particulière où le duc de Broglie explique un peu plus tard sa situation à l'égard du bonapartisme dans le département de l'Eure. C'est un exposé singulièrement intéressant de la difficulté qu'il y avait, alors, à gouverner avec ou sans les bonapartistes : ... J'apprends la nomination projetée à Évreux du général Montauban (fils du maréchal de Palikao)... Je ne suis pas suspect... Ici, dans notre département, je suis d'avis que rien n'est possible pour les élections des députés ou des sénateurs, sans une alliance avec la fraction raisonnable du parti bonapartiste. Mais la seule manière de conclure cette alliance est de ne pas donner à ce parti (très fort dans notre département) l'idée qu'il peut faire ses affaires tout seul, et à la fraction ardente, qu'excitent Janvier et Raoul Duval, le droit de dire à l'autre qu'elle est trop timide et compromet la bonne cause par des ménagements superflus. Or, je vous affirme que la nomination de Montauban, quelles que soient ses opinions ou son absence d'opinions personnelles, aura l'effet d'exalter l'opinion bonapartiste dans tout le département et de lui faire perdre toute prudence ; par suite, de nous rendre, et à moi en particulier, toute alliance avec elle impossible. Demain soir, le préfet est déjà obligé de donner à dîner : 1° à l'amiral La Roncière, vice-président du conseil général ; 2° à l'évêque nommé par M. Segris, et resté en relations avec tout le parti ; 3° au président du tribunal, chez qui Janvier descend toujours quand il vient à Évreux ; 4° à M. Simon, ancien maire de Bernay, qui a été à Chislehurst le 15 mars dernier. Si on ajoute une seule goutte d'eau à ce verre déjà si plein, et quelle goutte d'eau que le fils du dernier ministre de la guerre de l'empire ! il ne reste plus qu'à mettre Janvier lui-même à la préfecture... — Document privé inédit.

[22] Dans un banquet offert au Syndicat du chemin de fer franco-italien, M. Piccon, qui était déjà député de Nice avant l'annexion, exprima, en italien, l'espoir que Nice ferait bientôt retour à l'Italie. Le président du conseil général des Alpes-Maritimes avait protesté, à l'ouverture de la session. En Italie, les journaux officieux crurent devoir s'élever contre cette manifestation et assurer que l'Italie et son gouvernement n'avaient ni suscité ni appuyé le mouvement séparatiste de Nice. La Riforma et le Diritto, au contraire, marquent, à cette occasion, leur hostilité à la France. En Allemagne, la presse de M. de Bismarck assimile M. Piccon aux protestataires alsaciens-lorrains. La Gazette de Speener, dirigée par M. Maurice Busch, se distingue par l'ardeur avec laquelle elle soutient cette thèse.

M. Piccon dut donner sa démission.

[23] Le 6 novembre, M. Buffet avait été élu par 384 voix.

[24] Baron DE VINOLS (p. 196).

[25] Vicomte DE MEAUX, loc. cit. (p. 632).

[26] Vicomte DE MEAUX (p. 627).