HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

II. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

L'ÉCHEC DE LA MONARCHIE

CHAPITRE IV. — L'ENTREVUE DE SALZBOURG.

 

 

La réunion du 4 octobre. — Constitution de la commission des Neuf. — Le diner du quai d'Orsay. — Première réunion de la commission des Neuf. — L'armée et le drapeau tricolore. Les chassepots partiraient tout seuls. — M. Ch. Chesnelong. Il est délégué par la commission des Neuf auprès du comte de Chambord. — Les partis et la restauration monarchique. — Les élections du 12 octobre. — La gauche organise la résistance. — M. Chesnelong à Salzbourg. — Ses quatre entretiens avec le comte de Chambord. — Les déclarations de Salzbourg.

 

I

La réunion fixée au 4 octobre eut lieu chez M. Maurice Aubry, 1, avenue d'Antin. Elle était composée des bureaux des quatre groupes monarchiques : extrême droite, droite, réunion Changarnier, centre droit.

L'union s'y manifesta moins solide que le 25 septembre. L'émotion de tous était visible, rapporte M. de Dampierre, on mesurait ses paroles, et chacun sentait la responsabilité qui pesait sur lui.

Le général Changarnier présidait. Il recommanda le concert discret avant la lutte et la discipline pendant la bataille ; puis, sans ouvrir le débat, il suggéra la nomination d'une commission ayant pour mission de préparer la solution et d'arrêter le plan de la bataille. Le vieux soldat se servait naturellement du langage militaire.

Après que les membres de chaque groupe curent échangé leurs réflexions à voix basse, une discussion assez confuse s'engagea sur la proposition du président. Il était facile de distinguer une divergence de vues entre les amis des princes d'Orléans et ceux du comte de Chambord. Ces derniers ne voulaient pas d'une commission. M. de La Rochette, président, de l'extrême droite, déclara qu'à son avis il fallait ajourner aussi bien toute préparation de la lutte que toute discussion sur le fond même des choses.

Mais le duc d'Audiffret-Pasquier savait ce qu'il voulait. Il parla vigoureusement ainsi qu'il l'avait fait le 25 septembre. Où en est-on, demande-t-il, sur la question du drapeau ? C'est ce qu'il importerait de savoir. Quant à nous, je le dis avec une entière franchise, nous nous prêterons à tous les accords honorables sur tout le reste ; mais, sur ce point, nous ne posons pas au prince, nous nous posons à nous-mêmes, ou plutôt le pays nous pose une condition sine qua non. Il faut qu'il soit entendu, avant tout et au préalable, que le drapeau tricolore sera maintenu. Et, s'adressant à ses collègues de droite, le duc d'Audiffret-Pasquier termine ainsi : Sommes-nous d'accord ? S'il y a des oppositions, je vous supplie de les produire ici et dès aujourd'hui ; car le pire de tout, ce serait de nous unir dans un faux accord qui ne ferait que préparer et aggraver la rupture du lendemain.

La bataille était engagée et le centre droit posait, d'abord, son ultimatum. Ce mot d'ultimatum fut prononcé.

C'est alors qu'intervint au débat un excellent homme qui suivait les péripéties de la crise avec anxiété et qui, depuis quelque temps, se donnait beaucoup de mal pour trouver une solution. C'était M. Chesnelong, député des Basses-Pyrénées.

Ancien commerçant en drap, M. Chesnelong était un royaliste d'assez fraiche date. Il avait été élu député au Corps législatif en 1865 et, selon son expression, il avait prêté un concours loyal à l'empire ; comme il le dit encore, il était avant tout un catholique dévoué à l'Église et à la France. Il ne manquait ni d'ardeur, ni d'imagination, ni de talent. Son fort était la dialectique ; dévideur sincère de raisonnements judicieux, il développait, en périodes copieuses, ce qu'il appelait des points de vue, recherchait des terrains, analysait des éléments : c'était là son langage. M. Chesnelong était un esprit actif, un conciliateur-né. Quand il eut compris la détresse du parti royaliste, l'émotion qui le saisit fut comme l'appel de sa vocation naturelle.

Dès les premiers jours de septembre, il s'était épanché dans une longue lettre à M. de Carayon-Latour. Il avait écrit, non moins longuement, à M. le vicomte de Meaux. A ceux-là, à d'autres peut-être, il disait ses tristesses, ses angoisses, examinant toutes les hypothèses, aboutissant toujours à une même conclusion qu'il exprimait en ces termes : Trouver une combinaison pour relever le drapeau blanc sans répudier le drapeau tricolore, et, dans un langage grand et généreux, indiquer la signification nationale de cette coexistence ou de cette alliance, de manière que la Révolution n'y ait aucun profit et que la dignité du roi et celle de la France soient tout ensemble unies et sauvegardées. Il ajoutait, avec bonne foi : Ce serait un acte sauveur ![1]

Quand, dans la réunion du 4 octobre, M. Chesnelong eut entendu les paroles prononcées par le duc d'Audiffret-Pasquier, il sentit que son heure était venue ; il se jeta entre les combattants. Il parla : Derrière nous comme derrière le pays, les ponts sont coupés... Pour le pays, c'est le port ou c'est l'abîme ; pour l'Assemblée, c'est son honneur devant l'histoire ou c'est sa condamnation. Il se refusa à l'un ou à l'autre ultimatum ; il exposa que le succès était à deux conditions : la première, de grouper sur un terrain bien choisi une majorité assurée ; la seconde, d'obtenir que le roi se place sur ce terrain ; et, par une série de raisonnements un peu longs à répéter, il en vint à établir que le terrain d'entente ne pouvait être précisé en réunion plénière, et qu'il convenait de désigner une commission chargée de le rechercher. De part et d'autre, des réserves opposées furent réciproquement acceptées et la commission fut nommée sur l'intervention de M. Chesnelong.

M. de Larcy, au nom des amis du comte de Chambord, ne cacha pas son opinion. C'était une machine de guerre que l'on forgeait contre la légitimité, il prononça cette parole, grosse de souvenirs et de menaces : Si la réunion croit devoir recommencer 1830, il est inutile de nommer une commission[2].

La commission fut composée de MM. le duc d'Audiffret-Pasquier et Callet pour le centre droit, Tarteron et Combier pour l'extrême droite, le baron de Larcy et Baragnon pour la droite modérée, le comte Daru et Chesnelong pour le groupe Changarnier. Le général Changarnier, lui-même, devait la présider. Ce fut la fameuse Commission des Neuf.

En constituant cette commission, les groupes de droite entamaient l'action. Le comte de Paris, qui, jusqu'ici, avait hésité sur la meilleure méthode à suivre, soit d'affronter, soit de tourner l'obstacle, sent toute la gravité de la décision. Il espère encore qu'on pourra traiter avec les légitimistes parlementaires, sans être obligé de s'adresser au comte de Chambord. Il écrit d'Arc-en-Barrois, le 6 octobre, en approuvant ce qui s'était fait à la conférence tenue chez M. Aubry : Vous savez que j'ai toujours déconseillé à mes amis de s'adresser directement au comte de Chambord pour obtenir de lui des concessions. Je crois qu'il faut continuer à éviter de mettre sa personne en jeu parce que la meilleure manière pour lui, aujourd'hui, d'accepter le drapeau tricolore est peut-être de se faire forcer un jour la main par ses amis... Il fallait dire à ceux-ci tout ce qu'on leur a dit ; il fallait le dire devant vos collègues de la droite modérée : ils l'ont entendu ; on ne s'est pas brouillé ; en maintenant votre terrain, vous en êtes arrivés à la nomination d'une commission dans le sein de laquelle on pourra parler plus à l'aise... Je persiste à croire que c'est la droite modérée qui peut exercer, dans le sens des concessions, l'influence la plus décisive... Je crois donc que, malgré les apparences, votre réunion a pu avancer les affaires[3].

On voit que, malgré tout, il reste, chez le comte de Paris, une certaine appréhension, au moment où les événements se précipitent à l'appel de M. Chesnelong.

Du côté des légitimistes, on était plus inquiet encore. On comprenait tous les risques de la politique consistant à mettre le roi au pied du trône. On ne pensait pas que le comte de Chambord se laisserait si facilement forcer la main.

Il était remarquable que, d'une part, MM. Lucien Brun, de Carayon-Latour et de Cazenove de n'affine, désignés par le comte de Chambord pour être, dans l'Assemblée nationale, les interprètes de sa pensée et de ses résolutions, se tenaient à l'écart des pourparlers. et que, d'autre part, à la différence des autres groupes, l'extrême droite ne s'était pas fait représenter par ses chefs dans la commission. Les plus lins pouvaient en conclure, selon l'observation du vicomte de Meaux, que si ces pourparlers parlementaires n'étaient pas formellement condamnés par le prince, ils n'étaient pas non plus favorablement accueillis.

Le marquis de Dreux-Brézé disait à un membre de l'Assemblée nationale : Il n'y a pour moi ni motif ni place à des négociations. Il ne saurait être question de conditions, toujours odieuses et, de plus, très particulièrement inopportunes en ce moment. Le devoir de l'Assemblée est de proclamer purement et simplement M. le comte de Chambord roi de France, sous le nom de Henri V[4].

Dans ses Notes et Souvenirs, le même marquis de Dreux-Brézé fait connaitre l'appréciation de l'entourage sur la commission elle-même : Toute cette procédure, dit-il, avait pour but de rendre maîtres de la situation à venir les chefs de la droite, dite modérée, et du centre droit... C'est autour de la commission de permanence, dont l'existence facilitait leur réunion, que se groupèrent les députés qui, malgré les efforts de la droite proprement dite, voulaient poursuivre leur campagne distincte. De ces réunions souvent confuses... devait sortir la commission des Neuf, commission vers laquelle convergeaient toutes les prétendues revendications, d'où partiraient toutes les propositions à soumettre à Monseigneur[5].

A Frohsdorf, on était notoirement hostile aux parlementaires, à ceux qui, sous la conduite de M. de Falloux, traçaient tout un programme préparatoire à la diminution, connue souverain, du roi de France.

 

Or, précisément, M. de Falloux rentrait en scène. C'est en sa présence et, en quelque sorte, sous sa présidence, qu'eut lieu, le 4 octobre, aussitôt après la réunion des droites, au café du quai d'Orsay, un dîner auquel assistaient, MM. de Cumont, de Meaux, Baragnon et Chesnelong, et où l'on chercha une formule conciliatrice qui pourrait être adoptée par la commission des Neuf. Il s'agissait de serrer le roi au plus près sur la question du drapeau. On se servit d'une communication dernière que le prince avait faite, à la suite de la visite de M. Combier ; et qui, adressée à M. Ernoul, était arrivée en retard à Paris, le soir même du de la réunion. Cette communication contenait la phrase suivante : Quant à la question du drapeau, Monseigneur, à sa rentrée en France, se réserve de parler de nouveau, se faisant fort d'obtenir de ses représentants une solution compatible arec son honneur.

Le petit conciliabule pensa que ce n'était pas s'éloigner outre mesure de la parole royale que de la traduire en cette autre phrase qui serait proposée comme une formule définitive d'entente à la commission des Neuf : Le drapeau tricolore est maintenu. Il ne pourra être modifié que par l'accord du roi et de l'Assemblée.

M. Chesnelong se chargea de soumettre cette rédaction à la prochaine réunion de la commission des Neuf. M. Chesnelong était plein d'espoir. Il estima qu'il se devait de poursuivre le mandat de conciliation que l'événement lui imposait. Suffisamment renseigné sur les dispositions de ses collègues, il crut nécessaire de s'enquérir de l'état d'esprit du prince. Il se rendit chez M. de La Bouillerie et chez M. Ernoul. Quel était le résultat des missions remplies par MM. Merveilleux du Vignaux et de Sugny, puis par M. Combier ?

M. de La Bouillerie se tut. M. Ernoul communiqua à M. Chesnelong le texte de la note du 12 septembre, modifiée par celle du 2 octobre sur le point relatif au drapeau : Il ne me fit connaître, dit M. Chesnelong, ni les considérations qu'il avait soumises il M. le comte de Chambord, ni ce que le prince avait lui-même dit à nos honorables collègues dans les audiences qu'il leur avait accordées.

Ainsi, M. Chesnelong ignora que la solution dont parlait le comte de Chambord, c'était de placer l'Assemblée dans l'alternative de l'adoption du drapeau blanc ou du retour du roi en exil. Pour expliquer ce silence, M. Ernoul se retrancha derrière le caractère confidentiel des lettres de M. de Blacas. D'autre part, le duc de Broglie dit plus tard à M. de Meaux : Je trouvais assurément insuffisant ce qui nous était rapporté du comte de Chambord, mais j'ai cru qu'il voulait se faire forcer la main[6].

La commission des Neuf tint sa première réunion, le lundi 6, chez le général Changarnier. On entrait dans la phase décisive. Maintenir le drapeau tricolore, mettre le roi en présence d'une décision irrévocable, déterminer une procédure pour lui faire connaître les dispositions des groupes parlementaires qui auraient à se prononcer sur le rétablissement de la royauté, tel était le plan de la journée. La précaution devait consister à présenter comme une concession ce qui, au fond, était une condition.

Le général Changarnier dit, en ouvrant la séance : Sur la question constitutionnelle, l'accord est fait au fond ; il ne s'agit que de formules à trouver. Au contraire, sur le drapeau, l'accord est à faire il faut y travailler.

Immédiatement, le général ajoute : On ne peut rien tenter avec succès sans être sûr du concours fidèle, résolu, énergique de l'armée. Je connais Farinée et ses chefs. Si on inquiète l'armée sur son drapeau, elle ne se révoltera pas ; c'est une armée disciplinée. Mais elle sera mécontente et elle ne se dévouera pas ; plusieurs de ses chefs donneront leur démission. Voilà le fait. Et il conclut : Quant à moi, je me ferais casser la tête pour mettre M. le comte de Chambord sur le trône, je suis dévoué à M. le comte de Chambord jusque-là ; mais je ne le suis pas jusqu'à sacrifier le drapeau tricolore.

Le comte Daru, le duc d'Audiffret-Pasquier s'exprimèrent dans le même sens. Si le drapeau tricolore n'était pas conservé, le centre droit ne voterait pas la monarchie.

Mais voici une intervention autrement grave : Je me suis entretenu de la question avec le maréchal de Mac Mahon, dit le duc Pasquier. Or, le président m'a déclaré que si l'Assemblée nationale, usant de son droit constituant, rétablissait la monarchie, il ne faillirait pas au devoir de faire respecter sa décision : que, toutefois, il ne croyait pas pouvoir répondre de la paix publique si la question du drapeau n'était pas résolue d'avance en faveur du drapeau tricolore ; hors de cette condition, il serait obligé de retirer son concours et de dégager sa responsabilité, c'est-il-dire de donner sa démission.

Le duc Pasquier ajouta que le maréchal l'avait autorisé à faire confidentiellement, eu son nom, cette communication à la commission. Il déclara, en outre, avoir reçu, le matin même, du secrétaire de la présidence, une lettre qu'il tenait, dans ses mains et qui lui confirmait la résolution arrêtée du chef du gouvernement, en même temps qu'elle l'autorisait de nouveau il la porter, il titre confidentiel, il la connaissance de la commission. Le maréchal aurait exprimé son avis dans les termes suivants : Si le drapeau blanc était déployé en l'ace du drapeau tricolore, si le drapeau blanc flottait à une fenêtre et le drapeau tricolore à une autre, les chassepots partiraient d'eux-mêmes et je ne pourrais plus répondre de l'ordre dans les rues et de la discipline dans l'année[7].

Après cette communication qui remua profondément les délégués des deux droites, le duc d'Audiffret-Pasquier conclut : Je demande qu'un article portant ces mots : Le drapeau tricolore est maintenu, soit inséré dans l'acte même qui rétablira la monarchie et appellera au trône, en vertu de son droit héréditaire, M. le comte de Chambord ; je demande, en outre, qu'avant de soumettre à l'Assemblée le projet de cet acte, la certitude nous soit acquise que l'article sur le drapeau est agréé par le prince.

Le vénéré baron de Larcy, avec l'émotion touchante d'un serviteur fidèle de la royauté, qui a la tristesse de voir le port s'éloigner au moment où il croyait l'avoir atteint, s'écria : Je suis navré de douleur. La garantie que demande M. le duc Pasquier, je voudrais pouvoir la donner ; elle n'est pas, que je sache, obtenue et je ne puis offrir la certitude qu'on l'obtiendra.

Le duc d'Audiffret-Pasquier maintint ses conclusions. Aux principes dont parlent ses collègues et qu'il ne contredit pas, il oppose les nécessités de fait : Pouvons-nous tenter l'entreprise monarchique sur un terrain où le pays, mécontent, ne nous suivrait pas, où l'armée, froissée, ne nous appuierait pas, où le maréchal, qui a la garde de la paix publique et qui en a aussi la responsabilité, ne croit pas possible de nous prêter son concours, où la majorité, qui nous ferait défaut dans l'Assemblée ? Le pouvons-nous ? Voilà la question, non telle que je la pose, mais telle que la pose la force des circonstances.

C'était le tour de M. Chesnelong. Il parla abondamment : pour concilier les inquiétudes de M. de Larcy et les exigences de M. le duc Pasquier, il finit par proposer la formule arrêtée la veille avec M. de Falloux : Le drapeau tricolore est maintenu. Il ne pourra être modifié que par l'accord du roi et de la représentation nationale.

Cela parut une nouveauté. Le duc d'Audiffret-Pasquier adhéra par esprit d'entente et par un mouvement du cœur. On se rallia aux vues de M. Chesnelong[8].

Restait à soumettre ces résolutions au comte de Chambord. Quoi de plus naturel que de recourir à M. Chesnelong, l'auteur même, ou du moins l'éditeur responsable de la proposition ? Le comte Daru, qui est, dans tous les secrets, le désigne au suffrage de ses collègues. L'assentiment fut unanime. M. Chesnelong se débattit, puis il accepta, en demandant que MM. de Larcy et Lucien Brun lui fussent adjoints.

M. de Larcy se récusa. M. Lucien Brun ne consentit, pas à devenir le délégué d'une commission dont il ne faisait pas partie : il ne refusa pas cependant d'accompagner M. Chesnelong dans son voyage. Je vis bien que je serais seul à porter le fardeau, dit mélancoliquement M. Chesnelong.

On peut s'étonner du choix de la commission : M. Chesnelong était, en somme, un négociateur un peu mince et un peu novice pour qu'on le chargeât d'une si lourde tâche. Ceux qui occupaient le devant de la scène, le duc d'Audiffret-Pasquier, le duc Decazes, eussent été plus qualifiés pour exposer au comte de Chambord les sentiments réfléchis de la majorité. Selon l'expression du cardinal de Richelieu : Dans les grandes affaires, il faut des personnages de grande autorité, pour qu'à leur ombre beaucoup de gens s'y embarquent. M. Chesnelong était-il ce personnage de grande autorité ? M. de Meaux dit simplement que M. Chesnelong déploya tout ensemble l'opiniâtreté du citoyen qui se refuse à désespérer de l'avenir de son pays et la souplesse tenace du négociant résolu à conclure une affaire épineuse, mais nécessaire[9].

De négociant à négociateur, il y a une nuance qui, assurément, n'a pas échappé au spirituel écrivain.

Dès le soir, M. Chesnelong se préoccupa d'obtenir l'audience du prince. M. Lucien Brun se chargea de mettre au courant de la situation le marquis de Dreux-Brézé, président du bureau du roi à Paris, et de le prier de vouloir bien recevoir le délégué de la commission des Neuf.

La commission se réunit encore le lendemain, 7. M. Chesnelong indiqua à ses collègues les conditions dans lesquelles il comptait accomplir sa mission. On se mit d'accord sur le sens général des déclarations qui seraient faites au prince, sur les stipulations que devrait renfermer l'acte appelant Henri V au trône, stipulations qui ne sauraient, à aucun degré, avoir pour objet de prendre des précautions limitatives contre l'initiative royale, mais qui sont simplement destinées à mettre le pays en garde conta les déclamations calomnieuses des partis hostiles.

Le duc d'Audiffret-Pasquier précisa ainsi ces stipulations : 1° Les lois constitutionnelles, dont la proposition serait réservée au gouvernement du roi, reposeraient sur les quatre bases que le prince avait de tout temps acceptées et même proclamées : le pouvoir exécutif au roi ; le pouvoir législatif s'exerçant par le roi et deux Chambres ; l'inviolabilité du roi et la responsabilité de ses ministres : 2° les libertés civiles et religieuses qui constituent le droit public des Français seraient maintenues.

M. Chesnelong emportait, en somme, dans sa valise, une charte et un drapeau.

Nous nous séparâmes très émus, dit-il lui-même, mais, malgré tout, remplis d'espoir, en nous donnant rendez-vous pour le jeudi 16 octobre, après mon retour.

 

Au moment du départ, on le munit de tous les viatiques. Nouvelle déclaration du maréchal, transmise par le comte Daru : J'ai tenu, a dit le président, à faire connaitre à la commission mon sentiment de chef du gouvernement. C'est aussi mon sentiment de soldat. Je ne répudierai jamais le drapeau tricolore. L'armée, que je connais bien, est dans les mêmes dispositions que moi.

Déclaration du duc de Broglie, reçue directement de sa bouche, à un diner chez M. Ernoul : On n'aurait pu engager la campagne monarchique sur le terrain de la phrase transmise au nom du roi à M. Ernoul ; mais la formule de la commission des Neuf doit être considérée comme strictement et rigoureusement acceptable. — Nous nous en contentons, dit-il à M. Chesnelong. Tâchez de la faire agréer par le roi. Sinon, l'entreprise serait vouée à un insuccès fatal. Le maréchal ne s'y prêterait pas, moi non plus. Je veux la monarchie très sincèrement et très énergiquement ; je suis prêt à y mettre ma responsabilité, ma vie, mon honneur dans des conditions possibles. Mais nous n'aurions pas le droit de jouer le sort du pays dans une tentative où la défaite serait certaine. J'ajoute que la réunion de l'Assemblée est proche, et qu'il nous faut prendre un parti dans ces quinze jours.

M. Chesnelong, bourré de ces illustres recommandations, n'attendait plus qu'un mot de Frohsdorf.

De ce côté, on se montrait peu pressé. — J'ai le frisson de la responsabilité, écrit-il à sa famille ; j'ai de bien grandes anxiétés à côté d'espérances douteuses.

Le 8 octobre, M. Chesnelong vit le marquis de Dreux-Brézé, qui lui fit la communication suivante : — Monseigneur est absent pour une dizaine de jours. Je ne suis pas dans le secret de sa résidence et je ne pourrai vous dire que la semaine prochaine, où et quel jour il pourra vous recevoir. Du reste, le prince a dit son dernier mot sur le drapeau...

M. Chesnelong objecta que la commission des Neuf s'était ajournée au 16, qu'elle devait rendre compte de son mandat dans la réunion des groupes, fixée d'ores et déjà au 1S, que le retard de l'entrevue jusqu'au 20 pourrait mettre du désarroi dans les esprits et décourager bien des bonnes volontés.

M. de Dreux-Brézé promit de faire tous ses efforts pour hâter la date de l'entrevue. Le lendemain, il faisait prévenir M. Chesnelong par M. de La Bouillerie que le 12 ou le 13, au plus tard, le jour de l'audience serait fixé.

Quelques heures après cette communication, M. Lucien Brun informait confidentiellement M. Chesnelong que le prince était à Salzbourg et qu'il l'y appelait ainsi que ses deux amis, codélégués du prince, MM. de Carayon-Latour et de Cazenove de Pradine. — Je serai à Salzbourg le dimanche 12, dit-il. Tenez-vous prêt à partir ce soir-là ou lundi matin. M. de Dreux-Brézé recevra dimanche une dépêche signée Noël qui le chargera de vous dire quel jour le prince pourra vous recevoir.

Enfin la dépêche arriva. J'attendais d'heure en heure l'avis que je devais recevoir, dit M. Chesnelong. A sept heures du soir, lorsque je n'y comptais plus, M. de Dreux-Brézé vint lui-même me prévenir que la dépêche lui était parvenue à l'instant, et que le prince me recevrait à Salzbourg le mardi 14, à deux heures de l'après-midi. Je n'eus que le temps de me rendre à la gare de l'Est ; une heure après, j'étais en route.

Le mandataire de la commission des Neuf, qui n'avait jamais vu le comte de Chambord, qui n'avait jamais vu le comte de Paris, qui n'avait jamais vu le maréchal de Mac Mahon, chargé des pouvoirs du groupe politique ayant à sa tête le duc de Broglie, le   duc d'Audiffret-Pasquier et le duc Decazes, allait clone s'entremettre entre tous ces hauts personnages. Il portait au descendant des rois les paroles destinées à assurer le salut de la France et celui de la dynastie. Le digne homme partait, armé de sa bonne volonté, de sa faconde et de sa foi.

 

II

Tandis que l'entente paraissait se faire dans les groupes de droite, l'inquiétude grandissait dans les groupes de gauche. L'opposition s'organisait.

M. Thiers avait passé les vacances en Suisse. Il revint à Paris. A la frontière de l'Est, à Nancy, à Belfort, il fut accueilli par des ovations enthousiastes. Il était, pour ces régions, le libérateur du territoire ; il redevenait, pour tous, l'homme de 1830, le chef du parti libéral, on le considérait déjà comme le fondateur de la République. Par une rare faveur de la fortune, il voyait sa popularité s'accroître avec Pige, après un gouvernement qui avait été le plus fortement répressif qu'ait connu la France. Des adresses sans nombre lui étaient envoyées. On l'avait invité à Lunéville ; une fête qui dit été la fête de la libération était préparée en son honneur. Tout l'Est serait venu l'acclamer. Le gouvernement crut devoir interdire ces manifestations.

A Paris, M. Thiers prit en main la direction de la campagne républicaine. Ce fut au maire de Nancy qu'il s'adressa, par une lettre datée du 29 septembre, pour attirer l'attention du pays sur le danger d'une restauration menaçant tous les droits de la France, ses libertés civiles, politiques et religieuses, son drapeau, son état social, les principes de 1789 devenus ceux du monde entier.

M. Thiers fait ostensiblement alliance avec M. Gambetta et groupe autour de lui le centre gauche et l'union républicaine. Il provoque des manifestations importantes : MM. Alfred André, gérant de la Banque de France, Cézanne, Sébert, déclarent qu'ils auraient pu accepter la monarchie avec le comte de Paris, mais non avec le comte de Chambord ; M. Drouin, ancien président du tribunal de commerce de la Seine, écrit qu'il votera pour la république et qu'il s'est arrêté à ce parti, après avoir pris l'avis unanime du haut commerce parisien[10].

De nombreux conseils généraux, des chambres de commerce soumirent au gouvernement et au président de la République l'expression de leurs craintes.

M. Gambetta parla deux fois, à Périgueux, le 28 septembre, à propos de l'inauguration d'un monument élevé au général Daumesnil, et, le 3 octobre, au château de La Borde, près de Châtellerault, chez M. Escarraguel. Il fait appel à l'union de tous les républicains, provoque la bourgeoisie à une alliance avec le prolétariat et annonce aux conservateurs que la réaction, que quelques-uns préméditent, serait le prélude et la préface de la plus terrible révolution.

Les journaux républicains, craignant les poursuites, ne reproduisirent pas ces discours. Seul, le Siècle publia des fragments du discours de Périgueux ; la vente sur la voie publique lui fut interdite dans toute l'étendue du département de la Seine.

Les bonapartistes, à leur tour, prenaient part à la lutte. Quelques semaines auparavant, à l'occasion de  l'anniversaire du 15 août, le prince impérial avait prononcé, à Chislehurst, son premier discours. Il avait opposé doctrine à doctrine : Dans l'exil et près de la tombe de l'empereur, avait-il dit, je trouve, dans l'héritage paternel, le principe de la souveraineté nationale et le drapeau qui le consacre.

Le 26 septembre 1873, l'Avenir national, journal de M. Portalis, qui avait pris l'initiative de la candidature Barodet, publia, sous le titre Pacte d'alliance, une lettre du prince Jérôme-Napoléon.

Le règne des Bourbons, écrivait-il, ne saurait être que le triomphe d'une politique réactionnaire, cléricale et antipopulaire. Le drapeau de la révolution abrite seul, depuis près d'un siècle, le génie, la gloire et les douleurs de la France ; c'est lui qui doit nous guider vers un avenir vraiment démocratique. Soyons unis pour déjouer des tentatives funestes et formons ainsi la sainte alliance des patriotes.

Le prince Napoléon, qui avait été nominé président du conseil général de la Corse pour la session d'août 1873, était depuis quelque temps à Paris, réclamant sa réintégration comme général de division sur les cadres de l'armée d'oh il avait été rayé par le général de Cissey, sur l'initiative de M. Thiers[11]. Le cabinet du 25 mai ayant refusé de faire droit à sa demande et le conseil d'Etat ayant rejeté le pourvoi qu'il avait formé à cette occasion, il exerçait des représailles.

D'ailleurs, il ne cachait pas son antipathie pour le comte de Chambord. Je vous jure que vous prendrez un bain d'eau bénite, disait-il en riant au vicomte de La Guéronnière.

La manifestation inattendue du prince Jérôme provoqua surtout de la surprise. La fraction du parti bonapartiste qui obéissait à M. Roulier et recevait ses inspirations de Chislehurst, protesta contre la tentative du César déclassé. M. Paul de Cassagnac s'exprima ainsi dans le Pays : Depuis hier, nous avons un Napoléon de moins. Le prince Jérôme n'existe plus pour nous, il est mort et plût à Dieu qu'il tilt tombé réellement la poitrine trouée par une balle ou par une épée, plutôt que de traîner misérablement le nom de la dynastie dans les ruisseaux de la République.

 

Le 12 octobre, eurent lieu quatre élections complémentaires dans la Nièvre, la Haute-Garonne, la Loire, le Puy-de-Dôme. C'était la première fois que le suffrage universel était consulté depuis le 24 mai. Le gouvernement ne s'était décidé que bien timidement à convoquer les électeurs puisque, après ce scrutin, treize départements avaient, encore à élire un ou plusieurs représentants. Les candidats du gouvernement n'avaient, sur aucun point, affirmé de sentiments monarchiques ; ils s'étaient bornés à de vagues déclarations conservatrices. Partout, au contraire, les candidats républicains avaient déployé très haut leurs couleurs.

Or, dans les quatre départements consultés, les quatre républicains furent élus avec d'imposantes majorités. La Loire et le Puy-de-Dôme nommèrent deux républicains modérés, MM. Reymond et Girod-Pouzol ; la Nièvre, un candidat radical, M. Turigny, précédemment invalidé ; enfin, la Haute-Garonne envoya siéger à l'Assemblée, par 48..000 voix contre 20.000 à son concurrent bonapartiste, M. Ch. de Rémusat, ancien ministre des affaires étrangères, ami personnel de M. Thiers, qui avait été battu, à Paris, le 27 avril précédent, par M. Barodet.

Ce n'étaient donc pas les compromissions et les   complaisances de M. Thiers à l'égard du parti radical qui déterminaient le mouvement vers la République. Le cabinet du 25 mai, malgré tous ses efforts, ne changeait rien aux dispositions des électeurs et ne parvenait pas à faire marcher le pays.

Craintes Partout, mais particulièrement dans les campagnes, on appréhendait la restauration. Une polémique active menaçait le paysan d'un retour vers l'ancien régime et la féodalité. Des images d'Épinal, représentant d'avance le malheureux sort du paysan sous l'ancien régime restauré, étaient répandues partout. Les brochures étaient distribuées dans les moindres hameaux. La presse se multipliait. On raconte que les habitants d'un village de la Loire firent parquer leurs bestiaux une nuit, convaincus que, comme don de joyeux avènement, Henri V ordonnerait une razzia générale du bétail[12]. Les paysans vendaient en hâte leur récolte pour échapper à la dîme. Ils se demandaient si les maires ne seraient pas remplacés par les curés[13].

Les députés de la gauche se tenaient en communication constante avec leurs électeurs. Une campagne ardente rapprocha des groupes et des hommes qui ne paraissaient nullement faits pour s'entendre. Ce fut à celte époque que le parti républicain prit véritablement conscience de sa force. Les souvenirs de la lutte commune le consolidèrent pour longtemps.

 

III

Le mardi 14 octobre, le mandataire de la commission des Neuf arrivait à Salzbourg. Il fut reçu à la gare par MM. de Carayon-Latour, Lucien Brun et de Cazenove de Pradine, mandés antérieurement auprès du prince : — Bon courage, lui dirent-ils. Monseigneur vous attend avec impatience et vous accueillera avec sympathie[14].

Ils me menèrent à l'hôtel Neubourg, raconte M Chesnelong, où le prince était installé avec Madame la comtesse de Chambord et toutes les personnes de sa suite, dans un pavillon séparé. Au moment où je venais d'entrer dans la chambre qui m'était réservée, on vint me prévenir que le prince était prêt à me recevoir. J'eus à peine le temps de secouer la poussière de la route et je fus conduit au salon, où le comte de Chambord m'attendait. Il était seul, debout, en face de la porte. Je m'inclinai respectueusement devant lui ; je ne pouvais me défendre d'une émotion qui se trahissait malgré moi. Il me prit les mains et me dit avec bonté :Je sais qui vous êtes et j'avais depuis longtemps le désir de vous connaitre. Je suis charmé de vous recevoir dans des circonstances si solennelles pour notre pays... Soyez donc le bienvenu. Asseyez-vous et causons de la France[15].

 Alors, commença un entretien au sujet duquel se produisirent, par la suite, de graves malentendus et sur lequel nous ne sommes renseignés que par l'un des  interlocuteurs. Le comte de Chambord tenait, il est vrai, un journal où il a probablement consigné la version qui fut la sienne. Ce document faisant défaut, on ne peut que s'en rapporter au récit de M. Chesnelong.

Il faisait une chaleur accablante. Dans le ciel, des nuages noirs ; on entendait le sourd grondement d'un orage qui n'éclatait pas. Le prince, séduit dès l'abord par l'honnête figure de M. Chesnelong, n'en gardait pas moins un fond d'énervement et de méfiance. Il pressentait que, par ces discussions réitérées, sa parole et sa pensée seraient plutôt obscurcies qu'éclairées[16].

M. Chesnelong exposa l'objet de sa mission : Je viens, dit-il, au nom des conservateurs monarchistes de l'Assemblée nationale, non pas poser des conditions à Monseigneur, mais lui faire connaître les possibilités et les nécessités d'une situation très complexe et très difficile, et lui exprimer le désir qu'il veuille bien en tenir compte sans rien sacrifier du principe monarchique et de la dignité royale.

Le prince l'engagea à parler avec une entière franchise.

M. Chesnelong dit comment s'était constituée la commission des Neuf, exposa ses délibérations, la nécessité où elle croit se trouver de présenter à l'Assemblée, dès la fin des vacances, un projet où elle voudrait pouvoir concilier, d'un côté, tout ce que réclame la dignité du prince, d'un autre côté, tout ce qui est nécessaire pour rallier une majorité dans l'Assemblée et obtenir l'assentiment du pays.

Ce projet touchera, en premier lieu, à la question constitutionnelle, en second lieu, à la question du drapeau.

En ce qui concerne la question constitutionnelle, M. Chesnelong développe les termes du projet arrêté par la commission des Neuf, dans sa séance du 7 octobre.

Monseigneur, dit M. Chesnelong, ne formula aucune objection, ni contre le mode de procéder que je venais de lui soumettre, ni contre l'insertion, dans l'acte même qui reconnaitrait ses droits au trône, des points que j'avais précisés, ni contre aucun de ces points en particulier. Sa physionomie avait une expression de sérénité parfaite. Son assentiment, bien que silencieux, me parut si manifeste, ajoute M. Chesnelong, que j'en pris acte.

Donc, dit M. Chesnelong, sur la question constitutionnelle, accord complet et parfait. — Le prince, sans prononcer le moindre mot de réserve, me fit un signe d'acquiescement, conclut M. Chesnelong, et il ajoute : Le prince approuvait tout ou du moins ne s'opposait à rien[17].

Ce silence n'inquiète pas M. Chesnelong, mais plutôt le rassure. Il passe à la question du drapeau :

L'accord est complet sur les questions constitutionnelles, dit-il. Que n'en est-il de même sur la question du drapeau ?

Ah ! oui, répondit le comte de Chambord, je sais que la question du drapeau rencontre bien des difficultés et je le regrette.

Des difficultés si graves et si délicates, dit M. Chesnelong, que, dans l'état actuel des esprits, le succès de la restauration monarchique peut dépendre de la solution que la question recevra.

Le prince dit, alors :

Je n'ai jamais eu, je n'aurai jamais la vulgaire ambition du pouvoir pour le pouvoir lui-même, mais je serais heureux de consacrer à la France mes forces et ma vie, comme elle a toujours eu mon âme et mon cœur. J'ai souffert de vivre loin d'elle ; elle ne s'est pas bien trouvée d'être séparée de moi. Nous sommes nécessaires l'un à l'autre.

Elle a droit à tous mes sacrifices. Il y en a deux pourtant qu'elle ne peut pas me demander : celui du principe que je représente et celui de mon honneur. La question du drapeau touche au principe que je représente, et sans lequel je serais impuissant pour le bien ; elle touche aussi à mon honneur. De là sa gravité et sa délicatesse. Quoi qu'il en soit, je vous saurai gré de m'en entretenir avec une entière sincérité et sans rien me laisser ignorer de ce que vous croirez, utile de porter à ma connaissance.

M. Chesnelong pressent, selon sa propre expression, un désaccord profond entre les résolutions du prince et les exigences de la situation. Il s'arme de courage et plaide la cause du drapeau tricolore.

La position n'était certes pas des plus faciles. Il n'y avait qu'un argument recevable pour le comte de Chambord, et M. Chesnelong se hâte de le formuler : sans le drapeau tricolore, l'entreprise monarchique ne serait ni bien accueillie par l'armée, ni soutenue par le pays, ni secondée par le gouvernement, ni votée par la majorité.

Le prince écouta M. Chesnelong avec un parti pris de bienveillance, mais aussi avec un parti pris de silence impassible, qui semblait témoigner d'une résolution obstinée et irrévocable. Quelques-unes des paroles de l'éloquent ambassadeur furent accueillies par un sourire un peu voilé de tristesse ; le prince gardait une contenance grave et profondément impressionnante. Les objurgations les plus pressantes attristaient sans l'ébranler, et son interlocuteur souffrait de son impuissance à le persuader.

M. Chesnelong exposa ensuite au prince les diverses solutions possibles. La première, celle de la fusion des deux drapeaux, ne parut pas agréer au prince. M. Chesnelong remarqua sur sa figure une expression de mécontentement visible.

Le délégué de la commission n'insista pas et proposa aussitôt la coexistence des deux drapeaux. Le prince l'interrompit en disant avec un accent de fermeté douce, comme s'il se parlait à lui-même :

Je n'accepterai jamais le drapeau tricolore. Et M. Chesnelong de répondre aussitôt avec une émotion respectueuse :

Monseigneur permettra que je n'aie pas entendu cette parole. En tout cas, il ne me charge pas, je pense, de la rapporter à Paris. Si je la rapportais, je suis assuré que la campagne monarchique serait aussitôt abandonnée. J'oublie donc le mot que Monseigneur vient de me dire ; il voudra bien m'indiquer, à la fin de l'entretien, la réponse définitive que j'aurai à rapporter. Quelle qu'elle soit, je la transmettrai fidèlement, mais c'est la seule que j'aurai à transmettre.

Soit, répondit le prince ; mais vous voyez quel est le fond de mon sentiment[18].

M. Chesnelong savait à quoi s'en tenir. Mais venu de si loin, muni de si bonnes intentions, comment se satisfaire d'une telle déclaration ? Il n'insista pas.

Le prince ne voulait pas qu'on se fit illusion ; mais il n'avait pas d'intérêt à rompre. Ayant dit ce qu'il avait à dire, il continua à se prêter à l'entretien. M. Chesnelong, invoquant le principe monarchique, soumit au prince la fameuse formule délibérée au diner du quai d'Orsay, et qui prévoyait, sur la question du drapeau, un accord à intervenir entre le roi et l'Assemblée.

Ici, le comte de Chambord s'anima. Il parla plus longuement qu'il ne faisait d'ordinaire et par phrases entrecoupées. — Le principe monarchique ! dit-il. Mais je n'ai eu, depuis quarante ans, d'autre mission effective et je n'ai pas pu rendre d'autre service au pays que de le garder intact ! J'y ai bien réfléchi ; je ne crois pas en exagérer la portée ; je tiens à ne pas le laisser déchoir en mes mains. C'est par lui que je pourrai être une vraie force pour remettre la France dans la voie de ses destinées. Roi diminué, je serais un roi impuissant ; et je n'aurais plus que la valeur d'un expédient.

Le drapeau est le symbole, l'expression extérieure du principe ; il en est la manifestation devant le peuple, la seule qu'il voie, la seule qui ait pour lui une signification décisive. Et voilà pourquoi le principe et le drapeau ne peuvent être séparés.

La gloire de l'armée française, sa bravoure, son héroïsme, je les admire, j'en suis plus fier que personne... Croyez bien qu'après nous être trouvés en face l'un de l'autre, nous nous comprendrons, l'armée et moi. Elle sentira ce que j'ai au cœur... Elle aura toujours en moi un gardien vigilant de son honneur, qui s'identifie avec le mien... Elle prendra de mes mains, sans être blessée, le drapeau que je lui remettrai après l'avoir présenté au pays.

J'honore tous les services qui, à toutes les dates, ont été rendus à la France. Je l'ai dit, je ne suis pas un parti et je ne régnerais pas par un parti. J'appellerais à moi tous les mérites, toutes les capacités, tous les dévouements. L'unité de la France, tel a toujours été le programme de ma maison ; je n'en aurais pas d'autre. La garantie, elle est dans mes intentions, dans mes sentiments, dans mon devoir auquel je ne faillirai pas, dans la droiture de mon âme, dont, je l'espère, personne ne doute. Elle est aussi dans l'autorité qui me vient de mon principe. Et c'est pourquoi je suis tenu de n'affaiblir ce principe ni en soi, ni dans ce qui en serait la représentation.

Je parlerai au moment de ma rentrée en France. Je présenterai alors au pays une solution sur le drapeau compatible avec mon honneur, et je me fais fort de l'obtenir de lui par ses représentants. J'ai la confiance que lorsque la France et moi, nous nous serons retrouvés, les obstacles s'aplaniront, et que l'accord, qui semble si difficile aujourd'hui, naîtra de la situation elle-même.

Rarement des paroles plus nobles furent prononcées ; rarement aussi de plus désespérantes pour celui à qui elles s'adressaient. Un serviteur de la royauté se fût incliné, plein de respect et d'admiration. Un homme politique représentant la volonté irréductible du pays eût opposé, à l'autorité des principes invoqués par le roi, l'autorité des principes contraires et la nécessité des faits. M. Chesnelong continua son exposé.

La commission des Neuf et le gouvernement, reprit-il, sont d'avis que deux assurances sont nécessaires de la part du roi : il ne devra user de son initiative qu'après avoir assuré la direction effective du gouvernement ; la possession restera jusque-là acquise au drapeau tricolore, qui sera le drapeau légal. Sur ces deux points, je conjure Monseigneur, dit M. Chesnelong, de m'autoriser à donner, en son nom, une assurance que la commission des Neuf et le gouvernement considèrent, je le répète, comme absolument nécessaire.

Le prince ne me répondit rien, dit M. Chesnelong. A partir de ce moment, dit-il encore, la physionomie du prince s'enveloppa comme d'une impénétrable impassibilité. M. Chesnelong insista. Le prince ne sortit pas de son silence presque improbateur.

J'étais, il m'en souvient bien, très inquiet, poursuit M. Chesnelong, très inquiet et très attristé de cette attitude de M. le comte de Chambord...

Il parle encore, cependant. L'ambassadeur des droites, engagé dans une telle entreprise, luttait désespérément.

Telle est la fatalité de ma tâche, dit-il, que je suis condamné à ne dire à Monseigneur que des choses qu'il veut bien écouter avec bienveillance, mais qui, je le vois, le froissent souvent dans ses impressions. J'en souffre beaucoup et, malgré cela, je voudrais, avant de quitter ce salon, pouvoir me rendre ce témoignage que j'ai rempli jusqu'au bout le devoir de dire, sur la situation, la vérité tout entière ; telle du moins qu'elle m'apparait. Monseigneur veut-il bien me permettre de lui soumettre une dernière réflexion ?

Sur une réponse affirmative du prince, M. Chesnelong reprit, avec un accent où passa, malgré lui, la profonde émotion qu'il ressentait :

Voici, dit-il, une dernière considération que je voudrais surtout confier à votre grand cœur.

Avec une concession sur le drapeau dont, telle que je la comprends, votre honneur n'aurait pas à souffrir, et dont la France vous serait profondément reconnaissante, je ne dis pas seulement que la monarchie se fera, je dis qu'elle est faite, et que, demain, la France l'acclamera.

Si, au contraire, Monseigneur se refuse à toute concession sur le drapeau, si je dois après-demain rapporter à Paris cette réponse, que votre résolution est inflexible, que vous n'acceptez pas même que la question, renvoyée jusqu'après votre prise de possession du pouvoir, soit résolue alors par l'accord du roi et de l'Assemblée, non seulement la monarchie ne se fera pas, c'est ma prévision absolue, mais on cherchera dans d'autres voies des solutions précaires et fatalement impuissantes...

Pardonnez-moi la liberté respectueuse de mon langage, Monseigneur ; et lorsque vous croirez devoir me dire, sur le drapeau, le mot d'où dépendra le succès ou l'échec de la monarchie, le salut ou la perte du pays, j'ose vous supplier de peser cette dernière considération et de la mettre en balance, dans votre conscience royale, avec les sentiments, d'ailleurs si nobles, si désintéressés et si fiers, qui pourraient vous incliner à la résistance.

Le prince avait écouté M. Chesnelong avec une attention émue. Son visage avait souvent révélé les angoisses de son âme.

Un silence de deux ou trois minutes se fit entre nous, dit M. Chesnelong. Puis, se levant et me prenant les mains, il me dit avec un large sourire où s'épanouissait une cordiale bienveillance :

Mme la comtesse de Chambord part ce soir à sept heures pour Frohsdorf. Quant à moi, je ne partirai qu'à minuit pour pouvoir reprendre ce soir notre entretien. Je suis charmé d'avoir pu causer avec vous des intérêts de notre chère France.

Ainsi se termina la première audience, qui avait duré plus de deux heures[19].

M. Chesnelong, battu sur toute la ligne, était découragé.

M. de Blacas vint vers lui. Évidemment, on ne voulait pas le laisser partir sous cette impression. Après l'avoir mis en présence d'une résolution nette, il fallait garder le bénéfice de la position acquise et renouer, au profit de la cause, les fils que, sur la question de principe, on avait si résolument brisés. Il fallait gagner et retourner l'ambassadeur des Neuf, et, si c'était possible, faire de lui le porte-parole de la volonté du roi auprès de ceux qui avaient pensé surprendre cette volonté :

Monseigneur, après son entretien, s'est rendu dans l'appartement de Mme la comtesse de Chambord, lui dit le comte de Blacas. Je m'y trouvais ; jamais je ne l'ai vu si vivement remué et si favorablement impressionné. Il ne nous a rien dit du fond de son entretien avec vous : mais à en juger par les dispositions qui paraissent l'animer en ce moment, j'ai le sentiment intime qu'il consentira à tout ce qui ne blessera ni son principe ni son honneur. Cherchez, combinez, trouvez quelque chose sur la question délicate qui soit acceptable pour lui et qui puisse suffire à nos amis de Paris. Vous lui avez inspiré confiance par la sincérité de votre langage ; je ne puis croire que votre visite reste sans résultat.

M. Chesnelong fut grandement réconforté : Resté seul, dit-il, j'arrêtai dans mon esprit trois déclarations à demander au prince qui, selon moi, étaient le minimum à obtenir pour qu'à Paris on consentit à poursuivre la campagne monarchique.

Au diner, n ne parla pas de la question politique. Quelques minutes après qu'on eut quitté la salle à manger, le comte de Chambord alla conduire la comtesse, sa femme, à la gare ; au moment de partir, il prévint qu'il s'entretiendrait d'abord avec MM. Lucien Brun, de Carayon-Latour et de Cazenove de Pradine ; puis, et séparément d'eux, avec M. Chesnelong.

Cette conférence ayant été écourtée, le comte de Chambord appela M. Chesnelong. Cette fois, il reçut debout le mandataire de la commission des Neuf. Celui-ci comprend qu'il ne s'agit plus de débattre, mais de conclure.

Quelles sont donc ces déclarations que vous désirez obtenir de moi ? demanda le prince.

Il y en a trois, Monseigneur, qui me paraissent indispensables, répondit M. Chesnelong. Et il fit connaitre la première :

Je supplie Monseigneur de m'autoriser à faire en son nom une première déclaration qui se formulerait ainsi :

1° Monseigneur le comte de Chambord ne demande pas que rien soit changé au drapeau avant qu'il ait pris possession du pouvoir.

Soit j'accepte cela, répondit le prince.

M. Chesnelong passa à la seconde déclaration qu'il formula ainsi :

2° Monsieur le comte de Chambord se réserve de présenter au pays, à l'heure qu'il jugera convenable, et se fait fort d'obtenir de lui, par ses représentants, une solution compatible avec son honneur et qu'il croit de nature à satisfaire l'Assemblée et la nation.

Le prince ayant encore acquiescé, M. Chesnelong fit connaitre la troisième déclaration :

Monsieur le comte de Chambord accepte que la question du drapeau, après avoir été posée par le roi, soit résolue par l'accord du roi et de l'Assemblée.

J'entends bien présenter la solution à l'Assemblée, dit le prince, et j'espère que nous nous accorderons.

C'était une réponse évasive.

Dans son désir d'arriver à une entente, M. Chesnelong la tint pour un engagement. Je ne saurais, dit-il, exprimer l'émotion qui s'empara de moi... Aucun malentendu ne me semblait possible. Les formules acceptées se complétaient les unes par les autres et ne donnaient prise à aucune équivoque... Telles qu'elles étaient, j'avais le ferme espoir qu'elles suffiraient pour que la campagne monarchique s'engageât et pour que le projet de rétablissement de la monarchie obtint la majorité dans l'Assemblée... Je fus donc envahi, en quelque sorte, par une satisfaction patriotique... Ma joie déborda et je l'exprimai en disant au prince que, sur le terrain qu'il venait d'accepter et bien que j'en eusse désiré un autre, la monarchie pouvait et devait se faire, et que nous n'épargnerions aucun effort, mes amis et moi, pour qu'elle se fit ; qu'à mon sens, le gouvernement et la majorité consentiraient à s'engager, et que Dieu et le pays nous seraient en aide.

Emporté par son enthousiasme, M. Chesnelong ajouta : — Dans un mois, nous aurons le bonheur, Monseigneur, de vous voir monter sur le trône de France et de voir s'ouvrir, pour la France elle-même, une ère de rénovation et de salut.

Le sentiment de l'ambassadeur se communiqua au prince. Son cœur parut, s'ouvrir à l'espérance. Il semblait très heureux de ce qu'il venait de faire, très confiant dans le succès. Je le voyais tressaillir à la pensée de pouvoir désormais donner sa vie tout entière à la France... Ces impressions éclatèrent dans des paroles hachées, mais noblement émues, que j'entends encore, dit M. Chesnelong.

Chère France ! dit le prince. Que je serai heureux de la servir ! J'espère qu'elle m'aimera ; j'ai toujours vécu près d'elle par le cœur, et il me sera doux de lui montrer mon amour en ne vivant désormais que pour elle ! Il faut la sauver, la relever, la grandir, la rendre heureuse ! Avec les honnêtes gens de tous les partis, j'y réussirai. Je lui apporterai trois choses qui seront ma force : un principe qui lui sera une garantie de stabilité, le respect de ses libertés dont ce principe sera la plus sire sauvegarde, et la volonté énergique de lui faire du bien.

Je ne vous dis pas adieu, ajouta-t-il, en serrant la main de M. Chesnelong. Je vous reverrai à minuit, à la gare, au moment de mon départ, car nous partirons à peu près à la même heure, moi pour Frohsdorf, vous pour Paris, où, je l'espère, vous ne ferez que me précéder.

M. Chesnelong rejoignit MM. de Blacas et de Monti. Il était radieux comme après un succès inattendu, en plein courant de confiance.

Le comte de Chambord le fit rappeler encore une fois Troisième pour le remercier de nouveau et pour l'assurer qu'il ne entretien serait pas le roi d'un parti, mais le roi de tous. Il ne négligea pas les questions personnelles ; il pria M. Chesnelong de dire bien haut qu'il demanderait au parti légitimiste un grand sacrifice d'abnégation, qu'il ne prendrait pas le personnel gouvernemental exclusivement dans ce parti : qu'il demanderait leur utile et indispensable concours aux hommes de talent des autres nuances. Enfin, il parla dans les meilleurs termes du duc de Broglie et de M. Buffet.

Nous nous abandonnions à l'espoir, dit M. Chesnelong, avec une sécurité qui se refusait à toute inquiétude. Mais l'inquiétude frappait à la porte et nous ne tardâmes pas à la ressentir.

M. de Blacas étant allé prendre les ordres du comte de Chambord pour le départ, lui avait parlé de la satisfaction et des espérances de M. Chesnelong, et avait fait allusion aux trois déclarations relatives à la question du drapeau.

J'ai, en effet, accepté les deux premières déclarations, dit le prince, et je maintiens mon acceptation. Quant à la troisième, M. Chesnelong m'a parlé, sans de doute, de l'accord du roi et de l'Assemblée comme pouvant seul trancher la question, et je n'y ai pas contredit. Mais je ne voudrais pas que cela fût déclaré d'avance et en mon nom. Je me mettrais pour ainsi dire à la discrétion de l'Assemblée. Dites à M. Chesnelong mes impressions au sujet de cette troisième déclaration ; je désire qu'il s'en tienne aux deux, premières.

M..Chesnelong fut atterré par cette communication. Il fit demander à M. le comte de Chambord de le recevoir une quatrième fois pour arriver à une clarté complète et sans équivoque. Le prince était accablé de fatigue. Il s'était couché. Il eût voulu s'en tenir là. Cependant, sur l'insistance de M. Chesnelong, il fixa un dernier entretien à une demi-heure avant son départ.

MM. de Blacas, de Monti, Lucien Brun, de Carayon, de Cazenove et Chesnelong passèrent deux longues heures bien tristes et bien tourmentées, pendant lesquelles ils s'abandonnèrent à un découragement douloureux. M. de Cazenove de Pradine eut une crise de sanglots qui arracha des larmes à tous.

M. Chesnelong comprenait bien que la décision du prince était irrévocable. Il eut une idée :

Je vais, dit-il, demander à Monseigneur de ne pas interdire aux royalistes de l'extrême droite de voter l'article sur le drapeau qui sera proposé par la commission des Neuf et de leur laisser la liberté de leurs résolutions ; je suis convaincu qu'il y consentira. Dans ce cas, m'autorisez-vous, vous trois, mes chers collègues, dit M. Chesnelong aux trois députés, à déclarer en votre nom, que, parlant pour vous-mêmes et vous portant forts pour vos amis de l'extrême droite, vous vous engagez à voter la formule de la commission des Neuf, en vous réservant de voter plus tard la solution qui sera présentée par le roi ?

Tous les trois consentirent.

A onze heures et demie du soir, M. Chesnelong était de nouveau introduit auprès du prince : Sa figure portait la trace de sa fatigue et d'une profonde émotion intérieure. Elle révélait aussi un peu de tristesse, bien qu'elle fût toujours ouverte et souriante. La vérité est que le comte de Chambord était excédé.

M. Chesnelong répéta les trois déclarations qu'il ferait au nom du comte de Chambord, si celui-ci veut bien lui confirmer son approbation.

J'accepte complètement, dit-il, telles que vous venez de me les répéter, les deux premières déclarations. La troisième me met trop à la merci de l'Assemblée ; je vous demande de la supprimer.

A la merci de l'Assemblée ! La parole était claire ; elle portait au point précis du débat fondamental. Entre les deux droits, le droit héréditaire et le droit populaire, impossible était l'accord.

M. Chesnelong insista. Il ne put rien obtenir de plus. Il proposa sa bizarre combinaison.

 Je n'ai pas à y intervenir, dit le prince. Nos amis useront de leur liberté sous leur propre responsabilité ; la mienne n'est pas engagée.

Chesnelong, qui était en veine d'interprétation, interpréta cette parole comme un acquiescement.

Tout le monde partit pour la gare. Bientôt, dit M. Chesnelong, le sifflet de la locomotive annonça l'arrivée du train où le prince devait monter ; nous le conduisîmes jusqu'à la portière du wagon-salon qui lui avait été réservé. Il nous fit ses adieux, nous serra la main ; puis, s'adressant à moi, il me dit, ce fut, avant son départ, sa dernière parole :Encore merci, cher monsieur, et au revoir, n'est-ce pas ? Je vous donne rendez-vous dans six mois, au château de Pau.

M. Chesnelong ajoute : Je m'inclinai respectueusement en dérobant une larme, que je sentis monter à mes yeux. C'était pour la dernière fois que j'entendais la voix de M. le comte de Chambord. Mais l'accent de cette voix vibre encore dans mon âme, et le souvenir de cette émouvante journée ne s'effacera jamais de mon cœur[20].

 

 

 



[1] Ch. CHESNELONG, La Campagne monarchique (p. 50).

[2] AUBRY, Mémoires inédits (p. 21).

[3] Document privé inédit.

[4] Marquis DE DREUX-BRÉZÉ (p. 101).

[5] Marquis DE DREUX-BRÉZÉ (p. 104).

[6] Vicomte DE MEAUX (p. 206).

[7] Marquis DE DAMPIERRE (p. 233).

[8] Ch. CHESNELONG (pp. 76 à 93).

[9] Correspondant, 25 octobre 1902 (p. 206).

[10] Ernest DAUDET (p. 124).

[11] Général DU BARAIL (t. III, p. 398).

[12] Ernest DAUDET (p. 42).

[13] Marquis DE FLERS (p. 170).

[14] MM. de Carayon, Lucien Brun et de Cazenove de Pradine avaient été appelés par M. le comte de Chambord qui était venu de Frohsdorf à Salzbourg pour éviter, avait-il dit aimablement, la moitié du chemin à ses amis. Le voyage fut gai. Carayon était plein d'espoir. Il était convaincu que la question du drapeau serait tranchée, le jour de la rentrée du roi par ce qu'il appelait le plébiscite des fenêtres, qu'il voyait pavoisées de drapeaux blancs par une population chez qui la logique et le sentiment des impérieuses convenances n'étaient pas troublées par les préoccupations parlementaires. — Souvenirs inédits de M. DE VANSSAY.

[15] Ch. CHESNELONG (p. 109).

[16] Souvenirs inédits du comte DE VANSSAY, recueillis par le marquis COSTA DE BEAUREGARD.

[17] Ch. CHESNELONG (p. 124).

[18] Ch. CHESNELONG (p. 141).

[19] Ch. CHESNELONG (p. 156).

[20] Ch. CHESNELONG (p. 193).