HISTOIRE DE LA FRANCE CONTEMPORAINE (1871-1900)

 

II. — LA PRÉSIDENCE DU MARÉCHAL MAC MAHON

L'ÉCHEC DE LA MONARCHIE

CHAPITRE PREMIER. — LA POLITIQUE DU 24 MAI.

 

 

Le maréchal de Mac Mahon président de la République. — Sa carrière militaire. — Le nouveau président et la politique. — Son caractère. — Le cabinet du 25 mai. — Message présidentiel ; circulaire aux agents diplomatiques. — La question constitutionnelle. — Droit divin et souveraineté populaire. — Le duc de Broglie, son caractère, ses doctrines. — Les partis dans l'Assemblée. — Les idées démocratiques. — Léon Gambetta. — Ses origines et sa formation intellectuelle. — Gambetta sous l'empire et pendant la guerre. — Il est député à l'Assemblée nationale. — Gambetta orateur.

 

I

Le 24 mai 1873, à partir de midi, l'émotion des événements qui se passaient à Versailles, commence à se répandre dans Paris. La foule envahit les rues. On allait aux nouvelles ; on se portait aux bureaux des journaux du boulevard.

Vers trois heures, les feuilles du soir publient le compte rendu du discours prononcé, le matin, par M. Thiers. Jamais celui-ci n'avait trouvé de tels accents. La crise paraissait conjurée. Le temps était clair, la foule pleine de rumeurs. Comme le soir tombait, elle se dirige du côté de la gare Saint-Lazare.

Vers cinq heures, un bruit, bientôt confirmé, se répand : M. Thiers est battu par quatorze voix : surprise d'abord, puis doute ; enfin, dans l'ensemble confus des sentiments qui se croisent et des propos qui s'échangent, de la stupeur.

Vers huit heures, le National donne le détail des deux séances. La foule grossit sur le boulevard. On s'arrache les journaux dans les kiosques. On apprend les faits qui se précipitent : la démission de M. Thiers, l'élection du maréchal de Mac dation ; tout cela, si vite et si loin, hors de la main et de la volonté de Paris, à Versailles.

Les heures s'écoulent : une masse noire emplit les avenues de la gare, attendant les députés, M. Thiers.

A minuit, celui-ci arrive, entouré des députés de la gauche. On l'acclame : Vive M. Thiers ! Il monte en voiture et part. S'il eût traversé Paris, on lui eût fait un cortège triomphal. Mais lui, tous, sentent que l'heure n'est pas aux manifestations. La police dissipe mollement la foule, qui s'écoule dans la nuit. Paris, vaincu d'hier, n'offre nulle résistance. Il n'est pas sûr de lui-même. Il a, au fond de l'âme, le déchirement qui divise la conscience du pays[1].

Partout, dans la ville, dans les provinces ; l'émoi se propage avec la nouvelle. La journée du 25 était un dimanche. Le stationnement dans les rues, devant les dépêches, rappelait les mauvaises heures de la guerre, quand les visages inquiets s'interrogeaient. Dans les bourgs, dans les villages, on lisait à hante voix le discours de M. Thiers : ceux qui approuvaient ne cachaient pas leurs sentiments : les autres se taisaient. Nul cri de victoire, nul cri de colère : une inquiète réflexion. Après tant de crises, l'étonnement de cette crise encore, ou plutôt. à la veille de nouvelles luttes qu'on sent nécessaires et prochaines, la lassitude des misères récentes, l'appréhension d'une longue convalescence, pire que la maladie. Ce pays, tant éprouvé, ne sera-t-il jamais apaisé ?

A l'étranger, la chute de M. Thiers alarme encore plus qu'elle ne surprend. L'effet de ces événements subits s'accroit avec la distance : on se demande si l'ordre sera maintenu. A Londres, on s'empresse autour du personnel de l'ambassade de France, à une cérémonie de la cour. On est généralement tout surpris d'apprendre que Paris n'est pas à sac, dit M. Gavard[2]. M. Thiers reçoit des dépêches sans nombre qui expriment l'étonnement et les regrets universels.

Cependant, la désignation immédiate du maréchal de Mac Mahon rassure. La France et l'Europe connaissaient, ce nom respecté.

Mais alors, que penser d'un changement si brusque, de cette substitution soudaine d'un homme d'épée au vieux président parlementaire ? Une conspiration ? Un coup d'État ? La République renversée ? La monarchie à courte échéance ?

A l'Assemblée, au moment où le scrutin allait commencer pour la désignation du successeur de M. Thiers, une voix s'était élevée, celle de M. Horace de Choiseul : — Pour combien de temps sera-t-il nommé ? Sera-t-il irrévocable ? Il n'y avait ni constitution, ni précédent. M. Buffet, qui avait probablement réfléchi à la question, répondit sans hésitation : — Je dois faire remarquer à l'Assemblée qu'il ne s'agit d'adopter aucune modification dans les lois et dans les institutions existantes. Le président de la République qui sera élu en remplacement de M. Thiers se trouvera exactement dans les conditions légales et constitutionnelles où se trouvait M. Thiers.

De ces paroles, il résultait que les pouvoirs du maréchal de Mac Maton étaient définis par les lois du 31 août 1871 et du 13 mars 1873 : le président était responsable devant l'Assemblée nationale et son mandat durerait jusqu'il la dissolution de celle-ci.

Donc, rien de décisif ne s'était accompli. Un homme remplaçait un homme : les solutions diverses restaient en suspens. Le maréchal conservait le titre de Président de la République : les affiches portaient l'entête République française.

Les députés de la gauche répondirent au sentiment général en faisant, par une proclamation rédigée dès leur retour à Paris, appel au calme et à la patience. A Paris, dans les provinces que la guerre et la Commune avaient si cruellement éprouvés, nulle autre parole n'eût été, comprise : Citoyens, disaient-ils, dans la crise politique qui vient d'éclater, il est d'une importance suprême que l'ordre ne soit pas troublé... Restez calmes ; il y va du salut de la France et de la République. En somme, le nom du maréchal de Mac Mahon, était une garantie. Tous le sentaient et lui-même avait été au-devant de l'attente en se mettant personnellement en cause dès sa première lettre aux représentants de la nation et en donnant sa parole d'honnête homme et de soldat.

Et, pour plus de précision encore, l'affiche qui portait la lettre du maréchal à la connaissance du pays contenait cet engagement formel : Aucune atteinte ne sera portée aux lois existantes et aux institutions.

Ces mots avaient une portée très haute. Le choix du maréchal de Mac Mahon donnait au pays cette assurance que, s'il avait encore à traverser bien des heures pénibles et, peut-être, redoutables, du moins il était protégé contre le désordre par la force de l'armée nationale, et contre les aventures louches, par la probité parfaite du nouveau président. C'était bien ce sentiment que traduisait le maréchal dans la proclamation qu'il adressait aussitôt à l'armée :

Soldats, disait-il, l'Assemblée nationale en choisissant parmi vous le président de la République, vous a témoigné la confiance qu'elle avait dans votre loyauté, votre patriotisme et votre énergie à maintenir dans notre pays l'ordre et le respect de la loi.

Le maréchal de Mac Mahon avait soixante-cinq ans : de taille au-dessus de la moyenne, élancé, l'aspect militaire, la moustache blanche, les cheveux rares et courts, également blancs, le teint rouge, l'œil bleu, enfoncé, à la fois sévère et doux, le visage ouvert. Son corps de cavalier, perpétuellement soumis à la tenue et à l'entraînement du métier et d'une volonté forte, avait, dans l'allure, quelque chose de spontané et de brusque où il y avait parfois un certain embarras.

Cette gaucherie de grand garçon devenu grand personnage, il la tenait peut-être de son origine étrangère : les Mac Mahon étaient Irlandais. Fixés en Les origines France depuis Jacques II, ils avaient, en 1749, demandé la naturalisation, non sans avoir fait vérifier leurs litres de noblesse par un arrêt du conseil et les lettres patentes royales[3].

Cependant, l'aïeul qui, en 1750, avait obtenu ces lettres, Jean-Baptiste de Mac Mahon, né à Limerick en 1715, était médecin à Autun. Un heureux mariage lui avait fait épouser, précisément en 1750, la jeune veuve d'un de ses clients, Charlotte Le Belin d'Equilly. De pauvre riche et de médecin gentilhomme, il a deux Cils. Charles-Laure, marquis de Mac Mahon, maréchal des camps en 1814, membre de la Chambre des pairs en 1827, chevalier de l'ordre de Saint-Louis, ami personnel de Charles X, et Maurice-François, comte de Charnay, puis comte de Mac Mahon, lieutenant-général, commandeur de Saint-Louis. Celui-ci avait, épousé, en 1792. Mlle Pélagie Riquet, de Caraman, fille du marquis, maréchal de camp des armées du roi et petite-nièce du maréchal de Broglie[4].

De celle-ci, il avait eu dix-huit enfants. Le seizième, Marie-Edme-Patrice-Maurice de Mac Mahon, le futur maréchal, était né le 13 juin 1808. Par tradition de famille, par les sentiments dans lesquels j'avais été élevé envers la famille royale, dit le maréchal lui-même dans ses Mémoires inédits, je ne pouvais être que légitimiste.

Comme il le répétait souvent, avec une bonne grâce qui était un trait de caractère, Maurice de Mac Mahon était un cadet.

Élève du petit séminaire d'Autun, à dix-sept ans il était admis à l'école de Saint-Cyr. En 1827, il en sortait avec le numéro 13, était nommé sous-lieutenant, entrait à l'école d'état-major. En 1830, son stage terminé, il prenait part à l'expédition d'Alger comme aide de camp du général Achard.

L'Algérie devait former tous les hommes de guerre de cette génération. Là, une armée peu nombreuse, mais d'élite, soumise à la contrainte du devoir militaire et du péril journalier, allait se créer à elle-même un idéal, des habitudes d'esprit, des mœurs singulièrement différentes de celles du temps et de la nation. La tradition du premier empire était encore vivante. La plupart des grands chefs avaient fait leurs premières armes sous l'empereur. Ce pays nouveau, étrange, avec les attraits et les surprises de la conquête, du risque et de l'inconnu, enflammait les jeunes imaginations : mais la difficulté de la tache journalière les contenait. Il s'agissait, non d'hostilités régulières, mais d'une guerre de partisans : on avait affaire non à des armées, mais à une race. Les qualités indispensables étaient la bravoure, le coup d'œil, l'entrain, l'endurance, le savoir-faire. Des coups de main imprévus ; des raids rapidement conçus et rapidement exécutés ; des retraites intrépides ; l'enlèvement des redoutes et des smalas : des charges ou des assauts sanglants, sabre au clair, baïonnette au canon : une perpétuelle alerte : d'heureuses initiatives, le plus souvent en pleine action et sur le terrain : la tension constante du corps et de l'âme, sans grand effort de combinaison ou de réflexion, tels étaient les procédés et les conditions de cette lutte pied à pied, où la victoire, si péniblement achetée, devait enlever ou susciter tant de héros.

Mac Mahon fut le type de ces héros-là. Cœur sans pareil, d'une audace calme et parfaitement équilibrée, il est toujours au premier rang ; quand il faut agir et vaincre, à l'heure décisive, il est lb. Il est décoré à vingt-deux ans pour sa conduite à l'affaire de la Mouzaïa. A Blidah, pour porter un ordre, il fonce, seul, à travers toute l'armée arabe et n'échappe à la poursuite qu'en faisant sauter un ravin par son cheval qui tombe de l'autre côté, les jambes cassées.

Quand on reçut en Algérie les premières nouvelles des événements de juillet, le jeune capitaine de Mac Mahon donne sa démission. Mais le devoir militaire l'emporte et il revient sur sa décision[5]. En 1832, il assiste au siège d'Anvers. Il retourne bientôt en Algérie, où il reste vingt ans ; il prend part à toutes les actions importantes. A ce terrible second siège de Constantine, en 1837, il est blessé à la poitrine. Quand on organise les chasseurs, en 1840, il est mis la tête du 10e bataillon. Colonel en 1845, il est général en 1848 et commande la subdivision de Tlemcen ; en 1852, il est promu divisionnaire. On le voit partout, du Sud-Oranais à Biskra. Il ne demande qu'à être là où on se bat, écrit le maréchal Vaillant au général Pélissier. Par contre, le sagace Bugeaud le définissait ainsi, quelque temps avant : Je ne connais que très peu Mac Mahon. Je crois que c'est un excellent officier de guerre, très militaire, très ferme ; mais je ne crois pas qu'il ait la portée d'esprit nécessaire pour le gouvernement des Européens et des Arabes[6].

On se bat en Crimée. Saint-Arnaud le demande comme un officier de guerre complet. Le maréchal Vaillant l'adresse au commandant en chef avec la belle recommandation qui vient d'être citée, et. Pélissier, qui l'a mesuré d'un coup d'œil, écrit au maréchal Vaillant : Avec le général de Mac Mahon, je pourrai tenter certaine chose que, franchement, je croirais risquée aujourd'hui. Cette certaine chose, c'était la prise de Malakoff[7].

On sait comment il dirigea, le 8 septembre 1855, l'attaque contre la tour de Malakoff ; comment, alors que l'armée assiégeante pliait devant la résistance désespérée des assiégés, il tint ferme, au milieu de ses troupes décimées, assailli à son tour par toutes les forces russes. Pélissier, de loin, s'écriait : — On n'est pas plus beau sous le feu. Prévenu que la tour était minée et allait sauter, le général en chef envoie à Mac Mahon un officier pour l'engager à céder et à arrêter une effusion de sang inutile. On connaît le fameux mot : — J'y suis, j'y reste ! Interrogé plus tard sur l'authenticité de ces paroles, il dit qu'il avait simplement manifesté la résolution de ne pas céder : — Je ne crois pas, ajoutait-il avec une parfaite modestie, avoir donné à ma pensée cette forme lapidaire : J'y suis, j'y reste ; je ne fais jamais de mots[8].

Après la guerre de Crimée, il revint en France couvert de gloire. Nommé membre du Sénat, le 24 juin 1856, il prit la parole, en février 1858, contre la loi de sûreté générale proposée à la suite de l'attentat d'Orsini.

Il parla simplement, clairement, sans hésitation et sans notes, affirmant que, sous un gouvernement fort, il vaut mieux que les individus soient soumis au régime des lois définies du pays, et non sous le coup d'un tribunal qu'ils considèrent comme arbitraire.

On le renvoya en Algérie. Divisionnaire, il commande, sous les ordres du maréchal Randon, la deuxième division dans la grande expédition de la campagne d'Italie, le troupier ayant confiance en lui, on lui remet le commandement du deuxième corps. Il franchit le Tessin, le 2 juin 1859, à la hauteur de Turbigo. L'armée franco-sarcle se heurte, un peu à l'improviste, à l'armée autrichienne. La garde impériale supporte tout le poids de la lutte ; elle résiste héroïquement.

Il est trois heures. Mac Mahon n'arrive pas. L'empereur, anxieux, croit la bataille perdue, quand Mac Mahon, ayant ramené la division Espinasse et déployé ses troupes, culbute l'aile droite de l'ennemi, sauve la garde et l'empereur et décide de la victoire. Il est nommé maréchal de France et duc de Magenta sur le champ de bataille. Il télégraphie à sa femme et, par une des erreurs de noms qui lui sont habituelles, il écrit : L'empereur vient de me nommer duc de Magenta, et il signe Malakoff.

Après avoir rempli une mission extraordinaire aux cérémonies du couronnement de Guillaume Ier, roi de Prusse, et avoir commandé quelque temps à Lille et à Nancy, il retourne en Algérie, mais, cette fois, comme gouverneur général, à la mort du maréchal Pélissier. Là, il travaille beaucoup, parcourant sans cesse le pays, conduisant de front les affaires civiles et les affaires militaires, ayant l'œil à tout, dictant sa longue correspondance, sans une rature, occupant ses loisirs à l'examen des questions militaires, penché sur les cartes, étudiant les campagnes de Napoléon. Il se prononce contre des tentatives imprudentes d'assimilation de l'élément arabe et il a, à ce sujet, avec l'archevêque Lavigerie, de longs démêlés. Il parait au Sénat, le 21 janvier 1870, pour défendre la colonie et lui prédire un brillant avenir. Il y a, dans tout cela, de la suite, du bon sens, une grave et judicieuse activité.

La guerre avec la Prusse éclate. Mac Mahon reçoit le commandement du premier corps d'armée. Son avant-garde est battue à Wissemhourg et lui-même est accablé par le nombre à Reichshoffen. Il commande la retraite sur Châlons et sauve, de son armée désorganisée, ce qui peut être sauvé. C'est ici la période critique de cette belle carrière.

Le 12 août, l'empereur s'étant démis du commandement de l'armée du Rhin, avait confié ses pouvoirs au maréchal Bazaine. Le commandement de celui-ci s'exerçait sur les forces qui lui obéissaient directement, sur ce qui restait de l'armée du maréchal de Mac Mahon et sur une nouvelle armée en voie de formation au camp de Châlons. Ces forces devaient-elles combattre séparément ? Le maréchal de Mac Mahon ne le pense pas. Les efforts communs doivent être combinés et dirigés par le généralissime. Du 14 au 19 août, Bazaine fait savoir à son lieutenant que son intention est de quitter Metz et de se porter sur Châlons soit par Verdun, soit par Montmédy.

Cependant, le 21 août, Mac Mahon, sans nouvelles et inquiet, se résout, conformément aux décisions du conseil tenu, le même jour, à Courcelles-lès-Reims, à se replier sur Paris. Il reçoit, le 22, un nouvel avis du maréchal Bazaine, daté du 19, annonçant qu'il compte toujours prendre la direction du Nord ; par contre, une dépêche du généralissime, datée du 20 août et qui exprime un doute, ne lui parvient pas. Enfin, un télégramme, à demi impératif, reçu du gouvernement, le décide, le 23, à interrompre sa retraite et à se porter sur Montmédy[9].

Le 27 août, au Chêne-Populeux, le maréchal de Mac Mahon apprend que le maréchal Bazaine reste sous Metz. Harcelé sur son flanc droit par l'ennemi, paralysé par le mauvais temps, il se sent perdu s'il continue. Il donne des ordres pour reprendre en hâte la marche sur Paris et il avise le ministre de la guerre.

C'est alors que celui-ci, lui peignant la situation du gouvernement à Paris, lui demande plus impérativement de poursuivre son mouvement vers le maréchal Bazaine. Le lendemain l'ordre était plus formel encore.

Mac Mahon hésita longtemps, la mort dans l'âme, avec la vision intérieure d'une catastrophe presque certaine. Le récit d'un de ses compagnons d'armes qui lui remit la dépêche de Palikao, nous montre le maréchal, réveillé au milieu de la nuit, les jambes nues, hors du lit, réfléchissant. A la fin, il dit : C'est un ordre, il faut partir. L'armée s'arrêta et elle reprit bientôt, en sens contraire, la marche fatale, la marche sur Sedan. Quand le maréchal se trouva au milieu de son état-major, le colonel de Broye dit — Nous partons pour Sadowa. Mac Mahon entend le propos, quoiqu'il fût prononcé à mi-voix ; il se retourne : — Vous dites ? demande-t-il. — Je dis que nous allons à Sadowa. — Que voulez–vous ? C'est un ordre, il faut obéir.

Il fut victime, et le pays avec lui, de sa forte éducation militaire et de ce haut sentiment professionnel qui fait les chefs parfois trop soumis en même temps que les armées disciplinées.

A Sedan, l'éclat d'obus qui le frappa à la cuisse le mit hors de combat, détourna de lui les responsabilités immédiates et lui épargna les sacrifices suprêmes.

Le rôle du maréchal, dans ces circonstances décisives, est peu connu : l'émouvant récit d'un officier qui ne le quitta pas permet de combler cette lacune :

A quel moment le maréchal est-il sorti de Sedan, le 1er septembre ?

Il est très difficile, un jour de bataille, de préciser exactement les heures. Autant les événements dont on a été témoin restent gravés dans la mémoire, autant leur importance et la rapidité de leur marche font perdre la notion du temps. Tout ce dont je me souviens, c'est que le jour était à peine levé. Il devait être cinq heures ou cinq heures et demie.

Le maréchal, accompagné de son état-major, sortit de la ville par la porte de Balan. L'action était engagée. Il se rendit auprès du général Lebrun avec lequel il resta assez longtemps : Puis, pour juger de l'ensemble des opérations, il monta sur une éminence située à une petite distance de la route de Balan à Bazeilles, qui domine le fonds de Givonne.

A peine y étions-nous parvenus qu'un premier obus tomba devant nous, puis sin second, à quelques mètres derrière. Notre groupe assez nombreux, comprenant des uniformes variés et de couleur voyante, servait de cible à l'artillerie allemande. Tous les officiers se rapprochèrent instinctivement de leur chef dans le but de le protéger. Cependant, l'ennemi avait rectifié son tir. Un troisième obus éclata au milieu de nous. Lorsque le nuage de poussière qui nous enveloppait se fut dissipé, nous vîmes le maréchal chanceler sur son cheval qui avait une jambe cassée. Deux d'entre nous se précipitèrent pour le soutenir et le faire descendre de cheval. A peine à terre, il s'évanouit ; on le porta Le maréchal dans une petite bâtisse en pierre sèche en contrebas de la crête.

Un chirurgien de l'artillerie de marine sonda la plaie et constata la présence du projectile. Le chef d'état-major, le général Faure, se préoccupa d'informer qui de droit de l'événement.

Je fus chargé de le faire connaître à l'empereur.

Je partis au galop, suivant en sens inverse le chemin que nous venions de parcourir. Arrivé à la sous-préfecture, où l'état-major impérial avait passé la nuit, je fus reçu par le prince de la Moscowa, aide de camp de service.

Je lui annonçai la nouvelle et me préparais à me retirer, lorsqu'il me rappela et nie donna l'ordre d'entrer avec lui dans la chambre de l'empereur.

L'empereur achevait sa toilette. Voici, dit le prince de la Moscowa, un officier qui vient remplir une triste mission. L'empereur me regarda et attendit. Il fallait bien me décider à parler : — Sire, le maréchal a reçu une grave blessure. Il est hors d'état de conserver le commandement.

L'empereur resta un instant silencieux. Sa physionomie, d'ordinaire si impassible, devint profondément douloureuse. Ses traits se contractèrent ; de grosses larmes coulèrent de ses yeux. Puis son regard se fixa sur ses deux interlocuteurs, dont l'un lui était inconnu, et, semblant les consulter dans son extrême détresse : — A qui, dit-il, allons-nous confier le commandement ?

J'eus peine à cacher le trouble que me causait cette étrange question dans la bouche de celui qui était encore le chef de l'État. Je nie décidai à répondre : — Je crois que le maréchal a envoyé le commandement au général Ducrot. Nouveau silence, puis après avoir levé encore une fois son regard sur nous : — Ducrot n'est pas le plus ancien, dit l'empereur, mais ce que le maréchal a fait est bien fait.

Avais-je eu raison de parler ? Les intentions que nous savions être celles du maréchal avaient-elles été modifiées ? Si je m'étais trompé, combien graves pouvaient être les conséquences de mon erreur !

Je remontai à cheval et courus dans la direction de Bazeilles. Je ne tardai pas à apercevoir, venant de mon côté, une voiture d'ambulance qu'accompagnaient plusieurs de mes camarades. Le maréchal était étendu sur l'une des banquettes, les yeux fermés et presque sans connaissance. On m'assura que le général Ducrot avait pris le commandement. Toujours hanté de la crainte d'un malentendu, je repartis à la recherche de l'état-major impérial pour confirmer le renseignement que j'avais donné. Il avait quitté Sedan et ce n'est qu'après assez longtemps que je pus le trouver, sur une hauteur qui domine la ville.

Ma mission terminée, je rentrai à Sedan auprès du maréchal dont l'état me préoccupait vivement. Les chirurgiens avaient extrait d'une blessure profonde, au-dessous de la hanche, un éclat d'obus d'une longueur de trois centimètres. La fièvre s'était déclarée.

Il était environ dix heures et demie lorsque nous rimes entrer l'empereur. Il avait monté l'escalier avec peine. Son visage était très pille. Il paraissait souffrir cruellement. Il entrouvrit la porte du maréchal, qui ne le reconnut pas. En sortant, il s'approcha de nous et ouvrant un billet qu'il tenait à la main : — Voilà, dit-il, des nouvelles : Wimpffen répond de la journée.

Le général de Wimpffen, qui avait invoqué les lettres du ministre pour reprendre au général Ducrot le commandement de l'armée, ne se doutait pas, au moment où il griffonnait ce mot sur le champ de bataille, que l'armée allemande poursuivait, depuis le matin, ce vaste mouvement tournant qui devait nous envelopper quelques heures plus tard. Il se croyait sûr de triompher des forces qu'il avait devant lui.

Tout le reste de cette fatale journée, le maréchal, en proie à un violent délire, ne se rendit pas compte des événements qui se déroulaient. La Providence lui épargna la douleur d'assister à la retraite de nos soldats en désordre, s'engouffrant, comme des troupeaux affolés, dans les rues de la ville. à l'apparition du drapeau blanc sur la citadelle, aux disputes de nos généraux, à la signature de la plus humiliante capitulation qu'aient jamais subie nos armées.

Le lendemain, 2 septembre, nous étions réunis dans la petite pièce voisine de la chambre du maréchal, lorsqu'un planton annonça le prince royal de Saxe. Il venait prendre des nouvelles du maréchal qu'il savait grièvement blessé. Le colonel d'Abzac le reçut, causa assez longtemps avec lui et nous rapporta ensuite cette conversation. L'opinion de l'état-major royal était que la France ne se défendrait pas, que les Allemands entreraient à Paris sans résistance, que la paix serait signée dans quinze jours, moyennant l'abandon, par la France, de l'Alsace et de la Lorraine.

Il fut convenu que le blessé serait transporté en dehors de l'air empesté de Sedan et que nous serions autorisés à rester auprès de lui prisonniers sur parole.

Le 5 septembre, les chirurgiens décidèrent que le transport pouvait avoir lieu. Nous nous établîmes à Pouru-aux-Bois, petit bourg situé près de la frontière belge, dans une maison que le maire mit à notre disposition. Notre séjour s'y prolongea jusqu'au commencement de novembre. Grâce à sa robuste constitution, le maréchal avait échappé au danger de la pourriture d'hôpital qui avait fait, parmi nos blessés, alitant de ravages que le feu. Les forces étaient revenues assez rapidement et, au bout de deux mois, il était en état de faire le voyage d'Allemagne. Comme il s'y était engagé, il en informa le commandant d'armes de Sedan. Wiesbaden lui fut fixé comme lieu d'internement. Quant ses officiers, on les invitait à accompagner le maréchal, après avoir souscrit aux conditions stipulées dans ce qu'on a appelé le revers.

Sur notre refus de signer cette pièce, des soldats prussiens vinrent nous prendre à Pouru-aux-Bois et nous emmenèrent jusqu'à Francfort, d'où nous devions être conduits dans une forteresse de Silésie. Mais la reine Augusta intervint et obtint du général de Moltke, que nous pourrions être internés à Wiesbaden et partager le sort de notre chef.

Le maréchal se fixa dans une modeste villa aux portes de la ville. Il ne sortait guère de chez lui, pour éviter le spectacle des manifestations qui marquaient chacune de nos défaites. Il passait ses journées, penché sur des cartes de France, cherchant à se rendre compte des opérations, en suivant la marche avec un intérêt passionné. Jusqu'au dernier moment, il ne désespéra pas. Toutes les fois que l'occasion s'en présentait, devant nous, devant ses compagnons d'armes prisonniers avec lui à Wiesbaden, il prenait la défense de Gambetta. Il admirait son activité, son énergie infatigables. Une fois, il lui écrivit pour appuyer une demande d'échange d'un officier. Je ne sais si la lettre est parvenue à son adresse. Elle se terminait, je m'en souviens, par l'expression de sa vive approbation pour les efforts tentés, et de ses vœux ardents pour le succès...[10]

Pendant le siège de Paris, Mac Mahon déploie ses qualités militaires, l'énergie, la méthode, le sang-froid. Cette lutte terrible, où il vainquit des compatriotes, ne laissa contre lui nulle haine. Sa sévérité n'avait rien de passionné ni de cruel. Le ton de ses proclamations est toujours retenu et douloureux. Il rie triomphait pas (l'une telle victoire qui n'était, pour lui, que l'accomplissement d'un devoir.

Telle la carrière, tel l'homme. Fils des belles races européennes, Celte et Français, Mac Mahon est sans intrigue et sans dessous, l'homme du clan et de la discipline. En lui, rien de personnel, rien d'obscur. Tout en pleine lumière, correct et brillant comme l'uniforme. Soldat excellent, appliqué, judicieux, il n'est que soldat, selon la séparation si tranchée que l'uniforme fait, à l'époque où il vécut, entre le militaire et le citoyen.

Ce très brave homme, si solide et si sérieux, ne s'est mêlé aux choses de la politique que dans les rares circonstances où sa conscience parlait. Bugeaud l'avait bien jugé : la politique n'était pas son affaire. Il disait un jour à l'empereur Napoléon, dans les longues conversations de la tournée en Algérie : — Je n'ai pas eu de chance, j'ai toujours servi des gouvernements autres que celui que j'eusse préféré. Qu'on rapproche cette boutade d'une confidence faite à l'abbé Auvray, curé de la paroisse de Monteresson, et que celui-ci rappela en prononçant l'oraison funèbre du maréchal : qu'il avait regretté, à leur chute, tous les gouvernements, un seul excepté, le sien[11].

De tradition, de tendance ; il était légitimiste ; mais, avant tout, il aimait l'ordre ; il s'inclinait devant le fait, et, c'est ainsi qu'il faut expliquer toute sa conduite et même son avènement à la présidence le 21 mai 1873.

Il se considérait comme le mandataire de l'Assemblée, celle-ci représentant le pays. En acceptant la première place, il obéissait.

Croyant aux faits plus qu'aux paroles, il disait dans le même esprit, ce moment : La confiance ne se décrète pas, mais mes actes seront de nature à la commander.

Dans le trouble moral qui allait accompagner la gestation d'une France nouvelle, il ne prenait pas parti, mais il avait l'honnête désir de rester au-dessus de tous les partis.

Si on l'eût accepté ainsi, on eût pris de lui le bon, l'utile, et son élection fût apparue comme naturelle et sage. Mais les passions sont exclusives. On voulait autre chose, je ne sais quelle intervention, dont l'abus avait pourtant paru insupportable chez M. Thiers. Dès que la politique était en jeu, le maréchal n'était plus de taille, son esprit simple s'embrouillait, son sens clair s'obscurcissait il se fâchait et se donnait les torts. Ajoutons que M. Thiers, qui ne voulait pas qu'on oubliât son incontestable supériorité, menait, dans les conversations et dans la presse, une vive campagne de piqûres de moustique et de coups d'épingle. Il mettait toute sa malice dans cette parole, qu'il répétait volontiers : — Mac Mahon, c'est un homme excellent.

Le maréchal était brusque, net dans le service, mais gêné dans le monde et surtout devant les femmes. Au cours d'une conversation familière, entre intimes, il parlait avec abandon et force et non sans une certaine saveur primesautière. Mais, trop souvent, son embarras Otait tout. Il lui échappait alors des paroles imprévues et déconcertantes. Voici quelques traits dans les deux sens.

Un jour, au cours d'une revue, un officier sort des rangs et s'avance vers lui, tendant un placet : — Avant d'aller prendre les arrêts pour quinze jours, dit le maréchal, remettez votre pétition au colonel de Broye.

Un autre jour, en tournée officielle, un maire s'avance une feuille à la main et ouvre la bouche pour lire un long discours. Le maréchal arrache le papier aux mains du maire ébahi, et il ajoute avec une grande cordialité : — Ne vous inquiétez pas, Monsieur le maire, c'est pour l'étudier à loisir. M. Thiers eût mieux parlé, il n'eût peut-être pas si bien dit.

Mais certaines vivacités, certaines lacunes de mémoire, certaines inattentions portaient à la plaisanterie.

Un préfet, nouvellement nommé, rendait la visite d'usage au président. Le maréchal demande : — De quel département ?L'Aube, répond le préfet. Le maréchal entend ou comprend l'Aude, car il confondait les noms propres, et il parle de ces populations du Midi qui n'ont pas de discipline, qui ont fait fortune trop rapidement, et qui sont insupportables. — Tout cela change, ajoute-t-il, et le phylloxera qui les ruine, va les mettre à la raison. Le préfet laisse passer le flot, et alors il répond : Monsieur le maréchal, j'ai dit l'Aube. — Ah ! dit le maréchal, ah ! tant mieux ! j'aime mieux cela.

Un parlementaire considérable l'entretenait d'une crise en perspective qui tourmentait beaucoup le maréchal. Celui-ci tordait sa moustache. Le parlementaire parlait toujours et parlait bien. L'heure du déjeuner était venue. Une fois, puis une autre fois, M. de Mac Mahon montre la tête à la porte entrouverte. A la fin, le maréchal impatienté : — Si, vous aussi, vous vous en mêlez ! Ces propos répétés faisaient boule de neige et, dans la vivacité des polémiques journalières, la légende s'établissait.

En réalité, le maréchal de Mac Mahon fut un président de la République ferme, conscient, aimant son pays et attaché au bien. Il y eut, dans son gouvernement, des parties excellentes, et ce sont celles qui intéressaient le principal de sa mission, c'est-à-dire le relèvement moral et le relèvement matériel du pays. Au lendemain de la guerre, il fallait surtout reconstituer les forces militaires et, pour cela, quelle autorité, quelle compétence eussent valu celles d'un pareil soldat ?

Il n'était pas fait pour la politique ; cependant, en une circonstance décisive et singulièrement poignante, son discernement fut mis à une rude épreuve. Le comte de Chambord, venu exprès à Versailles, s'adresse à lui : or, le maréchal-président de la République, exécutant à la lettre le mandat qu'il avait accepté, ne voulut pas abandonner le drapeau sous lequel il avait servi la France.

 Le duc Decazes avait dit, aussitôt après le vote du septennal : C'est de la résidence du maréchal de Mac Mahon que datera la fondation de la République en France. Il eu fia ainsi.

Plus tard, quand le maréchal de Mac Mahon eut atteint ce qu'il croyait être la limite de ses engagements et de ses attributions, il s'arrêta ; il n'insista pas et se démit.

Sa retraite fut celle d'un parfait galant homme. Il faut citer, à l'éloge de tous deux, cette phrase d'un de ses ministres, qu'il n'aimait pas et qui le lui rendait bien, Jules Simon : En somme, le maréchal de Mac Mahon fut un grand capitaine, un grand citoyen et un homme de bien.

 

 

II

Par la nomination du maréchal de Mac Mahon, le gouvernement de la France allait reprendre les voies habituelles du régime parlementaire, singulièrement négligées par l'activité et l'ingérence personnelles de M. Thiers. On pouvait dire, d'avance, du maréchal de Mac Mahon qu'il appliquerait la formule que son prédécesseur oubliait trop, après l'avoir trop vantée peut-être : Le roi règne et ne gouverne pas.

Dès le 25 mai, le nouveau cabinet était constitué et, sans qu'on s'arrêtât à la pensée, un instant examinée, de suspendre pour quelque temps la session parlementaire, il était en mesure de se présenter devant l'Assemblée. On avait voulu faire vite. L'attribution des portefeuilles avait été l'objet, d'avance, dans la coulisse, d'un travail de minutieuse élaboration : l'ardeur du combat en avait été singulièrement accrue : il trahie une odeur de portefeuille dans les plus fameuses journées parlementaires.

L'homme qui avait dirigé la bataille du 24 mai, le duc de Broglie, était le chef désigné du nouveau cabinet. Il prenait, avec la vice-présidence du conseil, le portefeuille des affaires étrangères. Ses collègues étaient. : M. Beulé, à l'intérieur : M. Ernoul, à la justice : M. Batbie, à l'instruction publique ; M. Magne, aux finances ; M. de La Bouillerie, au commerce : M. Deseilligny, aux travaux publics ; l'amiral de Dompierre d'Hornoy, à la marine. Le général de Cissey garda quelques jours, à titre provisoire, le portefeuille de la guerre, qu'il fut question de confier au maréchal Canrobert et qui échut finalement au général du Barail. M. E. Pascal était nommé sous-secrétaire d'État à l'intérieur.

Certains noms inscrits sur cette liste, d'autres auxquels tout le monde pensait et qui n'y figuraient pas, révélaient la difficulté latente où l'on s'était heurté dès les premiers pas. M. Thiers l'avait signalée d'avance : la majorité qui l'avait écarté, née du rapprochement des trois partis monarchistes, était unie pour renverser, mais elle se divisait s'il s'agissait d'édifier.

Il avait fallu tenir compte des exigences des bonapartistes, dont les douze voix avaient formé un appoint indispensable à l'heure du vote : on leur sacrifiait le duc d'Audiffret-Pasquier, dont l'autorité et le talent, eussent été d'un tel secours.

M. Boulé, professeur distingué, esprit cultivé et délicat, impatient et nerveux, était un ministre de l'intérieur insuffisant : M. Ernoul, à peine débrouillé d'un barreau de province, orateur disert et parfois chaleureux, ne manquait, ni de coup d'œil ni de sang-froid ; il était, dans le parlement, la voix de son évêque, Mgr Pie. Homme de conviction et d'action, son catholicisme ardent, son légitimisme tenace, pouvaient être, selon les circonstances, utiles ou embarrassants.

M. Magne, ancien ministre de l'empereur Napoléon HI, avait une compétence technique incontestable.

Le ministère des finances décide de la politique économique ; pour le maniement des fonds publics, il dispose d'un personnel nombreux répandu par tout le pays : on mettait donc à la disposition du parti bonapartiste, deux ans après la guerre, une force de propagande et un renouveau de prestige que l'esprit avisé de M. Magne secondait par sa réserve même.

Les autres ministres étaient des hommes distingués, mais sans autorité personnelle ni dans le parlement, ni dans le pays.

 

Le lundi 26 mai, le cabinet se présente devant l'Assemblée. Le duc de Broglie donne lecture d'un document où la crise est justifiée, où la politique du gouvernement est développée : c'est un message du maréchal-président.

L'explication de la crise tient en un court passage : la volonté de l'Assemblée s'est manifestée à l'égard du chef du pouvoir exécutif, puisque celui-ci n'est que son délégué. Un désaccord s'étant produit, le dernier mot doit rester à la majorité : le message insiste sur cette idée, en faisant évidemment allusion aux derniers choix ministériels de M. Thiers et, notamment, à celui de M. de Rémusat : J'ai fait choix d'un ministère, dont tous les membres sont sortis de vos rangs. Suit une courte apologie de l'œuvre de l'Assemblée qui a su libérer le territoire envahi après d'affreux malheurs — et ce passage vise M. Thiers, libérateur du territoire, — et rétablir l'ordre dans une société travaillée par l'esprit révolutionnaire — et cet autre passage vise M. Thiers, vainqueur de la Commune.

Les intentions pacifiques sont indiquées (huis le morceau d'usage consacré à la politique extérieure. Mais ce ne sont pas là les préoccupations dominantes du nouveau gouvernement. Ses yeux sont fixés sur l'intérieur. Ici, les déclarations sont pressées, péremptoires et sentent encore la poudre du combat :

Dans la politique intérieure, le sentiment qui a décidé tous vos actes est l'esprit de conservation sociale. Toutes les grandes lois que vous avez votées à d'immenses majorités ont eu ce caractère essentiellement conservateur... Le gouvernement qui vous représente doit donc être et sera, je vous le garantis, énergiquement et résolument conservateur.

Par une tactique habile, M. Thiers, avant de quitter le pouvoir, a posé la question constitutionnelle. A ce sujet, le message fait prévoir, non moins habilement, une période de temporisation :

Des lois, qui soulèvent des questions constitutionnelles d'une hante gravité ; ont été présentées par mon prédécesseur, qu'une décision expresse de vous en avait chargé. Vous en êtes saisis ; vous les examinerez, le gouvernement lui-même les étudiera avec soin, et quand viendra le jour où vous jugerez convenable de les discuter, il VOUS donnera sur chaque point son opinion réfléchie.

Enfin. le message reprend le ton agressif qui, dès les premiers accents, avait enlevé les applaudissements de la majorité.

Mais pendant que vous délibérerez, Messieurs, le gouvernement a le devoir et le droit d'agir. Sa tâche est, avant tout, d'assurer par une application journalière, l'exécution des lois Glue vous faites, et d'en faire pénétrer l'esprit dans les populations. Imprimer à l'administration entière l'unité, la cohésion, l'esprit de suite, faire respecter partout et à tout instant la loi, en lui donnant à tous les degrés des organes qui la respectent et se respectent eux-mêmes, c'est un devoir étroit, souvent pénible mais, par là même, plus nécessaire à remplir à la suite des temps révolutionnaires. Le gouvernement n'y faillira pas.

Telles sont, Messieurs, nies intentions, qui ne sont autres que de me conformer aux vôtres. A tous les titres qui commandent notre obéissance, l'Assemblée joint celui d'être le véritable boulevard de la société menacée, en France et en Europe, par une faction qui met en péril le repos de tous les peuples et qui ne hâte votre dissolution que parce qu'elle voit en vous le principal obstacle à ses desseins. Je considère le poste où vous m'avez placé comme celui d'une sentinelle qui veille au maintien de l'intégrité de votre pouvoir souverain.

 

Cette dernière parole engageait encore le maréchal et elle l'engageait contre la gauche tout entière, en affectant de la confondre avec les partis révolutionnaires.

La droite prétendait faire du nouveau président l'instrument docile et aveugle de ses volontés et de ses passions : Le maréchal est un honnête homme, écrit. M. Martial Delpit[12]. Il accepte notre délégation par devoir et exécutera son mandat comme une consigne, en soldat.

Pour connaître toute la pensée du ministère, il faut lire encore la circulaire que, le 26 mai, le duc de Broglie adressait aux représentants de la France à l'étranger. Dans ce document à demi confidentiel, le système est expliqué ; on soumet aux puissances tout un ensemble de considérations destinées à les prévenir et à les rassurer. On retrouve dans ce premier acte du vice-président du conseil, le théoricien, le publiciste habitué à ne pas douter de sa pensée et à l'exprimer sans ambages :

C'est sur la politique intérieure, uniquement, que le président et l'Assemblée sont entrés en dissentiment. La majorité de l'Assemblée a pensé qu'une résistance énergique devait être opposée aux progrès de l'esprit révolutionnaire, attestés par les derniers résultats électoraux, et n'a pas trouvé que le cabinet formé par le président, à la suite de ces élections, présentât toutes les garanties qu'elle désirait à ce point de vue essentiellement conservateur... Le nouveau gouvernement, se conformant à son origine, suivra donc une politique résolument conservatrice, c'est-à-dire pacifique au dehors et modérée au dedans. Opposant une sévérité inflexible à toutes les tentatives que ferait le parti révolutionnaire pour étendre son influence par des voies illégales, il ne sortira pas lui-même de la légalité la plus stricte. Aucune réaction n'est méditée et ne sera tentée contre les institutions existantes ; les lois constitutionnelles présentées par nos prédécesseurs restent soumises au jugement de l'Assemblée, qui tranchera seule, quand elle le jugera convenable, la question suprême de la forme du gouvernement.

On s'efforce visiblement, de combattre, auprès des cabinets étrangers, l'impression fâcheuse produite par la chiite de M. Thiers. Dans le morceau suivant, le rédacteur, passant les bornes du plaidoyer, en appelle à l'opinion et même à l'intérêt des puissances :

En expliquant ainsi, suivant la réalité des faits, dit le duc de Broglie, le sens de cet important événement, vous ne manquerez, pas de faire remarquer que la question débattue à l'Assemblée nationale intéressait, non seulement le repos de la France, mais celui de toutes les nations. Ce n'est point en France seulement que l'esprit révolutionnaire conspire contre la paix publique et contre les bases iniques de l'ordre social. Aucune nation de l'Europe n'est exempte de ce mal, et toutes ont un égal intérêt à le voir réprimé. La situation de la France et l'action puissante qu'elle exerce autour d'elle rendraient le triomphe du parti révolutionnaire dans noire patrie plus grave que partout ailleurs, et la cause de la société française est celle de la civilisation tout entière.

Ces documents expliquent l'acte du 24 mai : c'est un combat entre deux doctrines. La lutte qui est dans les esprits se précise dans les faits. La politique se saisit du problème qu'ont posé la littérature, la philosophie, la religion. Autorité, liberté, c'est l'éternel dilemme ; ou bien encore : réaction, révolution ; ou bien encore, avec des paroles plus atténuées : classes ou démocratie, résistance ou mouvement.

Le duel est vivement engagé. Par suite de l'épuisement général, il est tout pacifique, il ne descend pas dans la rue ou dans les camps ; il est renfermé dans l'enceinte du parlement. Ce grave débat de doctrines, ce drame d'idées est tout, oratoire. Les paroles sont les seules armes.

Un magnifique tournoi, célèbre dans les annales parlementaires, va s'ouvrir. Son résultat, à la fois logique et imprévu, sera la promulgation d'une constitution républicaine ; mais quel long et laborieux enfantement d'un ordre nouveau que le pays et le parlement portent obscurément en eux-mêmes !

 

Malgré le ton tranchant et la précision apparente du langage et des programmes, la politique du 24 mai s'est mal lavée d'un reproche que lui adressait la polémique adverse, le reproche d'équivoque. Ferme sur la conduite, elle reste timide et obscure quand il s'agit du but à atteindre. Elle est contradictoire parce qu'elle ne va pas au fond des choses et qu'elle n'ose pas dire où elle tend.

Ce but, quel est-il ? Ce n'est pas la restauration monarchique, affirme-t-on, et en effet ces mots ne rencontrent pas demis les proclamations ou dans les déclarations officielles du nouveau gouvernement. Il est probable même que chez nombre de ces esprits distingués, et notamment chez le duc de Broglie, il existait une conception maîtresse qui ne se subordonnait nullement à la forme éventuelle du gouvernement. Le triomphe de la doctrine eût paru préférable même à celui des hommes ou à celui d'un ensemble d'institutions[13].

Mais, en vérité, pouvait-on distinguer ? Qui ne savait, qui ne voyait que la doctrine elle-même n'avait pas de plus chères espérances que ces réalisations prochaines couvertes d'un silence si solennel et si parfaitement inutile ? Cette majorité qui venait de renverser M. Thiers, en invoquant surtout les nécessités de la défense sociale, était composée, en très grande partie, de monarchistes impatients, rongeant leur frein et qui, maitres du terrain parlementaire, allaient se précipiter vers une victoire plus complète et s'atteler sans délai au triomphe et au retour de la dynastie. Personne ne s'y trompait ; il y avait, dans un silence trop affecté, une réserve qui, selon les points de vue, était qualifiée timidité ou candeur.

La restauration monarchique était la première assise du système ; la restauration religieuse, si on peut employer ce mot, était l'autre. Ce qui était en cause, c'était, une fois encore, la Révolution française et c'était le principe de la souveraineté.

Un homme autorisé exposait, au congrès catholique de Poitiers, ce qui était l'aboutissant logique des positions prises par la majorité de la droite : L'origine du mal social est, dans la perturbation de l'idée du droit. Cette perturbation provient de la proclamation de la souveraineté directe, inaliénable de la nation. D'après ces principes, le pouvoir ne descend plus de Dieu, sa source première, mais remonte du peuple qui le délègue à ses gouvernants[14]. Voilà le point, et voilà ce qu'on voulait modifier.

L'un ou l'autre : ou l'autorité vient du ciel ou elle repose sur la terre : ou le droit divin ou la souveraineté du peuple.

Si on reconnait ce dernier principe, on peut essayer d'instruire et de convaincre la nation, mais comment résister à sa volonté ?

Résistance, gouvernement de combat, quel est le sens de ces expressions, si ce n'est que le peuple est incompétent pour exercer lui-même une partie de la souveraineté et qu'il faut non seulement le guider, mais le faire marcher. Or, la théorie de la souveraineté du peuple pleine et entière est autre. Personne ne peut avoir la prétention de garder, contre le souverain, le monopole de la clairvoyance, de la sagesse et de la vérité. Quand il s'est prononcé, il faut s'incliner : Voluntas populi suprema lex esto.

En réalité, si on s'opposait au triomphe de l'esprit révolutionnaire, c'était au nom d'un système conscient, parfaitement voulu et coordonné. Cette heure unique était celle des grands débats ; tout était remis en question : origines du pouvoir, suffrage universel, liberté des opinions, liberté de la presse, enseignement, et, pour résumer tout en un mot, système constitutionnel.

De nobles esprits, effrayés par tant de fautes, d'erreurs et de malheurs accumulés, peu convaincus de la capacité d'une démocratie, à laquelle ils n'appartenaient pas, qu'ils ne comprenaient pas, et qui s'était, à une date trop récente, si lourdement trompée, terrifiés par certains souvenirs, exaltés par d'autres, animés, d'ailleurs, par le jeu des partis, des intérêts et des passions, se portent avec conviction vers une issue qui leur parait la seule logique, la seule glorieuse. Rien d'étonnant à cela. Mais alors, pourquoi le taire ? A quoi bon le dissimuler ?

On se taisait ; et il y avait, à ce silence, des raisons. D'une part, les chefs de la majorité n'étaient pas des Talleyrands ; d'autre part, ces doctrinaires n'étaient pas sûrs de leur doctrine. Double entrave pour l'action. Ni machiavéliques, ni fanatiques, leurs cheveux gris et leurs honnêtes visages n'avaient rien de ce qui surprend la fortune, car celle-ci, comme on sait, est femme. Il y avait une sorte d'impuissance préventive dans leur geste lassé ; ils avaient l'épine dorsale molle. Ces royalistes hésitants n'étaient pas guéris du coup de 1830 qui les traînait, les reins brisés, à travers l'histoire.

Le jour oui une intrigue, tramée de longue main, avait écarté la branche aisée pour faire place la branche cadette, de ce jour, les sceaux avaient été rompus. La nous elle royauté, telle qu'on l'avait baptisée et proclamée, la meilleure des Républiques, n'était plus qu'un expédient. La Révolution légale, selon le mot de Guizot, restait la Révolution. Or, les plus autorisés de ces maîtres nouveaux étaient fils de l'expédient et, par là, qu'ils le voulussent ou non, fils de la Révolution.

En 1830, l'autorité sacrée du roi et du droit monarchique, le respect du pacte héréditaire conclu de toute antiquité entre la dynastie et la nation, la pensée du sacrilège, en un mot, rien n'avait arrêté les mains qui touchaient au Irone. Il s'était écroulé. Pouvait-on le relever maintenant sans tout désavouer, les actes, les paroles, les situations, les doutes, les prétextes, les bénéfices, les principes ? Car tout avait servi. La seconde génération était liée à l'œuvre de la première. Son esprit même n'était plus libre. Fallait-il demander aux partisans du roi des barricades ce qu'on doit penser de la souveraineté populaire ?

 Ce n'est pas tout : cette majorité, ces chefs, ces hommes qui roulent ces problèmes en leur conscience droite, qui sont-ils ? des élus. Qui les autorise ? la nation. Cette Assemblée, qui l'a désignée ? le suffrage de tous. De qui l'autorité ? du peuple. A qui rendre des comptes ? au peuple. Ce mandat, confié dans une heure de trouble et d'angoisse, est-il absolu ? Au jour du vote, la question a-t-elle été posée, débattue complètement, franchement ? Le pouvoir constituant est-il si largement délégué qu'il puisse engager l'avenir ? La représentation ira-t-elle jusqu'à usurper la souveraineté ? Doutes, scrupules ! La gauche niait l'autorité constituante. Le parti impérialiste proclamait l'appel au peuple. La vigoureuse offensive de ces systèmes logiques, soutenue par l'évidente poussée du pays, troublait les consciences les plus sûres d'elles-mêmes.

En pratique, enfin, comment méconnaitre la situation complexe, que la dialectique de M. Thiers signalait de façon si énervante : Trois prétendants sont en présence, disait-il sans cesse, et il n'y a qu'un seul trône. Divisée, la droite est condamnée à l'impuissance ; cette belle thèse, l'union conservatrice, n'est qu'une thèse, un manteau qui se déchirera le jour où il faudra s'en servir ; toute cette agitation est vaine ; la droite ne pourra rien constituer ; la République est le gouvernement qui nous divise le moins.

Sans cesse répétée, cette argumentation avait pénétré même les esprits qu'elle exaspérait ; elle les avait remplis invinciblement, comme la lumière. Les yeux fermés, ces hommes de bonne foi la retrouvaient latente au fond d'eux-mêmes. Ils calculaient d'avance les étapes inévitables de leur insuccès. Timides, ils étaient, en outre, intimidés. Ils marchaient par peur du mal, non par une claire vue du bien. Leurs appréhensions étaient plus fortes que leurs convictions ; ils mettaient leur espoir en je ne sais quelle circonstance favorable qui arrangerait les événements, non dans une résolution farouche, — bonne ou mauvaise, décidée à les forcer.

Crise d'autant plus émouvante pour les monarchistes, que jamais ils n'avaient eu la partie plus belle. Ils étaient les maîtres de l'Assemblée. Les partis révolutionnaires, accablés par les circonstances récentes, étaient sans vigueur et désarmés. Chacun des trois prétendants avait une valeur ou une séduction. Celui-ci, homme mûr, de haut mérite individuel, sacré par le malheur, représentant sans compromission d'un principe intangible, héritier de la plus antique des dynasties européennes ; l'autre, un prince entrant dans l'âge viril, doux et pondéré, instruit, humain, laborieux, disposé à toutes les concessions honorables, entouré d'une escorte de princes sages et vaillants ; le troisième, enfin, un adolescent beau et lier, s'essayant à la vie par ces premiers mouvements des ailes où s'annonce l'aiglon.

Entre ces trois têtes, le choix, quel qu'il fût, pouvait être également heureux : mais il fallait choisir, et c'est ici que le parti adverse reprenait ses avantages.

L'équivoque était donc au fond de la tentative du 24 mai, de quelque côté qu'on l'envisageât. Si près du succès et si loin : le drame était poignant.

 

III

Le duc de Broglie allait employer la plus savante lactique et la plus rare ingéniosité verbale à prolonger cotte crise, à la justifier, à lui chercher une solution conforme aux vues un peu confuses de la majorité.

Son art donna souvent l'illusion de la force. Si sa position était fausse, sa pensée était droite ; sa conviction était faite de sa personnalité, et c'est ce qui ajoute encore à l'intérêt de la partie qu'il jouait.

Le nom du duc de Broglie domine cette courte mais haletante période de l'histoire de la France. Les Broglie, dont l'origine est italienne, ont conquis leurs titres français par une longue suite de services éminents. Cependant, on remarque, dans l'esprit de la famille chaque génération, une certaine singularité, soit qu'il s'agisse de ce roué, ami du duc d'Orléans, dont son ennemi, Saint-Simon, dit si vivement qu'il était plein d'artifices, d'intrigues et de manèges : soit qu'il s'agisse de ce duc de Broglie, le père, dont la conduite est à la fois hardie et craintive, raisonneuse et autoritaire, — chef et parfait modèle de ces doctrinaires dont la place ne paraitrait pas être si près des partis de gauche, s'il n'y avait, dans leur orgueil intellectuel, quelque chose de ce qui fait le whig, la tête ronde et le protestant.

Élevé par ce père, dont la haute personnalité fermée mesurait la vertu l'austérité, et par une mère, Albertine de Staël, dont les facultés héréditaires étaient sans cesse tendues dans un effort d'édification morale, où elle reconnait elle-même qu'il y avait un peu de prêcherie, Albert de Broglie ne connut que les nobles exemples et les directions inflexibles[15].

La mère était protestante, le père catholique : la préoccupation religieuse hanta le jeune esprit dont le sens propre fut développé et mûri de bonne heure par une telle éducation. Il se rattacha spontanément, la doctrine qui séduisit alors tant de jeunes imaginations : le catholicisme libéral. Les générations actuelles ignorent, ou peu s'en faut, ce vocable, qui fut, pourtant, l'expression d'aspirations ardentes et nobles, au temps où l'âme éloquente de Montalembert berçait la jeunesse de cette éphémère chanson. Que ces temps sont loin !...

Albert de Broglie, nourri dans le monde, héritier d'un grand nom, destiné à la politique, débute par une traduction du Systema theologicum de Leibnitz. En t843, il entre au ministère des affaires étrangères, est attaché à l'ambassade d'Espagne, puis à celle de Londres, près de son père, à celle de Rome, près de l'illustre et malheureux Rossi. La crise de 1848 le rend à la vie privée et à son goût pour les problèmes de la pensée.

Ayant du sang des Necker et de Mme de Staël, il est né publiciste, publiciste chrétien. La direction pratique des esprits, la politique de la religion, l'enseignement, les tendances et les aspirations morales des peuples en eux ou entre eux, voilà les sujets qui le préoccupent ; ce n'est ni un philosophe, ni un semeur d'idées ; c'est un scrutateur de la force intime des collectivités, un calculateur des émotions qui ébranlent les masses et déterminent les mouvements des âmes.

Il y a, en lui, beaucoup de conscience, de tenue et de savoir, avec une imagination sobre, courte et froide, qui ne sait ni s'abandonner, ni s'humaniser. Un familier du duc de Broglie lui disait, un jour : — Mais tendez donc cette main qui reste là, à ne savoir que faire derrière votre dos ! Cette peur de la bonhomie rendait glacial l'abord de cet honnête homme. Fierté aristocratique, dit-on. Non. Albert de Broglie serait plutôt, lui aussi, un timide. La doctrine a fait son isolement, comme l'uniforme a fait l'isolement de Mac Mahon. Et, pour celui-ci du moins, la vie des camps, c'était encore la vie !

Cette époque se signale, en France, par la pénurie des hommes d'action, quoique les hautes intelligences ne fussent pas rares. La plupart de ceux qui exercèrent le pouvoir, avaient longuement scruté la théorie de leurs convictions ; non contents, ils l'avaient écrite. Peine perdue, force perdue. La conviction et l'action n'ont pas besoin de tant de raisonnements. Qui s'explique se complique ; qui s'analyse se détruit. Or, le duc de Broglie fut, comme Falloux, comme tant d'autres, un de ces raffinés dialecticiens. Avec eux, il fonda le Correspondant, c'est-à-dire une de ces maisons où l'on écrit et où l'on cause, excellentes pour les indiscrétions, les infidélités et les investigations policières. Que de salive et d'encre dépensées, sous l'empire, dans ces parlotes libérales ! Les cercles, la Revue des Deux-Mondes, le faubourg, les salons, — et celui du duc de Broglie tenait le premier rang, — tout cela formait un monde distingué, satisfait de lui-même, qui faisait la petite guerre contre le tyran à coups d'épingles et d'épigrammes. C'était le parti des parapluies.

On tendait la main aux plus sages parmi les républicains. Pour s'entendre, on parlait beaucoup, en commun, de décentralisation. En avant de la grosse cavalerie du Correspondant et de la Revue, les petits journaux, le Figaro, le Nain Jaune battaient l'estrade et faisaient l'escarmouche.

En 1869, le duc de Broglie avait été candidat dans l'Eure, M. Janvier de la Motte étant préfet. Il avait échoué. Le bonapartisme, redoutable dans toute la Normandie, prouva au duc qu'il fallait compter avec lui. Les querelles de l'Eure devaient, avoir, par la suite, sur les affaires générales du pays, un certain retentissement[16].

Élu en 1871, le duc de Broglie prend immédiatement, à l'Assemblée nationale, une place marquante. M. Thiers juge habile de l'envoyer comme ambassadeur en Angleterre. Mais ce parlementaire-né s'ennuie loin de l'Assemblée. Il quitte le moins possible Bordeaux d'abord, puis Versailles. Dès qu'il le peut, il abandonne Londres. Le sang des Broglie le jette sur le chemin de M. Thiers. Le vieux lutteur ne voit pas sans émotion entrer dans la lice ce jeune athlète, héritier de la méfiance paternelle et qui, du haut d'un passé très renseigné, sait tout, voit tout, juge tout. Ce nom de Broglie l'irrite, non sans cause. Dès la première passe. M. Thiers touche des épaules.

A la présidence, le duc de Broglie impose l'allié de sa famille, le maréchal de Mac Maison. Lui-même, vice-président du conseil et chef du cabinet, il est maître du pouvoir.

Il faut essayer d'expliquer maintenant ses moyens d'action et le but qu'il se propose.

Le duc de Broglie n'est ni un tribun, ni un soldat,. ni un administrateur, à peine un chef de parti. Sa personnalité est complexe. Elle agit sur le monde, sur les partis, sur la majorité, elle est à son aise dans le parlement et à la tribune ; mais on dirait qu'elle emprunte sa force réelle à quelque source plus cachée et plus mystérieuse que celle qui se développe sous les yeux de tous. Le goût de la politique, une autorité naturelle, une aptitude à embrouiller et à débrouiller les fils ténus des passions, à saisir les circonstances et à peser les hommes, une dialectique pénétrante, une manière d'enfoncer et de rompre l'argument en plein cœur de l'adversaire, ce sont là des facultés et des armes qui. font de lui un psychologue et un polémiste de la politique plutôt qu'un homme d'État. Sa préparation, raidie et figée dans les bibliothèques et dans les cercles de l'opposition libérale, l'entrave plus qu'elle ne l'aide quand il arrive au pouvoir.

Cependant, la supériorité du personnage s'impose. Cet homme grand, fort et froid, à la liguée large, aux lèvres serrées, à la courte moustache grise, ne peut passer inaperçu. Malgré la bizarrerie du geste cassé, de la voix fêlée et d'un tic-nerveux de l'épaule et de la face, il n'est pas de ceux qui prêtent à rire. Il n'encourage pas non plus les faciles familiarités de couloirs. L'action qu'il exerce sur le monde parlementaire est d'autant plus remarquable qu'elle ne se prête pas à la confidence et qu'elle ne se découvre jamais. Cet orateur est un taciturne : Nous n'avons jamais su où on nous menait ; on ne nous disait rien : ainsi s'expriment parfois ceux qui avaient accepté cette discipline.

Ils l'acceptaient cependant. C'est que le duc de Broglie était né chef, de ces chefs qui ne rendent pas de comptes et à qui on n'en demande pas, parce qu'on les sait hauts, droits, fiers et désintéressés.

Singulier mélange : vertu, religion, savoir, éloquence, droiture, mais tout cela peu étoffé, gêné, embarrassé par je ne sais quelle contrainte qui ressemblait à un manque de franchise et qui n'était qu'un manque de naturel et d'abandon. Gambetta qui, lui, se dépensait tant pour gagner, sur ce même monde parlementaire, une influence qui devait être non moins éphémère, Gambetta disait du duc de Broglie, avec une pointe d'aigreur : Machiavel de couloirs, orateur sans voix. Dans cette ironie, il y avait un hommage. Gambetta avait mesuré souvent la vigueur, le talent et l'autorité de ce difficile et difficultueux adversaire.

Où allait-il, ce personnage si extraordinairement fermé et énigmatique ? Où conduisait-il le maréchal, le ministère, l'Assemblée et la France avec lui ? Ici, les ombres s'épaississent. La défense sociale, cela ne fait pas de doute, le combat contre la Révolution, l'ordre moral consacré par un retour national vers le catholicisme, ce sont là les formules qu'il préfère et qui rendent assurément le fond de sa pensée. Mais, en plus, s'il s'agit de la restauration monarchique, du comte de Chambord, de la question du drapeau ? Les ombres s'épaississent encore. Les mieux renseignés affirment que, dès le début, il ne se faisait aucune illusion sur les chances de la fusion ; en ce qui concerne notamment le comte de Chambord, il n'a jamais eu cette attitude qui respire et inspire la confiance.

Faut-il dire qu'il se réservait ? Le mot ne serait pas exact ; personne, plus que lui, ne combattait à visage découvert, risquant, en raison de son mérite même, une plus dangereuse partie et une plus large impopularité

En dernière analyse, on trouverait surtout, chez le duc de Broglie, une fidélité latente à la cause orléaniste, une fidélité très prudente, qui voudrait attendre, pour engager les princes sans les compromettre, l'heure où, consacrés héritiers légitimes de la dynastie, ils pourraient se réclamer, sans danger et sans forfaiture, de leur attachement inébranlable à la France moderne. Son rêve eût été, alors, de voir les fils de Louis-Philippe, absous et réconciliés, s'asseoir sur les lys, tout en restant, suivant la formule de 1830, soldats du drapeau tricolore.

 Politique très fine, toute de nuance, de savoir-faire et de réserve, où il s'agissait de surprendre un peu tout le monde pour le bien de tout le monde ; politique difficile, à une époque où tout se fait au grand jour et à grand fracas, plus difficile encore pour un homme dont l'instrument est la tribune, dont les témoins sont les partis et qui, se proposant de démêler les trames embrouillées par de longues erreurs, aurait besoin, non seulement de silence, mais de temps.

Et c'est ici peut-être que se révèle le fin du fin de la pensée du duc de Broglie ; car cet auxiliaire, le temps, il travaille avec une persévérance évidente à se l'assurer. C'est pour gagner du temps qu'il renverse M. Thiers ; c'est pour gagner du temps que sa souple tactique ménage le parti bonapartiste nécessaire comme allié, embarrassant comme confident, dangereux comme rival ; c'est pour gagner du temps qu'il prépare, de loin, la combinaison du septennat qui, plaçant le maréchal de Mac Mahon comme une sentinelle au point de rencontre des trois partis monarchistes, surveillera les événements.

Telles circonstances peuvent survenir, en effet : abdication du comte de Chambord, mort de ce prince, ou, mieux encore, généreuse effusion de rainé renonçant en faveur des cadets, qui eussent laissé la place à l'héritier préféré, au dernier espoir[17]. On dirait que le duc de Broglie a vécu en attendant cette heure et qu'il s'en tint à préparer, parmi tant de traverses et de péripéties, une solution qui ne dépendait pas de lui et que la politique, les situations acquises, les passions, la nature lui refusèrent.

Ainsi s'expliquerait l'inertie calculée et pourtant vigilante de cet esprit incontestablement sagace et déterminé. Peut-être aussi la religion avait-elle glissé en lui, avec la résignation à la volonté divine, quelque fatalisme. Peut-être, enfin, se complaisait-il, tapi dans ces complexités, à tisser cette toile, étant, selon le mot du cardinal de Richelieu, de ces esprits déliés qui, pour vouloir affiner trop la pointe des aiguilles, les cassent.

 

Installé aux affaires, il examine la situation, dénombre ses troupes, celles de ses adversaires.

A l'Élysée, son parent, le maréchal de Mac Mahon, est entouré d'hommes Ars, confidents de la pensée (lu groupe, intelligents, vifs, propres à voir, à prévoir, à parer aux difficultés soudaines, à prévenir d'urgence, à couvrir, le cas échéant, les maladresses ou les défaillances ; le plus en vue est le vicomte Emmanuel d'Harcourt. Mme la maréchale de Mac Mahon est une personne remarquable, mettant dans la politique l'ardeur de la conviction et de la foi, ayant, sous une enveloppe un peu lourde, la finesse et la ténacité de son sexe ; on peut compter sur elle. Tout est donc prévu de ce coûté.

Par le ministère de l'intérieur et par la haute direction de la police, placée alors entre les mains de M. Léon Renault, le vice-président du conseil surveille Paris et la France en un temps où l'intrigue secrète déploie, dans tous les camps, une activité sans pareille. On est, pour lui, aux écoutes de ce qui se dit dans les trains parlementaires, dans les bureaux de rédaction, dans les loges et dans les comités politiques. Par le monde, par les cercles, il est au courant de ce qui circule en cet étroit espace qui, souvent, régenta l'opinion et qui, depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'aux boulevards, et depuis le faubourg Saint-Honoré jusqu'au Palais-Royal, forme tout Paris.

Parmi ses collègues du ministère, il est, dans tous les sens du mot, le premier. Seul des cinq ducs, il fait partie de la combinaison. Ni le duc d'Audiffret-Pasquier, ni le duc Decazes n'y figurent. Cependant, deux légitimistes influents, MM. Ernoul et de La Bouillerie, entretiennent le contact avec Frohsdorf ; par M. Magne et par certains collègues de l'Eure, ses communications sont assurées avec le parti bonapartiste[18]. Les autres ministres lui sont dévoués à lui personnellement, ou, du moins, à la cause qu'il sert.

L'Assemblée est sa citadelle. Il fait sans cesse le calcul des voix sûres, des voix douteuses dans un sens ou dans l'autre ; il prévoit les gains ou les pertes, les disparitions possibles ; il escompte les évolutions et les défaillances. La majorité existe ; niais, suivant la question qu'on lui pose, elle s'accroit ou faiblit, dans un perpétuel mouvement d'agrégation et de désagrégation.

Elle n'avait, été que de treize voix dans la journée du 24 mai. Rapidement, elle s'est augmentée, selon la loi habituelle : car la victoire fait toujours des prisonniers[19]. Elle peut être environ de soixante voix dans les grandes journées, quand tout le monde donne, à l'appel des formules consacrées : l'union conservatrice ou la défense sociale.

Mais, s'il s'agit de questions plus délicates, si on touche aux rivalités dynastiques ou électorales, elle tombe et s'effrite. Le petit groupe bonapartiste met, sans cesse, le marché à la main. En outre, il y a les quatre droites, — quatre de trop, disait un des leurs : extrême droite ou chevau-légers, droite modérée, centre droit, droite indépendante ou droite Changarnier. Dans chacun de ces groupes, des hommes éminents ou distingués, des têtes, des opinions, des capacités, des susceptibilités.

Telles sont les troupes avec lesquelles il faut combattre, qu'il faut rallier sans cesse, entretenir, satisfaire, discipliner et entraîner à chaque nouvel engagement. Il est vrai qu'on peut compter sur le concours vigilant et vigoureux du président Buffet ; non pas que ce personnage soit toujours commode, mais il est honnête homme et, pour le moment, se considère comme lié.

Cette majorité, fragile d'elle-même, est, en outre, perpétuellement menacée. Les élections partielles successives sont mauvaises. Depuis février 1871, par suite des options, des démissions ou des décès, sur 154 élections, 23 députés républicains et 4 députés impérialistes ont remplacé 27 députés notoirement monarchistes. L'heure approche oh, si on n'y porte remède, la majorité se sera insensiblement déplacée. Il est vrai qu'on attribuait celte lente évolution à l'influence personnelle de M. Thiers, qui partout, dit-on, favorisait le jacobinisme et la Commune légale. La France est conservatrice, ajoute-t-on ; elle vote avec le gouvernement qui la rassure et contre le parti, quel qu'il soit, qui représente le changement.

Donc, il faut s'emparer du pouvoir, prendre la direction des esprits, sauver l'avenir quand il en est temps encore. Sinon, le mal sera sans remède. De toutes parts, on signale l'urgence. Dans l'Ouest même, Mgr Fournier, évêque de Nantes, dit qu'il ne pense pas qu'il y ait plus de cinq ou six départements intacts, et encore ne faut-il pas parler des villes un peu importantes... Les paysans détestent le bourgeois. Plus de redingotes, disent-ils, seulement des blouses. Aux prochaines élections, ils repousseront les conservateurs, les légitimistes et les cléricaux notamment[20]. Qu'on juge des autres départements où le parti pris égalitaire et démocratique est affirmé depuis longtemps.

Pour la résistance, sur quels appuis peut-on compter ?

Naturellement, le dévouement actif des intérêts conservateurs solidement assis sur la fortune et la propriété ; puis, les influences locales et régionales, débris des anciennes aristocraties et classes dirigeantes ; puis, dans certaines provinces, et notamment dans l'Ouest, ce qui subsiste des respects traditionnels chez le peuple et, surtout, chez le paysan : enfin, l'adhésion de la masse des propriétaires ruraux, par crainte de la propagande radicale conduisant au péril socialiste.

Mais le concours magistral, celui qui prime tout, et qui, à lui seul, permettrait d'espérer la victoire, c'est l'appui spontané, actif, ardent, universel du clergé ! L'Église catholique, voilà le lien et le nœud de toute la campagne. Seule, elle saura prendre le mal à la racine, réformer les esprits, restaurer les mœurs, préparer de nouveaux lendemains. C'est par elle et pour elle qu'il faut combattre. Le catholicisme est la préoccupation suprême.

Puisqu'il s'agit du salut de la société, il faut une autorité sociale pour agir. La philosophie et la politique sont d'accord sur ce point.

Cette majorité (il s'agit de la droite de l'Assemblée) était un admirable instrument de rénovation religieuse, politique et sociale... Elle fut surtout, dès le premier jour et jusqu'à la fin de son mandat, une majorité essentiellement catholique. Elle aimait la religion et la liberté... Les âmes les plus généreuses et les plus clairvoyantes s'avouaient à elles-mêmes que l'effondrement de 1870 avait été un châtiment et pouvait devenir une expiation, et que le retour au christianisme était la condition première du relèvement de la France[21].

Tous eussent tenu le même langage. Jamais ils n'ont manqué, dans le sincère exposé de leurs pensées et de leurs actes, de mettre la religion au premier rang et de proclamer l'Église et la France solidaires, de viser surtout, en préparant la solution des affaires de France, la crise que le catholicisme traverse dans le monde[22].

Donc, la doctrine et la pratique se rejoignent. La lutte pour l'idée est proclamée par ceux qui sont le plus étroitement engagés dans la bataille des réalités. Si le concours du clergé est escompté, c'est parce que le triomphe de l'Église est, au fond, la plus chère espérance de la victoire.

 

On ne peut fermer les yeux sur la puissance du parti adverse ; c'est la marée montante de la démocratie. Depuis la Révolution, chaque phase historique a consacré, pour elle, un nouveau gain : sous le premier empereur, le code civil ; en 1830, les institutions libérales ; en 1848, le suffrage universel et, pendant le second empire, le nivellement des classes, broyées sous le poids d'un autoritarisme centralisé.

C'est bien ce régime, dont le principe égalitaire est si séduisant pour les masses, qui, annoncé par Tocqueville dès 1835, se réalise chaque jour, conformément aux prédictions du morose observateur : Nous allons vers une démocratie sans bornes. Je ne dis pas que ce soit une bonne chose... mais nous y allons, poussés par une force irrésistible. Tous les efforts qu'on ferait pour arrêter ce mouvement ne seraient que des haltes. La démocratie me parait désormais un fait qu'un gouvernement peut avoir la prétention de régler, mais d'arrêter, non[23].

C'est contre ce courant que s'élève le parti politique qui est aux affaires : mais, peut-il se tromper sur l'impétueux élan qui emporte le pays ? Le fait est trop apparent, trop brutal. Ainsi, cette poussée latente pèse sur ceux mêmes qui prétendent la contenir. Les plus assurés de leur droit ne sauraient se soustraire à la préoccupation, désormais enfoncée dans toutes les consciences, du droit supérieur appartenant à la communauté des citoyens.

L'irréligion croissante est un autre péril, autrement pénible pour ces âmes pieuses, mais non moins incontestable. La leçon païenne est descendue, peu à peu, des livres aux journaux et des journaux aux masses. Ici aussi, les idées ont fait, d'elles-mêmes, leur chemin. Des convictions respectables se réclament des noms les plus populaires, Victor Hugo ou Littré. Michelet ou Quinet : les enterrements illustres sont des enterrements civils. Devant la mort, l'incrédulité s'affirme. Il y a là une propagande par l'exemple plus puissante encore que celle des livres, qui entraine les indifférents, la jeunesse, et favorise les entreprises plus calculées des passionnés ou des ambitieux.

 

Si, du pays, on revient vers l'Assemblée, on trouve les forces des adversaires moins dominantes assurément, mais redoutables encore par leur nombre, leur union, leur vigueur, la valeur des troupes et surtout celle des chefs.

Il y avait une fraction du centre droit, très voisine du centre gauche, qui, disait-on, servirait un jour à appeler les hésitants de gauche ; était-on bien sûr que les appelants, à l'heure décisive, ne suivraient pas le vol ? Les groupes Target sont mobiles, inquiets et inquiétants. Ils ont Filme facile aux évolutions. Un des leurs disait : Nous trahissons toujours quelqu'un. Ceux-là ce sont les cyniques. Mais il y avait aussi les gens à scrupules. Aux confins de l'un et de l'autre camp, ils pouvaient, par leur instabilité même, décider de la victoire.

Parmi les membres du centre droit, ils étaient nombreux ceux qui, soit par fidélité, à la cause orléaniste, soit par tradition révolutionnaire, soit par crainte du bonapartisme ou du cléricalisme, conservaient leur liberté d'action et ne juraient pas toujours dans les paroles des chefs. Les yeux tournés vers M. Thiers, vers ceux qui s'étaient ralliés à la République, à la démocratie, ils se demandaient si de tels exemples ne méritaient, pas autre chose que des injures ou des épigrammes.

Pour M. Thiers, passe. Il était de bon ton d'incriminer ses ambitions personnelles, sa vanité sénile, ses vieux sentiments libéraux, ses engagements imprudents en faveur de la République. Mais peut-on le prendre ainsi de haut, avec des hommes comme les Dufaure, les Casimir-Perier, les Laboulaye, les Léon Say, les Rémusat, les Chanzy ?

La démocratie n'aura jamais assez de gratitude pour ces personnalités courageuses et honorables. Elles ont protégé et cautionné ses premières heures, les plus difficiles. Et ces hommes, certes, y avaient grand mérite ; car, s'ils suivirent leurs convictions, ce fut au prix des plus cruels déchirements. Relations, tradition, habitudes d'esprit, tout les retenait sur l'autre bord. ils franchirent résolument le fleuve, et les autres passèrent parce qu'ils avaient construit le pont. Souvent, le drame de ces années s'est précisé dans leurs consciences. Croyants ou non, riches, mêlés au monde, ils ne pouvaient se faire illusion sur les conséquences de leur décision pour eux et pour les leurs ; ils agirent suivant ce qu'ils croyaient être la vérité et le droit, cherchant pour leur pays le repos et la paix.

Par la nécessité des circonstances, ils combattirent souvent au premier rang, et portèrent le poids de la journée. Ajoutons, d'ailleurs, qu'ils se sentaient soutenus, avec une remarquable discipline, par toute la gauche qui, faisant trêve momentanément à ses divisions et à ses rivalités individuelles, marchait unie derrière ce premier groupe et derrière ses chefs, non moins illustres, qui avaient pris la direction du combat.

Combien d'hommes éminents, combien d'orateurs éloquents dont la phalange, rien que par son éclat, agit sur l'opinion ! Grévy, descendu de la présidence, mais, à son banc comme au fauteuil, vigoureux et grave ; Laboulaye, abondant et souple ; Jules Simon, insinuant et subtil ; Ferry, tenace et rude ; Léon Say, pétillant d'esprit et de savoir ; Challemel-Lacourt, amer et véhément. Les uns et les autres, se succédant à la tribune, rendaient la tâche difficile au cabinet, qui était obligé de se tenir sans cesse sur la brèche.

Mais aucun d'entre eux, ni M. Grévy, ni même M. Thiers, ne devait exercer, sinon sur l'Assemblée. du moins sur l'ensemble du parti, une autorité comparable à celle d'un homme qui, dès lors, favori de la démocratie, se révèle bientôt, au parlement, le tacticien consommé qui décidera de la victoire : Gambetta.

 

IV

Léon Gambetta a, comme le duc de Broglie, du sang italien. Son père est né Génois[24]. Lui-même n'a été naturalisé qu'au moment du tirage au sort. Né à Cahors, le 3 avril 1838, il appartient, par sa famille maternelle, par son éducation, par les premières impressions reçues, à cette région toulousaine qui a pris plus d'une fois, sur la France du Nord, la revanche de la croisade albigeoise, en lui imposant les maîtres du droit et de la politique.

En lui, les traits doublement originaires sont fortement caractérisés : corps ramassé et plein, regard — malgré la perte d'un œil — noir et vif, barbe et cheveux abondants, ondulés et noirs, teint brun, figure grasse et avenante ; au moral, la fougue, la finesse, la ténacité. Ligure et Arverne, il est du Midi, il est latin par la saveur, le goût de terroir, l'abondance de l'expression, la prompte émotivité, la mémoire de l'esprit et du corps, la mimique.

Du reste, il est lui : c'est-à-dire une individualité puissante, large, surabondante, qui déborde d'elle-même et fertilise en débordant. Il a, au plus haut degré, l'aptitude sociable et politique par le pecus, le je ne sais quoi d'humain à qui rien d'humain n'est étranger, la grâce insinuante qui veut plaire, convaincre, vaincre et dominer, enfin, par cette autorité consciente d'elle-même qui s'impose et qui crée l'ascendant. Tel est le secret de cette carrière éclatante et prompte : une vitalité joyeuse qui se dépense sans trêve et dont l'épuisement rapide fera la mélancolie de la fin prématurée et des derniers jours assombris.

Gambetta est fils de la démocratie : père épicier, grands-parents ouvriers et paysans. Pourtant, observez bien ce trait : né en 1838, en plein règne de Louis-Philippe, élève d'abord d'un petit séminaire, puis du lycée de Cahors, étudiant en 1856, il appartient à la bourgeoisie ; — il est vrai à la petite bourgeoisie, à cette bourgeoisie des nouvelles couches dont il annonce l'avènement.

Par là encore, il est du Midi : le passage de la blouse à la redingote est, ici, le progrès. La loi d'airain, qui accable souvent les populations ouvrières du Nord, touche peu celles-ci. Petit propriétaire, bêcheur minutieux de son coin de terre, émondeur attentif de sa vigne, flâneur du devant des portes et de la place publique, le méridional voit surtout, dans la politique, l'organisation de la clientèle et l'escrime de la discussion libre. L'État est une force dont il faut s'emparer et que l'on sape quand on n'en est pas le maitre : voilà le jeu du pouvoir et de la liberté.

Gambetta applique à la patrie moderne la conception antique de la cité ; s'il a le goût véhément de la lutte, le génie de l'organisation et du groupement, la soif des émotions épiques, tout cela est conforme à la tradition qui fait dire à Michelet : Le républicain, en France, est un être classique. Les secousses intimes qui ébranlent le monde moderne et l'ordre social l'étonnent. Bourgeois encore à ce trait, il réagit contre les idéologues et les novateurs. Moins hardi même que ses maitres, les Latins : dans le De Viris, ce n'est pas le chapitre des Gracques qui l'a tenté.

Ce serait, toutefois, rétrécir singulièrement cette figure large et ouverte que de l'encadrer dans l'étroite perspective du champ paternel. De bonne heure, Gambetta vint à Paris : ce fut là qu'il se forma. Il se forma par des études sérieuses, par une vaste lecture, et, en même temps, par une déambulation prolongée et sonore dans ce portique de l'éloquence et du pouvoir qu'était alors le quartier latin[25].

Le quartier latin, qui ne s'étendait guère au delà de l'étroite chaussée de la vie de La Harpe, retentissait encore des derniers échos du romantisme et de la Vie de Bohême. Vennorel, Vallès, Alphonse Daudet, Zola, Flaubert l'ont décrit. C'était un monde à part, un monde passionné, ardent, confiant en sa jeunesse, en ses partis pris successifs et agressifs, applaudissant ou sifflant aux cours de Michelet, de Quinet, de Sainte-Beuve, de Renan, s'indignant aux deux morales de Nisard, suivant, à la fois, les conférences du père Gratry à Notre-Dame et les leçons matérialistes de Robin au Collège de France.

Dans les dernières années du second empire, on eût pu croire que le quartier latin était, chaque soir, gros d'une révolution. Mais tout se dépensait en éclats de voix : Gambetta fut, en son temps, cette voix tonitruante. Quand parurent les Misérables, qui furent l'épopée de ces passions grandiloquentes, Gambetta, ayant appris par cœur les beaux morceaux, les récita devant les habitués du café Procope : la scène peint l'époque.

Gambetta savait aussi par cœur les Châtiments. Il disait les vers de la Légende des Siècles ; il récitait en grec les Olynthiennes, en latin les Catilinaires, des passages de Rabelais, — toujours épris du verbe. Sa mémoire inépuisable, sa verve intarissable, sa faconde étourdissante lassaient les auditeurs, jamais lui-même ; sa jeunesse s'exerçait dans l'exubérance du bouzingot.

Cependant, il poussait ses études de droit, prenait ses grades de licence, suivait les cours, s'intéressait à tout, apprenait tout, se gavait de notions plus ou moins bien digérées qu'il dégorgeait souvent, au moment même, comme un enfant trop nourri, lisant Littré, Michelet, Proudhon, Diderot, Montesquieu, prenant de tout une teinte un peu superficielle peut-être, mais suffisante pour lui assurer une provision d'idées et un riche vocabulaire.

Tout porte, en lui, vers la politique. Licencié en droit, avocat, il plaide peu. Il néglige le mur mitoyen. Mais il fréquente la salle des Pas-Perdus pour voir la face des orateurs célèbres, Berryer, Jules Favre. Il devient ainsi le secrétaire de Laurier et, indirectement, de Crémieux, mais en pleine indépendance et égalité, disciple et commensal où l'on sent le camarade et bientôt le maitre.

Il fréquente assidûment les tribunes de la Chambre ; il fait du bruit, là-haut, et vise Morny qu'embarrasse cet œil fixe. Il sait l'ordre du jour mieux que les parlementaires chevronnés. A la sortie des séances, il reprend la discussion sur le trottoir, arrêtant les auditeurs bénévoles et même les députés par la boutonnière. On le remarque, on le reconnait, à son accent, à son organe, à sa verve, à son débraillé. Le chapeau mou, le veston ouvert, la cravate mal nouée et flottante ; dans l'ardeur du geste, un hiatus souvent à la ceinture. Le garde des sceaux, Baroche, ne voulut pas faire de lui un magistrat : mauvaise tenue, porte le dossier. Plus tard, un des anciens amis de Gambetta, devenu son adversaire, lui jetait encore ce détail à la face : — Gambetta, tu ne combleras jamais l'abime qui sépare ton gilet de ton pantalon !

Il s'agit bien de cela ! Il s'agit de faire d'un seul esprit, d'une seule finie, le réceptacle des aspirations, des idées, des sentiments, qu'une génération a concentrés en elle dans cette longue période muette du second empire. Depuis 1851, sauf la voix des cinq, tout se tait. On étouffait. Ce jeune homme recueille la leçon oratoire traditionnelle pour la jeter en pâture à son temps qui en a faim.

Il apprend, en même temps, la doctrine et l'action. Une vaste lecture le nourrit ; mais une lumière naturelle l'éclaire et ordonne en lui tout le nébuleux et le confus qu'il reçoit. Il lit Proudhon, — Proudhon, le plus incertain des écrivains tranchants. Gambetta accepte, du vigoureux Comtois, la critique des systèmes qui ont échoué en 1848, mais sans se laisser éblouir par la captieuse escrime dialectique. Il eût écrit, sur les livres de Proudhon, la devise que sa prudence mit sur un exemplaire du Contrat Social :

Tolle, lege : et imprimis ne jura in verba magistri.

Il me dit un jour, parlant de Proudhon : Lisez Proudhon ; mais prenez garde : il est plein de pièges.

Les idées philosophiques de Gambetta sont celles du temps. Il est un écho. Sa tendance est positiviste ; mais il ne subit pas la discipline du maitre et il l'ignorait peut-être[26]. Il croit fortement à l'avenir philosophique, moral et même religieux de la science. Il adore l'histoire. En tout cela, contemporain de Taine et de Renan. Les doctrines de Lamarck et de Darwin flottaient autour de lui : il les respire dans l'air ambiant[27]. Les leçons de l'histoire naturelle et de la médecine l'ont intéressé un moment. Il leur emprunte probablement sa formule de la série qu'il fait cadrer, au point de jonction de la science et de l'histoire, avec la création de l'ordre par l'effort de l'individu et du groupe dans le inonde et dans l'humanité.

Mais la métaphysique n'est pas son affaire. Sa vraie religion, sa vraie doctrine, c'est le culte de la patrie, de la Cité ! Ut, sont ses autels, ses lares, ses dieux. Vrai latin, encore une fois, et de ceux qu'évoque son illustre contemporain, Fustel de Coulanges.

Il lui fallait des données précises, l'action. Gambetta, comme tous les grands imaginatifs, comme tous les grands esprits, est complet à vingt-cinq ans. Dès cet âge, il avait une conception nette de l'emploi à faire de son existence : organiser méthodiquement, avec la bourgeoisie, le gouvernement de la démocratie. Son arme sera la parole : son instrument, le suffrage universel. Tout est arrêté, en lui, dès 1861, lorsqu'il plaida sa première cause pour l'ouvrier Buette dans l'affaire du complot des Cinquante-quatre et lorsqu'il fit campagne, deux ans plus tard, à Paris, dans le 6e arrondissement, pour la candidature libérale de Prévost-Paradol.

Il fait passer cette conviction dans l'esprit de ceux qui l'entourent. Sa turbulence même, qui fait scandale, attire des adeptes ; on le salue, déjà, comme un chef. En province, ses amis disaient, vers 1867 : Dans dix ans, nous serons au pouvoir, et c'est Gambetta qui nous y conduira.

Ses amis comptaient sur lui. Il sut, plus qu'aucun autre homme polit igue peut-être, prendre les Aunes. Mais on ne se donne qu'il ceux qui se donnent. Son cœur garda, jusque dans la virilité, la candeur et la grâce de l'adolescence. On dira, un jour, comment il sui aimer. La facilité et la solidité de ses affections, cette cordialité simple dont le rayonnement lui survécut[28], l'émotion naturelle et fraiche devant les belles choses, c'étaient et les dons qui vibraient dans sa voix sonore, qui ouvraient son geste large et qui faisaient vraiment de ce jeune homme, négligé et joyeux, le prince de la jeunesse.

Tout est prêt en lui et autour de lui, quand sa renommée éclate lors de la plaidoirie pour Delescluze dans le procès de la souscription Baudin. L'orateur, du premier coup, est maitre ; l'homme d'État, en même temps, apparaît. Ce qui frappe, ce n'est pas tel ou tel morceau, ce n'est pas le coup de voix qui, de l'avis de tous, retentit comme un rugissement, ce n'est pas même ce hardi renversement des rôles qui de l'accusé fait un accusateur et qui cite le tribunal à la barre, c'est le ton de certitude, c'est l'assurance altière qui passe au-dessus du procès, prend le système corps à corps et secoue, du manteau impérial, les abeilles d'or. L'avocat général balbutie sa pauvre interruption : — Mais, ce n'est plus de la plaidoirie !

Gambetta, élu député à Belleville et à Marseille, prononce au Corps législatif le discours du plébiscite. C'est le discours-doctrine ; c'est la pensée des néo-républicains, de ceux que les folies et les imprudences de 1848 ont éclairés et assagis. On a effrayé le suffrage universel et on s'est méfié de lui : Gambetta veut que l'on se fie à lui et qu'on le rassure ; c'est en l'éclairant qu'on le captivera. Il s'en prend, non à la conception gouvernementale, comme les révolutionnaires patentés, mais au gouvernement de l'empereur. Déjà, il avait dit, à la salle Bagache : Il faut un gouvernement. Seulement, il avait ajouté : Il faut notre gouvernement. Quant à l'empire, il le sape en ébranlant la théorie plébiscitaire qui ne peut créer un droit contre le droit, et en lui opposant le système représentatif qui sera, désormais, le premier et le dernier mot de sa politique.

La guerre trouve Gambetta déjà populaire. Il a trente-deux ans. Au jour de la déclaration, il protestait comme M. Thiers et insistait avec lui pour obtenir la communication des documents. En de telles circonstances, si les gouvernements se taisent. c'est qu'ils ont tort. La véritable responsabilité pèse sur ceux qui ont jeté un pays dans le risque suprême, en ne lui disant pas toute la vérité.

Après Sedan, Gambetta est à la tribune ; il hésite à laisser proclamer révolutionnairement la République. Membre du gouvernement de la Défense nationale, ministre de l'intérieur, il comprend que le devoir et la force sont en province. Son départ en ballon, son arrivée au milieu du pays déconcerté et de la délégation sans vigueur est une heure sublime : dans le geste il y avait l'acte, dans la décision, la foi.

Gambetta fut, quoi qu'on ait dit, le Carnot de cette seconde partie de la guerre. L'aveu des ennemis témoigne pour le dictateur improvisé[29]. Son labeur fut immense, efficace : ses armées furent les seules qui aient connu, du moins un jour, un rayon de victoire.

On dit qu'il sauva l'honneur. Ce n'est pas tout : il sauva l'énergie : il sauva le pays du loche abandon des partisans de la paix facile. Si l'ennemi n'a pas traversé la France de part en part, allant de Strasbourg à Marseille, comme les armées de Napoléon avaient traversé la Prusse jusqu'au Niémen, après Iéna, c'est cette lutte pied à pied qui l'arrêta. Si tout le monde avait eu son rime, il dit fallu compter avec la France l'heure de la négociation, plus peut-être qu'après Sedan. Gambetta, en ces jours terribles, fut deux fois grand Français, grand patriote : quand il tient bon contre l'ennemi désespérément, et quand, faisant tête à la ligue du Midi, il sauve l'unité nationale d'un affreux déchirement.

Ajoutons qu'il se trompa souvent, que ses choix ne furent pas tous heureux, qu'il fut obligé de devenir, du jour au lendemain, administrateur, général, diplomate, et que tout cela sentait l'improvisation. Ses discours et ses télégrammes furent parfois erronés, verbeux, imprudents. Le décret du 31 janvier était une faute grave. Personne n'a droit sur le droit du pays. La République ne devait avoir aucune illégalité à sa naissance.

 

M. Thiers et M. Jules Simon sont aux affaires. Gambetta se retire Saint-Sébastien. L'épuisement d'un effort de six mois justifie sa réserve, et puis, il y a ce discrédit qui poursuit les hommes de puissante volonté quand ils ont obtenu de leur génération tout ce qu'elle peut donner, même le sang ; il y a l'agonie des luttes suprêmes, la lassitude de la volonté mâtée par les événements : il y a la séparation si douloureuse avec ceux qui ont été des frères d'armes. Jules Favre, Jules Simon, maintenant ministres de M. Thiers, avec Delescluze et les autres, maintenant chefs de la Commune. Enfin et surtout, il y a le spectacle qu'offre la France. On dit qu'if celte heure Gambetta plia sous les coups de la Fortune et qu'il songea à aménager, en Espagne, comme durables, les conditions de l'exil.

Ce moment fut court. Une correspondance de Spuller adressée à Gambetta pendant le séjour à Saint-Sébastien nous renseigne exactement sur les dispositions du groupe déjà nombreux qui suivait l'inspiration de Gambetta et continuait à voir en lui l'homme du lendemain :

La Commune sera vaincue, mais à quel prix ! Quelle responsabilité pèse sur ceux qui ont engagé la lutte !... La République court les plus grands périls ; peut-être est-elle frappée à mort à l'heure qu'il est.

Quel rôle jouer ? L'heure de la conciliation est passée. Bientôt la Commune est abattue : la majorité de droite triomphe dans l'Assemblée.

Ces événements ont-ils diminué la personnalité de Gambetta, la rendront-ils impossible ? Au contraire ; ce sont de nouveaux devoirs qui s'offrent à lui. La France ne peut rester dans cet état de fièvre exaltée, s'entrebattant elle-même. Des temps nouveaux sont proches :

Je voyais partout, lui écrirait Spuller, à Dijon comme dans le Midi, que tu étais l'homme d'une situation qui ne devait pas tarder à se dégager de cette terrible crise dont la violence même exclut la longue durée... Ton inaction actuelle est appréciée comme il convient... On te garde pour l'avenir... Les circonstances te ménagent un rôle si grand que, parfois, il va jusqu'à m'effrayer... Dans le sang et dans l'incendie une révolution vient de s'accomplir. Cette fois, c'est la royauté qui sera ruinée... C'est sur toi maintenant que retombe la lourde mission de réunir les forces éparses, de discipliner les esprits, de relever les espérances, de consoler les douleurs, de calmer les impatiences et, surtout, de réconcilier les deux France...

C'est à celui des partis qui, par sa sagesse, sa modération, par les garanties qu'il saura offrir à la France, saura le mieux gagner lecteur du pays, que le pays se donnera. Encore une fois, il faut conquérir la France, et nul plus que loi ne peut le faire, mieux, plus vite...[30]

C'est ainsi que ces jeunes gens délibéraient entre eux sur le devoir : on les traitait, à ce moment, de fous furieux. Ils étaient redoutables, même dans l'abstention et le silence. Bientôt, la voix de Gambetta, ainsi attendue, allait retentir dans le pays.

Gambetta rentre à l'Assemblée le 2 juillet 1871 et, sur elle, sur les masses, il se livre à l'une des plus étonnantes actions verbales qui se soient jamais produites dans un pays libre. Orateur de tribune, orateur de réunion publique, orateur de banquet, orateur de balcon, c'est une conquête de persuasion, d'enseignement, poursuivie sans relâche, une fascination, un magnétisme qui s'exerce, s'adresse aux intelligences, stupéfie les résistances, entraîne un immense parti, sans cesse accru, dans une œuvre et une foi qui s'ignoraient la veille.

Tribun, politicien, facile, incorrect, emphatique... oui ; mais, persuasif et dominateur des âmes. Gambetta est, s'il en fut, le maître de l'émotion et de l'ébranlement. Comment analyser cette action oratoire qui est faite de la beauté de l'organe, de la sympathie créée, dès l'abord, entre l'auditoire à l'orateur, du fluide qui circule dans l'atmosphère, alors que les premières phrases, un peu lentes et déjà harmonieuses, se font entendre ? La pensée s'élève dans une sorte de familiarité aisée ; elle cherche les idées générales, plane et reste, pourtant, à portée du regard ; où elle est, on la suit sans efforts. La richesse du développement, l'éclat des expressions roulées dans un cours abondant et boueux comme des cailloux d'or dans un grand fleuve ; un trait soudain qui retourne vers l'auditeur ce qu'il a pensé lui-même ; une bonne humeur savoureuse ; un geste qui s'ouvre, puis se replie, se rapproche du cœur comme pour une effusion ; une argumentation riche, variée, où fleurit parfois un joli mot, une réminiscence classique ; enfin, une puissance physique qui soutient l'effort, le pousse jusqu'au point où on le croirait épuisé, mais où il reprend et s'achève en un appel suprême ; tout cela n'est pas encore ce qui fait la grandeur et la portée de chacune de ces harangues, indéfiniment multipliées : c'est le bon sens large et humain, la propriété si rare de caractériser chaque difficulté dans une formule qui, en l'exposant, la dénoue ; ainsi, tous ses discours sont des actes, des solutions.

En vérité, dans cette période de sa vie, Gambetta ne fut pas seulement l'orateur ; il fut l'éloquence.

Il trouve, en face de lui, bien des obstacles : les méfiances et les partis pris d'une majorité qui, par l'essence même de ses idées et de ses aspirations, lui est violemment hostile[31] ; une contradiction constante, ardente, sincère souvent, où il y a de la réflexion, de l'appréhension et aussi d'autres sentiments moins nobles ; une campagne acharnée qui lui reproche son ardeur, ses exagérations (parfois calculées), ses impatiences, ses relations d'origine et, ce que la polémique appelle bien grossièrement sa queue.

Malgré tout, il gagne, il conquiert ; son autorité s'affirme par la lutte même ; autour de lui, les nécessités de la discipline apaisent temporairement ses ennemis les plus dangereux, qui ne sont pas toujours ses adversaires s'appliquant au jeu complexe qui le rapproche momentanément de M. Thiers et qui le met en face du duc de Broglie, il n'abandonne rien de ce qui fait sa force initiale : le contact avec les masses, la communauté de sentiments avec cette démocratie d'où il sort.

Ainsi, souple et ardent à la fois, il représente, dans la campagne qui commence, l'entrain, la confiance, l'avenir.

 

 

 



[1] Antonin LEVRIER, La chute de M. Thiers, in-8°, 1873.

[2] Charles GAVARD, Un Diplomate à Londres, in-18°, 1895 (p. 158).

[3] Annuaires de la noblesse, 1857 (p. 187) et 1868 (p. 76). — Cf. Dr CABANÈS, Le Cabinet secret de l'histoire, 1re série.

[4] Renseignements provenant des archives de la famille et corrigeant, la notice de M. Pol DE COURCY, Les Mac Mahon (Extrait de la Revue de Bretagne et de Vendée). — Cf. les Mémoires du comte DE VAUDLANC, Paris, 1857 (p. 43).

[5] Ayant pu, en 1830, rester dans cette armée d'Afrique... je fus heureux ; j'acceptai, alors, en faisant abnégation de mes sentiments personnels, de servir mon pays sous les divers gouvernements qui s'y sont succédé. — Mémoires inédits.

[6] X. DE PRÉVILLE, Un glorieux soldat, le Maréchal de Mac Mahon (p. 165).

[7] C. ROUSSET, La guerre de Crimée (t. II, p. 336).

[8] V. un article publié par M. Germain BAPST, dans le Figaro du 18 octobre 1893 (supplément), analysant une relation circonstanciée de l'assaut de la tour de Malakoff, rédigée par le général de Mac Mahon à son retour en France. — V. aussi une lettre de sir Michaël BIDDULPH, témoin oculaire, publiée par l'Éclair, le 21 janvier 1902.

[9] Voir les dépositions réunies dans le Compte rendu des débats du Procès-Bazaine, Paris, A. Ghio, in-8°, et notamment la déposition écrite du maréchal de Mac Mahon (p. 105). — Cfr. l'article du général BONNAL dans la Revue des Idées, n° du 15 février 1904. — Le 23, à maréchal Bazaine écrivait encore à l'empereur qu'il pourrait donner suite à son projet de sortie par les places du Nord. Procès (p. 185-186).

[10] Souvenirs inédits du vicomte Emmanuel D'HARCOURT.

[11] V. un fragment des Mémoires inédits de MAC MAHON publié par le journal le Gaulois du 14 mai 1894 : Soldat, je suis resté soldat, et je puis dire, en conscience, que non seulement j'ai servi loyalement les gouvernements successifs, mais encore qu'à leur chute, je les ai regrettés tous, à l'exception d'un seul, le mien.

[12] Martial DELPIT, Journal et Correspondance, in-8° (p. 267).

[13] Voir l'intéressante discussion soulevée sur ce point dans les articles que M. le comte d'HAUSSONVILLE a consacrés à l'étude du premier volume du présent ouvrage, articles réunis dans son volume Varia, in-12° (pp. 301 à 337).

[14] Congrès de l'Union des Associations catholiques ouvrières tenu à Poitiers en août 1872. Cette Union venait d'être créée pour soutenir et développer l'œuvre des Cercles catholiques d'ouvriers, fondée sous l'impulsion du comte Albert de Mun. — V. Mgr BAUNARD, Vie du Cardinal Pie (t. II, p. 462).

[15] On me raconte un trait qui peint les relations du père et du fils. Quand Albert de Broglie songea au mariage, il s'ouvrit, non sans crainte, de ses projets à son père. Celui-ci l'écouta sans dire mot et tout en fixant, selon qu'il en avait l'habitude, la pointe de son soulier. Quand le fils eut fini, le père lui dit avec gravité : — Mon fils, vous pouvez vous marier, je n'y vois pas d'inconvénient. Ce fut toute l'effusion.

[16] Voir le curieux ouvrage de M. Louis PASSY, sur le Marquis deBlosseville (p. 412).

[17] V. ci-dessous la lettre du duc de Broglie, du 3 nov. 1873.

[18] V. Louis PASSY, le Marquis de Blosseville, in-8°, Évreux, 1898.

[19] Le mot est du duc de Broglie. FIDUS, Journal (p. 223).

[20] Journal de FIDUS (p. 107).

[21] A. DE MARGERIE, 1873, Page d'histoire contemporaine (p. 4).

[22] CHESNELONG, La Campagne Monarchique d'octobre 1873 (p. 10).

[23] Lettre de M. DE TOCQUEVILLE à son ami de Kergorlay. V. D'EICHTHAL, Alexis de Tocqueville et la Démocratie libérale (p. 90).

[24] Gambetta vint plusieurs fois à Gènes. Il s'y retrouvait un peu chez lui. En février 1882, l'année même de sa mort, il y était encore. Voici un extrait d'une lettre qu'il datait de cette grande cité de marbre que je sens toujours être mon berceau : — J'y respire plus librement qu'ailleurs, et loin de me trouver dépaysé, c'est toute son histoire qui tue revient comme une tradition de famille. Je me laisse aller à cette rêverie du passé et je m'oublie dans l'admirable aventure, les audacieuses courses marines — on sait que Gambetta, au début de sa carrure, montra un goût très vif pour les choses de la mer et qu'il eut un moment l'idée d'être marin — des Doria, les grands coups d'épée de Spinola, les fantaisies dorées des doges. J'éprouve, quoique bien Français, un regret de race à retrouver tous ces grands témoins de la fortune de la superbe république de Gènes, — une République où la force et la dignité marchaient de pair avec la liberté populaire. — Document inédit.

[25] Consulter les ouvrages suivants : [Anonyme], Gambetta (1869-1871) ; Paris, 1879, in-18° ; — J. LAFFITTE, Gambetta intime, 1879 ; A. BARBOU, Gambetta, 1879 ; — Joseph REINACH, Léon Gambetta, 1887 ; — BERTOL-GRAIVIL et PLANTIÉ, Gambetta, Souvenirs, 1883 ; — DESMAREST, Gambetta, 1882 ; — DE PASSE, Gambetta ; — SIRVEN, Gambetta et Chambord, 1883 ; — Discours et plaidoyers politiques, publiés par Joseph REINACH, 11 vol, in-8°, 1881-1886 ; — Henri THURAT, Gambetta, 1883. — V. aussi les pages singulièrement attachantes que M. le vicomte DE MEAUX a consacrées à Gambetta dans le Correspondant du 10 juin 1903 (pp. 844 et suivantes).

[26] Voir la notice de M. D. M. sur la Philosophie de Gambetta.

[27] J'ai entre les mains un exemplaire du livre sur les Sociétés animales, de M. ESPINAS, minutieusement annoté de la main de Gambetta.

[28] A noter cette impression du vicomte DE MEAUX : La fascination qu'il exerça lui survit à un degré vraiment étrange (p. 845).

[29] V. baron COLMAR VON DER GOLTZ, Gambetta et ses armées, in-16°, 1877.

[30] Lettres publiées dans la Revue de Paris, juin 1900.

[31] Le vicomte DE MEAUX rappelle que les débuts de Gambetta à l'Assemblée furent pénibles : J'éprouvais une réelle déception, dit-il, et comme je faisais part de ma déconvenue à Laurier :Que voulez-vous ? me répondit cet homme d'esprit, il y a un degré de malveillance, qu'un orateur quel qu'il soit ne parvient pas à surmonter... Et puis quand on a fait le métier de Dieu pendant six mois, il n'est pas commode d'en changer (p. 844).