HISTOIRE DE SAINT-JUST

DÉPUTÉ À LA CONVENTION NATIONALE

LIVRE TROISIÈME

 

CHAPITRE DEUXIÈME.

 

 

Les étrangers. — Rapport de Saint-Just. — Mort de Marie-Antoinette. — Le citoyen Villate. — Camille Desmoulins elle général Dillon.

 

Il y avait à cette époque, à Paris, une foule d'étrangers dont les allures suspectes avaient éveillé l'attention du Comité de Salut public. Les uns, enfants perdus de la civilisation, étaient venus s'abattre sur la France en révolution, comme sur une proie facile dévorer, et voyaient un moyen de fortune dans la détresse générale ; les autres, soudoyés par les gouvernements ennemis de la République, se faufilaient dans les sections et dans les comités révolutionnaires, poussaient aux moyens extrêmes, et cherchaient à faire périr l'État par l'exagération des mesures de salut.

La main de l'Angleterre était visible dans toutes ces manœuvres, et une loi de police avait été rendue contre les Anglais résidant en France. Pons (de Verdun) ayant demandé l'abolition de cette loi ou son application à tous les étrangers, l'Assemblée renvoya l'examen de cette proposition à son Comité de Salut public, au nom duquel Saint-Just vint faire un rapport à ce sujet, le 25 vendémiaire an II (16 octobre 1793).

Après avoir, dès le début, expliqué parfaitement pourquoi il y avait nécessité de maintenir cette loi contre un peuple violateur du droit des gens, avec une barbarie auparavant inconnue, et pourquoi il serait impolitique de l'étendre à toute l'Europe ; après avoir amèrement censuré les intrigants qui tentaient de corrompre l'esprit public et s'efforçaient de répandre sur le peuple J'épouvante mise à l'ordre du jour contre les méchants et les ennemis de la République, il ajoutait :

Il y a des factions dans la République faction de ses ennemis intérieurs ; faction des voleurs, qui ne la servent que pour sucer ses mamelles, mais qui la traînent à sa perte par l'épuisement.

Il y a aussi quelques hommes impatients d'arriver aux emplois, de faire parler d'eux et de profiter de la guerre.

Tous les partis, toutes les passions diverses concourent ensemble à la ruine de l'État, sans pour cela s'entendre entre elles.

Le comité, convaincu qu'on ne peut fonder une République si l'on n'a le courage de la nettoyer d'intrigues et de factions, veut parler au peuple et à vous un langage sincère. Quiconque dissimule avec le peuple est perdu.

Aussi, aujourd'hui même que vous avez porté une loi salutaire contre la perfidie anglaise, on l'a voulu neutraliser, en multipliant le nombre de ceux qu'elle frappe.

C'est un principe reconnu, que plus une loi veut effrayer de monde, moins elle en effraye.

 

Puis il passe en revue les divers motifs qui ont poussé le comité à prohiber les marchandises anglaises, et poursuit en ces termes :

Il est impossible que l'utilité du rapport des droits des gens soit toujours réciproque. Nous n'avons dû considérer premièrement que notre patrie. On peut vouloir du bien à tous les peuples de la terre, mais on ne peut, en effet, faire du bien qu'à son pays.

Votre comité, convaincu de cette vérité, n'a vu dans l'univers que le peuple français.

Trop longtemps la philanthropie a servi de masque aux attentats qui nous ont déchirés. La philanthropie a enterré cent mille Français et douze cents millions dans la Belgique.

Votre Comité de Salut public a pensé que, dans nos rapports étrangers, aucune considération ne devait approcher de vous, qui fût indigne de la fierté de la République et du courage des Français.

Si vous montrez des ménagements à vos ennemis, on ne les croira point vertu, on les croira faiblesse, et la faiblesse entre les nations, comme entre les hommes, trouve peu d'amis. C'est donc une faiblesse elle-même que la proposition qu'on vous a faite de rapporter votre décret contre les Anglais.

Toutefois, il y a ici une question à examiner. Le décret que vous avez rendu l'a-t-il été contre les Anglais ? Je dis non le décret, vous l'avez rendu pour le bien de la République, vous ne l'avez pas rendu contre un peuple. Ce n'est point essentiellement contre le commerce anglais que vous avez porté la loi qui prohibe les marchandises, c'est contre le gouvernement qui tire des tributs sur ce commerce et nous fait la guerre avec ces tributs, c'est contre ce gouvernement qui, par la concurrence de ses manufactures avec les nôtres, ruine notre industrie et nous fait la guerre, comme le poison, jusque dans nos propres entrailles.

Ce n'est point contre les Anglais que vous avez porté la loi qui les met en détention, c'est contre le gouvernement, qui, à la faveur de la liberté dont les étrangers jouissaient parmi nous, a rempli la République de conjurés, s'est emparé de nos ports et de nos villes, a pratiqué des intelligences, a brûlé les arsenaux et ourdi des trahisons.

 

Il rappelle ensuite le meurtre des représentants du peuple assassinés à Toulon, outrage, dit-il, fait à la chambre des communes d'Angleterre aussi bien qu'à la France ; il rappelle les menées anglaises en Vendée, les vexations commises contre les Français, la prise de vaisseaux américains par des corsaires anglais, sous le pavillon tricolore, etc. et s'écrie : Pour qui réclame-t-on notre modération ? Pour un gouvernement coupable. Au lieu de vous porter à la faiblesse, faites jurer a vos enfants une haine immortelle à cette autre Carthage. Suivant le rapporteur, les sévérités contre les résidents anglais doivent être attribuées au gouvernement britannique dont les attentats contre la République se multiplient chaque jour ; c'est son injustice qu'il faut accuser, non le peuple français, qui est obligé de se défendre et qui deviendra l'ami de l'Angleterre lorsqu'elle se réveillera et fera la guerre aux rois, au lieu de la faire aux peuples. Il voit, d'ailleurs, dans le commerce avec l'Angleterre, qui n'échange que des objets de luxe, un moyen d'avilir nos manufactures, tandis que nous trouvons dans les autres pays les matières premières dont nous avons besoin, telles que les cuirs, les métaux et les bois. C'est donc le riche bénéfice des Anglais sur la main-d'œuvre que le Comité de Salut public a cherché à proscrire. Ce n'est pas, d'ailleurs, la nation anglaise, en elle-même, qu'on veut atteindre ; car, dit-il, toutes les lois que vous ferez contre le commerce de l'Angleterre seront des lois dignes de la reconnaissance du peuple français, également opprimé par la noblesse, par le ministère et par les commerçants. Ceux qui ont prétendu ici que vos décrets nationalisaient la guerre, ont-ils fait cette insulte à l'Angleterre de n'y reconnaître comme nation que ses traitants et son roi ?

A travers tous ces discours de Saint-Just, écrits en style si concis, si clair et si dogmatique, on sent de temps à autre circuler un filon de poésie, comme un souvenir de ses premiers et chers travaux, et l'image, toujours juste, y tempère souvent l'aridité du sujet. Après avoir flétri la conduite de Pitt envers la France, il ajoute : Nous devons être en état de violence et de force contre un ennemi en état de ruse. Un jour de révolution parmi nous renverse ses vastes projets, comme le pied d'un voyageur détruit les longs travaux d'un insecte laborieux.

En conséquence, il propose à la Convention de maintenir la loi contre les Anglais, et d'étendre la détention a tous les étrangers suspects, en exceptant toutefois les femmes qui ont épousé des Français, les femmes n'ayant d'autre patrie que celle de leurs enfants.

Il faut plaindre, poursuit-il, pour l'honneur de l'homme, la nécessité qui nous a conduits à ces extrémités mais il faut plaindre aussi la République, contre laquelle tout a conspiré, et dont ses enfants mêmes ont dévoré le sein.

La détention de ces étrangers ne doit les priver que des moyens de correspondre avec leur pays et de nous nuire. Cette détention doit être douce et commode, car la République exerce contre eux une mesure politique, et non un ressentiment.

Vous avez, dit-il, demandé des moyens de représailles contre les atrocités des officiers ennemis. Ces moyens sont militaires et si l'on parvenait à vous faire porter des lois prohibitives, ce serait une perfidie qui nous priverait de cuirs, de bois, d'huile et de métaux.

 

On sait que l'Assemblée, sur la proposition de Barère, avait décrété que l'infortunée femme de Louis XVI serait traduite au tribunal révolutionnaire. Saint-Just prononça son discours le lendemain de la séance dans laquelle Barère s'était écrié, en pleine Convention, qu'une femme scélérate allait expier ses forfaits, et le jour même où Marie-Antoinette avait payé de sa tête l'irréparable gloire de s'être assise sur le trône de France. Le jeune rapporteur termina par une sanglante allusion, que l'exaltation du temps et les fureurs criminelles des ennemis de la République peuvent seules faire excuser.

Votre comité a pensé que la meilleure représaille envers l'Autriche était de mettre l'échafaud et l'infamie dans sa famille, et d'inviter les soldats de la République à se servir de leurs baïonnettes dans la charge.

 

Sur la proposition de Saint-Just, l'Assemblée adopta un décret par lequel les étrangers, sujets d'une puissance en guerre avec la République, devaient être détenus jusqu'à la paix. Étaient exceptés les femmes mariées à des Français, à moins qu'il n'y eût contre elles quelque cause légitime de suspicion, et les étrangers ayant formé des établissements en France, afin que la présente loi ne tournât point contre l'industrie nationale.

Cette loi de sûreté générale coïncida, comme nous l'avons noté en passant, avec la condamnation de la reine celle-ci avait subi sa peine dans la matinée du 16.

Dans la pensée des juges, l'exécution de Marie-Antoinette était un nouveau défi jeté à ces rois insensés qui, dès le congrès de Pillnitz, rêvaient le partage de la France ; aux yeux de la postérité, cette mort restera comme une faute immense, moins criminelle que la condamnation du duc d'Enghien ou celle de Marie Stuart, mais plus impolitique.

La reine était coupable ; coupable d'avoir appelé l'étranger, coupable d'avoir poussé son mari dans cette voie de réaction qui avait mené la monarchie tout droit à sa perte ; mais n'aurait-on pas dû tenir compte à la pauvre femme des préjugés de race au milieu desquels elle avait été élevée. Ah ! combien il eût été plus sage et plus digne de la France de la rendre purement et simplement à sa famille. Mais on crut qu'il était nécessaire de se montrer aussi impitoyable que les ennemis de la Révolution. Nos représentants assassinés, notre territoire violé, tout concourut à exciter cette soif de vengeance à laquelle fut sacrifiée la malheureuse reine. Aussi nous la plaignons, comme toutes les victimes sacrifiées aux vengeances politiques. Le supplice, en jetant un voile d'oubli sur leurs fautes, leur donne la consécration du malheur. Et Saint-Just se trompait en croyant que l'échafaud les couvre d'infamie ; ce sont elles qui anoblissent l'échafaud. Il en est lui-même un exemple.

On nous rendra cette justice de reconnaître que nous ne manquons pas de citer les paroles les plus sévères et les plus fanatiques de Saint-Just, celles qui, aux yeux de bien des gens, peuvent assombrir cette grande et loyale figure. Cela, d'ailleurs, nous met plus à l'aise avec la calomnie, et nous donne le droit de réfuter, de toutes les forces de !a vérité indignée, les libelles, les diffamations, toutes les niaiseries, et, qu'on nous passe le mot, tous les cancans de la réaction. Les sources où celle-ci a le plus largement puisé sont tellement méprisables, tellement impures, qu'elles ne mériteraient pas d'être discutées, si des esprits honnêtes, mais trop confiants, n'acceptaient avec une impardonnable légèreté tout ce qui est de nature à amoindrir les grands hommes de la Révolution.

Le système révolutionnaire une fois organisé, il se trouva des agents subalternes qui l'exagérèrent a outrance et servirent leurs inimitiés personnelles, au lieu de servir la cause publique. Comme ils étaient sortis des rangs inférieurs, ils dénoncèrent, arrêtèrent et condamnèrent surtout des gens d'une condition médiocre. La terreur descendit alors dans les classes les plus humbles, qui fournirent aux échafauds cent fois plus de victimes que les anciennes classes privilégiées, contre lesquelles la Révolution avait été faite.

Quel gouvernement n'a pas vu son système exagéré par ses commis et ses valets ? C'est le malheur des chefs d'État de ne pouvoir appliquer, comme ils l'entendent dans leur conscience et dans leur honnêteté, les mesures sur lesquelles ils fondent le salut commun. N'avons-nous pas vu de tout temps des royalistes plus royalistes que le roi ? Toutes les opinions n'ont-elles pas leur père Duchesne ? Et, chose remarquablement triste ! lorsque vient à tomber le chef dont ces misérables léchaient les pieds à l'époque de sa puissance, ils sont les premiers à l'insulter et à dresser l'acte d'accusation contre le pouvoir dont ils ont causé la perte par leurs folies et par leurs crimes.

Ces réflexions nous sont venues à la lecture de l'écrit intitulé : Causes secrètes de la Révolution du 9 thermidor, par le citoyen Villate, ex-juré au Tribunal révolutionnaire et ancien agent du Comité de Salut public. Ce Villate, un des énergumènes de la terreur, disait que Joseph Chénier méritait d'être guillotiné pour avoir composé Timoléon. Il était de ceux qui voulaient que les soixante-treize députés défendus par Robespierre fussent traduits au Tribunal révolutionnaire[1]. Une fois, il avait dénoncé, en plein tribunal, un artiste distingué, nommé Hermann, dont le costume élégant et la tête poudrée avaient attiré son attention. Il fallut l'intervention du Comité de Salut public pour faire relâcher cet innocent, incarcéré sur la dénonciation d'un maniaque[2]. Le comité, éclairé enfin sur la conduite de ce furieux, dont la vénalité était connue, avait ordonné son arrestation, quelques jours avant le 9 thermidor.

Après la chute de Robespierre et de Saint-Just, Villate, dans le but évident d'obtenir sa grâce, écrivit une sorte de mémoire justificatif dans lequel, prenant avec une impudence sans exemple le beau rôle de modérateur, il attribue à certains membres des deux comités toutes les exagérations révolutionnaires. Ce livre même pourrait servir à disculper largement Robespierre et Saint-Just, si l'on ne se devait de s'appuyer sur des autorités plus pures et plus dignes de foi. On y lit, en effet, ces lignes Robespierre lui-même paraissant enfin ouvrir les yeux sur tant de calamités publiques, contribua a mon retour vers la vie dans la lecture de son discours prononcé aux Jacobins sur la Divinité ; il semblait, de bonne foi, résolu d'arrêter le torrent dévastateur[3].

Ce Villate parie fort peu de Saint-Just, et nous allons discuter, en quelques mots, la plus grave accusation qu'il ait portée contre lui. ]I raconte que, le lendemain de la mort de Marie-Antoinette, il fut invité à dîner par Barère, chez le restaurateur Venua, en compagnie de Robespierre et de Saint-Just, pour leur raconter quelques traits du procès de l'Autrichienne, et, neuf mois après, il cite de mémoire toute une conversation et des propos atroces qu'il attribue aux divers convives. Il met dans la bouche de Saint-Just cette première phrase, au sujet de la condamnation de la reine : Les mœurs gagneront à cet acte de justice nationale. Plus loin, après avoir montré Saint-Just exposant les bases d'un discours sur la confiscation, auquel Saint-Just n'a jamais songé, et qui n'a jamais été prononcé, il lui fait dire : Une nation ne se régénère que sur des monceaux de cadavres[4].

Pour une foule de raisons, je ne crois pas à ce dîner, ni par conséquent aux paroles que l'ex-juré prétend y avoir entendues. D'abord, si Barère, Robespierre et Saint-Just avaient essentiellement tenu à connaître quelques traits du procès de Marie-Antoinette, ils ne se seraient pas adressés à un infime agent du comité, attendu qu'ils pouvaient demander tous les détails possibles au, président du tribunal ou à l'accusateur public, qui n'eussent pas manqué de les leur communiquer avec le plus vif empressement.

En second lieu, en dehors de la vie politique, Robespierre et Saint-Just n'avaient aucun rapport avec Barère, dont la manière de vivre était toute différente de la leur et dont la société était tout autre. Barère, dans ses Mémoires, ne parle que d'un seul dîner fait en compagnie de Robespierre, longtemps après le procès de la reine et encore eut-il quelque peine à l'avoir pour convive. Quant à Saint-Just, il n'en est pas question. Voici, au reste, le récit de Barère :

Quelque temps avant le 20 prairial, M. Loménie, ex-coadjuteur de son oncle, l'archevêque de Sens, me demanda de le faire dîner avec Robespierre. Cela me paraît difficile, lui dis-je, c'est le député le plus insociable et le plus défiant. Cependant je tenterai la chose pour vous obliger. Je hasardai donc l'invitation, en disant à Robespierre qu'il dînerait avec des députés et quelques-uns de mes parents et de mes amis ; il y consentit, après beaucoup d'instances c'était, en effet, un homme morose et mélancolique, autant qu'ombrageux et méfiant. Je le pris au sortir de l'Assemblée ; nous allâmes chez le restaurateur Méot. Nous étions dix députés ou externes ; le repas fut assez gai, mais Robespierre ne dit rien. Cependant, après le repas, il se dérida un peu, et me demanda le nom de mon oncle et de la personne qui était près de moi. — Mon oncle, dis-je, est très-patriote il a combattu dans les rangs de l'armée de Rochambeau, pour l'indépendance des États-Unis. Ce renseignement fit plaisir à mon interlocuteur... Quant à mon voisin, continuai-je, je l'ai connu à Toulouse, il y a plusieurs années, il est philosophe, et a des idées pleines de liberté et de philanthropie ; il se nomme Loménie. — C'est un Brienne ? — Oui, le neveu du cardinal, qui a convoqué les États généraux et établi par une loi la liberté absolue de la presse. — C'est bon, c'est bon, mais c'est un noble. — Peu d'instants après, Robespierre prit son chapeau et se retira sans rien dire[5].

 

Saint-Just n'était pas présent à ce dîner, et je ne pense pas qu'il ait jamais été le convive de Barère, dont le caractère lui était antipathique.

Troisièmement, les sentences attribuées par Villate à Barère, à Robespierre et à Saint-Just se retrouvent textuellement dans une œuvre satirique contre les Jacobins, publiée après le 9 thermidor, et où il n'est pas question de Saint-Just, mais seulement d'un ami de Saint-Just. Nous en concluons qu'à l'aide de ce libelle, le citoyen Villate a dû composer son petit roman, destiné à servir les rancunes de Tallien et à l'intéresser en sa faveur.

Dans un autre passage de son livre, il prévoit lui-même cette objection inévitable et toute naturelle de la part de ses lecteurs. : Comment, diable, votre mémoire se rappelle-t-elle toutes ces choses ? Ne brodez-vous point vous-même ?[6] Il y répond par un apologue. En causant avec un jeune auteur, détenu, comme lui, à la Force, et qui lui parlait des craintes du peintre David de ne pouvoir achever son tableau du Serment du Jeu de Paume, il demandait comment ferait !e grand artiste pour se rappeler la position des constituants. Il peindra d'imagination, aurait répondu le jeune auteur, comme je viens de composer moi-même la scène de réconciliation entre David et sa femme, scène que je n'ai jamais vue, mais que je crois avoir entendue.

Le citoyen Villate a certainement procédé comme son compagnon de captivité. Moins heureux que Sénar, autre agent infime dont nous nous occuperons plus tard, il n'obtint pas la récompense de sa lâcheté. Le 16 floréal an III, il comparut devant le tribunal révolutionnaire, fonctionnant alors au nom delà réaction thermidorienne ; condamné à mort, il fut exécuté le 18, en place de Grève, couvert de l'universel mépris.

M. Éd. Fleury et M. de Barante, en consciencieux réactionnaires, n'ont pas manqué de relever les odieux propos prêtés à Saint-Just. Ils les ont ramassés dans le libelle du citoyen Villate, et leur ont offert asile dans leurs livres. Là, au moins, M. Fleury cite la source où il a puisé, ce qui lui arrive si rarement ! Pourquoi, par exemple, n'indique-t-il pas où il a trouvé cette autre phrase, mise aussi dans la bouche de Saint-Just, au sujet de Camille Desmoulins ? Il prétend que je porte ma tête comme un saint sacrement !... je lui ferai porter la sienne comme un saint Denis ! C'est que cela lui eût été impossible, personne n'ayant jamais entendu dire ces mots à Saint-Just[7].

Il faut raconter dans quelles circonstances l'épigramme, bien innocente, était tombée de la plume de l'auteur du Vieux Cordelier. Le Comité de Salut public, qui n'était pas précisément institué pour favoriser les projets des partisans de la royauté, avait fait décréter d'accusation le général Arthur Dillon. La trahison de celui-ci a été clairement prouvée, et lui-même a hautement manifesté son opinion en proférant sur l'échafaud le cri de : Vive le roi ! Qu'il fût royaliste, c'était très-bien mais qu'il trahît la République, qui lui avait confié le commandement d'un corps d'armée ; qu'il révélât à un général allemand le plan d'invasion de l'Allemagne, c'était criminel et injustifiable ; le Comité de Salut public remplissait donc un devoir sacré en le dénonçant à la Convention.

Camille Desmoulins, qui, plus tard, avoua ingénument, à la tribune des Jacobins, avoir toujours été le premier à dénoncer ses amis, du moment où ils se conduisaient mal[8], était fort intimement lié avec le général. Furieux de l'arrestation de ce dernier, il écrivit, avec sa légèreté accoutumée, un pamphlet intitulé Lettre à Dillon, dans lequel il frappa à tort et à travers sur tous les membres du Comité de Salut public, sans épargner Cambon, alors membre de ce comité. A Saint-Just, qui, dans son rapport sur les Girondins, avait vivement attaqué le général, il adressa une bonne part de ses sarcasmes. Saint-Just s'en souvint-il lorsque, huit mois après, il fut chargé par le Comité de Salut public de présenter à la Convention un rapport sur Danton et les dantonistes ? Je n'oserais affirmer le contraire. Et cependant nous verrons que le passage où il est question de Camille Desmoulins est la partie la plus modérée de son discours.

Quant à la réponse trop spirituelle citée plus haut, elle n'est certainement pas de l'invention de M. Éd. Fleury, qui n'en a été que le complaisant éditeur ; mais elle est de tout le monde, chez le peuple le plus spirituel de la terre, excepté de celui auquel on l'a si gratuitement attribuée. Elle a été imaginée après coup, par quelque plaisant ; c'est de toute évidence. Qui donc s'est jamais vanté de l'avoir entendue de la bouche de Saint-Just ? N'était-on pas à cent lieues de prévoir alors la triste destinée réservée aux dantonistes ? Est-ce que, plus tard, Camille Desmoulins aurait manqué d'en faire mention dans son projet de défense ? Saint-Just, 2l'ailleurs, avait une invincible répugnance pour toute espèce de plaisanterie. C'est lui qui a écrit ces lignes : Là où l'on censure les ridicules, on est corrompu là où l'on censure les vices, on est vertueux. Le premier tient de la monarchie, l'autre de la république. Celui qui plaisante à la tête du gouvernement, tend à la tyrannie[9].

Montrons-nous donc sévères pour ces écrivains si prompts à accepter légèrement des commérages en l'air, dans l'unique but de flétrir la mémoire d'un homme. Que si quelques expressions de Saint-Just sont empreintes d'une violence regrettable, nous les avons citées et nous les citerons franchement, en faisant observer, toutefois, qu'il est de toute justice de lui tenir compte du moment où elles ont été prononcées. Au reste, dans ces temps de fièvre et d'irritation si légitime, nous trouverons difficilement une phrase plus sanglante que ces paroles froidement atroces dont un ministre du dernier roi s'est servi pour apprendre à la France l'assassinat de la Pologne : L'ordre règne à Varsovie.

Les membres du Comité de Salut public appréciaient hautement la dignité sérieuse de leur jeune collègue, qu'ils estimaient surtout à cause de l'austérité de ses mœurs, pour laquelle ses ennemis loyaux lui ont toujours rendu justice. Quand il parut nécessaire d'envoyer à Strasbourg un envoyé extraordinaire pour rétablir l'ordre dans le département du Bas-Rhin, en proie à l'invasion ennemie, aux menées réactionnaires et aux folies de Schneider, ce fut Saint-Just qu'on choisit comme le plus digne de cette importante mission. On lui adjoignit, sur sa demande, son collègue Philippe le Bas, qui venait de se distinguer dans une mission à l'armée du Nord. Trois mois devaient leur suffire pour ramener la victoire sous nos drapeaux, réprimer la contre-révolution et faire rentrer dans le devoir la démagogie turbulente.

 

 

 



[1] Moniteur du 11 germinal an II, n° 191.

[2] Mémoires de Barère, t. II, p. 199.

[3] Mémoires relatifs à la Révolution française, le Vieux Cordelier ; Causes secrètes du 9 thermidor, par Villate, p. 189.

[4] C'est à l'abbé Raynal que le citoyen Villate a sans doute emprunté cette phrase ; mais ses souvenirs l'ont mal servi. L'auteur de l'Histoire philosophique des deux Indes a écrit qu'une nation ne pouvait être régénérée que dans un bain de sang.

[5] Mémoires de Barère, t. II, p. 201.

[6] Mémoires relatifs à la Révolution française, le Vieux Cordelier ; Causes secrètes du 9 thermidor, par Villate, p. 285.

[7] M. Éd. Fleury, Saint-Just et la Terreur, t. I, p. 310.

[8] Voyez le Moniteur du 28 frimaire an II, n° 88.

[9] Institutions républicaines.