MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME HUITIÈME — 1847-1848.

CHAPITRE XLVI. — L’ITALIE ET LE PAPE PIE IX (1846-1848).

 

 

En 1846, l’avènement du pape Pie IX et les débuts de son règne suscitèrent à Rome, dans toute l’Italie, en France, partout en Europe, un vif enthousiasme. Ses premières paroles, ses premiers actes ouvraient l’avenir romain et catholique à toutes les espérances. A chaque pas du nouveau pontife dans sa voie nouvelle, chaque fois qu’il paraissait en public, la foule accourait et l’accueillait avec les plus expansifs témoignages de satisfaction et de reconnaissance : Coraggio, Santo-Padre ! s’écriait tout un peuple. Et aux acclamations populaires romaines se joignirent bientôt les acclamations parlementaires européennes : Courage, Saint-Père ! dit aussi M. Thiers à la tribune française[1].

Entre 1846 et 1866, quel contraste ! Quels mécomptes, quelles épreuves, quelles perspectives, depuis 1848, pour ce pontife tant célébré la veille ! Il a déjà été chassé une fois de Rome ; le sera-t-il de nouveau ? S’il reste à Rome, à quel titre et dans quelle situation ? Sera-t-il, comme on l’avait espéré, le conciliateur de la papauté avec la société moderne, ou le dernier dépositaire aux mains duquel périront le double caractère et le double pouvoir de la papauté ? Quelles questions et quelles chances à la place de tant et de quelles espérances !

Qu’a fait Pie IX pour que sa situation ait subi cette transformation lamentable ? Quelle est sa part, à lui-même, dans sa douloureuse destinée ?

Il y a deux époques dans cette tragique histoire, et, entre ces deux époques, un abîme.

L’esprit, je ne dirai pas de réforme, mais de modération et de conciliation, avait présidé à l’élection de Pie IX. Le sentiment dominant dans le conclave avait été qu’il fallait à la fois détendre et animer la politique trop roide et trop inerte de Grégoire XVI, et donner aux vœux publics quelque espérance. Il y avait aussi quelque désir de faire acte d’indépendance romaine et italienne : ni un moine, ni un étranger, disait-on. Ces dispositions déterminèrent la rapidité de l’élection ; le conclave ne dura que trois jours : Tout le monde nous félicite comme d’un choix conforme à nos vues, m’écrivit M. Rossi[2]. J’ai en effet bon espoir. Ma première entrevue avec le pape a été on ne peut plus cordiale et plus touchante. Elle a frappé le public qui en était témoin. Évidemment le Saint-Père la désirait et l’attendait. Je lui ai dit, en me retirant, que j’espérais avoir bientôt l’honneur de lui présenter mes lettres d’ambassadeur. Il m’a répondu avec effusion : Je les accueillerai avec la plus vive satisfaction.

Je dois ajouter pourtant que je ne le connais pas personnellement, puisqu’il n’habitait pas Rome ; mais on m’en dit beaucoup de bien. Il est très pieux ; mais, laïque jusqu’à trente ans, son éducation a été faite par des prêtres. Il appartient à une école théologique bien connue à Rome, et qui réunit à beaucoup de piété des idées élevées et des sentiments de tolérance. Il est fort aimé dans les Légations et renommé par sa charité. Il a un frère qui se trouva fort compromis dans les affaires de 1831. Non ignara mali, etc. Il n’a pas encore nommé ses ministres. Nous verrons.

Ce premier jugement de M. Rossi sur le nouvel élu nous donna confiance. Au moment où le conclave allait se réunir, je lui avais écrit[3] : Je ne me creuserai pas l’esprit à vous parler avec détail et à vous donner des instructions précises sur ce que vous savez mieux que moi. Faites tout ce que vous croirez nécessaire. Usez de tous les moyens que vous croirez utiles. Notre but, notre intérêt, notre politique vous sont parfaitement connus. Qu’on nous donne un pape indépendant, croyant et intelligent. De la nationalité italienne, de la foi catholique, un esprit ouvert et un peu de bon vouloir dans notre sens, voilà ce qu’il nous faut. J’espère que cela peut se trouver. Je suis sûr que c’est là ce que vous chercherez. Nous n’avons jusqu’à présent, quant aux noms propres, aucun préjugé ni aucune préférence. Ce sera à vous de diriger, s’il y a lieu de s’en servir, notre droit d’exclusion, comme tout le reste : tenez-moi bien au courant de toutes choses, et le plus promptement que vous pourrez.

Le premier acte de Pie IX, l’amnistie proclamée le 16 juillet 1846, répondit au sentiment public ; elle était large, sincère et pleine d’émotion. J’écrivis à M. Rossi[4] : L’impression que cet acte a produite partout, et particulièrement en France, est excellente. Non seulement on loue le pontife qui a su accomplir du premier coup un si grand bien ; mais on pressent, dans cette mesure et dans la façon dont elle a été prise, le caractère général de tout un gouvernement et de tout un règne.

C’est au pape lui-même qu’on en reporte tout le mérite et l’honneur. On veut y voir le prélude et le gage d’autres actes qui, sur d’autres matières, feront aussi à l’opinion sa juste part, sans affaiblir l’autorité. Et les hommes sensés et bien intentionnés ressentent une joie profonde en voyant qu’un pouvoir, qui a si longtemps marché à la tête de la civilisation chrétienne, se montre disposé à accomplir encore cette mission auguste, et à consacrer, en l’épurant et le modérant, ce qu’il y a de raisonnable et de légitime dans l’état et le progrès des sociétés modernes. Le cardinal Gizzi, tenu pour un homme éclairé, fut nommé secrétaire d’État à la place du cardinal Lambruschini : Il est à son poste, m’écrivit M. Rossi[5], il m’a paru très bien, un esprit froid et pratique. On m’assure cependant qu’on l’a déjà effrayé. C’est par la peur qu’on voudrait arrêter le pape et son ministre. On aurait dit au Saint-Père qu’il était regardé comme le chef des libéraux, que les intérêts du saint-siège et de la religion s’en trouveraient compromis. On assure que le pape et le ministre, le ministre surtout, sont ébranlés. Je n’ai rien vu, chez le pape, qui pût me le faire pressentir ; le langage de Gizzi, je le reconnais, pouvait également exprimer la prudence ou la peur. Quoi qu’il en soit, votre dépêche du 5 est arrivée très à propos. Elle est excellente. Après l’excitation produite par l’amnistie, se rejeter de l’autre côté, ce serait provoquer les troubles les plus violents. Espérons que le bon sens l’emportera.

Le 25 août 1846, la fête de saint Louis fut célébrée à Rome, dans l’église française, avec un concours extraordinaire de cardinaux. Dans l’après-midi, le pape y vint, selon l’usage, et fut remarquablement gracieux pour l’ambassadeur. M. Rossi alla le lendemain l’en remercier : Je suis d’autant plus aise de vous voir, lui dit le pape, que j’ai une faveur à vous demander. J’ai à cœur de satisfaire, autant que je le puis, aux besoins de mes peuples dont la principale richesse consiste dans les produits agricoles. J’espère que vous voudrez bien m’y aider en priant votre gouvernement d’accorder aux navires pontificaux chargés de blé le traitement des nations amies. — Je compris, m’écrivit M. Rossi, qu’il y avait là un quiproquo provenant de son peu de connaissance de nos lois. Je répondis que Sa Sainteté me trouverait toujours très empressé de me conformer à ses désirs, mais qu’avant d’écrire je lui demandais la permission de mettre au clair l’état actuel des choses et de le lui faire connaître. Il me remercia et ajouta en souriant qu’il savait, par mes écrits, qu’en me parlant de ces matières dans un sens favorable à la liberté des échanges, il ne mettrait pas l’ambassadeur en opposition avec l’économiste. Il me dit alors que le but constant de ses efforts était le développement du bien-être et de la prospérité de ses États, et en m’indiquant quelques-unes de ses idées comme pour en avoir mon avis, il ajouta :C’est là ce que je puis et dois faire. Un pape ne doit pas se jeter dans les utopies. Croiriez-vous qu’il y a des gens qui parlent même d’une ligue italienne dont le pape serait le chef ? Comme si la chose était possible ! Comme si les grandes puissances étaient disposées à le permettre ! Ce sont là des chimères. — Aussi, répondis-je, Votre Sainteté a autre chose à faire que de s’en occuper. Elle a tracé de sa main la route qu’elle doit suivre, et qui aboutira aux meilleurs résultats ; mettre fin aux abus qui, je le crains, sont nombreux, et introduire partout la régularité et l’ordre, c’est là, ce me semble, la pensée du Saint-Père. — Vous avez raison, c’est là ma résolution bien arrêtée ; il faut, avant tout, rétablir nos finances ; mais j’ai besoin d’un peu de temps. — Nul n’attend de Votre Sainteté des mesures précipitées ; l’essentiel est qu’on sache qu’elle s’en occupe activement. La confiance du public lui est entièrement acquise ; il attendra avec reconnaissance et respect ; tous mes renseignements me le prouvent. — Je suis bien aise de ce que vous me dites. Tenez : les Suisses ne plaisent pas et coûtent cher ; mais puis-je les licencier à l’instant même ?Pour cela aussi, il faut du temps ; on ne peut pas se priver d’une force avant d’avoir organisé celle qui doit la remplacer. — C’est cela même et je m’en occuperai ; dans ce moment, c’est sur nos finances que se fixe mon attention. — Je le conçois, et les éléments de prospérité que recèle son pays sont tels que Votre Sainteté ne manquera pas le but. Mais puisque Votre Sainteté veut bien m’honorer de cet entretien, je prendrai la liberté de lui rappeler ce qu’Elle sait mieux que moi, que le produit des impôts, des mêmes impôts, s’accroît d’une manière surprenante par le retour de la confiance et de l’activité publique. La confiance redeviendra active lorsqu’on verra que Votre Sainteté fait une guerre incessante aux abus, et qu’Elle veut réformer à la fois l’administration proprement dite et l’administration de la justice. — Oh ! tenez pour certain que, dès qu’un abus me sera prouvé, je ferai un exemple. — Deux ou trois exemples corrigeront des centaines d’employés. — Pour la justice aussi, je crois que vous avez raison, et qu’il y a bien des complications et des longueurs dans notre procédure criminelle. — Il mit alors en avant quelques idées ; mais comme elles ne me paraissaient pas assez mûries, et que la discussion en aurait été longue et délicate, je préférai ne pas l’aborder dans ce moment, et je me rejetai dans les généralités en lui disant que le Saint-Père ne manquerait pas d’occasions d’appliquer son ardent amour du bien ; ne voulant pourtant pas laisser finir l’entretien sans toucher un mot des affaires spirituelles, je lui dis qu’encouragé par la bonté du Saint-Père, je voulais lui rendre confiance pour confiance. Voici mon apologue. Je lui racontai que le nouveau ministre de Prusse, M. d’Usedom, avec qui je suis très bien, m’étant allé voir à Frascati, nous avions beaucoup parlé de Sa Sainteté et des actes du nouveau pontificat, et qu’après avoir applaudi à tout le bien que le Saint-Père avait déjà accompli dans l’ordre temporel, mon interlocuteur m’avait demandé ce que je préjugeais de sa direction dans les affaires spirituelles. A quoi, dis-je au pape, j’ai répondu en riant :Votre Excellence, qui vient du pays de la philosophie, sait mieux que moi que la raison humaine est une, et que lorsqu’elle est sage et prudente sur un ordre d’idées, il n’y a pas motif de croire qu’elle sera imprudente et folle sur un autre. Quant à moi, je suis convaincu que les gouvernements n’auront qu’à se louer de la direction que Pie IX donnera aux affaires de l’Église. — Je vous remercie, Monsieur l’ambassadeur, m’a dit le pape ; vous m’avez rendu justice ; je ne cherche que l’harmonie et la paix. Seulement vous savez qu’il est des limites que nous ne pouvons pas franchir. — C’est précisément ce que j’ai fait remarquer au ministre de Prusse. Pour nous, lui ai-je dit, qui sommes catholiques, nous sommes certains de ne jamais rien demander qui puisse blesser la conscience du pape ; quant à vous autres hérétiques, ai-je ajouté en souriant, le cas pourrait être différent. — Le pape s’est mis à rire et m’a demandé avec empressement ce que M. d’Usedom m’avait répondu :Il m’a répondu, de la meilleure grâce du monde, qu’eux aussi ils connaissaient ce qu’ils devaient respecter dans leurs négociations avec Rome, et qu’on pouvait être sans inquiétude à cet égard. — Dans ce cas, ai-je dit, soyez certain que vous trouverez ici l’accueil que vous pouvez désirer. — Le pape m’a remercié de nouveau de la confiance que j’avais cherché à inspirer, et m’a répété que mes prévisions ne seraient pas démenties. Je lui demandai alors une faveur pour un prêtre français, ce qu’il m’accorda avec le plus gracieux empressement, et l’entretien se termina.

Dans cet entretien spontané, le pape avait touché à tout, aux affaires temporelles du saint-siège et aux spirituelles, à la chance de sa présidence d’une ligue italienne et à ses relations avec les puissances étrangères, à sa garde suisse et à une garde civique, aux finances et au commerce, aux abus administratifs et aux réformes judiciaires. Le surlendemain, le cardinal Gizzi communiqua à M. Rossi une circulaire qu’il venait d’adresser aux gouverneurs des provinces pour la fondation d’une école consacrée à l’éducation des jeunes gens pauvres et pour les progrès de l’instruction populaire. Évidemment l’esprit de Pie IX était en mouvement sur tous les sujets, abordait toutes les questions, entrouvrait toutes les voies de réforme, tantôt avec une confiance naïve, tantôt avec une inquiétude un peu officielle ; et en même temps qu’il se montrait ainsi en sympathie avec les désirs de son temps et de son peuple, il témoignait, pour le gouvernement français et son représentant à Rome, une disposition communicative qui attestait la sincérité de ses penchants réformateurs.

Mais entre l’intention et l’action, la distance est grande et la route difficile ; le pape ne tarda pas à rencontrer les obstacles et M. Rossi à déplorer les hésitations : La lutte recommence, m’écrivait-il dès le 28 juin 1846, entre la vieille et la jeune Italie ; le parti des vieux accuse les jeunes de perdre le pays par leurs faiblesses... Trop de lenteur de la part du gouvernement irrite les uns, encourage les autres, et rend la situation délicate. Je l’ai dit crûment au pape. Il paraît l’avoir compris ; mais l’idée d’agir sans déplaire à personne est une chimère dont il aura quelque peine à se défaire..... Les intentions et les vues sont toujours excellentes ; je voudrais être certain que les connaissances positives et le courage ne feront pas défaut... Ce qu’il se propose de faire est bien et sera suffisant si c’est fait promptement et nettement ; mais on ne sait pas même ici faire valoir le bien qu’on fait ; on aime à le faire, pour ainsi dire, en cachette, et on en perd ainsi le principal effet, l’effet d’opinion. Le cardinal Gizzi ne peut se débarrasser, dans ses actes, de ces formes surannées qui sont ridicules aujourd’hui ; c’est par une circulaire de quatre pages, fort embrouillée, qu’il a supprimé deux mauvais tribunaux..... On touche à tout ; on se décide in petto ; on persévère dans ses résolutions ; mais on n’agit pas. Ce n’est pas l’idéal du gouvernement, c’est le gouvernement à l’état d’idée... La popularité du pape est presque entière ; je crains seulement qu’il n’en abuse, croyant pouvoir s’y endormir comme sur un lit de roses..... Le pays attend, mais avec une impatience résolue. La fête donnée au pape le jour de l’an s’est passée avec un ordre parfait, mais parfait au point qu’il ressemble déjà à une organisation..... En attendant, le mouvement des esprits s’accroît à vue d’œil ; les écrits, les journaux se multiplient ; les réunions, les assemblées aussi, et elles s’organisent. La légalité est respectée, mais le sang commence à circuler rapidement dans ce corps qui était, il y a un an, calme et froid comme un mort..... Le peuple et ses meneurs ont l’habileté et l’à-propos qui manquent au gouvernement..... Le parti modéré et libéral d’un côté et le parti radical de l’autre s’organisent ; et en présence d’un gouvernement qui ne sait rien organiser ni rien conclure, les deux partis font cause commune. Ils se seraient séparés et le parti radical n’aurait été qu’une tentative impuissante si le gouvernement, par des mesures franches et promptes, avait su rallier le premier et en faire un parti de conservateurs zélés et satisfaits. Il y a eu bien du temps perdu, et ce qui aurait suffi il y a quelques mois ne suffirait plus aujourd’hui. Mais, après tout, on serait encore à temps si le pape parvenait enfin à s’aider d’un gouvernement actif, loyal, intelligent, énergique. Le cardinal Gizzi se retire, et on ne sait pas encore d’une manière certaine quel sera son successeur. On dit que le cardinal Ferretti, qu’on attend d’un jour à l’autre, fait des objections[6].

Deux choses manquaient à la cour de Rome pour qu’un tel gouvernement s’y formât aussi promptement et aussi complètement qu’il l’aurait fallu : l’expérience et la hardiesse. Au contraire de son ancienne et puissante histoire, cette cour, depuis la fin du XVIIe et pendant le XVIIIe siècle, s’était montrée plus préoccupée de vivre que d’agir, et plus habile à éluder les périls ou les nécessités de sa situation qu’à y satisfaire. Presque uniquement appliquée à se tenir en dehors du grand courant de la civilisation européenne, elle était devenue routinière et timide. Un moment, au milieu des tempêtes et sous les coups de la révolution française, elle avait retrouvé, grâce à la vertu de Pie VI et de Pie VII et à l’habileté digne du cardinal Consalvi, quelques traits de son intelligente grandeur ; le Concordat de 1801 et la résistance invincible du pape détrôné au despote tout-puissant qu’il avait sacré étaient de grands faits et de grands exemples ; mais au sein de la sécurité trompeuse que lui inspira la Restauration européenne et française, la cour de Rome retomba dans son ornière tantôt de réaction, tantôt d’inaction ; parce qu’elle n’était plus aux prises avec le torrent révolutionnaire, elle oublia qu’elle était en présence de l’esprit de liberté et de progrès qui, en dépit de la Sainte-Alliance, des congrès et des conspirations ou des révolutions avortées, prévalait de plus en plus en Europe. La prépondérance laïque, la publicité générale, la discussion continue, l’activité industrielle, commerciale, intellectuelle, internationale, tout ce régime aussi puissant que nouveau, Rome l’ignorait autant qu’elle le redoutait ; elle n’avait appris ni à vivre en contact avec lui, ni à traiter avec lui, ni même à le bien comprendre et à lui parler une langue analogue au nouveau tour des esprits et propre à agir sur eux ; elle restait stationnaire et étrangère au public moderne dans ses phrases encore plus que dans ses principes. C’était de cet état d’isolement et d’inertie que Pie IX entreprenait de faire sortir la papauté.

Encore s’il n’avait eu à se préoccuper que des affaires et des questions romaines, temporelles ou spirituelles ! Quoique déjà bien grandes, les difficultés ne dépassaient pas son pouvoir. Mais on reconnut bientôt et le pape reconnut bientôt lui-même qu’il était en présence d’intérêts et de problèmes bien plus vastes et bien au-delà de sa portée ; il fut bientôt évident que ce n’était pas seulement du régime intérieur des États romains, mais du sort territorial et politique de l’Italie tout entière qu’il s’agissait. La domination autrichienne pesait encore sur tous les États italiens, partout l’appui du parti stationnaire et de plus en plus antipathique au sentiment public. L’idée de l’unité nationale, monarchique ou républicaine apparaissait et montait sur l’horizon. A peine entré dans la carrière des réformes romaines, Pie IX vit s’ouvrir devant lui la perspective des guerres et des révolutions italiennes.

C’était là sans doute, pour lui, un grand sujet d’inquiétude, mais aussi un puissant motif de vider promptement, dans ses propres États, les questions de réforme, et de se mettre ainsi, après avoir donné l’exemple, en mesure de marquer lui-même la limite. J’écrivis à M. Rossi[7] : Dites très nettement, et partout où besoin sera, ce que nous sommes, au dehors comme au dedans, en Italie comme ailleurs. Nous sommes des conservateurs décidés. C’est la mission première et naturelle des gouvernements. Nous sommes des conservateurs d’autant plus décidés que nous succédons, chez nous, à une série de révolutions, et que nous nous sentons plus spécialement chargés de rétablir chez nous l’ordre, la durée, le respect des lois, des pouvoirs, des principes, des traditions, de tout ce qui assure la vie régulière et longue des sociétés. Mais en même temps que nous sommes des conservateurs décidés, nous sommes décidés aussi à être des conservateurs sensés et intelligents. Or nous croyons que c’est, pour les gouvernements les plus conservateurs, une nécessité et un devoir de reconnaître et d’accomplir sans hésiter les changements que provoquent les besoins sociaux nés du nouvel état des faits et des esprits, et qui ne sauraient être refusés sans amener, entre la société et son gouvernement, et au sein de la société elle-même, d’abord un profond malaise, puis une lutte continue, et tôt ou tard une explosion très périlleuse. Le gouvernement pontifical, en apportant dans sa conduite la prudence nécessaire, prendra soin aussi, nous en sommes convaincus, d’entretenir et de mettre à profit cette première impression publique si vive et si favorable qu’ont excitée ses premiers actes. Les vœux d’une population qui a longtemps souffert sont, à beaucoup d’égards, chimériques, et il serait impossible de les satisfaire ; mais il faut aussi prévoir que, si les améliorations réelles, efficaces, graduelles, ne commençaient pas avec certitude, l’opinion publique se lasserait, et, de confiante qu’elle est aujourd’hui, deviendrait ombrageuse et exigeante, en proportion de ce qu’elle regarderait comme des mécomptes. Reconnaître, d’un œil pénétrant, la limite qui sépare, en fait de changements et de progrès, le nécessaire du chimérique, le praticable de l’impossible, le salutaire du périlleux ; poser d’une main ferme cette limite et ne laisser au public aucun doute qu’on ne se laissera pas pousser au delà, voilà ce que font et à quels signes se reconnaissent les vrais et grands chefs de gouvernement, ceux en qui se rencontrent, comme le disait M. Royer-Collard sur le tombeau de Casimir Périer, ces instincts sublimes qui sont la portion divine de l’art de gouverner. C’est évidemment l’œuvre qu’entreprend le pape, et j’espère qu’il y réussira, car il me paraît doué de ces instincts que la Providence ne donne qu’à ceux qu’elle charge d’une telle mission. Il peut compter sur tout notre appui. Nous ferons tout ce qui dépendra de nous, tout ce qu’il désirera de nous pour le seconder dans sa tâche.

L’arrivée à Rome du cardinal Ferretti, le nouveau secrétaire d’État appelé à remplacer le cardinal Gizzi et ami particulier du pape, était, pour la politique plus complète et plus active que nous recommandions, une circonstance favorable : Ce n’est pas un grand esprit, m’écrivit M. Rossi[8], mais il a du courage et du dévouement ; il pourrait être pour Pie IX une sorte de Casimir Périer. Il nous écoutera, je crois ; il me l’a dit avec effusion, et il n’est pas homme à simuler ; il a le défaut contraire. D’ailleurs le pape disait l’autre soir à un de mes amis qu’après tout c’était sur la France qu’il devait s’appuyer, et qu’il n’avait qu’à se louer du gouvernement du roi et de son ambassadeur :Cependant, ajoutait-il en souriant, j’aurais un service à leur demander et je crains qu’on ne me trouve indiscret ; je ne voudrais pas non plus un refus. — Il lui dit alors qu’il avait besoin de quelques milliers de fusils pour sa garde civique ; qu’à la vérité il pourrait les avoir soit de Naples et de Turin, soit de l’Autriche, mais qu’il ne s’en souciait pas, que cela donnerait lieu à des commentaires fort divers et fort absurdes, qu’il éviterait tout cela en les tirant de France. — Et puis, disait-il, comme je ne suis pas en fonds, je suis convaincu que le gouvernement français me donnerait un petit délai pour le paiement. — Il le pria de me sonder à cet égard. Je répondis qu’à la vérité je ne connaissais rien à cette nature d’affaires, mais que le pape pouvait être certain de deux choses : l’une, que l’ambassadeur, sur la demande du Saint-Père, écrirait avec empressement et avec zèle ; l’autre, qu’à moins d’une impossibilité à moi inconnue, le gouvernement du roi serait heureux de pouvoir seconder les vues du pape. Il s’agit, je présume, de sept ou huit mille fusils, et, pour le paiement, de quelques mois de délai. Je crois que, si la chose est possible, cela serait décisif pour nous ici. Je n’ai pas besoin de vous en dire davantage, vous voyez tout. Je ne sais si le pape m’en parlera demain.

M. Rossi vit en effet le pape le lendemain, et l’audience tombait au milieu de nouvelles graves. Très préoccupé du mouvement italien, le prince de Metternich avait dit au nonce du pape à Vienne que l’Autriche n’interviendrait pas sans être appelée, mais que d’autres pourraient intervenir ; que dès lors elle devait prendre des précautions pour la défense de ses intérêts en Italie ; que le moins qu’elle pourrait faire serait d’envoyer un corps de vingt-cinq mille hommes à sa frontière, vers les États pontificaux. Ces troupes en effet, tout ou partie[9], sont déjà à leurs postes. Piccarolo, Occhiobello, Polesella et autres petits bourgs en sont encombrés. La garnison de la citadelle de Ferrare a été renforcée au point que le commandant autrichien a déclaré au gouvernement pontifical qu’il n’avait pas de place pour loger toutes ses troupes dans le fort ; et, par ce motif ou sous ce prétexte, il a demandé à pouvoir caserner mille hommes dans la ville avec vingt-neuf officiers. Ici on était à chercher (sans le trouver !) un exemplaire de la convention passée, dit-on, dans le temps, au sujet de Ferrare, avec l’Autriche. Je crois qu’on écrit aujourd’hui au légat de Ferrare de vérifier, lui, si la demande est conforme aux stipulations, et, si elle ne l’est pas, de protester. Il est évident que si les Autrichiens s’établissent dans la ville, ce fait sera regardé, non seulement dans les États du pape, mais dans toute l’Italie, comme une invasion. Quel en sera l’effet dans l’état des esprits ? Sera-ce l’abattement ou l’irritation ? C’est une appréciation difficile. Quant aux États du pape, si le reste de l’Italie ne bouge pas, des troubles partiels me paraissent plus à craindre qu’une insurrection générale : il faudrait, je crois, pour cela, l’initiative à Rome, et cette initiative, le pape, par son autorité morale, peut encore la prévenir.

Je l’ai vu hier matin. Il ne connaissait pas encore la demande du commandant autrichien de Ferrare ; du moins il ne m’en a pas parlé, bien que l’entretien fût intime. En me parlant des coupables folies des opposants à ses réformes :Je leur ai fait sentir, me disait-il, combien ils s’aveuglent : s’ils amènent les Autrichiens, il faudra bien que les Français arrivent. Nous entrerons en conférence. L’Angleterre aussi voudra y mettre son mot, et nous serons obligés de faire, sous la férule (la sforza) de l’Europe, plus de changements et de réformes que nous n’en ferions agissant spontanément et avec dignité. — Je lui dis sans détours qu’il fallait justifier ce raisonnement par des faits immédiats et décisifs, qu’il n’y avait pas une heure à perdre, que son gouvernement s’était abandonné, que l’anarchie pouvait éclater sanglante d’un instant à l’autre, que sans doute l’influence morale du pape lui-même était encore grande, mais qu’il ne fallait abuser de rien ; qu’il fallait sur-le-champ, d’un côté nommer et convoquer les délégués des provinces, de l’autre fonder un véritable ministère ; que désormais il me paraissait impossible de ne pas y introduire au moins deux laïques ; que cela ne changeait rien à l’essence du gouvernement pontifical, de même que, dans certains pays, on trouve tout simple qu’une femme soit impératrice ou reine, bien que personne ne voulût y accepter une femme pour ministre de la guerre ou des finances. J’ajoutai qu’au surplus je ne pouvais que lui répéter que nous n’avions point de mesures à lui dicter, qu’à sa haute sagesse seule il appartenait de décider, que seulement je le suppliais de ne pas perdre un temps dont chaque minute était précieuse pour la dignité, l’honneur, l’avenir du saint-siège, et je lui fis connaître votre dernière dépêche. — M. Guizot sera un peu inquiet, me dit le pape. — Il ne l’était pas encore, Saint-Père ; ce qui prouve à Votre Sainteté que je ne me suis pas pressé d’alarmer mon gouvernement. Mais je dois, avant tout, ne pas trahir la confiance dont le roi m’honore, et je ne puis induire mon gouvernement en erreur ; je ne cache pas à Votre Sainteté que j’ai dû lui faire connaître, avec une scrupuleuse exactitude, l’état des choses.

Le pape fut très touché de la dépêche, des sentiments du roi, des conseils bienveillants de son gouvernement ; il m’en parla avec effusion. Il me remercia de tout ce que je lui avais dit ; il m’assura, avec plus d’énergie et de résolution dans ses paroles que je ne lui en connaissais jusqu’ici, qu’il y avait en effet des choses qu’il fallait faire sur-le-champ, entre autres les deux que j’avais indiquées ; que rien ne s’opposait à l’introduction de deux laïques dans le ministère, qu’il y avait même des précédents, dont un dans sa propre famille. Il entra dans d’autres détails pratiques sans intérêt pour vous, mais qui prouvaient qu’il comprenait les nécessités du moment et les enseignements que le roi et son gouvernement avaient donnés au monde entier.

Il me parla ensuite des sept ou huit mille fusils, d’un calibre léger, dont il a besoin pour sa garde civique, et il me demanda de vous en écrire confidentiellement, inofficiellement, pour savoir si vous seriez disposé à faire avec lui un petit bout de convention pour cette fourniture. Il tient beaucoup à la faire avec nous ; le refus lui serait un vif chagrin ; veuillez me répondre quelque chose d’ostensible.

Enfin, en me parlant du complot contre-révolutionnaire dont toute la ville est préoccupée, et dont elle est persuadée au point que ceux qui en doutent passent pour des imbéciles ou pour des complices, le pape me dit qu’il était peu enclin à croire à de telles machinations, mais qu’après tout il était nécessaire que la vérité fût connue, et qu’il avait, le matin même, donné l’ordre de commencer une enquête judiciaire. — Et cela, lui dis-je, mettra fin à des arrestations et perquisitions arbitraires qui déshonorent un gouvernement et sont une preuve d’anarchie ; aujourd’hui on arrête, demain on peut massacrer. — Il en convint, et à cette occasion je lui fis sentir la nécessité de régler immédiatement l’action de la garde civique, et de la soumettre, en tout et pour tout, à l’autorité civile. Il me remercia et me dit qu’on s’en occupait activement. Bref, il me parut que le cardinal Ferretti lui avait déjà infusé un peu de vigueur.

Mais hier soir, de six heures à minuit, une scène, à la vérité plus ridicule encore que fâcheuse, se passait près de Santo Andrea delle Fratte. On crut apercevoir un certain Minardi, espion fameux de la police grégorienne, et qu’on tient pour l’un des principaux agents du terrible complot qui monte toutes les têtes. On se met à lui donner la chasse sur les toits, de maison en maison. Enfin on se persuade qu’il s’est réfugié dans un petit oratoire, dans un lieu saint : on court, on s’assemble, on le veut à tout prix. On était là à vociférer depuis plusieurs heures ; mais nul n’osait violer l’enceinte du lieu sacré. A dix heures, je voulus voir de mes yeux et entendre de mes oreilles ce qui en était ; j’y fus à pied, confondu dans la foule : c’était une farce. Quelques centaines de personnes, dont les deux tiers des femmes, de paisibles passants, des prêtres, des curieux comme moi. Si le gouvernement avait envoyé tout bonnement une centaine de gardes civiques, au petit pas, l’arme au bras, avec un magistrat en tête, disant tout simplement : Retirez-vous, Messieurs, dans dix minutes la place aurait été évacuée et le rassemblement dissipé. Au lieu de cela, on l’a laissé criailler des heures entières, et enfin on a voulu lui persuader que l’homme n’y était pas. — Il y est ; nous l’avons vu ; s’il n’y est pas, ouvrez donc la porte de l’oratoire. — Le gouverneur ayant échoué, on invente d’envoyer le père Ventura sermonner ce peuple. J’y étais. C’était une comédie qu’on ne peut voir qu’à Rome. Premier sermon dans l’église de Saint-André. On accourt, on écoute, on applaudit. — Vive Jésus-Christ ! Vive le pape ! Vive le peuple romain ! Vive le père Ventura ! Mais il nous faut l’homme. — Arrive le permis du cardinal-vicaire pour l’entrée de la force publique dans le lieu d’asile. Arrivent enfin (c’était onze heures) des troupes et une voiture. Il est entendu que le père Ventura prendra l’homme dans son carrosse et le mènera en prison ; le peuple se contentera de le voir et de le siffler. On pénètre dans l’asile ; le peuple haletant attend la sortie. Tout à coup on voit le père Ventura grimpé sur je ne sais quoi, pérorant, gesticulant, et je saisis ces paroles :Je vous assure qu’il n’y est pas. — Oui, il y est. — Mais s’il y était, je vous l’ai dit, je l’aurais pris par le bras, mis en voiture avec moi pour le remettre à la justice, et vous l’auriez respecté. — Oui, oui, mais il y est. — Quoi ? vous oubliez que je suis prêtre (sacerdote) ? un prêtre voudrait-il vous tromper et mentir ?Ah ! ah ! le coquin se sera sauvé par derrière. — Ventura reprend la parole. — Vive le père Ventura !Eh bien ! mes enfants, allons-nous-en et accompagnez-moi chez moi. — Ainsi fut fait et bonsoir. Voilà ce peuple devant lequel ce gouvernement s’est abandonné. J’ai voulu vous ennuyer de ce détail parce qu’il me paraît caractéristique, et que je tiens à ce que vous connaissiez le fond des choses.

En attendant, le découragement était hier au Quirinal. Un intime du cardinal Ferretti était chez moi ce matin, à huit heures. Je l’ai remonté et lui ai fait sentir qu’il était honteux de s’abandonner de la sorte, que c’était se perdre dans des embarras qui étaient à peine des difficultés, qu’il n’y a pas un de nous qui, maître ici des affaires pendant quinze jours, ne rendît au pape un État parfaitement réglé. Il est allé remonter le cardinal, et nous sommes convenus que, s’il ne me faisait pas dire d’aller moi-même chez le secrétaire d’État, c’était preuve qu’il avait réussi, qu’on agissait et que tout allait bien. Il est quatre heures. Je n’ai pas reçu d’avis. J’en conclus qu’on agit, et je fais partir ma lettre.

On agit en effet. A travers ces faiblesses et ces gaucheries, malgré tant d’hésitation et d’inexpérience, les sincères intentions du pape, le courage du cardinal Ferretti, les conseils donnés par M. Rossi avec autant de mesure que de franchise, l’appui persévérant du gouvernement français portaient leurs fruits. Nous envoyâmes au pape, aux conditions qui lui convenaient, les fusils qu’il désirait. La garde civique fut organisée. Un décret organisa également le conseil des ministres, régla les attributions des divers départements, leur action spéciale et leur délibération commune. Le budget romain de 1846 fut publié. Un autre décret rendit à la ville de Rome une organisation municipale efficace. La presse, sans être affranchie de la censure, obtint plus de liberté pratique et quelques garanties contre l’arbitraire administratif et secret. Les améliorations de l’ordre matériel ou purement moral se joignaient à ces progrès de l’ordre politique. Les chemins de fer étaient décrétés. Les tarifs de douane libéralement modifiés. L’Université de Bologne était restaurée et enrichie de nouveaux cours. Des salles d’asile (asili infantili) s’ouvraient dans les principales villes. On pressait le travail des commissions chargées d’examiner les questions et de redresser les abus de l’ordre judiciaire. De toutes les réformes méditées à Rome, me disait à Paris M. Lasagni, grand jurisconsulte, romain de naissance, et l’un des magistrats les plus éminents de notre cour de cassation, c’étaient là les plus importantes et les plus praticables, les plus urgentes et les moins compromettantes. Enfin un motu proprio du pape ordonna qu’une assemblée de notables appelés des provinces, et choisis pour la première fois par le pape, sur une triple présentation des provinces mêmes, se réunirait à Rome le 15 novembre, s’occuperait de l’accomplissement définitif des réformes commencées ou préparées, et donnerait son avis sur les grandes affaires temporelles de l’État.

Dans tout ce mouvement progressif et réformateur, l’influence des libéraux modérés et laïques était de plus en plus active et prépondérante : Je leur ai toujours conseillé et je leur conseille toujours, m’écrivait M. Rossi[10], de ne pas se séparer du gouvernement et de ne pas se mêler avec les radicaux. Jusqu’ici ils ont joué la partie avec un calme, une adresse, une clairvoyance admirables. Ils savent bien, eux, ce qu’ils veulent, et ils savent aussi le dissimuler, convaincus que les embarras et les difficultés iront croissant, et que le pape à la fin sera obligé de chercher capacité et force là où ces mérites sont réellement. Le pape n’a rien à craindre ; mais les prélats ! N’est-ce pas curieux de voir comment la vieille habileté sacerdotale a fini par passer du clergé dans les laïques ? Mais le premier a perdu ce que les seconds ont gagné : c’est un maître qui n’a pas seulement communiqué sa science ; il l’a donnée.

Quelques jours avant de donner aux libéraux laïques romains cet éloge, M. Rossi les avait vus à l’épreuve dans une circonstance délicate, et leur conduite avait justifié son espérance. Dans ma dépêche du 28 juin dernier, m’écrivait-il le 18 juillet 1847, j’avais l’honneur de faire observer à Votre Excellence que, s’il y avait un jour difficile à passer ici, c’était le 17 juillet, jour anniversaire de l’amnistie proclamée par le pape à son avènement. Il se préparait de grandes fêtes ; le pape les avait autorisées. Mais dès le 14 juillet, des bruits sinistres commencèrent à se répandre, et l’alarme devint bientôt générale. Les uns affirmaient que les rétrogrades avaient organisé un complot qui devait éclater d’une manière sanglante au milieu de la fête. On désignait les conspirateurs ; on affichait partout leurs noms ; on les accusait d’avoir séduit une partie des troupes pontificales, d’avoir armé de stylets un grand nombre d’hommes, dont plusieurs arrivés, disait-on, de la Romagne, et de vouloir provoquer un tumulte pour faire alors main basse sur les libéraux.

D’autres au contraire accusaient les chefs du parti progressiste d’avoir organisé la fête dans un but révolutionnaire, et de vouloir, ce jour-là, soulever les masses contre les amis de l’ordre et le gouvernement établi.

A coup sûr, Votre Excellence n’attend pas que je lui dise au juste ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans ces accusations réciproques. Elle connaît trop les mensonges, soit stupides, soit calculés, des partis.

Ce qui est vrai, c’est qu’il y a, dans les deux camps, des têtes exaltées, et quelques hommes sans principes et capables de tout.

Il est également vrai que l’inertie du gouvernement encourageait les rétrogrades et exaspérait les progressistes. Ceux-ci du moins ne cachaient pas leurs sentiments ; ils en faisaient part tous les jours au public par des imprimés clandestins que la police ne savait pas arrêter et que le public dévorait.

Enfin il est certain que l’alarme était générale et profonde. Dans cet état de choses, dans cet ébranlement des esprits, il aurait suffi, le jour de la fête, d’un cri imprudent ou perfide, d’un accident quelconque, pour faire éclater, même sans projet et sans complot, un grand désordre et peut-être de grands malheurs.

Le moment était, à mes yeux, décisif, non seulement pour le présent, mais pour l’avenir. La fête avait été permise par le pape lui-même. Le peuple le savait. La secrétairerie d’État, qui est ici tout le gouvernement, était dans l’interrègne ministériel ; le cardinal Gizzi s’était retiré et son successeur, le cardinal Ferretti, n’avait pas encore pris possession. La police s’était annulée. La force publique, comme il arrive toujours quand le pouvoir s’abandonne, flottait incertaine et se demandait où était, pour elle, le chemin du devoir. Les hommes modérés et influents, les conservateurs pouvaient seuls intervenir utilement et prévenir un désordre. C’était le moment de voir s’ils étaient intelligents, fermes, résolus, ou s’ils voulaient, comme dans d’autres pays, se borner, les bras croisés, à de vaines lamentations, et livrer leur pays aux factions. Ils ont agi ; ils ont agi spontanément, promptement, habilement. La haute noblesse romaine s’est, dans cette circonstance délicate, montrée active et capable. Je me plais à citer Rospigliosi, Rignano, Aldobrandini, Borghese, Piombino, etc., etc.

Il fallait que le pape suspendît la fête sans se dépopulariser. Le duc de Rignano rédigea à la hâte une pétition disant que la garde civique, récemment instituée et ayant le désir d’y assister, suppliait Sa Sainteté de retarder la fête jusqu’à ce que cette garde pût être organisée. La pétition fut couverte sur-le-champ de signatures nombreuses et des noms les plus respectables.

Il fallait, pour prévenir un choc, persuader aussi les chefs des divers partis populaires. Ces messieurs les ont franchement abordés, et à la vérité, non sans efforts, ils les ont tous ramenés. Tous ont signé. Le soir même, le duc de Rignano présenta la pétition au pape, et lui amena en même temps un des chefs populaires les plus habiles et les plus influents. Le pape adhéra, et le matin suivant fut publiée la notification pour le renvoi de la fête.

Ce n’était pas tout. A tort ou à raison, on craignait pour le soir même des désordres, des attaques personnelles. Comme je le disais, on avait affiché la liste des prétendus conspirateurs rétrogrades, ce qui devenait en quelque sorte une liste de proscription. On signalait ces malheureux à la fureur populaire. On pouvait craindre aussi que la queue du parti progressiste ne fût pas aussi persuadée que les chefs, et qu’irritée de la suspension de la fête, elle ne se livrât à quelques excès. Dans l’état des choses, il faut bien le reconnaître, il n’y avait de ressource que dans la garde civique. Le soir même, on est parvenu à en mettre provisoirement sur pied une partie. Chaque quartier (rione) a eu ses postes et son corps de garde improvisés. Les seigneurs romains ont prêté des locaux dans leurs vastes palais. Les gardes ont répondu à l’appel avec empressement ; et pour quiconque connaît cette population, sa goguenardise, son esprit mordant et sarcastique, il est évident qu’elle se croyait menacée d’un danger prochain, par cela seul qu’elle a pris fort au sérieux et accueilli avec reconnaissance et respect une garde improvisée, sans instruction, sans uniforme, qui, dans toute autre circonstance, aurait été le sujet d’innombrables épigrammes. Parmi les commandants de bataillon se trouvent, entre autres, le prince Corsini, malgré ses quatre-vingts ans qu’il porte, il est vrai, admirablement, le prince de Piombino, le plus riche seigneur de Rome, le prince Aldobrandini, le prince Doria, D. Carlo Torlonia, etc., etc. Le pape a nommé hier le duc de Rignano chef de l’état-major général. C’est aussi un excellent choix.

Nous devons, il faut le dire, à cette mesure improvisée la parfaite tranquillité de ces derniers jours. La journée du 17 s’est passée sans la moindre tentative de désordre.

Mais toute médaille a son revers. Par une conséquence facile à prévoir de tous les faits que je viens d’indiquer, toute la police s’est trouvée, ces jours-ci, concentrée de fait dans les douze corps de garde. C’est là qu’arrivaient les dénonciations et les plaintes ; c’est là qu’on accourait pour faire du zèle. De là quelques arrestations, je crois, fort à la légère, non seulement d’hommes accusés de vol, mais de suspects politiques, des visites domiciliaires, des saisies de papiers. Ce matin encore, le capitaine Muzzarelli, un des douze qu’on avait signalés au peuple comme auteurs d’un complot contre-révolutionnaire, ayant eu l’imprudence de se montrer au public, la garde civique l’a arrêté. Elle a bien fait dans le cas particulier ; c’était le seul moyen de le sauver.

Ces faits n’ont pas, j’en conviens, une grande gravité : les personnes arrêtées sont bientôt relâchées, les chefs de la garde civique sont tous des hommes respectables, et leur autorité n’est nullement méconnue ; le peuple lui-même entend facilement raison et ne s’obstine pas dans ses erreurs. Toujours est-il qu’il y a eu un déplacement de pouvoir, que ce qui ne doit être qu’auxiliaire est devenu principal ; et de là à devenir pouvoir dirigeant, il n’y aurait pas loin si le fait se prolongeait.

On avait rendu suspects au peuple, comme soldés par la contre-révolution, les carabiniers et les grenadiers des troupes pontificales. Hier, il y a eu explication et réconciliation entre eux et les chefs populaires. C’est très bien ; mais si on commençait réellement à descendre la pente, cela pourrait vouloir dire que les troupes marcheraient au besoin avec la révolution.

J’espère encore que ce dernier mot est trop gros pour la situation et que nous ne serons pas forcés de nous en servir.

Cependant j’ai cru devoir m’en servir hier ad terrorem. Je me rendis à la secrétairerie d’État. Je trouvai le sous-secrétaire d’État, Mgr Corboli, assez ému. Je lui dis sans détour que je ne voulais pas revenir sur le passé, ni rechercher s’il n’eût pas été facile de prévenir ce qui arrivait ; qu’alors on avait devant soi des mois, qu’on n’avait plus aujourd’hui que des jours, des heures peut-être ; que la révolution était commencée, qu’il ne s’agissait plus de la prévenir, mais de la gouverner, de la circonscrire, de l’arrêter ; que, si l’on y apportait les mêmes lenteurs, de bénigne qu’elle était, elle s’envenimerait bientôt ; qu’ils devaient se persuader qu’en fait de révolution nous en savions plus qu’eux, et qu’ils devaient croire à des experts qui sont en même temps leurs amis sincères et désintéressés ; qu’il fallait absolument faire, sans le moindre délai, deux choses : réaliser les promesses et fonder un gouvernement réel et solide, en d’autres termes apaiser l’opinion qui n’est pas encore pervertie, et réprimer toute tentative de désordre. — Le parti conservateur existe, dis-je ; il s’est montré actif, intelligent, dévoué. — Corboli convint pleinement dans ces idées, et il m’indiqua, comme la mesure la plus urgente et la plus décisive, l’appel des délégués des provinces. — Soit, dis-je ; je crois la mesure fort bonne si elle est bien conduite, s’il y a en même temps un gouvernement actif et qui sache rallier autour de lui les forces du pays. Mais, encore une fois, la perte d’un jour peut être un mal irréparable.

Quelques minutes après, le nouveau secrétaire d’État, le cardinal Ferretti, s’installait au Quirinal. Je l’ai vu ce matin. J’ai été fort content de lui. Il s’est montré pénétré de l’urgence de la situation ; et en reprenant les deux points que j’avais signalés à Mgr Corboli, il m’a dit, quant au premier, qu’il espérait pouvoir publier demain la liste des délégués choisis, et indiquer l’époque de la convocation. Ce sera, j’en conviens, un grand pas pour calmer les esprits. Quant au second point, il m’a dit qu’il avait déterminé Grassellini[11] à se retirer, et nommé Mgr Morandi pro-gouverneur de Rome. C’est aussi une bonne mesure ; mais, seule, elle serait insuffisante. En attendant, il est juste de reconnaître qu’on ne pouvait pas faire plus en quelques heures.

Je me félicitai et je félicitai M. Rossi des progrès qu’il me signalait ainsi comme déjà accomplis ou qu’il me faisait entrevoir : C’est avec une satisfaction très réelle, lui dis-je[12], que nous voyons le gouvernement de Sa Sainteté adopter une ligne de conduite claire et décidée qui, par cela même qu’elle ne laisse aucun doute sur ses intentions et qu’elle doit satisfaire les amis des réformes modérées, lui donnera la force nécessaire pour triompher des entraînements comme des résistances des partis extrêmes. Les derniers événements dont vous me rendez compte ont révélé à Rome, non seulement l’existence, mais l’ascendant pratique d’une opinion à la fois sagement libérale et fermement conservatrice, telle que, dans d’autres pays, une longue expérience et de cruelles agitations ont à peine suffi à la former. En continuant à s’appuyer sur cette opinion, le saint-siège surmontera, nous l’espérons, les difficultés graves et nombreuses qu’il est destiné à rencontrer dans son œuvre progressive de réformes régulières et habilement mesurées.

Mais au milieu de ma satisfaction et de mon espérance, je ne me dissimulais pas les obstacles que devaient susciter à l’œuvre ainsi entreprise, précisément la formation et les premiers succès de ce parti modéré qui pouvait seul l’accomplir. Il prenait la place et déjouait les desseins des deux partis extrêmes qui, dans Rome et dans toute l’Italie, se disputaient l’empire et l’avenir, le parti stationnaire et le parti révolutionnaire, résolus, l’un à maintenir opiniâtrement le passé et le présent italiens, l’autre à changer complètement, n’importe à quel prix, l’état territorial et politique de l’Italie. Deux incidents me révélèrent, dans toute sa gravité, la double lutte imminente que les faits généraux me faisaient pressentir.

Le 18 janvier 1848, je lus dans le National une longue lettre que m’adressait de Londres, par la voie de ce journal, le plus célèbre représentant des révolutionnaires républicains italiens, M. Joseph Mazzini. Lettre sincère et éloquente, pleine de sentiments élevés qu’évidemment l’auteur croyait tous légitimes et moraux, quoique, au fond et serrés de près, la plupart ne le fussent point ; écrite d’ailleurs avec une grande convenance envers moi, et dans le droit d’une polémique sérieuse. Je n’ai garde d’entrer dans la discussion de la politique qu’exprimait cette lettre avec une passion franche, quoique avec plus d’une réticence. J’en reproduis le sens et le résumé dans les termes mêmes de l’auteur : Il n’existe pas de parti modéré en Italie, me disait M. Mazzini ; les quelques hommes que vous avez encouragés, soutenus, ralliés, et que vous voudriez aujourd’hui ériger en parti, ne sont que des individus épars, divisés entre eux, et dépassés depuis longtemps par les nobles et bons instincts populaires. Il existe en Italie une foule d’hommes prêts à mourir pour l’unité du peuple italien ; il n’en existe pas un seul qui soit prêt à se sacrifier pour les théories de M. Balbo ou de M. Orioli. Ainsi, non seulement l’indépendance des États italiens envers l’étranger, mais l’unité de l’État italien érigée en droit suprême et unique, au-dessus et au mépris de tout autre droit, et poursuivie à tout prix par la révolution et la guerre, telle était l’idée exclusive proclamée par M. Mazzini ; et la république italienne une et indivisible apparaissait comme le but définitif de cette idée, au nom de laquelle tout parti modéré en Italie était nié et rejeté comme une faiblesse et une chimère.

Six semaines avant que cette lettre parût dans le National, le comte Appony était venu me communiquer, à propos des affaires d’Italie, une lettre particulière[13] du prince de Metternich, dont il me laissa copie et dont je reproduis textuellement les passages essentiels et caractéristiques.

M. Guizot vous a dit, écrivait le chancelier d’Autriche à son ambassadeur :M. le prince de Metternich ne croit pas encore au succès du juste milieu. Je crois, moi, à ce succès ; je défends cette politique, je travaille pour ce triomphe. Le prince se prononce au contraire pour la résistance absolue, pour le statu quo. Cela n’est pas étonnant ; il est né dans cette école, il a toujours marché à la tête de ce système. Je crois que continuer à marcher dans cette voie est maintenant impossible ; on ne saurait plus réussir dans celle de la répression. — Je ne crois pas en effet au succès du juste milieu dans la phase dans laquelle se trouvent les situations romaine et toscane. Je n’hésite pas à établir en thèse que, si le régime du juste milieu peut être le produit d’une révolution, ce n’est pas dans les premières périodes qu’il peut se faire jour. L’État de l’Église et la Toscane sont-ils en train de se réformer, ou avancent-ils sur la pente de la révolution ? La question et toute la question, pour moi, est là.

Je sens que, pour asseoir mon opinion sur la situation, il me faut définir, d’une manière précise, ce qui, à mes yeux, a la valeur d’une révolution. Je regarde comme étant en révolution tout État dans lequel le pouvoir a, de fait, passé d’entre les mains de l’autorité légale dans celles d’un autre pouvoir, et je ne mets pas en doute que ce déplacement n’ait eu lieu dans les États romain et toscan. Les deux autorités légales pourront-elles se ressaisir du pouvoir ? Ceci est une autre question que j’abandonne à la décision du sort. Habitué à me placer de préférence en face des mauvaises chances et à accepter comme bienvenus les événements favorables, c’est sur le danger que je fixe mes regards, et c’est dès lors également à lui que s’applique mon raisonnement.

Le régime du juste milieu ne peut, selon ma pleine conviction, point se faire jour à l’entrée d’une révolution. A la sortie, il aura la valeur d’un compromis, soit entre les partis, soit entre l’autorité alors existante et les partis effrayés de la situation. La position change quand les expériences sont faites ; alors l’inertie, cet élément qui exerce un si grand pouvoir sur les masses, rentre dans son droit ; la lassitude fait appel à la raison publique ; les intérêts nouveaux veulent, de leur côté, sauvegarder leurs conquêtes, et le compromis acquiert la valeur d’un bienfait.

Si je ne connaissais d’avance le prononcé de M. Guizot, je lui demanderais s’il admet que les produits de la révolution de juillet eussent pu, à l’aide d’efforts quelconques, se frayer une voie pratique entre 1789 et 1793. Je vais même plus loin. Napoléon aurait-il, lors de son arrivée au pouvoir, pu gouverner la France dans les voies du juste milieu ? Quelles que soient les différences entre les positions italiennes et celles dans lesquelles s’est trouvée la France dans les diverses phases qu’elle a parcourues, je n’admets pas, en 1847, le triomphe du juste milieu dans les États du centre de l’Italie. Je ne l’admets pas davantage que je ne saurais reconnaître, dans le cri de : Vive Pie IX ! et dans celui de : Vive Léopold II !, l’expression de sentiments religieux et monarchiques, ni même une tendance vers le maintien de l’ordre public.

M. Guizot croit que je suis pour la résistance absolue et le statu quo.

La résistance est un fait soumis à des conditions. La résistance politique peut être ou active ou passive. Active, elle place la force matérielle sur la première ligne de l’action ; passive, cette force trouve sa place dans la réserve. M. Guizot a fait mention de la ligne de conduite que nous avons suivie dans les circonstances dans lesquelles se sont trouvées quelques parties de l’Italie en 1820 et 1821. Il peut me suffire de rapprocher cette manière de procéder, alors et en 1831, de celle que nous observons en face des événements du jour, pour prouver que le mot absolu n’est, pour le moins, point applicable au mode de notre résistance. Nous faisons, en règle commune, une différence entre l’action que réclame le mouvement qui porte le caractère d’une révolte et celle qui est applicable à une révolution. Les révoltes ont un corps avec lequel il est possible d’engager une lutte. Les  révolutions, par contre, ont beaucoup de commun avec les spectres, et nous savons, pour régler notre conduite, attendre que les spectres se revêtent d’un corps.

Il ne me reste plus qu’un mot à vous dire.

M. Guizot vous a parlé de l’école dans laquelle j’aurais été élevé, et je comprends qu’il accorde à cette école de l’influence sur le système à la tête duquel j’ai toujours marché. Ce n’est sans doute pas sur ce fait que M. Guizot se trompe ; c’est sur l’école qu’il est dans l’erreur.

L’école dans laquelle j’ai été élevé est celle de la révolution. J’ai passé les premières années de la révolution en France, et je me suis trouvé placé sous la conduite directe d’un gouverneur qui, en 1792, a joué le rôle de président d’un comité de dix nommé par les Marseillais pour faire et surveiller la journée du 10 août, et lequel, en 1793, a été l’un des juges au tribunal révolutionnaire près duquel un moine défroqué, Euloge Schneider, a rempli les fonctions d’accusateur public. Ma jeunesse s’est ainsi passée au milieu de la révolution, et le reste de ma vie s’est écoulé en luttes avec les révolutions. Telle a été l’école à laquelle j’ai été élevé, et elle ressemble bien peu à celle de laquelle (avec un grand fond de vraisemblance) M. Guizot me croit sans doute sorti. La marche de mon esprit, j’ai le droit de le dire, s’est formée d’elle-même et sous l’influence des événements auxquels, depuis l’année 1794, j’ai été appelé à prendre une part active ; elle a été le produit d’une grande indépendance d’esprit et du calme qui forme la base de mon caractère.

Je résume cet exposé succinct, que M. Guizot trouvera empreint d’une indubitable franchise, par l’expression de ma conviction que si, entre sa pensée et la mienne, il y a de la différence, il faut en chercher la cause dans l’influence qu’exercent, sur les hommes d’État les plus indépendants de caractère, la situation des pays qu’ils représentent et les conditions sous lesquelles ces pays et leurs individualités sont placés.

Au fond, ces deux lettres ne m’apprenaient rien que je ne susse : dès l’avènement de Pie IX, il m’avait été évident que le parti libéral modéré, qui se formait autour du pape réformateur, aurait pour adversaires le parti stationnaire et le parti révolutionnaire ardents, l’un et l’autre, à nier sa force et à entraver son succès. Le langage du prince de Metternich et de M. Mazzini ne faisait que déclarer cette double hostilité et lui prêter l’appui de noms éminents. Des deux parts les actes correspondirent aux paroles : mais entre ceux du parti stationnaire et ceux du parti révolutionnaire, la différence fut grande ; l’attitude du gouvernement autrichien, tête et bras du parti stationnaire, fut essentiellement défensive : au premier moment, il se laissa aller à un peu de précipitation et d’étalage ; l’occupation de Ferrare[14] eut ce caractère ; mais, avec sa pénétration accoutumée, M. de Metternich reconnut bientôt qu’il était en présence, non d’une révolte passagère, mais d’une révolution naissante : Il se peut, me dit de sa part le comte Appony, que nous ayons été un peu brusques ; il faut prendre garde d’irriter quand on ne veut qu’imposer. La conduite du cabinet de Vienne devint prudente et patiente : sur la vive protestation du pape, que nous appuyâmes à Vienne, sans bruit, mais avec insistance, l’occupation de Ferrare cessa[15], et les choses y rentrèrent dans le statu quo antérieur. Aux termes d’un traité spécial et sur la demande expresse du duc de Modène menacé par une émeute, quelques soldats autrichiens entrèrent à Modène, en très petit nombre et évidemment hors d’état comme sans dessein de rien tenter au delà. Même dans les mesures de précaution qu’il prenait pour la sûreté de ses propres États, le gouvernement autrichien se montrait réservé et soigneux de ne pas alarmer l’indépendance de ses voisins. Il importait de le confirmer dans cette disposition modérée, je pourrais dire modeste ; j’écrivis à M. Rossi[16] : Ou l’Autriche désire ou elle ne désire pas un prétexte pour une levée de boucliers ; si elle le désire, il faut bien se garder de le lui fournir ; si elle ne le désire pas, il faut l’entretenir dans sa bonne disposition en traitant avec elle comme avec un pouvoir qui ne demande pas mieux que de laisser ses voisins tranquilles chez eux si on ne trouble pas sa tranquillité chez lui. Ne négligez rien pour contenir Rome dans cette politique, la seule efficace pour le succès aussi bien que la plus sûre. L’Italie a déjà perdu plus d’une fois ses affaires en plaçant ses espérances dans une conflagration européenne. Elle les perdrait encore. Qu’elle s’établisse au contraire sur le terrain de l’ordre européen, des droits des gouvernements indépendants, du respect des traités. Ainsi seulement elle aura chance de faire réussir ce qu’elle peut faire aujourd’hui ; et le succès de ce qu’elle peut faire aujourd’hui est l’unique moyen de préparer le succès de ce qu’elle pourra faire un jour, je ne sais quoi, je ne sais comment, je ne sais quand, mais certainement pas aujourd’hui.

C’est vous dire combien il importe de contenir ces affaires-ci dans les limites d’une question romaine, et d’empêcher qu’on n’en fasse une question italienne. J’en sais toute la difficulté. Vos dépêches expliquent parfaitement l’existence simultanée des deux questions et leur connexité. Mais employez tout votre esprit, tout votre bon sens, toute votre persévérance, toute votre patience, toute votre influence à faire comprendre au parti national italien qu’il est de sa politique, de sa nécessité actuelle, de se présenter et d’agir fractionnairement, comme romain, toscan, napolitain, etc., et de ne point poser une question générale qui deviendrait inévitablement une question révolutionnaire.

Loin d’éviter cet écueil, le parti révolutionnaire s’y jeta à corps perdu ; il souleva, je devrais dire il étala toutes les questions dont l’Italie pouvait être l’objet : non seulement la question de l’indépendance italienne, c’est-à-dire l’expulsion de l’Autriche de tout le sol italien, mais aussi la question de la liberté politique dans tous les États italiens ; non seulement la question de la liberté politique dans tous les États italiens, mais la question de l’unité politique comme de l’unité territoriale de l’Italie, c’est-à-dire la chute des divers États italiens et de leurs princes, pour faire de toute l’Italie un seul État sous un seul gouvernement. Et derrière l’unité politique de l’Italie apparaissait l’unité républicaine, vrai but et secret travail, dirai-je de la tête ou de la queue du parti ? Ses acclamations à l’honneur tantôt du pape Pie IX, tantôt du grand-duc Léopold II, tantôt du roi Charles-Albert, cachaient mal son espoir de trouver, dans ces princes et dans leurs concessions, autant de degrés pour monter tôt ou tard au sommet de ses espérances. Plus ou moins clairement soulevées toutes à la fois, ces questions étaient très diversement accueillies par le grand public italien ; l’expulsion de l’Autriche et la complète indépendance de l’Italie étaient, sauf quelques intérêts de cour et de courtisans, le vœu unanime de la Péninsule. Bien moins général, le désir de la liberté et du progrès politique était pourtant répandu et réel, surtout dans les classes moyennes et dans les esprits cultivés. L’abolition des divers États italiens et leur absorption dans un seul et unique État étaient, pour de savants politiques, une combinaison qui leur semblait nécessaire contre l’étranger, pour tel ou tel prince ou ministre un élan d’ambition audacieuse, et cette perspective suscitait, dans une partie des masses populaires, un sentiment d’orgueil national, dans d’autres une répulsion instinctive et de loyaux ou patriotiques regrets. Enfin Rome enlevée à la papauté pour devenir, comme tant d’autres villes, la capitale d’un prince comme tant d’autres princes, c’était l’Église catholique bouleversée dans sa constitution historique et jetée dans le plus ténébreux avenir. Et pas une de ces questions n’était de celles qui se peuvent résoudre par la liberté et la discussion au sein de la paix ; elles étaient toutes des questions de guerre et de révolution.

Au milieu de cette fermentation de jour en jour plus générale et plus ardente, le pape, malgré sa popularité persistante, ressentait de vives alarmes. Il voyait avancer et monter vers lui, tantôt la domination étrangère, tantôt l’exigence populaire. Qui le soutiendrait contre l’un et l’autre ennemi ? Qui le défendrait de l’un et l’autre péril ? Il ne pouvait ni ne voulait accepter la protection de l’Autriche. Pouvait-il compter sur celle de la France ? Le cardinal Ferretti témoignait un jour à M. Rossi sa sollicitude à cet égard : Quand, à la fin de la conversation, je lui ai dit, m’écrivait M. Rossi[17], que, le cas échéant, vous ne manqueriez pas à vos amis, il s’est jeté à mon cou et m’a vivement embrassé en me disant : Merci, cher ambassadeur ; en tout et toujours, confiance pour confiance, je vous le promets. Quelques jours après, le pape, donnant audience à M. Rossi, lui parla de notre escadre qui stationnait dans les eaux de Naples, sous le commandement du prince de Joinville : Ce serait, m’a-t-il dit[18], un service à me rendre, que de la faire paraître, de temps à autre, sur les côtes de mes États.

M. le prince de Joinville avait pressenti ce vœu : Il m’a envoyé hier de Naples un aspirant, m’écrivit M. Rossi[19], avec une lettre dans laquelle il me demande 1º si, dans l’état des choses en Italie, je pense que la présence de l’escadre à Naples ait ou n’ait pas d’inconvénient ; 2º s’ils peuvent nous être de quelque utilité en paraissant sur le littoral des États romains. J’ai répondu ce matin à Son Altesse royale par la lettre dont je vous envoie copie :

Monseigneur,

A l’agitation de ces derniers jours a succédé dans ce pays une sorte de tranquillité. L’honneur en revient au parti modéré qui a su se montrer, s’organiser, s’armer, tant bien que mal, avec toute l’énergie, la promptitude et l’ensemble que n’avait pas le gouvernement. Celui-ci, grâce à cette manifestation et à cet appui, commence maintenant à reprendre les rênes ; et il lui serait facile de se placer au milieu d’un parti conservateur nombreux, éclairé, dévoué, s’il savait enfin suivre les conseils d’ordre et de progrès que nous ne cessons de lui donner depuis un an. La tranquillité est à ce prix. J’espère qu’il le fera. J’y fais et y ferai tous mes efforts. Le nouveau secrétaire d’État est actif et énergique. Il a déjà pris de bonnes mesures ; mais le plus essentiel reste à faire.

L’armée autrichienne, aux frontières des États pontificaux, a été renforcée ; la garnison autrichienne de Ferrare aussi. Dans cette situation, mon opinion personnelle est que la présence d’une escadre française sur les côtes de l’Italie méridionale est d’un excellent effet. Peu importe le lieu du mouillage entre la Spezzia et Naples, pourvu qu’on sache qu’elle est dans ces parages et que nous pourrions l’appeler dans quelques heures. Cela seul contient les partis extrêmes qui n’ignorent pas que la politique du gouvernement du roi est une politique d’ordre et de progrès à la fois. Cela encourage le parti modéré, rassure le gouvernement pontifical contre toute sorte de dangers réels ou supposés et nous donne une attitude qui me paraît tout à fait d’accord avec nos intérêts et notre dignité.

J’entreprenais, précisément à cette époque, de faire cesser, par la voie de la négociation, l’occupation autrichienne de Ferrare. J’avais l’espoir d’y réussir et j’y réussis en effet. Il importait fort que rien ne vînt aggraver la difficulté de ce succès nécessaire à l’indépendance des États italiens et au maintien de la paix. Quand la négociation fut près de son terme, l’ordre fut envoyé à M. le prince de Joinville de reprendre, avec notre escadre, sa station sur la côte occidentale d’Italie et dans le voisinage de l’État romain. Mais dans cet intervalle, le parti révolutionnaire avait poursuivi son œuvre ; parce que nous agissions sans bruit, il nous avait accusés de ne rien faire, d’abandonner la cause de l’indépendance et du progrès en Italie, de nous lier même avec l’Autriche en récompense de son silence sur les mariages espagnols, et de n’avoir fait rester notre escadre devant Naples que pour protéger l’absolutisme contre les tentatives libérales. Facile à intimider et à décourager, le parti libéral modéré avait trop écouté ces calomnies, et témoigné lui-même non seulement de l’humeur, mais des doutes sur la fermeté de notre appui. Lord Palmerston s’était empressé de mettre à profit ces dispositions et de se donner, par le langage de ses agents et l’apparition d’une escadre anglaise, l’attitude de protecteur de la liberté italienne. Arrivé devant Livourne, à bord du Titan, M. le prince de Joinville rendit compte au ministre de la marine de ce nouvel état des faits et des esprits ; il paraissait croire lui-même que, depuis l’événement de Ferrare, nous étions restés silencieux et inactifs, et il demanda de nouvelles instructions en indiquant les mesures qui lui semblaient nécessaires pour sortir d’une situation dont la prolongation rendait, selon lui, le séjour de l’escadre française sur la côte d’Italie plus embarrassant qu’efficace.

J’avais à cœur de détruire, dans l’esprit de ce prince capable et résolu, l’impression de regret et de blâme que lui avait donnée une connaissance incomplète et inexacte de nos actes récents en Italie. Je lui écrivis sur-le-champ[20] :

Monseigneur,

Le duc de Montebello m’a communiqué vos lettres des 25 et 28 octobre. Je remercie Votre Altesse royale de sa franchise. C’est ainsi seulement qu’on peut savoir la vérité ; et comme Votre Altesse royale a besoin de la savoir autant que moi, je me permettrai d’user avec elle de la même franchise.

Je mets sous les yeux de Votre Altesse royale quelques unes des nombreuses dépêches et lettres particulières que, depuis le commencement des affaires d’Italie, j’ai adressées aux agents du roi à Rome, Florence, Naples, Turin, Vienne et ailleurs. Ces dépêches ont été, officiellement ou officieusement, communiquées aux gouvernements intéressés. Elles résument et caractérisent notre politique.

Vous le voyez, Monseigneur, nous ne sommes point restés inactifs. Nous n’avons point gardé le silence. Nous ne nous sommes point unis aux souverains absolus. Nous ne nous sommes point liés secrètement avec l’Autriche. Nous avons hautement, toujours et partout, conseillé et soutenu les réformes modérées, le progrès intelligent et régulier, la politique vraiment libérale et pratique qui s’attache au seul bien possible et aux seuls moyens efficaces pour réaliser le seul bien possible.

Que cette politique n’ait pas aujourd’hui, en Italie, la faveur populaire, je ne m’en étonne point Les Italiens voudraient tout autre chose. Ils voudraient que la France mît à leur disposition ses armées, ses trésors, son gouvernement, pour faire ce qu’ils ne peuvent pas faire eux-mêmes, ce qu’ils ne tenteraient pas sérieusement, pour chasser les Autrichiens d’Italie et établir, en Italie, sous telle ou telle forme, l’unité nationale et le gouvernement représentatif.

Tenez pour certain, Monseigneur, que c’est là ce qui est au fond de tous les esprits italiens, des sensés comme des fous, de ceux qui ne le disent pas comme de ceux qui le disent, de ceux qui le croient impossible comme de ceux qui le croient possible. C’est là ce qui détermine en Italie, non pas toutes les actions, tant s’en faut, mais les sentiments de bonne ou de mauvaise humeur, de sympathie ou de colère.

Ce vœu général des Italiens est-il bon ou mauvais en soi, possible à réaliser un jour ou à jamais impossible ? Je n’examine pas cela. Je ne fais ni de la philosophie, ni de l’histoire, ni de la prophétie. Je fais de la politique pratique et actuelle. Dans ces limites, je dis très positivement que nous ne devons pas, que nous ne pouvons pas entreprendre, pour le compte de l’Italie, ce que, très sagement et très moralement à mon avis, nous n’avons pas voulu entreprendre pour le compte de la France, c’est-à-dire le remaniement territorial et politique de l’Europe, en prenant pour point d’appui et pour allié l’esprit de guerre et de révolution.

L’indépendance des États et des souverains italiens à l’égard de toute puissance étrangère, le libre et tranquille accomplissement, dans chaque État italien, des réformes que le souverain et le pays jugeront, de concert, nécessaires et praticables, voilà toute notre politique en Italie, la seule qui convienne à la France, la seule bonne, je n’hésite pas à le dire, pour l’Italie elle-même, malgré l’humeur qu’elle ressent de ce que nous ne nous mettons pas à son service pour en sortir.

Cette politique, Monseigneur, je me suis appliqué, je m’applique à la faire prévaloir par les moyens réguliers et efficaces, en traitant de gouvernement à gouvernement, sans répandre chaque matin devant le public, pour son amusement et pour la satisfaction de ma vanité, mes démarches, mes idées, mes raisons, mes espérances. Je cherche le succès et non pas le bruit. Quand je me suis mêlé de l’affaire de Ferrare, je me suis bien gardé d’aller, dès le premier moment, crier sur les toits le plein droit du pape et le crime de l’Autriche. J’aurais fait plaisir aux Italiens, mais j’aurais fort gâté l’affaire même. J’ai travaillé, sans bruit et poliment, à convaincre l’Autriche qu’il fallait finir cette affaire, s’en entendre avec le pape, rentrer dans le statu quo, et empêcher que l’étincelle de Ferrare n’allumât l’incendie de l’Italie. Je ne désespère pas d’y réussir ; et si j’y réussis, ce sera parce que j’aurai traité la question par les bons procédés, de gouvernement à gouvernement, et en me tenant bien en dehors des clameurs des journaux.

Je ne m’inquiète pas, Monseigneur, de la bouffée de popularité que l’Angleterre promène en ce moment en Italie, popularité vaine et vaniteuse. L’Angleterre donne aujourd’hui aux Italiens les paroles et les apparences qui leur plaisent ; elle ne leur donnera rien de plus, et il faudra bien qu’ils s’en aperçoivent eux-mêmes.

Monseigneur, l’expérience m’a appris que la bonne politique n’était pas populaire en commençant, longtemps peut-être, et qu’elle le devenait un peu plus chaque jour, à mesure que la lumière se faisait sur les choses et dans l’esprit des hommes. Je sais supporter l’impopularité qui passera et attendre la popularité qui durera. Je comprends l’humeur des Italiens et je leur pardonne de tout mon cœur. Il y a de grandes tristesses dans leur destinée. Mais soyez sûr que nous faisons, de la seule manière possible, les seules bonnes affaires aujourd’hui possibles pour eux ; que c’est, pour nous, la seule bonne politique, et que, si nous réussissons malgré eux, ils nous en devront beaucoup de reconnaissance, et qu’ils finiront par s’en douter.

Pardon de ce volume, Monseigneur, mais je tenais à répondre pleinement à votre pensée. Je prie Votre Altesse royale d’agréer, etc.

Huit jours plus tard, au moment où le prince de Joinville recevait ma lettre, la Consulta des délégués des provinces se réunissait à Rome, et cinq semaines après les Autrichiens évacuaient la ville de Ferrare. La politique pacifiquement réformatrice obtenait ainsi un double succès : le pape rentrait dans la pleine indépendance de ses États, et une assemblée de notables laïques venait, pour la première fois, prendre part à son gouvernement.

Lundi dernier, 15 de ce mois, m’écrivit M. Rossi[21], a eu lieu l’installation solennelle de la Consulta d’État. Ce jour, impatiemment attendu, a été signalé par plusieurs circonstances remarquables. Le public avait préparé à la Consulta une réception solennelle. Les princes romains s’étaient entendus pour mettre à la disposition de chacun des députés une de leurs voitures d’apparat et leurs gens de livrée. C’est dans ces équipages que les membres de la Consulta devaient se rendre au Quirinal, où ils allaient recevoir la bénédiction du pape, au Vatican, lieu désigné de leurs séances. Des citoyens appartenant à chacune des légations ou délégations représentées se proposaient d’escorter la voiture de leur député en portant devant lui la bannière de leur ville natale. Le but de ces dispositions, destinées à donner à la Consulta d’État l’importance et les caractères extérieurs d’un corps souverain, n’échappait point au gouvernement qui cependant, après avoir fait subir quelques modifications au programme de la fête, se décida, non seulement à l’autoriser, mais à le rendre officiel, en lui donnant la forme d’une notification faite par le sénateur de Rome. Dans la journée du dimanche, le secrétaire d’État fut informé qu’on avait l’intention, à l’exemple de ce qui s’était fait, je crois, à Florence, de faire paraître, à la suite du cortége, des députations et des bannières de tous les États, non seulement d’Italie, mais d’Europe. Craignant, non sans quelque raison, que cette démonstration ne donnât lieu à quelques désordres, il réussit à s’y opposer. Je reçus, à une heure avancée de la soirée, une lettre très pressée du cardinal Ferretti qui me priait d’employer mon influence pour empêcher nos nationaux de prendre part à aucune démarche de ce genre ; ce qui me fut d’autant plus aisé que les Français établis à Rome ne montraient, je dois rendre justice à leur bon sens, aucun empressement de donner suite à ce singulier projet. Il fut moins facile d’y déterminer les sujets, et même, dit-on, les représentants de quelques autres puissances appartenant à l’Italie. Il fallut que, le lendemain, le cardinal Ferretti intervînt lui-même sur le lieu où le cortége se préparait, dans le voisinage du Quirinal, et fît enfermer dans un corps de garde plusieurs bannières qu’on avait déjà apportées.

A neuf heures, les députés furent reçus par le pape qui leur tint le discours dont Votre Excellence trouvera l’analyse dans le Diario di Roma. Ceux qui y ont assisté s’accordent à dire que le Saint-Père paraissait très animé en le prononçant, et qu’il insista très fortement sur les deux points capitaux, le rôle purement consultatif de la nouvelle assemblée et la ferme résolution de son gouvernement de résister aux perturbateurs. On dit même qu’il prononça le mot d’ingratitude qui n’est pas reproduit dans le texte imprimé.

Il est à remarquer d’ailleurs que ni ce mot, ni aucune des autres paroles sévères que le pape fit entendre n’étaient directement adressés aux députés, comme il a eu soin de l’assurer lui-même. Peut-être, dans sa pensée, étaient-elles destinées à tomber sur quelques personnes qui accompagnaient les députés, et qui sont connues pour la vivacité de leurs opinions.

Aussitôt après le discours terminé, les députés se séparèrent pour monter chacun dans la voiture qui lui était destinée. Ils traversèrent ainsi toute la ville, ne cessant pas, pendant un trajet de plus de deux heures, de rencontrer une foule immense. Soit que la nouvelle du discours du pape, promptement répandue, eût troublé l’esprit public, soit que l’enthousiasme le plus ardent finisse par se lasser de tant de démonstrations successives, peu de cris se firent entendre sur leur passage. Arrivés à Saint-Pierre, ils entendirent la messe et entrèrent sur-le-champ en séance.

Ce seront là, à mon sens, ajoutait, dans une lettre particulière, M. Rossi, les funérailles du pouvoir politique temporel du clergé à Rome. L’étiquette restera plus ou moins, mais le contenu du vase sera autre ; il y aura encore des cardinaux, des prélats employés dans le gouvernement romain, mais le pouvoir sera ailleurs. L’essentiel pour nous, c’est qu’il n’y ait pas de révolution proprement dite, de révolution sur la place publique. Je persiste à espérer qu’il n’y en aura pas. Même ceux qui nous ont trouvés trop réservés ont compris que la voie pacifique était la voie la plus sûre. Aussi revient-on peu à peu à nous, précisément à cause de la réserve digne et sérieuse que nous y avons mise. Le pape, qu’il ait ou non exactement mesuré le chemin qu’il a parcouru, est parfaitement tranquille. Il a dit à une personne de ma connaissance que le public avait été induit en erreur, que le gouvernement pontifical n’avait qu’à se louer du gouvernement français, que nous nous étions parfaitement conduits à son égard, que nous avions fait tout ce que nous pouvions faire. Mais les souverains, a-t-il ajouté, aiment peu Pie IX. Ils craignent que je n’amène des révolutions. Ils se trompent. Ils ne connaissent pas ce pays-ci.

Quelque satisfait qu’il fût de la réunion et des dispositions de la Consulta d’État, M. Rossi ne se faisait point d’illusion sur ce qui restait à faire et sur les obstacles à surmonter pour que la réforme entreprise par Pie IX dans le gouvernement romain fût efficace et prévînt les révolutions : Je vis hier le cardinal Ferretti, m’écrivit-il[22] : — Avouez, m’a-t-il dit, que cette fois nous avons bien conduit notre affaire. — J’en conviens, et je vous en félicite. — Et le discours du pape, qu’en dites-vous ?Que le pape se fût élevé contre les utopies, qu’il se fût montré résolu à repousser les perturbateurs, de quelque part qu’ils viennent, rien de mieux ; mais le discours paraît impliquer l’idée de la conservation absolue du gouvernement temporel dans les mains du clergé, ne laissant aux laïques d’autre rôle que celui de donneurs d’avis. C’est trop peu. Cela était peut-être possible il y a un an ; les têtes n’étaient pas montées ; les espérances étaient modestes ; le reste de l’Italie n’était pas encore réveillé. Aujourd’hui c’est autre chose. Il n’y a plus d’illusion possible. Votre situation est nettement dessinée. Les radicaux frappent à votre porte. Il faut leur tenir tête. Vous seuls, clergé, vous ne le pouvez pas ; il vous faut le concours des laïques, de tout ce qu’il y a, parmi eux, de sensé, de puissant, de modéré. Pour les rallier, il faut les satisfaire. La garde civique et la Consulta sont des moyens, ce n’est pas le but. Refuser toute part dans l’administration proprement dite à des hommes qu’on vient de rendre plus forts serait un contresens. Il y a plus d’un an que je le dis et que je le répète : si vous ne vous fortifiez pas en appelant des laïques aux fonctions qui ne touchent en rien aux choses de la religion et de l’Église, tout deviendra impossible pour vous et tout deviendra possible aux radicaux. Vous jetteriez la Consulta dans leurs bras. — Vous avez raison, dit le cardinal ; je m’en suis déjà aperçu ; on a peur des radicaux. — Dites peur et besoin. Les timides redoutent la faiblesse du gouvernement ; les ambitieux cherchent un levier contre le boulevard clérical. Un cabinet mixte et bien composé rassurerait les timides et satisferait les ambitieux. Par la portion laïque du ministère, vous pourrez agir sur la Consulta et vous y faire une bonne et forte majorité qui agira à son tour sur l’opinion publique. C’est juste, et le pape l’a compris. Je vous le dis, mais dans le plus profond secret ; il paraîtra bientôt un autre motu proprio selon vos idées ; il portera que le secrétaire d’État sera toujours un cardinal ou un prélat. Vous ne désapprouvez pas ?Non, certes, les affaires étrangères à Rome sont trop souvent des matières ecclésiastiques ou mixtes. — Mais pour l’intérieur, les finances, la guerre, et il sera dit que les ministres pourront être soit ecclésiastiques soit laïques. — A la bonne heure, pourvu qu’en fait vous appeliez tout de suite deux ou trois laïques dans le cabinet. Agissez par la Consulta, mon cher cardinal ; je vous y aiderai de mon côté, autant que cela se peut du dehors. — Bravo ! aidez-nous, et j’espère que tout ira bien. — Oui, si vous savez d’un côté vous fortifier, et de l’autre regarder en face les radicaux. Tout est là. Que peut craindre le pape en marchant d’un pas ferme dans la voie de l’ordre et du progrès régulier ? En tout cas, l’Europe serait pour lui : avant tous, plus que tous, la France. Ne l’oubliez pas ; que le pape ne se trompe pas sur ses véritables amis.

Le lendemain même de cet entretien avec le secrétaire d’État, M. Rossi vit le pape : Je lui tins, m’écrivit-il[23], mutatis mutandis, le discours que j’avais tenu à Ferretti. Je m’attachai surtout à lui faire bien saisir la situation. J’insistai à plusieurs reprises sur la nécessité, sur l’urgence d’accroître ses forces de gouvernement et de dominer l’opinion par l’introduction de l’élément laïque dans certaines parties de l’administration supérieure. Je lui montrai que c’était là un fil conducteur indispensable entre lui et la Consulta. Son goût n’y est pas ; il en reconnaît cependant la nécessité. — C’est vrai, me dit-il, ces Messieurs se méfient d’une administration tout ecclésiastique. — Non seulement ils s’en méfient, Saint-Père ; ils s’en irritent. Pour les affaires purement temporelles, on ne peut plus faire du clergé et des laïques deux castes ; il faut désormais mêler et transiger. — Vous me l’avez toujours dit. Que voulez-vous ? Le premier motu proprio sur le conseil des ministres me fut remis quand j’étais souffrant. Je laissai faire. Il n’est pas bon. Je l’ai repris en sous-œuvre. Le nouveau paraîtra bientôt. Les départements seront mieux séparés. Les ministres seront de vrais ministres. Je dirai que la guerre pourra appartenir à un laïque ou à un ecclésiastique. — Ce sera quelque chose ; mais que Votre Sainteté me permette de le dire, ce n’est pas assez ; il faudrait encore deux portefeuilles au moins ouverts aux laïques : l’intérieur, les finances, la police, les travaux publics, que sais-je ? ceux que Votre Sainteté voudra. — Je comprends ; je verrai, j’y ferai de mon mieux. Je suis moi-même fort novice, fort peu expert dans ces matières.

Quelques semaines après, M. Rossi eut une nouvelle audience du pape : Je l’avais déjà tellement pressé, m’écrivit-il[24], sur les affaires de ce pays-ci, et en particulier sur l’introduction de quelques laïques dans le conseil des ministres, que j’étais décidé hier à le laisser tranquille. Il entra lui-même en matière. Il avait décidé, par le nouveau motu proprio dont il m’avait parlé (du 30 décembre 1847), que le département de la guerre pourrait être confié à un laïque, et il l’a donné en effet au général Gabrielli ; il avait prescrit de plus que, sur les vingt-quatre auditeurs attachés au conseil des ministres, il y aurait toujours douze laïques : Ebbene, signor conte, me dit-il avec un gracieux sourire et une aimable coquetterie d’expression, l’elemento è introdotto. — Il faut vous dire que je m’étais souvent servi de ce gallicisme, l’elemento laïco. Vous devinez ma réponse. Mais le compliment fut accompagné d’une respectueuse insistance pour l’introduction de deux autres laïques. Nous examinâmes à fond la situation, et non seulement le pape convint que c’était là le seul moyen d’isoler les agitateurs et de leur ôter influence et suite, mais que si, malgré cela, le malheur voulait qu’ils tentassent quelque désordre, un pouvoir laïque pouvait seul le réprimer efficacement et sans se mettre en lutte avec l’opinion publique. — Vous avez raison, me dit le pape ; ce rôle de sévérité ne convient plus aux ecclésiastiques ; il paraîtrait odieux. — C’est clair, répliquai-je ; mais un seul homme ne suffit pas ; seul, il se décourage et le poids de la responsabilité lui est trop lourd. Au pape et au clergé la puissance morale ; au prince et à ses alliés laïques la force matérielle. J’espère encore que la première suffira ; mais elle suffira surtout si on sait bien qu’au besoin la seconde ne manquerait pas. Il faut au moins trois ministres laïques : Tres, dis-je en riant, faciunt capitulum.

J’eus le plaisir de trouver le pape tout à fait dans nos idées. Les autres fois, il était convaincu ; mais je sentais qu’il n’était pas persuadé, que ses répugnances de prêtre subsistaient. S’il persévère dans ses nouvelles résolutions, tout peut encore être sauvé ici. C’est ce que je lui dis lorsqu’il me demanda s’il était encore temps :Que Votre Sainteté, lui dis-je, considère la situation. Son État est au centre de l’Italie. Si l’ordre y est maintenu, il pourrait y avoir, au pis-aller, une question napolitaine, ou toscane, ou sarde, mais point de question italienne. S’il y avait bouleversement ici, la clef de la voûte serait brisée ; ce serait le chaos. L’exemple de Rome, qui retient aujourd’hui, précipiterait alors toutes choses. D’ici peut sortir un grand bien, mais aussi, je dois le dire, un mal incalculable. Votre Sainteté a réveillé l’Italie. C’est une gloire, mais à la condition de ne pas tenter l’impossible. Quoi ! l’Italie peut se réorganiser sans que personne, même les plus malveillants, aient un mot à lui dire ; et on voudrait tout compromettre, tout perdre par la sotte prétention de réaliser aujourd’hui ce qui, aujourd’hui, n’est évidemment qu’un rêve ! Sera-ce toujours un rêve ? Je n’en sais rien. Je laisse l’avenir à Dieu et à nos successeurs. Le proverbe français est juste : à chaque jour suffit sa peine.

Nous nous trouvâmes parfaitement d’accord ; et, je le répète, je trouvai chez le pape une netteté de vues et une spontanéité d’adhésion qui me charmèrent et me donnent bon espoir.

M. Rossi mettait ainsi en pratique, aussi fermement que sensément, la politique que le gouvernement du roi avait adoptée envers l’Italie comme pour la France elle-même. Le respect du droit public européen, le respect de l’indépendance des divers États et de leur régime intérieur, des réformes et non des révolutions, le progrès social et libéral au sein de la paix, telle était cette politique. Quelques mois avant les dernières nouvelles qu’à l’ouverture de l’année 1848 m’en donnait M. Rossi, je l’avais résumée dans une courte circulaire adressée[25] aux représentants du roi près les divers États européens, et ainsi conçue :

Monsieur,

Une fermentation grave éclate et se propage en Italie. Il importe que les vues qui dirigent dans cette circonstance la politique du gouvernement du roi vous soient bien connues et règlent votre attitude et votre langage.

Le maintien de la paix et le respect des traités sont toujours les bases de cette politique. Nous regardons ces bases comme également essentielles au bonheur des peuples et à la sécurité des gouvernements, aux intérêts moraux et aux intérêts matériels des sociétés, aux progrès de la civilisation et à la stabilité de l’ordre européen. Nous nous sommes conduits d’après ces principes dans les affaires de notre propre pays. Nous y serons fidèles dans les questions qui touchent à des pays étrangers.

L’indépendance des États et de leurs gouvernements a, pour nous, la même importance et est l’objet d’un égal respect. C’est la base fondamentale du droit international que chaque État règle, par lui-même et comme il l’entend, ses lois et ses affaires intérieures. Ce droit est la garantie de l’existence des États faibles, de l’équilibre et de la paix entre les grands États. En le respectant nous-mêmes, nous sommes fondés à demander qu’il soit respecté de tous.

Pour la valeur intrinsèque comme pour le succès durable des réformes nécessaires dans l’intérieur des États, il importe, aujourd’hui plus que jamais, qu’elles s’accomplissent régulièrement, progressivement, de concert entre les gouvernements et les peuples, par leur action commune et mesurée, non par l’explosion d’une force unique et déréglée. C’est en ce sens que seront toujours dirigés, soit auprès des gouvernements, soit auprès des peuples, nos conseils et nos efforts.

Ce qui s’est passé jusqu’ici dans les États romains prouve que, là aussi, les principes que je viens de rappeler sont reconnus et mis en pratique. C’est en se pressant autour de son souverain, en évitant toute précipitation désordonnée, tout mouvement tumultueux que la population romaine travaille à s’assurer les réformes dont elle a besoin. Les hommes considérables et éclairés, qui vivent au sein de cette population, s’appliquent à la diriger vers son but par les voies de l’ordre et par l’action du gouvernement. Le pape, de son côté, dans la grande œuvre de réforme qu’il a entreprise, déploie un profond sentiment de sa dignité comme chef de l’Église catholique, de ses droits comme souverain, et se montre également décidé à les maintenir au dedans comme au dehors de ses États. Nous avons la confiance qu’il rencontrera, auprès de tous les gouvernements européens, le respect et l’appui qui lui sont dus ; et le gouvernement du roi, pour son compte, s’empressera, en toute occasion, de le seconder selon le mode et dans la mesure qui s’accorderont avec les convenances dont le pape lui-même est le meilleur juge.

Les exemples si augustes du pape, la conduite si intelligente de ses sujets exerceront sans doute en Italie, sur les princes et sur les peuples, une salutaire influence, et contribueront puissamment à maintenir, dans les limites du droit incontestable et du succès possible, le mouvement qui s’y manifeste. C’est le seul moyen d’en assurer les bons résultats et de prévenir de grands malheurs et d’amères déceptions. La politique du gouvernement du roi agira constamment et partout dans ce même dessein.

Vous pouvez donner à M..... communication de cette dépêche.

Trois mois après sa date, quand la session des Chambres s’ouvrit à Paris[26], les événements avaient, en Italie, suivi rapidement leur cours. En Toscane, en Piémont, dans le royaume de Naples comme à Rome, l’esprit de réforme s’était développé, déjà fécond en résultats salutaires, gages d’un avenir laborieux, mais sensé et progressif. Plus ou moins inquiets de l’œuvre difficile à laquelle ils étaient appelés, les gouvernements italiens en reconnaissaient la nécessité et s’y prêtaient, non seulement par des concessions aux vœux publics, mais en mettant à la tête de l’administration des hommes éclairés et sincèrement réformateurs. Aucune intervention étrangère n’était venue troubler ce travail intérieur des États italiens ; leur indépendance était respectée ; l’Autriche elle-même assistait à cette grande épreuve, pleine d’alarme et se préparant à la défense, mais évitant toute agression et ne voulant pas prendre l’initiative de la lutte. Elle avait motif de se méfier et de se préparer ; c’était évidemment contre elle et sa domination sur le sol italien que fermentait toute l’Italie ; en Piémont les manifestations populaires, en Sicile l’insurrection en armes proclamaient la haine et réclamaient l’expulsion de l’étranger ; toutes les espérances qui, de près ou de loin, pouvaient se rattacher à celle-là se manifestaient confusément et demandaient aussi leurs satisfactions. L’esprit national grandissait derrière l’esprit réformateur. L’esprit révolutionnaire grondait derrière l’esprit national.

Il fallait pourvoir aux chances de cette situation compliquée et obscure. Il fallait déployer hautement le caractère de notre politique et lui assurer des moyens d’action. C’était évidemment à Rome qu’était le foyer des événements et des périls italiens. C’était en prenant position à Rome que nous pouvions soutenir l’influence à la fois réformatrice et anti-révolutionnaire de Pie IX, en garantissant sa sécurité et la paix de l’Église catholique. Sur ma proposition, le roi et son conseil résolurent que, si le pape menacé, soit du dehors, soit au dedans, réclamait notre appui, nous le lui donnerions efficacement. Des régiments furent désignés, un commandant fut choisi pour cette expédition éventuelle. 2.500 hommes furent tenus disponibles à Toulon, et 2.500 à Port-Vendres, prêts à s’embarquer, au premier signal, pour Civita-Vecchia. J’eus avec le général Aupick, officier aussi intelligent que brave, deux longs entretiens qui me donnèrent l’assurance qu’il comprenait bien notre pensée et saurait y conformer sa conduite. Le 27 janvier 1848, toutes ces mesures étaient prises et annoncées à M. Rossi qui était autorisé, s’il le jugeait utile et convenable, à les annoncer au gouvernement romain.

Le 23 février suivant, le cabinet du 29 octobre 1840 n’existait plus, et le lendemain 24 la monarchie de 1830 était tombée.

La catastrophe ne fut pas moins grave à Rome qu’à Paris. Elle ouvrit l’abîme qui coupe le règne de Pie IX en deux époques vouées, l’une aux réformes et aux progrès, l’autre aux révolutions et aux problèmes.

Je tiens pour certain, par les faits publics comme par les actes et les documents que je viens de rappeler, que, de 1846 à 1848, le pape Pie IX entreprit généreusement et sérieusement, bien qu’avec timidité, inexpérience et incohérence, de résoudre la question posée devant lui et à la portée de son pouvoir, la réforme des abus et des vices du gouvernement des États romains. Pleine de scrupules et de doutes, mais aussi d’équité et de sympathie humaine, l’âme de Pie IX s’adonna à cette œuvre ; il la croyait bonne aussi bien que nécessaire, et il en souhaitait le succès, non sans inquiétude, mais avec sincérité.

Je tiens également pour certain que, de 1846 à 1848, malgré ses lenteurs et ses lacunes, le travail réformateur de Pie IX fut efficace. Dans toutes les parties de l’ordre civil, d’importantes améliorations furent introduites, des institutions vivantes furent créées. Dans les provinces et dans les villes, le régime municipal reprit quelque chose de son ancienne liberté. La population fut appelée à prendre part elle-même au soin de ses intérêts et au maintien de l’ordre public. Les rapports de la société civile avec la société ecclésiastique furent modifiés ; les laïques entrèrent dans le gouvernement ; un grand conseil d’État, auquel le principe de l’élection n’était pas étranger, se réunit autour du pape et de ses ministres. Le pouvoir pontifical acceptait de plus en plus l’influence du parti libéral modéré qui le soutenait en le réglant. Contesté et incomplet, le progrès était réel ; ce qu’on faisait chaque jour était un pas vers ce qui manquait.

Devant l’ouragan de 1848, tout ce travail cessa, toute cette œuvre tomba. La question de la réforme du gouvernement civil des États romains disparut devant les terribles questions générales qui éclatèrent à la fois. Question extérieure, l’expulsion des Autrichiens. Questions intérieures, l’unité ou la confédération italienne, la monarchie constitutionnelle ou la république. Questions religieuses, l’abolition du pouvoir temporel de la papauté ; Rome capitale, non plus de l’Église catholique, mais de l’Italie ; la transformation des rapports de l’Église avec l’État. Pour toute l’Italie, au dehors la guerre, au dedans la révolution.

Je n’ai garde d’entrer dans cette tragique histoire. Je ne juge pas l’état présent de l’Italie. Je ne sonde pas son avenir. Je le crois chargé de ténèbres et d’orages dans les ténèbres ; mais je ne prétends pas plus à le deviner qu’à le gouverner. J’avais à cœur de retracer ce que furent et ce que firent, de 1846 à 1848, dans les affaires romaines et italiennes, le pape Pie IX et le gouvernement du roi Louis-Philippe. Je ne veux plus que mettre ces faits en regard de ceux qui les ont remplacés depuis 1848 jusqu’à ce jour, et faire entrevoir ce que révèle le contraste qui éclate entre les deux époques.

La révolution de Février changea de fond en comble la position du pape Pie IX en Italie et dans ses propres États. Il y perdit à la fois l’encouragement et les prudents conseils, le point d’appui et le point d’arrêt que lui donnait le gouvernement français dans le travail de réforme et de progrès qu’il avait entrepris. Il fut livré, avec son inexpérience politique et ses seules forces, au torrent des événements qui l’assaillaient de toutes parts, et à la lutte que le parti stationnaire et le parti révolutionnaire engageaient autour de lui. Italien de cœur, mais pacifique par devoir, entraîné par son peuple, l’un des premiers parmi les princes italiens, dans la guerre à l’Autriche, Pie IX tenta loyalement de l’arrêter en en extirpant la cause ; le 3 mai 1848, il écrivit à l’empereur d’Autriche : Qu’il ne soit pas désagréable à Votre Majesté que nous fassions appel à sa piété et à sa religion, l’exhortant avec une affection paternelle à retirer ses armes d’une guerre qui, sans pouvoir reconquérir à l’empire l’esprit des Lombards et des Vénitiens, traîne à sa suite un funeste cortége de malheurs qu’Elle-même déteste certainement. Qu’il ne soit point désagréable à la généreuse nation allemande que nous l’invitions à déposer les armes et à convertir en utiles relations d’amical voisinage une domination qui ne serait ni noble, ni heureuse puisqu’elle ne reposerait que sur le fer. Et huit jours après, le cardinal Antonelli écrivait à M. Farini, chargé d’affaires de la cour de Rome au camp du roi Charles-Albert : Vous pensez que Sa Sainteté pourrait aujourd’hui très opportunément interposer sa médiation comme prince de paix, dans le sens de l’établissement de la nationalité italienne. Aujourd’hui Sa Sainteté m’a autorisé à vous donner communication, sous la réserve du plus grand secret, d’une lettre que, ces jours passés, elle a écrite, en ce sens, à S. M. l’empereur d’Autriche. Vous pourrez voir que cette pensée n’a point échappé à la sagesse de Sa Sainteté, et à l’amour qu’elle nourrit pour l’Italie. Si elle voyait les esprits disposés à des accommodements de paix raisonnables, dans le but d’assurer la nationalité italienne, vous pouvez penser si elle serait disposée à s’y employer efficacement, au prix même de quelque ennui personnel que ce fût.

Il s’agit bientôt pour Pie IX de tout autre chose que d’ennuis personnels ; bientôt la guerre et l’insurrection envahirent Rome et toute l’Italie. Pour leur échapper, pour tenter encore un effort en faveur de l’indépendance et de la pacification italienne, le pape appela M. Rossi à son aide. M. Rossi paya de sa vie son courageux dévouement[27] ; l’assassinat du plus éminent des libéraux italiens inaugura la république romaine. Le pape détrôné s’enfuit à Gaëte. Fidèle aux traditions et à l’honneur de la France, le gouvernement français, encore républicain, bientôt impérial, reprit le chef de l’Église catholique sous sa protection et le ramena dans Rome. Pie IX y retrouva le parti stationnaire et le parti révolutionnaire, l’un vainqueur alarmé et irrité, l’autre vaincu obstiné et reprenant dans l’esprit national italien son point d’appui. L’ambition piémontaise se mit à l’œuvre pour exploiter les fautes de l’un et les passions de l’autre. La France prêta sa force et sa gloire à l’ambition piémontaise et à l’unité italienne en même temps qu’à la sécurité du pape dans Rome, mais en annonçant qu’elle ne se chargeait pas de l’y garantir toujours. Je ne discute pas la politique. Je ne raconte pas l’histoire. Je retrace la situation telle que les événements l’ont faite. Qu’a fait, dans cette situation, Pie IX lui-même ? Quel a été, sous la pression des exigences et des périls qu’elle lui imposait, le fait saillant, le trait caractéristique de son attitude dans cette seconde époque de son règne ?

On ne lui demandait plus de corriger les vices du gouvernement des États romains et de seconder l’indépendance de l’Italie. On le sommait de renoncer à tout pouvoir temporel, dans Rome comme dans le reste de ses États, c’est-à-dire de sacrifier à l’unité italienne la constitution et l’histoire de l’Église catholique. A cela, Pie IX a répondu qu’il ne le pouvait pas. Il avait accepté la situation et la mission de pape réformateur. Il a repoussé celle de pape révolutionnaire. Là en est maintenant, pour lui, la question.

C’est, pour un peuple, dans les grandes crises d’innovation, une bonne fortune rare de se trouver en présence d’un prince sympathique et honnête, touché du vœu et du bien public, et préoccupé de son devoir au moins autant que de son pouvoir. Ce ne sont point là, bien s’en faut, les seules qualités nécessaires pour le gouvernement des nations ; l’esprit supérieur et la volonté forte y ont quelquefois suffi ; la bonté et l’honnêteté seules, jamais. Ainsi en décident les vices et les passions des hommes. Mais quand il arrive que les qualités morales, les bonnes intentions et la sincérité des princes ne suffisent pas, il faut que les peuples, et surtout ceux qui veulent être libres, ne se fassent pas illusion : c’est en eux-mêmes surtout que le mal réside ; c’est à leurs propres erreurs, à leurs propres fautes, à leurs mauvaises ou aveugles passions, bien plus qu’à l’insuffisance et aux faiblesses de leurs princes, qu’ils doivent s’en prendre de l’insuccès de leurs efforts et des revers de leur destinée. Avec un prince bienveillant, modéré et sincère, un peuple intelligent, sensé et persévérant finit toujours par exercer sur ses affaires une influence efficace, et par obtenir la satisfaction de ses vœux légitimes. Deux fois, de notre temps, cette bonne chance s’est rencontrée et a été manquée. Le roi Louis XVI et le pape Pie IX ont été sans doute, en fait de lumières et d’énergie politiques, des souverains bien inégaux à leur difficile situation ; mais ils ont été en même temps d’honnêtes et bienveillants souverains, étrangers à l’égoïsme et aux entêtements de l’orgueil royal. Si, par leur intelligence et leur action politique, les peuples qui aspiraient à être libres, et même souverains, avaient suffi, de leur côté, à leur part dans la tâche du gouvernement, à coup sûr les événements auraient pris un autre tour, et le but essentiel de l’élan national aurait été atteint plus sûrement et à bien moins grand et moins triste prix.

Je sais que, dans le patriotique espoir d’atteindre un grand but et d’accomplir un grand bien, des hommes éminents et sincères se sont lancés et se lanceront plus d’une fois encore dans les orages et les ténèbres des révolutions poursuivies par la violence anarchique ou guerrière. Je les comprends, et, s’ils sont désintéressés, je les honore ; mais je ne les approuve et ne les admire point. Pour mon compte, plus j’ai avancé dans la vie publique et touché au sort des peuples, plus j’ai été résolu à ne pas charger mon âme de la responsabilité et mon nom du souvenir de cet amas imprévu de maux, de crimes, de fautes, de douleurs, de folies et de hontes que les emportements et les guerres révolutionnaires attirent infailliblement, non seulement sur la génération qui les subit, mais sur plusieurs de celles qui les suivent. C’est un rude compte à dresser que celui des révolutions et des guerres, et elles ont grand besoin de réussir dans ce qu’elles ont de légitime et de salutaire pour avoir droit de demander qu’on ne leur reproche pas ce qu’elles ont coûté. A mon sens, elles n’ont valu jusqu’ici à l’Italie qu’un bienfait, seul incontestable et qui sera, je l’espère, définitif : l’expulsion de l’étranger et l’indépendance du sol italien. C’est un grand bienfait. Trop grand peut-être, tel du moins qu’il s’est accompli, pour être accueilli de bonne grâce et avec toute la reconnaissance qui lui est due. Il y a des succès que, pour en être assuré et fier, un peuple a besoin de se devoir à lui-même, et en en conquérant la gloire aussi bien qu’en en recueillant le fruit. Je crains que l’Italie n’ait entrepris une œuvre au-dessus de sa force naturelle et durable, et qu’en la poursuivant elle n’ait porté atteinte à des droits et à des intérêts très vivaces et dignes de plus de respect. Ses exigences et ses coups envers la Papauté et l’Église catholique jettent un épais nuage et un péril immense sur son avenir. Je lui souhaite sincèrement de les dissiper et de justifier, par un sage emploi de sa fortune nouvelle, les faveurs qu’elle a reçues... dirai-je de Dieu ou des hommes ? Le temps en décidera.

Je n’ai plus que quelques mots à ajouter sur un fait qui m’est personnel.

Après la chute de la monarchie de 1830 et dans ma retraite en Angleterre, je ne reçus de M. Rossi aucune lettre, aucune nouvelle. Je m’étonnai silencieusement et tristement. Il n’était pas de ceux de qui j’attendais la peur et l’oubli. Plus de neuf ans après, je reçus du prince Albert de Broglie, que la révolution de 1848 avait trouvé premier secrétaire de l’ambassade de France à Rome, la lettre suivante en date du 30 novembre 1857 :

Cher Monsieur Guizot,

Vous rappelez-vous la surprise très légitime que vous avez éprouvée il y a dix ans, en ne recevant, après le désastre de 1848, rien de l’ambassade de Rome, ni secrétaire ni ambassadeur, ni pour le roi ni pour vous ? Vous rappelez-vous aussi que je vous dis un peu plus tard que nous avions remis, M. Rossi et moi, des lettres à la duchesse de Dalberg, alors à Rome, en la priant de vous les faire parvenir par l’entremise de sa fille lady Granville, et qu’information faite, la duchesse convint qu’elle avait reçu la commission, en disant qu’elle ne savait ce qui l’avait empêchée de s’en acquitter ?

Voici aujourd’hui lady Granville qui me renvoie ces mêmes lettres retrouvées, après dix ans, dans des comptes qu’elle n’avait pas ouverts. Notre excès de précaution nous a joué ce tour. Il est certain que ces papiers étaient bien cachés. J’ai pensé que la lettre écrite par M. Rossi dans ces tristes circonstances avait la valeur d’un autographe que vous seriez bien aise de posséder. Je vous envoie donc celle-ci, et je garde, ou plutôt je brûle la mienne.

M. Rossi m’écrivait le 6 avril 1848 :

Cher ami, je ne viens pas vous dire avec quel vif et tendre intérêt je pensais à vous et aux vôtres, en apprenant la péripétie qui a éclaté sur la France comme un coup de foudre. Notre vieille amitié vous l’a déjà dit. Vous n’êtes pas de ceux qui ont besoin de paroles pour comprendre un sentiment et du courage d’autrui pour soutenir un revers. On me dit que vos filles sont auprès de vous ; mais je ne sais où se trouvent votre fils Guillaume et madame votre mère. Quel spectacle lui était encore réservé ! Mais, je le sais, elle est la femme forte par excellence. Rappelez-moi, je vous prie, au bon souvenir de tous. J’y tiens plus que jamais.

Je voudrais aussi que vous pussiez porter jusqu’au roi, à la reine et à toute la famille royale l’hommage de mon respect et de tous les sentiments qu’ils me connaissent. Ma gratitude ne se mesure pas à la puissance et à la prospérité des personnes qui y ont droit.

Je ne vous parle pas de la France ; nous n’en recevons ici les nouvelles que fort tard et, je crois, fort mal.

L’Italie est profondément agitée. C’est la question nationale qui l’emporte et domine toutes les autres. L’élan est général, irrésistible. Les gouvernements italiens qui ne le seconderaient pas y périraient. Mais on se tromperait si on croyait que l’Italie est communiste et radicale. Les radicaux n’y exercent une influence que parce qu’ils ont eu l’adresse de se mettre à la tête du parti national et de cacher toute autre vue. Par eux-mêmes, ils ne sont encore ni nombreux ni acceptés du pays. Ils le deviendraient probablement si le parti national, qui est le pays tout entier, rencontrait une longue et vigoureuse résistance, et s’il était entraîné par désespoir à des mesures violentes. Si l’Autriche faisait demain, pour la Lombardie et la Vénétie, ce que le roi de Prusse a fait pour le duché de Posen, je crois que la Péninsule pourrait être conservée à la cause de la monarchie et de la liberté régulière. La république proclamée à Venise n’est pas une imitation de Paris, mais une réminiscence vénitienne. C’est, comme le fait de Sicile, une boutade de l’esprit municipal, qui est fort affaibli en Italie, mais est loin d’y être éteint. Si la paix leur arrivait promptement, il donnerait aux Italiens pas mal d’embarras et de querelles. Si la guerre se prolonge, la fusion s’opérera, surtout dans les camps, au feu du radicalisme et dans son creuset.

Je reste provisoirement à Rome ; mon fils Aldéran, qui a quitté immédiatement la sous-préfecture d’Orange, est à Marseille avec ma femme. Je vais les appeler à Rome. Grand Dieu ! serions-nous donc menacés de devenir un grand canton de Vaud, ou bien pis, un Saint-Domingue ?

La tardive découverte de cette lettre me fut un vrai soulagement ; elle me délivra du triste mécompte qui s’attachait, pour moi, à la mémoire de M. Rossi. Mémoire glorieuse, au double titre de la vie et de la mort. Il avait l’âme noble comme l’esprit grand, et il a eu cette rare destinée de déployer l’élévation de son âme comme la supériorité de son esprit sur les théâtres et sous les coups du sort les plus divers, à Bologne, à Genève, à Paris, à Rome, dans la mauvaise et dans la haute fortune, défendant partout ce qui était à ses yeux, avec raison selon moi, le droit et l’intérêt de la vérité, de la justice, de la liberté. Tantôt les proscriptions, tantôt l’appel et l’appui d’amis puissants l’ont fait changer de patrie ; il n’a jamais changé de foi ni de cause. Et partout où il a vécu, il a grandi ; nulle part autant qu’à son dernier jour et à sa dernière heure, quand il a bravé et trouvé la mort au service de la papauté penchant vers l’abîme. Il eût probablement souri lui-même si, quinze ou vingt ans auparavant, on lui eût dit qu’il mourrait premier ministre du pouvoir pontifical, et chargé de le soutenir en le réformant ; là ne le portaient pas les tendances et les vraisemblances de sa pensée et de sa vie ; mais il avait été trop éprouvé et trop ballotté par la tempête pour avoir la prétention de la surmonter, et il se laissait aller aux événements avec une sorte d’impartialité de spectateur, se contentant de suffire, en tout cas, à son devoir et à son honneur. C’était une nature à la fois ardente et indolente, chaude au dedans, froide au dehors, capable d’enthousiasme sans illusion et de dévouement sans passion. Il était en même temps très sociable et très réservé, prudent avec dignité et supérieur dans l’art de plaire sans fausse et faible complaisance. Habile à exploiter les forces d’une intelligence admirablement prompte et juste, plus féconde qu’originale, toujours ouverte sans être mobile, constante dans les idées et souple dans les affaires, il excellait à saisir le point où pouvaient se rencontrer les esprits et les partis modérés quoique divers, et à leur persuader de s’y réunir. C’était l’œuvre qu’il tentait encore une fois, et dans les circonstances les plus grandes comme les plus difficiles, quand le poignard des assassins vint le frapper sur l’escalier même de l’assemblée devant laquelle il allait exposer ses patriotiques desseins. On dit qu’à quatre-vingt-deux ans, en apprenant la mort du maréchal de Berwick emporté, devant Philipsbourg, par un boulet de canon, le maréchal de Villars s’écria : J’avais toujours bien dit que cet homme-là était plus heureux que moi. La mort de M. Rossi peut inspirer la même envie, et il était digne du même bonheur.

 

 

 



[1] Chambre des députés, séance du 4 février 1847.

[2] Le 17 juin 1846.

[3] Le 8 juin 1846.

[4] Le 5 août 1846.

[5] Le 18 août 1846.

[6] M. Rossi à moi, les 28 juin et 18 décembre 1846, 8 et 18 janvier, 8 février, 8, 18 et 20 avril, 3 et 26 juin, 8 et 13 juillet 1847.

[7] Le 7 mai 1847, et le 10 septembre 1846.

[8] M. Rossi à moi, le 20 juillet 1847.

[9] M. Rossi à moi, le 20 juillet 1847.

[10] Les 30 juillet et 8 août 1847.

[11] Gouverneur de Rome sous Grégoire XVI.

[12] Le 28 juillet 1847.

[13] En date du 31 octobre 1847.

[14] Le 16 août 1847.

[15] Le 23 décembre 1847.

[16] Le 26 août 1847.

[17] Le 30 juillet 1847.

[18] Le 10 août 1847.

[19] Le 30 juillet 1847.

[20] Le 7 novembre 1847.

[21] Le 18 novembre 1847.

[22] Les 18 novembre et 12 décembre 1847.

[23] Le 14 décembre 1847.

[24] Le 18 janvier 1848.

[25] Le 17 septembre 1847.

[26] Le 28 décembre 1847.

[27] Le 15 novembre 1848.