MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME HUITIÈME — 1847-1848.

CHAPITRE XLIV. — LE GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE (1840-1848).

 

 

Un grand bruit s’est fait et se fait encore autour de ces mots, le gouvernement parlementaire. La question ainsi posée est plus grande que le bruit qu’elle soulève. Il s’agit de bien autre chose et de bien plus que de ce qu’on appelle le gouvernement parlementaire. Ce que la France cherche depuis 1789, à travers toutes les vicissitudes de ses dispositions et de ses destinées, ce que l’Europe appelle de ses vœux confus mais obstinés, c’est le gouvernement libre. La liberté politique, c’est-à-dire l’intervention et le contrôle efficace des peuples dans leur gouvernement, c’est là le besoin et le travail, bruyant ou latent, de l’état social qui, depuis dix-neuf siècles, sous l’influence de la religion chrétienne et par le cours naturel de la civilisation moderne, s’est développé chez les nations européennes, et qui prévaut partout où elles portent leur esprit avec leur empire. Parlementaire ou non, le gouvernement est-il un gouvernement libre ou en train de le devenir ? Là est la question.

La liberté politique a, selon les lieux et les temps, des formes et des mesures très diverses. Elle a pourtant des conditions essentielles et vitales, qui varient aussi selon les lieux et les temps, mais sans lesquelles les peuples ne croiraient pas la posséder et ne la posséderaient réellement pas. La liberté politique peut exister, elle a existé très inégalement distribuée entre les diverses classes de citoyens. Elle a existé entourée d’esclaves. Elle n’aurait pas existé, aux yeux de la Grèce et de Rome, sans l’élection temporaire de tous les pouvoirs publics et sans les luttes républicaines de l’Agora et du Forum. C’étaient là, dans l’antiquité païenne, les formes et les conditions nécessaires du gouvernement libre. Chez les peuples modernes et chrétiens, cet état des esprits et des faits s’est grandement modifié : d’une part, les conditions du gouvernement libre sont devenues plus nombreuses, plus élevées et plus compliquées ; d’autre part, ses formes ont été plus variées. L’action des assemblées représentatives, la libre discussion des affaires publiques au dedans et au dehors de leur enceinte, la liberté électorale, la liberté religieuse, la liberté de la presse, la liberté du travail, l’égalité civile, l’indépendance judiciaire, telles sont aujourd’hui les impérieuses conditions du gouvernement libre. Et en même temps la diversité des faits sociaux, intérieurs ou extérieurs, a suscité ou même imposé au gouvernement libre, dans les divers États, des formes très diverses ; la république n’est plus sa seule forme naturelle, ni la seule bonne, ni la seule possible ; il admet, il exige, dans certains cas, celle de la monarchie.

Deux grands États, l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, donnent de nos jours au monde le spectacle de ce fait nouveau dans le monde, le gouvernement libre établi et ses conditions accomplies sous des formes et par des institutions profondément différentes. Toutes les libertés que je viens de nommer, et qui constituent désormais la liberté politique, existent et se déploient avec une égale énergie dans l’un et l’autre de ces deux pays. Dans l’un, elles ont entouré le berceau et elles défendent la vie de la république. Dans l’autre, elles sont nées et elles prospèrent sous l’égide de la monarchie.

Il y a, de temps en temps, des prophètes qui prédisent aux États-Unis d’Amérique la ruine de la république sous les coups d’abord de l’anarchie, puis de la dictature, et à l’Angleterre la chute de la monarchie constitutionnelle devant le progrès des libertés démocratiques. Je ne méconnais pas les périls qui suscitent de telles prédictions ; mais je ne sais pas lire de si loin dans l’avenir, et en attendant qu’il les justifie ou qu’il les démente, je vois la monarchie anglaise et la république américaine surmontant les plus rudes épreuves, l’une la contagion des révolutions et la guerre étrangère, l’autre les tentatives de dislocation intérieure et la guerre civile. Je prends donc confiance dans la salutaire puissance du gouvernement libre sous les formes les plus diverses, et j’apprends à reconnaître la convenance, je dis plus, la nécessité de ces formes diverses pour que le gouvernement libre s’étende et se fonde en s’adaptant à la diversité des lieux, des situations, des histoires, des idées et des mœurs.

Les petits États offrent, en ceci, les mêmes exemples que les grands. Le gouvernement libre, avec toutes ses conditions actuelles, existe en Hollande et en Belgique, comme en Angleterre, sous la forme monarchique, et il se développe en Suisse, à travers de tristes déviations, sous la forme républicaine. En présence de ces faits, il n’y a que des esprits étroits et superficiels, ou passionnés jusqu’à l’aveuglement, qui puissent méconnaître que la liberté politique n’est point inhérente à une forme exclusive de gouvernement, et que, dans le monde chrétien, elle est devenue à la fois plus exigeante et plus pure dans ses aspirations, plus large et plus flexible dans ses applications qu’elle ne l’était dans l’antiquité.

Mais si le gouvernement libre admet la variété des formes, il n’en admet pas la confusion. S’il peut recevoir des organisations différentes, c’est par des moyens différents que, dans ses différentes organisations, il atteint son but, qui est toujours le même : la liberté et la durée au sein de la liberté. Or, de toutes les conditions du gouvernement libre, la première et la plus impérieuse, c’est que la responsabilité, une responsabilité vraie et sérieuse, s’attache à l’exercice du pouvoir. Si le pouvoir n’est pas responsable, la liberté n’est pas garantie.

C’est surtout en ce qui touche à la responsabilité du pouvoir que la diversité des formes du gouvernement libre impose l’emploi des moyens les plus divers. Je consulte l’expérience ; j’interroge de nouveau les deux grands exemples que je viens de citer. Dans la république des États-Unis d’Amérique, la responsabilité du pouvoir réside dans l’élection du président, dans la courte durée de sa mission, dans la complète séparation de son autorité et de celle des corps représentatifs placés à côté de lui. Évidemment de tels moyens ne sauraient s’appliquer à la monarchie. La monarchie constitutionnelle d’Angleterre en a trouvé et pratiqué d’autres : elle a posé en principe que le roi ne peut mal faire, et elle a fait peser sur ses conseillers toute la responsabilité de son gouvernement. Je n’entre pas dans la discussion et la comparaison de ces deux diverses formes de gouvernement libre et des divers systèmes de responsabilité qui leur sont propres ; je constate des faits. La monarchie anglaise et la république américaine sont deux gouvernements bien réellement libres et qui satisfont à toutes les exigences actuelles de la liberté politique. Dans ces deux gouvernements, c’est par des moyens très différents que s’établit et s’exerce la responsabilité du pouvoir, cette garantie nécessaire de la liberté politique. Quoique très différents, ces moyens, mis à l’épreuve, se sont montrés également efficaces : dans l’un et l’autre de ces deux États, la responsabilité du pouvoir est réelle et les libertés publiques sont garanties.

Je touche à la question qui fait, parmi nous, tant de bruit. Les principes et les procédés sur lesquels repose, dans la monarchie anglaise, la responsabilité du pouvoir constituent-ils ce qu’on appelle le gouvernement parlementaire ? Ce gouvernement est-il la conséquence naturelle de la monarchie constitutionnelle et la garantie efficace, sous cette monarchie, de la liberté politique ?

Je déteste les assertions vagues et les conclusions précipitées. Avant d’exprimer, sur les mérites et les défauts du gouvernement parlementaire, toute ma pensée, j’ai à cœur de le montrer à l’œuvre tel que je l’ai vu et compris quand j’ai été appelé à le pratiquer.

J’insiste d’abord sur un fait souvent oublié et qu’on ne saurait oublier sans méconnaître la nature et les exigences du gouvernement libre. Une des premières libertés qui prennent place dans un tel gouvernement, c’est celle de ses propres agents, la libre et volontaire action des hommes qui en exercent les grandes fonctions et en dirigent les ressorts. Le pouvoir absolu peut ne vouloir, dans ses serviteurs, que des instruments dociles, capables d’exécuter ses volontés qui sont leur loi. Mais dans un régime de liberté, quand la publicité et la discussion sont partout, quand la responsabilité accompagne partout le pouvoir, on ne l’exerce pas bien, on ne le sert pas bien si on n’agit pas selon sa propre pensée et sa propre volonté. Dès que l’action porte sur autre chose que sur des faits matériels et des travaux légalement prescrits, le gouvernement libre fait, aux hommes qui y prennent part, l’honneur d’avoir besoin que leur concours soit libre. En présence de la liberté nationale, il y a un degré de conviction, et je dirai de passion personnelle, qui est indispensable aux acteurs dans l’arène politique pour leur force et leur succès : Ce ne sont pas des agents qu’il me faut, disait M. Casimir Périer au milieu de son ardente lutte contre l’émeute et l’anarchie, ce sont des complices.

De là proviennent dans les gouvernements libres, monarchiques ou républicains, la nécessité et la formation naturelle des partis politiques. Qu’elle naisse de la similitude des intérêts, ou de celle des idées, ou de celle des passions, ou de ces divers motifs réunis, l’association libre est, dans de tels gouvernements, la condition de l’action politique régulière et efficace. Sans l’influence permanente de l’association libre, tout esprit d’ensemble et de suite disparaîtrait sous les souffles violents et variables de la liberté. Telle est, dans les gouvernements libres, la nécessité des partis politiques, qu’une fois formés ils s’y maintiennent et s’y perpétuent en dépit des transformations que leur font subir les changements qu’amènent les siècles dans l’état de la société et des esprits. Nés en Angleterre au XVIIe siècle, au milieu des crises de la liberté politique, et appelés tour à tour à la pratiquer, les Whigs et les Torys, bien que profondément modifiés aujourd’hui, se reproduisent sous les noms de conservateurs et de libéraux, et président encore aux destinées de leur patrie. Et aux États-Unis d’Amérique, à travers les secousses violentes qui les agitent, deux observateurs aussi sagaces qu’indépendants, M. Auguste Laugel et M. Ernest Duvergier de Hauranne, ont reconnu sans peine, dans les partis américains de nos jours, les successeurs des fédéralistes et des démocrates qui se ralliaient, il y a trois quarts de siècle, sous les noms de Washington et de Jefferson[1]. Les nécessités substantielles survivent aux innovations les plus puissantes, et les sociétés changent à la fois plus et moins qu’elles n’en ont l’air.

Ce n’est pas dans le premier feu des grandes révolutions libérales que se forment les partis politiques destinés à devenir les éléments actifs des gouvernements libres. Ils appartiennent à l’époque d’organisation des révolutions accomplies, non à l’époque de bouleversement où elles s’accomplissent. Ce fut à partir de 1814, à l’avènement pratique et continu de la liberté, que les partis politiques entrèrent en scène parmi nous, comme les acteurs naturels et nécessaires du drame qui s’ouvrait. Ils s’organisèrent et se développèrent pendant la Restauration, quoique toujours embarrassés et souvent dénaturés par l’élément révolutionnaire et conspirateur qui jetait le mensonge et le trouble dans leurs luttes constitutionnelles. La Révolution de 1830 éleva et agrandit le rôle des partis politiques comme la force du gouvernement libre, mais en laissant subsister les périls et les embarras révolutionnaires de leur situation. Lorsque le cabinet du 29 octobre 1840 se forma, je ne me rendais pas, des exigences et des effets naturels du gouvernement libre quant à la formation et à l’action des partis politiques, un compte aussi complet et aussi net que je le fais en ce moment ; mais je voulais le gouvernement libre, et j’avais, par instinct autant que par réflexion, un sentiment profond de ses conditions essentielles en présence des faits, soit généraux, soit personnels, qui caractérisaient notre situation. Je connaissais bien le roi Louis-Philippe et les deux Chambres associées à son gouvernement. Un cabinet homogène, composé d’hommes pénétrés, quant à la politique intérieure et extérieure, des mêmes idées, et capables, par leur union, de rallier dans les Chambres une majorité dévouée à ces idées et d’établir, entre le roi et cette majorité, un accord vrai et permanent, c’était là le premier problème à résoudre et le premier but à atteindre. Le cabinet qui se forma avait de quoi satisfaire à cette nécessité fondamentale. Les ministres de l’intérieur, des finances et de l’instruction publique, M. Duchâtel, M. Humann et M. Villemain, avaient, sur les conditions de notre gouvernement et sur la politique conservatrice, libérale et pacifique qui convenait à notre patrie, les mêmes convictions que moi. J’avais entre les mains les affaires étrangères. J’étais sûr que, dans ces quatre départements, les mêmes principes, les mêmes tendances, les mêmes influences générales prévaudraient. J’avais trop pratiqué le maréchal Soult pour ne pas pressentir les embarras que sa présence et sa présidence dans le cabinet pouvaient entraîner ; mais dans la crise que la question d’Égypte avait suscitée entre la politique de la guerre et celle de la paix, l’importance de ce grand nom militaire était plus que jamais incontestable ; et j’avais lieu de penser que le maréchal sentait aussi mon importance, et qu’il compterait soigneusement avec moi. C’était lui qui avait contresigné ma nomination comme ambassadeur en Angleterre, et le 6 mars 1840 je lui avais écrit de Londres, pour lui exprimer mes regrets de la chute de son ministère de 1839 ; il s’était empressé de me répondre le 11 mars suivant :

Monsieur l’ambassadeur,

J’attachais trop de prix aux rapports qui s’étaient établis entre vous et moi dans le poste éminent où la confiance du roi vous a appelé, pour que leur cessation ne m’ait pas fait éprouver des regrets. Aussi j’ai été très touché de ceux que vous avez eu la bonté de me témoigner par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 6 de ce mois, et je mets de l’empressement à vous en remercier.

Je vous remercie aussi d’avoir bien voulu vous charger d’entretenir les souvenirs que j’ai eu occasion de laisser en Angleterre. J’en suis trop honoré, même dans l’intérêt de notre chère France, pour que je n’attache pas le plus grand prix à les cultiver, et ce soin ne pouvait être confié à de plus dignes mains. Vous le savez, Monsieur, pendant la dernière période que j’ai passée aux affaires, ma constante préoccupation a été de resserrer les liens d’amitié qui unissent les deux pays. C’était, pour moi, l’acquit d’un devoir envers la France et l’expression de ma reconnaissance de l’accueil que j’avais reçu du peuple anglais. A ce sujet, vous exprimerez les sentiments qui m’animent toutes les fois que vous aurez occasion de rappeler cette époque et, depuis, le but que je m’étais proposé.

Je désire bien que quelquefois vous puissiez disposer de vos moments de loisir pour me donner de vos nouvelles, ainsi que des succès que, je n’en doute pas, vous obtiendrez ; personne, je vous l’assure avec sincérité, n’y attache un plus grand prix.

J’ai l’honneur de vous renouveler, Monsieur l’ambassadeur, les assurances de ma haute considération et de mon amitié.

Maréchal DUC DE DALMATIE.

Un homme si attentif, de loin et par avance, à rester avec moi en bons rapports, ne pouvait manquer d’en prendre de près le même soin. Dans les préliminaires de la formation du cabinet du 29 octobre 1840, le maréchal Soult se montra facile ; il admit sans la moindre objection toutes mes propositions politiques et personnelles. M. Teste, comme ministre des travaux publics, fut le seul choix qui vînt de lui et qu’il réclamât avec instance : J’ai besoin, disait-il, de quelqu’un qui parle pour moi et qui discute mon budget. Les trois autres membres du cabinet, M. Martin du Nord, M. Cunin-Gridaine et l’amiral Duperré, appartenaient à la majorité qui, depuis M. Casimir Périer, avait constamment soutenu le gouvernement, le cabinet de M. Molé comme celui du 11 octobre 1832 et celui du 12 avril 1839 ; ils ne manquaient pas de crédit dans les Chambres, et je ne pouvais redouter, dans le cabinet nouveau, ni leur dissidence, ni leur prépondérance. Au sein même du cabinet, l’homogénéité politique était donc assurée, et au dehors son efficacité pour établir, entre la couronne et les Chambres, l’harmonie constitutionnelle, pouvait être légitimement espérée.

Je ne pouvais douter que le roi n’eût à cœur de seconder le cabinet qu’il venait d’appeler. Il avait fait, en se refusant aux tendances belliqueuses du cabinet précédent, un acte de puissance royale parfaitement constitutionnel et légal en soi, mais dans lequel il avait besoin d’être énergiquement soutenu par les nouveaux conseillers qui approuvaient sa résolution et qui en acceptaient, devant les Chambres immédiatement convoquées, toute la responsabilité. Dans une situation si grave pour la royauté, le souvenir des déplaisirs qu’avait causés naguère au roi la coalition contre M. Molé, et les velléités d’exigence ou de susceptibilité royale disparaissaient complètement. Le cabinet pouvait compter sur la libre adhésion et le sincère appui du roi comme sur sa propre homogénéité.

Il avait lieu de croire aussi que l’appui des Chambres ne lui manquerait pas. Comme le pays, comme les divers conseillers de la couronne, comme le roi lui-même, elles avaient attaché à la question d’Égypte une importance fort exagérée, et elles avaient conçu, de la force de Méhémet-Ali, une idée encore plus exagérée et plus fausse. Quand les événements eurent mis en lumière cette double erreur, la prudence se réveilla dans les Chambres comme à la cour, partout où avait manqué la prévoyance. Non seulement les partisans anciens et éprouvés de notre politique, mais les hommes les plus considérables du tiers-parti, M. Dupin, M. Passy, M. Dufaure se montrèrent disposés à soutenir le cabinet dans son effort pour tirer le pays et le roi du mauvais pas où ils étaient engagés. Avant même que la session s’ouvrît, il fut aisé de pressentir que les mêmes inquiétudes, les mêmes instincts de responsabilité pressante qui assuraient au cabinet l’appui du roi lui donneraient, dans les Chambres, la majorité.

Mais la prudence qui vient après le péril est une vertu triste, et j’avais une autre ambition que celle de tirer mon pays d’un mauvais pas. Plus j’ai avancé dans la vie publique, dans ses jours d’épreuve ou de succès, plus la fondation du gouvernement libre est devenue ma première et constante pensée. Non seulement je le crois le plus juste et le meilleur ; mais quels que soient sa difficulté intrinsèque et les obstacles extérieurs qu’il rencontre, je le crois, pour nous et notre temps, à la fois nécessaire et possible, car il est, d’une part, le but suprême de nos aspirations intellectuelles, et d’autre part c’est le seul régime au sein duquel nous puissions trouver à la fois la sécurité des intérêts individuels et l’énergie de la vie sociale, ces deux puissants besoins des peuples qui ne sont pas tombés en décadence. Je ne me dissimulais pas que la France gardait, des derniers incidents diplomatiques et militaires de la question égyptienne, une impression amère, et que le cabinet portait en naissant le poids des fautes dont il était chargé d’arrêter les suites. C’était uniquement dans la complète publicité et la discussion approfondie des faits, c’est-à-dire dans la franche et forte pratique du gouvernement libre, que je voyais, pour nous, une arme efficace contre le péril de cette situation, et le moyen de relever la bonne politique à son juste rang, malgré le fardeau qu’elle avait à soulever.

Les faits justifièrent mon espérance : ce fut par l’étendue, la gravité, l’ardeur, la sincérité des débats sur la question égyptienne et sur sa solution par la convention du 13 juillet 1841, que le cabinet du 29 octobre 1840 surmonta les difficultés de sa situation à son origine et prépara son avenir[2]. Mais en même temps que je reconnaissais, dans ces premiers résultats, la salutaire puissance du gouvernement libre, je ne me dissimulais pas combien ils étaient insuffisants et précaires, et je sentais mieux chaque jour la nécessité de satisfaire de plus en plus aux conditions essentielles de ce gouvernement pour en recueillir les fruits. L’homogénéité intérieure du cabinet et de ses principaux agents ; l’organisation de la majorité qui le soutenait en un vrai parti politique uni dans certains principes généraux et capable de persévérance et de conséquence à travers les questions et les situations diverses ; l’intimité et l’action harmonique de la couronne et des Chambres par l’entremise et sous la responsabilité du ministère chargé de leurs rapports : c’étaient là évidemment les premières de ces conditions, les seules qui pussent assurer au pouvoir, en présence de la liberté, la considération et la force dont il avait besoin pour suffire à sa mission. De 1840 à 1848, le cabinet n’a pas cessé de poursuivre ce triple but.

Comme tout ce qui dure un peu, il reçut, dans sa composition personnelle, des modifications successives. La mort, la maladie, la fatigue, des épreuves diverses lui enlevèrent quelques-uns de ses membres, en 1842 M. Humann, en 1844 M. Villemain, deux des plus éminents et des plus fidèles compagnons d’armes qu’il m’ait été donné de rencontrer dans l’arène politique. Aucun esprit de coterie, aucune intrigue ou faveur de cour ne présida aux choix rendus ainsi nécessaires. Appelés aux ministères des finances et de l’instruction publique, M. Lacave-Laplagne et M. de Salvandy avaient fait partie du cabinet de M. Molé ; mais, en dépit des souvenirs de la coalition de 1839, ils avaient hautement adhéré à la politique du cabinet du 29 octobre 1840 et lui avaient prêté un utile appui. Quand deux de mes plus intimes et plus constants amis, M. Dumon et M. Hébert, devinrent, l’un ministre d’abord des travaux publics, puis des finances, l’autre garde des sceaux, ils avaient donné l’un et l’autre, dans l’administration et dans les Chambres, des preuves d’un talent rare et d’un dévouement courageux à la politique d’ordre légal, de liberté constitutionnelle et de paix. Non seulement ces variations n’apportèrent dans l’homogénéité du cabinet aucune altération, elles la maintinrent ou même l’affermirent. Elles furent conformes aux inspirations naturelles du gouvernement libre, et dictées par le seul dessein de le fortifier en le pratiquant loyalement.

Une question spéciale, la présidence du conseil, aurait pu devenir une source d’embarras. J’avais évidemment dans le gouvernement, auprès du roi comme dans les Chambres, plus d’influence que le maréchal Soult. Les amis officieux et les adversaires intéressés ne manquaient pas à faire ressortir ce défaut d’harmonie entre le titre et le fait, et à provoquer soit les ambitions, soit les méfiances qui en pouvaient naître. Je dois au maréchal cette justice qu’il ne se prêta point à ces insinuations jalouses. Il avait souvent des accès de fantaisie et d’humeur ; tantôt sa santé, tantôt des susceptibilités spontanées ou préméditées le portaient à menacer le cabinet de sa retraite prochaine ; mais c’était dans ses rapports avec le roi plutôt qu’avec moi que ces dispositions se manifestaient, et la réconciliation suivait de près la boutade. Quant à moi, j’ai toujours fait, dans le pouvoir comme dans le cours général de la vie, grand cas de la réalité et fort peu de l’apparence ; celle-ci n’a d’importance que lorsqu’elle accroît la force de la réalité en la manifestant, et dans les grandes affaires les petites vanités créent bien plus d’embarras qu’elles ne valent de plaisir. J’attendis sans la moindre impatience que la retraite effective du maréchal Soult, amenée par le besoin qu’il sentait du repos et de l’air de ses champs de Soult-Berg, me fît conférer par le roi, avec l’adhésion de tous mes collègues, la présidence officielle du conseil. Ce fut la famille même du maréchal, sa femme, son fils et sa belle-fille, qui le déterminèrent à cette résolution ; il écrivit au roi le 15 septembre 1847 :

Sire,

J’étais au service de mon pays il y a soixante-trois ans, quand l’ancienne monarchie était encore debout, avant les premières lueurs de notre révolution nationale. Soldat de la République et lieutenant de l’empereur Napoléon, j’ai pris part sans relâche à cette lutte immense pour l’indépendance, la liberté et la gloire de la France, et j’étais de ceux qui l’ont soutenue jusqu’au dernier jour. Votre Majesté a daigné croire que mes services pouvaient être utiles à la lutte nouvelle et non moins patriotique que Dieu et la France l’ont appelée à soutenir pour l’affermissement de notre ordre constitutionnel. J’en rends grâce à Votre Majesté. C’est l’honneur de ma vie que mon nom occupe ainsi une place dans tous les travaux, guerriers et pacifiques, qui ont assuré le triomphe de notre grande cause. La confiance de Votre Majesté me soutenait dans les derniers services que je m’efforçais de rendre. Mon dévouement à Votre Majesté et à la France est tout entier, mais je sens que mes forces trahissent ce dévouement. Que Votre Majesté me permette de consacrer ce qui m’en reste à me recueillir, arrivé au terme de ma laborieuse carrière. Je vous ai voué, Sire, l’activité de mes dernières années ; donnez-moi le repos de mes vieux services, et permettez-moi de déposer au pied du trône de Votre Majesté ma démission de la présidence du conseil dont elle avait daigné m’investir. Je jouirai de ce repos au sein de cette sécurité générale que la forte sagesse de Votre Majesté a faite à la France et à tous ceux qui l’ont servie et qui l’aiment. Ma reconnaissance pour les bontés de Votre Majesté, mes vœux pour sa prospérité et celle de son auguste famille me suivront dans ce repos jusqu’à mon dernier jour ; ils ne cesseront d’égaler l’inaltérable dévouement et le profond respect avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Sire, de Votre Majesté, le très humble et très obéissant serviteur,

Maréchal DUC DE DALMATIE.

Deux jours après avoir reçu cette lettre, le 19 septembre 1847, le roi me nomma président du conseil. J’écrivis sur-le-champ au maréchal Soult, pour lui témoigner combien j’étais touché de l’honneur de lui succéder. Il me répondit le 25 septembre :

Monsieur le Ministre et cher Président,

Vous avez eu la bonté de m’écrire le 20 de ce mois, au sujet de la démission de la présidence du conseil que j’avais eu l’honneur d’offrir au roi le 15. Il m’en a beaucoup coûté de me séparer d’anciens collègues que j’honorerai toujours, et qui, dans nos, relations d’affaires, avaient eu pour moi autant de bienveillance que d’amitié. Mais je n’en ai pas moins applaudi de tout cœur au digne choix que le roi a fait de vous pour me remplacer, et je vous en félicite bien sincèrement. J’espère que vous surmonterez, beaucoup mieux que je n’ai pu le faire depuis deux ans, les difficultés qui sont inhérentes à votre nouvelle position. Personne ne prendra plus de part que moi aux nouveaux succèsque vous ne pouvez manquer d’obtenir. Croyez-y bien, et veuillez ne pas douter de la sincérité des sentiments de véritable amitié que je vous ai voués depuis longtemps.

Maréchal DUC DE DALMATIE.

P. S. La maréchale est très sensible à votre bon souvenir. Elle vous prie de faire agréer toutes ses amitiés à madame votre mère. Je vous fais la même prière.

D’un avis unanime, le cabinet pria le roi de donner au maréchal Soult, au terme d’une carrière glorieusement pleine et dignement close, une marque éclatante d’estime et de reconnaissance. Le Roi accueillit volontiers ce vœu, et, le 26 septembre 1847, il conféra au maréchal Soult le titre de maréchal général de France. C’était ce qui avait été fait en 1660 pour le maréchal de Turenne, en 1732 pour le maréchal de Villars, et en 1747 pour le maréchal de Saxe. La récompense alla au cœur du vieux soldat ; il m’écrivit le 30 septembre :

Monsieur le Ministre et cher Président, en recevant du roi la lettre si affectueuse que Sa Majesté a daigné m’écrire de Saint-Cloud, sur la table du conseil, le 26 septembre dernier, j’ai éprouvé une émotion que je ne puis décrire, à la vue de l’ampliation de l’ordonnance que le roi venait de rendre et qui me confère le titre de maréchal général de France. Je me suis profondément incliné devant tant de royale bonté, surtout lorsque peut-être j’avais exalté les services que j’ai pu lui rendre, ainsi qu’à la France, depuis que j’ai eu l’honneur d’être appelé aux conseils de Sa Majesté. Cette grande récompense, qui auparavant était si inespérée, couronne si honorablement ma longue carrière militaire que je ne puis trop remercier le roi de me l’avoir décernée. Mais je ne me suis pas dissimulé toute la part que vous avez prise à cet événement, et je dois vous prier, mon digne ami, de compter sur ma profonde reconnaissance. Tant que je vivrai, j’en conserverai un précieux souvenir, et je m’estimerai heureux si vous me conservez l’amitié dont vous m’avez déjà donné tant de marques. J’ai aussi l’espoir que vous voudrez bien reporter sur mon fils l’attachement que vous avez eu pour moi. J’ai l’honneur de vous renouveler, de cœur et d’âme, l’assurance d’une amitié qui ne cessera qu’avec ma vie.

Maréchal DUC DE DALMATIE.

Ce n’est pas pour la frivole satisfaction de rappeler des souvenirs qui me plaisent, que j’entre dans ces détails et que je cite ces documents tout personnels. On a reproché au gouvernement parlementaire ses rivalités ardentes, ses luttes incessantes, ses intrigues mobiles, ses crises répétées. J’ai trop vécu pour ignorer soit les passions et les faiblesses humaines, soit les imperfections des meilleures et plus nécessaires institutions ; hommes et choses, tout est plein en ce monde de mauvais germes, et la liberté les met en lumière et même les développe ; mais elle met en lumière et développe aussi les bons instincts, les dispositions honorables, les freins légitimes, les nécessités salutaires. Et quand la liberté est réelle, quand elle se déploie au sein de l’ordre légal, quand elle dure, les chances de victoire sont plus grandes pour le bien que pour le mal, et la valeur politique et morale des résultats de la lutte est bien supérieure aux déplaisirs des fatigues qu’elle coûte et des mesquins spectacles qui s’y mêlent. Je tiens à montrer, par les faits et les documents authentiques, que de 1840 à 1848, quelles qu’aient pu être, au fond des âmes, les tentations et les velléités obscures qui les traversent quand l’occasion s’en rencontre, c’est la loyauté et le bon sens qui ont présidé, dans le cabinet, aux relations des hommes politiques et réglé leur conduite mutuelle. Aucune intrigue, aucune crise ministérielle n’ont troublé, durant cette époque, l’intérieur du gouvernement ; et l’intérêt public, la bonne gestion des affaires publiques, non les passions ou les manœuvres inhérentes, dit-on, au régime parlementaire, en ont seuls déterminé les incidents personnels.

A la fin d’octobre 1844, je revenais de Windsor où j’avais accompagné le roi, et où l’affectueux accueil de la reine Victoria, de son gouvernement et du peuple anglais avait dépassé notre attente. Entre la France et l’Angleterre, les relations pacifiques et amicales étaient pleinement rétablies ; les questions d’Égypte, de Tahiti et du Maroc étaient vidées ; celle du droit de visite près de l’être. Partout, en Europe, la considération et l’influence du gouvernement du roi étaient en progrès visible. Au dedans, la confiance de la couronne et de la majorité dans les Chambres était acquise au cabinet. Cependant son avenir paraissait orageux et précaire. Précisément à cause de sa durée et de ses succès, il était en butte à l’humeur passionnée de ses adversaires, et ses partisans se croyaient moins obligés d’être unis autour de lui et vigilants à sa défense. En présence de cette situation, le duc de Broglie, avec la sollicitude d’un ami aussi fidèle que désintéressé, m’écrivit de Coppet, le 30 octobre 1844 : La session prochaine sera rude et difficile. La majorité de la Chambre des députés veut bien haïr vos ennemis ; elle veut bien que vous les battiez ; mais elle s’amuse à ce jeu-là, et toutes les fois qu’ils reviennent à la charge, fût-ce pour la dixième fois, non seulement elle les laisse faire, mais elle s’y prête de très bonne grâce, comme on va au spectacle de la Foire. C’est une habitude qu’il faut lui faire perdre en lui en laissant, si cela est nécessaire, supporter les conséquences ; sans quoi vous y perdrez à la fois votre santé et votre réputation. Tout s’use à la longue, et les hommes plus que tout le reste, dans notre forme de gouvernement. Il y a quatre ans que vous êtes au ministère ; vous avez réussi au delà de toutes vos espérances ; vous n’avez point de rivaux : le moment est venu pour vous d’être le maître ou de quitter momentanément le pouvoir. Pour vous, il vous vaudrait mieux quelque temps d’interruption : vous vous remettriez tout à fait, et vous rentreriez promptement avec des forces nouvelles et une situation renouvelée. Pour le pays, s’il doit faire encore quelque sottise et manger un peu de vache enragée, il vaut mieux que ce soit du vivant du roi et lorsque rien ne le menace que lui-même. Je ne puis donc trop vous conseiller de faire, avant l’ouverture de la session, vos conditions à tout le monde, de les faire sévères et de les tenir, le cas échéant, sans vous laisser ébranler par les sollicitations et les prières. Mettez le marché à la main à vos collègues et à la majorité. Gouvernez votre ministère et la Chambre des députés, ou laissez-les se tirer d’affaire. Dans l’un comme dans l’autre cas la chance est bonne, et la meilleure pour vous serait une sortie par la grande porte[3].

J’étais aussi frappé que le duc de Broglie des faiblesses et des périls de ma situation. J’avais de temps en temps un vif sentiment de l’insuffisance des appuis qui me soutenaient pour le fardeau dont j’étais chargé, et j’aurais plus d’une fois regardé comme une bonne fortune qu’une occasion grave et naturelle se présentât pour moi de sortir du pouvoir et de reprendre haleine, en attendant qu’une autre occasion, grave et naturelle aussi, vînt m’y rappeler. Mais on ne règle pas ainsi, selon son propre besoin, les chances de sa destinée et les jours du travail ou du repos ; dans un gouvernement libre, l’arène politique est un champ de bataille dont on ne se retire pas, comme dans la guerre entre les États, par la paix après la victoire ; l’ennemi reste toujours sur le terrain ; la lutte y est toujours flagrante, et des incidents imprévus peuvent seuls permettre d’heureuses retraites. Aucun incident de ce genre ne s’offrit à moi vers la fin de l’année 1844 ; deux grandes questions, au contraire, l’abolition du droit de visite et les mariages espagnols, étaient alors en suspens et sous ma main ; je les avais activement engagées, et des solutions favorables se laissaient pressentir. Je suis d’un naturel optimiste : je ne crains pas le combat et j’espère aisément la victoire. Je n’eus, à cette époque, ni l’occasion ni l’envie de suivre le conseil du duc de Broglie, quoique j’en sentisse toute la valeur et que je fusse vivement touché de l’amitié qui le lui inspirait. Dans le cours de la session de 1845, quatre mois après avoir reçu sa lettre[4], je lui écrivais : Le fardeau est bien lourd. Plus je vais, plus je sens le sacrifice que j’ai fait en ne me retirant pas au premier mauvais vote. J’y aurais gagné du repos et beaucoup de cet honneur extérieur et superficiel qui a bien son prix. Mais j’aurais, sans raison suffisante, livré ma cause à de très mauvaises chances, et mon parti à une désorganisation infaillible. Quoi qu’il m’en coûte, j’ai encore assez de force et, je l’espère, assez de vertu pour ne pas regretter d’être resté sur la brèche.

Il y a d’ailleurs, dans la vie publique, une résignation pénible à acquérir, mais nécessaire à qui veut s’y engager efficacement et y laisser trace de son passage : c’est la résignation à la profonde imperfection de ce qu’on voit et de ce qu’on fait, à l’imperfection des hommes comme des choses, de ses propres œuvres et de ses propres succès. A la fois acteur et spectateur, pour peu qu’il ait le cœur droit et l’esprit fier, l’homme public est bien souvent choqué et attristé du drame dans lequel il joue un rôle, des scènes auxquelles il assiste et des associés qu’il rencontre. Que de fois ce sentiment a dû troubler l’âme du chancelier de l’Hôpital dans le cours de sa carrière ! Quels déplaisirs, quels mécomptes avec ses alliés au milieu de ses indignations et de ses combats contre ses adversaires ! Pourtant il est resté dans la mêlée ; il a persisté dans la lutte, à son grand honneur comme au grand profit de son pays ; car non seulement il a placé son nom parmi les plus beaux de notre histoire, il a posé en France les premières assises de la liberté religieuse et de l’ordre légal. La vie publique la plus heureuse est pleine de tristesses et la plus glorieuse de revers. Dieu n’a pas voulu faire aux meilleurs serviteurs des princes et des peuples un sort plus facile ni plus doux.

Je ne me faisais, sur les faiblesses et les troubles de notre parti dans le pays et dans les Chambres, pas plus d’illusion que sur les imperfections intérieures du cabinet : Ce pays-ci est bon, écrivais-je au roi[5] ; mais, dans les meilleures parties du pays, il faut que le bon sens et le courage du gouvernement marchent devant ; à cette condition le bon sens et le courage du public se lèvent et suivent. Nous avions bien souvent à nous résigner au défaut de conséquence et d’esprit politique dans la majorité qui nous appuyait ; cependant elle s’éclairait et s’affermissait de jour en jour ; le parti qui prit alors le nom de parti conservateur devenait peu à peu un vrai parti politique : Je ne fais pas chaque jour ce que je veux, disait l’un de ses membres les plus intelligents, M. Dugas Montbel ; mais je fais ce que j’ai voulu dès le premier jour. Expression fidèle de l’esprit d’ensemble et de suite qui doit présider à la vie publique des partis comme des individus. Après un débat dans la Chambre des députés, M. Duchâtel m’écrivait[6] : Quelques députés m’ont fait remarquer qu’en parlant de la politique conservatrice vous aviez toujours dit la politique du cabinet. On désirerait que vous pussiez l’attribuer aussi à la majorité de la Chambre, au parti conservateur. Il vous sera facile de mettre quelques mots dans ce sens-là. Je crois que c’est bon. Je m’empressai de satisfaire à ce vœu très bon en effet. Un peu plus tard cette majorité, de plus en plus sûre et fière d’elle-même, voulut avoir, dans la presse, un organe qui lui appartînt en propre et qui portât expressément son cachet : elle institua un journal nouveau qui s’appela le Conservateur. C’était son désir et son effort, souvent insuffisants, mais sincères et continus, de se montrer animée de l’esprit d’un gouvernement libre, et capable de le soutenir.

Nous étions, de notre côté, très attentifs à marcher dans la même voie et à établir, entre le gouvernement et les Chambres, une sérieuse et habituelle entente. M. Duchâtel rendait sous ce rapport au cabinet, et à moi en particulier, les plus utiles services : il se tenait et me tenait avec grand soin au courant de l’état intérieur et des dispositions quotidiennes soit des Chambres en général, soit de leurs membres. Il faisait lui-même et il m’indiquait ce qu’il y avait à faire pour maintenir l’harmonie avec nos partisans, pour déjouer les manœuvres de l’opposition, pour prévenir les chocs inutiles et préparer les luttes inévitables. Et dans ces incidents pratiques de la vie parlementaire, il portait un ferme et clairvoyant esprit de gouvernement. En mars 1843, on annonçait une proposition de loi qui devait être présentée à la Chambre par trois députés pour assurer la liberté des votes dans les élections : il m’écrivit en m’en envoyant le texte : Je ne crois pas que nous devions en combattre la lecture ; ce serait en quelque sorte prendre les moyens de corruption à notre compte. Sir Robert Peel s’est associé à toutes les mesures contre la vénalité des suffrages. Si, comme je le pense, c’est aussi votre avis, faites-le dire à Lacave-Laplagne et à Martin du Nord. En août 1844, au milieu des graves embarras que nous suscitaient l’occupation de Tahiti et la guerre du Maroc, il m’écrivait : Les circonstances sont devenues difficiles, mais ce sont les difficultés qui font valoir l’habileté de ceux qui mènent les affaires ; les situations faciles peuvent aller à tout le monde. J’ai le ferme espoir que nous nous en tirerons bien. Vous êtes assez bon pilote pour naviguer sain et sauf à travers ces écueils. Il était absent de Paris en octobre 1845, au moment où la grande insurrection des Arabes nous détermina à renvoyer sur-le-champ en Algérie le maréchal Bugeaud et des renforts considérables[7] : Vous faites très bien d’agir vigoureusement et d’agir vite, m’écrivait de Mirambeau M. Duchâtel ; il vaut mieux renvoyer Bugeaud à Alger que de le faire venir à Paris, et il est très sage de se faire justice par soi-même si le Maroc est malveillant et impuissant. Si cette affaire se termine bien, elle sera très bonne pour la session. Il n’y a rien de plus mauvais que de n’avoir pas d’affaires. Lorsque, en septembre 1846, le succès des mariages espagnols eut troublé nos relations avec l’Angleterre et suscité les violentes attaques de lord Palmerston : On ne pouvait pas s’attendre à moins de la part du cabinet anglais, m’écrivit M. Duchâtel[8] ; il faut maintenant compter, pour le calmer, sur le temps et le bon sens. Nous aurons, pendant quelque temps, une situation difficile et tendue ; mais ces difficultés nous aideront dans les Chambres ; il n’y a jamais de sagesse qu’à la condition d’un peu de crainte. Et quelques jours après[9], sur le point de revenir de Bordeaux à Paris : Il ne faut pas trop nous lancer, m’écrivait-il, dans les modifications du régime commercial. Notre rôle n’est pas d’alarmer et de troubler les intérêts. En ce moment ils sont déjà un peu agités ; il ne me paraîtrait pas prudent d’y ajouter d’autres agitations. On dirait que nous payons à l’Angleterre le prix des mariages espagnols. Je suis d’avis de faire quelque chose, mais avec une grande prudence et en annonçant très haut que l’on maintient la protection. Le libre échange fera plus de bruit que de besogne.

Cette année 1846 fut, pour le ministre de l’intérieur comme pour moi, une époque de grande activité et de forte épreuve : en même temps que se terminait la négociation des mariages espagnols, la Chambre des députés fut dissoute[10] après quatre ans de durée, et renouvelée par des élections générales[11]. Pendant qu’on s’y préparait de part et d’autre, la lutte devient de plus en plus vive, m’écrivait M. Duchâtel[12] ; plusieurs points de l’horizon se rembrunissent depuis quelques jours. J’espère que cela s’éclaircira. D’après les apparences actuelles, je m’attends à une bataille d’Eylau, où il y aura beaucoup de morts de part et d’autre, où le champ de bataille nous restera, mais en nous laissant encore une rude campagne à soutenir. Si les nôtres, comme je l’espère, se battent bien, je serai content ; je désire d’abord la victoire, et puis, en second lieu, le combat.

Il eut satisfaction dans son double vœu : La bataille est terminée, m’écrivit-il[13] ; le résultat dépasse les espérances que nous étions en droit de concevoir. Il est d’autant plus heureux que la lutte a été plus acharnée et que la violence a été plus grande du côté de l’opposition. Elle a fait, sous ce rapport, de grands progrès depuis 1842. Ce qui nous a sauvés, c’est le progrès que le parti conservateur a fait de son côté pour la discipline et l’énergie. Voici le résumé le plus exact des élections. Nous avons gagné sur l’opposition quarante-neuf batailles ; mais, parmi les candidats que nous avons appuyés, il y en a deux ou trois un peu douteux. L’opposition nous a battus, pour des candidats de ses diverses nuances, dans vingt-trois collèges. Il y a sur ce nombre deux ou trois membres qui peuvent, je crois, être ramenés. L’opposition a fait passer, contre nos candidats, dix candidats conservateurs auxquels elle a donné la préférence sur les nôtres : ceux-là sont, à très peu d’exceptions près, bons au fond, mais ils auront besoin d’être disciplinés. Les pertes de l’opposition, dans ses diverses fractions, se résument ainsi : Légitimistes, dix-sept pertes ; six membres nouveaux : perte nette, onze. Extrême gauche, sept pertes ; un membre nouveau : perte nette, six. Gauche et centre gauche, trente pertes ; dix-neuf membres nouveaux : perte nette, onze. Les doubles élections font que la gauche a moins de députés nouveaux qu’elle n’a gagné de collèges. C’est donc une situation très bonne. Mais elle impose des devoirs nouveaux et des difficultés au moins aussi grandes que les anciennes. Le roi m’écrit une grande lettre de quatre pages pour me recommander de montrer de la confiance dans l’avenir. Je suis pour la confiance qui assure et prépare l’avenir, non pas pour celle qui le gaspille et le compromet. En face des passions hostiles que nous avons à combattre, il faudrait très peu de fautes pour changer la situation et jeter le pays de l’autre côté. Il ne faut pas laisser s’accréditer l’idée que tout est possible. Nous avons résisté d’un côté ; nous aurons probablement à résister de l’autre. Je sais que vous pensez là-dessus comme moi ; aussi je ne vous en dis pas plus long. Après avoir assuré le triomphe du parti conservateur, il y va de notre honneur de ne pas devenir les instruments de sa défaite.

Après les élections de 1846, comme après celles de 1842, comme après toute grande lutte électorale, les accusations de corruption électorale et parlementaire se renouvelèrent contre le cabinet. Je n’ai garde de rentrer aujourd’hui dans l’examen des faits particuliers allégués à ce sujet, il y a vingt ans, par l’opposition ; je n’hésite pas à affirmer qu’en 1846 comme en 1842[14], les enquêtes et les discussions dont ces faits furent l’objet eurent pour résultat de prouver qu’ils étaient aussi peu graves que peu nombreux, et qu’à travers l’exagération de quelques paroles et l’inconvenance de quelques démarches, les élections s’étaient accomplies librement, légalement, loyalement. Non seulement dans les Chambres, mais dans plusieurs réunions publiques, je pris soin de mettre en évidence leur véritable et grand caractère : J’ai été frappé, dis-je[15], de voir avec quelle insistance, quelle âpreté, avec quelle sorte de satisfaction on s’appesantissait sur une multitude de petites circonstances, de commérages, passez-moi le mot, presque toujours sans fondement comme sans importance, et qui n’étaient propres à relever la dignité de personne. Il serait facile de rétorquer à l’opposition les mêmes arguments ; il serait facile de signaler, dans ses actes, dans son langage, dans son attitude au milieu des élections, bien des misères de même nature. Je n’ai pour mon compte nul goût à cela ; je ne l’ai pas fait, et je ne le verrais faire à personne avec plaisir. L’opposition, je suis le premier à le reconnaître, est un grand parti, qui a ses misères, à coup sûr, et en grand nombre, mais qui repose pourtant sur des idées, des sentiments, des intérêts qui ont leur côté grand et légitime. Accordez-nous qu’il en est de même pour le parti conservateur. Je ne suis pas, je crois, trop exigeant. Prenons-nous les uns les autres par nos bons côtés. Soyez sûrs que nos institutions, que notre pays, que cette Chambre, que tous, vous comme nous, vous grandirez par cette pratique. Ne cherchez pas dans de petits incidents, dans de petites causes, la vraie explication de ce qui vient de se passer dans les élections dont cette Chambre est sortie. Laissez aux pays qui ne sont pas libres, laissez aux gouvernements absolus cette explication des grands résultats par les petites faiblesses et les petites hontes humaines. Dans les pays libres, quand de grands résultats se produisent, c’est à de grandes causes qu’ils sont dus. Un grand fait s’est manifesté dans les élections qui viennent de s’accomplir : le pays a donné son adhésion, son adhésion sérieuse et libre à la politique qui se présentait devant lui. N’attribuez pas ce fait à quelques prétendues manœuvres ou misères électorales ; il a son origine dans les véritables sentiments du pays, dans son intelligence, dans l’idée qu’il se forme de sa situation et de la conduite de son gouvernement. Vous croyez qu’il se trompe : vous êtes parfaitement libres de le croire, parfaitement libres de travailler tous les jours à le lui démontrer, à faire entrer dans sa pensée, dans ses sentiments une autre politique ; c’est votre droit ; mais vous n’avez pas le droit de venir expliquer et qualifier, par de misérables suppositions, une grande pensée du pays qui s’est grandement et librement manifestée.

Ce serait un curieux et instructif rapprochement à faire, pourvu que la complète vérité des faits fût mise à découvert, que la comparaison des élections politiques en Angleterre, aux États-Unis d’Amérique et en France de 1814 à 1848. J’y ai regardé attentivement, et je demeure convaincu que, de ces trois pays libres, le nôtre est celui où, malgré les abus inhérents à tout grand mouvement électoral, les élections se sont accomplies, à cette époque, avec le plus d’indépendance personnelle et de probité. Je ne dis pas cela pour taxer de fausseté ou de vénalité générale les élections anglaises et américaines ; je ne doute pas qu’elles ne soient, à tout prendre, la sérieuse et sincère expression du sentiment public. Les institutions libres ont cette puissance que leur vertu surmonte les vices même qu’elle ne supprime pas, et qu’il résulte de leur action plus de vérité que de mensonge et plus de bien que de mal, quoique le mensonge y soit souvent grossier et le mal choquant.

Ce fut sur les bruits de corruption parlementaire encore plus que sur les accusations de corruption électorale que se porta, à cette époque, l’effort de l’opposition. Elle avait à cœur de rendre suspectes l’indépendance et la dignité de la majorité qui nous soutenait si fermement. Elle ne parvint pas à ébranler la juste confiance du parti conservateur dans sa propre intégrité comme dans celle du cabinet. Après de longs et violents débats, la Chambre des députés, à 225 voix contre 102, se déclara satisfaite des explications données par le gouvernement. La presse opposante s’acharna contre cet ordre du jour, et les satisfaits prirent place, dans ses attaques, à côté des pritchardistes. Je ne relèverai, de cette lutte, que trois faits qui prouvent invinciblement que la satisfaction prononcée par la Chambre était sensée et légitime.

En même temps qu’elle annonçait bruyamment ses accusations, l’opposition demanda que la discussion n’en fût pas publique. Le ministère repoussa vivement cette prétention et réclama la plus complète publicité. A peine exprimée, la demande du comité secret parut si étrange à la Chambre que l’opposition y renonça. C’est l’honneur du gouvernement libre que, plus les questions sont compliquées et les situations délicates, plus la vérité a besoin du grand jour et raison de s’y confier. Le cabinet témoigna, dans cette circonstance, que, loin de craindre le grand jour, il était le premier, je pourrais dire le seul à le vouloir.

Un abus existait avant et depuis la Révolution de 1830, non pas avoué, mais pratiqué et toléré sous divers ministères. Certains emplois de finance et de magistrature administrative étaient quelquefois l’objet de transactions pécuniaires entre les titulaires qui en donnaient leur démission et les prétendants qui espéraient y être nommés par le gouvernement. Non seulement de nombreux exemples avaient, de 1821 à 1847, autorisé cette pratique[16] ; la question de sa légalité avait été portée devant les tribunaux, et à côté d’arrêts qui l’avaient réprouvée, plusieurs arrêts de cours souveraines, même un arrêt de la cour de cassation, l’avaient déclarée licite et valable[17]. Ce n’était point l’ancienne vénalité des charges admise en principe ; c’était une tolérance abusivement appliquée à certaines transactions particulières dont le gouvernement restait toujours libre de ne pas tenir compte. Un fait de ce genre excita, en 1847, de vives réclamations et devint, dans la Chambre des députés, l’occasion d’ardents débats. Avant ces débats, dès que le fait fut attaqué, le cabinet, reconnaissant la légitimité du sentiment public à cet égard, proposa au roi et fit présenter à la Chambre des députés[18] par le garde des sceaux, M. Hébert, un projet de loi qui interdisait formellement toute transaction semblable et la frappait de peines positives. Au même moment, et sous l’empire du même sentiment, M. Dupin avait déposé, sur le bureau de la Chambre, une proposition tendant au même but. En présence du projet de loi proposé par le gouvernement, ceci n’est pas, dit-il, une question d’amour-propre ni de priorité ; il y a un projet de loi présenté par le gouvernement, c’est ce projet de loi qui doit avoir la préférence. S’il ne me satisfait pas, parce que je ne lui trouverai pas une sanction pénale assez forte, j’en ferai la matière d’un amendement. C’est dans ces termes que je me réunis à la proposition du gouvernement et que je retire la mienne[19].

Ni la présentation du projet de la loi, ni le retrait de la proposition de M. Dupin, n’arrêtèrent les attaques dont l’opposition trouvait là une occasion favorable. C’était surtout contre moi que ces attaques étaient dirigées. J’avais des amis parmi les personnes intéressées dans l’acte qu’on accusait ; je n’avais pas ignoré leurs désirs et leurs démarches. Le chef de mon cabinet particulier, M. Génie, s’y était trouvé mêlé sans y avoir, directement ni indirectement, le moindre intérêt personnel, uniquement d’après mes instructions et parce qu’il était l’ami de M. Lacave-Laplagne, alors ministre des finances, auprès de qui ces démarches avaient eu lieu. L’opposition se flattait qu’elle me mettrait dans une situation fausse en m’obligeant à subir la responsabilité d’incidents auxquels j’avais été étranger, ou à essuyer d’éluder toute responsabilité en rappelant les actes semblables accomplis sous les ministères précédents, et en me mettant à couvert derrière ce long passé. Je me refusai à l’une et à l’autre de ces lâchetés. Après avoir ramené et réduit la question au fait même, à un acte de tolérance de l’autorité en présence d’une transaction entre particuliers, Il y a eu cela, dis-je, ni plus ni moins. Je puis le dire sans rien apprendre à personne dans cette Chambre ; le fait a été souvent et depuis longtemps pratiqué et toléré. D’autres ont dit qu’ils l’avaient complètement ignoré. Libre à eux de tenir ce langage ; pour moi, je ne le tiendrai pas. On semble croire aussi que je rappellerai, avec les noms propres et les dates, beaucoup de faits analogues pour en couvrir celui dont on parle. Je ne le ferai point. Je n’entends me prévaloir ni des exemples d’autrui ni des arrêts des cours pour soutenir et justifier le fait en lui-même. Je ne me plaindrai jamais de voir se développer les susceptibilités et les exigences morales de la Chambre et de mon pays. Je ne regretterai jamais de voir tomber, devant la publicité et l’élévation progressive de nos sentiments, des usages longtemps pratiqués et tolérés. Que vient faire maintenant le pouvoir ? Il vient vous demander de vider cette question longtemps douteuse, de mettre fin à cet abus longtemps toléré, de consacrer, par une loi positive, cette moralité plus difficile, cette susceptibilité plus élevée qui a passé dans nos mœurs et qui doit passer dans nos lois. Voilà ce que nous vous proposons. Je désirerais savoir ce qu’on pourrait faire de plus. Le parti conservateur se méconnaîtrait et se trahirait lui-même s’il n’était pas le plus vigilant et le plus exigeant de tous dans tout ce qui tient à la morale publique et privée. Voici seulement ce que je lui demande. Qu’il se souvienne toujours que les hommes qu’il honore de sa confiance ont recueilli de nos temps orageux un héritage très mêlé. C’est notre devoir de travailler et nous travaillons constamment à épurer cet héritage, à en écarter tout ce qui porte l’empreinte des temps de désordre et de violence, et de l’immoralité que le désordre et la violence entraînent toujours à leur suite. Si le parti conservateur a la confiance que c’est là en effet notre volonté comme la sienne, notre travail comme le sien, qu’il n’oublie jamais que l’œuvre est très difficile, quelquefois très amère, et que nous avons besoin de n’être pas un instant affaiblis dans cette rude tâche. Si le moindre affaiblissement devait nous venir de lui, je n’hésite pas à dire, pour mon compte et pour celui de mes amis, que nous ne l’accepterions pas un instant.

Le parti conservateur comprit et goûta mon langage : sur la proposition d’un habile et austère magistrat, M. de Peyramont, la Chambre vota, à 225 voix contre 146, que se confiant dans la volonté exprimée par le gouvernement et dans l’efficacité des mesures qui doivent prévenir le retour d’un ancien et regrettable abus, elle passait à l’ordre du jour.

Il y a, pour le pouvoir, un sûr moyen de se prouver étranger à toute corruption : c’est de la poursuivre partout où il en aperçoit la trace. Corrompus ou seulement corruptibles, les intéressés ne s’y trompent pas ; ils savent parfaitement que le pouvoir qui ne leur accorde pas la faveur du silence n’est pas plus leur pareil que leur complice ; et le public, malgré sa crédulité méfiante, en est bientôt aussi convaincu que les intéressés. Les tristes occasions ne nous manquèrent pas de témoigner, à cet égard, notre résolution : des désordres anciens furent signalés dans quelques branches de l’administration, notamment dans celle de la guerre et de la marine ; ils furent immédiatement poursuivis et réprimés. De graves soupçons s’élevèrent contre un homme de talent, naguère membre du cabinet et qui en était sorti pour devenir l’un des présidents de la cour de cassation ; nous y regardâmes avec une attention aussi scrupuleuse que douloureuse ; et dès que nous eûmes seulement des doutes, M. Teste fut traduit devant la cour des Pairs qui porta, dans l’instruction de son procès, autant de fermeté que de patience ; et de question en question, de débat en débat, l’ancien ministre fut amené à l’aveu du crime et en subit, ainsi que ses complices, la juste peine.

C’était là, de la part du cabinet, un de ces actes dont le mérite n’est senti que tard, et dans lesquels le pouvoir porte le poids du mal au moment même où il met à le réprimer le plus de franchise et de courage. Des incidents déplorables, l’odieux assassinat de la duchesse de Praslin, des procès scandaleux, des morts violentes se succédèrent coup sur coup, aggravant la tristesse du moment et le trouble de l’imagination publique ; l’air semblait infecté de désordres moraux et de malheurs imprévus qui venaient en aide aux attaques de parti et aux imputations mensongères que le cabinet avait à subir ; c’était un de ces mauvais passages, un de ces coups de vent malsain qui se rencontrent dans la vie des gouvernements. Il n’y avait, contre ce mal, rien de direct ni d’efficace à faire ; mais j’avais à cœur d’en exprimer hautement ma pensée et d’assigner à cette pénible situation son vrai caractère ; j’en trouvai l’occasion à la fin de la session de 1847, dans la discussion du budget à la Chambre des pairs. On avait parlé de la corruption électorale, et après avoir dit, à ce sujet, ce que j’avais à dire, j’ajoutai, sans que rien m’y eût provoqué : Je veux parler un moment d’une autre corruption plus grossière, plus énorme, dont on n’a rien dit ici, mais dont le public s’est depuis quelque temps fort préoccupé. Tout homme qui entre un peu avant dans la vie politique doit s’attendre aux calomnies et aux outrages ; mais lorsque des imputations, quelque violentes, quelque répétées qu’elles soient, n’ont point de fondement réel, je suis convaincu, parfaitement convaincu que de notre temps, avec nos institutions, dans nos mœurs, elles se consument, s’évanouissent et tombent d’elles-mêmes. Nous ne sommes pas les premiers à être calomniés et injuriés indignement ; nous n’avons pas cet honneur : des hommes, à côté desquels nous serions heureux et fiers d’être nommés un jour, ont été tout aussi calomniés, tout aussi injuriés, et aussi injustement, dans leur personne comme dans leur politique. Le plus grand homme des États-Unis d’Amérique, Washington, a été accusé d’avoir vendu son pays à l’Angleterre ; on imprimait de prétendues lettres apportées comme preuves de cette accusation. Le temps a marché : non seulement les noms des calomniateurs de Washington sont inconnus aujourd’hui, mais le fait même de cette calomnie est presque inconnu ; il faut le chercher en érudit pour le découvrir, et le nom de Washington brille de tout son légitime éclat. Je tiens, sur le pays, le même langage que sur le gouvernement. Il n’est pas vrai que notre pays soit corrompu. Il a traversé des temps de grand désordre ; il a vu le règne de la force, tantôt de la force monarchique, tantôt de la force anarchique ; il en est résulté, je le reconnais, un certain affaiblissement des croyances morales et des sentiments moraux ; il y a moins de vigueur et dans la réprobation et dans l’approbation morale ; mais, dans la vie commune du pays, la pratique est honnête, plus honnête peut-être qu’elle ne l’a jamais été. Le désir, le désir sincère de la moralité, dans la vie publique comme dans la vie privée, est un sentiment profond en France. Pour mon compte, au milieu de ce qui se passe depuis quelque temps, au milieu (il faut bien appeler les choses par leur nom), au milieu du dégoût amer que j’en ai éprouvé, je me suis félicité de voir mon pays si susceptible et si ombrageux ; j’ai été bien aise, même au prix de ces calomnies et de ces injures, que le désir de moralité et de pureté se manifestât parmi nous avec tant d’énergie. Ce sentiment portera ses fruits ; il rendra aux principes moraux cette fermeté qui leur manque de nos jours. Voulez-vous me permettre de vous dire comment nous pouvons y contribuer d’une manière efficace ? Nous croyons trop vite à la corruption et nous l’oublions trop vite. Nous ne savons pas rendre assez justice aux honnêtes gens et nous ne faisons pas assez justice des malhonnêtes gens. Je voudrais que nous fussions un peu moins empressés dans notre crédulité au mal avant de le connaître, et un peu plus persévérants dans notre réprobation du mal quand nous le connaissons. Soyons moins soupçonneux et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité publique s’en trouvera bien[20].

Je parlais ainsi pour ma propre satisfaction et mon propre honneur plutôt que dans l’espoir de dissiper les mauvaises impressions qui agitaient alors l’esprit public ; j’étais loin d’attribuer à mes observations et à mes conseils une si prompte et si générale influence ; mais dans l’arène même où nous combattions, auprès de mes amis politiques, mon langage était bienvenu et efficace ; il affermissait leur courage et les prémunissait contre la contagion des erreurs et des humeurs vulgaires. Ainsi, à travers de douloureuses épreuves, nous nous formions tous, conseillers du prince et députés du peuple, aux mœurs franches et viriles du gouvernement libre ; ainsi, par l’union de jour en jour plus intime du parti conservateur et du cabinet, s’établissaient, entre la couronne et les Chambres, cette harmonie et cette action commune qui font la force du pouvoir et le gage de l’influence efficace de la liberté dans le gouvernement.

Ce progrès des institutions comme des mœurs aurait été bien plus complet et plus rapide si l’opposition, cet autre acteur naturel et nécessaire dans le gouvernement libre, avait été dans une situation aussi simple et aussi nette que celle du cabinet ; mais elle était loin de posséder cet avantage. Le parti conservateur était homogène, une même intention l’animait tout entier : il poursuivait tout entier le même but et travaillait à la même œuvre ; il voulait le succès et la durée du gouvernement qu’il soutenait. L’opposition, au contraire, contenait dans son sein des éléments, des désirs, des desseins, des efforts profondément divers : les partisans des régimes tombés avant ou en 1830, des légitimistes, des bonapartistes, des républicains s’y mêlaient à de sincères amis de la nouvelle monarchie constitutionnelle. L’opposition ne s’appliquait pas seulement et tout entière à faire prévaloir une politique différente de celle du cabinet ; elle avait des groupes qui représentaient et cherchaient à relever des établissements contraires à celui qui était debout et légal. Quand on est obligé de parler, il n’y a point d’habileté, point de prudence, point d’éloquence qui puissent mettre la vérité sous le voile : les interprètes de ces desseins divers n’abdiquaient point leur origine ni leur tendance ; elles se faisaient jour à chaque instant ; et cette incohérence, cette dissidence des éléments de l’opposition dénaturaient tantôt sa physionomie, tantôt ses actes mêmes, et la condamnaient, chefs et parti, à de continuels embarras dont son influence, dans un régime de publicité et de discussion continue, avait beaucoup à souffrir.

Je ne rappellerai qu’une seule des circonstances dans lesquelles ce vice de l’état intérieur de l’opposition parlementaire et ses résultats se manifestèrent avec le plus d’évidence et de bruit.

Dès le 7 novembre 1841, le comte de Sainte-Aulaire, alors ambassadeur à Vienne, m’informa que M. le duc de Bordeaux se proposait de faire un voyage en Angleterre. La chute de cheval que le prince fit à Kirchberg et le grave accident qu’elle amena firent ajourner ce projet. Dans l’automne de 1842, le baron Edmond de Bussierre, ministre du roi à Dresde, m’écrivit que M. le duc de Bordeaux venait d’annoncer au roi de Saxe sa prochaine visite ; il m’exposa les embarras auxquels cet incident pourrait donner lieu pour la légation française, et me demanda mes instructions. Je lui répondis sur-le-champ[21] : Il est fort loin de la pensée du gouvernement du roi de vouloir exercer, sur les démarches de ce jeune prince, une surveillance inquiète et exigeante qui ajouterait encore au malheur de sa position, et qui, sous tous les rapports, conviendrait peu à la dignité de la France. Mais il y aurait de l’imprudence à ne pas prévoir le parti que des factions malveillantes chercheraient à tirer de ces démarches pour présenter sous un faux jour notre situation extérieure, placer les agents du roi auprès des gouvernements étrangers dans une situation délicate, et susciter, entre ces gouvernements et le nôtre, des complications qui altéreraient la bonne harmonie de leurs rapports. Tel serait le résultat du séjour permanent, ou seulement prolongé, de M. le duc de Bordeaux dans une résidence où serait accréditée une légation française : la présence simultanée du représentant du roi ne nous paraîtrait, en pareil cas, ni convenable, ni possible. C’est ce que l’ambassadeur du roi à Vienne eut ordre, l’année dernière, de déclarer à M. le prince de Metternich, lorsque M. le duc de Bordeaux se rendit dans cette capitale peu de temps après son cruel accident. M. le prince de Metternich répondit que la question lui apparaissait sous le même aspect qu’à nous ; que M. le duc de Bordeaux, qui avait éprouvé une rechute, quitterait Vienne dès qu’il serait en état de supporter le voyage ; et les choses se sont en effet passées de la sorte. Le cabinet de Dresde ne suivra pas à cet égard une autre ligne de conduite que le cabinet impérial ; la sagesse qui le distingue et les sentiments bienveillants qu’il nous a toujours témoignés ne nous laisseraient aucun doute à cet égard, quand même M. de Zeschau ne se serait pas empressé de vous donner, sur les intentions de sa cour, les assurances les plus satisfaisantes. Nous avons donc la ferme confiance que M. le duc de Bordeaux, après avoir passé, auprès de la famille royale de Saxe, le temps que comportent les convenances d’une simple visite, quittera Dresde avant que sa présence ait pu y devenir, pour la légation française, l’occasion d’un embarras et d’une résolution qui seraient, je n’en doute pas, aussi pénibles à la cour de Saxe qu’au gouvernement du roi.

Notre confiance était fondée comme notre prévoyance. Le roi de Saxe témoigna à M. le duc de Bordeaux tous les sentiments, tous les égards qui lui étaient dus ; il lui donna, dans l’intimité de sa famille et de sa cour, un concert auquel aucun des membres du corps diplomatique ne parut. Toute démarche, toute apparence politique furent écartées, et, après avoir passé huit jours à Dresde, M. le duc de Bordeaux en partit sans que le ministre de France eût éprouvé le moindre embarras, et sans que nous eussions fait, sur son séjour à la cour de Saxe et sur l’accueil qu’il y avait reçu, aucune observation.

La même situation et la même question se reproduisirent, l’année suivante, à la cour de Prusse. Le comte de Flahault m’écrivit[22] que M. le duc de Bordeaux, en prenant à Vienne, sous le nom de comte de Chambord, des passeports pour l’Angleterre, les avait fait viser à la légation prussienne, et avait manifesté l’intention de faire en passant une visite au roi de Prusse. Mais on répandait, à Paris comme en Allemagne, et le comte Bresson me mandait de Berlin que cette visite aurait un tout autre caractère que celle de Dresde. Le roi de Prusse, disait-on, avait formellement invité M. le duc de Bordeaux à venir à Berlin ; il devait y arriver au moment d’une grande revue de l’armée prussienne, pendant le séjour qu’y faisait alors l’empereur Nicolas, et de façon à donner à sa rencontre avec ces deux souverains une couleur et une valeur politiques. Le ministre de Prusse à Paris, le comte d’Arnim, vint me communiquer une dépêche de son gouvernement qui, en annonçant l’arrivée prochaine de M. le duc de Bordeaux à Berlin, démentait expressément ces bruits, et nous assurait que le cabinet prussien prendrait grand soin que cette visite n’eût aucun des caractères ni des effets qu’on essayait de lui attribuer. Je donnai au comte Bresson, à Berlin, les mêmes instructions que j’avais données au baron de Bussierre à Dresde, avec les mêmes égards pour M. le duc de Bordeaux et les mêmes précautions pour les relations diplomatiques et la dignité du gouvernement du roi. Le roi de Prusse et son cabinet tinrent scrupuleusement leur promesse : quand M. le duc de Bordeaux arriva à Berlin, la grande revue était passée, l’empereur Nicolas était parti ; le roi Frédéric-Guillaume IV ne reçut M. le duc de Bordeaux qu’à Potsdam, dans son palais de Sans-Souci ; et pour donner à cette attitude réservée la confirmation d’un témoignage intime, l’ami et le confident particulier du roi de Prusse, le baron de Humboldt, m’écrivit[23] au moment du départ de M. le duc de Bordeaux pour l’Angleterre :

Je vous parlerai aujourd’hui d’un objet entièrement terrestre, de ce qui s’est passé récemment au sommet d’une colline[24] peu élevée au-dessus du niveau des mers poissonneuses, mais riche en grands souvenirs et habitée par un prince dont la pureté des sentiments ne peut jamais être mise en doute. Admis à une espèce d’intimité dans la famille royale, j’ai eu occasion de tout voir, de tout juger, selon la couleur des opinions que vous me connaissez depuis tant d’années, et d’après la liberté d’action qui convient à mon âge et à l’indépendance que l’on veut m’accorder. J’ai vu journellement le jeune prince (le duc de Bordeaux) ici, à Potsdam ; je l’ai vu aussi pendant deux jours à Berlin, non chez lui, à son hôtel, mais dans l’intérieur du musée et dans les collections d’histoire naturelle qui sont un peu de mes domaines. Il est de l’intérêt d’un parti politique d’exploiter tout à son gré, de travestir les choses les plus simples et les plus innocentes. On a commencé par inventer l’insigne mensonge que le duc de Bordeaux avait été invité à venir à Berlin, et qu’il s’y trouverait aux revues en même temps que l’empereur Nicolas. Vous savez, Monsieur, par les explications données par M. le comte d’Arnim, et plus tard par les dépêches de notre ministre des affaires étrangères, le baron de Bülow, que le prince, à son passage pour l’Écosse, n’a été reçu qu’après les manœuvres, par conséquent après le départ de l’empereur de Russie. Vous savez aussi que rien n’a fait dévier mon roi de la ligne qu’il s’est prescrite, et qui est inaltérablement fixée par les liens qui unissent les deux cabinets. Le roi, pendant tout le séjour du jeune prince, a eu deux motifs d’agir : il a agi d’après ce qu’il se devait à lui-même et d’après ce qu’il croyait conforme aux sentiments élevés de votre souverain. Le duc de Bordeaux a été son hôte dans l’intérieur de sa famille, à Sans-Souci ; il a été traité d’après le rang qu’il occupe par sa naissance et selon les usages admis dans une cour dans laquelle on reçoit tant de princes étrangers. Il a assisté, au Palais de marbre, près Sans-Souci, à un bal que le roi a donné en l’honneur de deux de ses très jeunes nièces de Schwerin et des Pays-Bas. Certes, la politique n’a été pour rien dans des rapports de politesse et de courtoisie dont je laisse au rédacteur du journal la Mode le soin de révéler aux croyants les graves et dangereuses tendances. Le baron de Bülow, mon neveu, est resté en dehors du cercle magique : il n’a vu de ses yeux ni le prince, ni les personnes qui l’accompagnaient. A Berlin, en présence du public de la capitale, M. le duc de Bordeaux n’a pas été l’hôte du roi : il a habité, en simple particulier, un hôtel de voyageurs, le British Hotel ; il n’a eu dans la capitale, pas plus qu’à Potsdam, ni chambellan ni aide de camp pour le conduire ; il n’y a pas eu, pour son service, des équipages de la cour. Je deviens bien minutieux dans mon récit, mais je vais ajouter ce qui est bien plus important, Monsieur : je ne crois pas trop m’avancer en vous disant que la visite aurait été déclinée si l’oncle du jeune prince (M. le duc d’Angoulême) avait cessé de vivre, et si le neveu, gagnant d’importance aux yeux d’un parti, eût été considéré comme un prétendant. Le duc de Bordeaux est parti ce matin pour Hambourg ; je me suis senti le besoin de vous adresser ces lignes toutes confidentielles, et dont vous voudrez bien excuser, je ne saurais en douter, l’ancienne familiarité. Un motif personnel a dirigé ma pensée : j’ai cru en même temps devoir vous prouver, Monsieur, par la candeur de ma narration, que je suis immuablement guidé par ces principes d’accord et de conciliation que j’ai professés dans les rapports politiques dont j’ai quelquefois été chargé depuis la mémorable époque de 1830, à la haute satisfaction de votre auguste souverain. Je fais, et maladroitement peut-être, de la diplomatie à Paris ; je n’en fais pas en ces lieux : historien de la colline de Sans-Souci, je vous dis simplement ce que j’ai vu. Mon récit sera conforme à ce qui vous est déjà parvenu par le comte Bresson, aussi instruit de la politique de mon roi que noblement enclin à éloigner tout ce qui pourrait donner ombrage. Quant à moi, j’aurai l’avantage d’être calomnié, comme si j’étais ministre, par la faction dont l’intérêt permanent est de brouiller nos affaires. Je m’y résigne avec le courage d’un homme de l’Orénoque.

Cette lettre, m’écrivait M. Bresson en me l’envoyant, a été lue par le roi ; elle vous est adressée de son aveu.

Je répondis sur-le-champ à M. de Humboldt[25] :

Je vous remercie de votre lettre du 23 septembre. A Berlin comme à Paris, vous faites de l’excellente diplomatie. Vous voyez le vrai et vous voulez le bien. Nous n’avons nulle intention d’attrister encore, par une vigilance tracassière, la destinée déjà si triste de M. le duc de Bordeaux. Nous avons, j’ose le dire, fait nos preuves à cet égard. Rappelez-vous toute l’histoire de l’Europe. Jamais prince exilé a-t-il été aussi peu inquiété dans sa retraite ? Jamais ses rapports avec ses partisans ont-ils été tolérés avec autant de libéralité et de douceur ? Mais quand on profite de cette douceur même pour nouer des intrigues qui débutent par des mensonges, il faut bien que nous y regardions, et que les brouillons soient avertis qu’ils ne trouveront chez nous point d’insouciance et en Europe point d’appui. Votre auguste souverain a fait, à cet égard, avec une convenance parfaite, tout ce que le mien pouvait désirer ; et il n’y a point de paroles meilleures que celles que vous voulez bien m’adresser en me disant que la visite aurait été déclinée si l’oncle du jeune prince avait cessé de vivre, et que le neveu, gagnant d’importance aux yeux d’un parti, eût été regardé comme un prétendant. A de telles paroles, une seule réponse convient, c’est l’expression d’une entière confiance. Et la confiance des rois entre eux est, vous le savez, mon cher baron, le meilleur gage de la paix des peuples et de l’honneur des couronnes.

D’un commun accord, la limite était ainsi tracée : tant que les démonstrations n’avaient point de caractère politique, tant que la qualité de prétendant n’était pas proclamée et exploitée, nous avions, pour la situation de M. le duc de Bordeaux, autant de ménagement qu’aucune des cours européennes, et nous nous félicitions de n’avoir à ajouter aucun déplaisir à son infortune, aucune gêne à porter dans sa liberté.

Nous pouvions espérer qu’à Londres comme à Vienne, à Dresde et Berlin, cette satisfaction ne nous manquerait pas : les dispositions du gouvernement anglais étaient connues ; la reine Victoria venait d’en donner, par sa visite au château d’Eu, le plus éclatant témoignage. Quand elle apprit que M. le duc de Bordeaux était sur le point de venir en Angleterre, elle y attendait M. le duc et madame la duchesse de Nemours qui lui avaient promis de passer auprès d’elle quelques jours ; elle exprima sur-le-champ son inquiétude que la première de ces deux visites ne dérangeât la seconde, et son désir que M. le duc de Bordeaux retardât son arrivée. Lord Aberdeen alla au-devant de ce que nous pourrions avoir à lui dire au sujet du voyage annoncé :

Il faut que vous sachiez, dit-il au comte de Rohan-Chabot[26], chargé d’affaires à Londres pendant le congé du comte de Sainte-Aulaire, où j’en suis sur cette question. D’après les ordres de la reine, j’avais fait prévenir le prince de l’arrivée prochaine de M. le duc et de madame la duchesse de Nemours, et qu’il serait désagréable à Sa Majesté qu’il se trouvât à Londres en même temps qu’eux. Le duc de Lévis m’a fait répondre que rien ne pouvait être plus contraire au désir ou à la pensée de M. le duc de Bordeaux ou de ceux qui le conseillent, que de susciter, par un voyage en Angleterre, le moindre embarras, soit à Londres, soit en France. M. de Lévis m’a fait assurer que le prince était, quant à présent, absolument sans espérances et sans projets.

Il était sans doute du devoir de ceux qui l’entourent de le rendre digne, par son éducation, de toute chance plus favorable que la fortune pourrait lui réserver ; mais il n’y en avait, en ce moment, aucune à prévoir ou à préparer. Dans tout son séjour, le prince prendrait pour règle de sa conduite les moindres désirs exprimés par la reine ou par son conseil. Ceci posé, a continué lord Aberdeen, je vous dirai encore que la reine désire ne point voir le prince ; et quant à moi je prendrais la responsabilité de lui conseiller de refuser sa visite si, par un motif quelconque, vous m’en exprimiez le désir au nom du gouvernement français. La question est entre vos mains, et vous connaissez assez ce que sont les dispositions de cette cour pour n’éprouver aucun scrupule à nous faire connaître vos vœux.

Maintenant je vous dirai que, livré à moi-même et si l’on était indifférent à Paris, je voudrais que, s’il le désire, la reine reçût le jeune prince ; il me semble que nous ne pouvons pas faire moins, pour le petit-fils de Charles X qui revient en Angleterre avec son simple titre de prince exilé, que nous ne nous sommes crus obligés de faire pour un aventurier comme Espartero. Cette réception serait évidemment tout à fait particulière (strictly private) ; une simple présentation sans dîner, etc. Mais si vous m’en exprimez le désir, je le répète, je déconseillerai même cette simple prévenance de notre cour.

Il était impossible de se montrer à la fois plus amical et plus sincère, et d’engager plus dignement sa responsabilité et par une promesse et par un conseil. La promesse et le conseil nous convenaient également : lord Aberdeen nous offrait plus que n’avait fait aucune des cours continentales, et il ne nous conseillait rien qui ne fût d’accord avec nos dispositions et notre conduite antérieure. Le comte de Rohan-Chabot, sans engager son gouvernement, témoigna à lord Aberdeen, avec la même franchise, son adhésion personnelle et ne me la laissa pas ignorer. Mais la situation changea promptement de face ; il fut promptement évident qu’il se passerait à Londres tout autre chose que ce qui s’était passé à Berlin ; les légitimistes les plus ardents se mirent, en France, à la tête du mouvement, et entraînèrent à leur suite les plus modérés comme les plus considérables ; ils se rendirent en foule à Londres, annonçant partout l’éclat qu’ils allaient faire autour de M. le duc de Bordeaux, de son nom et de son droit. J’écrivis sur-le-champ au comte de Rohan-Chabot[27] : Je parlerai lundi, au conseil, de M. le duc de Bordeaux. La faction fait ici beaucoup de bruit ; je ne crois pas qu’elle veuille faire autre chose ; mais pour du bruit, évidemment elle en veut, et son bruit blesse ici beaucoup les oreilles. Quoique superficielle, à mon avis, la chose doit être traitée sérieusement. Je ne sache pas qu’on ait jamais vu les chefs d’une faction, les premiers et les derniers, jeunes et vieux, députés, gens du monde et journalistes, se donner ainsi, autour d’un prétendant, un rendez-vous éclatant, affiché. Il y a là autre chose que du respect pour le malheur, et le respect est dû à autre chose encore que le malheur. Faites sentir cela dans votre conversation, sans quitter le terrain sur lequel vous êtes placé. Je lui adressai le surlendemain des instructions positives[28] : J’ai entretenu le roi et le conseil du séjour de M. le duc de Bordeaux en Angleterre et de ce que vous en a dit lord Aberdeen. Voici, à cœur ouvert, ce que nous en pensons. Si M. le duc de Bordeaux était simplement un prince exilé et malheureux, voyageant sans but ni effet politique, nous trouverions très naturel et convenable qu’on donnât à son malheur et à son rang toutes les marques de respect. Nous n’en parlerions pas. Nous n’y regarderions même pas. Mais les choses ne sont point telles, bien s’en faut. Que M. le duc de Bordeaux le veuille ou ne le veuille pas, que l’impulsion vienne de lui et de ses conseillers intimes ou qu’ils la reçoivent de ses partisans en France, il est bien réellement, bien évidemment un prétendant qui fait de la politique de faction ou qui se prépare à en faire. Quoi de plus significatif que ce rendez-vous général autour de lui, de tous les chefs du parti, grands et petits, jeunes et vieux, députés, gens du monde et journalistes ? Non seulement ils se donnent rendez-vous en Angleterre, ils le proclament ; ils en font grand bruit dans leurs journaux ; ils exploitent jour par jour le voyage de M. le duc de Bordeaux et le leur propre. Ils répètent, ils crient tous les matins : Henri V est notre roi. C’est bien là un prétendant affiché ; c’est bien là de l’étalage de faction, destiné à entretenir, à fomenter les passions et les espérances du parti pour préparer ses tentatives. Ce sont là les faits, mon cher Chabot, les faits réels. Nous ne pouvons pas ne pas les voir, et il est de notre devoir d’en tenir compte.

Cela étant, qu’arrivera-t-il si la reine d’Angleterre reçoit M. le duc de Bordeaux, même privately, sans rien de plus qu’une simple visite ?

Les légitimistes s’empareront de cette visite, la dénatureront, la multiplieront, dans leurs lettres, dans leurs entretiens, dans leurs journaux. Et malgré toutes les explications, tous les désaveux du monde, leur double but sera atteint : au dehors, ils se seront donné des airs d’influence ; au dedans, ils auront flatté et fomenté les passions et les espérances de leur parti.

Pour le moment, c’est tout ce qu’ils prétendent et espèrent ; mais c’est déjà un grand mal.

Si, au contraire, la reine d’Angleterre ne reçoit pas du tout M. le duc de Bordeaux, par ce seul fait tout mal devient impossible ; toutes les menées de la faction, au dedans et au dehors, sont déjouées ; tout son bruit est vain ; tout son étalage d’apparences trompeuses s’évanouit. Et ce résultat, excellent en soi et pour nous, sera excellent aussi pour les relations de nos deux pays : on y verra une preuve éclatante de la cordiale amitié de la reine d’Angleterre pour notre famille royale, de son gouvernement pour le nôtre, de l’Angleterre pour la France. Ce sera le complément de la visite au château d’Eu ; nous puiserons dans ces deux faits la réponse la plus frappante, la plus populaire aux déclamations et aux méfiances les plus aveugles.

Nous pensons et nous disons donc, mon cher Chabot, qu’il est bon et désirable, soit pour nous-mêmes, soit pour les rapports des deux trônes, des deux gouvernements et des deux peuples, que la reine ne reçoive pas du tout M. le duc de Bordeaux. Et puisque lord Aberdeen vous a dit qu’il s’en remettait sur ce point à notre aveu, nous l’exprimons sans hésiter. Nous ne craignons pas que lord Aberdeen, ni sir Robert Peel, ni aucun membre du gouvernement anglais s’y trompent, ni qu’ils nous trouvent plus rigoureux envers M. le duc de Bordeaux, ou plus préoccupés des intrigues de ses partisans, qu’il ne nous convient de l’être. En fait de tolérance et de douceur envers les ennemis les plus acharnés, comme en fait de confiance dans les sentiments de notre nation, les preuves du roi, et de sa famille, et de son gouvernement, sont faites. Mais nous, conseillers de la couronne, quand lord Aberdeen nous demande de faire connaître, dans cette circonstance, notre vœu, nous répondons avec confiance à ce témoignage de confiance, certains que le cabinet qui nous fait cette question ne verra dans notre réponse que ce qui est dans notre pensée : l’intention d’écarter tout ce qui entretiendrait chez quelques hommes des espérances factieuses, dans le pays une sourde irritation, et de faire en sorte que cet incident tourne au profit des sentiments de bienveillance cordiale que les deux peuples comme les deux gouvernements doivent se porter et se prouver en toute occasion.

Quand cette lettre et la demande formelle qu’elle contenait furent communiquées par M. de Rohan-Chabot à lord Aberdeen[29], il ne témoigna pas la moindre hésitation, mais quelque regret : Il eût préféré l’autre alternative, m’écrivit M. de Chabot, et je crois même qu’il s’y attendait. Il trouve, au fond, que vous réclamez beaucoup de lui en demandant ici ce que vous n’avez exigé nulle part ailleurs. Il ne croit pas votre décision justifiée par les vaines tentatives du parti légitimiste pour attirer ici l’attention. Il vous trouve trop inquiet : Dites de ma part à M. Guizot, m’a-t-il dit, que je ne le reconnais pas là ; c’est de la politique de Metternich. Le duc de Wellington partagea plus vivement le regret de lord Aberdeen, mais sans hésiter plus que lui dans la promesse du cabinet. Le sentiment de sir Robert Peel fut tout autre, et il s’en expliqua sans réserve avec M. de Chabot : Je vous dirai que moi, lui dit-il, j’ai complètement approuvé les dernières lettres de M. Guizot que vous avez laissées entre les mains de lord Aberdeen et qu’il m’a montrées. Je crois que, les circonstances données, M. Guizot ne pouvait mieux faire, et je me suis rendu sur-le-champ à Windsor pour recommander à la reine de se conformer entièrement au vœu du gouvernement français. Je lui ai même demandé de ne point laisser attribuer cette décision à aucune instigation venant de Paris, mais de bien établir que Sa Majesté ne suit en cela que sa propre volonté et son sentiment spontané. Mon Dieu, je sais bien quelle devait être la pensée naturelle du roi ; je sais quelle a été celle de M. Guizot : nous l’avons vu à Eu et depuis. Mais ce voyage de M. le duc de Bordeaux n’est point une simple tournée d’agrément ; dès le premier moment, j’y ai vu une véritable question, pour nous comme pour vous ; j’y ai songé sérieusement et j’ai prévu, quant à moi, qu’elle aboutirait nécessairement à la décision que nous venons de prendre. Indépendamment du contrecoup sur Paris, dont M. Guizot parle si bien dans ses lettres, il y aura, ici même, des efforts pour faire une cour au jeune prince. Je veux qu’il en résulte au contraire un nouveau motif de rapprochement et de confiance mutuelle entre les deux cours.

L’impression de lord Aberdeen ne ralentit point son empressement à vider la question : Je sors de chez lui, m’écrivit le 10 novembre le comte de Sainte-Aulaire de retour à Londres ; il venait de Windsor : Tout est arrangé à l’égard du duc de Bordeaux, m’a-t-il dit ; la reine se conformera exactement au vœu du gouvernement français. Il lui a suffi d’en être avertie.

Il ne me suffisait pas que lord Aberdeen eût fait ce qu’il m’avait promis, j’avais à cœur qu’il fût convaincu que je ne lui avais rien demandé qui ne fût nécessaire, et que je n’eusse également demandé ailleurs si la situation eût été la même. Je répondis sur-le-champ à M. de Sainte-Aulaire : Je ne veux pas que mon courrier parte sans emporter, pour lord Aberdeen, mon sincère remercîment du conseil qu’il a donné à Windsor sur M. le duc de Bordeaux. Je sais que ce n’était pas son avis personnel. Je sais qu’il en résultera peut-être pour lui quelques ennuis de société. J’aurais vivement désiré les lui épargner. J’y ai bien pensé, et je le prie de m’en croire ; il n’y avait pas moyen ; l’effet ici eût été détestable, et il faut bien qu’ici soit toujours ma première pensée. Le 28 septembre dernier, après que M. le duc de Bordeaux fut parti de Berlin, M. de Humboldt m’écrivit par ordre du roi de Prusse qui lut d’avance sa lettre : Je ne crois pas trop m’avancer en vous disant que la visite aurait été déclinée si l’oncle du jeune prince avait cessé de vivre, et que le neveu, gagnant d’importance aux yeux d’un parti, eût été regardé comme un prétendant. A Londres, M. le duc de Bordeaux était bien réellement un prétendant, avec toute l’importance que son parti pouvait lui donner. Ce fait en Angleterre et son action en France sur les esprits, voilà ce qui m’a décidé. Je tiens à ce que lord Aberdeen le sache, et sache bien aussi combien je suis sensible à son excellent procédé.

M. le duc de Bordeaux à peine arrivé à Londres, notre prévoyance fut pleinement justifiée : le caractère politique de son séjour éclata bruyamment ; les journaux du parti, en Angleterre et en France, retentirent du concours qui se faisait autour de lui et du discours que lui adressa, le 29 novembre, le duc de Fitz-James, en l’appelant son roi au nom de trois cents visiteurs français réunis dans la maison qu’il occupait à Belgrave-Square ; des cris de Vive Henri V suivirent le discours ; le prince tint successivement de nombreux levers pour les nouveaux venus de France. En signalant à lord Aberdeen ces faits, le comte de Sainte-Aulaire lui demanda si le gouvernement anglais n’avait aucun moyen de les réprimer : Son langage, m’écrivit l’ambassadeur, a été excellent[30] ; il a qualifié les faits de scandale insensé et coupable ; il a consulté l’avocat de la reine sur les moyens de répression autorisés par la loi ; mais la réponse qu’il attend ne lui fournira probablement pas des moyens efficaces. Il verrait, dans l’intérêt des deux gouvernements anglais et français, des inconvénients graves à s’écarter de ce qui est strictement conforme à la loi et à la coutume. La moindre irrégularité, tout acte de violence qui pourrait être reproché au ministère anglais serait aussitôt saisi par ses adversaires ; la cause du duc de Bordeaux deviendrait populaire dans l’opposition, et on lui créerait un parti anglais. J’ai cru pouvoir répondre à lord Aberdeen que vous n’auriez assurément pas la pensée de lui demander rien d’illégal ni d’exorbitant ; mais peut-être, ai-je ajouté, une manifestation fortement improbative de ce que le ministère anglais ne se reconnaît pas le pouvoir d’empêcher serait-elle, de sa part, un acte utile, et comme un apaisement de l’irritation que tout ceci va sans doute causer en France :Oh ! pour cela, m’a répondu lord Aberdeen avec un soulagement visible, je n’y ai pas la moindre objection, je n’y vois pas le moindre inconvénient ; et moi-même, qui avais d’abord d’autres sentiments, je m’y porterai aujourd’hui aussi volontiers que personne. — Il m’a dit encore que le duc de Lévis lui avait fait annoncer sa visite, que d’abord il l’attendait avec quelque anxiété parce que le langage qu’il avait à tenir pour le jeune prince lui répugnait : — mais aujourd’hui, a-t-il ajouté, je me sens le cœur endurci, et j’attends le duc de Lévis de pied ferme. Malheureusement il ne viendra probablement pas, parce qu’il aura su que la reine ne voulait pas voir M. le duc de Bordeaux, et que la notification de son arrivée à Londres était conséquemment sans objet.

Lord Aberdeen tint sa nouvelle promesse comme il avait tenu la première ; il adressa à l’ambassadeur de France[31] une note officielle dans laquelle, après avoir reproduit les faits rapportés, dit-il, dans les feuilles publiques sans que ce rapport ait été l’objet d’aucune contradiction, il qualifiait sévèrement ces faits, expliquait que la loi du pays ne donnait au gouvernement aucun moyen de réprimer les démonstrations de ce genre, annonçait qu’avant de recevoir la note du comte de Sainte-Aulaire, il avait pris les mesures nécessaires pour faire bien connaître tout le déplaisir de la reine et les sentiments de son gouvernement à l’occasion des faits ainsi signalés, et finissait en disant que les assurances qu’il avait reçues lui donnaient droit d’espérer que ces scènes ne se renouvelleraient pas.

Comme lord Aberdeen l’avait prévu, le duc de Lévis ne vint pas le voir ; mais le comte de Bristol se chargea de porter à Belgrave-Square l’expression des sentiments de la reine et de son gouvernement : Il comptait, m’écrivit M. de Sainte-Aulaire[32], s’acquitter de sa mission auprès de M. de Chateaubriand qu’il connaît de longue date ; assez désappointé de le trouver parti, il a demandé le duc de Lévis, et, après la préface obligée, il lui a dit que ce qui s’était passé récemment à Belgrave-Square avait appelé l’attention de la reine et de son gouvernement, que l’une et l’autre en avaient été péniblement affectés et verraient avec un vif déplaisir que de telles scènes se renouvelassent. Le duc de Lévis a protesté que rien n’était plus contraire aux sentiments du comte de Chambord que de déplaire à la reine d’Angleterre. Pour preuve il a rappelé que, sur une indication donnée indirectement par lord Aberdeen, le voyage en Irlande avait été abandonné et l’arrivée à Londres retardée de plusieurs semaines. Quant au titre de roi donné par le duc de Fitz-James, c’était en effet une circonstance regrettable, et le prince en avait été fort contrarié. Il n’avait pu contrister ses amis par une réprimande sévère ; mais il déclarait en toute sincérité que son intention n’était point de prendre ni d’encourager personne à lui donner un autre titre que celui de comte de Chambord. Le duc de Lévis a ajouté que le projet du prince était de quitter Londres lundi prochain, d’aller à Bristol, à Portsmouth, et de ne s’arrêter qu’une couple de jours à Londres, au retour. Lord Aberdeen m’a même semblé croire que ce dernier séjour pourrait être supprimé.

Le duc de Bordeaux resta plus longtemps en Angleterre que n’avait paru l’indiquer le duc de Lévis ; mais son séjour ne fut plus qu’une série de promenades et de visites dans les diverses parties et les divers établissements publics ou particuliers du pays, sans aucun incident politique et sans aucune observation de la part du gouvernement du roi.

Clos à Londres, l’incident de Belgrave-Square se ranima à Paris. Tant de mouvement sans autre effet que du bruit, cette démonstration qui était bien plus une bravade qu’un complot, avaient suscité en France, dans les Chambres comme dans le pays, plus de colère que d’alarme, et remis les partis en présence sans rengager entre eux la lutte. Le roi, en ouvrant la session de 1844, ne fit, dans son discours, aucune allusion, même indirecte, à ce qui venait de se passer au-delà de la Manche, et le cabinet, dans les mesures qu’il annonça, n’en tint absolument aucun compte. Mais quand elles eurent à s’occuper de leur adresse en réponse au discours du trône, les deux Chambres ne gardèrent pas le même silence. La Chambre des pairs déclara dans la sienne que les pouvoirs de l’État, en dédaignant les vaines démonstrations des factions vaincues, auraient l’œil ouvert sur leurs manœuvres criminelles ; et après un court débat cette phrase fut adoptée à une très forte majorité. A la Chambre des députés, on put croire, au premier moment, que l’affaire ne serait guère plus vive ni plus longue : la commission nommée pour la préparation de l’adresse comptait sept membres du parti conservateur et deux de l’opposition[33] ; l’un des premiers, M. Saint-Marc Girardin, en fut le rédacteur principal ; ce furent les deux membres de l’opposition, M. Ducos et M. Bethmont, et avec eux l’un des conservateurs, M. Desmousseaux de Givré, qui proposèrent à la commission la phrase relative aux scènes de Belgrave-Square, en ces termes : La conscience publique flétrit de coupables manœuvres. M. Hébert fit remarquer que le mot manœuvres ne convenait pas, car, dans le langage légal, il impliquait l’idée de certains crimes ou délits spéciaux que personne ne voulait imputer aux visiteurs de Belgrave-Square. Sa remarque fut admise, et les mots coupables manifestations remplacèrent ceux de coupables manœuvres. Mais aucune objection, aucune observation ne s’éleva contre le mot flétrit ; et le paragraphe ainsi rédigé fut adopté à l’unanimité dans la commission et présenté, en son nom, à la Chambre. Dès le début de la discussion générale, M. Berryer prit la parole pour justifier sa présence et celle de ses amis à Belgrave-Square, sans rien dire d’ailleurs sur aucun des termes de l’adresse. Son discours, un peu embarrassé et froid, laissa la Chambre aussi peu émue que peu convaincue. Je lui répondis sans passionner le débat et avec l’adhésion presque générale de l’assemblée, en ramenant la situation de la monarchie de 1830 et du parti légitimiste à des termes simples et à des principes positifs. Tout semblait annoncer que, sur le paragraphe en question, la lutte ne serait ni ardente ni prolongée, et que les attaques de l’opposition porteraient bien plus sur la politique extérieure et intérieure du cabinet que sur l’incident dont, à Paris et à Londres, les salons et les journaux s’étaient si vivement préoccupés.

Mais, dans l’intervalle de la discussion générale de l’adresse à celle du paragraphe qui contenait la phrase relative aux scènes de Belgrave-Square, un trouble s’éleva dans les esprits : le mot flétrit convenait mal à ces scènes et aux personnes qui s’y étaient engagées ; il leur attribuait un caractère d’immoralité et de honte qui n’appartenait point au fait qu’on voulait ainsi qualifier : des devoirs publics avaient été méconnus, mais l’honneur n’était point atteint. La flétrissure était une de ces expressions excessives et brutales par lesquelles les partis s’efforcent quelquefois de décrier leurs adversaires, et qui dépassent les sentiments même hostiles qu’ils leur portent. Les légitimistes s’indignèrent de ce langage de l’adresse comme d’une injure ; d’honnêtes et équitables conservateurs ressentaient des scrupules : Je vois un grand ébranlement sur le dernier paragraphe et pour le mot flétrir,m’écrivit M. Duchâtel : Bignon est très inquiet et hésite beaucoup ; il m’a dit hier qu’il connaissait bien d’autres membres qui repoussaient le mot. La commission reprit elle-même la discussion de sa phrase et parut disposée à la modifier ; on parla de mettre réprouver au lieu de flétrir : Je viens de causer avec M. Sauzet, m’écrivit M. Duchâtel ; il ne croit pas qu’il soit possible de ne pas prendre demain matin un parti dans la commission, et les choses sont bien avancées pour changer de front. Je crois qu’il faudrait au moins mettre quelque chose de plus fort que réprouver ; ces mots, la conscience publique frappe d’une réprobation éclatante de coupables manifestations, me paraîtraient bons. C’est la conclusion de votre discours de lundi. La phrase est un peu déclamatoire, mais le fond est plus important que la forme.

Ces réclamations, ces hésitations firent naître dans l’opposition un espoir qu’elle n’avait pas à l’ouverture du débat : l’espoir de trouver là l’occasion d’une attaque sérieuse contre le cabinet évidemment embarrassé d’avoir à soutenir ou à abandonner un mot ardemment attaqué par les légitimistes et repoussé par quelques conservateurs, en même temps que chaudement adopté, dans la Chambre et hors de la Chambre, par le gros du parti du gouvernement. C’était, pour l’opposition de la gauche dynastique, une mauvaise situation que la nécessité de laisser tomber, de combattre même, de concert avec les légitimistes, ce mot flétrir que ses représentants dans la commission de l’adresse y avaient accepté et introduit eux-mêmes. Mais il n’y a point d’embarras que n’oublient et ne surmontent les passions de parti quand elles entrevoient une chance inespérée de succès ; on avait un mot pour point de départ de l’attaque, on prit une personne pour point de mire : quand on vint à la discussion du dernier paragraphe, on ne s’occupa ni du cabinet tout entier ni de sa politique actuelle ; tous les coups furent dirigés contre moi, et puisés dans un passé lointain que mes adversaires avaient déjà souvent exploité. J’étais à peine monté à la tribune qu’à mes premières paroles on se reporta à trente ans en arrière ; ma conduite pendant les Cent-Jours, mon voyage à Gand, la Chambre de 1815, les lois d’exception, les malheurs des protestants dans le midi de la France, tous ces souvenirs, tous ces faits qui, par mes amis ou par moi-même, avaient été plus d’une fois, les uns pleinement expliqués, les autres formellement démentis, furent ramenés sur la scène avec des emportements, des interruptions, des apostrophes depuis longtemps sans exemple dans nos assemblées politiques. Il y avait évidemment, dans l’opposition, un parti pris ou de me troubler, ou d’étouffer ma voix par un tumulte matériel insurmontable : Si nous ne pouvons pas vaincre M. Guizot, disait l’un des plus acharnés, il faut l’éreinter. Des passions longtemps ennemies entre elles, les passions révolutionnaires, les passions bonapartistes et les passions légitimistes, s’unissaient pour exhaler ensemble contre moi leurs colères anciennes ou récentes ; et derrière elles se laissaient entrevoir les espérances de mes principaux adversaires parlementaires, un peu embarrassés, je dirai volontiers un peu dégoûtés de la scène à laquelle ils assistaient sans y prendre part, mais dont ils devaient peut-être recueillir le fruit. Je fus assez heureux pour soutenir sans trouble ni lassitude ce brutal assaut : l’un des secrétaires de la Chambre, M. Dubois, de la Loire-Inférieure, assis au bureau derrière moi et qui appartenait à l’opposition modérée, me dit à voix basse, avec une émotion bienveillante : Reposez-vous, reprenez haleine. — Quand je défends mon honneur et mon droit, lui répondis-je, je ne suis pas fatigable. Je ne fis aux clameurs aucune concession ; je rappelai les diverses phases de ma vie et de mon service continu dans la cause du gouvernement libre, pour la défense tantôt de l’ordre, tantôt de la liberté ; et lorsque, après avoir ainsi lutté pendant une heure et demie, je descendis de la tribune, je me donnai le plaisir de dire : On peut entasser tant qu’on voudra les colères, les injures, les calomnies ; on ne les élèvera jamais au-dessus de mon dédain.

Avant cette explosion factice et calculée, je n’étais pas exempt, en moi-même, d’un peu de déplaisir et de malaise ; je regrettais ce mot de flétrir, que je ne trouvais ni vrai ni convenable, et j’aurais volontiers consenti à le voir remplacé par quelque autre expression à la fois sévère et moins blessante. Mais plus la querelle s’engageait, plus il devenait évident que toute modification à l’adresse proposée par la commission serait, pour le gouvernement et le parti conservateur tout entier, une faiblesse inacceptable. A l’approche du vote, divers amendements, entre autres la substitution du mot réprouver au mot flétrir, furent présentés ; le général Jacqueminot, alors commandant supérieur de la garde nationale de Paris, vint me dire que, si nous abandonnions le mot flétrir, il en demanderait, lui, le maintien. Je n’avais point d’hésitation, et la même impression que produisait en moi la violence des diverses oppositions combinées était ressentie par la majorité de la Chambre comme par tout le cabinet : ceux de nos amis, qui avaient d’abord témoigné quelques scrupules, y renoncèrent hautement et votèrent tous pour le paragraphe proposé. L’adresse fut adoptée par 220 voix contre 190, c’est-à-dire par une majorité homogène, compacte et contente d’elle-même dans la lutte qu’elle venait de soutenir contre une minorité nombreuse, mais incohérente, fortuite et embarrassée des emportements auxquels elle s’était livrée sans succès. Le cabinet sortit affermi de cette épreuve ; et en dehors de la Chambre, dans le public, le sentiment suscité par la scène dont j’avais été l’objet fut si vif qu’une réunion de personnes étrangères à l’assemblée, la plupart inconnues de moi et jeunes spectateurs de nos débats, fit frapper, en mémoire de cette scène, une médaille où j’étais représenté à la tribune, résistant au tumulte, et ses délégués vinrent me l’offrir avec les expressions de la plus affectueuse estime.

L’adhésion du roi au cabinet n’était pas moins ferme que celle de la Chambre ; le lendemain de l’orage suscité contre moi[34], il m’écrivit :Mon cher ministre, vous avez été trop occupé pour venir chez moi ce matin comme vous me l’aviez fait dire hier au soir ; mais je veux vous témoigner combien j’ai souffert de tout ce que j’ai recueilli sur ce qui s’est passé dans la scène d’hier, et combien j’ai admiré l’attitude que vous y avez si noblement maintenue. Espérons qu’une telle scène ne se renouvellera pas. Ce n’est pas à vous que j’ai besoin de dire que tout cela ne pourrait qu’ajouter au prix que j’attache à la conservation de votre ministère et à la confiance que vous m’inspirez.

Je retrouve à chaque pas, dans les lettres que je recevais du roi tous les jours, et souvent deux ou trois fois par jour, les marques de cette confiance ; et je me fais un devoir comme un plaisir d’en citer ici quelques-unes, car rien ne peut faire mieux connaître la nature de mes rapports avec ce prince et son vrai caractère, rare mélange de finesse et d’abandon, d’impétuosité et de calcul, de sentiments naturels et jeunes conservés au milieu d’une expérience un peu découragée des cours, des révolutions et du monde. Je reproduis ici tout simplement ces fragments textuels, en indiquant le lieu et la date des lettres auxquelles je les emprunte.

Saint-Cloud, 5 novembre 1841. Je suis pressé de vous parler du sujet sur lequel vous m’avez donné ce matin un si bon conseil que je mets à profit. Il m’importe non seulement que vous connaissiez bien ma pensée tout entière, mais que je connaisse la vôtre de même ; et c’est cette connaissance réciproque qui seule peut modifier ou rectifier nos opinions respectives, et les rapprocher de la vérité, autant que le permettent nos imperfections humaines.

Des Tuileries, 18 mars 1844. Mon cher ministre, il y a aujourd’hui cinquante et un ans que j’étais à la bataille de Neerwinden. A cette heure-ci, elle allait bien ; une heure plus tard, elle était complètement perdue. C’était plus grave que ceci. Grâce à Dieu, nous n’avons à soutenir que des batailles de paix, et c’est un meilleur métier à tous égards, quoique souvent il ne soit pas plus suave.

Neuilly, 23 mai 1845. C’est un grand inconvénient, mon cher ministre, quand nous nous voyons aussi peu. Ici, au milieu des affaires brûlantes, ce n’est pas comme à Eu ou au Val-Richer où elles sont assoupies ; ici nous voyons toujours du monde ; chacun nous attaque ; et quel que soit notre soin de ne pas nous engager par nos conversations, nos tendances percent inévitablement, et elles sont commentées en tous sens. Il importe donc toujours de causer et de nous recorder sur les affaires avant qu’elles ne deviennent le topique général, et d’assimiler nos tendances autant que nous le pouvons (j’aime à reconnaître que c’est facile), avant de les laisser démêler, encore moins avant qu’elles nous aient engagés d’une manière quelconque. Je suis sûr que c’est aussi important pour vous que pour moi.

Château d’Eu, 23 septembre 1845. Mon cher ministre, je vous renvoie vos lettres avec ma plus complète adhésion à tout ce que vous me dites et à tout ce que vous avez fait. C’est une habitude que j’aime beaucoup à conserver. Je suis contrarié du retard du maréchal Soult, mais je ne peux pas le combattre. Ce retard, surtout avec ma présence à Saint-Cloud, va nous donner trois semaines de luttes, d’insinuations, de prétentions et d’intrigues dont je n’attends d’autre résultat qu’une augmentation de mécontents par le désappointement. Je n’aime pas à écrire sur ces matières et sur les personnes ; mais comme nous avons, vous et moi, la sainte habitude de nous regarder en face et de lire clairement nos pensées dans le blanc de nos yeux, il nous est permis de nous dire take care envers ceux qui ne les ouvrent jamais tout à fait. Ceci pour vous seul absolument.

Neuilly, 16 mai 1846. Quand vous vous rangez à mon avis, il ne peut plus me rester de doute qu’il ne soit bon.

Eu, 21 août 1847. Il faut que les hommes substituent comme vous, et peut-être puis-je dire aussi comme moi, le courage de l’impopularité à la soif des applaudissements.

Quels que fussent ma déférence envers le roi et le juste compte que je tenais de son avis, je ne recherchais pas plus la popularité auprès de lui qu’ailleurs, et j’avais grand soin de maintenir l’indépendance de ma pensée et de mes actes dans l’application de la politique générale que nous pratiquions d’un commun accord. Je m’étais mis sur le pied de n’entretenir le roi et le conseil des instructions que je donnais à nos agents au dehors que dans les cas d’une grande importance et lorsqu’il y avait une direction nouvelle à leur imprimer. Je dirigeais du reste, comme je l’entendais, ma correspondance officielle et particulière. La délibération entre plusieurs n’est utile que dans les questions générales et en quelque sorte législatives ; hors de là, dans la diplomatie comme dans l’administration, le pouvoir exécutif, pour être efficace et digne, a besoin d’unité et d’indépendance confiante. Chaque jour toutes les dépêches de nos représentants à l’étranger étaient envoyées de mon cabinet particulier au roi qui me les renvoyait avec ses observations ; mais il ne prenait d’avance aucune connaissance de mes propres dépêches. Je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas été quelquefois impatienté de cette indépendance, il ne m’en a jamais donné aucun signe ; et lorsque, dans quelque occasion ou par quelque raison particulière, il avait le désir de connaître ce que j’avais écrit au dehors, il me le demandait spécialement, sans élever, sur ma correspondance diplomatique, aucune prétention plus générale. Ainsi je trouve dans ses lettres :

Saint-Cloud, 23 novembre 1842. Vous me feriez plaisir de me faire lire la minute de votre dépêche sur les comités prussiens qui a tant charmé M. Bresson.

Saint-Cloud, 28 octobre 1843. Je ne perds pas un instant à vous faire remettre la dépêche de Chabot sur la Grèce. Vous me feriez plaisir de me communiquer les instructions que vous lui avez données sous la date du 27 septembre relativement à cette affaire.

Il s’agissait, dans ces instructions, de notre entente avec le cabinet anglais au sujet de la révolution constitutionnelle accomplie à Athènes le 15 septembre 1843.

Neuilly, 11 et 12 juillet 1847. Je serai bien aise de lire votre instruction à Bois-le-Comte (à propos des affaires de la Suisse et du Sonderbund) que le duc de Broglie a communiquée à lord Palmerston. Veuillez me l’envoyer....... Je me hâte de vous remettre votre admirable dépêche à Bois-le-Comte ; elle est parfaite et j’espère qu’elle pourra être publique un jour.

C’est sur cette double base de complète entente quant à la politique générale et d’indépendance personnelle dans la pratique quotidienne de cette politique que j’ai constamment maintenu mes rapports avec le roi Louis-Philippe, et qu’il les a toujours acceptés.

Rien n’est plus inconciliable avec le devoir et le succès politique d’un ministre dans le régime constitutionnel que la situation de favori ; elle fait perdre, à celui qui l’accepte, l’autorité dont il a besoin vis-à-vis des pouvoirs divers entre lesquels il est chargé d’établir l’harmonie et l’action commune. Ce n’était pas la disposition du roi Louis-Philippe de donner à aucun de ses ministres ce caractère ; mais j’ai toujours pris grand soin que rien n’altérât ma position à cet égard ; j’ai écarté tout ce qui aurait eu l’apparence de satisfaction et de faveur personnelles. En 1846, au moment de son mariage et de celui de l’infante sa sœur, la reine d’Espagne m’avait fait l’honneur de vouloir me conférer la grandesse héréditaire espagnole avec le titre de duc ; j’en parlai au roi en lui exprimant mon dessein et mes motifs de décliner cette faveur : Vous avez raison, me dit-il, et il ajouta en souriant : Voulez-vous que je vous fasse duc en France ?Cela me plairait mieux, Sire ; mais je ne crois pas que cela fût bon, ni pour le service du roi, ni pour moi-même ;Vous avez raison aussi, me dit-il, et il n’en fut plus question. J’écrivis sur-le-champ au comte Bresson : Je ne suis ni un puritain, ni un démocrate. Je n’ai pas plus de mépris pour les titres que pour tous les autres signes extérieurs de la grandeur. Ni mépris, ni appétit. Je ne fais cas et n’ai envie que de deux choses : de mon vivant, ma force politique ; après moi, l’honneur de mon nom. Si je croyais que la grandesse et le duché dussent ajouter quelque chose, aujourd’hui à ma force, plus tard à mon nom, je les accepterais avec plaisir. Je crois le contraire. Je crois qu’il y a, pour moi, aujourd’hui plus de force et un jour plus d’honneur à rester M. Guizot tout court. Si notre Chambre des pairs était héréditaire, si je devais laisser à mes descendants, pour les soutenir dans leur médiocrité de mérite ou de fortune, mes titres et mes honneurs dans mon pays, j’agirais peut-être autrement. Notre pays étant ce qu’il est, je persiste et je dis non à votre amicale idée. Et en même temps, comme je ne veux point affecter un dédain impertinent que je n’ai pas, comme je serai charmé de conserver, pour moi et dans ma famille, quelques souvenirs de ce grand événement auquel nous avons pris ensemble tant de part, sachez que je recevrai avec un vrai plaisir les portraits de la reine d’Espagne et de l’infante. Et si on veut faire pour moi quelque chose d’un peu particulier, si on veut y ajouter quelque souvenir bien clairement espagnol, un vieux tableau, un vieux meuble, j’en serai charmé et reconnaissant. Voilà tout ce que j’ai dans l’âme à ce sujet, mon cher ami ; faites-en ce que vous voudrez.

M. Bresson me comprit à merveille et fit agréer à Madrid mon refus ; les deux portraits royaux et un charmant petit tableau de Murillo sont les seuls présents que les mariages espagnols m’aient attirés.

En 1847, la recette générale de Bordeaux vint à vaquer. Le roi me fit offrir, par M. Duchâtel, de la donner à la personne que je désignerais et qui me ferait, dans le revenu de cette charge, une part convenable. Je priai le roi de n’y pas songer, et il n’en fut rien. Au sein d’un gouvernement libre et en présence d’une publicité ombrageuse, pour servir dignement le prince et le pays, il faut leur être plus nécessaire qu’ils ne vous sont utiles, et leur rendre plus de services qu’on n’en reçoit de bienfaits.

Je me permets de croire que mon attitude, dans ces diverses occasions, ne fut pas étrangère au soin continu que prenait le roi de me témoigner, dans les détails personnels et intimes de la vie, une bienveillance sympathique, seule faveur que je fusse disposé à accepter. En 1841 et 1844, mon fils et ma fille aînée furent gravement malades : Je prends, m’écrivait le roi, une part trop vive à vos angoisses pour ne pas désirer que, tant qu’elles dureront, vous ne songiez pas à vous éloigner un instant de votre pauvre malade. Je vous prie de ne pas me répondre et de m’envoyer seulement un bulletin détaillé de son état. Et quand la convalescence fut assurée : C’est bien de tout mon cœur que je vous offre mes félicitations les plus vives ; et ce sentiment est bien partagé par la reine, par ma sœur et par tous les miens qui m’ont bien demandé de vous le témoigner de leur part. J’espère donc que vous pourrez me venir voir demain, et j’en suis charmé de toute manière[35]. Il était constamment préoccupé de ma santé et me la recommandait avec une sollicitude à la fois intéressée, affectueuse et délicate : Quoique toujours charmé de vous voir, j’exige avant tout que vous ne songiez à venir ici qu’autant que vous serez bien assuré que vous pouvez le faire sans aucun inconvénient. Nous avons trop besoin de votre santé pour consentir à ce qui pourrait la compromettre[36]. — Je n’ai pas voulu faire demander de vos nouvelles pour ne pas vous constituer malade aux yeux de mon antichambre ; mais il me tarde de savoir que votre enrouement n’est pas devenu du rhume[37]. — Je suis bien aise que vous quittiez Passy puisqu’il y a de l’humidité, et qu’avant tout votre santé m’est trop précieuse pour vous laisser vous exposer aux rhumes. Il faut absolument les prévenir cet hiver en vous enfermant rigoureusement au  premier symptôme. Ainsi, quelque pressé que je sois de vous revoir et de causer avec vous, je vous prie de ne pas venir chez moi avant que les symptômes aient disparu[38].

Il ne laissait passer aucun des débats où j’avais réussi dans les Chambres sans m’en exprimer sa vive satisfaction ; je ne citerai qu’une seule des lettres qu’il m’écrivit en pareil cas, et je citerai celle-là surtout à cause du billet qui y était joint. Le 2 mars 1843, en repoussant une grande attaque de M. de Lamartine contre toute la politique depuis 1830 et ce qu’on appelait la pensée du règne, je terminai mon discours par ces paroles : L’honorable M. de Lamartine a parlé de dévouement et de la nécessité du dévouement pour faire de grandes choses au nom des peuples. Il a eu parfaitement raison ; il n’y a rien de beau dans ce monde sans dévouement. Mais il y a place partout pour le dévouement ; la vie a des fardeaux pour toutes les conditions, et la hauteur à laquelle on les porte n’en allége nullement le poids. Vous aimez, dites-vous, à porter vos regards en haut : portez-les donc au-dessus de vous. Êtes-vous, depuis douze ans, le point de mire des balles et des poignards des assassins ? Voyez-vous, depuis douze ans, vos fils sans cesse dispersés sur la face du globe pour soutenir partout l’honneur et les intérêts de la France ? Voilà du vrai, du pratique dévouement. Souffrez que nous lui rendions hommage, et que nous ne soyons pas ingrats, même envers tout un règne.

Le soir même de cette séance, je reçus du roi cette lettre :

Maudissant la grandeur qui l’attache au rivage, disait Boileau de Louis XIV. Et moi aussi, mon cher ministre, j’ai bien maudit celle qui m’empêchait d’aller ce soir vous serrer la main, et vous dire de grand cœur combien je suis profondément ému et reconnaissant des paroles que vous avez fait entendre pour moi, et du magnifique discours que vous avez prononcé avec tant d’effet et d’éclat. Ce sentiment est vivement partagé par tous les miens, dont il m’est bien doux d’être l’organe auprès de vous.

A la lettre du roi était joint ce billet de la reine :

Comme femme et comme mère, je ne puis résister au désir de remercier l’éloquent orateur qui, en soutenant d’une manière si admirable les intérêts du roi et de la France, a rendu une justice éclatante à tout ce que j’ai de plus cher au monde.

Je ne m’arrêterais pas à rappeler ces souvenirs s’ils ne me servaient à montrer sous leur vrai jour mes rapports avec le roi Louis-Philippe et ses dispositions envers moi. J’ai trop assisté, dans l’histoire, aux destinées des meilleurs serviteurs des princes pour porter aux amitiés royales une grande confiance ; je sais qu’elles sont souvent aussi superficielles que caressantes, et qu’elles ne résistent guère aux épreuves sérieuses. Mais la perspective des mécomptes possibles sur le fond du cœur des rois n’enlève pas à leur bienveillance quotidienne tout son prix, et cette bienveillance a, dans les incidents de la vie et des affaires publiques, une importance qui n’est pas à dédaigner.

Ce fut précisément la bienveillance du roi pour le cabinet et leur intime accord qui ranimèrent une question déjà plus d’une fois débattue dans la Chambre, et lui donnèrent une gravité telle qu’elle devint à cette époque, entre l’opposition et nous, le drapeau le plus apparent de la lutte. L’opposition accusait le cabinet de manquer, vis-à-vis du roi, d’une volonté comme d’une pensée propre et indépendante, et de n’être que l’instrument docile de la pensée et de la volonté royale. Si elle nous avait reproché de trop étendre ou de laisser trop prévaloir dans le gouvernement l’influence de la couronne au détriment des autres grands pouvoirs publics, elle n’aurait fait qu’user de son droit, et élever, entre elle et nous, une question de fait sur le caractère et les résultats de notre administration. Je fus le premier à reconnaître ce droit et à demander que telle fût en effet la question posée. Mais l’opposition en éleva une autre essentiellement différente : à la place d’une question de fait elle mit une question de principe ; elle érigea en maxime constitutionnelle cette phrase fameuse : Le roi règne et ne gouverne pas. C’était méconnaître également, en droit le vrai principe de la monarchie constitutionnelle, en fait ses conséquences naturelles et les exemples de son histoire partout où elle s’est fondée : Quoiqu’on l’ait souvent donné à entendre, dis-je dans le débat[39], le trône n’est pas un fauteuil auquel on a mis une clef pour que personne ne puisse s’y asseoir, et uniquement pour prévenir l’usurpation. Une personne intelligente et libre, qui a ses idées, ses sentiments, ses désirs, ses volontés, siége dans ce fauteuil. Le devoir de cette personne royale, car il y a des devoirs pour tous, également hauts, également saints pour tous ; son devoir, dis-je, et sa mission, c’est de ne gouverner que d’accord avec les autres grands pouvoirs publics institués par la Charte, avec leur aveu, leur adhésion, leur appui. Le devoir des conseillers de la couronne, c’est de faire prévaloir auprès d’elle les mêmes idées, les mêmes mesures, la même politique qu’ils veulent et peuvent faire prévaloir dans les Chambres. Voilà le gouvernement constitutionnel : non seulement le seul vrai, le seul légal, le seul constitutionnel, mais le seul digne ; car il faut que nous ayons pour la couronne, comme nous demandons à la couronne de l’avoir pour nous, ce respect de croire qu’elle est portée par un être intelligent et libre avec lequel nous traitons, et non par une pure machine inerte, vaine, faite pour occuper une place que d’autres prendraient si elle n’y était pas.

C’est là le principe rationnel de la monarchie constitutionnelle, le principe sur lequel reposent les deux conditions essentielles et inséparables de cette forme de gouvernement : l’inviolabilité du monarque et la responsabilité de ses conseillers. Qu’on ne veuille pas de la monarchie constitutionnelle, qu’on croie la responsabilité du pouvoir et la juste influence du pays dans son gouvernement mieux assurées par les institutions de la république américaine, je le comprends, quoique je ne sois nullement de cet avis : mais que des partisans de la monarchie constitutionnelle prétendent que la maxime le roi ne peut mal faire signifie le roi ne peut rien faire, et que l’inviolabilité royale entraîne la nullité royale, c’est un étrange oubli de la dignité comme de la liberté morale de la personne humaine, même placée sur un trône et entourée de conseillers qui répondent de ses actes, soit qu’ils les lui aient inspirés, soit qu’ils les aient acceptés de sa volonté.

C’est aussi une étrange imprévoyance des faits naturels et inévitables qui découlent du fond même des choses. On aura beau dire : le roi règne et ne gouverne pas ; on ne fera jamais, dans la pratique, sortir de ces paroles la conséquence effective que le roi qui règne ne soit de rien dans son gouvernement. Quelque limitées que soient les attributions de la royauté, quelque complète que soit la responsabilité de ses ministres, ils auront toujours à discuter et à traiter avec la personne royale pour lui faire accepter leurs idées et leurs résolutions, comme ils ont à discuter et à traiter avec les Chambres pour y obtenir la majorité. Et dans toute discussion, dans toute délibération, l’homme dont le concours est nécessaire exerce infailliblement, dans la mesure de son habileté, de son caractère, des circonstances plus ou moins favorables, une part d’influence. Les faits historiques sont, en ceci, pleinement d’accord avec les vraisemblances morales : partout où la monarchie constitutionnelle a existé, la personne du monarque, ses opinions, ses sentiments, ses volontés n’ont jamais été indifférents ni inactifs, et les plus indépendants, les plus exigeants des ministres en ont toujours tenu grand compte. De nos jours comme dans les temps anciens, sous les ministères whigs comme sous les torys, dans les rapports de lord Chatham avec George II et de lord Grey avec Guillaume IV comme dans ceux de M. Pitt avec George III, l’histoire constitutionnelle de l’Angleterre en offre, à chaque pas, d’incontestables preuves. Sans nul doute, c’est le principe et le but de la liberté politique de rendre impossible toute domination égoïste, c’est-à-dire tout gouvernement personnel, et de faire en sorte que la pensée et le sentiment comme l’intérêt du pays lui-même prévalent dans la conduite de ses affaires ; mais pour réaliser le principe et atteindre au but, il y a bien des moyens à employer, bien des écueils à éviter, bien des précautions à prendre : on peut savoir ou ne pas savoir traiter et agir avec les compagnons obligés de la route ; on peut être offensant ou servile, trop dur ou trop faible avec le prince qu’on sert comme avec le parti qu’on dirige. Les questions que soulève cette situation ne sont que des questions de plus et de moins, d’à-propos ou d’inopportunité, de conduite habile ou inhabile ; mais ce sont des questions naturelles et inévitables. La maxime le roi règne et ne gouverne pas a l’air de les supprimer en faisant du roi une machine et en oubliant qu’il est une personne, mais elle prétend et promet plus qu’elle ne peut tenir ; elle peut être, contre le cabinet en fonction, une arme efficace, mais l’arme porte plus haut qu’elle ne vise et qu’elle n’a droit de viser ; on attire ainsi la royauté dans l’arène au moment même où l’on semble vouloir l’en écarter absolument. Si l’opposition nous avait accusés de subordonner aux idées et aux volontés du roi nos propres idées et nos propres volontés, elle aurait eu raison de nous reprocher une faiblesse coupable et l’oubli de notre premier devoir constitutionnel ; mais rien de pareil ne pouvait nous être imputé : il y avait accord entre le roi et nous, non  parce que nous cédions complaisamment au roi, mais parce que, le roi et nous, nous voulions et soutenions la même politique. Il ne pouvait y avoir nul doute à cet égard, car, encore ambassadeur à Londres et avant la formation du cabinet, je m’étais expliqué sur cette politique, au dedans comme au dehors, et j’avais dit qu’elle serait la mienne[40].

Non seulement c’était l’harmonie de pensée et de dessein général qui déterminait, entre le roi et le cabinet, l’harmonie d’action ; cette même harmonie s’était établie entre la couronne, le cabinet et les Chambres : depuis six ans, au milieu des plus libres débats, une majorité permanente avait soutenu notre politique ; et deux fois dans le cours de ces six années, en 1842 et en 1846, des élections générales, aussi libres que régulières, avaient maintenu cette majorité. Il n’y avait là rien que de conforme aux principes comme au but du gouvernement libre sous sa forme de monarchie constitutionnelle, et nous pratiquions fidèlement ce régime, bien loin de l’altérer.  Comme il est aisé de le pressentir, mon attitude et mon langage dans cette question convenaient au roi Louis-Philippe : il m’en savait gré, non seulement parce qu’il y était personnellement intéressé, mais à raison de sa pensée générale et désintéressée sur la nature et la pratique du gouvernement constitutionnel. Il était, à cet égard, dans un état d’esprit dont les personnes qui ne l’ont pas vu de près et à l’œuvre peuvent difficilement se faire une juste idée. Nul homme n’était plus vraiment libéral, dans le sens philosophique et contemporain de ce mot, plus imbu des sentiments de son temps dans toutes les questions d’équité et d’humanité universelle. Je trouve dans une de ses lettres[41] cet élan d’indignation contre l’esclavage : Il y a une chose dont je ne veux pas différer de vous parler : c’est l’admission scandaleuse des marchands d’esclaves avec leurs victimes à bord de nos paquebots. Depuis François Ier, tout esclave qui touche un pavillon français est libre de plein droit, et ce droit a toujours été exercé noblement et rigoureusement sans jamais admettre aucune réclamation des maîtres. Les Anglais ont toujours eu la même règle ; je l’ai vu pratiquer à Palerme, par sir John Talbot, sur le Thunderer, et nous avons emmené le nègre esclave de la baronne de San Benedetto sans aucune réclamation. Je pense que vous ne perdrez pas un instant pour enjoindre le maintien du privilège du pavillon français, et que tant notre marine que nos paquebots recevront des ordres catégoriques sur ce point. Et dans une autre lettre[42] : La déclaration du bey de Tunis pour l’abolition de l’esclavage est une circonstance remarquable et très heureuse ; il importe de surveiller la manière dont elle sera présentée. Cet acte et notre traité avec la Chine relatif au libre exercice de la religion chrétienne méritent et doivent obtenir un grand retentissement. Quel progrès de civilisation parmi les Mahométans eux-mêmes ! Quelle différence entre Tunis d’aujourd’hui et Tunis d’il y a trente ans, quand j’ai vu à Palerme la procession de quatre cents esclaves siciliens rachetés à Tunis par les pères de la Merci et l’intervention de lord William Bentinck ! C’est cependant notre conquête d’Alger qui a mis fin aux exécrables pirateries barbaresques ; c’est elle qui en a délivré la chrétienté, et c’est elle seule qui a efficacement établi la liberté et la sécurité de la navigation dans la Méditerranée ! Les idées philanthropiques du XVIIIe siècle, les principes de 1789, l’impulsion première et le progrès social de la Révolution française n’avaient point d’adhérent plus sincèrement convaincu et plus fidèle que ce prince, indépendamment de tout calcul et de tout intérêt personnel.

Il était de plus, comme roi et dans son gouvernement, bien résolu à ne jamais sortir du cercle constitutionnel, et à toujours accepter, en définitive, la pensée et le sentiment du pays manifestés après les libres discussions et les épreuves légalement autorisées. Nul prince n’a jamais plus franchement adopté le principe du contrat entre le peuple et lui, et ne s’est plus fermement tenu pour lié, par conscience comme par prudence, à la foi du serment.

Deux sentiments puissants agissaient en même temps sur lui. Il était prince et Bourbon ; il était né, il avait été élevé au sein de l’ancienne société française, à la cour de ses rois ; les maximes et les traditions de la monarchie de Henri IV et de Louis XIV ne lui étaient point étrangères ; il les connaissait et les comprenait, non comme une histoire qu’on a étudiée, mais comme on connaît et comprend ce qu’on a vu. Très éclairé sur les vices et les faiblesses de l’ancien régime, il savait aussi ce que la longue durée y avait introduit de principes de gouvernement, et il le jugeait sans animosité comme sans ignorance. Associé d’autre part, dès sa jeunesse, aux idées et aux événements de la Révolution, il était sincèrement attaché à sa cause, mais vivement frappé aussi de ses égarements, de ses fautes, de ses douleurs, de ses revers, et en grande méfiance des passions et des pratiques révolutionnaires qu’il avait vues à l’œuvre. Tous ces spectacles, tous ces souvenirs, tant d’impressions et d’observations si diverses entassées dans le court espace de sa vie l’avaient laissé très perplexe sur l’issue d’une si grande crise sociale et sur le succès de ses propres efforts pour y mettre fin. Il croyait, en même temps, à la nécessité du gouvernement libre et à la difficulté de le fonder. Nous causions seuls un jour dans un petit salon de Neuilly ; le roi était dans un de ses moments de doute et de découragement ; moi, dans mon habitude d’optimisme et d’espérance ; nous discutions vivement ; il me prit la main : Tenez, mon cher ministre, me dit-il, je souhaite de tout mon cœur que vous ayez raison ; mais ne vous y trompez pas : un gouvernement libéral en face des traditions absolutistes et de l’esprit révolutionnaire, c’est bien difficile ; il y faut des conservateurs libéraux, et il ne s’en fait pas assez. Vous êtes les derniers des Romains. Un autre jour, au milieu de je ne sais plus quel redoublement d’obstacles et d’embarras, il s’écriait en prenant sa tête dans ses mains : Quelle confusion ! Quel gâchis ! Une machine toujours près de se détraquer ! Dans quel triste temps nous avons été destinés à vivre !

Ces doutes, ces inquiétudes sur l’avenir du gouvernement libre parmi nous n’empêchaient nullement le roi Louis-Philippe de bien comprendre, dans le présent, la place qu’il y tenait, et d’y bien jouer son rôle, et rien que son rôle. Il n’était pas seulement décidé à n’en jamais violer les principes fondamentaux ; il en acceptait loyalement chaque jour les exigences et les convenances. On l’a beaucoup accusé de vouloir, en toute occasion, imposer au cabinet ses volontés. Je répète que, sur la politique générale du gouvernement et dans la plupart des questions importantes qui se présentaient, l’accord entre le roi et le cabinet était naturel et volontaire ; mais je n’hésite pas à affirmer que, lorsque le roi et le cabinet différaient d’avis, soit que le cabinet se refusât aux désirs du roi, soit que nous lui demandassions quelque chose qui lui déplaisait, le roi cessait d’insister ou de résister, et se rendait aux objections ou aux demandes de ses conseillers responsables. J’en citerai deux exemples qui sont caractéristiques parce qu’ils touchent à des questions et à des personnes que le roi avait à cœur. En 1843 et 1845, M. Duvergier de Hauranne, membre de l’opposition, proposa l’introduction du vote public à la place du scrutin secret dans les délibérations de la Chambre des députés : le parti conservateur et le cabinet lui-même étaient divisés sur le mérite ou l’opportunité de cette innovation ; le roi y était vivement opposé ; M. Duchâtel et moi nous étions favorables. Soit dans les séances du conseil, soit dans nos entretiens particuliers, la question fut très débattue ; le roi tenait évidemment beaucoup à me ramener à son avis ; il me rappelait les déplorables conséquences du vote public dans nos assemblées révolutionnaires : Si le vote avait été secret dans la Convention nationale, me disait-il avec passion, Louis XVI n’aurait jamais été condamné. Je combattis ses alarmes ; j’insistai sur la différence des temps, sur la nécessité du vote public pour la forte organisation des partis, et pour faire passer, dans les Chambres mêmes, le sentiment de la responsabilité, cette condition de la conduite sérieuse et réfléchie des hommes au sein de la liberté. Le roi ne fut pas convaincu ; mais il renonça à son insistance, et j’appuyai ouvertement la proposition du vote public qui fut adoptée. En 1845, deux hommes considérables et fonctionnaires publics, le comte Alexis de Saint-Priest dans la Chambre des pairs et M. Drouyn de Lhuys dans la Chambre des députés, entrèrent habituellement dans les rangs de l’opposition ; je demandai que leurs fonctions leur fussent retirées. Le roi ne fit, quant à M. Drouyn de Lhuys, aucune objection ; mais il lui en coûtait d’éloigner M. de Saint-Priest de la carrière diplomatique qu’il paraissait destiné à parcourir avec éclat ; appartenant à une famille légitimiste, il s’était, dès 1830, franchement attaché à la cause et au service de la nouvelle monarchie ; il avait été l’un des amis particuliers de M. le duc d’Orléans. Le roi me témoigna son hésitation et son regret. J’insistai ; je ne pouvais admettre que notre politique fût publiquement attaquée à la tribune française par l’un de ses représentants à l’étranger. Le roi retira ses objections, et le comte Alexis de Saint-Priest fut écarté de son poste de ministre à Copenhague. De 1840 à 1848, je ne sache aucune question, aucune circonstance importante dans laquelle, en cas de dissentiment, le roi n’ait pas fini par se rendre au vœu du cabinet.

L’opinion contraire, si communément répandue, n’est cependant pas une de ces erreurs gratuites et inexplicables qui circulent et prévalent quelquefois longtemps dans les pays libres, grâce aux attaques dont le pouvoir est l’objet à la tribune et dans les journaux. Les prétextes n’ont pas manqué à l’erreur que je signale ici, et le roi Louis-Philippe les a lui-même fournis. Il avait sur toutes choses une surabondance d’idées, d’impressions, de velléités qu’il ne prenait pas soin de contenir, et, pour ainsi dire, de tamiser assez sévèrement : ce qui l’entraînait à manifester trop d’avis et de désirs dans de petites questions et de petites affaires qui ne méritaient pas son intervention. L’indifférence et le silence sont souvent d’utiles et convenables habiletés royales ; le roi Louis-Philippe n’en faisait pas assez d’usage. Il était de plus si profondément convaincu de la sagesse de sa politique et de l’importance de son succès pour le bien du pays qu’il lui en coûtait d’en voir attribuer à d’autres le mérite, et qu’il ne pouvait se résoudre à n’en pas revendiquer hautement sa part. Ce désir bien naturel et l’intarissable fécondité et vivacité de sa conversation lui donnaient des airs d’ingérence continue et de prépondérance exclusive qui dépassaient de beaucoup la réalité de ses intentions et des faits ; aussi bien que les convenances constitutionnelles. Je suis convaincu que son gendre, le roi Léopold, infiniment plus prudent et plus réservé dans son attitude et son langage, a exercé, dans le gouvernement de la Belgique au dedans et au dehors, plus d’influence personnelle que le roi Louis-Philippe dans celui de la France ; mais l’un en évitait avec soin l’apparence, tandis que l’autre se montrait toujours préoccupé de la crainte que justice ne fût pas rendue à ses desseins et à ses efforts.

Je ne refuserai pas à la mémoire de ce prince le service et à moi-même le plaisir de montrer combien il était, au fond, modeste et exempt de prétentions vaniteuses. A l’approche de la session de 1846, nous préparions le discours que le roi devait prononcer en l’ouvrant ; j’étais, comme à l’ordinaire, chargé de cette rédaction. Les circonstances étaient favorables : presque toutes les questions qui avaient agité et menacé de troubler nos relations au dehors, le droit de visite, Tahiti, le Maroc, étaient résolues, et toutes nos perspectives honorablement pacifiques ; les visites mutuelles de la reine d’Angleterre et du roi avaient achevé de rasséréner l’horizon ; il nous parut opportun que le roi mît en lumière cette situation laborieusement obtenue, et j’insérai à cet effet, dans le projet de discours, un paragraphe que le conseil adopta. Le 25 décembre 1845, avant-veille de l’ouverture de la session, je reçus du roi cette lettre écrite à deux heures du matin :

Mon cher ministre, l’attente de la messe de minuit, dont je sors, m’a donné le temps de relire et d’étudier la portée du paragraphe en question. Plus je l’ai retourné, plus j’ai trouvé que ce n’était pas à moi à me donner ce coup d’encensoir. Que les Chambres me le donnent, j’en serai très touché ; mais d’en prendre l’initiative, pensez-y bien, mon cher ministre, cela ne me va guère, et vous ne serez pas surpris que je ne trouve pas cela d’accord avec ma simplicité habituelle, et surtout avec mes goûts. Ainsi, quant à moi, voici comment je ferais le paragraphe précédant celui ou ceux sur l’Angleterre :

Je continue à recevoir de toutes les puissances étrangères des assurances pacifiques et amicales, et tout nous présage la durée et la stabilité de la paix dont nous jouissons.

Si cependant vous insistez, ainsi que le conseil, sur la production de l’idée sans doute très flatteuse pour moi, voici le maximum de ce qui pourrait me paraître possible, et je ne vous cache pas que je ne suis pas disposé à m’y résigner. Ce serait d’ajouter cette phrase que je regrette déjà d’avoir rédigée :

Il m’est bien doux de voir s’accroître de plus en plus les bienfaits qui en découlent, et de pouvoir espérer que le bonheur de les avoir assurés à la France, au milieu des orages qui nous ont assaillis, se rattachera à la mémoire de mon règne.

Mais, encore une fois, je préfère et je demanderai que cette phrase ne sorte pas de ma bouche.

Le paragraphe fut de nouveau débattu dans le conseil, et nous eûmes grand’peine à en faire conserver le sens en ces termes :

Je continue à recevoir de toutes les puissances étrangères des assurances pacifiques et amicales. J’espère que la politique qui a maintenu la paix générale, à travers tant d’orages, honorera un jour la mémoire de mon règne.

L’histoire des rois n’offre pas beaucoup d’exemples d’une telle absence d’étalage et de charlatanerie.

Tels étaient, entre le roi Louis-Philippe et le cabinet du 29 octobre 1840, les rapports et les procédés mutuels : ainsi a été compris et pratiqué, à cette époque, le gouvernement parlementaire. J’ai considéré les grandes conditions de ce régime : l’homogénéité politique du cabinet ; son intimité avec le parti qu’il a pour allié politique dans les Chambres ; son travail continu pour rallier ce parti et pour faire prévaloir, auprès de la couronne comme dans les Chambres, une seule et même politique ; l’harmonie ainsi librement établie entre les grands pouvoirs publics, comme leur plus sûr moyen de crédit et de force : telles sont les lois essentielles du gouvernement parlementaire. Nous y avons scrupuleusement satisfait. Que ce soit là l’unique forme de gouvernement libre, je n’ai garde de le penser, et je me suis hâté de le dire ; la liberté politique a des formes très diverses comme des degrés très inégaux ; le gouvernement parlementaire ne serait ni naturel, ni possible dans la république fédérative des États-Unis d’Amérique, ni dans les cantons suisses, ni dans tels ou tels autres États qui pourraient cependant n’être pas étrangers aux principes et aux progrès de la liberté ; les intérêts et les sentiments des pays divers peuvent pénétrer et prévaloir par plus d’une voie dans leur gouvernement. Mais quand, par les convenances de sa situation et par le cours de sa destinée, un grand peuple a été amené à vouloir unir fortement dans son gouvernement la stabilité du pouvoir au mouvement de la liberté ; quand c’est dans la monarchie constitutionnelle qu’il a besoin de trouver le gouvernement libre, c’est par le régime parlementaire qu’il a le plus de chances d’atteindre son but, car ce régime est le seul qui, sous la forme monarchique, pose en principe et assure en fait la responsabilité habituelle du pouvoir, première et indispensable base de la liberté politique. C’est un régime difficile à pratiquer et à fonder : les erreurs publiques, les fautes du pouvoir, des passions aveugles ou perverses, des événements prévus ou imprévus peuvent en troubler la marche ou en suspendre le progrès ; dans son travail de formation, le gouvernement parlementaire est comme une plante de serre trop peu en rapport avec la température extérieure du pays et qui en supporte mal les rudes chocs. Mais est-ce donc au gouvernement parlementaire seul que ce défaut et ce malheur, doivent être imputés ? Toutes les formes de gouvernement libre n’ont-elles pas leurs mauvaises chances et leurs mauvais jours ? N’ont-elles pas toutes besoin de s’acclimater chez les peuples qui aspirent à leurs bienfaits ? Point d’hypocrisie ni de réticence : quand on reproche au gouvernement parlementaire ses embarras et ses échecs, c’est trop souvent au gouvernement libre lui-même qu’on en veut, et on n’exhale tant d’humeur contre une forme spéciale de la liberté politique qu’en haine des difficiles travaux que toute forme de gouvernement libre impose. Je persiste dans ma double conviction : le gouvernement libre est le but plus ou moins prochain vers lequel tendent de nos jours les peuples ; et dans la monarchie, le régime parlementaire est la conséquence naturelle comme l’instrument efficace du gouvernement libre. Quelles que soient ses lacunes et ses traverses, ce régime saura bien prendre ou reprendre, là où il sera nécessaire au triomphe de la liberté politique, la place qui lui appartient.

 

 

 



[1] Les États-Unis pendant la guerre (1861-1865), par Auguste Laugel, chap. V, pag. 82-101. — Huit mois en Amérique, Par Ernest Duvergier de Hauranne, t. II, pag. 22-27 ; pag. 488-496.

[2] J’ai retracé dans ces Mémoires (t. VI, pag. 1-16, 37-129), le caractère, la marche et l’issue de ces débats.

[3] Cette lettre, dont je ne cite ici qu’une partie, a été prise dans mes papiers en février 1848, et publiée dans la Revue rétrospective de M. Taschereau, p. 3.

[4] Le 18 mars 1845.

[5] Le 24 août 1841.

[6] Le 1er mars 1843.

[7] Voir le tome VII de ces Mémoires, pag. 199-223.

[8] Le 28 septembre 1846.

[9] Le 1er octobre 1846.

[10] Le 6 juillet 1846.

[11] Le 1er août 1846.

[12] Le 18 juillet 1846.

[13] Le 6 août 1846.

[14] Voir le tome VII de ces Mémoires, pag. 9-10.

[15] A la Chambre des députés, le 31 août 1846.

[16] Plusieurs de ces exemples sont rapportés dans la Revue rétrospective de 1848, pag. 312.

[17] Les dates et les termes de ces arrêts sont rapportés dans le Moniteur du 22 janvier 1848, pag. 149.

[18] Le 20 janvier 1848.

[19] Moniteur universel du 21 janvier 1848, pag. 136.

[20] Chambre des pairs, séance du 2 août 1847.

[21] Le 7 décembre 1842.

[22] Le 2 septembre 1843. Il avait remplacé, comme ambassadeur du roi à Vienne, le comte de Sainte-Aulaire, appelé à l’ambassade de Londres.

[23] Le 28 septembre 1843.

[24] La colline de Sans-Souci.

[25] Le 11 octobre 1843.

[26] Lettre du comte de Rohan-Chabot à moi, 31 octobre 1843.

[27] Le 4 novembre 1843.

[28] Le 6 novembre 1843.

[29] Le 8 novembre 1843.

[30] Les 30 novembre et 1er décembre 1843.

[31] Le 9 décembre 1843.

[32] Le 8 décembre 1843.

[33] MM. Saint-Marc Girardin, Nisard, Bignon, Desmousseaux de Givré, François Delessert, Baumes, Hébert, Bethmont et Ducos.

[34] Le 27 janvier 1844.

[35] Lettres des 20 mars 1841, 3 et 4 avril 1844.

[36] Lettre du 11 octobre 1843.

[37] Lettre du 31 janvier 1845.

[38] Lettre du 29 septembre 1845.

[39] A la Chambre des députés, dans la séance du 29 mai 1846.

[40] Voir dans ces Mémoires, tome V, p. 365-399.

[41] Du 5 mai 1844.

[42] Du 15 février 1846.