MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME SIXIÈME — 1840-1842.

PIÈCES HISTORIQUES.

 

 

I

1º Protocole de clôture de la question d’Égypte, signé à Londres, le 10 juillet 1841.

 

Les difficultés dans lesquelles Sa Hautesse le Sultan s’est trouvé placé et qui l’ont déterminé à réclamer l’appui et l’assistance des Cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie, venant d’être aplanies, et Méhémet-Ali ayant fait, envers S. H. le Sultan, l’acte de soumission que la convention du 15 juillet 1840 était destinée à amener, les représentants des Cours signataires de ladite convention ont reconnu qu’indépendamment de l’exécution des mesures temporaires résultant de cette convention, il importe essentiellement de consacrer de la manière la plus formelle le respect dû à l’ancienne règle de l’empire ottoman, en vertu de laquelle il a été de tout temps défendu aux bâtiments de guerre des puissances étrangères d’entrer dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore.

Ce principe étant par sa nature d’une application générale et permanente, les plénipotentiaires respectifs, munis à cet effet des ordres de leurs cours, ont été d’avis que, pour manifester l’accord et l’union qui président aux intentions de toutes les cours, et dans l’intérêt de l’affermissement de la paix européenne, il conviendrait de constater le respect dû au principe susmentionné au moyen d’une transaction à laquelle la France serait appelée à concourir, à l’invitation et d’après le vœu de S. H. le Sultan.

Cette transaction étant de nature à offrir à l’Europe un gage de l’union des cinq puissances, le principal secrétaire d’État de Sa Majesté Britannique, ayant le département des affaires étrangères, d’accord avec les Plénipotentiaires des quatre autres puissances, s’est chargé de porter cet objet à la connaissance du gouvernement français en l’invitant à participer à la transaction par laquelle, d’une part, le Sultan déclarerait sa ferme résolution de maintenir à l’avenir le susdit principe, de l’autre, les cinq puissances annonceraient leur détermination unanime de respecter ce principe et de s’y conformer.

Le 10 juillet 1841.

L.S. ESTERHAZY, NEUMANN, PALMERSTON, BULOW, BRUNNOW.

 

2º Convention pour la clôture des détroits du Bosphore et des Dardanelles, signée à Londres le 13 juillet 1841.

 

Au nom de Dieu très miséricordieux. LL. MM. le roi des Français, l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, le roi de Prusse et l’empereur de toutes les Russies, persuadés que leur union et leur accord offrent à l’Europe le gage le plus certain de la conservation de la paix générale, objet constant de leur sollicitude, et Leursdites Majestés voulant attester cet accord du respect qu’Elles portent à l’inviolabilité de ses droits souverains, ainsi que leur désir sincère de voir se consolider le repos de son empire, Leursdites Majestés ont résolu de se rendre à l’invitation de S. H. le Sultan, afin de constater en commun, par un acte formel, leur détermination unanime de se conformer à l’ancienne règle de l’empire ottoman, d’après laquelle le passage des détroits des Dardanelles et du Bosphore doit toujours être fermé aux bâtiments de guerre étrangers tant que la Porte se trouve en paix.

Leurs dites Majestés d’une part et S. H. le Sultan de l’autre, ayant résolu de conclure entre elles une convention à ce sujet, ont nommé à cet effet pour leurs plénipotentiaires, savoir :

S. M. le roi des Français, le sieur Adolphe baron de Bourqueney, commandeur de l’ordre royal de la Légion d’honneur, maître des requêtes en son conseil d’État, son chargé d’affaires et son plénipotentiaire à Londres ;

S. M. l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, le sieur Paul prince Esterhazy de Galanta, comte d’Edelstett, chevalier de la Toison d’or, grand-croix de l’ordre royal de Saint-Etienne, chevalier des ordres de Saint-André, de Saint-Alexandre Newsky et de Sainte-Anne de la première classe, chevalier de l’ordre de l’Aigle noir, grand-croix de l’ordre du Bain et des ordres des Guelphes du Hanovre, de Saint-Ferdinand et du Mérite de Sicile et du Christ du Portugal, chambellan conseiller intime actuel de S. M. l’empereur d’Autriche et son ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire auprès de Sa Majesté Britannique, et le sieur Philippe baron de Neumann, commandeur de l’ordre de Léopold d’Autriche, décoré de la croix pour son mérite civil, commandeur des ordres de la Tour et de l’Épée du Portugal, de la Croix du Sud du Brésil, chevalier grand-croix de l’ordre de Saint-Stanislas, de première classe, de Russie, conseiller aulique et son plénipotentiaire auprès Sa Majesté Britannique ;

S. M. la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, le très honorable Henri-Jean comte Palmerston, baron Temple, pair d’Irlande, conseiller de Sa Majesté Britannique en son conseil privé, chevalier grand-croix du très honorable ordre du Bain, membre du Parlement du Royaume-Uni et principal secrétaire d’État de Sa Majesté Britannique ayant le département des affaires étrangères ;

S. M. le roi de Prusse, le sieur Henri Guillaume, baron de Bülow, chevalier de l’ordre de l’Aigle rouge de première classe de Prusse, grand-croix des ordres de Léopold d’Autriche, de Sainte-Anne de Russie et des Guelphes du Hanovre, chevalier de l’ordre de Saint-Stanislas de deuxième classe et de Saint-Wladimir de quatrième classe de Russie, commandeur de l’ordre du Faucon blanc de Saxe-Weimar, son chambellan, conseiller intime actuel, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près de Sa Majesté Britannique ;

S. M. l’Empereur de toutes les Russies, le sieur Philippe Brünnow, chevalier de l’ordre de l’Aigle blanc, de Sainte-Anne de première classe, de Saint-Stanislas de première classe, de Saint-Wladimir de troisième, commandeur de l’ordre de Saint-Etienne de Hongrie, chevalier de l’ordre de l’Aigle rouge et de Saint-Jean de Jérusalem, son conseiller privé, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire auprès de Sa Majesté Britannique ;

Et S. M. le Très Majestueux, Très Puissant et Très Magnifique sultan Abdul-Medjid, Empereur des Ottomans, Chékib-Effendi, décoré du Nicham-Iftichar de première classe, beylikdgi du divan impérial, conseiller honoraire du département des affaires étrangères, son ambassadeur extraordinaire auprès de Sa Majesté Britannique ;

Lesquels, s’étant réciproquement communiqué leurs pleins pouvoirs trouvés en bonne et due forme, ont arrêté, et signé les articles suivants :

ARTICLE PREMIER.

S. H. le Sultan, d’une part, déclare qu’il a la ferme résolution de maintenir à l’avenir le principe invariablement stable, comme ancienne règle de son empire, et en vertu duquel il a été de tout temps défendu aux bâtiments de guerre des puissances étrangères d’entrer dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore, et que tant que la Sublime-Porte se trouvera en paix, Sa Hautesse n’admettra aucun bâtiment de guerre étranger dans lesdits détroits.

Et LL. MM. le roi des Français, l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, le roi de Prusse et l’Empereur de toutes les Russies de l’autre part, s’engagent à respecter cette détermination du Sultan, et à se conformer au principe ci-dessus énoncé.

ART. 2.

Il est entendu qu’en constatant l’inviolabilité de l’ancienne règle de l’empire ottoman, mentionnée dans l’article précédent, le Sultan se réserve, comme par le passé, de délivrer des firmans de passage aux bâtiments légers sous pavillon de guerre, lesquels sont employés, comme il est d’usage, au service des légations des puissances amies.

ART. 3.

S. H. le Sultan se réserve de porter la présente convention à la connaissance de toutes les puissances avec lesquelles la Sublime-Porte se trouve en relation d’amitié, en les invitant à y accéder.

ART. 4.

La présente convention sera ratifiée et les ratifications en seront échangées à Londres, à l’expiration de deux mois, ou plus tôt si faire se peut. En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l’ont signée et y ont apposé les sceaux de leurs armes.

Fait à Londres, le 13 juillet 1841, signé :

BOURQUENEY, ESTERHAZY, NEUMANN, PALMERSTON, BULOW, BRUNNOW, CHEKIR.

 

II

Texte anglais de l’extrait du discours prononcé par lord Palmerslon à Tiverton, devant ses électeurs (Morning-Chronicle du 30 juin 1841).

 

We brought within British influence, in one campaign, a vast extent of country larger than France, almost as big as half of Europe ; and the way in which this was done and the results which have followed are well deserving of the people of England. There is a contrast of which we may have reason to be proud, between the progress of our arms in the East and the operations which a neighbouring power, France, is now carrying on in Africa. The progress of the British army in Asia has been marked by a scrupulous reference to justice, an inviolable respect for property, an abstinence from anything which could tend to wound the feelings and prejudices of the people ; and the result is this that I saw, not many weeks ago, a distinguished military officer who had just returned from the center of Afghanistan, from a place called Candahar which many of you perhaps never heard of, and told me that he, accompanied by half a dozen attendants, but without any military escort, had ridden on horseback many thousand miles, through a country inhabited by wild and semibarbarous tribes who, but two years ago, were arrayed in fierce hostility against the approach of British arms, but that he had ridden through them all with as much safety as he could have ridden from Tiverton to John Great’s house, his name as a British officer being a passport through them all, because the English had respected their rights, and afforded them protection, and treated them with justice. Thence it is that an unarmed Englishman was safe in the midst of their wilds. The different system pursued in Africa by the French has been productive of very different results ; there the French army, I am sorry to say, is tarnished by the character of their operations. They sally forth unawares on the villagers of the country ; they put to death every man who cannot escape by flight, and they carry off into captivity the women and children (shame, shame !) They carry away every head of cattle, every sheep, and every horse, and they burn what they cannot carry off. The crop on the ground and the corn in the granaries are consumed by the fire (shame !) What is the consequence ? While in India our officers ride about unarmed and alone amidst wildest tribes of the wilderness, there is not a French man in Africa who shows his face above a given spot, from the sentry at his post, who dœs not fall a victim to the wild and justifiable retaliation of the Arabs (hear, hear !) They professed to colonize Algeria ; but they are only encamped in military posts ; and while we in India have the feelings of the people with us, in Africa every native is opposed to the French, and every heart burns with desire of vengeance (hear, hear !). I mention these things because it is right you know them ; they are an additional proof that, even in this world, the Providence has decreed that injustice and violence shall meet with their appropriate punishment, and that justice and mercy shall also have their reward, etc. etc.

 

III

Lettre de lord Palmerston à M. Bulwer communiquée à M. Guizot (texte anglais).

 

Carlton Terrace, 17 August 1841.

My dear Bulwer,

I am very sorry to find, from your letter of last week, that you observed, in your conversation with M. Guizot, that there is an impression in his mind that, upon certain occasions which you mention, I appear not to have felt sufficient consideration for his ministerial position ; and you would much oblige me, if you should have an opportunity of doing so, by endeavouring to assure him that nothing has been farther from my intention then so to act. I have a great regard and esteem for M. Guizot ; I admire his talents and I respect his character, and I have found him one of the most agreeable men in public affairs, because he takes large and philosophical views of things, discusses questions with clearness, and sifts them to the bottom, and seems always anxious to arrive at the truth. It is very unlikely that I should have intentionally done any thing that could be personally disagreeable to him.

You say he mentioned three circumstances with regard to which he seemed to think I had taken a course unnecessarily embarrassing to him, and I will try to explain to you my course upon each occasion.

First he adverted to my note of the 2nd November last in reply to M. Thiers’s note of the 8th. of the preceding October. I certainly wish that I had been able to answer M. Thiers’s note sooner, so that the reply would have been given to him instead of his successor ; but I could not ; I was overwhelmed with business of every sort and kind, and had no command of my time ; I did not think however that the fact of M. Thiers having gone out of office was a reason for withholding my reply ; the note of October contained important doctrines of public law which it was impossible for the British government to acquiesce in ; and silence would have been construed as acquiescence. I considered it to be my indispensable duty, as minister of the crown, to place my answer upon record ; and I will fairly own that, though I felt that M. Thiers might complain of my delay, and might have said that, by postponing my answer till he was out of office, I prevented him from making a reply, it did not occur to me at the time that M. Guizot would feel at all embarrassed by receiving my answer to his predecessor.

When M. Guizot, as ambassador here, read me Thiers’s note of the 8 october, he said, if I mistake not, that he was not going to discuss with me the arguments or the doctrines contained in it, and that he was not responsible for them. In fact I clearly perceived that M. Guizot saw through the numerous fallacies and false doctrines which that note contained. It appeared to me therefore that, as M. Guizot could not intend to adopt the paradoxes of his predecessor, it would rather assist than embarass him, in establishing his own position, to have those paradoxes refuted, and that it was better that this would be done by me than that the ungracious task of refuting his predecessor should, by my neglect, devolve upon him.

Secondly M. Guizot mentioned my reply to a question in the house of commons about the war between Buenos-Ayres and Montevideo. I understood the question which was put to me to be whether any agreement had been made between England and France to interpose by force to put an end to that war ; and I said that no formal agreement of any kind had been made between the two governments ; and certainly none of that kind had taken place, but that a formal application had been made some time before, by the government of Montevideo, for our mediation, and that we had instructed M. Mandeville to offer it to the other party, the Buenos-Ayres government ; I ought perhaps also to have mentioned the conversation which I had had with baron Bourqueney, and in which he proposed, on the part of his government, that our representatives at Buenos-Ayres should communicate and assist each other in this matter ; but in the hurry of reply, it did not occur to me that that conversation came within the reach of the question.

With regard to what I said at Tiverton about the proceedings of the French troops in Africa, I may have judged wrong ; but I chose that opportunity on purpose, thinking that it was the least objectionable way of endeavouring to promote the interests of humanity and, if possible, to put a check to proceedings which have long excited the regret of all those who attended to them ; and it certainly did not occur to me to consider whether what I said might or might not be agreeable. That every thing which I said of those proceedings is true, is proved by the French newspapers, and even by the general orders of French generals. I felt that the English government could not with property say any thing on the subject to the government of France ; for a like reason I could not, in my place in parlement, advert to it ; but I thought that, when I was standing as an individual on the hustings before my constituents, I might use the liberty of speech belonging to the occasion, in order to draw public attention to proceedings which I think it would be for the honour of France to put an end to ; and if the public discussion which my speech produced shall have the effect of putting an end to a thousand part of the human misery which I dwelt upon, I am sure M. Guizot will forgive me for saying that I should not think that result too dearly purchased by giving offence to the oldest and dearest friend I may have in the world. But I am quite sure that M. Guizot regrets these proceedings as much as I can do ; though I well know that, from the mechanism of government, a minister cannot always control departements over which he dœs not himself preside.

We are now about to retire, and in ten days’ time our successors will be in office. I sincerely hope that the French government may find them as anxious as we have been to maintain the closest possible union between France and England ; more anxious, whatever may have been said or thought to the contrary, I am quite sure they cannot be.

Yours sincerely.

 

IV

Pleins pouvoirs donnés M. le comte de Sainte-Aulaire, à l’effet de signer un traité relatif à la répression de la traite des noirs, avec l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie. (20 novembre 1841.)

 

Louis-Philippe, roi des Français, à tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut : N’ayant rien plus à cœur que d’opposer une efficace et complète répression au crime de la traite des noirs, et LL. MM. l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, le roi de Prusse et l’empereur de toutes les Russies, animés des mêmes sentiments, ayant manifesté le désir de concourir avec nous au même but d’humanité, nous avons pensé que le meilleur moyen d’arriver à cet heureux résultat serait de signer avec Leurs dites MM. un traité commun et solennel qui consacrât nos mutuelles dispositions à cet égard.

A ces causes, nous confiant entièrement à la capacité, prudence, zèle et fidélité à notre service de notre cher et bien-aimé le comte Louis Beaupoil de Sainte-Aulaire, pair de France, grand-officier de notre ordre royal de la Légion d’honneur, etc., etc., et notre ambassadeur extraordinaire près Sa Majesté Britannique, nous l’avons nommé, commis et constitué, et, par ces présentes signées de notre main, nous le nommons, commettons et constituons notre plénipotentiaire, nous lui avons donné et donnons plein et absolu pouvoir et mandement spécial à l’effet de se réunir aux plénipotentiaires, également munis de pleins pouvoirs en bonne forme de la part de Leursdites MM. l’empereur d’Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, le roi de Prusse et l’empereur de toutes les Russies, afin de négocier, conclure et signer, avec la même autorité que nous pourrions le faire nous-même, tels traité, convention ou articles qu’il jugera nécessaires pour atteindre le but que nous nous proposons. Promettant, en foi et parole de roi, d’avoir pour agréable d’accomplir et exécuter ponctuellement tout ce que notre dit plénipotentiaire aura stipulé et signé en notre nom, en vertu des présents pleins pouvoirs, sans jamais y contrevenir ni permettre qu’il y soit contrevenu directement ni indirectement pour quelque cause et de quelque manière que ce soit ; sous la réserve de nos lettres de ratification que nous ferons délivrer en bonne et due forme pour être échangées dans le délai qui sera convenu. En foi de quoi, nous avons fait mettre notre sceau à ces présentes. Donné en notre palais de Saint-Cloud, le 20e jour du mois de novembre de l’an de grâce 1841.

 

V

M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire, ambassadeur de France à Londres.

 

Paris, 17 février 1842.

Monsieur le Comte,

Le gouvernement de Sa Majesté Britannique ne croit pas pouvoir consentir aux modifications que nous avions réclamées dans le traité signé à Londres le 20 décembre dernier, et sa résolution se fonde moins sur la nature même de ces modifications que sur des motifs d’ordre intérieur et parlementaire qu’il ne m’appartient pas de discuter. Quant à nous, monsieur le comte, les motifs que je vous exposais dans ma dépêche nº 7 du 1er de ce mois, et qui ne nous permettent pas de donner au traité du 20 décembre une ratification pure et simple, subsistent dans toute leur force. J’ai rendu compte au roi de la réponse du cabinet britannique ainsi que des considérations sur lesquelles, en vous la communiquant, lord Aberdeen l’a appuyée ; et le roi, de l’avis de son Conseil, n’a pas cru pouvoir rien changer aux instructions que, par son ordre, je vous avais déjà transmises à ce sujet. Mais, animés du plus sincère désir de conciliation, et persévérant dans notre intention d’assurer la répression efficace de la traite, nous sommes prêts à entrer en négociation sur les modifications, réserves ou stipulations additionnelles dont le traité du 20 décembre nous paraît susceptible, et que l’incident élevé par le vote de la Chambre des députés nous place dans la nécessité de réclamer. Il ne nous appartient pas d’indiquer, aux puissances qui ont pris part avec nous à la signature du traité, la marche qu’elles ont à suivre en cette occasion ; mais soit qu’elles jugent à propos d’ajourner leurs propres ratifications en attendant que nous puissions donner aussi les nôtres, soit qu’il leur paraisse convenable d’échanger, au terme fixé, leurs ratifications et de laisser le protocole ouvert pour la France jusqu’à la conclusion des négociations qui s’engageraient sur ces modifications indiquées, nous n’élèverons contre l’une ou l’autre de ces manières de procéder aucune objection, et nous ferons tous nos efforts pour amener la négociation nouvelle à une bonne fin. C’est en ce sens, monsieur le comte, que vous aurez à vous expliquer dans la conférence qui aura lieu sans doute au Foreign-Office le 20 de ce mois. Je ne doute pas que toutes les puissances contractantes ne demeurent convaincues de la loyauté des intentions du gouvernement du roi et de la gravité des motifs qui déterminent sa conduite.

Agréez, etc.

 

VI

Mémento pour les ministres d’Autriche, de Prusse et de Russie. — Conférence du 19 février 1842.

 

Le plénipotentiaire de France a dit :

Que des incidents survenus depuis la signature du traité du 20 décembre ont fait sentir à son gouvernement la nécessité d’apporter à la ratification de ce traité certaines réserves explicatives ou modificatives.

Ces réserves n’impliquent en aucune sorte une diminution dans la ferme volonté de son gouvernement de poursuivre, par les moyens les plus efficaces, la suppression de la traite des noirs. — Elles ne tendent pas non plus à infirmer les moyens d’exécution consentis en 1831 et 1833. Ces réserves, au contraire, serviront efficacement au but commun que se proposent toutes les puissances en rendant plus populaires en France les dispositions du nouveau traité, et en dissipant des erreurs dans lesquelles l’opinion pourrait être entraînée à son sujet, erreurs qui, dans l’application, feraient naître des obstacles locaux contre lesquels la volonté et l’action du gouvernement ne seraient pas toujours efficaces.

Aux objections de lord Aberdeen, le plénipotentiaire de France a répondu qu’il ne tenait pas à ce que les explications ci-dessus, quant à la nature des réserves de la France, fussent portées au protocole, pourvu que le délai qui allait être convenu ne laissât supposer de sa part aucun engagement direct ni indirect d’apporter, dans un délai quelconque, les ratifications pures et simples de son gouvernement.

 

VII

1º Déclaration du comte de Sainte-Aulaire au comte d’Aberdeen que le gouvernement du roi n’ayant pas l’intention de ratifier le traité du 20 décembre 1841, le protocole ne doit plus rester ouvert pour la France.

 

Le protocole du 20 février 1842 étant resté ouvert pour la France, le soussigné, etc., a l’honneur d’informer S. Exc. le comte d’Aberdeen, etc., d’après les instructions qu’il vient de recevoir, que le gouvernement du roi, ayant pris en grande considération les faits graves et notoires qui, depuis la signature de la convention du 20 décembre 1841, sont survenus à ce sujet en France, a jugé de son devoir de ne point ratifier ladite convention.

Le soussigné doit ajouter également, d’après les ordres de son gouvernement, que cette ratification ne devant pas avoir lieu plus tard, il n’existe désormais, en ce qui concerne la France, aucun motif pour que le protocole demeure ouvert.

Le soussigné saisit, etc.

Signé : SAINTE-AULAIRE.

Londres, 8 novembre 1842

 

2º Protocole de la conférence tenue au Foreign-Office le 9 novembre 1842. Présents : les plénipotentiaires d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie.

 

Le principal secrétaire d’État de Sa Majesté Britannique pour les affaires étrangères a invité les plénipotentiaires des cours d’Autriche, de Prusse et de Russie à se réunir en conférence aujourd’hui pour leur donner connaissance d’une communication qui lui a été adressée par M. l’ambassadeur de France. Elle a pour objet d’annoncer que le gouvernement de S. M. le roi des Français a jugé de son devoir de ne point ratifier le traité conclu à Londres le 20 décembre 1841 relatif à la suppression de la traite des nègres d’Afrique.

Les plénipotentiaires ont unanimement exprimé le regret que leur fait éprouver cette détermination du gouvernement français. Mais, en même temps, ils ont jugé nécessaire de constater d’un commun accord que, nonobstant le changement survenu dans les intentions du gouvernement français, les cours d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie n’en sont pas moins fermement décidées à mettre à exécution les engagements qu’elles ont contractés par le susdit traité qui, pour leur part, restera dans toute sa force et valeur.

En manifestant cette détermination au nom de leurs cours, les plénipotentiaires d’Autriche, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie ont cru devoir la consigner formellement par écrit.

Finalement, ils ont résolu de déclarer que le protocole, jusqu’ici resté ouvert pour la France, est clos.

Signé : NEUMANN. ABERDEEN. BUNSEN. BRUNNOW.

 

VIII

M. Guizot à M. le comte de Sainte-Aulaire.

 

Paris, le 26 décembre 1844.

Monsieur le comte, l’an dernier, à pareille époque, je vous invitai à rappeler l’attention de lord Aberdeen sur la grave question du droit de visite et sur les motifs puissants qui nous portaient à désirer que les deux cabinets se concertassent en vue de substituer, à ce mode de répression de la traite des noirs, un mode nouveau qui, tout en étant aussi efficace pour notre but commun, n’entraînât pas les mêmes inconvénients ni les mêmes périls. Lord Aberdeen, à la communication que vous lui fîtes, répondit que parfaitement convaincu de ma résolution sincère de travailler avec persévérance à la suppression de la traite, il était prêt à se concerter avec moi sur les moyens d’y parvenir ; que toute proposition faite par moi serait accueillie par lui avec confiance et examinée avec la plus religieuse attention[1]. Si, depuis lors, je me suis abstenu, monsieur le comte, de vous entretenir, dans ma correspondance officielle, de cette importante affaire, si j’ai différé l’envoi des instructions que je vous avais annoncées, ce n’est assurément pas que le gouvernement du roi ait, un seul jour, perdu de vue le but qu’il devait se proposer ni que ses convictions se soient affaiblies. Vous connaissez les diverses causes intérieures qui, en nous obligeant à consacrer à des questions urgentes tous nos efforts, nous ont fait une loi de suspendre la négociation dont vous aviez été chargé de provoquer l’ouverture à Londres sur la question des moyens de répression de la traite. Le moment est venu de la reprendre.

Ainsi que je vous le disais tout à l’heure, monsieur le comte, notre conviction sur la nécessité de recourir, de concert avec l’Angleterre, à un nouveau mode de répression de la traite, est entière et profonde. Tous les événements qui sont survenus, toutes les réflexions que nous avons été appelés à faire, depuis que cette question s’est élevée, nous ont fait plus fortement sentir la nécessité de modifier le système actuellement en vigueur. Pour que ce système soit efficace et sans danger, il ne suffit pas que les deux gouvernements soient animés d’un bon vouloir et d’une confiance réciproques. Incessamment exposé dans son application à contrarier, à gêner, à blesser des intérêts privés, le plus souvent légitimes et inoffensifs, ce système entretient, au sein d’une classe d’hommes nombreuse, active et nécessairement rude dans ses mœurs, un principe d’irritation qui peut bien sommeiller pendant un temps plus ou moins long, mais qu’un incident de mer imprévu, que la moindre oscillation dans les rapports politiques des deux États, peut, à tout moment, développer, échauffer, propager, et transformer en un sentiment national puissant et redoutable. Arrivé à ce point, le système du droit de visite, employé comme moyen de répression de la traite, est plus dangereux qu’utile, car il compromet tout à la fois la paix, la bonne intelligence entre les deux pays, et le succès même de la grande cause qu’il est destiné à servir. Ce n’est point là, monsieur le comte, une simple conjecture, c’est aujourd’hui un fait démontré par l’expérience. Pendant dix ans, le droit de visite réciproque a été accepté et exercé par la France et par l’Angleterre, d’un commun accord et sans aucun sentiment prononcé, sans aucune manifestation de méfiance ni de répulsion. Par des causes qu’il est inutile de rappeler, il n’en est plus de même aujourd’hui. Ce système est fortement repoussé en France par le sentiment national. Ce n’est pas, monsieur le comte, que notre pays soit aujourd’hui plus indifférent qu’il ne l’était, il y a quelques années, aux horreurs de la traite ; mais on est convaincu en France (et le gouvernement du roi partage cette conviction) qu’il est possible de trouver d’autres moyens tout aussi efficaces, plus efficaces même que le droit de visite réciproque, pour atteindre cet infâme trafic. Et désormais, je dois le dire, le concours du pays et des Chambres, leur concours sérieux, actif, infatigable, à la répression de la traite, ne saurait être obtenu et assuré que par l’adoption d’un système différent. Mais quel doit être le nouveau système ? Par quelle mesure, par quel ensemble de mesures peut-on raisonnablement se flatter d’obtenir, en fait de répression, des résultats au moins égaux à ceux que le droit de visite a pu faire espérer ? Je pourrais, monsieur le comte, indiquer ici quelques-uns de ces moyens ; mais, dans une matière où nécessairement les hommes spéciaux des deux pays doivent être entendus, il me paraît préférable que le soin de réunir et d’examiner tous les éléments de la question soit d’abord confié à une commission mixte. Cette commission, qui siégerait à Londres, devrait, je pense, être formée d’hommes considérables dans leurs pays respectifs, bien connus par leur franche sympathie pour la cause de la répression de la traite, et par leur entière liberté d’esprit relativement aux moyens d’atteindre ce noble but. Aux principaux commissaires seraient adjoints deux officiers de marine, l’un français et l’autre anglais, choisis parmi ceux dont l’expérience en cette matière est constatée. Et quand la commission aurait profondément examiné la question, quand elle aurait bien recherché et déterminé quels nouveaux moyens de répression de la traite pourraient être aussi efficaces, plus efficaces même que le système actuellement en vigueur, son travail serait présenté aux deux gouvernements et soumis à leur décision.

Veuillez, monsieur le comte, mettre cette proposition sous les yeux de lord Aberdeen. J’ai la confiance que, dans la communication que vous lui donnerez de la présente dépêche, il verra un nouveau témoignage de notre sollicitude constante pour les deux grands intérêts que nous avons également à cœur, le maintien de la paix et de la bonne intelligence entre les deux pays, et la répression de la traite des noirs.

Agréez, etc., etc.

 

IX

Lord Aberdeen à lord Cowley.

 

Foreign-Office, January 9 1845.

Mylord,

L’ambassadeur de France m’a remis une dépêche de son gouvernement, dans laquelle M. Guizot décrit, en termes énergiques, le sentiment qui prévaut depuis quelque temps dans les Chambres françaises, et généralement en France, quant au droit de visite.

Après avoir longuement développé les raisons qui l’ont conduit à cette conclusion, il suggère au gouvernement de S. M. la convenance de former une commission mixte chargée d’examiner si on ne pourrait pas découvrir, pour la suppression de la traite, des moyens aussi efficaces ou même plus efficaces que ceux qui résultent des traités par lesquels est institué le droit mutuel de visite.

Je joins ici, pour l’information de Votre Excellence, une copie de cette dépêche.

M. Guizot établit avec exactitude qu’à la fin de l’année 1843, le comte de Sainte-Aulaire m’annonça que le gouvernement avait l’intention de proposer certaines mesures qui, dans sa conviction, étaient préférables à l’exercice du droit de visite, et mieux calculées pour atteindre le but que nous avions en vue. Je dis alors à l’ambassadeur de France que ma confiance dans la sincérité et le zèle de M. Guizot pour l’abolition de la traite me déciderait à recevoir toutes les suggestions qui me viendraient de lui sur ce point, et à les soumettre à l’examen du gouvernement de Sa Majesté.

Votre Excellence peut assurer M. Guizot que le gouvernement de Sa Majesté n’attache au droit de visite aucune valeur autre que celle des moyens efficaces qu’il fournit pour la répression de la traite. Nous savons que l’exercice de ce droit ne peut pas manquer d’entraîner quelques inconvénients, et nous nous prêterions volontiers à l’adoption de toutes les mesures qui seraient aussi efficaces pour le grand but que nous avons en vue, et qui ne donneraient pas lieu aux mêmes objections.

Je suis cependant obligé de déclarer sincèrement que jusqu’ici je n’ai entendu proposer aucun plan qui pût être adopté avec sécurité en remplacement du droit de visite. Et quand M. Guizot se rappellera avec quelle ardeur cette nation a désiré l’abolition de la traite, et les énormes sacrifices qu’elle a faits et qu’elle fait chaque jour pour y parvenir, il ne sera pas surpris que nous hésitions à abréger des traités dont les stipulations ont été trouvées efficaces, jusqu’à ce que nous soyons convaincus que les mesures proposées auront un égal succès.

Je m’abstiens de rechercher les causes qui ont amené ce grand changement de sentiment en France quant à des traités dont naguère encore le gouvernement français, de concert avec celui de Sa Majesté, avait sollicité l’adoption par les autres nations.

Quelles que soient ces causes, j’admets pleinement que, si de tels engagements ne sont pas exécutés cordialement et avec zèle par les deux parties contractantes, ils répondront vraisemblablement beaucoup moins bien au dessein qu’on poursuit et que leur valeur en sera fort diminuée.

Il est donc inutile d’insister sur les mesures qu’a prises le gouvernement de S. M. pour écarter toute objection raisonnable à l’exercice du droit de visite, et sur le soin avec lequel ont été préparées les instructions données naguère aux officiers employés à ce service.

Le seul fait, officiellement déclaré par M. Guizot, que le gouvernement, la législature et la nation française demandent sérieusement une révision de ces engagements, tout en professant en même temps un égal désir d’atteindre le but dans lequel ils avaient été contractés, ce fait est, pour le gouvernement de S. M., un motif suffisant de consentir à l’enquête proposée.

Mais en consentant à la proposition de M. Guizot, V. Exc. ne peut lui représenter trop fortement combien tout dépendra du caractère et de la réputation des personnes choisies en qualité de commissaires, et qui doivent être telles qu’elles inspirent une confiance indispensable, et qu’elles assurent un résultat efficace.

Il paraît indispensable au gouvernement de S. M. que la commission soit composée d’hommes d’un rang élevé, d’un esprit éclairé, parfaitement indépendants et bien connus pour leur attachement à la grande cause de la liberté et de l’humanité.

Il doit être bien entendu que l’objet de la commission n’est pas de mettre de côté les traités, mais de constater la possibilité de mesures propres à les remplacer avantageusement.

Il paraît essentiel aussi que toute mesure de ce genre, si on en trouve, soit considérée d’abord comme une expérience par laquelle l’action des traités à ce sujet sera suspendue jusqu’à ce que le succès ou l’insuccès du nouveau système soit manifeste.

Le gouvernement de S. M. non seulement ne pourrait avoir aucune objection à une commission ainsi formée et pourvue d’instructions pareilles ; mais il serait disposé à l’accueillir avec satisfaction et espérance, de concert avec toutes les personnes qui désirent sincèrement la prompte et complète abolition de ce détestable trafic.

Je suis, etc., etc.

Signé : Aberdeen.

 

Mylord,

The French ambassador has delivered to me a despatch from his government, in which M. Guizot describes in strong terms the feeling which has prevailed for some time past in the French Chambers and generally in France, relative to the right of search.

After detailing at length the reasons which have induced him to arrive at such a conclusion, he suggests to Her Majesty’s government the expediency of appointing a joint commission for the purpose of inquiring whether means may not be discovered for the suppression of the slave trade, as effectual or even more effectual than those afforded by the treaties which confer the mutual right search.

A copy of this despatch is enclosed for your Excellency’s information.

M. Guizot correctly states that when, at the close of the year 1843, the count of Sainte-Aulaire announced to me the intention of the French government to propose certain measures which they felt satisfied would be found preferable to the exercice of the right of search, and better calculated to attain the objects in view. I at that time informed the French ambassador that my conviction of the sincerity and zeal of M. Guizot for the abolition of the slave trade would induce me to receive any suggestions from him on the subject, and to submit them for the consideration of Her Majesty’s government.

Your Excellency may assure M. Guizot that her Majesty’s government attach no special value to the right of search, except in so far as it affords an effectual means of suppressing the slave trade. They are indeed aware that the exercise of this right cannot fail to be attended with some inconvenience ; and they would willingly see the adoption of any measures which should be as effectual for the accomplishment of the great end in view, and which should not be liable to the same objections.

I am bound however, in candour, to declare that I have not hitherto seen any plan proposed which could safely be adopted as a substitute for the right of search : and when M. Guizot recollects how earnestly the people of this country have desired the abolition of the slave trade, and the enormous sacrifices which they have made, and are dayly making, to secure the attainment of this object, he will not be surprised if we hesitate to abrogate treaties the stipulations of which have been found efficient, until we are satisfied that the measures about to be proposed will be attended with equal success.

I abstain from enquiring into the causes which have led to the great change of sentiment in France respecting these treaties, which up to a recent period the French government had united with that of Her Majesty in pressing on the adoption of other nations.

Be these causes what they may, I fully admit that such engagements, if not executed with cordiality and zeal by both the contracting parties, must become less likely to answer the purpose intended, and their value be justly impaired.

It is unnecessary, therefore, to dwell on the means taken by Her Majesty’s government to remove all reasonable grounds of objection to the exercise of the right of search, and on the care with which the instructions recently delivered to the officers employed in this service have been prepared.

The mere fact, officially declared by M. Guizot, that the government, the Legislature and the people of France earnestly demand a revision of these engagements, while they profess at the same time an undiminished desire to attain the objects for which they were contracted, would afford to Her Majesty’s government a sufficent reason for agreeing to the proposed enquiry.

But in assenting to the suggestion of M. Guizot, your Excellency cannot too strongly impress upon his mind how much will depend upon the character of the persons who may be selected as commissioners, in order to inspire the necessary degree of confidence, and to ensure any useful result.

It appears to Her Majesty’s government to be indispensable that the commission should be composed of individuals of high station and of enlightened views, men perfectly independent and well known for their attachment to the great cause of freedom and humanity.

It must clearly be made known that the object of the commission is not to get rid of the treaties, but to ascertain the possibility of adopting measures by which they may advantageously be replaced. It appears essential also that, whatever substitute may be proposed, if any be found, should be considered in the first instance only as an experiment, by which the operation of the treaties in this respect would necessarily be suspended until its success or failure had been manifest.

To a commission thus constituted and thus instructed, Her Majesty’s government could not only entertain no objection, but would be disposed, in common with all who sincerely desire the early and complete abolition of this detestable traffick, to look with hope and satisfaction.

I am, etc., etc.

Signé : Aberdeen.

 

X

Note du duc de Broglie sur les motifs et la légitimité de l’abrogation des conventions de 1831 et 1833.

 

Le gouvernement français estime que les conventions de 1831 et de 1833 sont révocables à la volonté de chacune des deux parties contractantes ; il n’entend point par là que chaque partie soit libre de se dégager de ces conventions arbitrairement et sans un motif valable ; mais il entend par là que chaque partie demeure juge, selon sa conscience et ses lumières, de la question de savoir si le but de ces conventions est atteint autant qu’il peut l’être ; il entend qu’aucune des deux parties ne peut contraindre l’autre à demeurer indéfiniment dans le lien d’une obligation qui n’a plus, aux yeux de celle-ci, de cause légitime, ou même, si l’on veut, suffisante.

La conviction du gouvernement français, à cet égard, se fonde :

1º Sur la nature même de l’obligation qui résulte des conventions de 1831 et de 1833 ;

2º Sur l’intention manifeste des parties contractantes ;

3º Sur le texte littéral de la convention de 1831, dont celle de 1833 n’est que l’accessoire et le commentaire.

On présentera, sur chacun de ces trois points, de courtes réflexions.

§ I. — Dans le droit international, les conventions de 1831 et 1833 sont, entre la France et l’Angleterre, ce qu’est, dans le droit privé, un contrat de société ; l’un de ces contrats par lesquels deux hommes, deux personnes individuelles ou collectives se placent, à certains égards et dans une certaine mesure, à la discrétion, à la disposition l’une de l’autre.

Comme tous les contrats sans exception, celui-ci, pour être valide, doit avoir une cause, une cause véritable et légitime[2]. Ici cette cause ne saurait être qu’un intérêt commun à poursuivre, un but commun à atteindre, un but appréciable et qui ne soit pas placé manifestement hors de la portée des parties contractantes. Il suit de là que, lorsque ce but est spécial, déterminé, un tel contrat est essentiellement temporaire ; il a pour terme naturel et nécessaire l’accomplissement du but commun, dans la mesure du possible. Par delà, l’obligation n’existe plus, dans le for intérieur, faute de cause. Il s’ensuit également que dans le for extérieur, aucun des contractants ne peut renoncer indéfiniment, moins encore être réputé avoir renoncé indéfiniment au droit d’apprécier, en son âme et conscience, si l’obligation subsiste et quand elle doit prendre fin. Ce serait renoncer en quelque sorte à sa propre individualité[3].

Lorsque la durée de l’obligation est fixée par le contrat lui-même, c’est-à-dire d’un commun accord, si cette durée n’est pas évidemment excessive, l’obligation est censée subsister pendant l’intervalle mutuellement stipulé. Lorsque le contrat est muet sur ce point, chaque partie est censée s’être réservé à posteriori le droit qu’elle n’a pas exercé à priori. Chaque partie est réputée libre de provoquer et maîtresse de déterminer, dès qu’elle l’estime juste et convenable, la dissolution de la société ; autrement il dépendrait, après le but accompli, de celle des parties à laquelle l’association serait profitable, d’en faire peser indéfiniment et sans compensation le joug sur celle à qui cette même association serait onéreuse. Il y aurait, d’un côté tyrannie et de l’autre servitude.

Que si ces principes sont incontestables et incontestés en droit privé, ils s’appliquent avec bien plus de force encore dans le droit international.

Dans le droit privé, en effet, si la tyrannie, d’une part, et la servitude, de l’autre, peuvent être, pour un temps indéfini, la conséquence du système opposé à celui qui vient d’être développé, tout au moins, l’un et l’autre ont un terme inévitable, à savoir la mort des contractants, ou simplement de l’un d’eux.

Dans le droit international, les contractants, ce sont des nations ; les nations ne meurent point. La tyrannie de l’une et la servitude de l’autre pourraient devenir perpétuelles.

Dans le droit privé, un homme qui abdiquerait indéfiniment et sans recours possible une partie de son individualité ferait une chose absurde et même jusqu’à un certain point immorale ; mais enfin ce qu’il s’aliénerait serait à lui.

Dans le droit international, un gouvernement qui abdiquerait indéfiniment et sans recours possible une portion de l’indépendance nationale, une portion des droits de la souveraineté, aliénerait ce qui ne lui appartient pas, ce dont il n’a pas le droit de disposer.

Quel est, au vrai, le dernier résultat des conventions de 1831 et de 1833 ? C’est l’abandon que se font mutuellement l’Angleterre et la France d’un droit de juridiction sur une partie de leurs territoires respectifs. Les bâtiments de commerce de chaque pays sont des fragments détachés de son territoire, ou, si l’on veut, des colonies flottantes placées sous la sauvegarde des lois et des institutions de leurs métropoles respectives. La France concède à l’Angleterre, à charge de réciprocité, le droit d’arrêter, de soumettre à des perquisitions, de détruire, de livrer à la justice des Français sur le territoire français. Cela est déjà exorbitant ; cela peut se concevoir néanmoins, mais à la condition expresse que la concession sera temporaire et révocable ; cela peut se concevoir comme on conçoit qu’un gouvernement place momentanément ses armées sous les ordres d’un général étranger, ou permette momentanément à un corps de troupes étranger de s’établir sur son territoire ; mais que le roi de France ou la reine d’Angleterre, par un simple acte de leur prérogative royale, puissent aliéner, indéfiniment et sans recours, sur ce point ou sur tout autre, les droits de la souveraineté française et britannique, placer, indéfiniment et sans recours, le territoire français sous la juridiction de l’Angleterre, le territoire anglais sous la juridiction de la France, cela ne se peut ; la constitution de chaque pays s’y oppose, et, si les conventions de 1831 et de 1833 avaient cette portée, elles seraient nulles de plein droit.

§ II. — Les considérations qui dominent les conventions de 1831 et de 1833 suffiraient pour invalider, au besoin, toutes stipulations contraires, s’il en existait de semblables dans ces conventions. Mais il n’en existe point. Loin de là ; l’intention des parties a été manifestement conforme aux principes qui viennent d’être exposés ; l’intention évidente des parties a été d’imprimer à ces conventions, non point un caractère permanent, mais un caractère temporaire ; non point un caractère irrévocable, à moins d’un consentement mutuel, mais un caractère révocable au gré de chaque partie.

C’est ce qu’il est aisé de démontrer.

Il résulte, en effet, de la correspondance échangée entre le gouvernement français et le gouvernement britannique, correspondance dont les extraits ont été régulièrement communiqués au parlement, que, de 1815 à 1831, le gouvernement britannique n’a cessé d’attacher un prix infini à obtenir du gouvernement français la concession d’un droit de visite réciproque.

Il en résulte également que le gouvernement français n’a jamais cessé de témoigner à cet égard la plus extrême répugnance.

Le 19 février 1831, lord Granville, ambassadeur d’Angleterre à Paris, d’après les ordres qu’il avait reçus de lord Palmerston (dépêche du 4 février[4]), proposa pour la cinquième ou sixième fois peut-être, au général Sébastiani, alors ministre des affaires étrangères en France, cette concession d’un droit de visite mutuel ; la proposition était conçue en termes généraux, sans distinction, sans exception. Elle fut péremptoirement repoussée par le général Sébastiani (voir la lettre de ce ministre en date du 7 avril 1831[5]).

Le 7 novembre de la même année, lord Granville reçut l’ordre de renouveler une dernière fois cette proposition en la modifiant ; ce sont les termes de la dépêche de lord Palmerston ; il ne s’agissait plus d’un droit de visite général et permanent, mais d’une expérience partielle et temporaire (partial and temporary experiment) qui laisserait constamment la question sous le contrôle des deux gouvernements (which would still leave the question at all times within the control of the two governments) ; et, pour atteindre ce but, il était proposé que chaque gouvernement délivrât aux croiseurs de l’autre des mandats, lesquels ne seraient exécutoires qu’en dedans de certaines zones et pourraient être renouvelés périodiquement de trois en trois ans, par exemple, ou même constamment sujets à une révocation de le part du gouvernement qui les aurait délivrés, en cas d’abus ou d’inconvénient.

Réduite à ces termes et renfermée dans ces limites, la proposition fut admise par le général Sébastiani ; elle est devenue la convention du 30 novembre 1831, et le rapprochement des dates aussi bien que le silence absolu de la correspondance officielle concourent avec l’étroite analogie des dispositions pour démontrer qu’aucune proposition nouvelle n’est intervenue du 7 au 30 novembre 1831.

Dans l’intervalle, un projet de convention, rédigé sur les bases de la proposition du 7 novembre, fut soumis par le général Sébastiani à l’examen de deux hommes qu’il honorait de sa confiance, M. le comte Portalis, premier président de la Cour de cassation, et M. le duc de Broglie. Il les chargea de négocier officieusement avec lord Granville la convention à intervenir. Plusieurs changements importants furent introduits dans la proposition primitive ; le seul qu’il importe de signaler ici, c’est qu’à la délivrance de mandats en nombre indéterminé, valables pour trois ans et révocables seulement en cas d’abus ou d’inconvénient, on substitua des mandats en nombre déterminé et valables simplement pour un an.

Le but évident de cette restriction était de placer, de plus en plus chaque année, le maintien du droit de visite sous le contrôle de chaque gouvernement.

§ III. — Oublions maintenant les principes posés dans le premier numéro du présent mémorandum ; oublions tous les renseignements historiques rappelés dans le deuxième numéro. Plaçons-nous simplement en face de la convention de 1831. Que dit-elle ?

Dit-elle, comme la convention signée à Washington en 1812, que les deux gouvernements s’engagent l’un envers l’autre à entretenir sur la côte d’Afrique chacun une croisière de 10, 20, 25 bâtiments, plus ou moins ?

Nullement.

A cet égard, le silence est absolu. Le droit de chaque gouvernement d’avoir ou de n’avoir pas de croisière sur la côte d’Afrique est plein et entier.

Mais la convention de 1831 part de ce fait que les deux gouvernements entretiennent habituellement des croiseurs sur la côte d’Afrique ; et le fait admis, ils s’engagent l’un envers l’autre à investir leurs croiseurs du droit de visite réciproque, pourvu toutefois que, dans aucun cas, le nombre des croiseurs de l’un ne dépasse le double du nombre des croiseurs de l’autre.

L’engagement est tout à la fois limité et conditionnel :

Limité quant au nombre proportionnel des mandats à délivrer ;

Conditionnel quant à l’existence même des croisières.

Le jour où l’un des deux gouvernements croira possible et convenable de supprimer toute croisière sur la côte d’Afrique, ce jour-là cessera pour lui, de droit et de fait, l’obligation de délivrer des mandats aux croiseurs de l’autre gouvernement, à moins qu’on ne veuille soutenir qu’il est obligé d’entretenir une croisière qu’il juge inutile, dans l’unique but de se constituer dans l’obligation de délivrer des mandats. La proposition serait si extraordinaire qu’elle aurait besoin, pour être admise, d’être énoncée dans les termes les plus explicites ; or, il n’en est rien.

Sans doute, si le gouvernement dont il s’agit cessait d’entretenir une croisière utile et nécessaire afin d’échapper à l’obligation qui résulte de la convention de 1831, il agirait de mauvaise foi, et sinon contre la lettre, du moins contre l’esprit de la convention de 1831 ; mais s’il cessait d’entretenir une croisière parce que sincèrement, loyalement, il la considérerait désormais comme inutile, il userait de son droit et ne mériterait aucun reproche.

On peut soutenir sans doute, et avec raison, que ce moment n’est pas venu. C’est l’opinion personnelle de l’auteur du présent mémorandum ; c’est l’opinion du ministère français actuel. Mais d’autres pourraient penser différemment. D’autres pourraient soutenir que les conventions de 1831 et 1833 avaient deux buts, l’un direct, celui-là est atteint ; l’autre indirect, celui-ci ne peut plus l’être. Le but direct, c’était l’abolition complète de la traite sous le pavillon français et britannique. D’un commun aveu, la traite des noirs ne se fait plus ni sous l’un ni sous l’autre pavillon. Le but indirect, c’était la répression de la traite sous tous les pavillons, au moyen de l’association de toutes les puissances maritimes à la convention de 1831 et du droit de visite universel. Il n’est plus permis de se flatter d’atteindre ce dernier but depuis que le gouvernement anglais lui-même y a renoncé en signant la convention de Washington. On conclurait de là que les conventions de 1831 et de 1833 sont désormais sans objet, et l’argument, il faut bien en convenir, ne serait entièrement dépourvu ni de force, ni de vérité.

 

XI

Premier projet d’un nouveau mode de répression de la traite remis par le duc de Broglie au docteur Lushington.

 

La commission mixte nommée par les deux gouvernements a pour objet de chercher un nouveau moyen de répression de la traite des noirs qui puisse remplacer le droit de visite réciproque établi par les conventions de 1831 et de 1833 ; droit dont le maintien, sous quelque forme et dans quelques limites que ce puisse être, est jugé impossible et dont, après l’enquête que les commissaires ont entendue, l’utilité est plus que douteuse.

1º Aucun bâtiment français n’étant, comme il a été reconnu, et ne pouvant être engagé dans la traite des noirs, et, d’autre part, les croiseurs français n’ayant non plus aucune occasion d’exercer leur droit de visite sur les bâtiments anglais, le seul danger qu’on pût craindre, de la suppression du droit de visite réciproque entre la France et l’Angleterre, serait l’usurpation du pavillon français par un bâtiment négrier d’une autre nation. On propose de pourvoir à cette éventualité, d’ailleurs peu vraisemblable, en établissant à la côte d’Afrique une escadre de croiseurs français (tant bâtiments à vapeur que bâtiments à voiles), envoyée dans l’intention expresse de servir à la poursuite des bâtiments négriers et disposée sur le modèle le plus convenable. Le nombre en serait déterminé d’après les besoins de leur destination spéciale ; chaque station serait mise en relation habituelle avec la station anglaise du même point, de manière à être à portée de donner et de recevoir tous les avertissements nécessaires et de concerter avec elle toutes ses opérations.

2º Cette force maritime une fois constituée, on propose de la faire servir à la répression de la traite par un moyen plus efficace que la simple surveillance en mer. On propose d’entamer, tantôt au nom de la France, tantôt au nom de l’Angleterre, mais toujours de concert, des négociations avec les divers chefs des tribus indigènes qui possèdent la souveraineté de la côte, à l’effet d’obtenir d’eux, par des traités, l’engagement de supprimer la traite des noirs sur leur territoire. Les deux croisières seraient chargées de tenir la main à l’exécution de ces engagements, en exerçant sur la conduite des chefs et sur les faits qui se passeraient à la côte, une active surveillance, et, au besoin, si la simple intimidation produite par leur présence ne suffisait pas, en faisant usage des moyens de contrainte matérielle (blocus, débarquement ou autres) dont l’emploi est autorisé par les règles communes du droit des gens, même sans stipulations particulières, en cas de rupture d’un traité conclu. Il y a même lieu de penser que, sur quelques points, on pourrait obtenir des chefs, de plein gré, le droit de faire la police de leur territoire. Dans le cas où l’emploi de la force serait nécessaire, le gouvernement français dispose, dans ses possessions de la côte d’Afrique, de ressources d’une nature particulière dont l’usage serait précieux.

 

XII

Note du duc de Broglie sur le projet du docteur Lushington pour remplacer les conventions de 1831 et 1833.

 

Le plan proposé par le docteur Lushington, autant qu’on peut l’entrevoir, prend pour base le système mis en avant par le gouvernement français, en y apportant cependant les modifications suivantes :

1º Les conventions de 1831 et de 1833 ne seraient que suspendues en ce moment, et cela, non point à partir du jour même de la conclusion, mais à partir seulement du commencement des opérations des deux croisières anglaise et française sur la côte d’Afrique.

2º Pour prévenir l’usurpation des pavillons anglais et français, on accorderait aux croiseurs de chaque nation, sur les bâtiments suspects d’avoir usurpé le pavillon de l’autre, un droit non pas de visite, mais de simple vérification de la nationalité, par l’inspection des papiers de bord et autres moyens.

3º Pour arriver plus aisément à la conclusion des traités avec les chefs naturels de la côte, les deux escadres formeraient, dès à présent, autour des centres principaux de traite, non point un blocus proprement dit, mais une croisière très active et très serrée. On espère que la gêne produite par cette croisière diminuerait en peu de temps, et l’activité de la traite des noirs sur ces points et le profit que les chefs naturels peuvent en retirer, et qu’ils seraient ainsi amenés plus aisément à consentir à son abolition. Mais pour rendre cette mesure efficace, le docteur Lushington paraît croire qu’il serait nécessaire de conserver sur ces points, et sur ces points seulement, quelques-unes des stipulations des traités de 1831 et de 1833, comme, par exemple, le droit de capture d’un bâtiment d’une des nations par les croiseurs de l’autre, en cas où ce bâtiment serait trouvé portant des noirs à son bord.

4º Si au bout d’un certain nombre d’années, qui serait fixé au traité, les deux puissances reconnaissaient que le but qu’elles se sont proposé est atteint, toutes les conventions, aussi bien celles de 1831 et de 1833 que le nouvel arrangement aujourd’hui à conclure, seraient annulées ; on y substituerait une simple déclaration, faite en commun par les deux puissances, et posant, comme principe de droit des gens, le droit, pour tous les vaisseaux de marine militaire, de toutes les nations, de vérifier la nationalité des bâtiments marchands qu’ils rencontrent et qu’ils soupçonnent d’usurper un pavillon étranger pour couvrir un commerce illicite.

Ce plan comprend, on peut le voir, deux parties distinctes, l’une immédiatement applicable et provisoire, la seconde ajournée à une époque ultérieure, mais destinée à devenir permanente ; la première qui suspend seulement les conventions de 1831 et de 1833 et en laisse même subsister quelques clauses ; la seconde qui les abolit définitivement, mais qui leur substitue la solution, dans le sens de l’Angleterre, du point de droit contesté entre ce gouvernement et celui des États-Unis.

 

XIII

Traité signé à Londres, le 29 mai 1845, pour l’abrogation des conventions de 1831 et 1833 et leur remplacement par un nouveau mode de répression de la traite des nègres.

 

S. M. le roi des Français et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, considérant que les conventions du 30 novembre 1831 et du 22 mars 1833 ont atteint leur but en prévenant la traite des noirs sous les pavillons français et anglais, mais que ce trafic odieux subsiste encore, et que lesdites conventions sont insuffisantes pour en assurer la suppression complète, S. M. le roi des Français ayant témoigné le désir d’adopter, pour la suppression de la traite, des mesures plus efficaces que celles qui sont prévues par ces conventions, et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande ayant à cœur de concourir à ce dessein, Elles ont résolu de conclure une nouvelle convention qui sera substituée, entre les deux hautes parties contractantes, aux lieu et place desdites conventions de 1831 et 1833, et, à cet effet, Elles ont nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir :

S. M. le roi des Français, le sieur Louis de Beaupoil, comte de Sainte-Aulaire, pair de France, grand-croix de l’ordre royal de la Légion d’honneur, grand-croix de l’ordre de Léopold de Belgique, son ambassadeur près S. M. Britannique ;

Et le sieur Charles-Léonce-Achille-Victor duc de Broglie, pair de France, grand-croix de l’ordre royal de la Légion d’honneur, vice-président de la Chambre des pairs ;

Et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande ; le très honorable George, comte d’Aberdeen, vicomte Gordon, vicomte Formartine, lord Haddo, Methlick, Tarvis et Kellie, pair du Royaume-Uni, conseiller de Sa Majesté en son conseil privé, chancelier du très ancien et très noble ordre du Chardon, et principal secrétaire d’État de Sa Majesté ayant le département des affaires étrangères ;

Et le très honorable Stephen Lushington, conseiller de Sa Majesté en son conseil privé, et juge de sa haute cour d’amirauté ;

Lesquels, après s’être communiqué leurs pleins pouvoirs respectifs, trouvés en bonne et due forme, ont arrêté et conclu les articles suivants :

ART. 1er. — Afin que le pavillon du S. M. le roi des Français et celui de S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande ne puissent être usurpés, contrairement au droit des gens et aux lois en vigueur dans les deux pays, pour couvrir la traite des noirs, et afin de pourvoir plus efficacement à la suppression de ce trafic, S. M. le roi des Français s’engage à établir, dans le plus court délai possible, sur la côte occidentale de l’Afrique, depuis le cap Vert jusqu’au 16° 30 de latitude méridionale, une force navale composée au moins de vingt-six croiseurs, tant à voiles qu’à vapeur ; et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande s’engage à établir, dans le plus court délai possible ; sur la même partie de la côte occidentale de l’Afrique, une force composée au moins de vingt-six croiseurs, tant à voiles qu’à vapeur, et sur la côte orientale de l’Afrique le nombre de croiseurs que Sa Majesté jugera suffisant pour la suppression de la traite sur cette côte, lesquels croiseurs seront employés dans le but ci-dessus indiqué, conformément aux dispositions suivantes.

ART. 2 — Lesdites forces navales françaises et anglaises agiront de concert pour la suppression de la traite des noirs. Elles établiront une surveillance exacte sur tous les points de la partie de la côte occidentale d’Afrique où se fait la traite des noirs, dans les limites désignées par l’article 1er. Elles exerceront, à cet effet, pleinement et complètement tous les pouvoirs dont la couronne de France et celle de la Grande-Bretagne sont en possession pour la suppression de la traite des noirs, sauf les modifications qui vont être ci-après indiquées en ce qui concerne les navires français et anglais.

ART. 3. — Les officiers au service de S. M. le roi des Français et les officiers au service de S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, qui seront respectivement chargés du commandement des escadres françaises et anglaises destinées à assurer l’exécution de la présente convention, se concerteront sur les meilleurs moyens de surveiller exactement les points de la côte d’Afrique ci-dessus indiqués, en choisissant et en désignant les lieux de station, et en confiant ces postes aux croiseurs des deux nations, agissant ensemble ou séparément, selon qu’il sera jugé convenable ; de telle sorte néanmoins que, dans le cas où l’un de ces postes serait spécialement confié aux croiseurs de l’une des deux nations, les croiseurs de l’autre nation puissent, en tout temps, y venir exercer les droits qui leur appartiennent pour la suppression de la traite des noirs.

ART. 4. — Des traités pour la suppression de la traite des noirs seront négociés avec les princes ou chefs indigènes de la partie de la côte occidentale d’Afrique ci-dessus désignée, selon qu’il paraîtra nécessaire aux commandants des escadres françaises ou anglaises.

Ces traités seront négociés ou par les commandants eux-mêmes, ou par les officiers auxquels ils donneront à cet effet des instructions.

ART. 5. — Les traités ci-dessus mentionnés n’auront d’autre objet que la suppression de la traite des noirs. Si l’un de ces traités vient à être conclu par un officier de la marine britannique, la faculté d’y accéder sera expressément réservée à S. M. le roi des Français ; la même faculté sera réservée à S. M. la reine du royaume-uni, de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, dans tous les traités qui pourraient être conclus par un officier de la marine française. Dans le cas où S. M. le roi de Français et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande deviendraient tous deux parties contractantes à de tels traités, les frais qui auraient pu être faits pour leur conclusion, soit en cadeaux ou autres dépenses semblables, seront supportés également par les deux nations.

ART. 6. — Dans le cas où il deviendrait nécessaire, conformément aux règles du droit des gens, de faire usage de la force pour assurer les traités conclus en conséquence de la présente convention, on ne pourra y avoir recours, soit par terre, soit par mer, que du commun consentement des officiers commandant les escadres françaises et anglaises.

Et s’il était jugé nécessaire, pour atteindre le but de la présente convention, d’occuper quelques points de la côte d’Afrique ci-dessus indiqués, cette occupation ne pourrait avoir lieu que du commun consentement des deux hautes parties contractantes.

ART. 7. — Dès l’instant où l’escadre que S. M. le roi des Français doit envoyer à la côte d’Afrique sera prête à commencer ses opérations sur ladite côte, S. M. le roi des Français en donnera avis à S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, et les deux hautes parties contractantes feront connaître, par une déclaration commune, que les mesures stipulées dans la présente convention sont sur le point d’entrer en cours d’exécution : ladite déclaration sera publiée partout où besoin sera.

Dans les trois mois qui suivront la publication de ladite déclaration, les mandats délivrés aux croiseurs des deux nations, en vertu des conventions de 1831 et de 1833 pour l’exercice du droit de visite réciproque, seront respectivement restitués.

ART. 8. — Attendu que l’expérience a fait voir que la traite des noirs, dans les parages où elle est habituellement exercée, est souvent accompagnée de faits de piraterie dangereux pour la tranquillité des mers et la sécurité de tous les pavillons, considérant en même temps que, si le pavillon porté par un navire est, prima facie, le signe de la nationalité de ce navire, cette présomption ne saurait être considérée comme suffisante pour interdire, dans tous les cas, de procéder à sa vérification, puisque, s’il en était autrement, tous les pavillons pourraient être exposés à des abus en servant à couvrir la piraterie, la traite des noirs ou tout autre commerce illicite ; afin de prévenir toute difficulté dans l’exercice de la présente convention, il est convenu que des instructions fondées sur les principes du droit des gens et sur la pratique constante des nations maritimes seront adressées aux commandants des escadres et stations françaises et anglaises sur la côte d’Afrique.

En conséquence, les deux gouvernements se sont communiqué leurs instructions respectives, dont le texte se trouve annexé à la présente convention.

ART. 9. — S. M. le roi des Français et S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande s’engagent réciproquement à continuer d’interdire, tant à présent qu’à l’avenir, toute traite des noirs dans les colonies qu’elles possèdent ou pourront posséder par la suite, et à empêcher, autant que les lois de chaque pays le permettront, leurs sujets respectifs de prendre dans ce commerce une part directe ou indirecte.

ART. 10. — Trois mois après la déclaration mentionnée en l’article 7, la présente convention entrera en cours d’exécution. La durée en est fixée à dix ans. Les conventions antérieures seront suspendues. Dans le cours de la cinquième année, les deux hautes parties contractantes se concerteront de nouveau et décideront, selon les circonstances, s’il convient, soit de modifier, soit de remettre en vigueur tout ou partie de la convention actuelle. A la fin de la dixième année, si les conventions antérieures n’ont pas été remises en vigueur, elles seront considérées comme définitivement abrogées. Les hautes parties contractantes s’engagent, en outre, à continuer de s’entendre pour assurer la suppression de la traite des noirs par tous les moyens qui leur paraîtront les plus utiles et les plus efficaces, jusqu’au moment où ce trafic aura été complètement aboli.

ART. 11. — La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en seront échangées à Londres à l’expiration de dix jours, à compter de ce jour, ou plus tôt si faire se peut.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l’ont signée et y ont apposé le sceau de leurs armes.

Fait à Londres, le 29 mai 1845.

L. S. SAINTE-AULAIRE. V. DE BROGLIE, ABERDEEN, STEPHEN LUSHINGTON.

 

XIV

1º Dépêche adressée par M. Guizot, le 11 mars 1841, aux ambassadeurs et ministres de France à Londres, Vienne, Berlin et Saint-Pétersbourg, sur les affaires de Grèce.

 

Monsieur, l’attention du gouvernement du roi, quelque temps distraite de la situation de la Grèce par des questions plus urgentes, commence à s’y reporter.

La sollicitude du cabinet de Londres a été dernièrement appelée, et il a appelé lui-même celle des autres puissances sur des actes déplorables qu’il serait souverainement injuste d’attribuer à la volonté du gouvernement grec, mais qui autorisent à craindre que le pouvoir n’ait pas en Grèce toute l’énergie nécessaire pour maintenir ses agents dans les voies d’une administration régulière, juste et humaine. Le mal est d’autant plus regrettable qu’à d’autres égards l’état intérieur du royaume fondé par le concours de la France, de l’Angleterre et de la Russie semble prouver que ces puissances n’avaient pas cédé à une généreuse illusion en se décidant à tant de sacrifices pour replacer au rang des nations indépendantes une contrée qui leur paraissait renfermer en elle-même tous les éléments essentiels de régénération. L’accroissement de la population, le perfectionnement de l’agriculture, l’augmentation progressive du revenu qui s’équilibre enfin avec les charges ordinaires, ce sont là autant de symptômes d’une vitalité intérieure et naturelle qu’il serait déplorable de voir arrêtée ou compromise par l’impuissance ou l’incurie de l’administration. C’est sans doute au seul roi Othon qu’il appartient de porter remède, de concert avec le peuple qu’il gouverne, à des maux ou à des périls signalés peut-être avec quelque exagération, mais qui ont un fond de réalité...

Toute mesure qui serait à cet effet imposée au roi Othon par une volonté étrangère manquerait, et, à coup sûr, aucune des puissances qui ont élevé la nouvelle monarchie n’a la pensée de porter ainsi atteinte à son indépendance.

Cependant, les puissances qui ont élevé la nouvelle monarchie et celles qui, sans avoir pris part au traité du 8 juillet 1827, ont contracté depuis avec le cabinet d’Athènes des relations plus ou moins intimes, considèrent sans doute comme un devoir envers ce cabinet et envers elles-mêmes de lui donner des conseils propres à prévenir des catastrophes dont les conséquences n’affecteraient pas les intérêts de la Grèce seule.

Pour que ces conseils aient quelque chance de produire une impression réelle, il faut qu’ils soient unanimes ; il faut qu’ils ne paraissent pas émaner d’influences rivales, dont les tendances contraires deviendraient pour la Grèce une cause de divisions intestines et de tiraillements funestes ; il faut encore qu’ils aient été préparés avec une maturité et une réflexion qui, en ménageant la juste susceptibilité du gouvernement et du peuple grec, assurent à l’influence des puissances unies l’autorité morale sans laquelle elles ne feraient qu’aggraver les maux qu’il faut guérir.

Le plus grave de ces maux, celui duquel dérivent presque tous les autres, c’est évidemment la faiblesse et l’inertie du pouvoir, assailli chaque jour par les prétentions rivales des partis ou des individus, se réfugiant pour leur échapper dans un isolement qui l’éloigne de sa nation même, et le met hors d’état de la connaître et de la diriger. Il s’inquiète, hésite, ajourne toute résolution, toute action et, ne trouvant nulle part ni impulsion décidée, ni point d’appui suffisant, il semble près de tomber dans cet état de nullité qui laisse subsister les abus les plus flagrants et pourrait ouvrir la porte aux périls les plus graves.

On a quelquefois pensé que le meilleur moyen de mettre fin à cette inertie du pouvoir, et aux fâcheux état qui en résulte dans les esprits comme dans les affaires, ce serait de donner à la Grèce le régime constitutionnel dans le sens qu’on est généralement convenu de donner à ce mot, c’est-à-dire d’y appeler des pouvoirs divers et indépendants à participer au plein exercice de la puissance législative et à la direction des affaires.

Loin d’être convaincu des avantages d’une telle innovation, le gouvernement du roi ne voit ni dans l’organisation intérieure de la Grèce, ni dans les habitudes et l’existence des diverses classes de la population, les conditions propres à en préparer le succès. Dans son opinion, elle risquerait de n’être pas comprise des sujets du roi Othon, et de ne devenir entre leurs mains qu’un nouvel instrument de discorde et d’anarchie.

Au lieu d’exposer la Grèce et sa monarchie naissante à ce nouveau péril, le gouvernement du roi pense qu’il n’est pas impossible de trouver, dans les institutions déjà existantes et déjà accréditées en Grèce, des moyens de donner à l’administration du roi Othon le point d’appui, la régularité, l’activité qui lui manquent, de réprimer ainsi les abus dont on se plaint et de préparer à la Grèce un meilleur avenir.

Il suffirait peut-être, pour atteindre à ce but, d’étendre les attributions et d’assurer l’action efficace du conseil d’État qui siége maintenant auprès du roi, et de rattacher cette institution à celle des conseils municipaux et provinciaux dont la base, empruntée à d’antiques établissements, était enracinée dans les mœurs nationales, même à l’époque de la domination turque. Une telle combinaison, en affermissant et réglant l’exercice de l’autorité royale, aurait tout à la fois l’avantage de se lier aux traditions nationales, d’accomplir, dans une mesure raisonnable, des promesses qui peuvent être diversement interprétées, mais dont, sous plus d’un rapport, il ne serait pas sans inconvénient de ne tenir aucun compte, enfin, de ne donner aucun motif de crainte à ceux qui redoutent, avant tout, pour un trône mal affermi, l’intervention active d’un contrôle populaire.

Je viens, monsieur, de vous indiquer sommairement notre pensée sur la nature des conseils que les puissances pourraient faire entendre au gouvernement grec, dans le cas où, comme paraît le désirer le cabinet de Londres, elles jugeraient nécessaire d’intervenir pour signaler au roi Othon les maux qui se font sentir dans l’administration de ses États.

J’insiste, en même temps, sur les ménagements, sur le caractère amical et confidentiel qui devraient présider à cette intervention dans les affaires intérieures d’un État indépendant.

Veuillez, je vous prie, communiquer la présente dépêche au cabinet de Londres. Si je ne donne pas plus de développement aux idées qui y sont exprimées, c’est que je me propose moins d’en provoquer l’adoption immédiate et complète que d’inviter les cours alliées à y réfléchir de leur côté et à me communiquer les résultats de leurs réflexions ; je n’ai pas besoin d’ajouter qu’elles seront de notre part l’objet de l’examen le plus attentif et le plus scrupuleux. Nous pensons que l’honneur des cabinets européens est engagé à prévenir, dans le nouvel État qu’ils ont contribué à fonder en Grèce, des maux qui seraient assez graves pour compromettre l’œuvre commencée et tous les intérêts qui s’y rattachent.

 

2º M. Guizot à M. de Lagrené, ministre de France à Athènes.

 

7 juin 1841.

Monsieur, j’ai reçu les dépêches que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire jusqu’au nº 41 inclusivement.

Nous avons été satisfaits du langage tenu et des intentions manifestées par M. Maurocordato pendant le séjour qu’il a fait à Paris. Il m’a paru que sa manière de voir sur les réformes à introduire dans l’administration de la Grèce se rapproche beaucoup plus de celle du gouvernement du roi que de l’empressement du cabinet de Londres à y substituer un régime constitutionnel. Il a hautement protesté contre toute idée d’exclusion dans le choix des personnes, et a reconnu qu’en s’aliénant la France et les hommes qui passent pour ses amis, il se mettrait dans l’impossibilité d’organiser une administration stable et efficace. Vous le trouverez disposé à entretenir avec vous les meilleurs rapports, et en lui prêtant votre concours dans tout ce qui tendra au bien général du pays, vous êtes certain d’entrer dans la pensée du gouvernement du roi.

 

3º M. Guizot à M. de Lagrené, ministre de France à Athènes.

 

17 septembre 1841.

Monsieur, j’ai reçu les dépêches que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire par le dernier paquebot. J’ai reçu aussi celle de M. Piscatory. Ceux de vos collègues qui ont attribué à l’action de la France le changement de ministère naguère accompli à Athènes, sont tombés dans une erreur si évidente que, sans doute, ils n’auront pas tardé à la reconnaître. Quelles que soient, d’ailleurs, à cet égard leurs préoccupations, ils ne sauraient les faire partager à leurs gouvernements auprès desquels nous soutenions si vivement la cause de M. Maurocordato, au moment où, à notre insu, ce ministre donnait sa démission. Nous nous étions loyalement décidés à lui accorder notre appui, parce qu’il nous avait paru animé d’intentions sages et droites, parce que ses qualités personnelles et son influence avaient dû nous faire croire qu’appelé par la volonté du roi Othon à tirer la Grèce de la situation difficile où elle se trouve placée, il avait plus de chances qu’un autre d’y réussir. Il n’entrait, vous le savez, aucune préférence personnelle dans l’attitude que nous avions prise à son égard. C’est assez dire que sa retraite ne changera rien aux dispositions bienveillantes dont nous avons été constamment animés pour la Grèce, et que notre concours est également acquis à quiconque entreprendra, avec le courage, le dévouement et l’intelligence nécessaires, là tâche difficile sous laquelle M. Maurocordato a succombé. A ces titres, M. Christidès, dont le gouvernement du roi connaît et apprécie d’ailleurs tout le mérite, peut compter sur notre empressement à seconder ses efforts. Vous pouvez lui en donner l’assurance. Quant à l’opinion peu favorable qu’il exprime sur les idées que nous avions indiquées pour l’organisation du conseil d’État, que M. Christidès ne craigne pas que nous en soyons moins bienveillants pour lui et moins enclins à le soutenir. A la distance où nous sommes du pays qu’il va gouverner, nous n’avons pas la prétention de juger mieux que lui de la route qu’il convient de suivre pour arriver au but commun de nos vœux et des siens, l’affermissement de l’ordre, la création d’une administration régulière et qui puisse développer toutes les ressources de la Grèce. Par cela même que nous avons toujours cru que les mesures à prendre à cet effet devaient se rattacher aux mœurs, aux idées, aux institutions et aux traditions nationales, plutôt que d’être puisées dans l’imitation précipitée et confuse des institutions étrangères, c’est au gouvernement du roi Othon, dirigé par les conseils de ses sujets les plus éclairés, que nous entendons laisser l’appréciation des remèdes appropriés à la guérison du mal ; et quand nous avons pris l’initiative à cet égard, nous avons voulu appeler sur ces graves et urgentes questions l’attention de la Grèce et de l’Europe, bien plutôt que les résoudre nous-mêmes par des conseils précis et positifs. Ce que je viens de vous dire, monsieur, suffit pour vous indiquer la marche que vous avez à suivie dans les circonstances nouvelles créées par la retraite de M. Maurocordato. Je me propose de vous écrire bientôt avec plus de détails sur la situation de la Grèce et du nouveau cabinet qui vient de se former.

 

XV

M. Guizot à Son Altesse Royale Monseigneur le prince de Joinville, commandant l’escadre française dans la Méditerranée.

 

Monseigneur,

Juin 1846.

D’après de nouveaux avis parvenus au gouvernement du roi au sujet des préparatifs hostiles plus ou moins directs qui se font, à ce qu’il paraît, à Tripoli contre la régence de Tunis, le roi a décidé que Votre Altesse Royale, au lieu de détacher, pour les envoyer devant Tunis, deux vaisseaux de son escadre, se présenterait sur les côtes de la Régence avec l’escadre entière. Votre Altesse Royale ne dira point qu’elle vient expressément et spécialement dans le dessein de protéger le bey contre les tentatives qui peuvent le menacer. L’apparition de Votre Altesse Royale devant Tunis fera partie des promenades et des exercices qu’elle fait faire à l’escadre dans la Méditerranée. Mais elle saisira cette occasion pour renouveler au bey l’assurance de la protection du roi qui persiste et persistera toujours à ne souffrir, dans l’état actuel et traditionnel de la régence, aucune altération. Après avoir ainsi rassuré le bey, Votre Altesse Royale se présentera ensuite avec l’escadre entière, et comme suite de ses exercices, devant Tripoli, et là, dans ses communications avec le pacha, elle lui fera connaître que le roi est informé des menées et des préparatifs auxquels il se livre contre la régence de Tunis, et lui notifiera que le gouvernement du roi, comme il l’a plusieurs fois déclaré à la Porte, est résolu à ne rien souffrir de semblable et à maintenir, en ce qui touche le bey et la régence, le complet statu quo, et que si quelque tentative hostile avait lieu de sa part sur une partie quelconque du territoire de la régence, Votre Altesse Royale a ordre formel de s’y opposer. Et le cas échéant, ce qui ne paraît pas probable, vous vous y opposerez en effet, Monseigneur, conformément aux instructions données en 1843, dans des circonstances analogues, à M. le capitaine de vaisseau Le Goarant de Trommelin, et dont je joins ici copie.

Ces instructions sont de tous points conformes aux déclarations que nous avons, à plusieurs reprises, faites à la Porte ottomane. Nous en avons reçu, à plusieurs reprises aussi, les assurances les plus formelles qu’elle ne méditait et ne préparait absolument rien contre le bey de Tunis.

Le gouvernement du roi pense en effet que, contenue par nos déclarations et nos actes, la Porte n’entreprendra rien. Cependant, elle garde toujours certaines velléités et fait de temps en temps des commencements de démonstration que nous devons surveiller avec soin. On nous annonce à Tunis et à Tripoli, dans ce moment même, qu’une partie de l’escadre turque doit sortir du Bosphore et se rendre à Malte. C’est ce qui détermine le gouvernement du roi à donner à Votre Altesse Royale les ordres que je vous transmets et qu’elle exécutera avec la prudence et le tact dont elle a déjà donné de si honorables preuves.

Dès que Votre Altesse Royale aura accompli avec toute l’escadre, sur les côtes de Tunis et de Tripoli, l’excursion que lui prescrit le roi, elle se rapprochera des côtes de France pour être à la portée de recevoir les directions ultérieures qu’il pourrait entrer dans les vues de Sa Majesté de lui donner.

Je suis, etc., etc....

 

XVI

1º M. Guizot, ministre des affaires étrangères, à M. le comte de Salvandy, ambassadeur de France en Espagne.

 

Paris, 29 novembre 1841.

Monsieur le comte, en se déterminant, de l’avis de son conseil, à accréditer un ambassadeur en Espagne, quoique le gouvernement espagnol n’eût revêtu que d’un titre inférieur son représentant en France, le roi a voulu surtout donner à la reine Isabelle un témoignage d’affectueuse considération, et contribuer, autant qu’il est en nous, à garantir contre tout danger son trône et ses droits ; il nous a paru qu’un agent investi du caractère diplomatique le plus élevé aurait, pour veiller à ce grand intérêt, des facilités et des moyens qui manquent à un simple chargé d’affaires. C’est donc là l’objet essentiel de vôtre mission, celui que vous ne devez jamais perdre de vue au milieu des incidents et des complications qui peuvent survenir.

Je ne saurais entrer aujourd’hui dans des développements étendus sur la nature des devoirs que ces incidents pourraient vous imposer. La crise violente produite par les événements du mois dernier a nécessairement modifié la situation de l’Espagne ; cependant il n’est pas encore possible d’apprécier la portée de cette modification, qui ne peut manquer d’influer sur les rapports que nous entretiendrons avec ce pays.

Lorsque le gouvernement du régent a paru vouloir recourir, pour repousser les attaques de ses ennemis, à un système de violence contre lequel il nous eût été difficile de ne pas protester, au moins par notre attitude, lorsque surtout quelques-uns de ses actes ont semblé l’associer aux accusations que la haine absurde d’un parti faisait retentir contre la France, le gouvernement du roi a dû retarder votre départ. Votre présence au sein d’un pays livré à de pareilles influences n’eût été d’aucune utilité, et vous pouviez vous trouver exposé à des manifestations qui eussent eu des suites graves ; aujourd’hui que le gouvernement espagnol se montre disposé à rentrer dans des voies régulières, et nous tient à nous-mêmes un langage plus convenable, l’intention du roi est que vous alliez prendre immédiatement possession du poste qu’il vous a confié.

Aucun sentiment, aucun dessein hostile ne nous anime contre la régence du duc de la Victoire. Rien n’est plus éloigné de notre pensée que de le contrarier dans ce qu’il entreprendra pour donner enfin à l’Espagne l’ordre et la tranquillité, pour contenir les partis et pour consolider le gouvernement de la reine Isabelle. Nous accomplirons scrupuleusement les devoirs prescrits par le droit des gens, et les services qu’on nous demandera, à titre de bon voisinage, seront accordés dans la limite compatible avec les intérêts et l’honneur de la France. C’est là, monsieur le comte, la ligne de conduite que nous nous proposons de suivre, et quoi qu’on en puisse dire, que nous avons constamment suivie à l’égard de l’Espagne. Nous avons lieu d’espérer que son gouvernement y répondra par des sentiments et des procédés semblables.

Je ne saurais, je vous le répète, vous donner en ce moment des instructions plus précises. Vos premiers rapports, en nous exposant l’ensemble de la situation que nous auront faite les circonstances, me mettront probablement en mesure de vous tracer plus complètement votre marche. Vous connaissez assez bien, d’ailleurs, la politique du gouvernement du roi pour pouvoir attendre, sans inconvénient, les  directions spéciales que je m’empresserai de vous transmettre.

Recevez, etc.

 

2º M. Guizot, ministre des affaires étrangères, aux représentants du roi près les cours de Londres, Vienne, Berlin, etc.

 

Paris, 5 février 1842.

M.... Le roi, en se décidant à envoyer un ambassadeur à Madrid, s’était d’abord proposé de témoigner hautement son affection et sa sollicitude pour la reine Isabelle. Il avait voulu, en même temps, donner au gouvernement espagnol une marque de son impartialité au milieu des dissensions civiles de l’Espagne, et lui prêter un appui moral qui l’aidât à triompher, au dedans, des tentations anarchiques, et à se faire reconnaître, au dehors, par les puissances qui ne sont pas encore entrées en relation avec lui. Le cabinet de Madrid avait paru comprendre ces loyales intentions. Il avait témoigné une vive satisfaction de la nomination de M. le comte de Salvandy, et dans toute la portion de l’Espagne que l’ambassadeur du roi a dû traverser pour se rendre à son poste, les fonctionnaires publics de toutes les classes ont joint leurs démonstrations à celles de la sympathie populaire.

Arrivé à Madrid, M. de Salvandy n’eut pas lieu d’être moins satisfait de ses premiers rapports avec le ministre des affaires étrangères, M. Gonzalès. Et comme il le priait de vouloir bien lui indiquer le jour où il pourrait être admis à présenter à la reine ses lettres de créance, M. Gonzalès lui répondit, sans élever aucune objection, que dès qu’il aurait reçu à ce sujet les ordres qu’il allait provoquer, il s’empresserait de les lui faire connaître.

Cependant, dès le lendemain, les choses avaient changé d’aspect. Le ministre espagnol vint annoncer à l’ambassadeur du roi que, dans l’opinion du cabinet de Madrid, ce n’était pas à la jeune reine que devaient être remises les lettres de créance qui lui étaient adressées, mais au régent. A l’appui de cette prétention imprévue, le cabinet de Madrid alléguait, d’une part, l’art. 59 de la constitution espagnole de 1831, qui confère au régent toute l’autorité royale ; de l’autre, l’usage constamment suivi pendant la régence de la reine Christine, et ce qui a eu lieu depuis que la reine Christine a été remplacée par le duc de la Victoire à l’égard d’un ministre de Portugal et d’un ou deux autres agents diplomatiques de l’Amérique du Sud.

M. de Salvandy n’a pas cru, et le gouvernement du roi, auquel il s’est empressé d’en référer, n’a pas cru davantage que ces arguments et ces faits fussent de nature à l’emporter sur un principe du droit des gens, consacré par une pratique universelle et par des considérations dont les amis de la monarchie ne pouvaient méconnaître la gravité.

Il résulte, en effet, de l’examen attentif des précédents qu’à toutes les époques, sauf le cas où, comme sous la reine Christine, en Espagne, et l’empereur dom Pedro, en Portugal, la régence a reposé sur une tête couronnée, sur le père ou la mère du souverain mineur, les lettres de créance ont été remises à ce souverain lui-même. C’est ce qui a eu lieu en France pendant la minorité de Louis XV, bien que le régent fût alors le premier prince du sang. C’est ce qui a eu lieu en Grèce pendant la minorité du roi Othon, et au Brésil pendant celle de dom Pedro. Et ce dernier exemple est d’autant plus concluant que, là aussi, le régent avait voulu d’abord élever une prétention semblable à celle du gouvernement de Madrid, mais il ne tarda pas à y renoncer.

Dans une question de cette nature, le seul fait de ces précédents serait décisif ; des raisons morales, puisées dans les plus graves intérêts de la monarchie, sont peut-être encore plus impérieuses. L’incapacité temporaire qui résulte de la minorité du souverain est déjà pour le pouvoir une épreuve assez forte, assez périlleuse pour qu’on doive la restreindre dans les limites les plus étroites, et n’interdire au monarque mineur que les actes qu’il est incontestablement hors d’état d’accomplir. Par cela même que cette éclipse momentanée de la royauté altère plus ou moins, dans l’esprit des peuples, le prestige dont le trône a besoin d’être entouré, il faut qu’elle ne soit pas complète, et lorsque le jeune souverain se trouve nécessairement privé de l’exercice réel de son pouvoir, il importe plus que jamais de lui en laisser toute la représentation extérieure et de bien constater, aux yeux de tous, qu’il est toujours le possesseur suprême de ce pouvoir, et que si ses mains ne manient pas le sceptre, sa tête porte toujours la couronne.

Le cabinet espagnol lui-même l’a si bien senti que, dans ces derniers temps, il a pris soin de faire figurer la reine Isabelle dans les occasions d’apparat qui se sont présentées. Pour n’en citer que l’exemple le plus récent et le plus éclatant à la fois, au moment même où l’on nous affirmait que cette jeune princesse ne pouvait recevoir de la main de l’ambassadeur de France les lettres de créance du roi des Français, elle assistait à l’ouverture des Cortès, et le président du Conseil s’inclinait devant elle et lui baisait la main avant de remettre le discours du trône au régent qui devait le lire. Si l’on eût voulu prouver la faiblesse de l’argument tiré de la constitution espagnole pour établir que la reine ne pouvait intervenir dans la remise des lettres de créance, si l’on s’était proposé de faire ressortir la distinction si naturelle entre les actes d’autorité réservés au régent et les actes de dignité de représentation qui doivent toujours appartenir à la royauté, on n’eût pu alléguer un exemple plus frappant ni trouver une démonstration plus décisive.

La discussion suscitée à Madrid par cet incident s’est prolongée pendant plus de vingt jours. M. de Salvandy a porté l’esprit de conciliation aussi loin que son devoir lui permettait. Il a proposé notamment que le régent assistât à l’audience dans laquelle la reine recevrait ses lettres de créance, et qu’elle les lui remît immédiatement pour qu’il les ouvrît et qu’il répondît de vive voix à l’ambassadeur. Il offrait de plus d’aller avec toute son ambassade faire une visite officielle au régent dans sa propre demeure. Aucune de ces propositions n’a été acceptée et l’ambassadeur du roi a quitté Madrid le 6 février, en y laissant un des secrétaires de l’ambassade qui est resté chargé de suivre les affaires courantes et de protéger les intérêts des Français.

Tel est, M..., l’exposé fidèle d’un différend qui a déjà eu et qui aura peut-être encore bien du retentissement. Je vous invite à faire usage des explications dans lesquelles je viens d’entrer pour rectifier les versions inexactes qui se répandraient dans le pays où vous résidez. Le gouvernement du roi n’a été animé, à l’origine et dans le cours de cet incident, que des intentions les plus bienveillantes pour le gouvernement espagnol. Nous regrettons que ces intentions n’aient pu devenir efficaces ; mais notre conduite était réglée d’avance par les principes du droit des gens, par nos propres précédents, par les intérêts permanents de toute monarchie, par ceux de la monarchie espagnole elle-même. Nous avons dû et voulu les soutenir quand ils nous paraissent méconnus et compromis, et le sentiment de l’Europe a été d’accord avec le nôtre. Le cabinet de Londres, naturellement appelé à exprimer son opinion dans cette circonstance, n’a pas hésité non seulement à reconnaître que nous avions raison, mais encore à faire parvenir à Madrid l’expression de sa pensée, et les cours de Vienne et de Berlin, à qui leur position ne permettait pas la même démarche, ont positivement témoigné qu’elles adhéraient à notre doctrine.

Recevez, etc.

Signé : GUIZOT.

 

3º Texte anglais de la lettre du comte d’Aberdeen à M. Aston, ministre d’Angleterre en Espagne.

 

The Earl of Aberdeen to M. Aston.

(Private) Foreign-Office, january 7, 1842.

My dear Sir,

It is necessary that I should write to you with the utmost frankness on the subject of the dispute between the spanish government and the french ambassador. You are of course aware that it is attributed exclusively to your influence. This is not only the conviction of M. de Salvandy himself and the french government, but I have seen letters from Madrid, from persons entirely unconnected with either, written under the same persuasion. I need not say that I attach no credit to this report, and that I believe you have endeavoured, by conciliatory means, to adjust the difference. At the same time, as you have acted in the belief that the spanish government were right in their pretensions, it is clear that your advice, whatever it was, and you do not describe it particularly, could not be expected to produce much effect.

It is impossible for any one to be more desirous of supporting the spanish government tham I am, whenever they are right, and especially against France. But in this case, we think them decidedly wrong ; and I regret very much that your usually sound judgment should have been led to a different conclusion. The ground of justification taken by the government in adducing the 59th article of the Constitution, is a mere quibble. It is so wretchedly sophistical that it is quite sufficient to raise serious doubts of their sincerity. You may rely on it, if this is persevered in, that we must bid adieu to all our hopes of recognition by the Northern Powers. They will see in it, and not unnaturally, nothing but a successful attempt of the revolutionary part to degrade Monarchy, supported by English jealousy of French influence.

I am not at all surprised that Spaniards should view with suspicion any proceeding whatever on the part of France, and that they should imagine there was some intention to slight the Regent and his authority. In the present instance, I really believe the suspicion to be entirely unfounded, and that the mission was undertaken in the most friendly spirit, and was hastened at our request. The natural, simple, and obvious course was undoubtedly to let the ambassador present his letters to the Queen, to whom they were addressed, and although I attribute the difficulty only to a mistaken suspicion on the part of the spanish government, others will see in it the studied abasement of Royalty, or a determination to quarrel with France at all risks.

I do not understand that M. de Salvandy has made any pretensions, as a family Ambassador, or has attempted to revive any old privileges of access to the Queen, except under such regulations as the government may deem necessary or expedient. Anything else, of course, ought to be strenuously resisted. With the end of the family compact, the French ambassador must be like any other.

I need not tell you that this affair has been the cause of great vexation. If M. de Salvandy should not have yet left Madrid, I shall not despair of your being able to bring it to some adjustment. But there will be violent speeches in the Cortes, both governments will become more deeply pledged, and every day will add to the difficulty. It is by no mean improbable that very serious consequences will at no distant time ensue. At present, we think the spanish government clearly wrong ; but this affair will be resented by France, and the course of events will most probably make them the agressors. Thus our own position will become more difficult and complicated. However right Spain may be in the end, the origin of the quarrel will be tainted....

In recomending to you really and strenuous endeavours the attempt to bring the Spanish government to a more tractable state with respect to this unfortunate dispute, I must leave to you the manner of going to work. You will best know the course which is likely to succeed, and I am sure that you cannot render a greater service to Spain and to the public interest.

 

XVII

Correspondance entre M. Guizot, ministre des affaires étrangères, et M. Casimir Périer, chargé d’affaires à Saint-Pétersbourg.

 

1º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

11 novembre 1841.

Monsieur,

M. le comte de Pahlen a reçu l’ordre fort inattendu de se rendre à Saint-Pétersbourg, et il part aujourd’hui même. Le motif allégué dans la dépêche de M. le comte de Nesselrode, dont il m’a donné lecture, c’est que l’empereur, n’ayant pu le voir à Varsovie, désire s’entretenir avec lui. La cause réelle, et qui n’est un mystère pour personne, c’est que, par suite de l’absence de M. le comte Appony, l’ambassadeur de Russie, en sa qualité de doyen des ambassadeurs, se trouvait appelé à complimenter le roi, le premier jour de l’an, au nom du corps diplomatique. Lorsqu’il est allé annoncer au roi son prochain départ, Sa Majesté lui a dit : Je vois toujours avec plaisir le comte de Pahlen auprès de moi, et je regrette toujours son éloignement ; au delà, je n’ai rien à dire. Pas un mot ne s’est adressé à l’ambassadeur.

Quelque habitué qu’on soit aux étranges procédés de l’empereur Nicolas, celui-ci a causé quelque surprise. On s’étonne dans le corps diplomatique, encore plus que dans le public, de cette obstination puérile à témoigner une humeur vaine, et, si nous avions pu en être atteints, le sentiment qu’elle inspire eût suffi à notre satisfaction. Une seule réponse nous convient. Le jour de la Saint-Nicolas[6], la légation française à Saint-Pétersbourg restera renfermée dans son hôtel. Vous n’aurez à donner aucun motif sérieux pour expliquer cette retraite inaccoutumée. Vous vous bornerez, en répondant à l’invitation que vous recevrez sans doute, suivant l’usage, de M. de Nesselrode, à alléguer une indisposition.

P.S. Je n’ai pas besoin de vous dire que, jusqu’au 18 décembre, vous garderez, sur l’ordre que je vous donne quant à l’invitation pour la fête de l’empereur, le silence le plus absolu. Et d’ici là vous éviterez avec le plus grand soin la moindre altération dans vos rapports avec le cabinet de Saint-Pétersbourg.

 

Quelques jours après, le 18 novembre, M. Guizot écrivit de plus à M. Casimir Périer :

 

Aussitôt après le 18 décembre vous m’enverrez un courrier pour me rendre compte de ce qui se sera passé, et au premier jour de l’an vous devrez paraître à la cour et rendre vos devoirs à l’empereur comme à l’ordinaire.

 

2º M. Casimir Périer à M. Guizot.

 

Saint-Pétersbourg, 21 décembre 1841.

Monsieur le ministre,

Je me suis exactement conformé, le 18 de ce mois, aux ordres que m’avait donnés Votre Excellence, en évitant toutefois avec soin ce qui aurait pu en aggraver l’effet ou accroître l’irritation. Le lendemain, c’est-à-dire le 19, à l’occasion de la fête de Sa Majesté Impériale, bal au palais, auquel j’ai jugé que mon absence du cercle de la veille m’empêchait de paraître, et pendant ces quarante-huit heures je n’ai pas quitté l’hôtel de l’ambassade.

Il n’y a pas eu cette année de dîner chez le vice-chancelier. Jusqu’à ce moment, les rapports officiels de l’ambassade avec le cabinet impérial ou avec la cour n’ont éprouvé aucune altération. J’ai cependant pu apprendre déjà que l’absence de la légation de France avait été fort remarquée et avait produit une grande sensation. Personne n’a eu un seul instant de doute sur ses véritables motifs. L’empereur s’est montré fort irrité. Il a déclaré qu’il regardait cette démonstration comme s’adressant directement à sa personne, et, ainsi que l’on pouvait s’y attendre, ses entours n’ont pas tardé à renchérir encore sur les dispositions impériales. Je ne suis pas éloigné de penser et l’on m’a déjà donné à entendre que mes relations avec la société vont se trouver sensiblement modifiées : comme c’est ainsi que j’aurai la mesure certaine des impressions du souverain, dont les propos du monde ne sont guère que l’écho, j’attendrai de savoir à quoi m’en tenir avant d’expédier M. de La Loyère, qui portera de plus grands détails à Votre Excellence. Jusqu’à présent, je n’ai encore vu personne ; je ne veux pas paraître pressé ou inquiet, et ne reprendrai mes habitudes de société que dans leur cours accoutumé.

Dans le premier moment, on a dit que l’empereur avait exprimé l’intention de supprimer l’ambassade à Paris, et fait envoyer à M. de Kisséleff l’ordre de ne pas paraître aux Tuileries le 1er janvier. J’ai peine à croire à ces deux bruits, que rien ne m’a confirmés. Je sais qu’on a expédié un courrier à M. de Kisséleff ; mais j’ignorerai sans doute ce qui lui a été mandé.

Quoi qu’il en soit, je ne dois pas dissimuler à Votre Excellence toute la portée de la conduite qu’il m’avait été enjoint de suivre, et dont les conséquences devaient être graves dans un pays constitué comme l’est celui-ci, avec un souverain du caractère de l’empereur. La position du chargé d’affaires de France devient dès à présent difficile ; elle peut devenir désagréable, peut-être insoutenable. Je serais heureux de recevoir des instructions qui me guidassent et qui prévissent par exemple le cas où le corps diplomatique serait convoqué ou invité sans moi. D’ici là, je chercherai à apporter dans mes actes toute la mesure et tout le calme qui seront conciliables avec le sentiment de dignité auquel je ne puis pas plus renoncer personnellement que mes fonctions ne me permettraient de l’oublier.

 

A cette dépêche officielle, M. Casimir Périer ajoutait, dans une lettre particulière du 23 décembre :

 

L’effet produit a été grand, la sensation profonde, même au delà de ce que j’en attendais peut-être. L’empereur s’est montré vivement irrité, et bien que, mieux inspiré que par le passé, il n’ait point laissé échapper de ces expressions toujours déplacées dans une bouche impériale, il s’est cependant trouvé offensé dans sa personne, et aurait, à ce qu’on m’a assuré, tenté d’établir une différence entre les représailles qui pouvaient s’adresser à sa politique et celles qui allaient directement à lui. La réponse était bien facile sans doute, et il pouvait aisément se la faire ; mais la passion raisonne peu.

Tout en me conformant rigoureusement aux instructions que j’avais reçues et en ne me croyant pas le droit d’en diminuer en rien la portée, j’ai voulu me garder de ce qui eût pu l’aggraver. Ma position personnelle, avant ces événements, était, j’ose le dire, bonne et agréable à la fois. J’ai fait plus de frais pour la société qu’on ne devait l’attendre d’un simple chargé d’affaires ; ma maison et ma table étaient ouvertes au corps diplomatique comme aux Russes. Ne pouvant que me louer de mes rapports avec la cour et avec la ville, voyant l’empereur bienveillant pour moi, attentif et gracieux pour madame Périer, je n’avais qu’à perdre à un changement. Je ne l’ai pas désiré. Quand vos ordres me sont arrivés, je n’avais qu’à les exécuter.

Que va-t-on faire ? Je l’ignore encore. On m’assure qu’on a, dès le 18, écrit à M. de Kisséleff de ne pas paraître aux Tuileries le 1er janvier, et peut-être de ne donner aucune excuse de son absence. On dit que l’ambassade en France sera supprimée, le comte de Pahlen appelé à d’autres fonctions. On vient de m’annoncer qu’une ligue va se former contre moi dans la société, sous l’inspiration ou même d’après l’ordre de l’empereur, qu’aucun salon ne me sera ouvert, et que l’ambassade se trouvera frappée d’interdit. Je ne sais que penser des premiers bruits, que je me borne à enregistrer ; mais le dernier se confirme déjà : déjà plusieurs faits particuliers sont venus en vingt-quatre heures accuser les premiers symptômes de cette levée de boucliers....

Décidé à mettre beaucoup de circonspection dans mes premières démarches, je me tiendrai sur la réserve et n’affronterai pas, dans les salons qui n’ont aucun caractère officiel, des désagréments inutiles contre lesquels je ne pourrais réclamer. Il peut être important de ménager la société où une réaction est possible, de ne pas me l’aliéner en la mettant dans l’embarras, de ne pas rendre tout rapprochement impossible en me commettant avec elle. Je viens d’ailleurs d’apprendre, avec autant de certitude qu’il est possible d’en avoir quand on n’a ni vu ni entendu soi-même, je viens, dis-je, d’apprendre que le mot d’ordre a été donné par la cour, et que c’est par la volonté expresse de l’empereur que je n’ai pas été et ne serai plus invité nulle part.

Daignez, je vous prie, m’indiquer la conduite que je dois suivre. Celle dont je chercherai à ne pas m’écarter jusque-là me sera dictée à la fois par le sentiment profond de la dignité de la France et par le souci des intérêts que pourrait compromettre trop de précipitation ou une susceptibilité trop grande. Je ne prendrai, dans aucun cas, l’initiative de la moindre altération dans les rapports officiels.

 

3º M. Casimir Périer à M. Guizot.

 

Saint-Pétersbourg, 24 décembre 1841.

Monsieur,

La situation s’est aggravée, et il m’est impossible de prévoir quelle en sera l’issue.

L’ambassade de France a été frappée d’interdit et mise au ban de la société de Saint-Pétersbourg. J’ai la complète certitude que cet ordre a été donné par l’empereur. Toutes les portes doivent être fermées ; aucun Russe ne paraîtra chez moi. Des soirées et des dîners auxquels j’étais invité, ainsi que madame Périer, ont été remis ; les personnes dont la maison nous était ouverte et qui ont des jours fixes de réception nous font prier, par des intermédiaires, de ne pas les mettre dans l’embarras en nous présentant chez elles, et font alléguer, sous promesse du secret, les ordres qui leur sont donnés.

L’empereur, fort irrité et ne pouvant comprendre qu’une simple manifestation, couverte d’une excuse officielle et enveloppée de toutes les formes, laisse soupçonner, après dix ans de patience, le juste mécontentement qu’inspirent ses étranges procédés, l’empereur, dis-je, espère faire prendre à l’Europe une démonstration unanime de sa noblesse pour le témoignage du dévouement qu’on lui porte. Il aura de la peine à y réussir. Il se plaint hautement et m’accuse personnellement d’avoir ajouté, sans doute de mon chef, aux instructions que j’aurais pu recevoir. Quant à moi, mon attitude officielle n’a rien eu jusqu’ici que de facile ; je n’ai cessé de me retrancher derrière l’excuse de mon indisposition, paraissant ne rien comprendre à l’incrédulité qu’on lui oppose et au déchaînement général qui en est la suite. En présence de procédés si insolites et si concertés, dont l’effet s’est déjà fait sentir et dont on me menace pour l’avenir, que dois-je faire, monsieur ? Jusqu’à quel point faut-il pousser la patience ? J’éprouve un vif désir de recevoir à cet égard les instructions de Votre Excellence. Jusque-là, je chercherai à me maintenir de mon mieux sur ce terrain glissant, bien déterminé à ne rien compromettre volontairement et à ne pas engager le gouvernement du roi sans m’y trouver impérieusement contraint.

Je sens tout ce qu’une rupture aurait de graves conséquences ; je ferai pour l’éviter tout ce que l’honneur me permettra ; je ne reculerai jamais devant une responsabilité que je me croirais imposée par mon devoir ; mais votre Excellence peut être assurée que je ne l’assumerai pas légèrement, et qu’une provocation ou une offense directe, positive, officielle, pourrait seule me faire sortir de l’attitude expectante que je me conserve.

Ayant reçu avant-hier la dépêche que Votre Excellence m’a fait l’honneur de m’écrire le 8 de ce mois, relativement aux affaires de Grèce, je me suis empressé de demander un rendez-vous à M. Nesselrode pour l’en entretenir. Le vice-chancelier me l’a indiqué pour aujourd’hui, et je pourrai en rendre compte dans un post-scriptum avant de fermer cette dépêche.

P.S. — Je sors de chez M. de Nesselrode ; ainsi que je l’avais prévu et espéré, son accueil a été le même que par le passé, et pas une seule nuance n’a marqué la moindre différence. Nous ne nous sommes écartés ni l’un ni l’autre du but de l’entretien, qui avait pour objet les affaires de la Grèce et la dépêche de Votre Excellence. Je devrai entrer à cet égard dans quelques détails que je remets à ma prochaine expédition.

 

4º M. Casimir Périer à M. Guizot.

 

Saint-Pétersbourg, 28 décembre 1841.

Monsieur,

La situation est à peu près la même. Je crois toutefois pouvoir vous garantir que le gouvernement impérial et la cour ne changeront rien à leurs relations officielles avec moi. Si mon entrevue avec M. de Nesselrode depuis le 18 ne suffisait pas pour établir à cet égard ma conviction, mes doutes seraient levés par l’attitude et le langage de l’empereur qui, sentant toute la maladresse de sa colère, affecte maintenant une sorte d’indifférence et s’efforce de paraître complètement étranger aux démonstrations de la noblesse et de la société : il prétend ne pouvoir pas plus s’y opposer qu’il n’a pu les commander. Ce ne sera pas là une des scènes les moins curieuses de cette triste comédie qui ne fera pas de dupes.

Je sais de bonne source, j’apprends par des messages qui m’arrivent et les communications qui me sont faites, sous le secret, par l’intermédiaire de quelques-uns de mes collègues, combien, à l’exception d’un petit nombre d’exaltés et de dévoués quand même, combien, dis-je, on regrette les procédés auxquels on est contraint.

Pour bien faire apprécier à Votre Excellence la nature et l’étendue de la consigne impériale, je suis obligé de lui citer un ou deux faits. Au théâtre français, un jeune homme qui se trouvait dans une loge à côté de la nôtre ayant demandé de ses nouvelles à madame Périer, l’empereur s’informa de son nom, et le lendemain le coupable reçut une verte semonce et l’invitation d’être plus circonspect à l’avenir.

On a poussé l’inquisition jusqu’à envoyer au jeu de paume, qui est un exercice auquel j’aime à me livrer, et à faire demander au paumier les noms de ceux avec qui j’aurais pu jouer. Heureusement il n’y a eu personne à mettre sur cette liste de proscription d’un nouveau genre.

Vous comprendrez facilement, monsieur, qu’avec un pareil système on établisse sans peine une unanimité dont la cause se trahit par l’impossibilité même de sa libre existence.

L’empereur profite de cette position, et, satisfait de ce qu’il a obtenu maintenant que le mot d’ordre a circulé et que l’impulsion est donnée, il se montre parfaitement doux. On fait répandre qu’il n’y a rien d’officiel dans ce qui s’est passé, que l’empereur n’y peut rien, qu’il a dû admettre et admis mon excuse, mais que la société est libre de ressentir ce qu’elle a pris comme un manque d’égards envers la personne du souverain.

J’irai demain à un bal donné à l’assemblée de la noblesse, où j’étais invité et où le corps diplomatique se rend, non pas précisément officiellement, mais cependant en uniforme. Cette dernière circonstance m’aurait déterminé si j’avais hésité sur la conduite que j’avais à tenir. On a cherché en effet à me faire dire que je ferais peut-être mieux de m’abstenir. Je me suis retranché derrière mon droit et mon ignorance absolue des motifs qui pourraient me faire m’abstenir volontairement d’un bal où va la cour et où se trouvera tout le corps diplomatique.

Ce n’est qu’après le 1er janvier, quand je serai retourné au palais, qu’on peut attendre dans la société le revirement qui m’est annoncé. Je devrai, ce me semble, me montrer poli, mais froid. J’attendrai les avances qui pourraient m’être faites sans les chercher, mais sans les repousser. Je sens et sentirai davantage par la suite le besoin d’être soutenu par vous. Croyez du reste, monsieur, je vous en prie, que ce n’est pas un intérêt personnel qui me le fait désirer. Dans les circonstances où je me trouve, je me mets complètement hors de la question, et, en ce qui ne concerne que moi, vous me trouverez disposé à me soumettre avec abnégation à tout ce que vous croiriez utile de m’ordonner.

 

5º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

Paris, 4 janvier 1842,

Monsieur, j’ai reçu la dépêche que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 21 décembre, et dans laquelle vous me dites que, le 18 du même mois, vous vous êtes exactement conformé à mes instructions, en évitant toutefois avec soin ce qui aurait pu en aggraver l’effet. D’après la teneur même de ces instructions, je dois présumer, quoique vous n’en fassiez pas mention expresse, que vous avez eu soin de motiver par écrit votre absence de la cour sur un état d’indisposition. Vous saurez peut-être déjà, lorsque cette dépêche vous parviendra, que M. de Kisséleff et sa légation n’ont pas paru aux Tuileries le 1er janvier ; peu d’heures avant la réception du corps diplomatique, M. de Kisséleff a écrit à M. l’introducteur des ambassadeurs pour lui annoncer qu’il était malade. Son absence ne nous a point surpris. Notre intention avait été de témoigner que nous avions à cœur la dignité de notre auguste souverain, et que des procédés peu convenables envers sa personne ne nous trouvent ni aveugles ni indifférents. Nous avons rempli ce devoir. Nous ne voyons maintenant, pour notre compte, aucun obstacle à ce que les rapports d’égards et de politesse reprennent leurs cours habituel. C’est dans cette pensée que je vous ai autorisé, dès le 18 novembre dernier, à vous présenter chez l’empereur et à lui rendre vos devoirs, selon l’usage, le premier jour de l’année. Vous semblez croire que le cabinet de Saint-Pétersbourg pourra vouloir donner d’autres marques de son mécontentement : tant que ce mécontentement n’irait pas jusqu’à vous refuser ce qui vous est officiellement dû en votre qualité de chef de la mission française, vous devriez ne pas vous en apercevoir ; mais si on affectait de méconnaître les droits de votre position et de votre rang, vous vous renfermeriez dans votre hôtel, vous vous borneriez à l’expédition des affaires courantes et vous attendriez mes instructions.

J’apprécie, monsieur, les difficultés qui peuvent s’élever pour vous. J’ai la confiance que vous saurez les résoudre. Le prince et le pays que vous représentez, le nom que vous portez, me sont de sûrs garants de la dignité de votre attitude, et je ne doute pas qu’en toute occasion vous ne joigniez à la dignité cette parfaite mesure que donne le sentiment des convenances et du bon droit.

 

6º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

Paris, 5 janvier 1842.

Je voudrais bien, monsieur, pouvoir vous donner les instructions précises et détaillées que vous désirez ; mais à de telles distances et quand il s’agit des formes et des convenances de la vie sociale, il n’y a pas moyen. Les choses ne peuvent être bien appréciées et réglées que sur les lieux mêmes, au moment même, et par ceux qui en voient de près les circonstances et les effets. Je ne saurais vous transmettre d’ici que des indications générales. Je m’en rapporte à vous pour les appliquer convenablement. Ne soyez pas maintenant exigeant et susceptible au delà de la nécessité. Ce que nous avons fait a été vivement senti ici comme à Saint-Pétersbourg. L’effet que nous désirions est produit. On saura désormais que les mauvais procédés envers nous ne passent pas inaperçus. Quant à présent, nous nous tenons pour quittes et nous reprendrons nos habitudes de courtoisie. Si on s’en écartait envers vous, vous m’en informeriez sur-le-champ. Ce courrier ne vous arrivera qu’après le jour de l’an russe. Si vous avez été averti, selon l’usage, avec tout le reste du corps diplomatique, du moment où vous auriez à rendre vos devoirs à l’empereur, vous vous en serez acquitté comme je vous l’avais prescrit le 18 novembre dernier. Si vous n’avez pas été averti, vous m’en aurez rendu compte, et nous verrons ce que nous aurons à faire. J’ai causé de tout ceci avec M. de Barante, et nous ne prévoyons pas d’autre occasion prochaine et déterminée où quelque embarras de ce genre puisse s’élever pour vous.

M. de Kisséleff se conduit ici avec mesure et convenance. Son langage dans le monde est en harmonie avec ce qu’il a écrit le 1er janvier à M. de Saint-Morys, et j’ai lieu de croire qu’il est dans l’intention de ne faire aucun bruit de ce qui s’est passé, et de remplir, comme précédemment, tous les devoirs d’égards et de politesse qui appartiennent à sa situation. Il sera invité, comme tout le corps diplomatique, au prochain grand bal de la cour. Nous témoignons ainsi que, comme je viens de vous le dire, nous nous tenons pour quittes et n’avons point dessein de perpétuer les procédés désobligeants. Nous agirons du reste ici, envers M. de Kisséleff, d’après la façon dont on agira à Pétersbourg envers vous. Vous m’en rendrez compte exactement.

 

7º M. Guizot à M. le comte de Flahault, ambassadeur à Vienne.

 

Paris, 5 janvier 1842.

Mon cher comte,

Je veux que vous soyez bien instruit d’un petit incident survenu entre la cour de Saint-Pétersbourg et nous, et dont probablement vous entendrez parler. Je vous envoie copie de la correspondance officielle et particulière à laquelle il a donné lieu. Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous l’envoie pour vous seul, et uniquement pour vous donner une idée juste de l’incident et du langage que vous devrez tenir quand on vous en parlera. Nous avons atteint notre but et nous sommes parfaitement en règle. Officiellement, le comte de Pahlen a été rappelé à Pétersbourg pour causer avec l’empereur ; M. Casimir Périer a été malade le 18 décembre et M. de Kisséleff le 1er janvier. En réalité, l’empereur n’a pas voulu que M. de Pahlen complimentât le roi, et nous n’avons pas voulu que ce mauvais procédé passât inaperçu. De part et d’autre, tout est correct et tout est compris. Les convenances extérieures ont été observées et les intentions réelles senties. Cela nous suffit et nous nous tenons pour quittes.

Il faut qu’on en soit partout bien convaincu. Plus notre politique est conservatrice et pacifique, plus nous serons soigneux de notre dignité. Nous ne répondrons point à de mauvais procédés par de la mauvaise politique ; mais nous ressentirons les mauvais procédés et nous témoignerons que nous les ressentons. Du reste, je crois cette petite affaire finie. M. de Kisséleff se conduit ici avec mesure et convenance. Nous serons polis envers lui comme par le passé. On ne fera rien, je pense, à Pétersbourg qui nous en empêche. Ne parlez de ceci que si on vous en parle, et sans y mettre d’autre importance que de faire bien entrevoir notre parti pris de n’accepter aucune inconvenance.

 

8º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

6 janvier 1842.

Vous avez raison, monsieur, les détails que vous me donnez sont étranges ; mais, s’ils m’étonnent un peu, ils ne me causent pas la moindre inquiétude. Je vois que toute cette irritation, toute cette humeur dont vous me parlez, se manifestent dans la société de Saint-Pétersbourg et point dans le gouvernement. Vos rapports libres avec le monde en sont dérangés, gênés, peu agréables. Vos rapports officiels avec le cabinet demeurent les mêmes, et votre entrevue du 24 décembre avec le comte de Nesselrode, au sujet des affaires de Grèce, en a donné la preuve immédiate.

Cela devait être, et je n’aurais pas compris qu’il en pût arriver autrement. On n’a rien, absolument rien à nous reprocher. Vous avez été indisposé le 18 décembre. Vous en avez informé avec soin le grand-maître des cérémonies de la cour. Vous avez scrupuleusement observé toutes les règles, toutes les convenances. Le cabinet de Saint-Pétersbourg les connaît trop bien pour ne pas les respecter envers vous, comme vous les avez respectées vous-même.

M. de Kisséleff n’a point paru le 1er janvier chez le roi, à la réception du corps diplomatique. Il était indisposé et en avait informé le matin M. l’Introducteur des ambassadeurs. M. de Kisséleff est et sera traité par le gouvernement du roi de la même manière, avec les mêmes égards qu’auparavant. Rien, je pense, ne viendra nous obliger d’y rien changer.

La société de Paris se conduira, je n’en doute pas, envers M. de Kisséleff comme le gouvernement du roi. Il n’y rencontrera ni impolitesse, ni embarras, ni froideur affectée, ni désagréments calculés : cela est dans nos sentiments et dans nos mœurs ; mais la société de Saint-Pétersbourg n’est point tenue d’en faire autant. Elle ne vous doit ni manières bienveillantes ni relations agréables et douces. Si elle ne juge pas à propos d’être avec vous comme elle était naguère, vous n’avez point à vous en préoccuper ni à vous en plaindre. Restez chez vous, monsieur, vivez dans votre intérieur ; soyez froid avec ceux qui seront froids, étranger à ceux qui voudront être étrangers. Vous n’aurez sans doute à repousser aucun de ces procédés qu’un homme bien élevé ne saurait accepter et qui n’appartiennent pas à un monde bien élevé. Que cela vous suffise. Dans votre hôtel, au sein de votre légation, vous êtes en France ; renfermez-vous dans cette petite patrie qui vous entoure, tant que la société russe le voudra elle-même. Vous êtes jeune, je le sais ; madame Périer est jeune et aimable ; le monde lui plaît et elle y plaît : je regrette pour elle et pour vous les agréments de la vie du monde ; mais vous avez l’un et l’autre l’esprit trop juste et le cœur trop haut pour ne pas savoir y renoncer sans effort et vous suffire parfaitement à vous-mêmes quand la dignité de votre pays et votre propre dignité y sont intéressées.

J’apprends avec plaisir, quoique sans surprise, que toutes les personnes attachées à votre légation se conduisent dans cette circonstance avec beaucoup de tact et de juste fierté. Pour vous, monsieur, je me plais à vous faire compliment de votre attitude parfaitement digne et convenable. Persistez-y tranquillement. Dans vos rapports avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, pour tout ce qui tient aux affaires, soyez ce que vous étiez, faites ce que vous faisiez avant cet incident ; il n’y a aucune raison pour que rien soit changé à cet égard. Et quant à vos relations avec la société, tant qu’elles ne seront pas ce qu’elles doivent être pour la convenance et pour votre agrément, tenez-vous en dehors ; il n’y a que cela de digne et de sensé.

 

9º M. Casimir Périer à M. Guizot.

 

Saint-Pétersbourg, 6 janvier 1842.

Monsieur,

L’empereur s’est fort calmé, et si rien ne vient réveiller son irritation, il est à croire qu’elle n’aura pas de nouveaux effets. La consigne donnée à la société n’est pas levée, mais on n’attend, si je suis bien informé, qu’une occasion de sortir d’une attitude dont on sent tout le ridicule. Cette occasion semble devoir, aux yeux de tous, se rencontrer dans ma présence à la cour, le 1er/13 janvier. Ainsi que j’ai eu l’honneur de le mander à Votre Excellence, me sentant atteint, non dans ma personne, mais dans ma position officielle, à laquelle on a pris soin de me faire comprendre qu’on voulait s’adresser, je me tiendrai fort sur la réserve, et des avances bien positives et bien marquées pourraient seules m’en faire départir. J’espère d’ailleurs recevoir les instructions de Votre Excellence avant de devoir dessiner nettement l’attitude que pourrait me faire adopter un changement complet et subit dans celle qu’on a prise vis-à-vis de moi.

 

10º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 11 janvier 1842.

Monsieur,

Le secret sur les ordres qui ont pu être donnés à M. de Kisséleff pour le 1er janvier a été si bien gardé que rien de positif n’a transpiré à cet égard. Tous les membres du corps diplomatique paraissent persuadés, et je partage cette croyance, qu’il lui a été enjoint ne pas paraître aux Tuileries, et si ce parti a été pris dans un moment d’irritation, le temps aura manqué pour donner le contre-ordre que la réflexion pourrait avoir conseillé. Quoi qu’il en soit, je sais que M. de Nesselrode et ceux qui approchent l’empereur affirment qu’aucun courrier n’a été envoyé au chargé d’affaires de Russie à Paris. Bien que la vérité doive être connue de Votre Excellence au moment où elle recevra cette dépêche, je crois nécessaire de la mettre au courant de tout ce qui se dit et se fait ici. Ma conduite n’en peut être affectée, ni mon attitude modifiée ; je reste dans l’ignorance de tout ce qui n’a pas un caractère officiel, et ne dois pas hésiter, ce me semble, à moins d’ordres contraires, à me rendre au palais le 1er/13 janvier.

J’ai eu l’honneur de dire à Votre Excellence que la société paraissait embarrassée de sa position vis-à-vis de l’ambassade, et empressée d’en pouvoir sortir. Dans le salon de madame de Nesselrode, où j’ai cru de mon droit et de mon devoir de me montrer, ne fût-ce que pour protester contre l’ostracisme dont j’étais frappé, j’ai pu me convaincre que j’avais été bien informé et que mes appréciations étaient fondées. J’ai trouvé madame de Nesselrode froide, mais polie ; plusieurs des assistants ont été fort prévenants. Au bal de l’assemblée de la noblesse, où j’ai facilement remarqué que ma présence causait une espèce de sensation, je n’ai eu à me plaindre de personne ; l’accueil des uns a été ce qu’il était naguère, celui des autres empreint d’une espèce de gêne ; mais si quelques personnes ont cherché, quoique sans affectation, à m’éviter, ce n’était guère que celles qui, volontairement ou non, se sont trouvées le plus compromises vis-à-vis de moi.

Ces deux occasions ont été les seules où je me sois trouvé en contact avec la société, les seules où j’aie jugé utile et convenable de me montrer. Pas un Russe n’a paru chez moi. Quant à madame Casimir Périer, je n’ai pas trouvé à propos qu’elle sortît de chez elle. Déterminé à éviter tout ce qui, dans des circonstances si bizarres et si exceptionnelles, pouvait amener de nouvelles complications, je n’ai pas voulu courir la chance de ressentir, avec une vivacité dont j’aurais pu ne pas être maître, un manque d’égards ou un mauvais procédé. Je demande pardon à Votre Excellence d’entrer dans ces détails qui, malgré le caractère personnel qu’ils peuvent avoir, m’ont paru nécessaires à un complet exposé de la situation.

 

11º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 13 janvier 1842.

Monsieur,

J’ai reçu hier, à onze heures du soir, une circulaire adressée au corps diplomatique par le grand-maître des cérémonies, annonçant purement et simplement que le cercle qui devait avoir lieu ce matin au palais était contremandé.

La poste part aujourd’hui à deux heures, et je ne puis donner à cet égard aucun renseignement à Votre Excellence. Deux de mes collègues, les seuls membres du corps diplomatique que j’aie rencontrés, semblaient croire que la santé de l’impératrice avait motivé ce contre-ordre, qui s’étend à tous, à la cour comme à la noblesse. Jusqu’à présent, toutefois, Sa Majesté avait paru beaucoup mieux portante que par le passé, et rien n’avait préparé à une aggravation dans son état assez sérieuse pour que l’empereur ne pût recevoir les félicitations de nouvelle année.

 

12º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 15 janvier 1842.

Monsieur,

On a appris hier à Pétersbourg que M. de Kisséleff n’avait point paru aux Tuileries le 1er janvier. Cette nouvelle, après tout ce qui s’est passé ici, n’a surpris personne, mais a généralement affligé. On prévoit que le gouvernement du roi en témoignera, d’une manière ou d’une autre, son juste mécontentement, et si l’empereur a pu imposer une unanimité de démonstrations extérieures, il s’en faut de beaucoup, ainsi que j’ai eu l’honneur de le mander à Votre Excellence, qu’il ait obtenu le même résultat sur l’opinion. Aujourd’hui surtout, un mécontentement assez grand se manifeste. Le cercle du 1er janvier n’ayant pas eu lieu, quels que soient les motifs qui l’aient fait contremander, et le corps diplomatique n’étant plus officiellement appelé à paraître au palais avant le jour de Pâques, la société ne sait quelle ligne suivre vis-à-vis de moi. Elle se trouverait humiliée d’avances trop positives, et cependant elle sent que je ne puis en accueillir d’autres ; elle se plaint d’ailleurs d’avoir été mise en avant par l’empereur qui, en invitant le chargé d’affaires de France, semble avoir porté un démenti à l’interprétation donnée à ma conduite.... La Russie, quoi qu’on en dise, n’épouse pas les passions et les injustes préventions de son souverain.

Le corps diplomatique est fort bien pour moi ; il apprécie ma position avec justesse et convenance. Si dans les premiers moments, malgré la réserve dont nous devions les uns et les autres envelopper notre pensée, j’ai cru remarquer parmi ses membres quelque dissidence d’opinion, je dois dire que tous aujourd’hui se montrent jaloux et soigneux de la dignité d’un de leurs collègues, et semblent approuver que je ne m’écarte pas de l’attitude que les circonstances m’imposent.

 

13º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 19 janvier 1842.

Monsieur,

Il y a ce soir bal à la cour, où je suis invité et me rendrai avec madame Périer. Ce bal a lieu tous les ans vers la fête du 6/18 janvier, jour des Rois et de la bénédiction de la Néva ; mais le corps diplomatique n’y est pas ordinairement invité. Il paraît qu’on a voulu cette fois faire une exception en raison de ce que le cercle du 1er janvier n’a pas été tenu. Il ne serait pas impossible aussi que le désir de donner à la légation française une prompte occasion de reparaître à la cour entrât pour quelque chose dans cette innovation.

 

14º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 23 janvier 1842.

Monsieur,

Je ne puis aujourd’hui que confirmer ce que j’ai eu l’honneur de mander à Votre Excellence, dans ma précédente dépêche, de l’excellent effet que produisent l’attitude du gouvernement du roi, l’indifférence avec laquelle il a accueilli l’absence de M. de Kisséleff lors de la réception du 1er janvier, et la ligne de conduite dans laquelle il m’a été ordonné de me renfermer ici...

Au dernier bal, qui n’était point précédé d’un cercle, l’empereur et l’impératrice ont trouvé, dans le courant de la soirée, l’occasion, que je ne cherchais ni ne fuyais, de m’adresser la parole. Ils ont parlé l’un et l’autre, à plusieurs reprises à madame Casimir Périer. Enfin tout s’est passé fort convenablement et avec l’intention évidente de ne marquer aucune différence entre l’accueil que nous recevions et celui qui nous était fait naguère..,

 

15º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 24 janvier 1842.

Monsieur,

Grâce à vos lettres, à l’appui qu’elles m’ont prêté, la situation de la légation du roi est devenue excellente. Si la société russe, engagée dans une fausse voie, ne se presse pas d’en sortir, elle sent au moins ses désavantages.

Au dernier bal, l’empereur s’est borné à me dire, en passant à côté de moi, d’un air et d’un ton qui n’avaient rien de désobligeant : Comment ça va-t-il depuis que nous ne nous sommes vus ? Ça va mieux, n’est-ce pas ? L’impératrice m’a demandé, avec une certaine insistance, quand revenait M. de Barante, et si je n’apprenais rien de son retour. J’ai répondu en protestant de mon entière ignorance à cet égard. Je ne puis décider si ce propos n’était qu’une marque de bienveillance pour l’ambassadeur, qui a laissé ici les meilleurs souvenirs, ou s’il cachait une intention, par exemple une sorte d’engagement implicite du retour de M. de Pahlen à Paris.

Entre M. de Nesselrode et moi, pas un seul mot n’a été dit qui se rapportât à tout cet incident ou qui y fît allusion. Il m’a paru qu’il ne me convenait pas de prendre l’initiative. Je ne voulais, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, paraître ni embarrassé, ni inquiet, ni pressé de sortir de la situation qu’il a plu à la société de me faire, et dans laquelle rien ne m’empêche, surtout aujourd’hui, de me maintenir avec honneur. Dans un intérêt fort avouable de conciliation, je n’aurais certes pas évité une conversation confidentielle à cet égard que M. de Nesselrode aurait pu chercher. Sa modération m’est connue : j’ai la certitude qu’il regrette tout ce qui s’est passé ; mais je n’ai pas pensé qu’il fût utile d’aller au-devant d’explications que le caractère tout aimable de nos entretiens et la position supérieure du vice-chancelier lui rendaient facile de provoquer.

 

16º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

Paris, 18 février 1842.

Je ne veux pas laisser partir ce courrier, monsieur, sans vous dire combien les détails que vous m’avez mandés m’ont satisfait. Une bonne conduite dans une bonne attitude, il n’y a rien à désirer au delà. Persistez tant que la société russe persistera. Son entêtement commence à faire un peu sourire, comme toutes les situations qu’on prolonge plutôt par embarras d’en sortir que par envie d’y rester. Vous qui n’avez point d’embarras, attendez tranquillement, vous n’avez qu’à y gagner. Le temps, quand on l’a pour soi, est le meilleur des alliés.

Répondez toujours que vous ne savez rien, absolument rien, sur le retour de M. de Barante. Il ne quittera certainement point Paris tant que M. de Pahlen ou un autre ambassadeur n’y reviendra pas... Y a-t-il quelque conjecture à ce sujet dans le corps diplomatique que vous voyez ?

Vous avez très bien fait de ne prendre avec M. de Nesselrode l’initiative d’aucune explication.

 

17º Le même au même.

 

Paris, 24 février 1842.

Je vous sais beaucoup de gré, monsieur, du dévouement si complet que vous me témoignez. Je suis sûr que ce ne sont point, de votre part, de vaines paroles, et qu’en effet, de quelque façon que le roi disposât de vous, vous le trouveriez bon et vous obéiriez de bonne grâce ; mais c’est dans le poste où vous êtes que vous pouvez, quant à présent, servir le roi avec le plus d’honneur. Il me revient que quelques personnes affectent de dire que, si la société de Saint-Pétersbourg s’obstine à se tenir éloignée de vous, c’est à vous seul qu’il faut l’imputer, et que c’est à vous seul, à vos procédés personnels, que s’adresse cette humeur. Je ne saurais admettre cette explication. Vous n’avez rien fait que de correct et de conforme à vos devoirs, et je vous connais trop bien pour croire que vous ayez apporté, dans le détail de votre conduite, aucune inconvenance. Il est de l’honneur du gouvernement du roi de vous soutenir dans la situation délicate et évidemment factice où l’on essaye de vous placer, et l’empereur lui-même a, j’en suis sûr, l’esprit trop juste et trop fin pour ne pas le reconnaître.

Beaucoup de gens pensent et disent ici qu’il suffirait d’un mot ou d’un geste de l’empereur pour que la société de Saint-Pétersbourg ne persévérât point dans sa bizarre conduite envers vous. Je réponds, quand on m’en parle, que vos rapports avec le cabinet russe sont parfaitement convenables, que l’empereur vous a traité dernièrement avec la politesse qui lui appartient, et que certainement, chez nous, si le roi avait, envers un agent accrédité auprès de lui quelque juste mécontentement, il ne le lui ferait pas témoigner indirectement et par des tiers.

Gardez donc avec pleine confiance, monsieur, l’attitude que je vous ai prescrite, et qui convient seule au gouvernement du roi comme à vous-même. Ne vous préoccupez point de la froideur qu’on vous témoigne ; n’en ressentez aucune impatience, aucune humeur ; tenez-vous en mesure d’accueillir, sans les devancer, les marques de retour qui vous seraient adressées. Vous avez pour vous le bon droit, les convenances, les habitudes du monde poli dans les pays civilisés. Votre gouvernement vous approuve. Le gouvernement auprès duquel vous résidez fait tout ce qu’il vous doit. Le nécessaire ne vous manque point. Attendez tranquillement que le superflu vous revienne, et continuez à prouver, par la dignité et la bonne grâce de votre conduite, que vous pouvez vous en passer.

 

18º M. Casimir Périer à M. Guizot.

 

8 juin 1842.

Monsieur,

Je viens, fort à regret, aujourd’hui vous supplier de ne pas retarder la décision par laquelle vous avez bien voulu me faire donner l’espoir que vous mettriez un terme à une position qui ne peut plus se prolonger. Il m’en coûte beaucoup, daignez le croire, de faire cette démarche ; mais vous me permettrez de vous rappeler qu’après six mois de la situation la plus pénible, c’est la première fois que j’ai une pensée qui ne soit pas toute de dévouement et d’abnégation. Je sais quels devoirs me sont imposés par mes fonctions : à ceux-là je ne crois pas avoir failli pendant douze ans de constants services. Je ne puis ni ne veux faillir à d’autres devoirs qui ne sont pas moins sacrés. Madame Casimir Perier est fort souffrante, et sa santé m’inquiète. Exilée à huit cents lieues de son pays le lendemain même de son mariage, trop délicate pour un climat sévère, elle a besoin maintenant, elle a un pressant besoin de respirer un air plus doux, et les médecins ordonnent impérieusement les bains de mer pour cet été. Veuillez donc, monsieur, supplier le roi de me permettre de quitter la Russie vers la fin de juillet ou dans les premiers jours d’août.

Le roi connaît mon dévouement à son service ; vous, monsieur, vous connaissez mon attachement à votre personne : c’est donc sans crainte d’être mal compris ou mal jugé que je vous expose la nécessité pénible à laquelle me soumet aujourd’hui le soin des intérêts les plus légitimes et les plus chers. On m’a mandé que votre intention était de ne pas reculer mon retour au delà de l’époque que je viens d’indiquer, et j’ai la conviction intime qu’en vous rendant à ma prière vous prendrez le parti le mieux d’accord avec ce que les circonstances exigent. En effet, l’empereur s’est prononcé, et il n’y a plus à en douter, M. de Pahlen ne retournera pas à Paris dans l’état actuel des choses. La prolongation de mon séjour à Pétersbourg devient aussi inutile qu’incompatible avec la dignité du gouvernement du roi.

 

19º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

28 juin 1842.

Monsieur,

Le roi vient de vous nommer commandeur de la Légion d’honneur. Le baron de Talleyrand vous en porte l’avis officiel et les insignes. Je suis heureux d’avoir à vous transmettre cette marque de la pleine satisfaction du roi. Dans une situation délicate, vous vous êtes conduit et vous vous conduisez, monsieur, avec beaucoup de dignité et de mesure. Soyez sûr que j’apprécie toutes les difficultés, tous les ennuis que vous avez eus à surmonter, et que je ne négligerai rien pour qu’il vous soit tenu un juste compte de votre dévouement persévérant au service du roi et du pays.

Je comprends la préoccupation que vous cause et les devoirs que vous impose la santé de madame Périer. J’espère qu’elle n’a rien qui doive vous alarmer, et que quelques mois de séjour sous un ciel et dans un monde plus doux rendront bientôt à elle tout l’éclat de la jeunesse, à vous toute la sécurité de bonheur que je vous désire. Le roi vous autorisera à prendre un congé et à revenir en France du 1er au 15 août. Dès que le choix du successeur qui devra vous remplacer par intérim, comme chargé d’affaires, sera arrêté, je vous en informerai.

 J’aurais vivement désiré qu’un poste de ministre se trouvât vacant en ce moment. Je me serais empressé de vous proposer au choix du roi. Il n’y en a point, et nous sommes obligés d’attendre une occasion favorable. Je dis nous, car je me regarde comme aussi intéressé que vous dans ce succès de votre carrière. J’espère que nous n’attendrons pas longtemps.

 

20º M. Guizot à M. le comte de Flahault

 

4 juillet 1842.

Mon cher comte,

Casimir Périer me demande avec instance un congé pour ramener en France sa femme malade, et qui a absolument besoin de bains de mer sous un ciel doux. Je ne puis le lui refuser. Il en usera du 1er au 15 août, après les fêtes russes de juillet. J’ai demandé pour lui au roi et il reçoit ces jours-ci la croix de commandeur. Elle était bien due à la fermeté tranquille et mesurée avec laquelle il a tenu, depuis plus de six mois, une situation délicate. Il gardera son poste de premier secrétaire en Russie tant que je n’aurai pas trouvé un poste de ministre vacant pour lequel je puisse le proposer au roi, et il sera remplacé, pendant son congé, par un autre chargé d’affaires, probablement par le second secrétaire de notre ambassade à Pétersbourg, M. d’André, naturellement appelé à ce poste quand l’ambassadeur et le premier secrétaire sont absents. Sauf donc un changement de personnes, la situation restera la même. Ce n’est pas sans y avoir bien pensé que, l’automne dernier, nous nous sommes décidés à la prendre. Pendant dix ans, à chaque boutade, à chaque mauvais procédé de l’empereur Nicolas, on a dit que c’était de sa part un mouvement purement personnel, que la politique de son gouvernement ne s’en ressentait pas, que les relations des deux cabinets étaient suivies et les affaires des deux pays traitées comme si rien n’était. Nous nous sommes montrés pendant dix ans bien patients et faciles ; mais en 1840 la passion de l’empereur a évidemment pénétré dans sa politique. L’ardeur avec laquelle il s’est appliqué à brouiller la France avec l’Angleterre, à la séparer de toute l’Europe, nous a fait voir ses sentiments et ses procédés personnels sous un jour plus sérieux. Nous avons dû dès lors en tenir grand compte. A ne pas ressentir ce que pouvaient avoir de tels résultats, il y eût eu peu de dignité et quelque duperie. Une occasion s’est présentée : je l’ai saisie. Nous n’avons point agi par humeur, ni pour commencer un ridicule échange de petites taquineries. Nous avons voulu prendre une position qui depuis longtemps eût été fort naturelle, et que les événements récents rendaient parfaitement convenable. J’ai été charmé pour mon compte de me trouver appelé à y placer mon roi et mon pays. Nous la garderons tranquillement. M. de Barante attendra à Paris que M. de Pahlen revienne. Ce n’est pas à nous de prendre l’initiative de ce retour. Dans l’état actuel des choses, des chargés d’affaires suffisent très bien aux nécessités de la politique comme aux convenances des relations de cour, et le jour où à Pétersbourg on voudra qu’il en soit autrement, nous sortirons de cette situation sans plus d’embarras que nous n’en avons aujourd’hui à y rester.

 

21º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

Paris, 14 juillet 1842.

Monsieur, une affreuse catastrophe vient de plonger la famille royale dans le deuil le plus profond, et de jeter dans Paris un sentiment de douleur que la France entière partagera bientôt. Hier matin, monseigneur le duc d’Orléans, sur le point de partir pour Saint-Omer, où il devait inspecter une partie des troupes destinées à former le camp de Châlons, se rendait à Neuilly pour y prendre congé du roi. Les chevaux qui le conduisaient s’étant emportés, Son Altesse Royale a voulu sortir de la voiture pour échapper au danger qui la menaçait. Dans sa chute, Elle s’est fait des blessures tellement graves que, lorsqu’on l’a relevée, Elle était sans connaissance et qu’Elle n’a plus repris ses sens. Transporté dans une maison voisine, le prince y a rendu le dernier soupir, après quelques heures d’agonie, entre les bras du roi et de la reine, et de tous les membres de la famille royale présents à Paris et à Neuilly. Mme la duchesse d’Orléans est à Plombières, où elle s’était rendue pour prendre les eaux. Mme la princesse Clémentine et Mme la duchesse de Nemours viennent de partir pour lui donner, en mêlant leurs larmes aux siennes, les seules consolations qu’elle puisse recevoir. M. le duc de Nemours, M. le prince de Joinville, M. le comte de Paris et M. le duc de Chartres sont également absents. Des exprès leur ont été envoyés. Dans ce malheur si affreux et si imprévu, Leurs Majestés ont montré un courage qui ne peut être comparé qu’à l’immensité de leur douleur. Elles n’ont pas quitté un moment le lit de leur fils mourant, et elles ont voulu accompagner son corps jusqu’à la chapelle où il a été déposé. La population de Paris tout entière s’est associée au sentiment de cette grande infortune, et toute autre préoccupation a fait place à celle d’un événement qui n’est pas seulement une grande calamité pour la famille royale, puisqu’il enlève à la patrie un prince que ses hautes qualités rendaient si digne d’occuper un jour le trône auquel sa naissance l’appelait.

 

22º M. Casimir Périer à M. Guizot.

 

Saint-Pétersbourg, 23 juillet 1842.

Monsieur,

La dépêche que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 14 de ce mois a porté ici la confirmation officielle de l’affreuse catastrophe dont nous avions déjà la triste certitude.

Il n’y a pas de paroles qui puissent rendre le sentiment d’un tel malheur. Il faut courber la tête, se taire et se soumettre.

L’Europe saura, non moins que la France, quelle perte elle a faite. Cela sera compris partout, et j’en ai déjà trouvé la preuve dans le langage plein de conviction des membres du corps diplomatique.

P.S., 24 juillet.

M. le comte de Nesselrode sort de chez moi.

Il est venu, de la part de l’empereur, m’exprimer en son nom toute la part que Sa Majesté Impériale avait prise au malheur qui a frappé la famille royale et la France.

L’empereur, m’a dit M. de Nesselrode, a été vivement affecté de cette terrible nouvelle ; il a pris immédiatement le deuil et a fait contremander un bal qui devait avoir lieu à l’occasion de la fête de Son Altesse Impériale madame la grande-duchesse Olga.

 

23º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 31 juillet 1842.

Monsieur,

L’impression produite par le fatal événement du 13 a été aussi profonde que ma dernière lettre vous le faisait pressentir.

Vous savez, monsieur, que je continue à être exclu de tous rapports avec la société ; je n’ai donc pas constaté moi-même ce que j’apprends cependant d’une manière certaine, combien chacun apprécie l’étendue de la perte qu’ont faite la France et l’Europe.

Ces jours de deuil sont aussi des jours de justice et de vérité. Le nom du roi était dans toutes les bouches, le souhait de sa conservation dans tous les cœurs.

On n’hésitait plus à reconnaître hautement que de sa sagesse dépendait depuis douze ans la paix de l’Europe ; on n’hésitait plus à faire à notre pays la large part qu’il occupe dans les destinées du monde ; on applaudissait aux efforts de ceux dont le courage et le dévouement viennent en aide au roi dans l’œuvre qu’il accomplit.

J’ai vivement regretté, monsieur, qu’une situation qui me maintient forcément isolé m’empêchât d’exercer sur les opinions, sur les sentiments, sur la direction des idées, aucune espèce de contrôle ou d’influence.

M. de Nesselrode, lors de la visite dont j’ai eu l’honneur de vous rendre compte et où il me porta au nom de l’empereur de fort convenables paroles, ne sortit pas des généralités, et ne me laissa en rien deviner que son souverain eût pris en cette occasion le seul parti digne d’un cœur élevé et d’un sage esprit, celui d’écrire au roi, de saisir cette triste, mais unique occasion d’effacer le passé, et de renouer des rapports qui n’auraient jamais dû cesser d’exister.

Cette pensée me dominait, et si le moindre mot de M. de Nesselrode m’y eût autorisé, j’aurais pu la dire à un homme qui, j’en ai la conviction, partageait intérieurement et mon opinion et mes idées à cet égard ; mais sa réserve commandait la mienne ; ce qui s’est passé depuis huit mois ne m’encourageait pas à m’en départir le premier ; ce que j’aurais dit dans le cours de mes relations confidentielles et intimes ne pouvait trouver place dans un entretien tout officiel.

Si j’avais pu hésiter sur la conduite à tenir, vos directions mêmes, monsieur, m’auraient tiré d’incertitude. Je suis convaincu avec vous que, devant nous tenir prêts à accueillir toute espèce d’ouvertures ou d’avances, nous avons aussi toutes raisons de ne pas les provoquer. Dans le cas actuel, l’initiative nous appartenait moins que jamais.

Le lendemain, quand je suis allé remercier le vice-chancelier de sa démarche, il ne s’est pas montré plus explicite.

L’incertitude est la même pour tous, et le corps diplomatique s’agite vivement pour savoir ce qui a été fait, si l’empereur a écrit, s’il a écrit dans la seule forme qui donnerait à sa lettre une véritable importance.

Je puis vous assurer, monsieur, que chacun le désire, que chacun en sent l’à-propos et comprend les conséquences de l’une et de l’autre alternative. Ou c’est une ère nouvelle qui va s’ouvrir, que chacun souhaite sans oser l’espérer, ou c’est la preuve évidente qu’il n’y a rien à attendre d’un entêtement que chacun blâme et dont chacun souffre. Ces sentiments, ces craintes, ces désirs ne sont pas seulement ceux des étrangers ; ils appartiennent à la société russe tout entière ; je le dis hautement, et si je ne puis être suspecté de partialité en sa faveur, je suis trop heureux de cette disposition des esprits et je respecte trop la vérité pour ne pas vous en instruire.

Si l’empereur n’a pas compris ce qu’exigeaient les plus simples convenances, ce que lui imposaient le soin de sa propre dignité, ses devoirs de souverain, de hautes considérations de politique et d’avenir, il sera jugé sévèrement non seulement par l’Europe, mais par ses sujets.

Au moment où j’écris, monsieur, vous êtes bien près de connaître la vérité. De toutes manières, un bien quelconque doit sortir de cette situation. Les rapports entre les deux souverains, entre les deux pays, seront rétablis, et donneront un gage de plus à la sécurité de l’Europe, ou nous saurons définitivement à quoi nous en tenir, et nous pourrons agir en conséquence, libres de tout scrupule, déchargés de toute responsabilité.

Je n’ai rien autre chose à vous mander, monsieur, qui, dans un pareil moment, pût avoir de l’intérêt pour vous. J’ajouterai toutefois que, voulant rendre impossible que la prolongation de mon séjour ici servît de motif ou de prétexte aux déterminations de l’empereur, je n’ai vu aucun inconvénient à annoncer mon prochain départ à M. de Nesselrode dès notre première entrevue. J’ai eu soin de dire que le triste état de santé de madame Périer m’avait seul déterminé à solliciter le congé que j’avais obtenu.

 

24º Le même au même.

 

Saint-Pétersbourg, 4 août 1842.

Monsieur,

J’ai maintenant acquis la certitude que l’empereur n’a écrit aucune lettre, et je sais avec exactitude tout ce qui s’est passé à Peterhof. Les instances faites auprès de lui ont été plus pressantes encore que je ne le pensais. L’opinion de la famille impériale, de la cour, des hommes du gouvernement, était unanime ; tous ont trouvé une volonté de fer, un parti pris, un amour-propre et un orgueil excessifs. L’empereur a repoussé tout ce qu’on lui a proposé, tout ce qui aurait eu, à ses yeux, l’apparence d’un premier pas : Je ne commencerai pas ! sont les seuls mots qu’on ait obtenus de lui. A la demande du renvoi de M. de Pahlen à Paris, il n’a cessé de répondre : Que M. de Barante revienne, et mon ambassadeur partira.

A côté de cela, comme l’empereur a senti que sa conduite n’était pas approuvée, comme il sait que le vœu unanime appelle le rétablissement des relations entre les deux cours, il a affecté le plus convenable langage ; il a cru que quelques mots tombés de sa bouche, quelques paroles inofficielles et sans garantie, portées à Paris par Horace Vernet, que l’envoi d’un aide de camp du comte de Pahlen, au lieu d’un courrier ordinaire, pour remettre une dépêche à M. de Kisséleff, il a cru, dis-je, que tout cela suffirait peut-être pour déterminer des avances. S’il ne l’a pas cru, il l’a voulu tenter. Il a mesuré avec parcimonie chaque geste et chaque mot ; il a tracé avec soin les limites où il voulait se renfermer. Il voit là une merveilleuse adresse, et ne comprend pas tout ce qu’il y a de peu digne d’un souverain dans ces subterfuges et ces calculs. Telle est son habileté, telle est sa tactique, telles sont ses illusions.

Vous seriez surpris, monsieur, de voir avec quel mécontentement tout cela est accueilli ici. Cependant pas un Russe ne s’est fait inscrire chez moi depuis le douloureux événement du 13 juillet. En présence des sentiments unanimes inspirés par cette affreuse catastrophe, cela est significatif. Vous y trouverez la mesure de ce que peut, exige ou impose la volonté du souverain.

 

25º M. Guizot à M. Casimir Périer.

 

11 août 1842.

Monsieur, je vous envoie copie d’une lettre écrite par M. le comte de Nesselrode à M. de Kisséleff à l’occasion de la mort de monseigneur le duc d’Orléans, et dont M. de Kisséleff m’a donné communication. Je me suis empressé de la mettre sous les yeux du roi. A cette lecture, et surtout en apprenant que l’empereur avait immédiatement pris le deuil et contremandé la fête préparée pour Son Altesse Impériale madame la grande-duchesse Olga, Sa Majesté a été vivement touchée. La reine a ressenti la même émotion. L’empereur est digne de goûter la douceur des affections de famille puisqu’il en sait si bien comprendre et partager les douleurs.

Vous vous rendrez, monsieur, chez M. le comte de Nesselrode, et vous le prierez d’être, auprès de l’empereur et de l’impératrice, l’interprète de la sensibilité avec laquelle le roi et la reine ont reçu, au milieu de leur profonde affliction, l’expression de la sympathie de Leurs Majestés Impériales.

 

Copie d’une dépêche de M. le comte de Nesselrode à M. de Kisséleff.

 

Saint-Pétersbourg, 26 juillet 1842.

Monsieur,

C’est dans la journée d’hier, au palais impérial de Peterhof, où la cour se trouvait réunie, que m’est parvenue la dépêche par laquelle vous nous annonciez l’accident aussi terrible qu’inattendu qui a mis fin aux jours de l’héritier du trône de France. Cette affreuse catastrophe a produit sur l’empereur une profonde et douloureuse impression. Vous savez l’empire qu’exercent sur Sa Majesté les sentiments et les affections de famille. L’empereur est père, père tendrement dévoué à ses enfants ; c’est vous dire combien la perte qui vient de frapper le roi et la reine des Français s’adressait directement aux émotions les plus intimes de son cœur, combien il en a été affecté pour eux, et à quel point il s’associe du fond de l’âme aux déchirantes afflictions qu’ils éprouvent. Par une de ces fatalités qui dans la vie placent si souvent le bonheur des uns en contraste avec la douleur des autres, c’est le jour même où notre cour se préparait à célébrer la fête de madame la grande-duchesse Olga que nous est parvenue cette déplorable nouvelle. En présence d’un si grand malheur, toutes manifestations de joie devaient se taire. Immédiatement, le bal qui devait avoir lieu dans la soirée a été contremandé, et toute la cour a reçu l’ordre de prendre dès le lendemain le deuil pour le jeune prince.

Veuillez, monsieur, témoigner au gouvernement français la part que prend notre auguste maître à un événement qu’indépendamment de la tristesse qu’il a répandue sur la famille royale, Sa Majesté envisage comme une calamité qui affecte la France entière. L’empereur vous charge plus particulièrement, tant en son nom qu’en celui de l’impératrice, d’être, auprès du roi et de la reine, l’interprète de ses sentiments. Ne pouvant leur offrir des consolations qui, en pareil cas, ne sauraient leur venir que d’une religieuse soumission aux volontés de la Providence, il espère que le roi trouvera dans sa fermeté, comme aussi la reine dans ses pieuses dispositions, les forces d’esprit suffisantes pour soutenir la plus cruelle douleur qu’il soit donné de ressentir.

Vous exprimerez ces vœux au monarque français en lui portant les témoignages du regret de notre auguste maître. Votre langage sera celui d’une affectueuse sympathie, car le sentiment qui inspire en cette occasion Sa Majesté ne saurait être plus sincère.

 

Quand la lettre de M. Guizot du 11 août arriva à Saint-Pétersbourg, elle n’y trouva plus M. Casimir Périer ; il en était parti aussitôt après l’arrivée du baron d’André, second secrétaire de l’ambassade de France en Russie, qui lui avait apporté son congé, et qui le remplaça comme chargé d’affaires. Bien connu à Saint-Pétersbourg, où il résidait depuis plusieurs années, M. d’André avait pour instruction de ne témoigner aucun empressement à y reprendre ses relations et ses habitudes, et de garder sans affectation la même attitude que M. Casimir Périer jusqu’à ce que la société russe en changeât elle-même. Ce changement s’accomplit peu à peu, avec un mélange de satisfaction et d’embarras, et à la fin de l’année 1842 il ne restait plus, entre la légation de France et la cour de Russie, aucune trace visible de l’incident du 18 décembre 1841 ; mais rien n’était changé dans l’attitude personnelle de l’empereur Nicolas envers le roi Louis-Philippe : les deux ambassadeurs demeuraient en congé, et personne ne paraissait plus s’inquiéter de savoir quand ils retourneraient, M. de Pahlen à Paris et M. de Barante à Saint-Pétersbourg, ni même s’ils y retourneraient un jour.

Le 5 avril 1843, le chargé d’affaires de Russie, M. de Kisséleff, vint voir M. Guizot et lui communiqua trois dépêches en date du 21 mars, qu’il venait de recevoir du comte de Nesselrode : deux de ces dépêches roulaient sur les affaires de Servie et de Valachie, alors vivement agitées ; la troisième, qui fut la première dont M. de Kisséleff donna lecture à M. Guizot, avait trait à la discussion que nous venions de soutenir dans les Chambres sur les fonds secrets.

 

Le comte de Nesselrode à M. de Kisséleff.

 

Saint-Pétersbourg, 21 mars 1843.

Monsieur,

Je profite de l’occasion d’aujourd’hui pour vous accuser la réception de vos rapports jusqu’au nº 17 inclusivement et vous remercier de l’exactitude avec laquelle vous nous avez mis au courant des derniers débats des Chambres françaises. Nous attendions avec intérêt et curiosité l’issue de la discussion à laquelle était attaché le sort du ministère actuel, et nous voyons avec satisfaction, monsieur, que d’accord avec nos propres conjectures, le résultat de cette épreuve s’est décidé en faveur du gouvernement. Je dis avec satisfaction parce que, bien que M. Guizot en particulier n’ait peut-être point pour la Russie des dispositions très favorables, ce ministre est pourtant, à tout considérer, celui qui offre le plus de garanties aux puissances étrangères par sa politique pacifique et ses principes conservateurs. Il a donné, dans la dernière lutte parlementaire, de nouvelles preuves de son talent oratoire, et rien ne s’oppose, monsieur, à ce que vous lui offriez à cette occasion les félicitations du cabinet impérial.

Recevez, etc.

 

Après avoir entendu la lecture de cette dépêche, M. Guizot dit à M. de Kisséleff :

Je vous remercie de cette communication. Je prends la dépêche de M. de Nesselrode comme une marque de sérieuse estime, et j’y suis fort sensible ; mais, permettez-moi de vous le demander, qu’entend M. de Nesselrode par mes dispositions peu favorables pour la Russie ? Veut-il parler de dispositions purement personnelles de ma part, de mes goûts, de mes penchants ? Je ne puis le croire. Je n’ai point de penchant pour ou contre aucun État, point de dispositions favorables ou défavorables pour telle ou telle puissance. Je suis chargé de la politique de mon pays au dehors. Je ne consulte que ses intérêts politiques, les dispositions qu’on lui témoigne et celles qu’il lui convient de témoigner. Rien, absolument rien de personnel ne s’y mêle de ma part.

M. DE KISSÉLEFF. — C’est ainsi, je n’en doute pas, que l’entend M. de Nesselrode.

M. GUIZOT. — Je l’espère, et je ne comprendrais pas qu’il en pût être autrement ; mais alors, en vérité, je comprends encore moins que M. de Nesselrode me taxe de dispositions peu favorables à la Russie. Rien dans la politique naturelle de mon pays ne me pousse à de telles dispositions. Les penchants publics en France, les intérêts français en Europe n’ont rien de contraire à la Russie. Et, si je ne me trompe, il en est de même pour la Russie ; ses instincts nationaux ne nous sont pas hostiles. D’où me viendraient donc les dispositions que me suppose M. de Nesselrode ? Pourquoi les aurais-je ? Je ne les ai point. Mais puisqu’il est question de nos dispositions, permettez-moi de tout dire : qui de vous ou de nous a témoigné des dispositions peu favorables ? Est-ce que l’empereur ne fait pas, entre le roi des Français et l’empereur d’Autriche, une différence ? Est-ce qu’il a, envers l’un et l’autre souverains, la même attitude, les mêmes procédés ?

M. DE KISSÉLEFF. — Pardonnez-moi, je ne saurais entrer dans une telle discussion.

M. GUIZOT. — Je le sais. Aussi je ne vous demande point de discuter ni de me répondre ; je vous prie seulement d’écouter et de transmettre à M. de Nesselrode ce que j’ai l’honneur de vous dire. Je répondrai à l’estime qu’il veut bien me témoigner par une sincérité complète. Quand on touche au fond des choses, c’est le seul langage convenable et le seul efficace. Eh bien ! sincèrement, n’est-ce pas témoigner pour la France des dispositions peu favorables que de faire, entre son roi et les autres souverains, une différence ? Est-ce là un fait dont nous puissions, dont nous devions ne pas tenir compte ? Nous en tenons grand compte. Il influe sur nos dispositions, sur notre politique. Si l’empereur n’avait pas reconnu ce que la France a fait en 1830, si même, sans entrer en hostilité ouverte et positive, il était resté étranger à notre gouvernement, s’il n’avait pas maintenu avec nous les rapports réguliers et habituels entre les États, nous pourrions trouver, nous trouverions qu’il se trompe, qu’il suit une mauvaise politique ; nous n’aurions rien de de plus à dire. Mais l’empereur a reconnu ce qui s’est fait chez nous en 1830. Je dis plus, je sais qu’il avait prédit au roi Charles X ce qui lui arriverait s’il violait la charte. Comment concilier une politique si clairvoyante et si sensée avec l’attitude que garde encore l’empereur vis-à-vis du roi ? Je n’ignore pas ce qu’il y a au fond de l’esprit de l’empereur. Il croit qu’en 1830 on aurait pu garder M. le duc de Bordeaux pour roi et lui donner le duc d’Orléans pour tuteur et régent du royaume. Il croit qu’on l’aurait dû, et il veut témoigner son blâme de ce qu’on a été plus loin. Monsieur, je n’éluderai pas plus cette question-là que toute autre. J’ai servi la restauration. Je n’ai jamais conspiré contre elle. Il n’y avait de possible en 1830 que ce qui s’est fait. Toute autre tentative eût été vaine, parfaitement vaine ; le duc d’Orléans s’y serait perdu, et perdu sans succès. Il a été appelé au trône parce que seul, à cette époque, il pouvait s’y asseoir. Il a accepté le trône parce qu’il ne pouvait le refuser sans perdre en France la monarchie. C’est la nécessité qui a fait le choix du pays et le consentement du prince. Et l’empereur Nicolas lui-même l’a senti lorsque sur-le-champ, sans hésiter, il a reconnu ce qui s’était fait en France. Lui aussi, comme nous, comme toute l’Europe, il a reconnu et accepté la nécessité, le seul moyen d’ordre et de paix européenne. Et certes nous avons le droit de dire que le roi et son gouvernement n’ont point manqué à leur mission. Quel souverain a défendu plus persévéramment, plus courageusement la cause de la bonne politique, de la politique en servatrice ? En est-il un, en aucun temps, qui ait plus fait, qui ait autant fait pour la sûreté de tous les trônes et le repos de tous les peuples ?

M. DE KISSÉLEFF. — Personne ne le reconnaît plus que l’empereur ; personne ne rend plus de justice au roi, à son habileté, à son courage ; personne ne dit plus haut tout ce que lui doit l’Europe.

M. GUIZOT. — Je le sais ; mais permettez-moi un pas de plus dans la complète franchise. Ce roi à qui l’Europe doit tant, est-ce que les Russes qui viennent à Paris lui rendent, à lui, ce qui lui est dû ? Est-ce qu’ils vont lui témoigner leur respect ? L’empereur, qui sait si bien quels sont les droits de la majesté royale, pense-t-il qu’un si étrange oubli serve bien cette cause, qui est la sienne ? Croit-il bien soutenir la dignité et la force des idées monarchiques en souffrant que ses sujets ne rendent pas tout ce qu’ils doivent au monarque qui les défend avec le plus de courage et de péril, et au profit de tous ?

M. DE KISSÉLEFF. — Nous aussi nous avons nos susceptibilités. Votre presse, votre tribune, d’autres manifestations encore, nous ont plus d’une fois offensés. Et nous n’avons, nous, point de presse, point de tribune pour repousser ce qui nous offense. Notre manière de manifester nos sentiments, c’est de nous identifier complètement avec l’empereur, de ressentir comme lui tout ce qui s’adresse à lui, de partager ses impressions, ses intentions, de nous y associer intimement. C’est là l’instinct, l’habitude, c’est le patriotisme de notre société, de notre peuple.

M. GUIZOT. — Et je l’en honore. Je sais à quel incident vous faites allusion ; je suis le premier à dire que c’est quelque chose de grand et de beau que cette intime union d’un peuple avec son souverain. La société russe a raison d’être dévouée, et susceptible, et fière, pour l’empereur ; mais s’étonnera-t-elle que je sois, moi aussi, susceptible et fier pour le roi ? C’est mon devoir de l’être, et l’empereur, j’en suis sûr, m’en approuve, et je dois peut-être à cela quelque chose de l’estime qu’il me fait l’honneur de me témoigner. Quant à la presse, vous savez bien que nous n’en répondons pas, que nous n’en pouvons répondre.

M. DE KISSÉLEFF. — Je le sais. Pourtant quand on voit, dans les journaux les plus dévoués au gouvernement du roi, les plus fidèles à sa politique, des choses blessantes, hostiles pour nous, il est impossible que cela ne produise pas quelque impression et une impression fâcheuse.

M. GUIZOT. — Je ne m’en étonne pas, et quand cela arrive, je le déplore ; mais il n’y a pas moyen de tout empêcher. Comment voulez-vous d’ailleurs que les dispositions connues de l’empereur, son attitude, ses procédés, demeurent chez nous sans effet ? Ce dont vous vous plaignez cesserait, nous aurions du moins bien meilleure grâce et bien meilleure chance à le réprimer, si vous étiez avec nous dans des rapports parfaitement réguliers et convenables, et agréables au public français. J’ai livré dans nos Chambres bien des batailles et j’en ai gagné quelquefois ; mais pourquoi me compromettrais-je beaucoup et ferais-je de grands efforts pour faire comprendre que le paragraphe sur la Pologne est déplacé dans les adresses et qu’il convient de l’en ôter ? On dit souvent, je le sais, que les procédés qui nous blessent de la part de l’empereur sont purement personnels, qu’ils n’influent en rien sur la politique de son gouvernement, et que les relations des deux États n’ont point à en souffrir. Quand cela serait, nous ne saurions, nous ne devrions pas nous en contenter. Est-ce qu’à part toute affaire proprement dite, les procédés personnels, les rapports personnels des souverains n’ont pas toujours une grande importance ? Est-ce qu’il convient à des hommes monarchiques de les considérer avec indifférence ? Quand nous y aurions été disposés, l’expérience de 1840 nous aurait appris notre erreur. Ce temps-là et ses affaires sont déjà loin ; on peut en parler en toute liberté ; pouvons-nous méconnaître que vous avez pris alors bien du soin pour nous brouiller avec l’Angleterre ?

M. de Kisséleff interrompit M. Guizot répétant qu’il lui était impossible soit d’admettre, soit de discuter ce que disait M. Guizot, et qu’il le priait de ne point considérer son silence comme une adhésion.

M. GUIZOT. — Soyez tranquille, je connais votre excellent esprit et je ne voudrais pas vous donner un moment d’embarras ; mais, puisque nous avons touché, je le répète, au fond des choses, il faut bien que j’y voie tout ce qu’il y a. Pardonnez-moi mon monologue. Quand je dis que vous avez voulu nous brouiller avec l’Angleterre ; j’ai tort ; l’empereur a trop de sens pour vouloir en Europe une brouillerie véritable, un trouble sérieux, la guerre peut-être : non, pas nous brouiller, mais nous mettre mal, en froideur avec l’Angleterre, nous tenir isolés, au ban de l’Europe. Quand nous avons vu cela, quand nous avons reconnu là l’effet des sentiments personnels de l’empereur, avons-nous pu croire qu’ils n’influaient en rien sur la politique de son cabinet ? N’avons-nous pas dû les prendre fort au sérieux ? C’est ce que nous avons fait, c’est ce que nous ferons toujours. Et pourtant nous sommes demeurés parfaitement fidèles à notre politique, non seulement de paix, mais de bonne harmonie européenne. L’occasion de suivre votre exemple de 1840 ne nous a pas manqué ; nous aurions bien pu naguère, à Constantinople, à propos de la Servie, exploiter, fomenter votre mésintelligence naissante avec la Porte, cultiver contre vous les méfiances et les résistances de l’Europe ; nous ne l’avons point fait, nous avons donné à la Porte les conseils les plus modérés, nous lui avons dit que ses bons rapports avec vous étaient, pour l’Europe comme pour elle, le premier intérêt. Nous avons hautement adopté, pratiqué la grande politique et laissé de côté la petite, qui n’est bonne qu’à jeter des embarras et des aigreurs au sein même de la paix qu’on maintient et qu’on veut maintenir.

M. DE KISSÉLEFF. — Notre cabinet rend pleine justice à la conduite et à l’attitude que le baron de Bourqueney a tenues à Constantinople : il y a été très sensible, et je suis expressément chargé de vous lire une dépêche où il en témoigne toute sa satisfaction.

M. GUIZOT. — Je serai fort aise de l’entendre.

 

Huit jours après cette communication, M. Guizot écrivit confidentiellement au baron d’André :

 

26º — 13 avril 1843.

 

Monsieur le baron,

Je vous envoie le compte-rendu de l’entretien que j’ai eu avec M. de Kisséleff au sujet ou plutôt à l’occasion des communications qu’il m’a faites il y a quelques jours, et dont je vous ai déjà indiqué le caractère. Vous n’avez aucun usage à faire de ce compte rendu. Je vous l’envoie pour vous seul, et pour que vous soyez bien au courant de nos relations avec Saint-Pétersbourg, de leurs nuances, des modifications qu’elles peuvent subir, et de mon attitude. Réglez sur ceci la vôtre, à laquelle du reste je ne vois, quant à présent, rien à changer. Ne= témoignez pas plus d’empressement, ne faites pas plus d’avances ; mais accueillez bien les dispositions plus expansives qui pourraient se montrer, et répondez-y par des dispositions analogues.

Si M. de Nesselrode vous parlait de mon entretien avec M. de Kisséleff et de ce que je lui ait dit ; montrez-vous instruit de tous les détails, et, en gardant la réserve qui convient à votre position, donnez à votre langage le même caractère et portez-y la même franchise.

Je n’ai parlé ici à personne, dans le corps diplomatique, de cet incident. J’ai lieu de croire que les plus légers symptômes de rapprochement entre Saint-Pétersbourg et nous sont, à Vienne, à Berlin et à Londres, un sujet de vive sollicitude, et qu’on n’épargnerait aucun soin pour en entraver le développement. Gardez donc, avec le corps diplomatique qui vous entoure, le même silence, et s’il vous revient qu’on y ait quelque connaissance des détails que je vous transmets, informez-moi avec soin de tout ce qu’on en pense et dit.

Le rétablissement des bons rapports entre la France et l’Angleterre, le langage amical des deux gouvernements l’un envers l’autre, sont certainement pour beaucoup dans les velléités de meilleures dispositions qui paraissent à Saint-Pétersbourg. Observez bien ce point de la situation, et l’effet autour de vous de tout ce qui se passe ou se dit entre Paris et Londres.

 

P.S. 14 avril.

Je rectifie ce que je vous ai dit au commencement de cette lettre. Je vous envoie une dépêche à communiquer à M. de Nesselrode en réponse à celle qui a amené mon entretien avec M. de Kisséleff. En lui en donnant lecture, dites-lui que j’ai développé à M. de Kisséleff, dans une longue conversation, les idées qui y sont exprimées, et ayez dans votre poche le compte rendu que je vous envoie de cette conversation, pour pouvoir vous y référer, si M. de Nesselrode vous en parle avec quelque détail.

Conformez-vous du reste aux autres instructions que je vous ai données ci-dessus.

 

La dépêche officielle que je chargeais M. d’André de communiquer au comte de Nesselrode était datée du 14 avril et conçue en ces termes :

 

27º — Monsieur le baron,

 

M. de Kisséleff m’a donné communication de trois dépêches que lui a adressées M. le comte de Nesselrode en date du 21 mars. Deux de ces dépêches ont trait aux affaires de Servie et de Valachie. Je vous en entretiendrai d’ici à peu de jours. La troisième exprime la satisfaction que le cabinet de Saint-Pétersbourg a éprouvée, en apprenant l’issue de la discussion sur les fonds secrets et l’affermissement du ministère. M. le comte de Nesselrode rend une pleine justice à notre politique pacifique et aux principes conservateurs que nous avons constamment soutenus. J’ai reçu cette manifestation du gouvernement impérial avec un réel contentement, comme une nouvelle preuve de son désir sincère de rendre durable le repos de l’Europe. M. le comte de Nesselrode a bien voulu y ajouter des compliments personnels auxquels je suis fort sensible, car ils me prouvent que le gouvernement impérial a pour ma conduite une estime qui m’est précieuse. Toutefois j’ai remarqué dans cette lettre une phrase conçue en ces termes : Bien que M. Guizot n’ait peut-être point pour la Russie des dispositions très favorables. Ces paroles m’ont causé quelque surprise, et je ne saurais les accepter. Les intérêts et l’honneur de mon souverain et de mon pays sont pour moi la seule mesure des dispositions que j’apporte envers les gouvernements avec qui j’ai l’honneur de traiter. M. le comte de Nesselrode, qui a si bien pratiqué cette règle dans sa longue et glorieuse carrière, ne saurait la méconnaître pour d’autres, et les sentiments qu’il vient de nous témoigner, au nom du cabinet impérial, me rendent facile aujourd’hui le devoir que je remplis en repoussant la supposition qu’il a exprimée.

 

Le baron d’André s’acquitta de sa commission et en rendit compte le 3 mai à M. Guizot.

 

28º Le baron d’André à M. Guizot.

 

3 mai 1843.

Monsieur,

M. de Nesselrode m’a écrit, il y a quelques jours, pour m’apprendre qu’il allait mieux et qu’il pourrait me recevoir. Je me suis rendu chez lui. Après m’avoir parlé de sa santé, le vice-chancelier m’a fait connaître en peu de mots les nouvelles qu’il venait de recevoir de Constantinople ; puis il a ajouté : Mon courrier de Paris est enfin arrivé. Il m’a apporté la conversation que M. de Kisséleff a eue avec M. Guizot. Je sais même que vous en avez le compte rendu ; vous voyez que je suis bien informé. J’ai répondu que c’était la vérité. Comme il gardait le silence, je lui ai demandé alors la permission de lui donner lecture de votre dépêche du 14 avril. Lorsque je suis arrivé à la citation de la phrase que Votre Excellence a remarquée, M. de Nesselrode m’a interrompu en disant : Cette dépêche adressée à M. de Kisséleff n’était pas faite pour être communiquée ; elle n’aurait pas dû l’être. — Mais, ai-je repris, cette supposition n’en a pas moins été faite, et M. Guizot ne saurait l’accepter.

Après avoir achevé cette lecture, M. de Nesselrode a fait de nouveau la même observation et m’a dit qu’il allait expédier un courrier à Paris qui porterait la réponse aux dépêches qu’il avait reçues de M. de Kisséleff et par conséquent à ce que je lui disais aussi.

Il a pris ensuite une des dépêches de M. de Kisséleff qui se trouvait sur sa table et m’en a donné lecture. C’était le résumé de la conversation qu’il a eue avec Votre Excellence. Ce résumé est à peu près conforme, quant au fond, à ce que vous m’en avez écrit. Ayant cependant remarqué que le paragraphe où il est question de la politique que nous venons de suivre en Orient était fort abrégé dans son récit, et voyant d’ailleurs tout avantage à bien faire connaître à M. de Nesselrode toute la pensée de Votre Excellence sans en retrancher la couleur, je lui ai proposé de lui rendre communication pour communication. Il a écouté la lecture de votre compte rendu avec un visible intérêt, en me faisant plusieurs fois remarquer la coïncidence qui existait entre les deux rapports. Il m’a interrompu aussi pour me faire observer que vous aviez omis de rappeler que l’empereur s’était toujours tenu éloigné des complots carlistes, et qu’il n’avait jamais voulu faire accueil à Pétersbourg aux personnes de ce parti. Lorsque j’ai eu terminé, M. de Nesselrode m’a répété : Vous voyez que c’est à peu près la même chose. — Oui, ai-je répondu ; cependant ce que j’ai l’honneur de vous lire est plus complet, surtout en ce qui touche la Pologne et notre politique en Orient. — C’est juste, mais M. de Kisséleff m’en parle dans une autre dépêche.

Le silence a recommencé, et comme il était évident pour moi que M. de Nesselrode ne voulait pas prolonger cette entrevue, je me suis levé. Alors il m’a dit ces mots : Quand on s’explique avec cette franchise et cette sincérité, c’est le moyen de s’entendre.

Voici, monsieur, tout ce que j’ai pu savoir de l’effet produit sur l’empereur et son cabinet par l’arrivée des dépêches de M. de Kisséleff.

Le vice-chancelier a désiré savoir comment j’avais été reçu au cercle de la cour et ce que l’empereur m’avait dit. Je l’ai mis au courant. C’est la première fois que Sa Majesté m’a parlé de M. de Barante. Si elle avait jusqu’ici gardé le silence sur son compte, ce n’était point par indifférence : Votre Excellence sait quelle estime l’empereur professe pour l’ambassadeur du roi.

Enfin, monsieur, voici ce qui me paraît le plus important : hier une personne en qui j’ai confiance m’a parlé du départ de M. de Pahlen, qui aura lieu dans une semaine. Il passera quinze jours en Courlande et se rendra de là à Carlsbad vers la fin de mai. Cette personne m’a dit qu’elle savait, et elle peut le savoir, que l’empereur était dans de bonnes dispositions, que le retour des ambassadeurs dépendait maintenant beaucoup de nous, qu’on ne devait pas exiger que l’empereur fît des avances, mais que, si nous consentions à faire rencontrer à temps M. de Barante avec M. de Pahlen à Carlsbad, elle croyait pouvoir me dire qu’avant peu M. de Pahlen serait à Paris et M. de Barante à Pétersbourg.

Comme j’ai demandé à cette personne si elle avait quelques données nouvelles pour me parler ainsi, elle m’a répondu affirmativement...

P.-S. 3 mai, à deux heures.

J’arrive du cercle de la cour tenu à l’occasion de la fête de Sa Majesté l’impératrice. L’empereur, en s’approchant de moi, m’a dit : Bonjour, mon cher, avez-vous quelque chose de nouveau de Paris ? — Rien, sire, depuis le courrier que j’ai reçu il y a huit jours. — Quand verrons-nous M. de Barante ? Un peu étonné de cette question si inattendue, j’ai regardé Sa Majesté ; elle souriait, j’ai souri aussi, et après un moment d’hésitation je lui ai répondu que je n’en savais encore rien. Son sourire a continué, et l’empereur a passé en faisant un signe d’intelligence qui semblait dire que nous nous entendions.

Il faut qu’il se soit opéré un bien grand changement pour que Sa Majesté m’ait adressé une pareille question pendant le cercle. De sa part, ce sont des avances, et sûrement c’est ainsi qu’il le considère. Probablement qu’en m’interrogeant ainsi l’empereur pensait que j’avais connaissance des conversations qu’il doit avoir eues avec M. de Nesselrode et des dépêches qu’il a fait écrire à Paris ; tandis que M. de Nesselrode, que je venais de saluer, ne m’en avait rien dit.

Maintenant si, comme je le crois, il s’imagine que la glace est rompue, il doit être impatient de connaître ce que nous ferons, comment nous accueillerons les dépêches qu’on envoie aujourd’hui à Paris. J’ignore ce qu’il a fait de son côté, j’ignore quels ordres sont donnés à M. de Pahlen ; mais il me paraît que votre conversation avec M. de Kisséleff a déterminé chez lui quelque résolution. L’impératrice m’a demandé aussi des nouvelles de M. de Barante.

 

M. d’André se trompait, l’empereur Nicolas n’avait point pris de résolution nouvelle ; mais à en juger par le langage de son ministre, ses dispositions persistaient à se montrer favorables en même temps  u’immobiles. M. Guizot écrivit au baron d’André :

 

29º M. Guizot au baron d’André.

 

20 mai 1843.

Les communications que m’avait faites M. de Kisséleff et la conversation que j’avais eue avec lui le 5 avril dernier en ont amené de nouvelles. Il est venu le 14 de ce mois me donner lecture de deux dépêches et d’une lettre particulière de M. le comte de Nesselrode en date du 2 mai.

La première dépêche roule sur la conclusion des affaires de Servie. M. de Nesselrode nous remercie de nouveau de notre attitude impartiale et réservée. Il affirme que la Russie était pleinement dans son droit et nous envoie un mémorandum destiné à l’établir. En rendant justice à notre équité, il proteste d’ailleurs contre ce que j’avais dit le 5 avril à M. de Kisséleff sur les efforts du cabinet russe en 1840 pour nous brouiller avec l’Angleterre.

J’ai accepté les remerciements de M. de Nesselrode, et j’ai maintenu mon dire sur 1840 : Permettez, ai-je dit, que je garde le mérite de notre impartialité en 1843. Je ne puis douter du travail de votre cabinet en 1840 pour amener ou aggraver notre dissidence avec l’Angleterre. L’empereur en a témoigné hautement sa satisfaction. M. de Barante me l’a mandé dans le temps. Nous n’avons pas voulu vous rendre la pareille en poussant à votre brouillerie avec la Porte. Nous n’avons pas imité 1840, mais nous ne l’avons pas oublié.

La seconde dépêche se rapporte aux affaires de Grèce. M. de Nesselrode se félicite du concert des trois cours, approuve complètement nos vues, et me communique les nouvelles instructions qu’il a adressées à M. de Catacazy pour lui prescrire de seconder en tout ses deux collègues et d’agir selon les ordres de la conférence de Londres.

Je me suis félicité à mon tour de la bonne intelligence des trois cours, et j’ai témoigné mon désir que M. de Catacazy se conformât pleinement aux excellentes instructions qu’il recevait. Insistez sur ce point auprès de M. de Nesselrode. A Athènes plus que partout ailleurs, les relations personnelles des agents, leur manie de patronage, leur facilité à se laisser entraîner dans les passions et les querelles des coteries locales, ont bien souvent altéré la politique de leurs gouvernements et aggravé le mal qu’ils étaient chargés de combattre. Il ne conviendrait, je pense, à la Russie pas plus qu’à nous que la Grèce fût bouleversée et devînt le théâtre de désordres très embarrassants d’abord et bientôt très graves. Pour que l’action commune de nos représentants soit efficace, il est indispensable que leurs procédés de tous les moments, leurs conversations familières avec la clientèle grecque qui les entoure, soient en harmonie avec leur attitude et leurs paroles officielles. Quand trois grands cabinets se disent sérieusement qu’ils veulent la même chose, je ne comprendrais pas qu’ils ne vinssent pas à bout de l’accomplir, et qu’ils se laissassent détourner de leur but ou embarrasser dans leur route par des habitudes ou des manies d’agents secondaires. C’est pourtant là notre écueil à Athènes. Je le signale aussi à Londres, et je prie qu’on adresse à sir Edmond Lyons les mêmes recommandations.

Après ces deux dépêches, M. de Kisséleff m’a donné à lire une longue lettre particulière de M. de Nesselrode en réponse à notre conversation du 5 avril. J’ai tort de dire en réponse, car cette lettre ne répond point directement à ce que j’avais dit à M. de Kisséleff sur l’attitude et les procédés de l’empereur envers le roi et la France depuis 1830. M. de Nesselrode y commence par m’engager à ne plus revenir sur ce qui a eu lieu entre nos deux gouvernements avant la formation du cabinet actuel. C’est du passé, dit-il, et M. Guizot n’y est pour rien. M. de Nesselrode ne demande pas mieux, lui, que de n’en plus parler et de partir d’aujourd’hui comme d’une époque nouvelle. Il expose ensuite, avec détail et habilement, deux idées : 1º par quels motifs le cabinet russe ne nous a pas fait de plus fréquentes et plus intimes communications sur les affaires européennes ; 2º quels changements sont survenus, depuis 1840, dans les relations des grandes puissances, notamment de la France et de l’Angleterre, et pourquoi nous faisons bien de suivre aujourd’hui la bonne politique, c’est-à-dire de ne chercher à brouiller la Russie avec personne, attendu que nous ne retrouverions pas, avec l’Angleterre, l’alliance intime que des circonstances particulières, entre autres la présence d’un cabinet whig, avaient amenée de 1830 à 1840, mais qui ne saurait se renouer aujourd’hui.

M. de Nesselrode met beaucoup de soin à développer ceci : évidemment l’idée du rétablissement de l’intimité entre la France et l’Angleterre le préoccupe, et il désirerait nous en démontrer et s’en démontrer à lui-même l’impossibilité. Je n’ai fait aucune observation à ce sujet.

Du reste, M. de Kisséleff, qui m’avait à peine interrompu deux ou trois fois par quelques paroles, m’a promis de transmettre, avec une scrupuleuse exactitude, à M. de Nesselrode ce que je venais de lui dire. Je ne saurais trop me louer du langage du vice-chancelier de l’empereur à mon égard : j’y ai trouvé ce qui m’honore, ce qui me touche le plus, une estime sérieuse, gravement et simplement exprimée. Je désire que vous témoigniez à M. de Nesselrode combien j’y suis sensible.

 

Pendant que cette correspondance entre Paris et Saint-Pétersbourg suivait son cours, le baron Edmond de Bussierre, alors ministre du roi à Dresde, écrivit à M. Guizot, le 14 juin 1843.

 

30º M. le baron de Bussierre à M. Guizot.

 

M. le comte de Pahlen est à Dresde depuis trois jours. Il a mis un empressement obligeant à venir me chercher dès son arrivée. Il a dîné hier chez moi avec M. de Zeschau et tous mes collègues. Il part demain pour Carlsbad. Nous n’avons pas échangé un seul mot sur ses projets ultérieurs. Je sais toutefois que l’espoir de rencontrer M. de Barante en Bohême le préoccupe assez vivement ; plusieurs personnes, évidemment chargées par lui de me pressentir sur la probabilité de cette rencontre, m’ont fort inutilement assailli de questions ; on ne les a pas épargnées davantage à M. Ernest de Barante. Il est certain, d’après tout ce qui nous revient de Pétersbourg, qu’on y sent le besoin d’un retour à de meilleurs rapports, et que la situation actuelle pèse à l’empereur lui-même ; il n’en est pas encore au point de venir sincèrement à nous, mais il ne veut pas qu’on croie en Europe que la porte lui soit définitivement fermée : cette impossibilité trop éclatante d’un accord avec la France affaiblit les ressorts et fausse les combinaisons de sa politique ; il s’en trouve amoindri sur tous les points, et particulièrement dans ses relations avec la Prusse.

« Ce sera, sans aucun doute, un motif de plus aux yeux de Votre Excellence pour ne rien faire qu’à de très bonnes conditions. Un rapprochement auquel le gouvernement du roi semblerait se prêter avec trop de facilité produirait un effet fâcheux en Allemagne. On y sait à merveille combien la Russie désire ce rapprochement ; on trouve donc tout naturel qu’elle en fasse les frais.

 

31º Le baron d’André à M. Guizot.

 

Monsieur,

Dès que le courrier Alliot m’eut remis vos dépêches, je demandai à voir M. de Nesselrode. Je lui parlai du nouvel entretien que vous aviez eu avec M. de Kisséleff, et après avoir échangé quelques paroles, je laissai au vice-chancelier votre lettre particulière du 20 mai, afin qu’il pût la lire à loisir et la montrer à l’empereur. En la prenant, M. de Nesselrode me dit qu’il craignait que nous n’allassions un peu vite. Je répondis au vice-chancelier qu’il valait mieux s’expliquer et prévoir les conséquences de toute démarche avant de l’entreprendre, qu’il serait fâcheux, par exemple, de voir les ambassadeurs retourner à leur poste sans savoir préalablement sur quoi compter.

— Mais remarquez, me dit M. de Nesselrode, qu’il n’a jamais été question du retour des ambassadeurs dans mes lettres, et que c’est M. Guizot qui, le premier, en a parlé à M. de Kisséleff.

— Je sais très bien, monsieur le comte, que chacun de nous a la prétention de ne point faire des avances ; mais si M. Guizot a parlé des ambassadeurs à M. de Kisséleff, c’est parce qu’il a voulu répondre à ce que Sa Majesté m’a fait l’honneur de me dire au cercle de la cour lorsqu’elle m’a demandé quand reviendrait M. de Barante.

En quittant M. de Nesselrode, il m’a promis de me faire savoir quand il pourrait me rendre ma lettre. Douze jours se sont écoulés depuis. Pendant ce temps, j’ai cherché à connaître quelle avait été d’abord l’impression produite sur l’empereur par les dépêches venues de Paris. Ce que j’en ai appris m’a fait voir aussitôt qu’elles avaient modifié les dispositions de Sa Majesté. Vous voyez que les choses sont complètement changées.

Maintenant, m’a-t-on dit, c’est une question qu’il faut laisser en repos, sauf à la reprendre plus tard. Les affaires générales doivent amener la solution des affaires personnelles. Si les ambassadeurs avaient repris leur poste, il est probable que l’empereur, abandonnant peu à peu ses préjugés, serait arrivé à une appréciation plus juste des convenances et de ses véritables intérêts.

Mes informations et cette opinion n’avaient point cependant un caractère assez positif pour les communiquer à Votre Excellence avant d’avoir obtenu le second rendez-vous que m’avait annoncé M. de Nesselrode. Je savais qu’il avait vu l’empereur, qu’il devait le revoir encore, et j’attendais. Hier enfin, j’ai été prié de passer chez lui. Il m’a d’abord donné à lire une dépêche sur les affaires de Grèce dont vous aurez connaissance. Je lui ai demandé ensuite s’il n’avait rien de plus à m’apprendre. « Non, voilà tout. — Cependant ?... — Je n’ai rien à vous dire.

Après un moment de silence, M. de Nesselrode m’a pourtant raconté qu’il allait écrire à M. de Kisséleff une lettre qui serait communiquée à Votre Excellence, et qui répondrait à votre lettre particulière du 20 mai. Entre nous, a continué le vice-chancelier, rappelant ce qu’il m’avait dit dans mon premier entretien, je crois que votre gouvernement a été un peu trop vite. Pour le moment, il n’y a point à s’occuper de quelques-unes des questions qui ont été agitées dans les lettres particulières que vous m’avez données à lire. L’empereur a trouvé qu’on lui imposait des conditions, et cela a détruit le bon effet du premier compte rendu. Au reste, a-t-il ajouté, si les choses sont gâtées, elles sont loin de l’être à tout jamais, et à la première occasion on pourra les reprendre.

J’ai répondu à M. de Nesselrode que je regrettais beaucoup que l’empereur eût donné une aussi fausse interprétation aux intentions du gouvernement du roi en admettant qu’on voulait lui imposer des conditions, que j’affirmais que vous n’aviez eu d’autre pensée que celle de vous expliquer franchement et dignement, afin de ne point exposer à des mécomptes, faute de s’être mal compris, les souverains de deux grands États.

M. de Nesselrode, qui ne peut assurément partager l’opinion de l’empereur, et qui connaît, tout comme nous, la vraie cause de cette si grande susceptibilité, a préféré ne rien dire de plus, et terminer ainsi notre entretien.

Quelques confidences récentes me feraient supposer que l’empereur laissera croire à son entourage qu’on a voulu lui mettre le marché à la main, et que, s’il n’y a pas rapprochement entre les deux pays, c’est plutôt au gouvernement du roi qu’il faut en attribuer la cause. Je ne comprends pas comment de bonne foi on pourrait maintenir une pareille assertion qui ne saurait avoir été mise en avant, si elle l’a été réellement, que pour masquer un amour-propre excessif contre lequel, depuis douze ans, tout raisonnement vient se briser.

 

32º M. Guizot à M. le baron d’André.

 

8 juillet 1843.

Monsieur le baron,

Aussitôt après l’arrivée de M. de Breteuil, vous irez trouver M. le comte de Nesselrode et vous lui donnerez à lire la dépêche ci-jointe. Pour peu qu’il vous témoigne le désir de la faire connaître à l’empereur, vous prendrez sur vous de la lui laisser. Je désire qu’elle soit mise textuellement sous les yeux de l’empereur.

Je n’ai rien à y ajouter pour vous-même. Si M. de Nesselrode engage avec vous quelque conversation, la dépêche vous indique clairement dans quel esprit et sur quel ton parfaitement simple, tranquille et froid, vous y devez entrer. Laissez sentir que, bien que la modération générale de notre conduite n’en doive être nullement altérée, il y a là cependant une question et un fait dont l’importance politique est grande et inévitable.

 

M. Guizot à M. le baron d’André.

 

Paris, 8 juillet 1843.

Monsieur le baron,

M. de Kisséleff est venu le 27 juin me donner communication d’une dépêche de M. le comte de Nesselrode, en date du 14 du même mois, qui répond à mes entretiens des 5 avril et 14 mai avec M. le chargé d’affaires de Russie, entretiens que je vous ai fait connaître par mes lettres particulières des 25 avril et 20 mai.

M. le comte de Nesselrode parait penser que j’ai pris l’initiative de ces entretiens et des explications auxquelles ils m’ont conduit, notamment en ce qui concerne le retour des ambassadeurs à Paris et à Saint-Pétersbourg. Je me suis arrêté en lisant ce passage de sa dépêche, et j’ai rappelé à M. de Kisséleff que la première origine de nos entretiens avait été la phrase par laquelle, dans sa dépêche du 21 mars, M. le comte de Nesselrode, en le chargeant de me féliciter du résultat de la discussion sur les fonds secrets, me supposait envers la Russie des dispositions peu favorables. Je ne pouvais évidemment passer sous silence cette supposition, et ne pas m’expliquer sur mes dispositions ainsi méconnues ou mal comprises. Si M. le comte de Nesselrode n’avait fait que m’adresser les félicitations par lesquelles se terminait sa dépêche, je n’aurais songé à rien de plus qu’à l’en remercier ; mais, en m’attribuant envers la Russie des dispositions peu favorables, il m’imposait l’absolue nécessité de désavouer cette supposition, et de ne laisser lieu, sur mes sentiments et sur leurs motifs, à aucun doute, à aucune méprise. Ainsi ont été amenés mon premier entretien avec M. de Kisséleff et les explications que j’y ai données.

Quant au retour des ambassadeurs, l’empereur vous ayant demandé le 3 mai au cercle de la cour : « Quand reverrons-nous M. de Barante ? » je pouvais encore moins me dispenser de répondre, dans mon second entretien, à une question si positive, et je n’y pouvais répondre sans exprimer avec une complète franchise la pensée du gouvernement du roi à cet égard et ses motifs.

Je n’ai rappelé ces détails à M. de Kisséleff, et je n’y reviens avec vous aujourd’hui que parce que M. de Nesselrode dit à deux ou trois reprises, dans sa dépêche, que j’ai pris l’initiative des explications, que je les ai données spontanément. J’aurais pu les donner spontanément, car elles n’avaient d’autre but que de mettre les relations des deux cours sur un pied de parfaite vérité et de dignité mutuelle ; mais il est de fait que j’ai été amené à les donner, et par l’obligeant reproche que me faisait M. de Nesselrode dans sa dépêche du 21 mars, et par la bienveillante question que l’empereur vous a adressée le 3 mai. Je n’aurais pu, sans manquer à mon devoir et à la convenance, passer sous silence de telles paroles.

M. le comte de Nesselrode pense qu’après être entrés dans les explications que je rappelle, nous avons été trop pressés d’en atteindre le but et trop péremptoires dans notre langage. Si les ambassadeurs étaient revenus à leur poste, l’amélioration des relations entre les deux cours aurait pu arriver successivement et sans bruit. Nous avons voulu une certitude trop positive et trop soudaine.

Ici encore j’ai interrompu ma lecture : Je ne saurais, ai-je dit à M. de Kisséleff, accepter ce reproche ; à mon avis, ce que j’ai fait aurait dû être fait, ce que j’ai dit aurait dû être dit il y a douze ans. Dans les questions où la dignité est intéressée, on ne saurait s’expliquer trop franchement, ni trop tôt ; elles ne doivent jamais être livrées à des chances douteuses, ni laissées à la merci de personne. Sans le rétablissement de bonnes et régulières relations entre les deux souverains et les deux cours, le retour des ambassadeurs eût manqué de vérité et de convenance. Le roi a mieux aimé s’en tenir aux chargés d’affaires.

L’empereur, poursuit M. le comte de Nesselrode dans sa dépêche, ne peut accepter des conditions ainsi péremptoirement indiquées. Puisque, dans l’état actuel des relations, le roi préfère des chargés d’affaires, l’empereur s’en remet à lui de ce qui convient à cet égard.

Nous n’avons jamais songé, ai-je dit, à imposer des conditions. Quand on ne demande que ce qui vous est dû, ce ne sont pas des conditions qu’on impose, c’est son droit qu’on réclame. Nous avons dit simplement, franchement, et dans un esprit sincère, ce que nous regardons comme imposé, point à l’empereur, mais à nous-mêmes, par notre propre dignité.

La dépêche se termine par la déclaration que les dispositions du cabinet de Saint-Pétersbourg, quant aux relations et aux affaires des deux pays, demeureront également bienveillantes. J’ai tenu à M. de Kisséleff le même langage. Le gouvernement du roi a déjà prouvé qu’il savait tenir sa politique en dehors, je pourrais dire au-dessus de toute impression purement personnelle. Il continuera d’agir, en toute circonstance, avec la même modération et la même impartialité. Il ne voit, en général, dans les intérêts respectifs de la France et de la Russie, que des motifs de bonne intelligence entre les deux pays, et si, depuis douze ans, leurs rapports n’ont pas toujours présenté ce caractère, c’est que les relations des deux souverains et des deux cours n’étaient pas en complète harmonie avec ce fait essentiel. La régularité de ces relations, et M. le comte de Nesselrode peut se rappeler que nous l’avons souvent fait pressentir, est donc elle-même une question grave et qui importe à la politique des deux États. Le gouvernement du roi a accepté l’occasion, qui lui a été offerte, de s’en expliquer avec une sérieuse franchise, et dans l’intérêt de l’ordre monarchique européen, comme pour sa propre dignité, il maintiendra ce qu’il regarde comme le droit et la haute convenance des trônes.

 

 

 



[1] Dépêche de M. de Sainte-Aulaire, 18 décembre 1843, nº 137.

[2] L’obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet. (Code civil, art. 1131.)

[3] La société finit : Par l’expiration du temps pour lequel elle a été contractée, par l’extinction de la chose, ou la consommation de la négociation par la volonté qu’un seul ou plusieurs expriment de n’être plus en société. (Code civil, art. 1865.)

[4] State papers, 1831-1862, pages 558, 561, 562, 563.

[5] Ibid., page 153.

[6] 18 décembre, selon le calendrier russe.