MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME CINQUIÈME — 1840.

CHAPITRE XXXIII. — AVÈNEMENT DU MINISTÈRE DU 29 OCTOBRE 1840.

 

 

J’ai dit quels motifs m’avaient déterminé, quand le cabinet présidé par M. Thiers se forma, à rester ambassadeur à Londres, quelles limites j’assignai, dès le premier moment, à mon adhésion, et quelles assurances me furent données que le cabinet ne les dépasserait point : Il s’est formé, m’écrivait M. de Rémusat, sur cette idée : point de réforme électorale, point de dissolution. La plupart de mes amis politiques, surtout dans la Chambre des députés, se confiaient peu dans ces assurances ; le cabinet s’éloignait évidemment du centre de cette assemblée ; il avait dans le centre gauche son siège et son chef ; le côté gauche lui offrait son appui ; le premier jour où les nouveaux ministres ouvrirent leurs salons, les députés de l’ancienne opposition y firent foule. Les chefs tenaient un langage modéré ; mais tout en contenant ses exigences, le nouveau parti ministériel manifestait ses espérances ; on élevait précisément les questions que le cabinet avait promis d’écarter ; on parlait, plus ou moins haut, de réforme parlementaire et électorale, même de la dissolution de la Chambre si elle se refusait à ce qu’on ne pouvait se dispenser de lui demander : Il ne s’agit, disait-on, que d’arriver à la fin de la session, et quoi de plus simple ? Il suffit de ne pas effaroucher les conservateurs, dût-on même les flatter et les caresser un peu, de manière à en gagner un nombre suffisant pour avoir une majorité passable, avec laquelle on puisse obtenir les fonds secrets, le budget et deux ou trois lois d’une extrême urgence ; après quoi, la clôture. Alors nous serons maîtres du terrain ; nous épurerons, s’il le faut, le ministère et nous ferons la dissolution. Nul doute sur le résultat des élections faites sous notre puissance administrative et sous l’influence de notre presse. Ainsi notre victoire deviendra incontestable et incontestée.

Ces propos, ces projets, entendus ou pressentis par les conservateurs, les remplissaient d’humeur et de méfiance ; ils se souvenaient des périls que le pays avait courus et des luttes que, depuis le ministère de M. Casimir Périer, ils avaient soutenues pour l’en défendre ; les rancunes suscitées par la coalition étaient récentes et vives. Le parti du juste-milieu serrait ses rangs, proclamait ses craintes et se promettait de résister fermement à toute déviation de la politique qu’il faisait triompher depuis neuf ans : La situation, m’écrivaient mes amis, est plus grave que vous ne pouvez le penser, n’étant pas sur le théâtre même des événements. Un ministère soutenu publiquement et ardemment par la gauche, appuyé par les journaux de cette couleur, au nom des idées que nous avons combattues, ce n’est pas là un fait léger et sans importance pour l’avenir. Il ne s’agit de rien moins que d’un complet déplacement du pouvoir, et le mouvement ira vite si on ne l’arrête. Le duc de Broglie lui-même, qui avait regardé l’entrée de M. Thiers au pouvoir comme nécessaire et qui l’avait aidé à former son cabinet, ne se faisait point d’illusion sur cet état des esprits et des partis : Les querelles des journaux, m’écrivait-il, ont fort envenimé la situation et compliqué les difficultés. Je crois, pour ma part, que le ministère traversera le défilé des fonds secrets ; mais je doute fort qu’il arrive jusqu’à la session prochaine. Il sortira de celle-ci, s’il en sort, tellement meurtri et délabré que M. Thiers sera obligé de chercher du secours. Et comme, en pareil cas, il est d’autant plus difficile d’en trouver qu’on en a besoin, les probabilités sont qu’il n’ouvrira pas la session prochaine. Je désire beaucoup que votre mission à Londres ait assez réussi alors pour vous permettre de rentrer dans les affaires. Il n’y a que vous qui puissiez maintenant diriger les affaires étrangères utilement pour le pays, et agir sur l’esprit du Roi sans révolter son amour-propre.

Le cabinet traversa en effet heureusement le défilé des fonds secrets ; M. Thiers eut non seulement les honneurs de la discussion, mais un succès de vote qui dépassa son attente. Un amendement proposé par M. d’Angeville, ferme député conservateur, pour réduire de 100.000 francs la somme demandée par le gouvernement, fut rejeté par 246 suffrages contre 158 qui l’adoptèrent. Un de mes plus judicieux et plus fidèles amis, M. Dumon, m’écrivit le lendemain 27 mars : Notre minorité se compose de quelques voix dans le centre gauche, de la majorité des 221 qui ont soutenu M. Molé contre la coalition, et des doctrinaires. L’alliance avec la gauche étant offerte au cabinet et acceptée de lui, il nous a paru impossible de donner notre adhésion à cette nouvelle majorité et nous avons travaillé à la reconstitution du centre droit. Autant qu’on puisse juger une situation le lendemain du jour où elle s’est dessinée, voici, ce me semble, où nous en sommes. Nos 158 voix ne sont pas complètement homogènes ; mais en les réduisant à 140, on a le chiffre des conservateurs déterminés à empêcher l’alliance avec la gauche, soit dans le pouvoir, soit dans l’opposition. 40 voix à peu près dans la majorité ministérielle ont la même tendance, mais non la même résolution. Le parti conservateur est donc aujourd’hui en minorité dans la Chambre ; il ne peut recevoir la majorité que de ses alliances ou des fautes du cabinet. Ceci me semble dicter la conduite que nous devons tenir. Nulle occasion qu’on puisse prévoir ne se présentera, d’ici à la fin de la session, de donner un vote politique ; elle établirait la division, d’une manière permanente, entre nous et la portion la plus rapprochée de nous dans la nouvelle majorité. L’attitude expectante au contraire nous laissera prêts pour l’une ou l’autre des deux éventualités que le temps doit prochainement amener. Si M. Thiers se gouverne et se modère, la gauche ne tardera pas à le quitter, et nous lui deviendrons nécessaires. Nous restons assez nombreux pour faire nos conditions. Si M. Thiers s’enivre de son succès, s’il demande la dissolution de la Chambre pour consolider sa majorité, nous sommes en mesure d’appeler à nous la portion la plus modérée de ses amis, et de former, avec eux, une majorité et un ministère. Dans les deux hypothèses, la guerre parlementaire ne nous serait bonne à rien, et nous ne pouvons que gagner à la paix.

J’étais pleinement de l’avis de M. Dumon. Au moment même de la formation du cabinet, j’avais conseillé à mes amis la conduite modérée et expectante qu’il indiquait. Bientôt survinrent des incidents nouveaux qui la rendirent plus difficile, mais qui n’ébranlèrent pas ma conviction que c’était la seule sensée et convenable. Un député conservateur, M. de Rémilly, esprit flottant et curieux de popularité, fit une proposition pour interdire aux députés, pendant toute la durée de la législature et sauf quelques exceptions, l’acceptation de toute fonction salariée et tout avancement dans leur carrière. C’était un premier pas dans la réforme parlementaire et électorale. Le cabinet s’efforça, sous main, de faire écarter la proposition ; mais quand la Chambre fut appelée à en délibérer, le côté gauche, par fidélité à ses antécédents, les ministres par égard pour leurs nouveaux alliés, la plupart des conservateurs par malice envers le cabinet et pour l’embarrasser, votèrent la prise en considération, et une commission fut chargée de faire, à ce sujet, un rapport qui devait amener une résolution définitive. Rejetée, malgré l’appui du ministère, la proposition entraînait sa chute ; adoptée, elle rendait la dissolution de la Chambre inévitable. J’écrivis le 6 mai au duc de Broglie : Je suis chaque jour plus inquiet. Quand le cabinet s’est formé, il m’a écrit en propres termes qu’il se formait sur cette idée : Point de réforme électorale, point de dissolution ; et il glisse de jour en jour dans la réforme et dans la dissolution ! Si la proposition Rémilly ne meurt pas dans la commission, si elle est rapportée et discutée, la dissolution de la Chambre viendra, et elle viendra sous un cabinet de plus en plus engagé avec le côté gauche ; c’est-à-dire qu’on fera en 1840, contre le corps du parti conservateur, du parti avec lequel nous avons de 1830 à 1836 sauvé le pays et notre honneur, ce que M. Molé a fait en 1837 contre la tête de ce même parti, contre les doctrinaires. Que la situation soit forcée, que les conservateurs y aient poussé le cabinet, que depuis trois mois ils aient manqué de prudence et de patience, aujourd’hui cela importe assez peu ; s’en plaindre, c’est de la morale, non de la politique. Politiquement, le fait actuel et imminent, c’est une nouvelle dissolution contre notre ancienne armée, à la suite de deux dissolutions faites naguère contre nous. Et au bout de ces trois dissolutions sera l’abandon de la politique qui a été la nôtre depuis 1830, de la seule politique sensée et honorable.

Il faut que la proposition Rémilly meure dans la commission. Il faut qu’elle ne soit pas rapportée et discutée. A cette condition seule, on peut gagner encore du temps, le temps de guérir les blessures dont nous souffrons, le temps de ramener le pouvoir vers le centre et le centre vers le pouvoir. J’espère que cela se peut. Mais cela ne se peut qu’avec du temps ; et si la proposition Rémilly est discutée, nous n’en aurons point ; nous serons fatalement précipités dans une voie fatale.

Il y a, je le sais, bien peu de vraie passion, bien peu d’énergie dans les partis de gauche ou de droite, vainqueurs ou vaincus, et ils peuvent se traîner longtemps dans des oscillations courtes et misérables. Mais il y a aussi bien de la légèreté, bien de l’imprévoyance, bien peu de résistance au mal, et il ne faut pas un vent bien fort pour emporter ces brins de paille. Si le parti qui, depuis 1830, a commencé à fonder vraiment chez nous le gouvernement libre est définitivement battu et dissous, Dieu sait ce qui arrivera ! Dieu sait quel temps et quels événements il faudra pour retrouver un point d’arrêt !

Pensez bien à ceci, je vous prie. Voyez ce que vous pouvez faire, jusqu’à quel point vous pouvez agir sur le cabinet. Épuisez votre pouvoir ; forcez-les d’épuiser le leur pour n’en pas venir à cette extrémité. J’en suis très préoccupé moi-même, préoccupé avec un déplaisir infini. Je ne puis oublier que ce qui m’a décidé, il y a deux mois, à rester dans le poste où je suis, ce sont ces paroles : Point de réforme électorale, point de dissolution.

On n’en vint pas à l’extrémité que je redoutais ; quand la commission eut fait son rapport, la discussion de la réforme parlementaire proposée par M. de Rémilly fut ajournée après le vote du budget. C’était la renvoyer à une autre session, et la dissolution de la Chambre des députés cessait d’être inévitable. Le cabinet s’appliquait ainsi à écarter toute mesure décisive, toute classification définitive ; il espérait qu’en gagnant du temps il parviendrait à recruter, soit parmi les anciens conservateurs, soit dans l’ancienne opposition, les éléments d’une majorité nouvelle et un point d’appui pour une politique un peu nouvelle aussi, assez du moins pour contenter le côté gauche sans effrayer et aliéner le centre. Mais dans un gouvernement de discussion libre et publique, l’équilibre entre les partis est une situation de très courte durée, car elle condamne le pouvoir à une immobilité qui l’annule ou à un jeu de bascule qui le décrie ; et il n’y a point de dextérité de conduite ou de parole qui suffise à contenir longtemps, sans les combattre, les passions qu’on ne veut pas satisfaire, et à opérer promptement les transformations dont on aurait besoin. Malgré les efforts, malgré les succès même de M. Thiers et de ses collègues, et quoique leur existence ministérielle ne fût plus menacée, les difficultés de leur situation s’aggravaient au lieu de s’évanouir ; la gauche avait beau dissimuler ou ajourner ses prétentions, les méfiances du centre devenaient de jour en jour plus vives ; on parlait de l’entrée de M. Odilon Barrot dans le cabinet, et les dénégations des ministres ne dissipaient pas les alarmes des conservateurs ; les mutations diplomatiques, judiciaires ou administratives, quoique faites en petit nombre et avec réserve, étaient observées et commentées avec une humeur inquiète ; et bien que trop amèrement ou imprudemment exprimée, l’inquiétude était légitime, car, malgré les hésitations et les précautions du ministère, c’était évidemment la désorganisation du parti conservateur qui s’opérait et c’était au profit de l’ancienne opposition que se préparait l’avenir.

Le roi Louis-Philippe était, au fond, de l’avis des conservateurs et partageait leur inquiétude ; mais il ne contrariait point le ministère, ne lui suscitait aucun embarras, ne se refusait point, tout en les discutant, aux mesures de détail qui lui étaient demandées, et restait strictement dans son rôle constitutionnel, ne se séparant point de ses conseillers sans se confondre avec eux : Le Roi, m’écrivait le 15 mars M. de Rémusat, nous traite parfaitement bien et nous prête un réel appui. Quelquefois, les personnes qui l’approchaient, diplomates ou courtisans, lui trouvaient l’air triste et soucieux ; il laissait quelquefois percer, à l’endroit de ses ministres, un peu de susceptibilité royale ; on remarqua que, le 1er mai 1840, dans les réceptions de sa fête, il s’était montré froid avec M. Thiers et lui avait à peine adressé la parole. Mais ces petits mouvements personnels n’altéraient point son attitude générale, et laissaient, à la politique du cabinet, son libre développement. Des hommes dignes d’exercer le pouvoir sous leur responsabilité ne prétendent pas que la personne royale leur asservisse sa pensée et sa vie intime ; ils n’ont droit qu’à sa loyauté constitutionnelle et ne lui demandent rien de plus. Le roi Louis-Philippe d’ailleurs avait du goût pour M. Thiers, comptait sur son attachement, et traitait avec lui sur un pied de confiance familière, soit qu’ils fussent ou ne fussent pas du même avis. Sur une seule question, question de crise et d’avenir, le Roi avait son parti pris, indépendamment de ses ministres ; il était décidé à ne pas leur accorder la dissolution de la Chambre des députés s’ils la lui demandaient, et à accepter leur démission plutôt que de leur laisser faire les élections de concert avec la gauche et sous son influence. Résolution parfaitement légitime en principe, car c’est le droit essentiel de la royauté, quand elle diffère d’opinion avec ses conseillers, de se séparer d’eux et d’en appeler, soit dans les Chambres, soit dans les élections, au jugement du pays. Le Roi prévoyait cette chance, et s’entretenant, vers la fin d’avril, avec le maréchal Soult, il lui demanda si, dans le cas où il se verrait obligé de refuser à ses ministres actuels la dissolution de la Chambre, il pouvait compter sur lui pour former un nouveau cabinet : Je suis prêt, Sire, lui dit le maréchal, à reprendre le ministère de la guerre ; et ce qu’à mon avis le Roi, dans ce cas, aurait de mieux à faire, ce serait d’offrir à M. Guizot le portefeuille des affaires étrangères. Quand j’ai insisté, dans le précédent cabinet, pour que l’ambassade d’Angleterre lui fût confiée, je pensais qu’un jour le Roi pourrait bien avoir besoin de lui ailleurs. Le Roi prit la main au maréchal, et le remercia en lui disant : Ceci sera ma ressource en cas de mésaventure.

M. Duchâtel m’informa sur-le-champ de cet entretien en y ajoutant : Soyez sûr que la dissolution est au fond de la situation actuelle. On prend des renseignements de tous les côtés. On s’y prépare le plus mystérieusement que l’on peut. On envoie, aux journaux des départements, des articles que j’ai lus et qui vantent les heureux effets probables d’une dissolution. Le Roi est décidé à la refuser ; mais le pourra-t-il ? Là sera la question. Que dites-vous, quant à ce qui vous regarde, de la combinaison dont le maréchal lui a parlé ? J’aurais grand besoin de savoir le fond de votre pensée.

Je lui répondis le 29 avril : Comme vous, je suis frappé du mouvement vers la gauche. Comme vous, je le crois très dangereux pour notre pays et notre gouvernement. Mais je doute que ce mouvement marche aussi vite et aussi uniformément que vous le supposez. Je crois à des lenteurs, à des oscillations. Il faut régler sa conduite sur le fait général, mais en tenant compte des incidents qui doivent le ralentir ou le masquer pendant quelque temps. Je crois aussi qu’il importe infiniment de ne pas se tromper sur le moment de la réaction et sur la position à prendre pour la diriger. Il ne faut rentrer au pouvoir qu’appelés par une nécessité évidente, palpable. Je ne connais rien de pis que les remèdes qui viennent trop tôt ; ils ne guérissent pas le malade et ils perdent le médecin. Le parti conservateur nous a manqué deux fois, par imprévoyance et par faiblesse : en 1837, au moment de la loi de disjonction, en 1839, au moment de la coalition. Il ne faut pas nous livrer sans défense aux défauts de nos amis. Il faut, quand nous nous rengagerons, que leur péril soit assez pressant, assez clair pour qu’ils s’engagent bien eux-mêmes avec nous, et à des conditions honorables et fortes pour nous. Les partis ne se laissent sauver que lorsqu’ils se croient perdus. Quand ce moment viendra, s’il vient, comme je le pense, je n’aurai, à la combinaison dont vous me parlez, aucune objection. Je la crois bonne, et personnellement elle me convient. Mais, je le répète, ce qui est capital en soi, ce qui, pour moi, est de rigueur, c’est que rien ne se fasse ou ne se tente d’une manière factice ou prématurée, par un travail caché, pour échapper à des ennuis, à des désagréments. Il faut des motifs publics, énormes ; il faut que le Roi ait à refuser des choses qu’il ne puisse accepter avec sûreté, que nous-mêmes nous ne puissions accepter avec honneur. Je n’entrevois, quant à présent, que deux choses pareilles, la dissolution de la Chambre des députés ou l’admission de la gauche elle-même dans le gouvernement. Ce sont là, je le reconnais, pour le Roi et pour nous, des motifs suffisants. Pour ces motifs-là et sur les bases que vous m’indiquez, je ne manquerai ni à ma cause ni à mes amis.

Je tenais beaucoup à ce que le cabinet fût bien instruit de mes dispositions, et le 16 juin, je priai le duc de Broglie de s’en expliquer nettement pour mon compte : On me dit, lui écrivis-je, qu’il est question de l’entrée de M. Odilon Barrot dans le cabinet. Je ne sais pas si cela est sérieux, et je ne veux en écrire à personne du cabinet avant de savoir si cela est sérieux. Je n’ai nul goût pour les déclarations inutiles. Mais comme je ne veux pas qu’il puisse y avoir, dans l’esprit de personne, un moment d’incertitude sur ce que je ferais en pareil cas, je vous prie de dire positivement à M. de Rémusat, et comme le sachant bien, que, si cela arrivait, je ne resterais pas à Londres. La dissolution de la Chambre ou l’admission de la gauche dans le gouvernement, ce sont, pour moi, les cas de retraite que j’ai prévus et indiqués dès le premier moment. J’avais, en effet, trois semaines auparavant, écrit à M. de Rémusat : Une chose me préoccupe toujours, la proposition Rémilly et la très fausse position dans laquelle, si elle était discutée et en partie adoptée, elle mettrait la Chambre, le cabinet et tout le monde. Position qui, étant le grand chemin de la dissolution, ne serait acceptable ni tenable pour personne. Pourvoyez à cela. Il me semble que le pouvoir ne vous manque pas. » M. de Rémusat communiqua sans doute ma lettre à ses collègues, car, quelques jours après, M. Thiers, en m’écrivant sur les diverses négociations dont j’étais chargé, me dit à la fin, avec une fine ironie qui me fit sourire sans me rassurer : « Je vous souhaite mille bonjours et vous engage à vous rassurer sur les affaires intérieures de la France. Nous ne voulons pas la dissolution, et nous ne vous perdons pas le pays en votre absence.

Le 15 juillet, le même jour où les quatre puissances signaient, sans nous, à Londres, leur traité sur les affaires d’Orient, la session des Chambres finit à Paris, laissant le ministère point menacé, mais point affermi, sans rivaux agressifs, mais sans amis sûrs et sans avenir clair. Aucun parti ne l’attaquait, mais aucun ne le soutenait comme le représentant vrai et efficace de ses idées, de ses intérêts, de sa cause : La session s’est close médiocrement pour le cabinet, m’écrivait M. Villemain ; il y avait, à la Chambre des députés, diminution de confiance, quoique la confiance n’eût jamais été grande. Le parti nécessaire, le centre, n’était pas hostile, mais froid et assez sévère dans ses jugements. La gauche était humble, mais une partie avait de l’humeur et, sans les journaux, en aurait eu davantage. La session prochaine retrouvera les choses dans le même état, et plutôt aggravées. Les conquêtes individuelles seront assez rares et péniblement compensées. Il y aura de l’impossible à satisfaire la gauche, ou à la conserver aussi bénigne sans la satisfaire. Les partisans mêmes du cabinet, les hommes qui l’avaient hautement approuvé et soutenu pendant le cours de la session, n’étaient guère plus confiants dans son avenir : Voilà la session finie, m’écrivait M. Duvergier de Hauranne, et bien finie, quoi qu’on en puisse dire. Sur quelques points secondaires, on peut sans doute reprocher au cabinet quelques faiblesses ; mais il n’a pas fléchi sur une seule question importante, et son drapeau est aujourd’hui ce qu’il était au 1er mars. La Chambre d’ailleurs lui a accordé tout ce qu’il lui demandait. Je conclus de là qu’à moins d’événements imprévus, son existence est parfaitement assurée pour six mois, et que les difficultés renaîtront seulement au début de la session prochaine. J’avoue qu’à cette époque elles pourront être grandes.

Les difficultés devaient être d’autant plus grandes qu’elles ne provenaient ni de la composition, ni des mérites du cabinet. Depuis son entrée au pouvoir, il avait déployé beaucoup d’activité, d’adresse, de talent. Il avait un chef reconnu et point de dissensions intérieures. Son mal était dans sa situation même ; il ne représentait et ne satisfaisait aucune des grandes opinions et des grandes classifications politiques du pays ; il vivait entre elles, voué à un travail continu de transaction et d’équilibre : travail quelquefois nécessaire, mais de courte haleine, et où le succès même use plus qu’il ne fortifie. Il faut au pouvoir une base plus large et plus fixe pour qu’il puisse prétendre à un long avenir.

Dans cette situation, le traité du 15 juillet fut, au premier moment, une bonne fortune pour le cabinet français, et lui valut, pendant six semaines, plus de force qu’il ne lui suscita de péril. La question intérieure, dans laquelle M. Thiers et ses collègues étaient aux prises avec des embarras à la fois graves et petits, s’évanouit devant la question extérieure qui parut, dès l’abord, grande et simple. Le sentiment national était blessé ; la dignité, même la sûreté nationale semblaient compromises ; tous les partis se pressèrent autour du pouvoir, lui apportant des impressions encore plus vives que les siennes et lui offrant tout leur appui. Le centre était aussi décidé que le côté gauche, le Roi aussi animé que le ministère ; on entendait partout des paroles également chaudes ; toutes les premières mesures prises ou annoncées par le gouvernement obtinrent l’assentiment général : La force de la situation, m’écrivait le 29 août M. de Rémusat, l’a emporté sur les velléités d’ambition ou de vengeance de nos adversaires ; on avait un moment espéré, pendant l’absence du Roi, nous trouver séparés de lui au retour, ou nous rendre suspects à ses yeux. On a bientôt reconnu qu’il n’y fallait pas penser. Le Roi a tenu, tant à l’égard de son ministère que de la situation générale, un langage très ferme et très net. Vos dernières nouvelles et celles du prince de Metternich ont fait regagner beaucoup de terrain à la paix, et j’ai plus de confiance dans l’avenir. Cependant nos préparatifs sont sérieux : ne fussent-ils, comme je le pense, qu’une précaution sans emploi, c’est une excellente chose que de saisir cette occasion de rendre à la France la force militaire dont elle a besoin pour soutenir son rang.

C’était là en effet, à cette époque, la pensée et l’espérance du cabinet. Toujours persuadé que Méhémet-Ali résisterait énergiquement, que les moyens de coercition employés contre lui seraient vains ou inquiétants pour l’Angleterre elle-même, qu’ainsi la question resterait longtemps en suspens, et finirait, soit par un arrangement direct entre la Porte et le pacha, soit par de nouvelles transactions diplomatiques dans lesquelles la France, fortement préparée, pèserait efficacement sur l’Europe embarrassée, le gouvernement français, Roi et ministres, se flattait que la guerre ne résulterait pas des mesures qui semblaient la prévoir, et que le pouvoir sortirait de cette crise à la fois plus populaire et mieux armé.

Mais tout le monde n’avait pas la même confiance : quand l’émotion des premiers jours se fut un peu calmée, l’inquiétude de la guerre, d’une guerre sans raison sérieuse et légitime, rentra dans beaucoup d’esprits. M. Duchâtel m’écrivit, le 8 août, de Genève : La situation me paraît de loin grave et inquiétante. Je ne puis pas cependant me figurer que la guerre en sorte. J’ai une confiance d’instinct dans le maintien de la paix. Mais nous sommes, comme en 1831, sur la lame d’un couteau, et le défilé n’est pas facile à passer. Je voudrais surtout être assuré que nulle part on ne souhaite la guerre, et que l’on se conduira de manière à ne pas la précipiter, tout en soutenant l’honneur du pays avec la fermeté que les circonstances réclament. Les bavardages des journalistes ne conviennent pas aux hommes d’État, et par susceptibilité pour soi-même, il ne faut pas provoquer justement l’amour-propre des autres. La nouvelle quadruple alliance n’a pas entre les mains les moyens d’enlever par force la Syrie au pacha. Ce ne serait pas une chose facile à une armée de cent mille Russes, et l’Angleterre peut-elle admettre une armée russe, non seulement en Asie Mineure, mais au delà du Taurus ? Ce serait un degré de démence dont je ne crois pas le bon sens de John Bull susceptible. Mais tout en nous montrant dignes et résolus, ne forçons pas nos voisins à se fâcher contre nous par point d’honneur. Maintenons notre honneur ; ne blessons pas celui des autres.

M. Villemain m’écrivait au même moment : Les démonstrations militaires, car je ne puis croire à la guerre, feront-elles ce que n’ont pu faire jusqu’ici les négociations ? J’en doute fort. Il est certain que ce qui s’est montré d’énergie dans la presse a frappé. Il a été écrit par M. d’Appony à sa cour que ce pays-ci était plus inflammable qu’il ne l’avait cru, et qu’un grand mouvement vers la guerre pouvait avoir lieu. Reste la force de ce mouvement en lui-même, et la probabilité de ce qu’il peut inspirer de prudence à l’étranger. Vous êtes juge à cet égard. Seulement on peut penser qu’après dix ans de paix habilement maintenue, l’isolement n’est pas une politique ; c’est une nécessité qui aurait pu être prévenue, et dont la cause est plus individuelle que nationale. La paix depuis dix ans est une force acquise au Roi et par le Roi. Le nom du Roi et son action personnelle doivent servir encore à la maintenir. S’il en arrivait autrement, j’aurais de tristes pensées sur les sacrifices qui seraient imposés au pays et qu’on sentirait bientôt.

La perspective des sacrifices ne tarda pas à s’ouvrir ; les affaires commerciales et industrielles se ralentirent ; dans les ports, les armements devinrent plus timides et plus difficiles ; des rassemblements d’ouvriers se formèrent à Paris et prirent un caractère séditieux ; la fermentation et l’inquiétude se développaient ensemble ; les esprits ardents commençaient à parler de la guerre sur le Rhin et les Alpes comme du seul moyen de prévenir les périls dont la nouvelle coalition menaçait la France ; les esprits prudents regardaient les périls d’une telle guerre comme infiniment plus grands que ceux du traité du 15 juillet, et tournaient leur pensée vers le Roi, demandant s’il laisserait disparaître, pour que le pacha d’Égypte conservât toute la Syrie, la paix qu’il maintenait si laborieusement depuis dix ans. Quand on apprit que le traité du 15 juillet commençait à s’exécuter, l’excitation des uns et l’inquiétude des autres redoublèrent ; les lettres qui m’arrivaient de toutes parts m’apportaient à la fois les velléités belliqueuses et les vœux pacifiques du pays. Dans cette perplexité publique, j’éprouvai le besoin et je jugeai de mon devoir de résumer et d’exprimer pleinement à Paris mon opinion sur l’état de l’affaire que j’étais chargé de traiter à Londres et sur la conduite qu’il nous convenait de tenir. J’écrivis donc le 23 septembre au duc de Broglie une lettre que j’insère ici tout entière :

La situation devient grave. Je veux vous dire ce que je pense, tout ce que je pense. Je ne connais pas bien l’état des esprits en France. Je ne puis apprécier ce qu’il commande ou permet au gouvernement. Mais à ne considérer que les choses en elles-mêmes, j’ai un avis, et nous touchons peut-être à l’un de ces moments où c’est un devoir impérieux de n’agir que selon son propre avis.

Depuis l’origine des négociations, le thème de notre politique a été celui-ci :Nous n’avons en Orient qu’un seul intérêt, un seul désir, le même que celui de l’Angleterre, de l’Autriche, de la Prusse. Nous voulons l’intégrité et l’indépendance de l’Empire ottoman. Nous repoussons tout accroissement de territoire ou d’influence au profit de toute puissance européenne. Dans l’intérieur de l’Empire ottoman, entre les musulmans, entre le sultan et le pacha d’Égypte, la répartition des territoires nous touche peu. Si le sultan possédait la Syrie, nous dirions : Qu’il la garde. Si le pacha consent à la rendre, nous dirons : Soit. C’est là, selon nous, une petite question. Mais si on tente de résoudre cette petite question par la force, c’est-à-dire de chasser le pacha de la Syrie, aussitôt s’élèveront les grandes questions dont l’Orient peut devenir le théâtre. Le pacha résistera. Il résistera à tout risque, au risque de la ruine de l’Empire ottoman, et de sa propre ruine. Sa résistance amènera les puissances chrétiennes, et au-dessus de toutes la Russie, au sein de l’Empire ottoman. Chance imminente que cet empire soit mis en pièces et l’Europe au feu. Nous ne voulons pas de cette chance. C’est pourquoi nous voulons, entre le sultan et le pacha, une transaction qui soit acceptée des deux parts, et qui maintienne en Orient la paix, seul gage de l’intégrité et de l’indépendance de l’Empire ottoman, par conséquent de la paix de l’Europe.

A ce thème de la politique française, lord Palmerston a opposé celui-ci :

 La paix n’est pas possible en Orient tant que le pacha d’Égypte possédera la Syrie. Il est trop fort et le sultan trop faible. Il faut que la Syrie retourne au sultan. L’intégrité et l’indépendance de l’Empire ottoman sont à ce prix. Si le pacha ne veut pas rendre la Syrie, il n’y a point de danger à employer la force pour la lui ôter. Au dernier moment le pacha cédera ou résistera peu. Quand même il résisterait, le danger ne naîtrait point ; les puissances européennes sont bien assez fortes pour chasser le pacha de la Syrie. Aucune d’elles ne veut rien de plus. La Russie elle-même ajourne son ancienne politique. Elle renonce au protectorat exclusif qu’en fait elle exerçait sur la Porte, et que, par le traité d’Unkiar-Skélessi, elle avait tenté d’ériger en droit. Elle consent à le voir remplacé par un protectorat européen. Ainsi pour l’Empire ottoman, la Syrie est une question vitale. Pour l’Europe, aucune question redoutable ne s’élèvera à côté de celle-ci. D’une part, il y a nécessité d’employer la force ; de l’autre, il n’y a, dans l’emploi de la force, aucun danger.

Entre ces deux politiques, plusieurs transactions ont été tentées : 1º Tentative française. L’Égypte et la Syrie appartiendront héréditairement au pacha. L’Arabie, Candie et le district d’Adana seront restitués au sultan. 2º Tentative anglaise. Le pacha aura l’Égypte héréditairement, et la plus grande partie du pachalik de Saint-Jean d’Acre, y compris cette place, viagèrement. Il rendra tout le reste. 3º Ouverture autrichienne. Le pacha aura l’Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement. Il rendra l’Arabie, Candie et Adana.

Toutes ces tentatives ont échoué : 1º parce que la France, fidèle à son thème, a toujours refusé de donner formellement, à ces transactions, la sanction de la coercition, en cas de refus du pacha ; 2º parce que lord Palmerston, fidèle aussi à son thème, a toujours refusé de laisser au pacha la Syrie.

Pour avoir des chances de succès, l’ouverture de l’Autriche aurait eu besoin, d’abord d’être vivement poussée par l’Autriche et la Prusse d’une part, par la France de l’autre, ensuite d’être sanctionnée par la coercition unanime en cas de refus du pacha. Ces deux conditions lui ont également manqué.

Pendant le cours de ces essais de transaction, un double travail se poursuivait : 1º En Orient par la France, pour amener, sans le concours des autres puissances, un arrangement direct entre le sultan et le pacha ; 2º à Londres par lord Palmerston, pour amener, en laissant la France en dehors, un arrangement à quatre qui assurât, par la force, la restitution de la Syrie au sultan.

L’explosion de la tentative d’arrangement direct entre le sultan et le pacha, coïncidant avec l’insurrection de la Syrie contre le pacha, a décidé la conclusion de l’arrangement entre les quatre puissances et la signature de la convention du 15 juillet.

La convention du 15 juillet, c’est le thème de lord Palmerston mis en pratique, rien de moins, rien de plus. Il n’y a là point de coalition générale et permanente contre la France, sa révolution, son gouvernement. Ce n’est point la résurrection de la Sainte-Alliance. Il n’y a point de rapprochement et de concert entre des ambitions naguère rivales. Ce n’est point une préface au partage de l’Empire ottoman.

Non seulement il n’y a, en fait, rien de cela dans la convention du 15 juillet, mais rien de semblable non plus en intention, et si, dans l’état actuel des choses, l’une des quatre puissances essayait d’y mettre ou d’en faire sortir cela, l’alliance se dissoudrait.

Il y a, dans la convention du 15 juillet :

Pour l’Angleterre : 1º L’affaiblissement du pacha d’Égypte, vassal trop puissant de la Porte, ami trop puissant de la France ; 2º l’abolition du protectorat exclusif de la Russie sur la Porte, c’est-à-dire la Porte fortifiée, la Russie et la France contenues.

Pour l’Autriche et la Prusse : Les mêmes résultats que pour l’Angleterre ; plus une alliance de ces deux puissances avec l’Angleterre, ce qui amène quelque affaiblissement de la Russie.

Pour la Russie enfin : L’ajournement de son ambition et le sacrifice de sa dignité en Orient ; mais en revanche : 1º la séparation de la France et de l’Angleterre ; 2º le terme des engagements périlleux qu’elle avait contractés par le traité d’Unkiar-Skélessi ; 3º tout cela sans perte réelle de la position et de l’avenir russe envers la Porte, probablement même avec un affaiblissement général des musulmans.

La convention du 15 juillet ainsi rendue à son vrai sens pour les quatre puissances qui l’ont signée, qu’y a-t-il, pour la France, soit dans la convention même, soit dans la façon dont elle a été conclue ?

Il y a une offense et des dangers.

Pour conclure la convention, on s’est caché de la France. Puis on s’est excusé en disant que la France aussi s’était cachée des quatre puissances pour tenter de faire conclure, entre le sultan et le pacha, un arrangement direct. C’est là un mauvais procédé ; mais ce n’est pas l’offense réelle.

L’offense réelle, c’est le peu de compte que l’Angleterre a tenu de l’alliance française. Elle l’a risquée, elle l’a sacrifiée pour un intérêt très secondaire, le retrait immédiat de la Syrie au pacha. La France proposait le statu quo. L’alliance française valait bien pour l’Angleterre l’ajournement, jusqu’à la mort du pacha, des plans de lord Palmerston sur l’Orient.

Les dangers du traité sont ceux que la France, depuis l’origine des négociations, n’a cessé de signaler : 1º la résistance obstinée du pacha ; 2º l’ébranlement, peut-être le bouleversement de l’Empire ottoman ; 3º les quatre puissances entraînées au delà de leur but par la nature des moyens qu’elles seront forcées d’employer, et toutes les grandes questions, tous les événements auxquels peut donner lieu leur intervention armée dans l’Empire ottoman, s’élevant tout à coup à propos de la petite question de la Syrie. Voilà ce qu’il y a, pour nous, dans la convention du 15 juillet. Voilà les motifs qui ont déterminé notre attitude et nos préparatifs ; motifs, à coup sûr, très légitimes et suffisants. On a bien légèrement renoncé à notre intimité. On a bien légèrement ouvert en Europe des chances redoutables. Nous avons ressenti l’offense et pourvu au danger. Maintenant la convention s’exécute. Elle s’exécute sérieusement, dans son but avoué. Quelle conduite prescrivent au gouvernement français, d’abord l’intérêt national, ensuite la politique qu’il a constamment exprimée et soutenue dans le cours de l’affaire ?

La France doit-elle faire la guerre pour conserver la Syrie au pacha d’Égypte ?

Évidemment ce n’est pas là un intérêt assez grand pour devenir un cas de guerre. La France, qui n’a pas fait la guerre pour affranchir la Pologne de la Russie et l’Italie de l’Autriche ne peut raisonnablement la faire pour que la Syrie soit aux mains du pacha et non du sultan.

La guerre serait ou orientale et maritime, ou continentale et générale. Maritime, l’inégalité des forces, des dommages et des périls est incontestable. Continentale et générale, la France ne pourrait soutenir la guerre qu’en la rendant révolutionnaire, c’est-à-dire en abandonnant la politique honnête, sage et utile qu’elle a suivie depuis 1830, et en transformant elle-même l’alliance des quatre puissances en coalition ennemie.

L’intérêt de la France ne lui conseille donc point de faire, de la question de Syrie, un cas de guerre.

La politique jusqu’ici exprimée et soutenue par la France, quant à l’Orient, ne le lui permet pas. Nous avons hautement et constamment dit que la distribution des territoires entre le sultan et le pacha nous importait peu, que si le pacha voulait rendre au sultan la Syrie, nous n’y objections point, que la prévoyance de son refus, de sa résistance et des périls qui en devaient naître pour l’Empire ottoman et la paix de l’Europe était le motif de notre opposition aux moyens de coercition. En faisant la guerre pour conserver au pacha la Syrie, nous nous donnerions à nous-mêmes un éclatant démenti, un de ces démentis qui affaiblissent en décriant.

Est-ce à dire que la France n’ait rien à faire que d’assister, l’arme au bras, à l’exécution de la convention du 15 juillet, et que son langage, son attitude, ses préparatifs, doivent rester, en tout cas, une pure démonstration ?

Certainement non.

Si le pacha résiste, si les mesures de coercition employées par les quatre puissances se compliquent et se prolongent, alors ce que la France a annoncé peut se réaliser. La question de Syrie peut soulever d’autres questions. La guerre peut naître spontanément, nécessairement, par quelque incident imprévu, au milieu d’une situation périlleuse et tendue.

Si la guerre naît de la sorte, non par la volonté et le fait de la France, mais par suite d’une situation que la France n’a point créée, la France doit accepter la guerre. D’ici là, elle doit se tenir prête à l’accepter.

Il se peut aussi, et c’est, à mon avis, la chance la plus probable, que, dans le cours des mesures de coercition tentées en vertu du traité du 15 juillet, les quatre puissances soient amenées à intervenir dans l’Empire ottoman d’une façon qui oblige la France à y paraître elle-même, non pour faire la guerre à la Porte, ni aux quatre puissances, mais pour prendre elle-même, dans l’intérêt de sa dignité et de l’avenir, des sûretés, des garanties. Si des armées européennes entraient en Asie, si des forces européennes s’établissaient sur tel ou tel point de l’Empire ottoman, soit de la côte, soit de l’intérieur, si des troupes russes occupaient Constantinople et des flottes anglaises et russes la mer de Marmara, dans ces divers cas et dans tel autre qu’on ne saurait déterminer d’avance, la France pourrait et devrait peut-être intervenir, à son tour, sur le théâtre des événements, et y faire acte de présence et de pouvoir. Quels seraient ces actes ? On ne peut pas, on ne doit pas le dire d’avance, pas plus que les cas auxquels ils correspondraient ; tout ce qu’on peut dire, c’est que la France doit être décidée et prête à les accomplir. La guerre pourrait naître de ces actes ; elle serait alors inévitable et légitime. Je penche à croire qu’elle n’en naîtrait pas, et que les quatre puissances, à leur tour, supporteraient beaucoup de la part de la France plutôt que d’entrer en guerre avec elle quand elle aurait fait preuve à la fois de modération et de vigueur.

Voilà, mon cher ami, après mûre réflexion, la seule conduite qui me paraisse prudente, conséquente et digne, j’ajouterai loyale. J’ai été sur le point d’écrire cela à M. Thiers lui-même. J’y ai renoncé. Je ne veux pas qu’il puisse me supposer la prétention de lui dicter sa politique, ou quelque préméditation de séparation. Mais, d’une part, je désire qu’il sache bien ce que je pense ; de l’autre, j’ai besoin de savoir moi-même où il en est, et s’il se propose de marcher dans cette ligne-là, car, pour mon compte, je n’en pourrais suivre une autre. C’est à vous que je m’adresse pour être édifié à ce sujet, bien sûr que vous comprendrez l’importance que j’y attache. Vous pouvez faire de ma lettre tel usage que vous voudrez, soit la montrer, soit la garder pour vous seul, selon ce qui vous paraîtra bon. Je m’en rapporte à vous pour faire arriver, comme il convient, la vérité que je dis, et pour m’envoyer celle que je demande.

J’étais si inquiet de la situation, et si pressé de savoir avec précision où l’on en était à Paris, que le 2 octobre, n’ayant pas encore reçu de réponse du duc de Broglie tout récemment revenu de Coppet, je lui récrivis : J’attends impatiemment votre réponse. Tout ce qui me revient me donne à craindre qu’on ne regarde à Paris le rejet des propositions de Méhémet-Ali comme un cas de guerre, et que, si on ne commence pas la guerre de propos délibéré, on ne la fasse commencer par accident, ce qui se peut toujours. Je ne vous répète pas, quant au fond de la question, ce que je vous ai dit il y a quelques jours ; je sais que vous êtes de mon avis, et plus j’y pense, plus je me confirme dans mon avis. Je ne sais pas l’état des esprits en France. Je ne puis croire qu’il commande la guerre pour la Syrie. Et si l’état des esprits ne la commande pas, l’état des choses ne la commande pas non plus. Il faut donc se conduire pour l’éviter ; et si on ne l’évite pas, il faut s’être conduit pour l’éviter. Personne ne s’y trompera ; plus je vois de mensonges, plus je me persuade qu’en dernière analyse on ne croit, dans les grandes affaires, qu’à la vérité et on finit toujours par savoir la vérité. Je fais bien peu de cas des commérages ; je ne vais point au-devant ; je fais la part des menées ; mais le vent m’apporte chaque jour ces paroles : « Si la Syrie viagère est refusée, c’est la guerre. » Cela peut n’être rien, ou n’être qu’un langage prémédité pour produire un certain effet ; mais ce peut aussi être quelque chose, et quelque chose de fort grave, et tout autre chose que ce qui me paraît la bonne politique. J’y regarde donc de très près, et je vous demande de me dire le plus tôt possible ce que vous voyez.

Presque au même moment, le duc de Broglie, de retour à Paris, m’écrivait : J’ai reçu votre lettre du 23 septembre. J’ai pensé qu’il était utile de la communiquer in extenso à M. Thiers et à M. de Rémusat. Je la leur ai remise, à l’un et à l’autre. Voici quel est le résumé de deux ou trois longues conversations que nous avons eues ces jours-ci, sur le sujet même de cette lettre.

Il est avéré désormais pour tout le monde, et lord Palmerston en convient lui-même, que l’envoi de M. Walewski a eu pour objet d’obtenir des concessions du pacha, et non de le pousser à une résistance aveugle et opiniâtre. Il est avéré pour tout le monde que le résultat de notre intervention à Alexandrie a été, non de réduire, mais d’augmenter ces concessions. La limite en est atteinte, du moins quant à la France et à ses efforts. Elle ne prendra plus l’initiative pour demander au pacha de nouveaux sacrifices ; elle trouve le terrain pris, d’après ses conseils, sage et conciliant ; pourvu que le pacha s’y contienne, pourvu qu’il se garde de faire une pointe au delà du Taurus, pourvu qu’il se borne à concentrer ses troupes sur le littoral de la Syrie et à défendre sa position actuelle, il peut compter sur l’approbation et sur les bons offices de la France, sans préjudice des déterminations ultérieures auxquelles certaines éventualités pourraient la porter, dans son propre intérêt, mais sans aucun engagement direct ou indirect, pour aucun cas quelconque. C’est là la substance d’une dépêche envoyée à M. Cochelet. La même déclaration a été faite aux ambassadeurs. Son but est, dans le cas où le pacha jugerait à propos de tout céder, de lui en laisser la responsabilité. Je trouve cela, pour ma part, raisonnable et digne. Cela est d’ailleurs conséquent ; nous avons refusé notre appui moral au traité du 15 juillet, en nous réservant d’agir ainsi qu’il nous paraîtrait sage et convenable ; demander au pacha plus que ce qu’il concède aujourd’hui, ce serait lui demander d’adhérer au traité du 15 juillet. Qu’il le fasse, s’il le juge à propos ; mais ce n’est pas à nous de l’y pousser.

Cela posé, qu’y a-t-il à faire ?

Trois choses, à ce qu’il me semble :

1º Reculer, autant qu’il sera possible, la convocation des Chambres ; éviter, autant que possible, d’être poussé, bon gré mal gré, à des engagements de tribune ; gagner du temps.

2º Accueillir sans hauteur, sans humeur, mais aussi sans duperie, les ouvertures qui pourraient nous être faites à la suite des propositions du pacha, de quelque part qu’elles viennent ; les discuter pour ce qu’elles peuvent valoir, et ne repousser péremptoirement que les offres, directes ou détournées, d’adhérer au traité du 15 juillet. Il y a malheureusement, quant à présent et jusqu’à ce que l’impuissance de ce traité ait été démontrée par les faits, très peu à espérer de ces ouvertures ; supposé, ce qui est douteux, qu’il nous en soit fait. Entre le traité et les propositions du pacha, il n’y a point de marge réelle, point d’intermédiaire véritable. Nous ne pouvons adhérer au traité. La Prusse et l’Autriche même accepteraient peut-être les propositions ; mais ni l’une ni l’autre n’ont réellement voix au chapitre. La présomption hautaine de celui qui dispose en maître du cabinet anglais ne lui permettra pas de céder ; et la Russie qui perd toute position politique si la France et l’Angleterre se réconcilient, qui a tout sacrifié pour amener la rupture, tout joué sur cette carte, la Russie ne se prêtera probablement à rien. Quoi qu’il en soit, encore un coup, attendre et ne rien rejeter sans discussion, ne montrer ni irritation ni dépit, et s’il y a moyen de traiter, saisir l’occasion.

3º Enfin continuer avec ardeur et persévérance les préparatifs d’armement, n’en point faire étalage, mais ne rien suspendre et ne rien négliger, pousser ces préparatifs, quant au personnel, jusqu’aux limites légales, quant au matériel et aux fortifications, jusqu’aux limites du possible. Être en position, le moment venu, de n’avoir plus à demander aux Chambres qu’une augmentation de personnel à verser dans des cadres déjà posés et la ratification de ce qui a été fait sans elles. Cela est de la dernière importance ; quelle que soit l’issue de tout ceci, il faut que la France en tire un armement complet que l’imprévoyance du gouvernement représentatif ne permet d’obtenir que dans les moments d’urgence et d’appréhension.

Qu’arrivera-t-il en définitive ?

Personne ne peut le dire d’avance ; mais on peut du moins, selon la méthode que les mathématiciens nomment méthode exhaustive, poser un certain nombre d’alternatives entre lesquelles la solution doit nécessairement se trouver.

Le pacha fera-t-il une pointe sur Constantinople, et amènera-t-il par là un casus fœderis qui dégénérerait, selon toute apparence, en casus belli ? C’est une chance qui paraît peu probable ; soit que les concessions obtenues de lui proviennent de sa faiblesse ou de sa raison, elles écartent, du moins quant à présent, cette appréhension.

Cèdera-t-il tout ?

M. Thiers ne le craint pas. J’avoue que, quant à moi, je n’en serais nullement étonné. Si cela arrive, nous n’y pouvons rien. La précaution, prise par la dépêche dont je vous parlais en commençant, est notre seule sauvegarde ; mais il est clair que nous ne ferons pas la guerre pour lui reconquérir ce qu’il lui plaira d’abandonner.

Résistera-t-il avec avantage ? Réussira-t-il à maintenir la Syrie, à garder le littoral, à jeter dans la mer quiconque débarquerait ?

C’est là notre belle carte ; c’est celle sur laquelle nous avons mis à la loterie. Si le numéro sort, tout ira bien. Si le traité est convaincu d’impuissance et que les alliés soient mis en demeure d’en conclure un autre qui livre décidément la Turquie à la Russie, nous aurons beau jeu, soit à Berlin, soit à Vienne, soit même dans le sein du cabinet anglais, pour en prévenir l’adoption.

Reste enfin, et malheureusement c’est ici l’hypothèse la plus vraisemblable, reste que le pacha résiste à grand’peine, et qu’il s’engage, entre lui et les alliés, une lutte prolongée qui le menace de sa ruine.

Si cela arrive, logiquement, nous serions tenus de rester spectateurs impassibles ; pratiquement, il est possible que la position devienne intenable, que l’honneur, que le mouvement de l’opinion nous forcent d’intervenir.

Sous quelle forme, en quel sens, dans quelle mesure, à propos de quelle circonstance cette intervention aurait-elle lieu ? Il est impossible de le dire d’avance ; ce qui importe, c’est de tenir la position aussi longtemps qu’elle sera tenable, et de ne rien faire qui puisse la compromettre à priori et de dessein prémédité.

Ainsi, par exemple, il importe de tenir notre flotte ensemble, de ne point l’éparpiller, de la maintenir à une distance suffisante du théâtre des hostilités, de ne se livrer à aucune demi-mesure, à aucune de ces interventions de détail qui ne portent aucun fruit décisif et qui engagent sans secourir.

L’avantage d’une position isolée, au milieu de ses inconvénients, c’est de ne dépendre de personne, de faire ce que l’on veut, rien de moins, rien de plus, et d’avoir, jusqu’au dernier moment, le choix du parti qu’on prendra. L’avantage particulier de la France, dans la position actuelle, c’est que, s’il y a guerre, on ne la lui fera pas, c’est elle qui la fera. Il ne faut perdre ni l’un ni l’autre de ces deux avantages en se mettant à la merci des accidents et des amiraux. Ainsi, comme premier plan de conduite, n’envoyer la flotte sur le théâtre des hostilités qu’avec des instructions positives, pour faire ou pour interdire quelque chose de précis et de défini ; et se réserver par là, au besoin, de commencer l’intervention quand et comme on voudra, de la commencer par une sommation à la Prusse et à l’Autriche et par une menace de leurs frontières, si c’est alors le moyen qui paraît le meilleur ; en un mot, rester dans une expectative armée, mais immobile, jusqu’au moment où l’on croira devoir en sortir par quelque acte énergique et prémédité, voilà ce que la prudence semble commander.

Et non seulement c’est là la conduite prudente, mais c’est là la conduite honnête. Il s’agit en effet d’engager une lutte terrible et d’où dépend le sort du pays ; il est juste et honnête qu’il en ait le choix.

Il ne faut pas que le Roi et le pays se réveillent un beau matin en guerre avec l’Europe par suite d’un malentendu, d’une étourderie ou d’une bravade. Quand le moment sera venu, s’il doit venir, il faut que le Roi et le pays en délibèrent ; s’ils jugent que le cabinet a tort de croire l’honneur de la France compromis par une plus longue inaction, le cabinet se retirera, et d’autres suivront une politique conforme à leur opinion. Si le Roi et le pays sont de l’avis du cabinet, alors, mais alors seulement, il faudra prendre son parti. Prétendre soutenir une telle lutte sans avoir, de cœur et d’enthousiasme, le Roi et le pays avec soi, ce serait folie.

Voilà, mon cher ami, le résultat de nos conversations. Je vous le transmets, tout en sachant bien que les événements disposent des esprits et des volontés, et que ce qui paraît le meilleur peut, à l’épreuve, être bien déconcerté.

Deux jours après avoir écrit cette lettre, qui n’avait pu partir immédiatement, le duc de Broglie y joignit ce billet, sous la date du 3 octobre :

Ceci était le résumé fidèle du point où nous étions avant-hier soir. Hier matin, la nouvelle du bombardement de Beyrouth est arrivée. Ce n’est rien de plus que ce à quoi l’on devait s’attendre ; mais l’émoi est grand, et Dieu veuille qu’on ne se lance pas dans des résolutions précipitées. J’y ferai de mon mieux. Il y a eu, dans la journée, un conseil qui n’a abouti à rien. On a parlé de convoquer les Chambres. On a parlé d’envoyer la flotte pour protéger, par sa présence, Alexandrie, en laissant tout le reste suivre son cours naturel. Les opinions ont été divisées, et déjà, la seconde dépêche télégraphique étant plus tranquille que la première, il y a de la détente. Je vous tiendrai au courant.

Aussitôt répandues, ces nouvelles produisirent dans le public deux effets contraires ; sciemment ou aveuglément, les esprits se livrèrent à deux courants opposés : Les choses iront à la guerre, m’écrivait le 17 août M. de Lavergne, tant que tout le monde croira la paix inébranlable, et elles reviendront à la paix dès que tout le monde verra la guerre imminente. Quand on sut Beyrouth bombardé et la déchéance de Méhémet-Ali prononcée à Constantinople, le premier mouvement général fut belliqueux, belliqueux sans bien savoir où et dans quelles limites ; on voulait échapper au déplaisir de la situation, et rendre coup pour coup à ces puissances qui avaient, disait-on, trouvé et saisi en Orient l’occasion de reformer, contre la France, la coalition de 1815. Mais les passions et les factions ennemies se chargèrent de donner à ce mouvement toute sa portée ; de belliqueux, elles le rendirent promptement révolutionnaire ; le droit public européen et la monarchie française, les frontières des États, l’organisation et l’avenir de l’Europe furent ardemment remis en question ; la presse républicaine recommença ses violences, les sociétés secrètes leurs menées, les réunions populaires leurs bravades et leurs exigences. De jour en jour, d’heure en heure, 1840 ressemblait plus complètement à 1831 ; les mêmes excès préparaient les mêmes dangers et provoquèrent la même résistance ; l’esprit d’ordre légal et de paix reparut, d’abord embarrassé et timide, bientôt animé et fortifié par la gravité de ses alarmes, moins bruyant que l’esprit révolutionnaire, mais résolu à la lutte et cherchant de tous côtés, pour la politique, que, depuis neuf ans, il avait fait triompher, un point d’appui et de fermes défenseurs.

Évidemment le cabinet présidé par M. Thiers n’était pas bien placé pour cette tâche. Il s’était, en se formant, penché vers le côté gauche, et sans s’y livrer, il avait glissé sur cette pente. Le parti conservateur, qui l’avait vu arriver avec humeur, ne l’attaquait plus, mais ne lui portait pas confiance et dévouement. En Orient, les événements démentaient ses prévisions : d’accord en cela avec le sentiment public, il s’était fait le protecteur de la cause et de la puissance égyptiennes ; mais cette puissance, mise à l’épreuve, se trouvait fort au-dessous de ce qu’il en avait espéré ; et pour avoir quelque chance de succès, cette cause eût imposé à la France des sacrifices et des risques fort au-dessus de son importance. Le cabinet ne voulait pas la guerre ; mais il s’y était préparé avec ardeur, la croyant possible, prochaine peut-être, et voulant du moins en inspirer à l’Europe la crainte. Par le tour que prenaient les événements, ses préparatifs militaires perdaient leur sens, et en présence de l’excitation belliqueuse prompte à se transformer en fermentation révolutionnaire, l’esprit de résistance et de paix regagnait son empire. Quand, à la nouvelle de l’exécution facile du traité du 15 juillet en Orient, cette situation embarrassée et fausse du cabinet français éclata : Voilà pour M. Thiers, dit M. Rossi, une belle occasion de donner sa démission.

M. Thiers et ses collègues ne s’y méprirent point, et dès les premiers jours d’octobre, un peu plus tôt même peut-être, ils offrirent leur démission au Roi qui s’en montra d’abord inquiet et refusa de l’accepter. J’ai déjà eu occasion de le dire ; c’était la disposition de ce prince de s’associer vivement aux émotions patriotiques sans qu’elles dominassent son jugement et ses résolutions. Il était, pour le sentiment national, plein de sympathie, de complaisance même, et pourtant d’indépendance, capable d’en partager aujourd’hui l’entraînement et d’en reconnaître demain l’erreur et le péril. Dans la question égyptienne et sur le traité du 15 juillet, il avait pensé et senti comme le public, et manifesté même son sentiment avec plus d’impétuosité que de prévoyance, gardant cependant, au fond de son âme, quelque inquiétude et faisant quelquefois, dans la conversation, des réserves prudentes que lui suggérait la mobilité de son imagination, sans qu’il préméditât aucun changement de conduite et de conseillers. Il avait sincèrement adhéré à toutes les mesures que lui avait proposées le cabinet, comptant toujours que les quatre puissances ne pousseraient pas les choses à bout, que Méhémet-Ali résisterait efficacement, qu’une transaction interviendrait, qu’en tout cas la paix de l’Europe ne serait pas troublée, et fort aise qu’en attendant une solution favorable, l’état militaire de la France se relevât, pour la sûreté du pays et la force de son gouvernement. Quand le véritable état des faits se manifesta, quand les chances d’une guerre sans motif sérieux et sans intérêt national devinrent pressantes, le roi Louis-Philippe s’arrêta sur la pente, se souciant peu de l’avoir suivie jusque-là, et bien décidé à n’y pas aller plus loin : Puisque l’Angleterre et les alliés nous déclarent qu’ils limiteront les hostilités au développement nécessaire pour faire évacuer la Syrie, et qu’ils n’attaqueront point Méhémet-Ali en Égypte, je ne vois pas, disait-il, qu’il y ait là, pour nous, le casus belli. La France n’a point garanti la possession de la Syrie à Ibrahim-Pacha ; et bien qu’elle soit loin d’approuver l’agression des puissances, et encore plus loin de vouloir leur prêter aucun appui, ni moral ni matériel, je ne crois pas que son honneur soit engagé à se jeter dans une guerre où elle serait seule contre le monde entier, uniquement pour maintenir Ibrahim en Syrie. On objecte que les alliés vont attaquer l’Égypte. Nous verrons alors ce que nous aurons à faire. Mais tant que les puissances nous donnent l’assurance qu’elles ne veulent point attaquer l’Égypte, je ne vois pas que le casus belli soit arrivé ; et dans l’état actuel des choses, nous n’avons qu’à attendre en regardant bien. Ce fut dans cette disposition que le Roi ordonna, le 7 octobre, la convocation des Chambres, et accepta la note diplomatique du 8 par laquelle M. Thiers se bornait à déclarer que la déchéance de Méhémet-Ali en Égypte, mise à exécution, serait, à l’équilibre général de l’Europe, une atteinte que la France ne saurait accepter ; à ces termes, l’accord se rétablit momentanément entre le Roi et le cabinet.

De toutes parts et tous les jours on m’écrivait que cet accord ne durerait pas, que le cabinet ne pouvait faire face à la situation, que le Roi et les ministres en étaient également convaincus. On me pressait d’agir, de manifester hautement mon opinion et mon intention. Et en même temps on m’assaillait de tous les doutes, de toutes les hésitations, de toutes les inquiétudes incohérentes dont mes amis, comme le public, étaient préoccupés, croyant tantôt à la paix, tantôt à la guerre, aujourd’hui au raffermissement, demain à la chute du cabinet, et s’il tombait, à l’extrême difficulté, peut-être à l’impossibilité de le remplacer.

A ces avertissements, à ces tiraillements en tous sens, ma réponse était toujours la même : Si le cabinet doit tomber, écrivais-je, je veux être absolument étranger à sa chute et aux revers qui amèneront sa chute. Rester dans ma ligne de conduite et m’y trouver debout si les événements viennent m’y chercher, voilà à quoi je m’applique. Je ne veux pas faire les événements qui pourraient venir m’y chercher, ni qu’on puisse seulement supposer que j’ai voulu les faire. Je ne puis être fort dans une situation difficile qu’autant que je n’aurai contribué en rien à la créer. Prenez garde d’ailleurs ; vous vous laissez trop prendre aux vicissitudes du langage et de la situation ; on change tous les jours d’impression, de paroles, d’inquiétude ou d’espérance ; on est doux, on est aigre, on croit à la paix ou à la guerre, selon l’intérêt ou la fantaisie du moment. Intérêt bien petit, fantaisie bien passagère, mais qui n’en font pas moins dire blanc aujourd’hui, noir demain. Et la situation elle-même flotte beaucoup ; elle va en haut, en bas, à droite, à gauche. Il ne faut pas laisser ballotter son propre esprit et sa propre conduite selon le bavardage des hommes et les ondulations des choses. Il y a un point culminant dans les situations, une pente réelle et définitive des événements. C’est là qu’il faut jeter l’ancre et se tenir, et assister de là au trouble des paroles et à la fluctuation des incidents quotidiens.

Nul, parmi mes amis, ne jugeait et ne m’instruisait mieux de cette situation que M. Duchâtel : éloigné de Paris en ce moment, il observait les faits et pesait les chances avec cette ferme et fine sagacité, toujours dirigée vers le point essentiel des questions et des affaires, qui est l’un des mérites éminents de son esprit. Il m’écrivait le 1er octobre de Mirambeau : Nous sommes dans une des plus terribles crises qu’un gouvernement nouveau puisse avoir à traverser. L’inquiétude est extrême ; personne ne veut croire à la guerre, et le principal motif de cette confiance, c’est la crainte que la guerre inspire. Seul contre tous, on peut se défendre chez soi quand on est injustement attaqué, mais on ne peut pas espérer de faire prévaloir ses opinions dans le monde. Vous pouvez voir, par les fluctuations de la Bourse, ce que serait notre crédit dans le cas d’une guerre générale ; nos finances sont admirables pour le temps de la paix ; mais le gouvernement est encore trop récemment affermi, et les partis sont trop animés pour que la guerre ne détruisît pas la confiance des capitalistes en leur faisant redouter un changement de gouvernement et, à la suite, la banqueroute. Tout cela est fort inquiétant. Il n’en faut pas moins penser à son honneur, car l’honneur avant tout ; mais il faut aussi écouter la prudence. Je suis complètement de votre avis ; si la guerre vient à éclater, il faut que sa nécessité soit trois fois évidente ; sans cela on courrait de terribles chances. Et quelques jours après, le 10 octobre, se préoccupant de ma situation personnelle, il ajoutait : Le pays ne veut pas la guerre. On n’admet pas que, pour conserver la moitié de la Syrie à Méhémet-Ali, nous nous exposions à de beaucoup plus grands périls que ceux que nous n’avons pas voulu courir en 1830, quand il s’agissait, pour nous, de reprendre nos frontières naturelles. Je n’ai pas de conseils à vous donner ; vous savez mieux que moi le fond des choses ; mais, dans votre intérêt et dans celui du pays, jamais situation n’a été plus délicate que la vôtre ; votre responsabilité est immense. Au point où nous en sommes, si la guerre générale ne vous semble pas inévitable, vous devez opposer votre veto à la guerre. Si vous pensez, connaissant à fond cette terrible affaire, que le dernier mot doive être prononcé, concourez vous-même à le prononcer ; mais ne le laissez pas prononcer par d’autres, si votre avis n’est pas que la France soit condamnée à recourir à une si grave extrémité.

J’avais, pour moi-même, le même sentiment : tout ce que je voyais des difficultés, chaque jour plus vives, de la question extérieure, tout ce que j’apprenais des périls croissants de la fermentation révolutionnaire à l’intérieur, aggravait, à mes yeux, le poids de ma responsabilité personnelle, et me faisait chercher avec anxiété ce que j’avais à faire pour m’en acquitter : Je ne crois pas à la guerre, écrivais-je à mes plus intimes amis ; mais je suis aussi inquiet que si j’y croyais. Ma prévoyance est sans pouvoir sur ma disposition. Tout, absolument tout est engagé pour moi dans cette question, mes plus chers intérêts personnels, les plus grands intérêts politiques de mon pays, et de moi dans mon pays. Et tout cela se décide sans moi, loin de moi, en Syrie, par le canon de Napier, à Paris, par les conseils d’un cabinet qui n’est pas le mien. Ma raison persiste dans sa confiance ; je ne crois pas à la guerre ; mais mon âme est pleine de trouble. Je n’ai jamais été si agité.

Quand j’appris que les Chambres étaient convoquées et se réuniraient le 28 octobre, je sortis de ma plus pressante peine ; j’étais ainsi naturellement appelé à reprendre ma place sur le lieu et dans les débats où toutes les questions qui pesaient sur moi allaient se vider. J’écrivis sur-le-champ à M. Thiers :

Monsieur le président du Conseil,

La convocation des Chambres pour le 28 de ce mois m’impose le devoir de me rendre à Paris pour assister aux premiers débats de la session. Je prie Votre Excellence de vouloir bien demander au Roi, pour moi, la faveur d’un congé. Je crois que, dans quinze jours, mon absence momentanée sera ici sans inconvénient. Très probablement la situation sera, pour quelque temps, stationnaire, et je laisserai les affaires dont Sa Majesté m’a fait l’honneur de me charger entre les mains de M. le baron de Bourqueney qui les a suivies depuis leur origine, en connaît parfaitement l’histoire, s’est pénétré de l’esprit qui a présidé aux négociations, et qui inspire au gouvernement anglais, par son caractère comme par sa capacité, une estime pleine de confiance. Je serai d’ailleurs toujours prêt, dès que j’aurai satisfait aux premiers devoirs de la session, à venir reprendre ici mon poste, selon les intentions du Roi et les instructions de Votre Excellence.

Le même jour 13 octobre, pour que ma disposition fût bien connue et bien comprise de mes amis, et des ministres eux-mêmes avec qui je ne pouvais m’en expliquer directement et sans réserve, j’écrivis au duc de Broglie :

Mon cher ami, je suis inquiet, inquiet du dedans encore plus que du dehors. Nous retournons vers 1831, vers l’esprit révolutionnaire exploitant l’entraînement national, et poussant à la guerre sans motif légitime, sans chance raisonnable de succès, dans le seul but et le seul espoir des révolutions.

Je dis sans motif légitime. La question de Syrie n’est pas un cas de guerre légitime. Je tiens cela pour évident.

Jusqu’ici, aucune autre question n’est élevée, en principe, par le traité du 15 juillet, en fait, par son exécution. Aucun grand intérêt de la France n’est attaqué, ni son indépendance, ni son gouvernement, ni ses institutions, ni ses idées, ni sa libre activité, ni sa richesse.

Ce qu’on tente en Orient peut amener autre chose que ce qu’on tente. Des questions peuvent naître là, des événements peuvent survenir auxquels la France ne saurait rester étrangère. C’est une raison de s’armer, de se tenir prêts. Ce n’est pas une raison d’élever soi-même, en Occident, des événements et des questions plus graves encore et qui ne naissent pas naturellement.

On a tenu peu de compte de l’amitié de la France. Elle en est blessée, et très justement. C’est une raison de froideur, d’isolement, de politique parfaitement indépendante et purement personnelle. Ce n’est pas un cas de guerre. L’offense n’est pas de celles qui commandent et légitiment la guerre. On n’a voulu ni insulter, ni défier, ni tromper la France. On lui a demandé son concours. Elle l’a refusé aux termes qu’on lui proposait. On a passé outre, avec peu d’égards. Il y a eu insouciance et mauvais procédé, non pas affront.

Après les motifs, je cherche les chances.

Il ne faut pas s’y tromper : née de la sorte et sous cette impulsion, la guerre serait générale. Par honneur comme par intérêt, les quatre puissances se tiendraient unies. L’alliance anti-égyptienne deviendrait une coalition anti-française. La France elle-même y pousserait. La guerre générale et révolutionnaire est la seule dont veuillent ceux qui veulent la guerre, la seule dont ils puissent rêver le succès.

En France, aujourd’hui, je crois à la violence révolutionnaire des factions ; je ne crois pas à l’élan révolutionnaire de la nation.

Au dehors, point de grande cause à défendre ; ni la sûreté ni l’indépendance nationale ne sont menacées. Au dedans, point de grande conquête à faire ; le pays a le régime qu’il voulait.

Des passions anarchiques dans quelques hommes, ou même dans une portion de la multitude, ne sont pas l’élan révolutionnaire d’un peuple. Les factions politiques conspireraient. Les passions personnelles éclateraient. Le pays ne se soulèverait pas.

L’anarchie ne peut plus faire en France que du bruit et du mal. Ses espérances sont des illusions, comme ses forces.

En Europe, la guerre révolutionnaire ne trouverait pas, chez les peuples, tout l’appui qu’on s’en promet.

En 1830, sur bien des points, une grande épreuve a été faite, après beaucoup de petites épreuves tentées de 1814 à 1830. Presque partout les forces révolutionnaires se sont trouvées insuffisantes ; les espérances révolutionnaires ont été déçues.

Il y a des gens qui oublient ; il y en a qui se souviennent, et l’expérience affaiblit ceux qu’elle ne change pas.

L’esprit de nationalité et d’amélioration graduelle sous les gouvernements nationaux a gagné plus de terrain en Europe que l’esprit de révolution.

L’esprit de nationalité dominerait en Allemagne.

L’Espagne est déchirée, l’Italie énervée, la Pologne écrasée. Je ne dis pas que ces pays ne soient rien. Pourtant quelle force considérable et durable pourrions-nous espérer de là ?

Et à quel prix ? Au prix de notre honneur. Nous le disons depuis dix ans : c’est l’honneur de notre gouvernement d’être devenu un gouvernement le lendemain d’une révolution, d’avoir soutenu nos droits sans faire nulle part appel aux passions, de s’être créé par la résistance et maintenu par l’ordre et la paix. Cesserons-nous de dire cela ? Changerons-nous tout à coup de maximes, de langage, d’attitude, de conduite ?

Cela n’est pas possible : la tentative serait honteuse et fatale. Pour son honneur comme pour sa sûreté, la France est vouée aujourd’hui à la cause de la paix. La guerre pour les plus grands, les plus pressants intérêts nationaux, la guerre nécessaire, inévitable, évidemment inévitable, la guerre défensive peut seule aujourd’hui nous convenir. Si la France est attaquée, qu’elle repousse l’attaque. Si sa dignité exige quelque part, en Orient comme à Anvers, comme à Ancône, comme au Mexique, quelque acte de présence et de force, qu’elle l’accomplisse, et dise, en l’accomplissant, à l’Europe : Venez me chercher chez moi. C’est là, pour nous, la seule conduite sûre, conséquente et digne.

Vous savez, vous pensez tout cela comme moi, mon cher ami ; j’en suis sûr. Aussi c’est pour moi-même, non pour vous que je vous le dis. Je suis loin. Je vois de loin le mouvement, l’entraînement. Je ne puis rien pour y résister. Je suis décidé à ne pas m’y associer. Je vous l’écrivais il y a trois semaines ; je ne saurais juger de l’état des esprits en France, ni apprécier ce qu’il permet ou prescrit au gouvernement. Il se peut que la guerre, cette guerre dont j’entends parler, la guerre générale, révolutionnaire, agressive, qui ne me paraît point commandée par l’état des choses, il se peut que cette guerre soit rendue inévitable par l’état des idées et des sentiments publics. Si cela était, je ne m’associerais pas davantage à une politique pleine, selon moi, d’erreur comme de péril. Je me tiendrais à l’écart.

J’ai confiance dans les Chambres. J’ai toujours vu, dans les moments très critiques, le sentiment du péril du devoir et de la responsabilité s’emparer des Chambres, et leur donner des lumières, un courage, des forces qui, en temps tranquille, leur auraient manqué, comme à tout le monde. C’est ce qui est arrivé en 1831. Nous nous le sommes dit très souvent : sans les Chambres, sans leur présence, leur concours, leurs débats, sans cette explosion légale, cette lutte organisée des passions et de la raison publiques, jamais le gouvernement de 1830 n’eût résisté à l’entraînement belliqueux et révolutionnaire, alors si vif et si naturel ; jamais le pays n’eût trouvé en lui-même tant de sagesse et d’énergie pour soutenir son gouvernement. Sommes-nous à la veille d’une seconde épreuve ? Peut-on espérer un second succès ? Je l’ignore ; mon anxiété est grande ; mais ma confiance est à la même adresse ; c’est par les Chambres, par leur appui, par la discussion complète et sincère dans leur sein, qu’on peut éclairer le pays et conjurer le péril, si on le peut.

Mon cher ami, conseillez, soutenez, faites prévaloir cette politique-là, car encore une fois je suis sûr que c’est aussi la vôtre. Elle aura, soit ici à Londres, soit dans la Chambre à Paris, partout et sous toutes les formes, mon concours le plus actif, le plus dévoué. Je serai à Paris je ne sais quel jour, mais, à coup sûr, pour les premiers débats de la session. Je ne puis, à aucun prix, me dispenser d’y assister. Je me le dois à moi-même. Je demande aujourd’hui un congé qui ne souffrira, je pense, aucune difficulté.

Le congé me fut immédiatement accordé ; M. Thiers m’en donna avis le 15 octobre. Mais en même temps s’éleva une question qui devint, entre mes amis mêmes, une occasion de dissentiment ; ils n’étaient pas d’accord sur le moment où il convenait que mon retour à Paris fût placé. Le cabinet annonça son dessein de porter M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre des députés. Je n’avais, envers M. Odilon Barrot, aucun mauvais vouloir ; depuis 1831, nous avions différé d’avis sur le système de gouvernement, au dedans et au dehors ; à la tribune, nous nous étions habituellement combattus, mais sans violence ni amertume personnelle ; j’honorais son caractère et j’étais persuadé qu’il présiderait la Chambre avec équité et dignité. Mais il était, depuis neuf ans, le chef de l’opposition à la politique que, depuis neuf ans, j’avais soutenue ; la coalition, qui nous avait momentanément rapprochés en 1839, avait échoué dans le dessein d’effacer nos dissidences et de nous unir dans le gouvernement ; peut-être si, à cette époque, nous avions été seuls en face l’un de l’autre, serions-nous parvenus à nous entendre ; mais nos partis avaient toujours été et restaient profondément divers et divisés. Je n’hésitai pas à penser et à déclarer que je ne pouvais donner à cette candidature mon adhésion, et j’écrivis le 17 octobre au duc de Broglie :

J’entends dire qu’on se décide à porter M. Barrot à la présidence. J’ai quelque peine à le croire. D’après ce qui me revient de bien des côtés, d’après les conjectures de ma propre raison, c’est une candidature très périlleuse. On ne réussira probablement pas ; et si on ne réussit pas, comment pourra-t-on supporter cet échec ?

Mais voici un motif, à mon avis, plus grave encore, un motif pris dans le fond des choses. Quel est le côté faible, le mal essentiel de la situation ? C’est d’avoir affiché la guerre sans la vouloir, poussé à la guerre en visant à la paix. On était naturellement placé sur cette pente ; on avait besoin d’inquiéter au dehors, de persuader que la guerre était possible, de faire prendre au sérieux l’attitude, le langage, les préparatifs. Mais évidemment le but a été dépassé sans être atteint. Non par le gouvernement lui-même et la politique officielle ; mais autour du gouvernement, dans son parti, dans l’atmosphère qui lui donne sa physionomie et sa couleur, l’attitude, le langage, les démonstrations ont pris un caractère d’exagération, d’emportement, de menaces déclamatoires et révolutionnaires ; caractère qui, au dedans, chez nous, rend en effet aux passions révolutionnaires de l’espérance, et qui au dehors, en Europe, irrite sans imposer, et répand, non une salutaire, mais une malfaisante inquiétude.

La position du gouvernement en a souffert. On a douté, tantôt de ses assurances pacifiques, tantôt de ses déclarations belliqueuses. On n’a pas bien su ce qu’il voulait. On n’a eu ni assez confiance ni assez peur.

D’où vient surtout le mal ? Du contact et de l’influence de la gauche. De cette gauche fatiguée et non pas transformée, qui n’a ni mauvaises intentions, ni le courage des bonnes, qui parle, écrit, agit, non plus par forte passion révolutionnaire, mais par routine et complaisance révolutionnaire, qui promet au dedans plus qu’elle ne peut et ne voudrait tenir, menace au dehors plus qu’elle ne peut et ne voudrait frapper, et qui imprime ainsi, au cabinet qu’elle soutient et à la situation qu’elle domine, toutes les apparences et tous les périls d’une politique qu’elle n’a ni le dessein ni la force de pratiquer.

Et c’est le chef de ce parti que le gouvernement donnerait à la Chambre, et prendrait lui-même pour drapeau ! Le gouvernement proclamerait hautement cette influence quand c’est précisément de cette influence que dérive ce qu’il y a de faux, d’embarrassant et de plus dangereux peut-être dans sa propre situation !

Pour moi, je regarderais l’adoption officielle et le succès de cette candidature comme l’aggravation d’un mal déjà fort grave. En lui-même, le fait serait peu de chose ; mais il proclamerait, il augmenterait l’influence de la gauche dans nos affaires. Elle en a déjà beaucoup trop pour la dignité de notre politique, autant que pour sa sûreté.

Sur le fond de la question, tous mes amis, ou à peu près, étaient de mon avis ; mais ne pouvais-je pas me dispenser de manifester hautement mon avis ? Pourquoi me hâterais-je d’arriver dès le début de la session et avant le vote sur la présidence de la Chambre ? J’étais le maître, en arrivant quelques jours plus tard, d’échapper à cet embarras. Il était plus grave que, de loin, je ne le prévoyais : Les adversaires du cabinet, m’écrivait-on, attendent votre arrivée comme le signal de l’attaque ; rien n’est si aisé que de le renverser, et il ne demande pas mieux que de se retirer ; la plupart des ministres trouvent le fardeau trop lourd, et M. Thiers sera charmé de le passer à d’autres, en gardant pour lui la popularité. Si vous êtes ici, votre présence seule hâtera la chute, et votre liberté d’action en sera ensuite fort gênée. Ce que la prudence vous conseille, c’est de laisser passer le début de la session, et, si vous devez être appelé, d’attendre qu’on vous appelle. M. Rossi surtout insistait pour que je m’en tinsse à ce conseil de prudence.

Ces objections ne me persuadèrent point. J’écrivis le 20 octobre au duc de Broglie : J’y ai bien pensé. Je partirai d’ici le 25. J’irai prendre ma mère et mes enfants en Normandie, et je serai à Paris le 28 au soir ou le 29. Il ne faut pas accepter l’air des embarras qu’on n’a pas. Je n’attends rien à Londres. Je ne vais rien chercher à Paris. Je ne suis ici, je ne serai là dans aucune intrigue. Je ne dirai, je ne ferai rien là qui ne soit en parfaite harmonie avec ce que j’ai dit et fait ici depuis huit mois. J’ai promis au cabinet de le seconder sans me lier à lui. C’est ce que j’ai fait et ce que je ferai. J’ai dit que je garderais ma position et mes amis sans épouser leur humeur. Je le ferai comme je l’ai fait. J’ai fait, le premier jour, les réserves qui m’ont paru raisonnables en soi, convenables pour moi. Je n’ai rien à y ajouter, rien à en retrancher aujourd’hui. Pourquoi donnerais-je à ma conduite des apparences d’hésitation et de contrainte ? Ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni dans mes actions, ni dans mes intentions, rien ne m’y oblige. Je veux prendre ma position simplement, ouvertement, tout entière, sans éluder aucune de ses difficultés naturelles, sans y ajouter aucune difficulté factice ou étrangère. Je suis député avant d’être ambassadeur. Je tiens plus à ce que je suis comme député qu’à ce que je suis comme ambassadeur. J’ai demandé un congé pour l’ouverture de la session. On me l’a donné. J’en userai sérieusement en me rendant à la Chambre quand il y a quelque chose de sérieux à dire ou à faire. Je n’attendrai pas, pour y paraître, qu’il soit insignifiant d’y être. J’agirai, comme député, selon ma raison, mon passé, mon honneur. Je parlerai, comme ambassadeur, selon ce que j’ai pensé, écrit, fait ou accepté depuis que je le suis. Je crois que cela peut très bien se concilier. Je n’y ressens, pour mon compte, pas le moindre embarras. Si cela ne peut pas se concilier, je m’en apercevrai le premier.

Les événements m’épargnèrent l’embarras dont mes amis se préoccupaient. Le 15 octobre, vers six heures du soir, le Roi retournait à Saint-Cloud avec la Reine et madame Adélaïde ; sur le quai des Tuileries, près du pont Louis XVI, une forte détonation éclata ; un homme accroupi près du poste dit du Lion, au pied du poteau d’un réverbère, avait tiré sur le Roi ; deux valets de pied et l’un des gardes nationaux à cheval de l’escorte furent blessés ; personne dans la voilure ne fut atteint. Arrêté sur-le-champ, l’auteur de l’attentat ne tenta point de s’enfuir : Je ne m’en vais pas. — Votre nom ?Conspirateur. — Votre profession ?Exterminateur des tyrans. Maudite carabine ! J’ai pourtant visé juste. Mais je l’avais trop chargée. Il s’appelait Marius Darmès, né à Marseille et frotteur de profession à Paris. C’était un fanatique grossier et brutal, qui passait sa vie dans une atmosphère de haine contre les rois en général, contre le roi Louis-Philippe en particulier, et qui regardait le meurtre comme un droit naturel de la haine.

L’effet de ce crime fut grand, plus grand peut-être qu’en d’autres occasions semblables. Il éclatait au milieu d’un public déjà très animé et très inquiet de la situation générale. On voyait là un odieux résultat et un effrayant symptôme de la fermentation révolutionnaire, renaissante et journellement fomentée. On s’étonnait, on s’indignait, on s’irritait, on s’alarmait, on se répandait en prédictions sinistres sur l’avenir de la société comme du pouvoir. Je retrouve, dans une lettre que j’écrivis le 19 octobre, en apprenant cette nouvelle, l’impression que je reçus à Londres même, et du fait et de l’état où il jetait en France les esprits : Ce nouvel assassinat ne m’a pas surpris. C’est une rude entreprise que de rétablir de l’ordre dans le monde. Aujourd’hui tous les scélérats sont fous et tous les fous sont prêts à devenir des scélérats. Et les honnêtes gens ont à leur tour une folie ; c’est d’accepter la démence comme excuse du crime. Il y a une démence qui excuse, mais ce n’est pas celle de Darmès et de ses pareils. On n’ose pas regarder le mal en face, et on dit que ces hommes-là sont fous pour se rassurer. Et pendant que les uns se rassurent lâchement, d’autres s’épouvantent lâchement aussi : Tout est perdu, disent-ils ; c’est la fin du monde. Le monde a vu, sous d’autres noms, sous d’autres traits, bien des maux et des périls pareils, pour ne pas dire plus graves. Nous avons besoin aujourd’hui d’un degré de justice, de bonheur et de sécurité dans le bonheur, dont autrefois les sociétés humaines n’avaient pas seulement l’idée. Elles ont vécu pendant des siècles, bien autrement assaillies de souffrances, de crimes, de terreurs. Elles ont prospéré pourtant, elles ont grandi dans le cours de ces siècles. Nous oublions tout cela. Nous voudrions qu’aujourd’hui, et pour nous, tout le progrès qui est à faire fût fait. Certainement tout n’est pas fait, bien s’en faut ; mais tout n’est pas perdu non plus. Pour moi, l’expérience, qui m’a beaucoup appris, ne m’a point effrayé ; je passe pour un juge sévère de mon temps, et je crois son mal encore plus grave que je ne le dis ; mais je dis aussi qu’à côté de ce mal le bien abonde, et qu’à aucune époque on n’a vécu, dans le plus obscur village comme dans Paris, au milieu de plus de justice, de bien-être et de sûreté.

Dans les situations difficiles et déjà ébranlées, tous les incidents sont graves ; l’attentat de Darmès porta au cabinet un rude coup. M. Duchâtel, de retour à Paris, m’écrivit le 19 octobre : Je suis arrivé ici avant-hier soir. J’y ai trouvé la situation à peu près telle que je me la représentais ; cependant avec plus de ressources. Le parti de la paix a considérablement gagné depuis une dizaine de jours ; la question paraît même, à tout le monde, tranchée de ce côté-là. L’attentat a produit un grand effet ; cet effet a été déplorable pour le cabinet. Chacun a reporté sa pensée sur l’anarchie qui envahit tout, et le spectacle de cette anarchie indigne et inquiète les gens honnêtes et sensés. Hier, dans la soirée, j’ai été à Saint-Cloud. J’ai causé longtemps avec le Roi ; l’attentat ne l’a pas troublé ; il est ferme, décidé, résolu ; il a la tenue que vous lui avez vue dans ses bons jours. Il a commencé par me dire que l’attentat était le fruit des attaques de la presse, qu’il le devait aux journaux ; puis il a reporté la conversation sur le cabinet ; il m’a dit que ses ministres paraissaient peu s’entendre, qu’il voyait bien que tout cela se détraquait, et que, la première fois qu’on lui mettrait le marché à la main, il l’accepterait. Il m’a parlé de vous, que vous étiez son espérance, qu’il n’y avait qu’un cabinet possible, le maréchal Soult, vous, moi, Villemain, etc., que M. Molé lui-même le reconnaissait et se déclarait prêt à être votre ministériel. En résumé, le Roi sent que le cabinet ne peut plus aller ; il est décidée à s’en séparer à la première occasion et vous regarde comme son sauveur.

Voici maintenant mon opinion. Jamais les circonstances ne seront plus graves, ni le danger plus grand. Il y a encore moyen de tout sauver ; mais il n’est pas certain que, dans deux mois, le salut soit possible. Pour ce qui me regarde, bien que la tâche soit peu séduisante, je n’hésiterais pas. Quant à vous, je trouve que la situation s’offre fort belle. Toutes les nuances du parti conservateur, depuis M. Molé jusqu’à M. Calmon, vous appellent. Ces moments-là s’offrent rarement dans la vie des hommes, et en général ils durent peu, si on ne les saisit pas à propos. Je crois le jour arrivé, pour vous, de saisir, comme ministre des affaires étrangères, la grande question que vous avez entamée comme ambassadeur. Comme ambassadeur, vous n’avez plus grand’chose à faire ; votre position devant les Chambres ne serait même plus tenable. M. Thiers ne peut pas traiter raisonnablement. Ou je me trompe fort, ou l’on vous ferait des concessions qui ne lui seraient pas accordées. Et supposez que vous parveniez, comme ministre, à arranger la question par une transaction où vous ménageriez de bonnes apparences, ce sera le plus grand succès qu’un homme puisse obtenir, et le plus notable service qui puisse toucher le pays. Ajoutez que la situation intérieure vous sert admirablement. La gauche dynastique est discréditée ; la gauche radicale est plus insensée que jamais. Il y a autant à faire qu’au mois de mars 1831, et le danger est moins grand ; la fièvre révolutionnaire d’alors, bien que factice, avait cependant plus de réalité que le petit mouvement d’aujourd’hui. En me résumant, le conseil que je vous donnerais avec la plus profonde conviction, c’est de ne pas reculer devant l’occasion si, comme je le crois, elle ne tarde pas à être offerte. Il n’est pas donné tous les jours de pouvoir sauver son pays.

La crise prévue ne se fit pas attendre. Roi, ministres et public, tout le monde y était ou résolu, ou résigné. Le 20 octobre, le cabinet présenta au Roi le projet de discours par lequel il lui proposait d’ouvrir la session[1]. Le langage en était digne et mesuré ; mais il était conçu dans la perspective de la guerre, et pour la faire pressentir au pays en lui demandant les moyens de s’y préparer. Le Roi refusa de se placer dans la direction et sur la pente de cet avenir. Les ministres lui donnèrent leur démission qu’il accepta, sans aigreur mutuelle ; des deux parts, l’issue à laquelle on arrivait était pressentie et préparée ; le surlendemain, 22 octobre, M. Thiers m’écrivit : Mon cher collègue, je vous ai adressé une dépêche télégraphique, et j’y ajoute une lettre du Roi qui vous arrive par courrier extraordinaire. Vous aurez deviné certainement, avant toute explication, de quoi il s’agit. Le cabinet n’a pas été d’accord avec le Roi sur la rédaction du discours de la Couronne, et nous lui avons donné notre démission. Je crois que notre discours était modéré, et tout juste au niveau des circonstances. Cependant le Roi en a pensé autrement, et je suis loin de m’en plaindre. La situation est si grave que je comprends parfaitement les opinions diverses qu’elle inspire. Vous êtes naturellement l’un des hommes auxquels le Roi a le plus pensé dans cette occasion, et il souhaite que vous fassiez la plus grande diligence possible pour venir l’aider à sortir des difficultés bien grandes du moment. Ne croyez pas que je serai, pour vous, un obstacle. Le pays est dans un état qui nous commande à tous la plus grande abnégation. Quelle que soit ma façon de penser sur tout ceci, je suis bien résolu à ne créer de difficultés à personne.

Le Roi m’écrivait de Saint-Cloud, le 21 octobre au soir, en commençant par me remercier de la lettre que je lui avais adressée le 19, à la nouvelle de l’attentat de Darmès : Mon cher ambassadeur, me disait-il, je suis bien touché de la lettre que vous m’avez écrite. Vous appréciez dignement ma position, et vous sentez combien elle est aggravée par les dangers auxquels les êtres les plus chers à mon cœur sont exposés en m’accompagnant. La protection divine les a encore préservés, ainsi que moi ; elle me donnera la force de continuer cette résistance tenace aux fureurs de l’anarchie qui veut la guerre à tout prix. J’espère les déconcerter, et quelles que soient leurs tentatives, je ne fléchirai pas devant elles. Je regrette de vous annoncer que mes efforts les plus sincères pour prévenir la dissolution du ministère ont finalement échoué ce soir, et nous entrons en crise ministérielle ! Vous ne serez donc pas surpris que je sois pressé de vous voir arriver à Paris, et de pouvoir m’entretenir avec vous. M. Thiers s’est chargé de vous le demander dans sa capacité officielle ; mais j’ai voulu vous le demander moi-même, et vous renouveler l’assurance de tous mes sentiments pour vous.

Décidé, avant d’avoir reçu ces deux lettres, à partir de Londres le 25 octobre pour assister aux débuts de la session des Chambres, j’avais demandé à la reine d’Angleterre mon audience de congé, et en me l’accordant, elle m’avait invité à aller passer deux jours à Windsor, où elle résidait en ce moment. Je m’y rendis le 21 octobre. Lord Melbourne, lord Palmerston, lord et lady Clarendon y étaient seuls invités avec moi. Comme la reine et le prince Albert, ils m’accueillirent avec une bonne grâce marquée ; un peu par estime et par goût, je me plais à le croire, un peu aussi parce que j’allais à Paris ; on désirait évidemment que j’y portasse de bons sentiments pour l’Angleterre, que j’y parlasse bien des hommes qui la gouvernaient, que j’engageasse ceux qui gouvernaient ou qui gouverneraient la France à ne pas se montrer trop difficiles. On voyait bien que l’avenir, et un avenir prochain, était plein de chances périlleuses. On en était préoccupé, pas plus qu’on ne l’est en Angleterre des choses qui ne touchent pas de très près l’Angleterre elle-même, sérieusement préoccupé pourtant. On n’oubliait pas que tôt ou tard, dans les affaires de l’Europe, le poids de la France est grand, et que, pour les réputations européennes, son opinion compte, pour ne pas dire qu’elle décide. On avait à cœur de calmer, d’amadouer le public français. Et je me disais, en recevant ces marques de la disposition anglaise, que, si je pouvais la faire bien comprendre en France, et tenir moi-même une attitude analogue en même temps que parfaitement indépendante, les deux nations et l’Europe entière s’en trouveraient bien.

J’eus, pendant ce court séjour à Windsor, une tristesse que j’appellerais un chagrin si la vie ne m’avait enseigné pour quelles pertes ce mot doit être réservé. Nous apprîmes le 22 octobre que, le matin même, lord Holland était mort subitement à Holland-house. Je le regrettai sincèrement. Si bon et si aimable, et de ce naturel facile, sympathique et expansif si rare au delà de la Manche ! Je portais à lady Holland un intérêt affectueux ; je l’avais trouvée très spirituelle avec un agrément sérieux, et plus capable de sentiments vrais que d’autres femmes du monde moins hautaines et d’humeur plus égale. Je fus choqué d’ailleurs de la froideur avec laquelle cette nouvelle fut reçue par bien des gens qui, depuis plus de trente ans, passaient leur vie à Holland-house. J’ai souvent entendu nos vieux soldats parler de leurs camarades qu’ils avaient vus tomber à côté d’eux, sous le canon ; leurs paroles étaient plus émues, je dirais volontiers plus tendres. Il y a, dans la fermeté froide de la race anglo-saxonne, une certaine acceptation dure de la nécessité et des coups du sort. Ils sont dans la vie comme des gens pressés dans la foule ; ils ne regardent pas celui qui tombe ; ils poussent et passent. On dirait qu’ils mettent leur dignité à ne se montrer, quoi qu’il arrive, ni surpris, ni affligés. Mais leur dignité ne leur coûte pas assez. Pour avoir toute sa beauté et tout son charme, il faut que la nature humaine se déploie avec plus d’abandon, et que, lorsqu’elle contient ses émotions et ses pensées, on voie qu’elle y prend quelque peine. Les Anglais ont quelquefois l’air de comprimer ce qu’ils ne sentent pas.

Politiquement aussi, je regrettai lord Holland ; il n’avait pas autant d’influence que je l’aurais souhaité, mais il en avait plus que bien des gens n’en convenaient. La désapprobation de Holland-house gênait, même quand elle n’empêchait pas.

Je quittai Londres le 25 octobre, et j’arrivai à Paris le 26. Je vis d’abord M. Duchâtel qui me mit promptement au courant des dispositions des personnes et des détails de la situation. Nous nous entendions d’avance sur le caractère et le but de la politique à suivre. Le maréchal Soult vint me trouver, content, confiant, de facile composition sur les questions de gouvernement comme sur les arrangements de cabinet, et ne demandant qu’à y faire entrer M. Teste, dont il avait besoin, me dit-il, pour avoir près de lui un avocat qui parlât pour lui dans l’occasion. M. Villemain, avec une clairvoyance singulièrement impartiale et pourtant très ferme, était prêt à se rengager dans la lutte. M. Humann, à l’accession duquel j’attachais du prix, accepta, sans se faire presser, le ministère des finances. MM. Cunin-Gridaine et Martin du Nord, qui avaient soutenu M. Molé dans les débats de la coalition, n’en gardaient plus aucun souvenir embarrassant pour eux ou pour moi. L’amiral Duperré reprit avec satisfaction le portefeuille de la marine. Le Roi me témoigna une entière confiance, et se prêta avec empressement aux arrangements qui lui furent proposés. Le duc de Broglie, quoique inquiet de l’avenir et décidé à rester, pour son compte, en dehors des affaires, me donna plein droit de compter sur son concours. J’eus, avec M. Thiers et M. de Rémusat, des entrevues qui nous laissèrent dans des rapports pleins de convenance, tout en me faisant pressentir une opposition décidée et prochaine. Deux jours suffirent pour vider les questions et surmonter les embarras qu’élève toujours la formation d’un cabinet. Les situations fortes font marcher vite ceux qui ne se mettent pas à l’écart. Le 29 octobre au soir, le Roi signa les ordonnances qui nommaient les nouveaux ministres. Ma mère et mes enfants arrivaient au même moment de Normandie pour me rejoindre, et vers minuit, je rentrai auprès d’eux dans ma petite maison, chargé d’un pesant fardeau, mais ne désespérant pas de le porter.

 

FIN DU CINQUIÈME TOME.

 

 

 



[1] Pièces historiques, nº XII.