MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME TROISIÈME — 1832-1837.

CHAPITRE XVIII. — INSTRUCTION SUPÉRIEURE.

 

 

Ma situation, comme ministre de l’instruction publique, était infiniment plus commode quand il s’agissait de l’instruction supérieure qu’en matière d’instruction primaire ou secondaire. Je ne rencontrais point de forte opinion publique qui me pressât d’accomplir, dans le haut enseignement, quelque œuvre générale et nouvelle. Je n’étais là en présence ni d’un ardent appel à la liberté, ni d’une rivalité acharnée. Dans les sciences mathématiques et physiques, la supériorité et l’indépendance des écoles françaises étaient reconnues. Dans les lettres, la philosophie et l’histoire, notre enseignement public venait tout récemment de se déployer avec succès et de faire ses preuves de liberté. Le gouvernement de la Restauration était modéré, même quand il cédait à ses mauvaises pentes ; les cours de la Sorbonne ouverts, fermés et rouverts tour à tour, avaient montré que ses rigueurs n’avaient rien d’irrévocable. Il était certain que le gouvernement de 1830 apporterait, à la liberté des esprits, encore moins d’entraves. En fait d’instruction supérieure, le public, à cette époque, ne souhaitait et ne craignait à peu près rien ; il n’était préoccupé, à cet égard, d’aucune grande idée, d’aucun impatient désir ; l’ambition intellectuelle faiblissait devant l’ambition politique ; le haut enseignement, tel qu’il était constitué et donné, suffisait aux besoins pratiques de la société qui le considérait avec un mélange de contentement et d’insouciance.

Je ne partageais qu’à moitié le premier de ces sentiments, et pas du tout le second. L’instruction supérieure ne manquait, à coup sûr, à Paris, ni de force, ni de dignité, ni d’éclat. Dans l’Université, les facultés des lettres, des sciences, de droit et de médecine comptaient des chaires nombreuses, variées et occupées par des hommes éminents. En dehors de l’Université et étrangers à son régime, le Collège de France, le Jardin-des-Plantes, les diverses écoles spéciales assuraient l’indépendance comme l’étendue du haut enseignement, et ne permettaient pas que l’esprit exclusif ou la routine d’un corps unique s’en pussent emparer. Dans le choix des maîtres et dans l’enseignement même, le mérite et la liberté n’étaient pas sans garanties ; soit par la présentation de candidats, soit par le concours, les corps enseignants et savants, les facultés, les écoles spéciales, l’Institut avaient, sur les nominations, une juste part d’influence. Le gouvernement ne prétendait à intervenir et n’intervenait en effet dans l’enseignement que pour nommer les professeurs selon les règles établies, et pour maintenir, dans les cours, l’ordre public. Ni l’efficacité pratique pour les jeunes gens destinés aux diverses professions libérales, ni le luxe intellectuel pour les amateurs d’esprit et de science ne manquaient à ce grand ensemble d’instruction supérieure. Cependant elle était, à mon avis, loin de satisfaire, dans la France entière, aux besoins sérieux de la civilisation française, et surtout au développement moral des générations près d’atteindre à l’âge d’homme et d’entrer, à leur tour, en possession du sort de la patrie comme de leur propre destinée. Il y avait là, dans l’intérêt de l’intelligence, de la liberté et de la moralité nationales, de vastes lacunes dont le public ne s’inquiétait guère, mais dont j’étais très frappé, et que j’avais à cœur de remplir.

Je n’eus garde cependant d’entreprendre, dès le début, les réformes et les innovations que je me proposais. De tous les départements ministériels, l’instruction publique est peut-être celui où il importe le plus au ministre de ménager l’opinion des hommes qui l’entourent, et de s’assurer leur appui dans ses entreprises, car ils ont les droits et quelquefois les prétentions de gens d’esprit par profession, accoutumés à faire, du raisonnement et de la pensée, un continuel et très libre usage. Dans aucune branche du gouvernement, le choix des hommes, les relations du chef avec ses associés, l’influence personnelle et la confiance mutuelle ne jouent un si grand rôle. Avant de toucher, dans le haut enseignement, à des questions difficiles et qui sommeillaient encore, je voulais avoir acquis, parmi les maîtres des grandes écoles, des collaborateurs, je dirais mieux des amis disposés et propres à me seconder.

Le sort m’en fournit bientôt des occasions naturelles : dans la première année de mon ministère, quatre chaires, les chaires de langue et philosophie grecques, de langue et littérature sanscrites, de littérature française et d’économie politique, vinrent à vaquer au Collège de France. Les hommes dont la mort créait ces vides, MM. Thurot, de Chézy, Andrieux, J.-B. Say avaient, dans le monde lettré, des noms tous honorés, quelques-uns célèbres et populaires. Il leur fallait de dignes successeurs. Je ne pouvais les choisir que parmi les candidats présentés par le Collège de France et l’Institut, et je devais m’attendre, pour deux au moins de ces chaires, à des présentations diverses et disputées qui feraient peser sur moi l’embarras et la responsabilité des choix. Je ne connais guère l’embarras, et je ne crains pas la responsabilité. La chaire de langue et de littérature sanscrites n’était l’objet d’aucune concurrence ; présenté à la fois par le Collège de France et par l’Académie des inscriptions, jeune alors et destiné à mourir jeune encore, usé avant le temps par la passion et le travail de la science, M. Eugène Burnouf était comme nommé d’avance par tous les savants orientalistes de l’Europe, et je n’eus que le plaisir de faire officiellement confirmer leur suffrage. Pour les chaires de philosophie grecque, de littérature française et d’économie politique, ma situation était moins simple : parmi les candidats présentés par le Collège de France se trouvaient MM. Jouffroy, Ampère et Rossi, qu’on savait mes amis et dont je désirais ouvertement le succès ; mais M. Jouffroy était engagé dans les luttes philosophiques de l’école spiritualiste contre l’école sensualiste du dernier siècle ; au lieu de M. Ampère, l’Académie française avait présenté, pour la chaire de littérature, l’un de ses plus honorables membres, M. Lemercier, poète brillant malgré ses chutes et critique éminent malgré le dérèglement de la plupart de ses œuvres ; M. Rossi, réfugié d’Italie, professeur à Genève, n’avait encore en France qu’une de ces réputations aisément acceptées tant qu’elles demeurent lointaines, mais qui rencontrent, dès qu’elles se rapprochent, des adversaires et des rivaux. L’Académie des sciences morales et politiques opposait à cette candidature celle de son secrétaire perpétuel, M. Charles Comte, homme d’études sérieuses, d’opinions consciencieuses, d’un caractère aussi ferme que droit, et gendre de M. J.-B. Say à qui l’on cherchait un successeur. Évidemment MM. Ampère, Jouffroy et Rossi ne pouvaient être portés au sommet de l’enseignement public sans susciter de vives jalousies, et sans faire taxer d’esprit de parti ou de coterie, ou de faveur personnelle et prématurée, le pouvoir qui les y appellerait.

Je n’hésitai point : malgré les humeurs et les attaques que je prévoyais, MM. Ampère, Jouffroy et Rossi furent nommés, comme M. Eugène Burnouf, aux chaires qui vaquaient.

Je n’avais alors, avec M. Ampère, point de relation intime et habituelle ; il n’avait encore accompli aucun de ces voyages ni produit aucun de ces ouvrages qui ont montré en lui tour à tour un sagace observateur du temps présent et un savant critique des temps anciens, également curieux des hommes et des livres, aussi empressé à rechercher et aussi habile à démêler la vérité dans les tombeaux de l’Égypte que dans les rochers de la Norvège, et vivant avec la même familiarité intelligente au milieu des ruines de Rome et dans les grandes villes improvisées de la démocratie américaine. Mais quoique jeune, comme M. Eugène Burnouf, M. Ampère s’était déjà distingué en 1833, d’abord dans un cours de littérature générale qu’il avait fait à Marseille, puis comme suppléant de MM. Villemain et Fauriel dans leurs chaires de littérature française et étrangère. C’était l’un des esprits les plus actifs, les plus laborieux et les plus ingénieux dans cette génération de lettrés philosophes qui entreprenaient, je ne dirai pas de renouveler, l’expression serait aussi fausse qu’impertinente, mais d’agrandir et de raviver les lettres françaises, un peu menacées de langueur, en leur ouvrant, dans le monde ancien et moderne, de nouveaux espaces pour y faire, sous leur drapeau, de fécondes conquêtes. La querelle des romantiques et des classiques a été, comme toutes les querelles, l’occasion de prétentions fantasques et d’exagérations puériles ; mais elle révélait en Europe une nouvelle phase de l’esprit humain, et en France un besoin profond de l’esprit national. La littérature de l’Empire nous avait rendu un important service, trop oublié ; elle avait tiré les lettres des dérèglements et des déclamations révolutionnaires, et les avait ramenées sous l’autorité de la tradition, du bon sens et du goût ; mais si la tradition, le bon sens et le goût dirigent et règlent, ils n’inspirent pas ; à l’esprit dans ses travaux, comme aux navires sur l’Océan, il faut du vent aussi bien qu’une boussole : le souffle inspirateur manquait à notre littérature quand l’école romantique alla le chercher à des sources nouvelles, les littératures étrangères et la liberté. Ce fut là son caractère original et son vrai mérite. Elle n’a pas donné tout ce qu’elle avait promis ; c’est le sort des promesses humaines ; les œuvres sont rarement au niveau des tentatives ; mais elle a imprimé aux lettres françaises un mouvement qui n’a manqué ni d’éclat, ni d’effet, et dont ses adversaires se sont ressentis aussi bien que ses adeptes. M. Ampère me parut, en 1833, très propre à seconder, dans l’enseignement public, cette renaissance littéraire ; et j’ai la confiance que tout ce qu’il a fait depuis cette époque, ses voyages et ses travaux, cette singulière alliance de courses aventureuses et d’études patientes, cette infatigable ardeur intellectuelle, si désintéressée, si variée et toujours jeune, ont bien justifié le pressentiment qui décida mon choix.

En appelant M. Jouffroy à la chaire de philosophie grecque et latine, j’agissais, non par pressentiment, mais avec pleine connaissance et confiance. A peine sorti de l’École normale, ce jeune philosophe m’avait inspiré beaucoup d’estime et un intérêt affectueux. Il y avait en lui, dans son âme comme dans sa figure, un beau et aimable mélange de fierté et de douceur, de passion et de réserve, d’indépendance un peu ombrageuse et de dignité tranquille. C’était un esprit parfaitement libre et même hardi, avec un goût naturel pour l’ordre et le respect ; capable d’entraînement téméraire, mais sans entêtement, et toujours prêt à s’arrêter ou à revenir sur ses pas, pour écouter les leçons de la vie ou considérer les diverses faces de la vérité. Il avait l’imagination vive et la réflexion lente, plus d’abondance et de finesse que de puissance dans la pensée, plus d’observation progressive que d’invention première, et quelque penchant à s’engager dans des vues ingénieuses ou des déductions subtiles qui auraient pu l’égarer si sa droiture de cœur et de sens ne l’avait averti et contenu. Je n’ai point connu d’homme plus sérieux ni plus sincère, dans la science comme dans la vie ; et son orgueil même, car il en avait, ne dominait ni sa conscience, ni sa raison. Quand je le fis nommer au Collège de France, il avait déjà déployé depuis quinze ans, soit dans l’intérieur de l’École normale, soit à la Faculté des lettres, son rare talent pour le haut enseignement philosophique ; il siégeait depuis dix-huit mois dans la Chambre des députés, et s’y montrait un juge aussi sensé que libre de la politique, sans intention d’y devenir un grand acteur. Il était de ce petit nombre d’excellents esprits ouverts à l’expérience quoique voués à la spéculation, et en qui la vie publique éclaire et règle la pensée au lieu de l’enivrer.

Trois ans après sa nomination, il fut atteint du mal auquel, sept ans plus tard, il devait succomber. Sa poitrine gravement menacée lui rendait nécessaire, non seulement le repos, mais l’air doux et chaud du Midi. Il était marié et presque sans fortune. Je lui offris une mission en Italie, à Florence et à Pise, où il pourrait se rétablir en faisant à loisir des études sur l’état de l’instruction publique en Toscane, et des recherches dans les manuscrits de ses bibliothèques. Dans les journaux et dans les Chambres, une légèreté dure et brutale a souvent attaqué ces faveurs accordées, sous des prétextes plausibles, pour des causes très légitimes. Je n’ai jamais tenu compte de ces attaques. Quel plus digne et plus utile emploi peuvent recevoir les fonds destinés à l’encouragement des lettres que de soutenir, dans les difficultés de la vie, la force et le courage des hommes qui les honorent ? M. Jouffroy accepta la mission que je lui proposais ; et je prends plaisir à retrouver dans les lettres qu’il m’écrivit d’Italie[1], la preuve qu’elle lui fut bonne pour la tranquillité de son esprit comme pour la prolongation de sa vie.

J’étais lié depuis plusieurs années avec M. Rossi. Le duc de Broglie, qui l’avait beaucoup vu à Genève et à Coppet, m’avait souvent parlé de lui. Avant 1830, il avait fait à Paris des voyages pendant lesquels nous avions beaucoup causé. Il était devenu l’un des collaborateurs de la Revue française dont je dirigeais la publication. Les divers cours sur le droit, l’économie politique et l’histoire qu’il avait faits à Genève, et son Traité de droit pénal publié à Paris en 1828 l’avaient placé en Europe parmi les maîtres du haut enseignement, soit par la parole, soit par les écrits. Depuis 1830, il avait pris, aux affaires générales de la Suisse, une part active et influente ; le canton de Genève l’avait élu son représentant à la grande Diète réunie à Lucerne en 1832 pour revoir et modifier l’organisation de la Confédération helvétique ; la Diète l’avait nommé membre de la commission chargée de réviser le pacte fédéral, et la commission l’avait pris pour son rapporteur. Il avait manifesté ses principes et fait ses preuves comme acteur politique aussi bien que comme publiciste. Je savais ce qu’il avait été en Italie, ce qu’il était en Suisse, ce qu’il deviendrait partout. Je résolus de l’attirer et de le fixer en France. Pendant le moyen âge, l’Église a plus d’une fois admis dans son sein et porté à ses premiers rangs des proscrits qui s’étaient réfugiés dans ses asiles, et dont elle avait démêlé les mérites ; pourquoi l’État n’aurait-il pas aussi cette intelligence généreuse, et ne s’approprierait-il pas les hommes éminents que les troubles de leur patrie ont contraints de chercher au loin l’hospitalité ? Une seule chose importe ; c’est de n’accorder cette faveur qu’à bonnes enseignes et à des hommes capables d’y répondre dignement. A cette condition, elle sera toujours rare. La Suisse ne s’était pas trompée en adoptant M. Rossi. Je ne me trompai pas quand je pris à cœur de faire de lui un Français.

Ce n’est pas qu’il ne soit toujours resté très italien. Nos conversations ne m’en avaient pas laissé douter, et j’ai déjà publié de lui, dans ces Mémoires, des lettres qui prouvent avec quelle ardeur, en 1831, il se préoccupait des destinées italiennes. Mais je le savais trop homme de sens et d’honneur pour sacrifier, ou seulement subordonner jamais les intérêts de sa patrie adoptive aux espérances de sa jeunesse. Je reviendrai plus tard sur ce sujet. En 1848, M. Rossi est mort pour l’Italie. De 1833 à 1848, il a bien servi et honoré la France.

Quoique critiquée, sa nomination comme professeur d’économie politique au Collège de France ne rencontra point d’obstacle ; il avait été présenté par le Collège même, et le succès de son cours fit bientôt cesser les critiques. Mais cette chaire ne pouvait suffire à le dédommager de la situation qu’il avait abandonnée en Suisse, et à le fixer définitivement en France. Quand on veut acquérir un homme rare et ses services, c’est à la fois justice et bonne politique de lui assurer ces conditions extérieures de la vie qui donnent la liberté et le repos d’esprit dans le travail. En appelant M. Rossi à Paris, je lui avais laissé entrevoir la perspective d’une autre chaire qui compléterait sa situation dans le haut enseignement, et le mettrait à portée de prendre toute sa place dans sa nouvelle patrie. J’avais dessein d’établir en France l’enseignement du droit constitutionnel devenu la base du gouvernement français. Un essai avait été tenté en ce genre peu de mois après la Révolution de 1830 ; une chaire de droit public français avait été instituée dans la Faculté de droit de Toulouse, au profit d’un homme très populaire dans sa ville et vraiment distingué, M. Romiguières, qui devint plus tard procureur général près la Cour royale de Toulouse et membre de la Chambre des pairs. Je voulais que cet enseignement fût institué avec plus d’efficacité et d’éclat, sous son vrai nom, au centre des grandes études, et que la Charte constitutionnelle fût expliquée et commentée, dans son vrai sens, devant les nombreux étudiants de l’École de droit de Paris. Je proposai au Roi, qui l’accepta, la création d’une chaire de droit constitutionnel dans cette école ; et le jour même où le Moniteur publiait le rapport destiné à exposer les motifs et l’objet précis de cette chaire[2], je nommai M. Rossi pour la remplir.

Plus vivement contestée que la première, cette nomination pourtant ne parut d’abord susciter que les attaques des opposants d’habitude et l’humeur des rivaux de profession. Mais lorsque à la rentrée annuelle de l’École de droit, le 29 novembre 1834, M. Rossi ouvrit son cours de droit constitutionnel, il fut assailli par des interruptions et des clameurs qui ne lui permirent pas d’aller jusqu’au bout de sa leçon. Trois fois, aux jours assignés, il remonta dans sa chaire et s’efforça, mais en vain, de commencer son enseignement. Les perturbateurs étaient en minorité ; un grand nombre d’auditeurs, les élèves sérieux et libéraux essayaient, par des cris à l’ordre et des applaudissements au professeur, de lutter contre le tumulte : ils échouaient toujours. Il y avait évidemment, dans l’École, une petite émeute organisée, où se jetaient volontiers des étudiants ignorants et turbulents, qui ne croyaient pas déplaire à tous leurs professeurs, et qui prenaient plaisir à se sentir soutenus par les émeutiers ordinaires du dehors. A ce désordre obstiné et à des insultes qui menaçaient de devenir violentes, M. Rossi opposait sa persévérance, son sang-froid, quelques paroles dignes ; et à chaque nouvelle scène, en sortant de l’École, il venait me raconter ce qui s’était passé et concerter avec moi sa conduite, un peu surpris, lui réfugié libéral et appelé à fonder un enseignement libéral, de rencontrer, contre sa personne et son œuvre, cette opposition brutale et subalterne. Le conseil des ministres et le conseil royal de l’instruction publique, à qui je rendis compte de l’incident, pensèrent avec moi qu’après avoir fait arrêter quelques-uns des perturbateurs, il convenait d’ordonner une enquête sur les causes du tumulte, pour intimider les intrigues hostiles, et de suspendre le cours jusqu’à ce que l’enquête fût terminée, pour donner aux esprits le temps de se calmer. Les deux mesures atteignirent leur but ; les ennemis eurent un peu de honte ; les turbulents se lassèrent ; M. Rossi reprit son cours ; et quelques années après, à la complète approbation des étudiants comme des professeurs ses collègues, il était le doyen de cette École de droit dans laquelle il était entré au milieu de tant d’inimitié et de bruit.

Il était très propre à surmonter les obstacles, à dissiper les préventions hostiles, et à se concilier les esprits mal disposés, pourvu qu’il eût devant lui du temps. Il était au fond plein de passion et d’autorité ; mais elles ne se manifestaient pas du premier coup, ni avec cet élan et cette énergie extérieure qui dominent quelquefois les tumultes parlementaires ou populaires. D’une apparence froide, lente et dédaigneuse, il exerçait plus d’action sur les individus que sur les masses, et savait mieux plaire et vaincre dans le tête-à-tête qu’au milieu des troubles et des péripéties de la foule réunie en assemblée ou en émeute. Pendant que les désordres suscités à l’occasion de son cours devenaient presque une affaire de gouvernement, le Roi me dit un jour : Êtes-vous bien sûr que l’homme vaille l’embarras qu’il nous donne ?Il vaut infiniment mieux, Sire ; le Roi fera un jour de M. Rossi bien autre chose qu’un professeur de droit constitutionnel. — En ce cas, vous avez raison ; soutenons-le bien.

J’eus à la même époque quelques rapports avec un homme qui a fait, je ne dirai pas quelque bruit, car rien n’a été moins bruyant, mais quelque effet, même hors de France, parmi les esprits méditatifs, et dont les idées sont devenues le Credo d’une petite secte philosophique. Ces chaires nouvelles, créées soit au Collège de France, soit dans les Facultés, mettaient en mouvement toutes les ambitions savantes. M. Auguste Comte, l’auteur de ce qu’on a appelé et de ce qu’il a appelé lui-même la Philosophie positive, me demanda à me voir. Je ne le connaissais pas du tout, et n’avais même jamais entendu parler de lui. Je le reçus et nous causâmes quelque temps. Il désirait que je fisse créer pour lui, au Collège de France, une chaire d’histoire générale des sciences physiques et mathématiques ; et pour m’en démontrer la nécessité, il m’exposa lourdement et confusément ses vues sur l’homme, la société, la civilisation, la religion, la philosophie, l’histoire. C’était un homme simple, honnête, profondément convaincu, dévoué à ses idées, modeste en apparence quoique, au fond, prodigieusement orgueilleux, et qui sincèrement se croyait appelé à ouvrir, pour l’esprit humain et les sociétés humaines, une ère nouvelle. J’avais quelque peine, en l’écoutant, à ne pas m’étonner tout haut qu’un esprit si vigoureux fût borné au point de ne pas même entrevoir la nature ni la portée des faits qu’il maniait ou des questions qu’il tranchait, et qu’un caractère si désintéressé ne fût pas averti par ses propres sentiments, moraux malgré lui, de l’immorale fausseté de ses idées. C’est la condition du matérialisme mathématicien. Je ne tentai même pas de discuter avec M. Comte ; sa sincérité, son dévouement et son aveuglement m’inspiraient cette estime triste qui se réfugie dans le silence. Il m’écrivit peu de temps après une longue lettre pour me renouveler sa demande de la chaire dont la création lui semblait indispensable pour la science et la société[3]. Quand j’aurais jugé à propos de la faire créer, je n’aurais certes pas songé un moment à la lui donner.

Les deux chaires conférées coup sur coup à M. Rossi ranimèrent, dans les Chambres et dans les journaux, une question déjà plusieurs fois débattue et qui devait l’être plus d’une fois encore, la question du cumul des emplois et des traitements dans la sphère des lettres, des sciences et de l’enseignement supérieur, car ce n’est guère que là que ce cumul peut avoir lieu. Ce fut une explosion répétée de cette parcimonie jalouse qui s’acharne contre le bien-être d’hommes laborieux, la, plupart distingués, quelques-uns illustres, presque tous sans fortune native, et qui leur marchande les fruits, toujours bien modestes, de leurs longs travaux. Il y a là une injustice honteuse et un ignorant calcul : on méconnaît à la fois les droits des personnes et les intérêts du pays. Si on dressait la liste des hommes qui, de 1830 à 1848, occupaient, soit dans l’enseignement, soit dans les sciences et les lettres, plusieurs emplois, on trouverait en tête les maîtres des diverses carrières intellectuelles, les hommes qui, dans les applications de la science comme dans la science pure, pouvaient le mieux servir et ont en effet le mieux servi l’État dans les divers postes qui leur étaient confiés. C’est à ces hommes que l’on contestait tantôt leurs traitements, tantôt leurs logements, tantôt les suppléants qu’ils réclamaient après bien des années d’exercice personnel. Quelques-uns, pour échapper à ces douloureuses piqûres, se démettaient de telle ou telle de leurs fonctions ; d’autres, qui s’étaient promis de mourir sous le même toit que les collections qu’ils gardaient ou les établissements qu’ils dirigeaient, se voyaient contraints d’aller vivre hors du séjour de leur esprit et des instruments de leur travail. Et pour ceux-là même qu’elle poursuivait sans les atteindre, cette petite guerre subalterne laissait dans leur cœur un profond sentiment d’amertume contre des pouvoirs inintelligents et ingrats.

Je veux insérer ici textuellement une lettre que m’adressa, à cette occasion, l’un de nos plus éminents naturalistes, le collègue et, selon quelques-uns, le rival scientifique de M. Cuvier, M. Geoffroy Saint-Hilaire. Il avait été attaqué dans la Chambre des députés comme occupant, disait-on, au Jardin-des-Plantes, un logement de soixante pièces. Il m’écrivit sur-le-champ, le 8 avril 1833 :

Monsieur le ministre,

Le Muséum d’histoire naturelle a son personnel placé sous les ordres et sous la surveillance des deux ministères ; Instruction publique et Travaux publics. Pour les logements nous dépendons du dernier ministère. Attaqué vendredi dernier comme logé au Jardin du Roi, à la tribune de la Chambre des députés, je viens de me justifier auprès de S. E. monsieur le ministre Thiers. Permettez-moi, je vous prie, d’adresser à Votre Excellence la même justification.

M. le député Lherbette a cru devoir dénoncer le logement que j’occupe dans les bâtiments de l’État, trop fastueux, dit-il, et qu’il a dit être composé de soixante pièces. Il n’en est rien ; la chose est de toute fausseté : entre les deux époques des dénonciations de M. Lherbette, il y a eu vérification des lieux par un député, membre de la commission du budget, M. Prunelle. Cet honorable membre de la Chambre s’est porté sous les combles et dans tous les galetas de mon habitation. L’escalier par où il s’est introduit pouvait à peine le contenir ; les deux basques de son habit touchaient les deux murailles à la fois, et tout le logement est à l’avenant.

Propriété privée autrefois, la maisonnette que j’occupe, laquelle n’est composée que d’un rez-de-chaussée sous des combles, servait de demeure à un appareilleur placé sous la main d’un maître maçon. Un état des lieux, que l’on étendit à une description minutieuse de compartiments, de planches, de tous les petits espaces, éclairés ou non, fut, avec intention, communiqué à M. Lherbette, et causa les illusions que ce député s’est faites.

Si, après quarante années de travaux non interrompus (mon entrée au Jardin du Roi, à la place de Lacépède, date de mars 1793), si, après ce laps de temps et la poursuite de recherches qui chaque jour commencent dès trois à quatre heures de nuit, j’avais employé à un métier mon activité, je serais riche maintenant. Tout au contraire, je me suis appauvri, ayant consommé une bonne partie de mon patrimoine à acquérir matériaux et livres pour mes recherches ; je me suis appauvri en publiant à mes frais des idées qui, non comprises dans leur nouveauté et nullement populaires, ne sont point fructueuses pécuniairement, et sont destinées à préparer dans l’avenir, à la philosophie, de nouvelles bases.

Jamais je n’ai rien demandé, par conséquent rien obtenu des gouvernements qui répondent à ceux qui les obsèdent ; rien obtenu, à moins que l’on ne me compte ma croix d’argent, que Napoléon m’a de son propre mouvement accordée. Loin de tourmenter les hommes puissants, j’ai vécu dans la retraite, seule favorable au travail. Et c’est au bout d’une carrière de quarante ans qu’on s’occupe enfin de moi pour me reprocher le toit modeste sous lequel j’habite, et dont on vante injustement l’étendue et les agréments ; ma maisonnette, jusque-là non encore enviée de personne, et dans laquelle je me plais, me suffit, il est vrai, mes prétentions se bornant à la médiocrité célébrée par les poètes de la saine philosophie.

Que si Votre Excellence, monsieur le ministre, croit tout ceci exagéré, qu’elle fasse faire une nouvelle descente dans cette maisonnette ; qu’on la trouve trop spacieuse et qu’on songe à m’en renvoyer, je suis prêt, comme le sont tous les novateurs, à tous les sacrifices ; prêt, sans murmurer, à aller errer, le bâton de la misère à la main, jusqu’à ce qu’enfin ma vieillesse rencontre et recueille le repos éternel.

Ce n’est pas un médiocre mal pour un gouvernement d’inspirer à de tels hommes de tels sentiments, et les amis du régime parlementaire ne savent pas assez quel tort lui a fait cette inquisition mesquinement tracassière qui semblait ne voir partout, dans les plus modestes comme dans les plus hautes fonctions, que des serviteurs trop chers dont elle avait à contrôler les bénéfices ou à réduire les gages. Je pris à tâche, pendant toute mon administration, de lutter contre cette disposition, et j’eus souvent le bonheur d’en triompher. Quand on traite, avec des assemblées politiques, de ce qui touche à l’intérêt et à l’honneur intellectuel du pays, il ne faut pas craindre de proposer, de demander, d’insister, de faire appel aux idées larges et aux sentiments généreux ; on réussit souvent plus qu’on n’a espéré, et quand on échoue, on n’a pas beaucoup à souffrir de l’échec. Parmi les hommes engagés dans les carrières scientifiques, quelques-uns surtout m’inspiraient un vif et particulier intérêt ; c’étaient les voyageurs savants, ces hardis pionniers de la science et de l’intelligence, qui, pour conquérir à leur pays des connaissances et des relations nouvelles, pour agrandir sa renommée et sa fortune, vont user au loin, à travers toutes sortes de souffrances et de périls, leur jeunesse, leur courage, leur santé, leur vie, et qui, revenus dans leurs foyers, n’y retrouvent même pas la modeste situation qu’ils y avaient en les quittant, et ne savent seulement pas s’ils parviendront à mettre sous les yeux du public les trésors de science et de nouveauté qu’ils ont amassés pour lui. En 1832 et 1833, je me trouvai en présence, non de la personne, mais déjà de la mémoire de deux des plus illustres parmi ces héros-martyrs de la science, Champollion jeune et Victor Jacquemont, morts tous deux, l’un à quarante et un, l’autre à trente et un ans, victimes tous deux des fatigues de leurs travaux, et laissant tous deux, inédits et enfouis dans leurs familles, les manuscrits et les collections, œuvres de leur génie et prix de leur vie. Peu de jours après mon entrée au ministère de l’instruction publique, M. de Tracy vint me parler de Victor Jacquemont, déjà malade et mourant dans l’Inde sans qu’on le sût à Paris. On lui avait alloué, pour son voyage, un traitement si insuffisant qu’il aurait langui dans l’impuissance et la détresse si l’amitié de lord William Bentinck, alors gouverneur général des Indes, ne fût venue à son aide. Lorsque, à la fin du XVIIe siècle, l’infatigable adversaire de Louis XIV et de la France, Guillaume III, veillait, avec une tendre sollicitude dont on est tenté de s’étonner, sur le fils de J. W. Bentinck, son intime et presque son seul ami, il ne se doutait pas que, près d’un siècle et demi plus tard, un Bentinck, maître, au nom de l’Angleterre, d’un grand empire en Asie, rendrait, à un jeune Français isolé loin de sa patrie, les mêmes affectueux services. Je me plais à rapprocher ces souvenirs qui attestent, entre la France et l’Angleterre, le progrès des mœurs douces et généreuses. Je m’empressai de doubler le traitement alloué à Victor Jacquemont ; justice encore bien petite et qui arriva trop tard. Quand on sut à Paris qu’il était mort du choléra à Bombay, je m’entendis avec sa famille et ses amis pour assurer la publication du Journal et des Collections de son voyage ; grand ouvrage plein d’observations et de peintures piquantes autant que de recherches savantes, et aussi intéressant à lire pour les esprits cultivés que curieux à étudier pour les géologues et les naturalistes de profession. La mémoire et les travaux de Champollion jeune méritaient une justice encore plus éclatante ; je présentai aux Chambres une loi qui ordonna l’acquisition de ses manuscrits dont je fis commencer aussitôt la publication, et qui donna à sa veuve une pension de 3.000 francs. Par une loi semblable et simultanée, la bibliothèque de M. Cuvier fut achetée pour l’État, et sa veuve reçut, avec une pension de 6.000 francs, l’autorisation de continuer à occuper toute sa vie, au Jardin-des-Plantes, l’appartement qu’il avait habité.

C’étaient là des actes d’administration, des améliorations spéciales et des justices personnelles qui ne contenaient et n’annonçaient aucune grande réforme dans notre système général d’instruction supérieure. J’en méditais pourtant plusieurs, importantes mais difficiles, et pour lesquelles le public, le gouvernement et l’Université n’étaient encore que peu empressés ou peu préparés.

Personne encore ne réclamait, ou du moins n’insistait pour réclamer l’application à l’instruction supérieure du principe de la liberté d’enseignement. En fait, la liberté, déjà grande dans cette région de l’instruction publique, donnait satisfaction au désir des esprits ; en principe, le bon sens public pressentait l’extrême péril et partant l’impossibilité de reconnaître au premier venu le droit d’ouvrir à tout venant un lieu de réunion, d’y élever une chaire, et de professer publiquement, sur toutes les matières du haut enseignement, toutes les idées qui peuvent traverser l’esprit humain. Quelles limites devaient être assignées à ce droit et quelles garanties exigées pour son exercice ? Ces questions étaient plutôt entrevues que posées, et il n’y avait, pour le pouvoir, aucune nécessité pratique et pressante de les résoudre. C’est précisément à un tel moment et dans une telle disposition des esprits qu’il convient à un gouvernement sensé d’aborder de telles questions ; il le peut faire alors avec prévoyance et mesure, sans avoir à lutter contre des passions ou des systèmes déjà puissants, et en plaçant de fortes garanties pour l’ordre et la morale publique à côté d’une liberté encore peu aguerrie. Je ne doutais pas que bientôt, par le mouvement naturel des idées et des institutions, on n’en vînt à demander la liberté pour le haut enseignement comme pour l’instruction primaire et secondaire, et je voulais que ce vœu, quand il deviendrait sérieux, se trouvât déjà réglé et contenu en même temps que satisfait.

L’institution des agrégés auprès des diverses facultés offrait un moyen naturel d’atteindre à ce but. Ces professeurs encore jeunes et en attente, élus par leurs maîtres après les fortes épreuves du concours, existaient déjà depuis 1823 dans les facultés de médecine, et sous le nom de suppléants dans les facultés de droit, où ils étaient admis à suppléer, dans l’occasion, les professeurs titulaires. En 1840, M. Cousin, alors ministre de l’instruction publique, étendit cette institution aux facultés des lettres et des sciences, et la développa en donnant aux agrégés, dans toutes les facultés, le droit de faire des cours libres à côté des cours des professeurs titulaires de l’État. C’était précisément ce que je me proposais de faire en 1835 pour ouvrir, dans le haut enseignement, une place convenable au principe de la liberté. J’en aurais réglé les conditions un peu autrement que ne le fit M. Cousin ; j’aurais donné à la liberté, soit pour l’ouverture, soit pour la suspension des cours des agrégés, quelques garanties de plus, et fait une plus large part à l’intervention des facultés elles-mêmes entre le ministre de l’instruction publique et les professeurs libres. Mais en soi et dans ses dispositions essentielles, la mesure était excellente, et si elle eût été exécutée comme elle avait été conçue, elle eût réalisé, dans l’instruction supérieure, l’un des principaux progrès que je me proposais d’y accomplir.

Pour une autre réforme, bien plus considérable, nous avons eu aussi, M. Cousin et moi, les mêmes vues. J’ai déjà parlé, dans ces Mémoires, de la part que j’ai prise à l’ordonnance du 17 février 1815, rendue par le roi Louis XVIII, sur l’organisation générale et le régime de l’Université. Elle avait pour but de décentraliser, comme on dit aujourd’hui, non pas le gouvernement de l’instruction publique, mais l’enseignement même, surtout le haut enseignement. Elle créait, en beaucoup trop grand nombre, des universités particulières, distribuées sur les divers points du territoire, et où devaient se trouver réunies toutes les parties de l’instruction, supérieure, littérature, philosophie, histoire, sciences mathématiques et physiques, droit, médecine, l’ensemble des connaissances humaines et des études nécessaires aux professions libérales. Nous ne saurions nous le dissimuler : si nous promenons nos regards sur toute la France, nous voyons, partout ailleurs qu’à Paris, ces belles études en déclin ; en même temps que le niveau général de l’instruction primaire et industrielle s’élève, celui de l’instruction supérieure et du grand développement intellectuel s’abaisse ; et la France d’aujourd’hui, bien mieux pourvue d’écoles élémentaires et de bons praticiens en divers genres qu’elle ne l’était jadis, offre, loin de sa capitale, bien moins d’esprits richement cultivés et noblement ambitieux qu’elle n’en possédait en 1789, lorsque l’Assemblée constituante sortit tout à coup de son sein. Je fais grand cas du savoir élémentaire et pratique ; c’est le pain quotidien des nations ; mais comme le dit l’Évangile, l’homme ne vit pas seulement de pain, ni les nations non plus ; quand elles ont été et pour qu’elles restent grandes, il faut que la grande culture de l’esprit n’y soit pas un phénomène rare et concentré au seul sommet de la société. C’est malheureusement ce qui arrive de nos jours ; par une multitude de causes très diverses, Paris attire et absorbe moralement la France. La richesse et le bien-être matériel s’accroissent partout, mais c’est vers Paris que les esprits se tournent et que leur ambition aspire. Nos départements ne voient plus guère, comme autrefois les provinces, des hommes considérables par les lumières et les goûts intellectuels comme par leur situation sociale, rester fixés dans leur ville ou dans leur campagne natale, et y vivre satisfaits et animés, répandant autour d’eux les trésors de leur intelligence comme ceux de leur fortune. Les économistes se plaignent que la population afflue outre mesure vers les grandes villes, surtout vers Paris ; les moralistes sont encore plus en droit d’élever la même plainte ; car cette concentration de la vie intellectuelle dans Paris n’a pas seulement pour effet de la faire languir et dépérir dans les provinces ; elle l’altère et finit par l’énerver ou la corrompre là même où elle la développe. Ce ne sont pas seulement des esprits cultivés et éclairés qu’il faut à une grande nation ; il lui faut des esprits variés, originaux, indépendants, qui travaillent par eux-mêmes, pensent en liberté, et restent, en se développant, tels que les ont faits leur nature et les accidents particuliers de leur destinée. Or, les esprits ne conservent guère ces précieuses qualités que lorsqu’ils grandissent et vivent là où ils sont nés, recevant la lumière de tous les points de l’horizon d’où elle vient, mais sans se détacher du sol paternel. L’homme peut vivre partout, corps et âme ; pourtant, la transplantation lui enlève beaucoup de sa beauté propre et de sa vigueur naturelle. L’unité nationale est admirable ; l’uniformité des poids et mesures est bonne ; mais l’uniformité des esprits fait tôt ou tard leur faiblesse et leur servitude ; résultat aussi déplorable pour l’honneur et l’influence d’un peuple dans le monde que pour sa liberté.

Je n’ai garde de croire que trois ou quatre universités, placées çà et là loin de Paris, puissent avoir la vertu de guérir ce mal produit et fomenté par tant de causes, quelques-unes peut-être insurmontables. Pourtant, de tous les remèdes à employer en pareil cas, celui-là est l’un des plus praticables et des plus efficaces. Beaucoup de liens puissants, de sentiment comme d’intérêt, attachent les hommes aux lieux de leur naissance et de leur enfance ; et ces liens ont leur empire sur les esprits actifs, avides d’étude et de science, comme sur les caractères tranquilles dont le désir se borne à cultiver les champs, ou à pratiquer sous le toit natal la profession de leurs pères. Ce qui éloigne de leur ville ou de leur province les hommes en qui l’ambition intellectuelle est vive, c’est qu’ils n’y trouvent ni les moyens de s’élever au but où ils aspirent, ni les jouissances dont, ce but une fois atteint, ils ne sauraient se passer. Qu’il y ait, sur divers points de la France, de grands foyers d’étude et de vie intellectuelle où les lettres et les sciences, dans toute leur variété et leur richesse, offrent à leurs adeptes de solides leçons, les instruments du travail, d’honorables carrières, les satisfactions de l’amour-propre, les plaisirs d’une société cultivée ; à coup sûr, les maîtres éminents et les jeunes gens distingués se fixeront volontiers là où ils trouveront réunis et à leur portée de tels avantages ; ils y attireront et y formeront peu à peu un public animé des mêmes goûts, sensible aux mêmes plaisirs ; et Paris, sans cesser d’être, parmi nous, le grand théâtre de l’activité littéraire et savante, cessera d’être le gouffre où viennent s’engloutir tant d’esprits capables d’une plus utile vie et dignes d’un meilleur sort.

Mais pour répondre à leur destination, de tels établissements veulent être complets et un peu éclatants ; si la parcimonie scientifique ou économique s’en mêle, elle les tuera au moment même de leur naissance. Il faut que, dans les nouvelles universités et dans leurs diverses facultés, lettres, sciences, droit, médecine, théologie (si l’Église s’y prête), le nombre et l’objet des chaires soient en harmonie avec l’état actuel des connaissances humaines, et que la condition des professeurs y soit assurée, commode, digne. Le but vaut la peine que l’État fasse les sacrifices indispensables pour l’atteindre. C’est d’ailleurs la disposition de notre pays que les innovations n’y réussissent que si elles sont hardies et grandes ; pour être bien venu à fonder des établissements nouveaux, il faut faire et demander beaucoup. Aussi avais-je dessein, en proposant aux Chambres la création des universités locales, de montrer ce plan d’instruction supérieure dans toute son étendue et de réclamer toutes les conditions nécessaires à son succès. J’avais étudié la difficile question des lieux les plus propres à recevoir et à faire prospérer de tels établissements, et quatre villes, Strasbourg, Rennes, Toulouse et Montpellier, m’avaient paru celles qui, à tout prendre, offraient à l’institution nouvelle les meilleures chances, et satisfaisaient le mieux aux besoins généraux de la France. J’aurais présenté à cet égard, un projet d’ensemble, et recherché d’un seul coup un résultat complet. Quand M. Cousin tenta, en 1840, l’exécution de la même idée, il crut devoir procéder autrement ; il se borna à demander pour la ville de Rennes, déjà en possession des facultés de droit et des lettres, la création d’une faculté des sciences et d’une faculté de médecine, présentant ce projet comme un essai et un échantillon des grands centres d’instruction supérieure que le gouvernement avait l’intention de créer sur quelques points de la France. Ainsi resserrée dans ces modestes limites, la proposition fut encore mutilée ; la Chambre des députés en rejeta ce qu’elle avait de plus considérable, la création d’une faculté de médecine à Rennes. Un projet plus grand et plus exigeant eût obtenu, je crois, plus de succès.

Une troisième réforme, plus morale que scientifique, était, de tous mes projets quant à l’instruction supérieure, celui que j’avais le plus à cœur.

Quand je visitai les universités d’Oxford et de Cambridge, une chose surtout me frappa : la discipline à côté de la liberté, les maîtres présents et vigilants au milieu d’une jeunesse en possession d’une large mesure d’indépendance, l’éducation encore continuée dans l’âge des études supérieures et de l’émancipation. Les jeunes gens vivent, la plupart du moins, dans l’intérieur des divers collèges dont ces universités se composent, fort libres chacun dans son logement particulier, mais prenant leurs repas ensemble, tenus d’assister tous les jours à la prière commune, d’être rentrés à une heure déterminée, astreints à certaines règles, à certaines habitudes qui rappellent l’intérieur de la famille, la soumission du nombre, le respect de l’autorité, et maintiennent des devoirs stricts et de fortes influences morales dans la vie déjà bouillonnante de ces générations qui touchent au moment où elles prendront à leur tour possession du monde. Il y a, à Oxford et à Cambridge, bien des jeunes gens qui étudient fort peu, qui se dérangent, jouent, commettent des excès, font des sottises et des dettes ; la liberté est grande, mais la règle subsiste et se fait sentir ; l’autorité vit au sein de la liberté, présente aux esprits, même quand elle ne gouverne pas les actions. Et c’est loin des grands foyers de population et de mouvement, dans de petites villes exclusivement vouées à l’étude, où les établissements d’instruction frappent partout les yeux, où les étudiants rencontrent sans cesse leurs maîtres, que la jeunesse anglaise vit sous ce régime spécial et sain, point asservie à des exigences tracassières, mais point livrée à elle-même dans une foule inconnue ; assez médiocrement instruite à certains égards, mais moralement contenue et disciplinée au moment où elle essaye sa force et dans le passage difficile de l’enfance à la condition virile.

Quel contraste entre ce régime et la situation des jeunes gens qui viennent à Paris faire leurs études supérieures et se préparer aux diverses professions de la vie ! Au sortir de la famille et du collège, ils tombent dans cette ville immense, seuls, sans gardien, sans conseiller, affranchis tout à coup de toute autorité et de toute règle, perdus dans la foule et dans l’obscurité de leur vie, en proie à tous les ennuis de l’isolement, à toutes les tentations, à toutes les contagions de la passion, de l’inexpérience, de l’occasion, de l’exemple, dénués de frein et d’appui moral précisément à l’époque où ils en auraient le plus impérieux besoin. Je n’ai jamais regardé ou pensé sans un profond sentiment de tristesse à cette déplorable condition de la jeunesse qui afflue dans nos grandes écoles. Personne ne sait, personne ne peut calculer combien de nos enfants se perdent dans cette épreuve désordonnée et délaissée, ni quelles traces en restent, pour tout le cours de leur vie, dans les mœurs, les idées, le caractère de ceux-là même qui n’y succombent pas tout entiers.

Pourquoi ne placerions-nous pas, à côté de nos grandes écoles d’instruction supérieure, des établissements où les jeunes gens retrouveraient quelque chose du foyer domestique, et vivraient réunis en un certain nombre, avec une large mesure d’indépendance personnelle et de liberté, soumis pourtant à une certaine discipline, et surveillés, soutenus dans leur conduite en même temps qu’aidés et encouragés dans leurs travaux ? A la tête de ces établissements devraient être des hommes instruits, honorés, des chefs de famille capables de prendre un intérêt sérieux à la vie morale comme aux études de leurs jeunes hôtes et d’exercer sur eux une salutaire influence. C’est dans ce but que furent fondés jadis, c’est à peu près là ce qu’étaient ces collèges des diverses provinces, dites nations, où les étudiants, accourus aux leçons de l’Université de Paris, habitaient et vivaient en commun. Les formes, les règles, les habitudes de semblables maisons devraient être, de nos jours, très différentes de ce qu’elles étaient alors ; mais l’idée et le résultat seraient, au fond, les mêmes ; les jeunes gens seraient mis à l’abri du dérèglement comme de l’isolement. Par condescendance pour nos habitudes et nos mœurs, je ne voudrais prescrire, à cet égard, rien d’obligatoire ; les étudiants qui le préféreraient resteraient libres de vivre seuls et dans la foule, comme ils le font aujourd’hui ; mais les avantages moraux de la vie hospitalière dont je parle seraient si évidents, et il serait si aisé d’y attacher, pour les études même, des secours précieux, que la plupart des pères de famille n’hésiteraient certainement pas à placer ainsi leurs fils.

C’était là l’institution que je me proposais de fonder et l’exemple que je voulais donner pour prolonger l’éducation dans l’instruction supérieure, et exercer quelque influence morale sur les jeunes gens dans leur passage du collège au monde. Loin de prétendre placer sous la main de l’État seul de tels établissements, je désirais au contraire qu’à côté des siens il s’en fondât plusieurs divers par l’origine, la tendance, et parfaitement indépendants. J’en avais exposé l’idée à un digne prêtre catholique et à un pieux évêque qui l’avaient fort accueillie, et s’étaient montrés disposés à soutenir de leur patronage une fondation de ce genre. J’en avais aussi entretenu quelques-uns de mes amis protestants qui ne demandaient pas mieux que de se concerter pour ouvrir, aux étudiants de leur communion, un tel foyer de vie laborieuse et régulière. Les objections et les difficultés abondent sous les premiers pas de toute innovation sérieuse ; pourtant il y a grande chance de succès quand le pouvoir qui l’entreprend ne craint pas de s’y compromettre et accepte sans hésiter le concours de la liberté.

Mais ce qui manque, de nos jours, aux desseins un peu difficiles, c’est le temps : nous avons à peine quelques heures d’activité puissante et tranquille ; nous vivons au milieu tantôt de la tempête, tantôt du calme plat, condamnés tour à tour au naufrage ou à l’immobilité. Plus rapides et plus forts que nous, les événements emportent nos idées et nos intentions avant qu’elles aient pu passer dans les faits, souvent même avant qu’elles soient devenues seulement des tentatives. J’ai peut-être moins à me plaindre que d’autres de ce trouble continu de mon temps, puisque j’ai pu, comme ministre de l’instruction publique, laisser çà et là quelques traces durables de mon passage. Pourtant, je ne puis me défendre de quelque tristesse quand ma pensée se reporte vers les projets que j’avais formés, que je croyais bons, et qui ne se sont pas même laissé entrevoir. Je dirai tout à l’heure comment la politique de cette époque vint les arrêter, et me jeter dans des questions et des luttes bien différentes de celles que je rappelle en ce moment.

 

 

 



[1] Pièces historiques, n° V.

[2] Pièces historiques, n° VI.

[3] Pièces historiques, n° VII.