MÉMOIRES POUR SERVIR À L’HISTOIRE DE MON TEMPS

TOME PREMIER — 1807-1830.

CHAPITRE VIII. — L’ADRESSE DES 221 (1830).

 

 

Soit que les regards s’arrêtent sur la vie d’un homme ou sur celle d’un peuple, il n’y a guère de spectacle plus saisissant que celui d’un grand contraste entre la surface et le fond, l’apparence et la réalité des choses. La fermentation sous l’immobilité, ne rien faire et s’attendre à tout, voir le calme et prévoir la tempête, c’est peut-être, de toutes les situations humaines, la plus fatigante pour l’âme et la plus impossible à supporter longtemps.

C’était là, à l’ouverture de l’année 1830, notre situation à tous, gouvernement et nation, ministres et citoyens, amis et adversaires du pouvoir. Personne n’agissait et tous se préparaient pour des chances inconnues. Nous menions notre train de vie ordinaire, et nous nous sentions à la veille du chaos.

Je continuais tranquillement mon cours à la Sorbonne. Là où M. de Villèle et l’abbé Frayssinous m’avaient faire taire, M. de Polignac et M. Guernon Ranville me laissaient parler. En jouissant de cette liberté, je gardais avec scrupule ma réserve accoutumée, tenant plus que jamais mon enseignement en dehors de toutes les questions de circonstance, et ne recherchant pas plus la faveur populaire que si j’avais craint de perdre celle du pouvoir. Tant que la Chambre n’était pas assemblée, mon nouveau titre de député ne m’imposait aucune démarche, aucune démonstration, et je n’en cherchais point d’occasion factice. Parmi leurs commérages de ville et de cour, des journaux, de l’extrême droite affirmèrent que des réunions de députés avaient lieu chez l’ancien président de la Chambre. M. Royer-Collard écrivit sur-le-champ au Moniteur : Il est positivement faux qu’il y ait eu chez moi aucune réunion de députés depuis la clôture de la session de 1829. C’est tout ce que j’ai à dire ; j’aurais honte de démentir formellement des bruits absurdes, où le Roi n’est pas plus respecté que la vérité. Sans me croire astreint à une aussi, sévère abstinence que M. Royer-Collard, j’évitais avec soin tout entraînement d’opposition ; nous avions à cœur, mes amis et moi, de ne fournir aucun prétexte aux fautes du pouvoir.

Mais, dans cette vie tranquille et réservée, j’étais ardemment préoccupé de ma situation nouvelle et de mon rôle futur dans le sort si incertain de mon pays. J’en passais et repassais dans mon esprit toutes les chances, les regardant toutes comme possibles et voulant me tenir prêt à toutes, même à celles que je souhaitais le plus d’écarter. Il n’y a point de faute plus grave pour le pouvoir que de lancer les imaginations dans les ténèbres ; un grand effroi public est pire qu’un grand mal, surtout quand les perspectives obscures de l’avenir suscitent les espérances des ennemis et des brouillons autant que les alarmes des honnêtes gens et des amis. Je vivais au milieu des uns et des autres. Quoiqu’elle n’eût plus rien à faire pour le but électoral qui l’avait fait instituer en 1827, la société Aide-toi, le ciel l’aidera, subsistait toujours, et je continuais d’en faire partie. Sous le ministère Martignac, j’avais jugé utile d’y rester pour travailler à modérer un peu les exigences et les impatiences de l’opposition extérieure, si puissante sur l’opposition parlementaire. Depuis que le ministère Polignac était formé et qu’on en pouvait tout redouter, je tenais à conserver quelque influence dans cette réunion d’opposants de toute sorte, constitutionnels, républicains, bonapartistes, qui pouvait, dans un jour de crise, exercer elle-même tant d’influence sur le sort du pays. Ma part de popularité était, dans ce moment, assez grande, surtout auprès des jeunes gens et des libéraux ardents, mais sincères ; j’en jouissais, et je me promettais d’en faire un bon usage, quel que fût l’avenir.

La disposition du public ressemblait à la mienne, tranquille aussi à la surface, et au fond très agitée. On ne conspirait point, on ne se soulevait point, on ne s’assemblait point tumultueusement ; mais on s’attendait et on se préparait à tout. En Bretagne, en Normandie, en Bourgogne, en Lorraine, à Paris, des associations se formaient publiquement pour le refus de l’impôt si le gouvernement tentait de le percevoir sans vote légal des Chambres légales. Le gouvernement faisait poursuivre les journaux qui avaient annoncé ces associations ; quelques tribunaux acquittaient les gérants ; d’autres, la Cour royale de Paris entre autres, les condamnaient, mais à des peines légères, pour avoir excité à la haine et au mépris du gouvernement du Roi, en lui imputant l’intention criminelle soit de percevoir des impôts qui n’auraient pas été consentis par les deux Chambres, soit de changer illégalement le mode d’élection, soit même de révoquer la Charte constitutionnelle qui a été octroyée et concédée à toujours, et qui règle les droits et les devoirs de tous les pouvoirs publics. Les journaux ministériels sentaient leur parti et leurs patrons tellement atteints eux-mêmes par cet arrêt qu’en le publiant ils en supprimaient les considérants.

En présence de cette opposition à la fois si décidée et si contenue, le ministère restait timide et inactif. Évidemment il avait peur de lui-même et de l’opinion qu’on avait de lui. Déjà un an auparavant, à l’ouverture de la session de 1829, quand le cabinet Martignac était encore debout et le département des affaires étrangères vacant par la retraite de M. de La Ferronnays, M. de Polignac avait tenté, dans le débat de l’Adresse à la Chambre des pairs, de dissiper, par une profession de foi constitutionnelle, les préventions dont il était l’objet. Ses assurances d’attachement à la Charte n’étaient point, de sa part, un simple calcul ambitieux et hypocrite ; il se tenait réellement pour ami du gouvernement constitutionnel et n’en méditait point la destruction. Seulement, dans la médiocrité de son esprit et la confusion de ses idées, ne comprenant bien ni la société anglaise qu’il voulait imiter, ni la société française qu’il voulait réformer, il croyait la Charte conciliable avec la prépondérance politique de l’ancienne noblesse et la suprématie définitive de l’ancienne royauté, et il se flattait de développer les institutions nouvelles en les faisant servir à la domination des influences qu’elles avaient précisément pour objet d’abolir ou de limiter. On ne saurait mesurer la portée des illusions consciencieuses que peut se faire un esprit faible avec ardeur, commun avec élévation, et mystiquement vague et subtil. M. de Polignac s’étonnait sincèrement qu’on ne voulût pas l’accepter comme un ministre dévoué au régime constitutionnel. Mais le public, sans s’inquiéter de savoir s’il était ou non sincère, persistait à voir en lui le champion de l’ancien régime et le porte-drapeau de la contre-révolution. Troublé de ce renom et craignant de le confirmer par ses actes, M. de Polignac ne faisait rien. Ce cabinet, formé pour dompter la révolution et sauver la monarchie, demeurait inerte et stérile. L’opposition le taxait d’impuissance avec insulte ; elle l’appelait le ministère matamore, le plus coi des ministères ; et, pour toute réponse, il préparait l’expédition d’Alger et convoquait la session des Chambres, protestant toujours de sa fidélité à la Charte et se promettant, pour sortir d’embarras, la majorité et une conquête.

M. de Polignac ignorait que ce n’est pas seulement par ses propres actes qu’un ministre gouverne, ni de lui-même seulement qu’il répond. Pendant qu’il essayait d’échapper à sa réputation par l’inaction et le silence, ses amis, ses fonctionnaires, ses écrivains, tout son parti, maîtres et serviteurs, parlaient et agissaient bruyamment autour de lui. Il s’indignait qu’on discutât, comme une hypothèse, la perception d’impôts non votés par les Chambres ; et, au même moment, le procureur général près la Cour royale de Metz, M. Pinaud, disait dans un réquisitoire : L’article XIV de la Charte assure au Roi un moyen de résister aux majorités électorales ou électives. Si donc, renouvelant les jours de 1792 et 1793, la majorité refusait l’impôt, le Roi devrait-il livrer sa couronne au spectre de la Convention ? Non ; mais il devra maintenir son droit et se sauver du danger par des moyens sur lesquels il convient de garder le silence. Le 1er janvier, la Cour royale de Paris, qui venait de faire preuve de son ferme attachement à la Charte, se présenta, selon l’usage, aux Tuileries ; le Roi la reçut et lui parla avec une sécheresse marquée ; et comme, en arrivant devant la Dauphine, le premier président se disposait à lui adresser son hommage : Passez, passez, lui dit-elle brusquement, et en passant en effet, M. Séguier demanda au maître des cérémonies, M. de Rochemore : Monsieur le marquis, pensez-vous que la Cour doive inscrire la réponse de la princesse sur ses registres ? Un magistrat en grande faveur auprès des ministres, M. Cottu, honnête homme crédule et léger, publiait un écrit intitulé : De la Nécessité d’une dictature. Un publiciste, raisonneur fanatique et sincère, M. Madrolle, dédiait à M. de Polignac un Mémoire où il soutenait la nécessité de refaire la loi des élections par une ordonnance. Ce qu’on appelle coup d’État, disaient des journaux importants et amis avoués du cabinet, est quelque chose de social et de régulier lorsque le Roi agit dans l’intérêt général du peuple, agît-il même en apparence contre les lois. En fait, la France était tranquille et l’ordre légal en pleine vigueur ; ni de la part du pouvoir, ni de la part du peuple, aucune violence n’avait provoqué la violence ; et on discutait hautement les violences suprêmes ! on proclamait l’imminence des révolutions, la dictature de la royauté, la légitimité des coups d’État !

Un peuple peut, dans un jour de pressant péril, accepter un coup d’État comme une nécessité ; mais il ne saurait, sans honte et décadence, accepter en principe les coups d’État comme la base permanente de son droit public et de son gouvernement. Or, c’était précisément là ce que prétendaient imposer à la France M. de Polignac et ses amis. Selon eux, le pouvoir absolu de l’ancienne royauté restait toujours au fond de la Charte ; et ils prenaient, pour l’en tirer et le déployer, un moment où aucun complot actif, aucun péril visible, aucun grand trouble public ne menaçaient ni le gouvernement du Roi, ni l’ordre de l’État. Il s’agissait uniquement de savoir si la Couronne pouvait, dans le choix et le maintien de ses ministres, ne tenir définitivement aucun compte des sentiments de la majorité des Chambres et du pays, et si, en dernière analyse, après toutes les épreuves constitutionnelles, c’était la seule volonté royale qui devait prévaloir. La formation du ministère Polignac avait été, de la part du roi Charles X, un coup de tête encore plus qu’un cri d’alarme, un défi agressif autant qu’un acte de défiance. Inquiet, non seulement pour la sûreté de son trône, mais pour ce qu’il regardait comme le droit inaliénable de sa couronne, il avait pris, pour le maintenir, l’attitude la plus offensante pour sa nation. Il la bravait encore plus qu’il ne s’en défendait. Ce n’était plus une lutte entre des partis et des systèmes divers de gouvernement, mais une question de dogme politique et une affaire d’honneur entre la France et son Roi.

Devant une question ainsi posée, les passions et les intentions hostiles à l’ordre établi ne pouvaient manquer de reprendre espérance et de rentrer en scène. La souveraineté du peuple était toujours là, bonne à évoquer en face de la souveraineté du Roi. Les coups d’État populaires devaient se laisser entrevoir, prêts à répondre aux coups d’État-royaux. Le parti qui n’avait jamais sérieusement cru ni adhéré à la Restauration avait de nouveaux interprètes, destinés à devenir bientôt de nouveaux chefs, et plus jeunes, plus sensés, plus habiles que leurs prédécesseurs. On ne conspira point ; on ne se souleva nulle part ; les menées secrètes et les séditions bruyantes furent également délaissées ; on tint une conduite à la fois plus hardie et plus modérée, plus prudente et plus efficace. On fit appel à la discussion publique des exemples de l’histoire et des chances de l’avenir. Sans attaquer directement le pouvoir régnant, on usa contre lui des libertés légales jusqu’à leur dernière limite, trop clairement pour être taxé d’hypocrisie, trop adroitement pour être arrêté dans ce travail ennemi. Dans les organes sérieux et intelligents du parti, comme le National, on ne revenait point aux théories anarchiques, aux constitutions révolutionnaires ; on s’enfermait dans cette Charte d’où la royauté semblait si près de sortir ; on en expliquait assidûment le sens ; on en réclamait rudement la complète et sincère exécution ; on faisait nettement pressentir que les droits nationaux mis en question mettaient en question les dynasties. On se montrait décidé et prêt, non pas à devancer, mais à accepter sans hésitation l’épreuve suprême qui s’avançait, et dont chaque jour on faisait suivre clairement au public le rapide progrès.

Pour les royalistes constitutionnels qui avaient sincèrement travaillé  fonder la Restauration avec la Charte, la conduite à tenir, quoique moins périlleuse, était plus complexe et plus difficile. Comment repousser, sans lui porter à elle-même un coup mortel, le coup dont la royauté menaçait les institutions ? Fallait-il se tenir sur la défensive, attendre que le cabinet fît des actes, présentât des mesures réellement hostiles aux intérêts ou aux libertés de la France, et les repousser alors, après en avoir clairement dévoilé, dans le débat, le caractère et le but ? Fallait-il prendre une initiative plus hardie et arrêter le cabinet dès ses premiers pas, pour prévenir des luttes inconnues que plus tard il serait peut-être impossible de diriger ou de contenir ? C’était là, quand les Chambres se réunirent, la question pratique qui réoccupait souverainement les esprits étrangers à toute hostilité préméditée et à tout secret désir de nouveaux hasards.

Deux figures sont restées, depuis 1830, gravées dans ma mémoire : le roi Charles X au Louvre, le 2 mars, ouvrant la session des Chambres, et le prince de Polignac au Palais-Bourbon, les 15 et 16 mars, assistant à la discussion de l’adresse des 221. L’attitude du Roi était, comme à son ordinaire, noble et bienveillante, mais mêlée d’agitation contenue et d’embarras ; il lut son discours avec quelque précipitation, quoique avec douceur, comme pressé d’en finir ; et quand il en vint à la phrase qui, sous une forme modérée, contenait une menace royale[1], il l’accentua avec plus d’affectation que d’énergie. En y portant la main, il laissa tomber son chapeau, que le duc d’Orléans releva et lui rendit en pliant le genou avec respect. Parmi les députés, les acclamations du côté droit étaient plus bruyantes que joyeuses, et il était difficile de démêler si, dans le silence du reste de la Chambre, il y avait plus de tristesse ou de froideur. Quinze jours après, à la Chambre des députés, au sein du comité secret où l’Adresse fut débattue, dans cette vaste salle vide de spectateurs, M. de Polignac était à son banc, immobile et peu entouré, même de ses amis, avec l’air d’un homme dépaysé et surpris, jeté dans un monde qu’il connaît mal et où il est mal venu, et chargé d’une mission difficile dont il attend l’issue avec une dignité inerte et impuissante. On lui fit, dans le cours du débat, sur un acte du ministère à propos des élections, un reproche auquel il répondit gauchement, par quelques paroles courtes et confuses, comme ne comprenant pas bien l’objection, et pressé de regagner sa place. Pendant que j’étais à la tribune, mes regards rencontrèrent les siens, et je fus frappé de leur expression de curiosité étonnée.

Évidemment, au moment où ils faisaient acte de volonté hardie, ni le Roi ni son ministre n’étaient à leur aise ; il y avait dans les deux personnes, dans leur physionomie comme dans leur âme, un mélange de résolution et de faiblesse, de confiance et de trouble, qui en même temps attestait l’aveuglement de l’esprit et trahissait le pressentiment du malheur.

Nous attendions avec impatience l’Adresse de la Chambre des pairs. Son énergie eût accrédité la nôtre. Elle ne fut, quoi qu’on en ait dit, ni aveugle ni servile, mais elle ne fut point énergique. Elle recommanda le respect des institutions et des libertés nationales. Elle protesta contre le despotisme aussi bien que contre l’anarchie. Son inquiétude et même son blâme perçaient à travers la réserve de ses paroles ; mais elles furent ternes et dénuées de puissance. L’unanimité qu’elles obtinrent n’attesta que leur nullité. M. de Chateaubriand seul, tout en les louant, les trouva insuffisantes. La Cour s’en déclara satisfaite. La Chambre sembla vouloir acquitter sa conscience et s’affranchir de toute responsabilité dans les maux qu’elle prévoyait, plutôt que faire vraiment effort pour les prévenir : Si la Chambre des pairs eût parlé plus clair, me dit M. Royer-Collard peu après la révolution, elle eût peut-être arrêté le Roi sur le penchant de l’abîme et empêché les ordonnances. Mais la Chambre des pairs avait peu de confiance dans sa propre force pour conjurer le péril, et elle craignait de l’aggraver en le signalant avec éclat. Le poids de la situation porta tout entier sur la Chambre des députés.

La perplexité y était grande. Grande dans la majorité sincèrement royaliste, dans la commission chargée de rédiger l’Adresse, dans l’âme de M. Royer-Collard qui présidait la commission comme la Chambre, et y exerçait une influence prépondérante. Un sentiment général prévalait : on voulait arrêter le Roi dans la voie funeste où il était entré, et on n’espérait y réussir qu’en plaçant devant lui un obstacle qu’il lui fût à lui-même impossible de méconnaître. Évidemment, quand il avait renvoyé M. de Martignac et appelé M. de Polignac, ce n’était pas seulement à ses craintes de Roi, c’était aussi, et surtout, à ses passions d’ancien régime que Charles X avait obéi. Il fallait que le péril de cette pente lui fût démontré, et que là où la prudence n’avait pas suffi, l’impossibilité se fît sentir. En témoignant sans délai et sans détour son défaut de confiance dans le cabinet, la Chambre ne dépassait point son droit ; elle exprimait sa propre pensée sans contester au Roi la liberté de la sienne et son droit d’en appeler au pays par la dissolution. Elle agissait sérieusement et honnêtement ; elle renonçait aux paroles ambiguës et vaines pour mettre en pratique les mœurs franches et fortes du régime constitutionnel. C’était pour elle le seul moyen de rester en harmonie avec le sentiment public, si vivement excité, et de le contenir en lui donnant une satisfaction légitime. Et l’on pouvait espérer qu’un langage à la fois ferme et loyal serait efficace autant qu’il était nécessaire, car déjà, en pareille situation, le Roi ne s’était point montré intraitable : n’avait-il pas, deux ans auparavant, en janvier 1828, renvoyé presque sans combat M. de Villèle quand une majorité décidément contraire à son cabinet était sortie des élections ?

Pendant cinq jours, la commission de l’Adresse dans ses séances, et M. Royer-Collard dans ses réflexions solitaires comme dans ses conversations intimes avec ses amis, pesèrent scrupuleusement ces considérations et toutes les phrases ; tous les mots du projet. M. Royer-Collard n’était pas seulement un vrai royaliste : c’était un esprit enclin au doute et à l’inquiétude, perplexe dans ses résolutions bien qu’affirmatif et hautain dans son langage, assailli d’impressions changeantes à mesure qu’il considérait les diverses faces des choses, et redoutant les grandes responsabilités. Depuis deux ans, il avait vu Charles X de près, et plus d’une fois, pendant le ministère Martignac, il avait dit aux hommes sensés de l’opposition : Ne poussez pas trop vivement le Roi ; personne ne sait à quelles folies il pourrait se porter. Mais au point où les choses en étaient venues, appelé lui-même à représenter les sentiments et à maintenir l’honneur de la Chambre, M. Royer-Collard ne croyait pas pouvoir se dispenser de porter la vérité au pied du trône, et il se flattait qu’en s’y présentant respectueuse et affectueuse, elle y serait, en 1830 comme en 1828, sinon bien accueillie, du moins subie sans explosion funeste.

L’Adresse eut en effet ce double caractère ; jamais langage plus modeste dans sa fierté et plus tendre dans sa franchise n’avait été tenu à un Roi au nom d’un peuple[2]. Quand le président en donna pour la première fois lecture à la Chambre, une secrète satisfaction de dignité se mêla, dans les cœurs les plus modérés, à l’inquiétude qu’ils ressentaient. Le débat fut court et très contenu, presque jusqu’à la froideur. De part et d’autre on craignait de se compromettre en parlant, et l’on était pressé de conclure. Quatre des ministres, MM. de Montbel, de Guernon Ranville, de Chantelauze et d’Haussez, prirent part à la discussion, mais presque uniquement à la discussion générale. Dans la Chambre des députés comme dans la Chambre des pairs, le chef du cabinet, M. de Polignac, resta muet. C’est à de plus hautes conditions que les aristocraties politiques se maintiennent ou se relèvent. Quand on en vint aux derniers paragraphes qui contenaient les phrases décisives, les simples députés des partis divers soutinrent seuls la lutte. Ce fut alors que nous montâmes pour la première fois à la tribune, M. Berryer et moi, nouveaux venus l’un et l’autre dans la Chambre, lui comme ami, moi comme opposant au ministère, lui pour attaquer le projet d’Adresse, moi pour le soutenir. Je prends plaisir, je l’avoue, à retrouver et à reproduire aujourd’hui les idées et les sentiments par lesquels je le soutins alors : Sous quels auspices, demandai-je à la Chambre, au nom de quels principes et de quels intérêts le ministère actuel s’est-il formé ? Au nom du pouvoir menacé, de la prérogative royale compromise, des intérêts de la Couronne mal compris et mal soutenus par ses prédécesseurs. C’est à la bannière sous laquelle il est entré en lice, la cause qu’il a promis de faire triompher. On a dû s’attendre dès lors à voir l’autorité exercée avec vigueur, la prérogative royale très active, les principes du pouvoir non seulement proclamés, mais pratiqués, peut-être aux dépens des libertés publiques, mais du moins au profit du pouvoir lui-même. Est-ce là ce qui est arrivé, Messieurs ? Le pouvoir s’est-il affermi depuis sept mois ? A-t-il été exercé activement, énergiquement, avec confiance et efficacité ? Ou je m’abuse fort, Messieurs, ou depuis sept mois le pouvoir a perdu, — en confiance et en énergie, tout autant que le public en sécurité.

Le pouvoir a perdu autre chose encore. Il ne consiste pas uniquement dans les actes positifs et matériels par lesquels il se manifeste ; il n’aboutit pas toujours à des ordonnances et à des circulaires. L’autorité sur les esprits, l’ascendant moral, cet ascendant qui convient si bien dans les pays libres, car il détermine les volontés sans leur commander, c’est là une part importante du pouvoir, la première peut-être en efficacité. C’est aussi, à coup sûr, celle dont le rétablissement est aujourd’hui le plus nécessaire à notre patrie. Nous avons connu des pouvoirs très actifs, très forts, capables de choses grandes et difficiles ; mais soit par le vice de leur nature, soit par le malheur de leur situation, l’ascendant moral, cet empire facile, régulier, inaperçu, leur a presque toujours manqué. Le gouvernement du Roi est, plus que tout autre, appelé à le posséder. Il ne tire point son droit, de la force. Nous ne l’avons point vu naître ; nous n’avons point contracté avec lui ces familiarités dont il reste toujours quelque chose envers des pouvoirs à l’enfance desquels ont assisté ceux qui leur obéissent. Qu’a fait le ministère actuel de cette autorité morale qui appartient naturellement, sans préméditation, sans travail, au gouvernement du Roi ? L’a-t-il habilement employée et agrandie en l’employant ? Ne l’a-t-il pas au contraire gravement compromise en la mettant aux prises avec les craintes qu’il a fait naître et les passions qu’il a suscitées ?......

..... Ce n’est pas, Messieurs, votre unique mission de contrôler, ou du moins de contredire le pouvoir ; vous ne venez pas ici seulement pour relever ses erreurs ou ses torts et pour en instruire le pays ; vous y venez aussi pour entourer le gouvernement du Roi, pour l’éclairer en l’entourant, pour le soutenir en l’éclairant. .....Eh bien ! quelle est aujourd’hui, dans la Chambre, la situation des hommes les plus disposés à jouer ce rôle, les plus étrangers à tout esprit d’opposition, à toute habitude d’opposition ? Ils sont réduits à faire de l’opposition ; ils en font malgré eux ; ils voudraient rester toujours unis au gouvernement du Roi, et il faut qu’ils s’en séparent ; ils voudraient le soutenir, et il faut qu’ils l’attaquent. Ils ont été poussés hors de leur propre voie. La perplexité qui les agite, c’est le ministère actuel qui la leur a faite ; elle durera, elle redoublera tant que nous aurons affaire à lui.

Je signalai partout, dans la société comme dans les Chambres, une perturbation analogue : je montrai les pouvoirs publics jetés, comme les bons citoyens, hors de leur situation et de leur mission naturelle ; les tribunaux plus préoccupés de contenir le gouvernement lui-même que de réprimer les désordres ou les desseins dirigés contre lui ; les journaux exerçant avec la tolérance, ou même avec l’approbation publique, une influence démesurée et déréglée ; et je conclus en disant :

On nous dit que la France est tranquille, que l’ordre n’est point troublé. Il est vrai : l’ordre matériel n’est point troublé ; tous circulent librement, paisiblement ; aucun bruit ne dérange les affaires... La surface de la société est tranquille, si tranquille que le gouvernement peut fort bien être tenté de croire le fond parfaitement assuré, et de se croire lui-même à l’abri de tout péril. Nos paroles, Messieurs, la franchise de nos paroles, voilà, le seul avertissement que le pouvoir ait, en ce moment, à recevoir, la seule voix qui se puisse. élever jusqu’à lui et dissiper ses illusions. Gardons-nous d’en atténuer la force ; gardons-nous d’énerver nos expressions ; qu’elles soient respectueuses, qu’elles soient tendres ; mais qu’elles ne soient pas timides et douteuses. La vérité a déjà assez de peine à pénétrer dans le palais des rois ; ne l’y envoyons pas faible et pâle ; qu’il ne soit pas plus possible de la méconnaître que de se méprendre sur la loyauté de nos sentiments.

L’Adresse fut votée comme elle avait été préparée, avec une tristesse inquiète, mais avec une profonde conviction de sa nécessité. Le surlendemain du vote, le 18 mars, nous nous rendîmes aux Tuileries pour la présenter au Roi. Vingt et un députés seulement s’étaient joints au bureau et à la grande députation de la Chambre. Parmi ceux-là mêmes qui avaient voté l’Adresse, les uns se souciaient peu d’aller encore, sous les yeux du Roi, appuyer de leur présence un tel acte d’opposition ; les autres, par égard pour la Couronne, ne voulaient pas donner à cette présentation plus de solennité et d’effet. Nous n’étions, en tout, que quarante-six. Nous attendîmes quelque temps, dans le salon de la Paix, que le Roi fût revenu de la messe. Nous étions là, debout et silencieux ; en face de nous, dans les embrasures des fenêtres, se tenaient les pages du Roi et quelques hommes de sa cour, inattentifs et presque impolis à dessein. Madame la Dauphine traversa le salon pour se rendre à la chapelle précipitamment et sans nous regarder. Elle eût été bien plus froide encore que je ne me serais senti nul droit de m’en étonner ni de m’en plaindre. Il y a des crimes dont le souvenir fait taire tout autre pensée, et des infortunes devant lesquelles on s’incline avec un respect qui ressemble presque à du repentir, comme si l’on en était soi-même l’auteur.

Quand nous fûmes introduits dans la salle du Trône, M. Royer-Collard lut l’Adresse simplement, dignement, avec une émotion que trahissaient sa voix et ses traits. Le Roi l’écouta dignement aussi, sans air de hauteur ni d’humeur, bref et sec dans sa réponse, par convenance royale plutôt que par colère, et, si je ne m’abuse, plus satisfait de sa fermeté qu’inquiet de l’avenir. Quatre jours auparavant, la veille du débat de l’Adresse, à son cercle des Tuileries où beaucoup de députés étaient invités, je l’avais vu traiter avec une bienveillance marquée trois membres de la Commission, MM. Dupin, Etienne et Gautier. Dans deux situations si diverses, c’était le même homme et presque la même physionomie, le même dans ses manières comme dans ses idées, soigneux de plaire quoique décidé à rompre, et obstiné par imprévoyance et routine d’esprit plutôt que par passion d’orgueil ou de pouvoir.

Le lendemain de la présentation de l’Adresse (19 mars) la session était prorogée au 1er septembre. Deux mois après (16 mai), la Chambre des députés était dissoute ; les deux ministres les plus modérés, le garde des sceaux et le ministre des finances, M. Courvoisier et M. de Chabrol, sortaient du Conseil ; ils avaient refusé leur concours aux mesures extrêmes qu’on y débattait déjà pour le cas où les élections tromperaient l’attente du pouvoir. Le membre le plus compromis et le plus audacieux du cabinet Villèle, M. de Peyronnet, devenait ministre de l’intérieur. Par la dissolution, le Roi en appelait au pays, et au même moment, il faisait de nouveaux pas pour s’en séparer.

Rentré dans la vie privée dont il ne sortit plus, M. Courvoisier m’écrivit le 29 septembre 1831, de sa retraite de Baume-les-Dames : Avant de quitter les sceaux, je causais avec M. Pozzo di Borgo de l’état du pays et des périls dont s’entourait le trône. — Quel moyen, me dit-il un jour, d’éclairer le Roi et de l’arracher à un système qui peut de nouveau bouleverser l’Europe et la France ?Je n’en vois qu’un, lui répondis-je, c’est une lettre de la main de l’empereur de Russie. — Il l’écrira, me dit-il ; il l’écrira de Varsovie où il doit se rendre. — Puis nous en concertâmes la substance. M. Pozzo di Borgo m’a dit souvent que l’empereur Nicolas ne voyait de sécurité pour les Bourbons que dans l’accomplissement de la Charte.» Je doute que l’empereur Nicolas ait écrit lui-même au roi Charles X ; mais ce que son ambassadeur à Paris disait au garde des sceaux de France, il le disait, lui aussi, au duc de Mortemart, ambassadeur du Roi à Saint-Pétersbourg : Si on sort de la Charte, on va à une catastrophe ; si le Roi tente un coup d’État, il en supportera seul la responsabilité. Les conseils des rois n’ont pas plus manqué au roi Charles X que les adresses des peuples pour le détourner de son fatal dessein.

Dès que le gant électoral fut jeté, mes amis m’écrivirent de Nîmes qu’ils avaient besoin de ma présence pour les rallier tous, et pour espérer, dans le collège de département, quelques chances de succès. On désirait aussi que j’allasse, pour mon propre compte, à Lisieux, mais en ajoutant que, si j’étais nécessaire ailleurs, on croyait pouvoir, moi absent, me garantir mon élection. Je me confiai dans cette assurance, et je partis pour Nîmes le 15 juin, pressé de sonder moi-même et de près ces dispositions réelles du pays qu’on oublie si vite ou qu’on méconnaît si souvent quand on ne sort pas de Paris.

Je ne voudrais pas substituer à mes impressions d’alors mes réflexions d’aujourd’hui, ni attribuer aux idées et à la conduite de mes amis politiques, et aux miennes propres, à cette époque, un sens qu’elles n’auraient point eu. Je reproduis textuellement ce que je trouve dans des lettres intimes que j’écrivis ou que je reçus pendant mon voyage. C’est le témoignage le plus irrécusable de ce que nous pensions et cherchions alors.

J’écrivais le 26 juin, quelques jours après mon arrivée à Nîmes :

La lutte est très vive, plus vive qu’on ne le voit de loin. Les deux partis sont profondément engagés, et d’heure en heure s’engagent plus profondément l’un contre l’autre. Une fièvre d’égoïsme et de platitude possède et pousse l’administration. L’opposition se débat, avec une ardeur passionnée, contre les embarras et les angoisses d’une situation, légale et morale, assez difficile. Elle trouve dans les lois des moyens d’action et de défense qui lui donnent la force et le courage de soutenir le combat, mais sans lui inspirer confiance dans le succès, car presque partout la dernière garantie manque, et après avoir lutté bravement et longuement, on court risque de se trouver tout à coup désarmé et impuissant. Même anxiété dans la situation morale : l’opposition méprise l’administration et la regarde cependant comme son supérieur ; les fonctionnaires sont déconsidérés et n’en occupent pas moins encore le haut du pavé ; un souvenir de la puissance et de la grandeur impériale leur sert encore de piédestal ; on les regarde en face, mais de has en haut, avec timidité et colère tout à la fois. Il y a là beaucoup d’éléments d’agitation et même de crise. Pourtant, dès qu’on croit voir l’explosion prochaine, ou seulement possible, tous se replient ; tous la redoutent. Au fond, c’est à l’ordre et à la paix que chacun demande aujourd’hui sa fortune. On n’a confiance que dans les moyens réguliers.

On m’écrivait de Paris, le 5 juillet :

Voilà les élections des grands collèges qui commencent. Si nous y gagnons quelque chose, ce sera excellent, surtout à cause de l’effet que cela produira sur l’esprit du Roi, qui ne peut espérer d’avoir jamais mieux que les grands collèges. Rien, pour le moment, n’indique un coup d’État. La Quotidienne déclare ce matin qu’elle regarde la session comme ouverte, tout en convenant que le ministère n’aura pas la majorité. Elle a l’air charmé qu’on ne se propose pas de faire une Adresse toute pareille à celle des 221.

Et le 12 juillet suivant :

Aujourd’hui l’Universel[3] s’élève contre les bruits de coups d’État, et semble garantir l’ouverture régulière de la session par un discours du Roi. Ce discours, qui vous gênera, aura l’avantage de commencer la session en meilleure intelligence. Ce qui importe, c’est d’avoir une session ; on aura bien plus de peine à en venir aux violences quand on se sera engagé dans la légalité. Mais votre nouvelle Adresse sera très difficile à faire ; quelle qu’elle soit, la droite et l’extrême gauche la traiteront de reculade, la droite pour s’en vanter, l’extrême gauche pour s’en plaindre. Vous aurez à vous défendre de ceux qui voudraient purement et simplement reproduire la dernière Adresse, et s’y tenir comme au dernier mot du pays. La victoire électorale nous étant acquise, et l’alternative de la dissolution ne pouvant plus être présentée au Roi, il y aura évidemment une nouvelle conduite à tenir. D’ailleurs, quel intérêt avons-nous à faire que le Roi se bute ? La France ne peut que gagner à des années de gouvernement régulier. Gardons-nous de précipiter les événements.

Je répondais, le 16 juillet :

Je ne sais comment nous nous tirerons de la nouvelle Adresse. Ce sera très difficile ; mais quelle que soit la difficulté, il faut l’accepter, car évidemment nous avons besoin d’une session. Nous serions pris pour des enfants et des fous si nous ne faisions que recommencer ce que nous avons fait il y a quatre mois. La Chambre nouvelle ne doit point reculer ; mais elle doit prendre une autre route. Que nous n’ayons point de coup d’État, que l’ordre constitutionnel subsiste régulièrement ; quelles que soient les combinaisons ministérielles, le vrai et dernier succès sera pour nous.

Je rencontrais autour de moi, parmi les électeurs rassemblés, des dispositions tout aussi modérées, patientes, et loyales : M. de Daunant vient d’être élu (13 juillet), par le collège d’arrondissement de Nîmes ; il a eu 296 voix contre 241 données à M. Daniel Murjas, président du collège. Au moment où ce résultat a été proclamé, le secrétaire du bureau a proposé à l’assemblée de voter des remerciements au président qui, malgré sa candidature, l’avait présidée avec une impartialité et une loyauté parfaites. Les remerciements ont été votés à l’instant, au milieu des cris de : Vive le Roi ! Et les électeurs, en se retirant, ont trouvé partout la même tranquillité et la même gravité qu’ils avaient eux-mêmes apportées dans leurs opérations.

Enfin, le 12 juillet, en apprenant la prise d’Alger, j’écrivais : Voilà la campagne d’Afrique finie, et bien finie. Notre campagne à nous, dans deux mois d’ici, en sera sans nul doute un peu plus difficile ; mais n’importe, j’espère que ce succès ne fera pas faire au pouvoir les dernières folies, et j’aime mieux notre honneur national que notre commodité parlementaire.

Je n’ai gardé de prétendre que ces sentiments fussent ceux de tous les hommes qui, soit dans les Chambres, soit dans le pays, avaient applaudi à l’Adresse des 221, et qui votaient, dans les élections, pour la soutenir. La Restauration n’avait pas fait en France, tant de conquêtes. Inactives, mais non résignées, les sociétés secrètes étaient toujours là, prêtes, dès qu’une circonstance favorable se présenterait, à reprendre leur travail de conspiration et de destruction. D’autres adversaires, plus légaux mais non moins redoutables, épiaient toutes les fautes du Roi et de son gouvernement, et les commentaient assidûment devant le public, attendant et faisant pressentir des fautes bien plus graves, qui amèneraient les conséquences suprêmes. Dans les masses populaires, les vieux instincts de méfiance et de haine, pour tout ce qui rappelait l’ancien régime et l’invasion étrangère, continuaient de fournir, aux ennemis de la Restauration, des armes et des espérances inépuisables. Le peuple est comme l’Océan, immobile et presque immuable au fond, quels que soient les coups de vent qui agitent sa surface. Cependant l’esprit de légalité et le bon sens politique avaient fait de notables progrès ; même au milieu de la fermentation électorale, le sentiment public repoussait hautement toute révolution nouvelle. Jamais la situation des hommes qui voulaient sincèrement le Roi et la Charte n’avait été meilleure ni plus forte ; ils avaient, dans l’opposition légale, fait leurs preuves de fermeté persévérante ; ils venaient de maintenir avec éclat les principes essentiels du gouvernement représentatif ; ils, possédaient l’estime, et même la faveur publique ; les partis violents par nécessité, le pays avec quelque doute, mais aussi avec une espérance honnête, se rangeaient et marchaient derrière eux. S’ils avaient, à ce moment critique, réussi auprès du Roi comme dans les Chambres et dans le pays, si Charles X, après avoir, par la dissolution, poussé jusqu’au bout le droit de sa couronne, avait accueilli le vœu manifeste de la France, et pris ses conseillers parmi les royalistes constitutionnels investis de la considération publique, je le dis avec une conviction qui peut sembler téméraire mais qui persiste aujourd’hui, on pouvait raisonnablement espérer que l’épreuve décisive était surmontée, et que, le pays prenant confiance en même temps dans le Roi et dans la Charte, la Restauration et le gouvernement constitutionnel seraient fondés ensemble.

Mais ce qui manquait précisément au roi Charles X, c’était cette étendue et cette liberté d’esprit qui donnent à un prince l’intelligence de son temps et lui en font sainement apprécier les ressources comme les nécessités. Il n’y a que M. de La Fayette et moi qui n’ayons pas changé depuis 1789, disait-il un jour, et il disait vrai : à travers les vicissitudes de sa vie, il était resté tel qu’il s’était formé dans sa jeunesse, à la cour de Versailles et dans la société aristocratique du XVIIIe siècle, sincère et léger, confiant en lui-même et dans ses entours, peu observateur et peu réfléchi quoique d’un esprit actif, attaché à ses idées et à ses amis de l’ancien régime comme à sa foi et à son drapeau. Sous le règne de son frère Louis XVIII et dans la scission du parti monarchique, il avait été le patron et l’espérance de cette opposition royaliste qui fit hardiment usage des libertés constitutionnelles, et il s’était fait alors en lui un singulier mélange d’intimité persévérante avec ses anciens compagnons et de goût pour la popularité nouvelle d’une physionomie libérale. Monté sur le trône, il fit, à cette faveur populaire, plus d’une coquetterie royale, et se flatta sincèrement qu’il gouvernerait selon la Charte, avec ses idées et ses amis d’autrefois. M. de Villèle et M. de Martignac s’usèrent à son service dans ce difficile travail ; et après leur chute, aisément acceptée, Charles X se trouva rendu à ses pentes naturelles, au milieu de conseillers peu disposés à le contredire et hors d’état de le contenir. Deux erreurs funestes s’établirent alors dans son esprit : il se crut menacé par la Révolution beaucoup plus qu’il ne l’était réellement, et il cessa de croire à la possibilité de se défendre et de gouverner par le cours légal du régime constitutionnel. La France ne voulait point d’une révolution nouvelle. La Charte contenait, pour un souverain prudent et patient, de sûrs moyens d’exercer l’autorité royale et de garantir la Couronne. Mais Charles X avait perdu confiance dans la France et dans la Charte ; quand l’Adresse des 221 sortit triomphante des élections, il se crut poussé dans ses derniers retranchements, et réduit à se sauver malgré la Charte ou à périr par la Révolution. Peu de jours avant les ordonnances de juillet, l’ambassadeur de Russie, le comte Pozzo di Borgo, eut une audience du Roi. Il le trouva assis devant son bureau, les yeux fixés sur la Charte ouverte à l’article XIV. Charles X lisait et relisait cet article, y cherchant avec une inquiétude honnête le sens et la portée qu’il avait besoin d’y trouver. En pareil cas, on trouve toujours ce qu’on cherche ; et la conversation du Roi, bien que détournée et incertaine, laissa à l’ambassadeur peu de doutes sur ce qui se préparait.

 

FIN DU TOME PREMIER.

 

 

 



[1] Pairs de France, députés des départements, je ne doute point de votre concours pour opérer le bien que je veux faire. Vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles que je ne peux pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français, et dans l’amour qu’ils ont toujours montré pour leur Roi.

[2] Personne, je crois, en relisant les six derniers paragraphes de cette Adresse, les seuls qui fussent l’objet du débat, ne pourra y méconnaître aujourd’hui ni la profonde vérité des sentiments, ni la belle convenance du langage.

Accourus à votre voix de tous les points de votre royaume, nous vous apportons de toute part, Sire, l’hommage d’un peuple fidèle, encore ému de vous avoir vu le plus bienfaisant de tous, au milieu de la bienfaisance universelle, et qui révère en vous le modèle accompli des plus touchantes vertus. Sire, ce peuple chérit et respecte votre autorité ; quinze ans de paix et de liberté qu’il doit à votre auguste frère et à vous ont profondément enraciné dans son cœur la reconnaissance qui l’attache à votre royale famille ; sa raison, mûrie par l’expérience et par la liberté des discussions, lui dit que c’est surtout en matière d’autorité que l’antiquité de la possession est le plus saint de tous les titres, et que c’est pour son bonheur autant que pour votre gloire que les siècles ont placé votre trône dans une région inaccessible aux orages. Sa conviction s’accorde donc avec son devoir pour lui présenter les droits sacrés de votre Couronne comme la plus sûre garantie de ses libertés, et l’intégrité de vos prérogatives comme nécessaire à la conservation de ces droits.

Cependant, Sire, au milieu des sentiments unanimes de respect et d’affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à jouir, altère les sources de sa prospérité, et pourrait, si elle se prolongeait, devenir funeste à son repos. Notre conscience, notre honneur, la fidélité que nous vous avons jurée, et que nous vous garderons toujours, nous imposent le devoir de vous en dévoiler la cause.

Sire, la Charte que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont V. M. a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l’intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées, et que nous ne souffrirons jamais que l’on ose tenter de franchir ; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas.

Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd’hui la pensée fondamentale de l’administration ; votre peuple s’en afflige, parce qu’elle est injurieuse pour lui ; il s’en inquiète, parce qu’elle est menaçante pour ses libertés.

Cette défiance ne saurait approcher de votre noble cœur. Non, Sire, la France ne veut pas plus de l’anarchie que vous ne voulez du despotisme (Paroles de la Chambre des pairs dans son adresse.) : elle est digne que vous ayez foi dans sa loyauté comme elle a foi dans vos promesses.

Entre ceux qui méconnaissent une nation si calme, si fidèle, et nous qui, avec une conviction profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de tout un peuple jaloux de l’estime et de la confiance de son Roi, que la haute sagesse de V. M. prononce ! ses royales prérogatives ont placé dans ses mains les moyens d’assurer, entre les pouvoirs de l’État, cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du trône et de la grandeur de la France.

[3] L’un des journaux ministériels du temps.