LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE DES GRECS

 

CHAPITRE X. — LA JUSTICE.

 

 

SOMMAIRE. — 1. Le droit de vengeance privée. — 2. La justice aristocratique. — 3. Les jurys populaires. — 4. Absence de ministère public. — 5. Les sycophantes. — 6. La torture. — 7. Les logographes. — 8. Serment des héliastes. — 9. Le juré athénien d’après Aristophane. — 10. Le juré athénien d’après les orateurs. — 11. Une audience des héliastes. — 12. Une saisie. — 13. La punition du meurtre. — 14. Les peines. — 15. La mort par la ciguë. — 16. Les procès politiques. — 17. Le procès de la Couronne.

 

1. — LE DROIT DE VENGEANCE PRIVÉE.

Dans la Grèce primitive, la poursuite du meurtre incombait, non pas à l’autorité publique, mais aux parents de la victime, et elle avait lieu, non pas devant les tribunaux, mais par la voie des armes ; la guerre de famille à famille était en un mot le seul mode de répression des crimes. On devine sans peine les désordres qui en résultaient. Aussi éprouva-t-on de bonne heure le besoin d’y substituer un procédé moins barbare ; ce procédé fut la composition, c’est-à-dire un accord par lequel le coupable mettait à l’abri son existence et ses biens, en payant des dommages-intérêts. Il est probable que cet usage s’introduisit par degrés dans le droit, et que ces sortes de transactions commencèrent par être facultatives, avant de devenir obligatoires. Les poèmes homériques nous montrent déjà cette pratique en pleine vigueur. Une des scènes figurées sur le bouclier d’Achille est ainsi décrite par le poète : Plus loin une grande foule est rassemblée sur l’Agora. De violents débats s’élèvent ; il s’agit du rachat d’un meurtre ; l’une des parties affirme l’avoir entièrement payé, l’autre, nie l’avoir reçu. Tous deux désirent que le différend soit vidé au moyen d’une enquête. Le peuple, prenant parti pour l’un ou pour l’autre, applaudit celui qu’il favorise. Les hérauts réclament le silence, et les anciens, assis dans l’enceinte sacrée, sur des pierres polies, empruntent les sceptres des hérauts à la voix retentissante. Ils s’appuient sur ces sceptres lorsqu’ils se lèvent et prononcent tour à tour la sentence. (Iliade, XVIII, 497 et suiv.) Ailleurs Ajax dit ces paroles : N’arrive-t-il pas qu’on accepte la rançon du meurtre d’un frère et même d’un fils ? Oui, le meurtrier reste parmi le peuple lorsqu’il a beaucoup payé, et l’autre réprime son ressentiment en recevant une riche rançon. (Iliade, IX, 632 et suiv.) La somme due par le coupable s’appelait τοινή, ou τιμή. Elle pouvait être exigée non seulement en cas d’homicide, mais encore pour toute espèce de crime. Le tarif était sans doute variable ; il dépendait de la nature du tort qu’il fallait réparer et peut-être du rang de l’individu lésé. S’il surgissait quelque difficulté dans la fixation ou dans le payement de l’amende, on s’en rapportait à l’appréciation des tribunaux ; du moins il en était ainsi à l’époque homérique ; mais il est possible qu’auparavant on eût recours aux armes.

Le système de la composition disparut avec le temps ; il en resta pourtant des traces très apparentes dans le droit grec. Une loi de Dracon, qui ne cessa jamais d’être appliquée à Athènes, proclamait ce principe qu’il appartenait à la famille de poursuivre la punition du meurtre commis sans préméditation sur l’un des siens. Les parents astreints à ce devoir étaient désignés dans un certain ordre qui rappelle l’ordre des successions. C’étaient d’abord les parents en deçà du degré de cousin, c’est-à-dire le père, le frère et le fils ; en second lieu, les cousins et les issus de cousins ; enfin, à défaut de ces derniers, dix personnes choisies dans la phratrie de la victime. (Dareste.) On voit par divers textes qu’ils étaient libres de transiger avec le coupable, et d’accepter de lui, pour prix du sang, une somme d’argent. L’action des parties lésées, dit Démosthène, est éteinte, dès qu’elles ont consenti à pardonner. Cette règle est si générale qu’après avoir fait condamner l’auteur d’un meurtre involontaire, si le plaignant se réconcilie et pardonne, il n’est plus en son pouvoir de le contraindre à l’exil. Bien plus, si la victime pardonne à son meurtrier avant de mourir, il n’est pas permis aux parents survivants de poursuivre. (Contre Panténète, 58-59.) Dans un plaidoyer contemporain, il est question d’un individu qui périt de mort violente. Quelle fut alors la conduite de son frère ? Après avoir recherché les meurtriers, après les avoir découverts, il reçut de l’argent et transigea. (Démosth., C. Théocrine, 28.) L’orateur s’en indigne pour les besoins de sa cause ; mais il ne va pas jusqu’à prétendre que l’acte fût illégal.

 

2. — LA JUSTICE ARISTOCRATIQUE.

Les premiers tribunaux eurent un caractère aristocratique. D’abord les rois avaient le pouvoir de juger ; ils tenaient des dieux cette prérogative, comme celle de gouverner. Ce droit appartenait aussi aux hommes nobles et riches, de préférence aux plus âgés d’entre eux. Ils siégeaient généralement sur la place publique, et la foule était debout autour d’eux, sans se gêner d’ailleurs pour exprimer tout haut ses sentiments. Les lois n’étaient pas encore écrites. Ce n’étaient guère que des coutumes qui se transmettaient oralement et dont la haute classe avait à peu près seule le secret. Il résulte de tout cela que la classe inférieure trouvait cette justice parfois peu équitable. Hésiode se plaint souvent de ces mangeurs de présents, qui se laissent corrompre pour rendre des sentences iniques. Il insiste sur le mal qu’ils font aux justiciables et à la cité tout entière ; il les menace de la colère des dieux ; et il s’efforce de leur démontrer qu’ils sont eux-mêmes intéressés à bien juger ; preuve certaine que les institutions n’offraient aux gens de sa condition aucune garantie contre eux.

Ce fut un grand progrès, lorsque les lois furent rédigées et affichées en public. Il est impossible de déterminer l’époque précise où cette réforme fut accomplie. Nous savons seulement les noms de quelques-uns des législateurs qui s’en chargèrent : Dracon et Solon à Athènes (VIIe et VIe siècles), Pittacos à Mytilène (VIe siècle), Zaleucos à Locres (VIIe siècle), Charondas à Catane (VIe siècle). Quand les habitants d’une cité connurent les lois que devaient appliquer les juges, ils furent un peu moins à leur merci. Mais, tandis que dans les États démocratiques on instituait en outre les jurys populaires, les États aristocratiques réservèrent le monopole de la justice à un petit nombre de magistrats. C’est ainsi qu’à Sparte, les procès civils ne cessèrent jamais d’être jugés par les rois ou par les éphores, et les procès criminels par le Sénat.

 

3. — LES JURYS POPULAIRES.

Les Grecs en vinrent à penser que le meilleur moyen d’être bien jugé était de juger soi-même. De là la création du jury. A Athènes, cette institution remonte à Solon ; mais il est clair que dans le principe elle n’avait pas toute l’importance qu’elle prit plus tard. La compétence des jurés, ou, comme on les appelait, des héliastes, était, à l’origine, très restreinte ; elle grandit peu à peu, surtout dans le cours du Ve siècle, et, après un dernier progrès accompli au siècle suivant, ils finirent par réunir dans leurs mains toute la justice civile et presque toute la justice criminelle.

Pour être juré, il fallait avoir trente ans et jouir de tous ses droits civils et politiques. Il suffisait de se présenter au magistrat pour être inscrit sur la liste. Les pauvres se tinrent longtemps à l’écart ; car c’était une lourde besogne que d’être héliaste, et un grand nombre de citoyens avaient besoin de travailler pour vivre. Périclès rendit ce tribunal accessible à tout le monde, en décidant que chaque juré recevrait par séance une indemnité d’une ou de deux oboles (0 fr. 16 ou 0 fr. 32), que Cléon porta bientôt à trois (0 fr. 48). Dès lors, ce qui domina dans le jury, ce furent les gens de la petite bourgeoisie. Pour beaucoup, la fonction de juré était un moyen de gagner sa vie.

La liste générale du jury était dressée tous les ans ; elle comprenait 6.000 noms. Il paraît qu’à l’origine les cas de corruption n’étaient pas rares. Pour y couper court, on imagina un procédé très ingénieux, et, semble-t-il, très efficace, qui permettait de tenir secrète jusqU’à l’ouverture de l’audience la composition du jury appelé à juger chaque affaire. Il est inutile de le décrire ici tout au long ; on n’a qu’à consulter, pour le connaître, un passage, malheureusement mutilé, du traité d’Aristote sur la Constitution d’Athènes. Le nombre des jurés variait suivant la nature des procès. En matière civile, il oscillait entre deux et quatre cents ; en matière criminelle, il était ordinairement de cinq cents ; mais il pouvait aussi monter plus haut. Les Grecs étaient persuadés en effet que la multiplicité des juges était une garantie de bonne justice. Les cas qui avaient à Athènes une gravité exceptionnelle étaient déférés à un tribunal de mille héliastes.

Le président était habituellement un des archontes ; mais la règle n’était pas absolue. S’il s’agissait d’un délit militaire, c’était un stratège qui dirigeait les débats ; s’il s’agissait d’un préjudice causé au trésor public, c’était un fonctionnaire d’ordre financier, etc.

 

4. — ABSENCE DE MINISTÈRE PUBLIC.

Le trait caractéristique de la justice athénienne, c’est l’absence de ministère public. Il n’y avait pas de fonctionnaire investi du soin de poursuivre, au nom de la société, les auteurs des crimes et délits. Ce droit appartenait en principe à la partie lésée. Un individu qui avait été volé n’avait pas, comme chez nous, la ressource de rejeter sur un magistrat l’obligation de rechercher le voleur, de réunir les preuves de sa culpabilité et de porter la parole devant le tribunal. C’était le volé qui devait faire tout cela. Il y avait des cas où ce droit était un devoir, par exemple dans les causes de meurtre. Comme il fallait que ces sortes de crimes lussent punis, et que d’autre part une coutume d’origine très ancienne réservait aux parents de la victime le privilège de venger sa mort, ceux-ci étaient tenus légalement de l’exercer, sous peine d’être coupables à leur tour.

Dans les procès que l’on appelait γραφαί, le droit de poursuivre était reconnu non seulement à la personne qui avait été blessée directement dans ses intérêts, mais encore à un citoyen quelconque. On pensait que ces procès intéressaient aussi la société tout entière, et on voulait que chacun eût la faculté de provoquer la répression de l’acte commis.

Cet usage amena un grave abus. Quelques individus, du nom de sycophantes, se donnèrent la spécialité de la délation. Il y avait bien des peines édictées contre eux. Ainsi le plaignant qui n’obtenait pas le cinquième des suffrages exprimés par les juges était frappé d’une amende de 1.000 drachmes et perdait le droit d’intenter à l’avenir aucune poursuite de ce genre. Mais cette menace, souvent illusoire, intimidait peu les sycophantes, qui voyaient dans leur industrie un moyen d’attirer sur eux l’attention, de satisfaire leurs rancunes, ou de gagner de l’argent soit par le chantage, soit par le droit qu’ils avaient de revendiquer une partie de l’amende infligée à leur victime.

 

5. — LES SYCOPHANTES.

LE SYCOPHANTE (à Chrémyle et à Carion). — Vous êtes des misérables, je suis sûr que vous avez mon argent.

CHRÉMYLE. — Ah ! par Déméter, c’est un sycophante ; quelle impudence !

CARION. — Il a la fringale, à coup sûr.

LE SYCOPHANTE. — Tu vas me suivie à l’instant même sur la place publique, où les tortures de la roue t’arracheront l’aveu de tes forfaits.

CARION. — Ah ! gare à toi !

L’HOMME DE BIEN. — Par Zeus sauveur ! quelle reconnaissance tous les Grecs auront à Phébus, s’il anéantit ces infâmes sycophantes !

LE SYCOPHANTE. — Tu te moques de moi. Ah ! ah ! je te dénonce comme complice. Où as-tu pris ce manteau neuf ? Hier je t’en ai vu un tout usé.

L’HOMME DE BIEN. — Je ne te crains pas....

LE SYCOPHANTE. — Les insolents ! Mais vous ne m’avez pas dit, mes beaux railleurs, ce que vous faites ici ; rien de bon, assurément.

CHRÉMYLE. -- Non, rien de bon pour toi, sois-en sûr.

LE SYCOPHANTE. — Vous allez dîner à mes dépens, par Zeus !

CHRÉMYLE. — Imposteur, puisses-tu crever, le ventre vide, toi et ton témoin !

LE SYCOPHANTE. -- Vous le niez ; je gage, misérable, qu’il y a dans cette maison beaucoup de poisson salé et de viandes rôties. Ha ! ha ! ha ! ha ! (Il flaire.)

CHRÉMYLE. — Sens-tu quelque chose, coquin ?

L’HOMME DE BIEN. — Le froid peut-être ; son manteau est si usé !

LE SYCOPHANTE. — De tels outrages se peuvent-ils souffrir, ô Zeus ? Ô dieux ! qu’il est cruel de me voir traiter ainsi, moi qui suis un si honnête homme, un si bon citoyen !

CHRÉMYLE. — Toi, honnête homme ! toi, bon citoyen !

LE SYCOPHANTE. — Plus que personne.

CHRÉMYLE. — Ah ! eh bien, réponds à mes questions.

LE SYCOPHANTE. — Sur quoi ?

CHRÉMYLE. — Es-tu laboureur ?

LE SYCOPHANTE. — Me crois-tu si fou ?

CHRÉMYLE. — Marchand ?

LE SYCOPHANTE. — J’en prends le titre, à l’occasion.

CHRÉMYLE. — Connais-tu quelque métier ?

LE SYCOPHANTE. — Non, certes.

CHRÉMYLE. — Et de quoi vis-tu, si tu ne fais rien ?

LE SYCOPHANTE. — Je surveille les affaires publiques et privées.

CHRÉMYLE. — Toi ! et à quel titre ?

LE SYCOPHANTE. — Parce que cela me plaît.

CHRÉMYLE. — Tu t’introduis comme un voleur là où tu n’as nul droit ; chacun te déteste, et tu te prétends honnête homme ?

LE SYCOPHANTE. — Comment, imbécile, je n’ai pas le droit de me consacrer tout entier au service de la patrie ?

CHRÉMYLE. — Sert-on la patrie par de viles intrigues ?

LE SYCOPHANTE. — On la sert en veillant au maintien des lois établies, en ne permettant à personne de les violer.

CHRÉMYLE. — C’est le rôle des tribunaux ; ils sont institué : pour cela.

LE SYCOPHANTE. — Et qui accuse devant les juges ?

CHRÉMYLE. — Celui qui veut.

LE SYCOPHANTE. — Eh bien ! c’est moi qui suis l’accusateur ; et ainsi toutes les affaires publiques sont de mon domaine.

Aristophane, Plutus, 870 et suiv. ; trad. Poyard.

 

6. — LA TORTURE.

Pour arriver à établir la vérité en justice, les Grecs avaient recours aux mêmes procédés que nous ; mais ils se servaient en outre de la torture.

La torture n’était jamais appliquée à une personne libre ; elle était réservée aux esclaves. Les esclaves ne pouvaient pas être appelés comme témoins, surtout contre leurs maîtres ; mais on les faisait parler par la torture, qui sans doute n’était pas bien dure, d’autant plus que le maître avait droit à des dommages et intérêts si l’esclave ne lui était pas rendu en bon état. C’était une formalité exigée par la situation même de l’esclave, qui aurait pu craindre le ressentiment de son maître s’il avait parlé autrement que par la force. Les esclaves avaient d’ailleurs beaucoup à dire, car bien des choses se passaient sous leurs yeux, et il eût été difficile de se priver d’un moyen d’information si précieux. On peut s’expliquer ainsi jusqu’à un certain point comment les Athéniens pouvaient attacher tant d’importance à une pratique aussi contraire à la raison. (Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, p. XVI-XVII.)

Antiphon dit que l’homme libre témoigne par le serment, et l’esclave par la torture, qui tire nécessairement de lui la vérité. (Sur la mort d’un choreute, 25.) Isocrate termine un discours par ces mots adressés aux juges : Je vous ai toujours vus estimer que rien n’est plus sûr ni plus vrai que la torture, et penser que si les témoins peuvent arranger une déposition fausse, la torture révèle au grand jour la vérité. (Trapézitigue, 54.) Isée s’exprime de même : La torture est le moyen d’investigation le plus exact à vos yeux. Quand des esclaves et des hommes libres ont assisté à un même fait, et qu’il faut éclairer un point obscur, vous ne vous fiez pas au témoignage des hommes libres, mais vous faites mettre les esclaves à la torture ; c’est par ce moyen que vous cherchez à connaître la vérité sur l’affaire. Et vous avez raison : vous vous dites que vous avez vu des témoins faire de faux témoignages, tandis que, parmi les esclaves mis à la torture, on n’en a pas encore trouvé à qui la torture n’ait arraché la vérité. (Sur l’héritage de Ciron, 12.)

Dans les Grenouilles, Aristophane donne quelques détails sur la torture (614-621) :

XANTHIAS. — Que je meure, si je t’ai volé la valeur d’une épingle ! Prends cet esclave, mets-le à la question, et, si tu acquiers la preuve que je suis coupable, fais-moi périr.

EAQUE. — Et quel genre de question ?

XANTHIAS. — Tous les genres ; tu peux le lier sur le chevalet, le pendre, le déchirer de coups, l’écorcher, lui tordre les membres, lui verser du vinaigre dans le nez, le charger de briques, tout ce que tu voudras.

Démosthène mentionne encore le supplice de la roue.

 

7. — LES LOGOGRAPHES.

Les Grecs ont toujours été prompts à la dispute, et les procès étaient très fréquents à Athènes. Il n’était personne qui se sentît assuré de ne jamais aller en justice. Comment s’en tirer, si l’on avait en face de soi un adversaire qui savait bien manier la parole ?

On ne songea pas à instituer des avocats en titre. C’est tout au plus si l’on permit au plaideur de se faire assister parfois d’un proche parent ou d’un ami intime. L’idée que le citoyen devait par lui-même suffire à toutes les obligations de la vie civile était au fond de tous les esprits, et on n’aurait guère compris qu’un particulier laissât à un étranger le soin de défendre ses biens ou sa vie devant les tribunaux. Néanmoins on put, quand on se défiait de soi, demander à un orateur en renom, ou, comme on disait, à un logographe, qu’il rédigeât le plaidoyer. Le premier qui exerça ce métier fut Antiphon, dans la seconde moitié du Ve siècle. Il eut de nombreux imitateurs, et dès lors il n’est pas un orateur célèbre, sauf peut-être Eschine et Lycurgue, qui n’ait ainsi travaillé pour un client.

Celui-ci voyait par là sa besogne singulièrement facilitée. Pourtant, il était encore tenu de payer de sa personne. Ce discours, que le logographe avait écrit à son intention d’après les pièces du dossier, c’était lui qui devait le débiter devant les juges. Était-il autorisé à en donner lecture, ou bien fallait-il le réciter de mémoire ? On l’ignore. Toujours est-il que le plaideur ; au lieu de demeurer, comme chez nous, à l’écart, se présentait seul à la barre, et prenait seul la parole. Le mal n’était pas grand quand il avait affaire à un individu aussi inexpérimenté que lui. Mais sa situation était tout autre lorsqu’il avait pour adversaire un citoyen naturellement éloquent, un homme qui possédait à fond tous les secrets de la rhétorique, d’autant plus que les juges étaient fort sensibles aux attraits de cet art.

D’après Perrot, l’Éloquence politique et judiciaire à Athènes, t. I, pp. 254 et suiv.

 

8. — SERMENT DES HÉLIASTES.

Je voterai conformément aux lois et aux décrets du peuple athénien et du Conseil des Cinq-Cents. Quand la loi sera muette, je voterai suivant ma conscience, sans faveur ni haine. Je voterai seulement sur les points qui feront l’objet de la poursuite. J’écouterai le demandeur et le défendeur avec une égale bienveillance.

Je jure ceci par Zeus, par Apollon, par Déméter. Si je tiens mon serment, qu’il m’arrive beaucoup de biens ! Si je le viole, que je périsse, moi et toute ma race !

Gilbert, Handbuch der griechischen Staatsalterthümer, t. I, p. 373.

 

9. — LE JURÉ ATHÉNIEN D’APRÈS ARISTOPHANE.

Chaque Citoyen, pourvu qu’il ait trente ans, peut être juge. D pourra absoudre l’un et condamner l’autre selon son bon plaisir, se laisser toucher par les prières de celui-ci parce qu’il a une jolie fille dont la vue réjouit le vieux juge, et par les paroles de celui-là parce qu’il l’a fait rire ou lui a récité quelques beaux vers, et par cet autre enfin parce qu’au sortir de l’agora il lui jouera un bel air de flûte. Voilà par quels motifs il se décide. Pour le convaincre, il faut savoir trouver le chemin de son cœur. Aussi les plus hautains se font-ils tout petits devant lui. Au moment d’entrer au tribunal, il voit se diriger vers lui les plus illustres personnages, qui lui tendent une main caressante, cette main qui a volé les deniers publics, et s’inclinent très bas devant lui. Puis, installé sur son siège, il s’y prélasse jusqu’au soir, jouissant des compliments, des supplications et des promesses des prévenus, sûr d’ailleurs ne n’avoir pas perdu sa journée ; l’État y a pourvu en lui donnant les trois oboles. Devant la barre comparaissent les premiers personnages de l’État, dans des affaires capitales, que l’Assemblée et le Sénat lui ont renvoyées. Cléonyme se confond devant lui en plates protestations de dévouement, et Cléon lui chasse les mouches qui l’importunent. Ah ! s’écrie le juge Philocléon, n’ai-je pas un grand pouvoir, aussi grand que celui de Zeus, moi qui entends parler de moi comme on parle de Zeus ? Quand les juges font du bruit, tous les passants disent : Grands dieux ! comme le tribunal fait retentir son tonnerre !

Philocléon, le type du juge athénien d’après Aristophane, n’est ni bon ni méchant, mais sot, maniaque, égoïste, étranger à l’idée du bien et du mal, ne voyant dans l’exercice de ses fonctions qu’un moyen de satisfaire ses passions et ses préjugés. Confiez donc à des tribunaux de cinq à six cents juges pareils la considération et la personne des particuliers ; donnez-leur à décider des questions embrouillées où la connaissance du droit est nécessaire, ou des affaires dans lesquelles la destinée de l’État est  engagée ; faites plus encore, amenez devant leur tribunal, à eux citoyens d’Athènes, des sujets et des alliés qu’ils se sentent disposés à traiter en inférieurs et en ennemis, et qui se plaignent des exactions commises à leur préjudice par quelque fonctionnaire athénien : quelle Justice pourrez-vous en attendre ? Sont-ils consciencieux et désireux de bien juger ; leur ignorance et leurs préventions leur feront rendre des arrêts arbitraires. Sont-ils sans scrupule ; on ne peut prévoir jusqu’où ira leur sottise aidée par leur cupidité. Philocléon juge à tort et à travers, violant le sceau d’un testament, mettant d’avance son suffrage dans l’urne des condamnations, sans avoir entendu la cause, n’ayant d’autre règle que son caprice et son intérêt.

Couat, Aristophane, p. 73.

 

10. — LE JURÉ ATHÉNIEN D’APRÈS LES ORATEURS.

Le langage des orateurs permet de deviner que le juré athénien était un individu d’honnêteté moyenne, d’esprit étroit, peu versé dans la connaissance des lois, très sensible à l’éloquence, désireux de bien juger, mais passionné, fort préoccupé de ses intérêts personnels, très porté à se laisser guider par des considérations étrangères à la cause et à favoriser ceux qui flattaient ses préjugés ou qui partageaient ses opinions.

Le meilleur moyen de gagner son procès, c’était moins encore d’établir son bon droit, que de prouver qu’on était un excellent citoyen, qu’on montrait beaucoup d’empressement à payer ses contributions, à faire son service militaire, à s’imposer de lourds sacrifices pour la république. Tout plaidoyer se divise généralement en deux parties : dans la première, on discute l’affaire ; dans la seconde, on vante ses mérites civiques, et on rabaisse ceux de l’adversaire, trop heureux quand on peut avec vraisemblance lui imputer des tendances aristocratiques et se donner soi-même pour un démocrate avéré.

Un individu de Mytilène comparaît devant le jury athénien sous l’inculpation d’un meurtre. L’accusateur avait eu soin d’alléguer que son père avait pris part à la révolte de Mytilène contre Athènes, et l’accusé se croit obligé de répondre sur ce point. Avant cette révolte, mon père manifesta par des actes toute sa bienveillance envers vous. Quand la cité tout entière eut résolu, bien à tort, de vous abandonner, il fut obligé de tremper dans la faute commune. Quoiqu’il fût toujours dans les mêmes dispositions à votre égard, il ne lui était plus possible de vous les témoigner ; il ne pouvait quitter sa patrie, où le retenaient ses enfants et ses biens ; et d’autre part il ne pouvait lutter seul contre la défection générale. Quand vous eûtes puni les meneurs et autorisé les autres à demeurer dans le pays, mon père, que vous n’aviez pas eu à châtier, se conduisit dès lors d’une façon irréprochable ; il remplit tous ses devoirs, et s’acquitta de toutes les charges que Mytilène ou Athènes lui imposèrent. (Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode, 76-77.)

Dans un procès relatif à une affaire de succession, Isée dit ceci : Il convient d’examiner ce que sont les deux parties. Thrasippe, père d’Hagnon et d’Hagnothéos, est fort zélé à payer l’impôt et à supporter les liturgies ; ses fils ne sont jamais sortis de l’Attique que pour aller à la guerre ; loin d’ètre inutiles à l’État, ils servent à l’armée, ils paient l’impôt, ils font tout ce qu’on leur ordonne, et, comme chacun sait, ils sont des citoyens modèles. Ils sont donc plus fondés que Chariadès à revendiquer les biens de Nicostrate. Chariadès, en effet, lorsqu’il demeurait ici, fut jeté en prison pour vol ; il en sortit par la faute de certains magistrats que vous condamnâtes ensuite à mort ; compromis plus tard dans une autre affaire, il partit pour l’étranger ; il y a séjourné seize ans, et n’est rentré qu’après la mort de Nicostrate. Il n’a fait aucune campagne pour vous ; il n’a payé aucun impôt, et n’a rempli aucune liturgie. Et c’est lui qui voudrait s’emparer des biens d’autrui ! (Isée, Sur l’héritage de Nicostrate, 27-29.)

 

11. — UNE AUDIENCE DES HÉLIASTES.

Supposons qu’il s’agisse de juger le procès que Démosthène intenta à son tuteur Aphobos.

Les héliastes sont entrés dans le tribunal et ont pris place sur des bancs de bois. A la porte, chacun d’eux a reçu un ticket en plomb, qu’il ira échanger en sortant contre trois oboles (0 fr. 48) ; c’est là son indemnité de présence. Le président est l’archonte éponyme ; il est assis sur un siège élevé, il a auprès de lui son greffier. Sur une table en marbre se trouvent l’urne (κάδικος) où seront déposés les suffrages, et le hérisson (έχΐνος), espèce de vase qui contient tout le dossier de l’affaire sous scellés. L’audience est publique, et une clôture de bois sépare les juges de l’assistance.

Après une courte prière, le greffier appelle les deux parties, Démosthène, le demandeur, et Aphobos, le défendeur ; elles répondent à l’appel de leur nom. Il lit alors le texte de la plainte, qui est ainsi conçue : Démosthène, fils de Démosthène, du dème de Péanie, contre Aphobos, fils de N., du dème de N. Tutelle. Estimation : dix talents. Puis les débats sont ouverts. Démosthène monte le premier sur l’estrade (βήμα) pour prononcer son discours. Il a le débit pénible et la voix peu nette ; néanmoins on l’écoute avec intérêt, d’abord parce qu’il expose avec beaucoup de précision, et aussi parce qu’on admire le courage qu’il a eu de s’attaquer, lui si jeune encore, à un puissant adversaire. A plusieurs reprises, le jury et le public l’applaudissent. De temps en temps, il s’interrompt pour inviter le greffier à lire, soit un texte de loi, soit une pièce du dossier, soit un témoignage recueilli dans l’instruction ; tous ces documents sont tirés du hérisson à mesure qu’on a besoin de les invoquer. Pendant ce discours, la clepsydre, ou horloge à eau, ne cesse de fonctionner, excepté quand le greffier a la parole. Démosthène termine son plaidoyer au moment où s’écoulent les dernières gouttes d’eau.

Aussitôt les héliastes se lèvent et échangent entre eux leurs impressions. Chacun communique à son voisin son opinion, et la grande majorité se prononce hautement pour Démosthène. Mais voici qu’Aphobos apparaît sur l’estrade. L’archonte réclame le silence ; il a de la peine à l’obtenir, tant ces jurés sont portés au bavardage !

Aphobos a appris par cœur un excellent discours qu’a rédigé pour lui un logographe en vogue : il le récite avec autant d’habileté que d’assurance. Ses nombreux amis, répandus dans le public, lui sont une véritable claque qui le soutient de ses cris. Enfin il ne se contente pas de lire les dépositions des témoins à décharge ; pour produire plus d’effet, il les fait monter à ses côtés et les interroge. Mais tout cela ne sert de rien, et les héliastes lui montrent par leurs murmures, par leurs interpellations, par leurs signes d’impatience, que ses arguments les touchent peu ; quelques-uns même demandent qu’on lui retire la parole. Il la garde pourtant jusqu’au bout ; il voudrait même la garder davantage ; mais, quand la clepsydre est épuisée, l’archonte l’arrête net. Il y a ensuite des répliques ; après quoi, le président prononce la clôture des débats.

Au milieu du bruit des conversations, les jurés se dirigent vers l’estrade. Chacun va déposer dans l’urne un caillou blanc, s’il donne gain de cause à Démosthène, ou un caillou noir, s’il lui donne tort. Quand tout le monde a voté, on renverse l’urne sur la table de marbre, le président compte les voix et proclame le résultat, favorable à Démosthène. Il s’agit maintenant de savoir quelle somme Aphobos devra restituer. Démosthène a réclamé dans sa plainte dix talents : Aphobos a offert beaucoup moins, peut-être un talent. On- procède à un second scrutin, toujours par cailloux blancs ou noirs, suivant qu’on accepte le chiffre du demandeur ou celui du défendeur, et le dépouillement du vote constate qu’Aphobos est condamné à payer dix talents. Ce jugement est sans appel. Mais le difficile désormais pour Démosthène sera de se faire délivrer cette somme. L’autorité publique ne lui viendra pas en aide ; il n’aura à compter que sur lui-même, et sa seule ressource peut-être sera de pratiquer personnellement une saisie sur les biens d’Aphobos.

 

12. — UNE SAISIE.

Un Athénien a été condamné par le tribunal à payer une certaine somme à Théophème. Celui-ci va pratiquer une saisie chez son débiteur.

Théophème part, et saisit mes moutons au pâturage, cinquante bêtes à poil fin avec leur berger et tout ce qui dépend de la bergerie. Il saisit ensuite un esclave domestique portant une aiguière d’airain d’un grand prix qui m’avait été prêtée par son propriétaire. Ce gage ne leur parut pas encore suffisant. Ils se rendirent à ma terre : je fais valoir à côté de l’hippodrome, et j’habite là depuis mon enfance. Ils coururent d’abord s’emparer des esclaves, mais ceux-ci leur échappèrent et s’enfuirent de différents côtés. Ils se dirigèrent alors vers la maison, et jetèrent bas la porte qui conduit au jardin. C’étaient Évergos, ici présent, frère de Théophème, et son beau-frère Mnésibule, qui n’avaient aucun jugement contre moi, ni aucun droit de toucher à rien qui fût en ma propriété. Ils pénétrèrent jusqu’au lieu où étaient ma femme et mes enfants, et emportèrent tout ce qui me restait de meubles dans ma maison. Ils comptaient bien saisir davantage, et faire main basse sur tout l’ameublement de ma maison, qui était autrefois beaucoup plus considérable ; mais, à la suite des liturgies, des contributions, des dépenses faites par empressement à vous servir, une partie de ces objets a été mise en gage, et une autre a été vendue. Tout ce qui restait encore a été emporté par eux. Ce n’est pas tout. Ma femme prenait son repas avec mes enfants dans ma cour, et avec elle ma vieille nourrice, bonne et fidèle créature, affranchie par mon père. Depuis son affranchissement, elle avait eu un mari avec lequel elle vivait. Devenue veuve, avancée en âge et n’ayant personne pour la nourrir, elle était revenue chez moi. Je ne pouvais vraiment pas laisser dans le besoin celle qui avait été ma nourrice, ni oublier celle qui avait soigné mon enfance. A ce moment d’ailleurs, j’allais prendre la mer comme triérarque. J’avais ainsi une personne sûre à laisser dans la maison auprès de ma femme, qui ne demandait pas mieux. Elles étaient donc là, prenant leur repas dans la cour, lorsque tout à coup ces hommes s’élancent, s’emparent d’elles, saisissent les meubles. Les autres servantes, qui étaient à l’étage supérieur où elles habitent, entendant le bruit, fermèrent l’appartement. Évergos et Mnésibule n’y pénétrèrent pas, mais ils emportèrent les meubles qui garnissaient le reste de la maison. Ma femme leur faisait défense de toucher à ces meubles, disant qu’ils étaient à elle, et faisaient partie de sa dot, sur estimation.... Elle leur dit encore que l’argent destiné à les payer était déposé à la banque.... Ils ne s’arrêtèrent pas. Loin de là. Ma nourrice avait pris la petite coupe qui était à côté d’elle et dont elle se servait pour boire. Voyant ces hommes dans la maison, elle mit cette coupe sous son vêtement pour qu’ils ne pussent la saisir. Théophème et son frère Évergos l’aperçurent, lui arrachèrent la coupe et la maltraitèrent à ce point qu’elle eut le bras et les poignets tout en sang. Ils lui tordaient les mains et la traînaient par terre pour lui enlever la coupe. Elle a porté au cou des traces de strangulation, et des contusions sur la poitrine. Ils ont poussé la méchanceté au point de serrer la gorge à cette vieille femme et de la frapper sans merci jusqu’à ce qu’ils lui eussent arraché la coupe. Les serviteurs des voisins entendaient les cris et voyaient ma maison au pillage. Les uns montèrent sur les toits pour appeler les passants au secours, d’autres allèrent sur le chemin qui est de l’autre côté, et, voyant passer Hagnophile, l’engagèrent à entrer. Hagnophile s’approcha sur l’invitation du domestique d’Anthémion, qui est mon voisin. Il n’entra pas dans la maison, ne se croyant pas autorisé à le faire en l’absence du maître, mais il se mit sur le terrain d’Anthémion, et de là il vit enlever mes meubles, et aperçut Évergos et Théophème sortant de ma maison. Ils ne se bornèrent pas à enlever mes meubles ; ils emmenèrent mon fils, le prenant pour un esclave, jusqu’à ce qu’un de mes voisins, Hermogène, les ayant rencontrés, leur dit que c’était mon fils.

Démosthène, Discours contre Évergos et Mnésibule, 52-61 ; trad. Dareste.

 

13. — LA PUNITION DU MEURTRE.

Le meurtre était envisagé par les Athéniens sous trois aspects différents. D’abord il portait atteinte aux intérêts de la famille du défunt, et c’est pour cela que la poursuite incombait aux parents de la victime. En second lieu, il nuisait à la société tout entière, en la privant d’un de ses membres. Enfin, il était une offense directe à la divinité ; les dieux, en créant un individu, lui assignaient d’avance une certaine durée : c’était donc aller contre leur volonté, que d’abréger sa vie.

Cette considération imprima un caractère tout particulier au jugement de ces sortes de crimes. Le meurtre commis avec préméditation était puni par l’Aréopage. Ce tribunal était le plus auguste d’Athènes ; son origine se perdait dans la nuit des temps, et on croyait qu’il avait été institué par Athéna elle-même. Il se composait des anciens archontes, non pas de tous, mais de ceux qui avaient toujours eu une vie irréprochable. Il siégeait sur la colline maudite, sur la colline vouée aux dieux infernaux (άραΐος πάγος), et-il était placé sous la protection spéciale des Erinyes, des divinités qui veillent à la bonne harmonie du monde physique et du monde moral. La procédure n’était pas la même devant l’Aréopage que devant le jury ; il était interdit de faire appel à la pitié des juges, de chercher à les égarer par son éloquence ; les orateurs devaient se borner à une exposition claire et sommaire des faits.

Les autres cas de meurtre (sans préméditation, légitime défense), étaient jugés par un tribunal très ancien, qui s’appelait le tribunal des Éphètes, et où siégeaient cinquante et un jurés, choisis, dit la loi, d’une façon aristocratique. La procédure était celle de l’Aréopage. Vers le milieu du IVe siècle, les causes furent transférées aux héliastes ; l’Aréopage resta seul en possession de son antique juridiction.

 

14. — LES PEINES.

Peine de mort. — Le plus souvent, on avait recours au poison (la ciguë). On lapidait aussi, mais très rarement, les condamnés politiques. Le gibet, la corde, la bastonnade, étaient réservés aux malfaiteurs de bas étage, tels que les esclaves, les bandits, et les voleurs de profession.

Bannissement. — Il était perpétuel, et entraînait la confiscation. Si le banni ne partait pas, ou s’il rentrait dans le pays, il était mis à mort.

Atimie. — Elle était générale ou partielle. Dans le premier cas, elle privait le citoyen de tous ses droits civils et politiques, même de ses biens ; dans le second, elle ne lui enlevait que tel ou tel de ses droits.

Emprisonnement. — La détention n’était guère usitée que pour empêcher un accusé de fuir avant le jugement, ou pour obliger un débiteur en prison à payer. On condamnait aussi à la peine de la prison, mais moins fréquemment que chez nous.

Vente comme esclave. — L’étranger qui épousait frauduleusement une Athénienne, le métèque qui se faisait passer pour citoyen, l’affranchi qui avait des torts graves envers son patron, pouvaient être vendus comme esclaves. On pouvait vendre également le citoyen qui, racheté de captivité, refusait de rembourser sa rançon à son libérateur.

Confiscation. — C’était une des peines dont on abusait le plus. Les biens confisqués étant dévolus à l’État, il y avait là une source abondante de revenus pour le Trésor.

Amende. — Elle atteignait parfois un chiffre très élevé, quand la loi laissait aux juges le soin d’en fixer le taux. Si, après un certain délai, on ne la payait pas, elle était doublée ; de plus on était inscrit parmi les débiteurs de l’État, et à ce titre, frappé d’atimie, incarcéré même jusqu’à ce qu’on se fût libéré.

D’après Thonissen, le Droit pénal de la République athénienne, liv. II, ch. I.

 

15. — LA MORT PAR LA CIGUË.

L’exécuteur apporta la ciguë toute broyée dans une coupe. Quand Socrate le vit : Bien, mon ami, lui dit-il ; que faut-il faire ? Car tu dois être au courant. — Rien autre chose que de te promener, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes de la lourdeur dans les jambes ; alors tu te coucheras, et le poison agira de lui-même. Il tendit la coupe à Socrate, qui l’avala tout entière avec un calme et une douceur inaltérables....

Socrate se mit ensuite à marcher ; mais bientôt il dit que ses jambes commençaient à s’alourdir ; il se coucha sur le dos, comme on le lui avait recommandé. L’exécuteur, au bout d’un moment, toucha ses pieds et ses jambes ; puis, lui ayant fortement serré le pied, il lui demanda s’il l’avait senti ; Socrate répondit : Non. Il lui serra le bas des jambes, et remontant peu à peu il nous montra qu’il se refroidissait et devenait roide. Il le toucha encore une fois, et nous dit que lorsque le froid aurait gagné le cœur, il mourrait. Déjà le froid atteignait le bas-ventre, quand Socrate, rejetant le manteau dont il s’était couvert, prononça ces mots qui furent les derniers : Criton, nous devons un coq à Asclépios ; n’oubliez pas de le lui offrir. — Ce sera fait, répliqua Criton ; mais vois si tu n’as rien de plus à me dire. Il ne répondit pas à cette question ; un instant après, il fit un mouvement, et l’exécuteur le découvrit. Son regard était fixe ; Criton, l’ayant remarqué, lui ferma la bouche et les yeux.

Platon, Phédon, 66.

 

16. — LES PROCÈS POLITIQUES.

Quiconque, à Athènes, avait une parcelle quelconque d’autorité politique était responsable de ses actes ; et on pouvait lui en demander compte devant les tribunaux. Ce principe n’était pas seulement vrai des fonctionnaires qui avaient eu à manier les deniers de l’État, des stratèges qui avaient eu à conduire quelque expédition au dehors, ou des archontes préposés à l’administration de la justice. La même règle s’appliquait aux simples particuliers qui faisaient une motion au peuple ou au Sénat. Toute proposition de loi devait être présentée par un individu, qui en était considéré comme le seul auteur, même après qu’elle avait été approuvée par le conseil des Cinq-Cents et adoptée par le peuple. Si l’on s’apercevait après coup que la loi était entachée d’un vice de forme ou contraire à l’intérêt public, chacun était libre d’intenter un procès à l’orateur qui l’avait soutenue. En cas de condamnation, la loi était annulée, et l’orateur payait une amende, parfois énorme. C’est là ce qu’on appelait la γραφή παρανόμων, ou action d’illégalité. Elle donna lieu à une multitude de procès politiques, qui transportaient devant les héliastes les luttes et les passions de l’Assemblée. On connaît un personnage, Aristophon d’Azénia, qui subit soixante-quinze accusations de ce genre, et qui d’ailleurs fut toujours acquitté.

 

17. — LE PROCÈS DE LA COURONNE.

Après la bataille de Chéronée (août 338), Athènes avait pris à la hâte quelques mesures de défense que la paix rendit inutiles. Il y eut pourtant une de ces mesures que le rétablissement de la paix ne fit pas abandonner : c’était la réparation des murs d’Athènes et du Pirée. La résolution fut adoptée en mai 337, sur la proposition de Démosthène, et, dès le mois de juin, une commission de dix citoyens fut nommée, suivant l’usage, pour la direction administrative des travaux. Démosthène en faisait partie ; à ce titre, il fut chargé d’une section formant le dixième du travail à exécuter. Le trésor public avait mis une somme de 10 talents à sa disposition ; il y joignit de ses deniers 100 mines.

En 336, tout étant terminé, un membre du conseil, Ctésiphon, ami de Démosthène, présenta un décret portant qu’une couronne d’or lui serait décernée, au théâtre, lors de la célébration des Dionysies. C’était la récompense ordinaire des services rendus. Mais, dans les circonstances où l’on se trouvait, ce décret impliquait l’approbation de toute la politique de Démosthène, hostile à la Macédoine. Aussi, quand le décret, après avoir passé au conseil des Cinq-Cents, arriva devant l’Assemblée du peuple, Eschine soutint que la proposition était illégale en la forme et au fond, et intenta la γραφή παρανόμων.

Ceci avait lieu en 336, quelques jours avant la mort de Philippe. L’affaire resta en suspens pendant six années, et ne fut plaidée qu’en 330. Pourquoi ce retard ? Apparemment personne n’était pressé, ni les parties ni les juges. Les Macédoniens étaient tout-puissants, et la parole n’était pas libre. L’occasion parut plus favorable lorsque Alexandre se fut enfoncé dans la haute Asie. Le procès fut alors introduit devant le jury.

Eschine parla le premier, comme accusateur, et prononça le discours que nous avons encore. Après lui, Ctésiphon se défendit en peu de mots, et Démosthène prit ensuite la parole comme ami de l’inculpé. En réalité, c’était pour lui-même et pour toute sa politique qu’il plaidait. Ctésiphon fut acquitté à une grande majorité. Eschine n’obtint pas le cinquième des voix, et encourut l’amende de 1000 drachmes. C’était une bien faible somme. Il aurait pu facilement la payer ; mais après un pareil échec, son rôle d’orateur était fini. Il se condamna à un exil volontaire, et se rendit à Éphèse, puis à Rhodes, et enfin à Samos, où il mourut.

Dareste, Plaidoyers politiques de Démosthène, II, pp. 200-202.