LA VIE PRIVÉE ET LA VIE PUBLIQUE DES GRECS

 

CHAPITRE V. — L’ESCLAVAGE.

 

 

SOMMAIRE. — 1. L’esclavage primitif. — 2. Opinion d’Aristote sur l’esclavage. — 5. Sources de l’esclavage. — 4. Vente d’esclaves. — 5. Prix des esclaves. — 6. Provenance des esclaves. —7. Nombre des esclaves. — 8. Condition de l’esclave. — 9. Caractère de l’esclave. — 10. Esclaves publics. — 11. Les esclaves fugitifs. — 12. Révoltes d’esclaves. — 13. L’affranchissement. —14. Acte d’affranchissement. — 15. Autre acte d’affranchissement.

 

1. — L’ESCLAVAGE PRIMITIF.

Les esclaves s’appelaient δυώές. Ils tiraient leur origine de la naissance, de la guerre, ou d’un contrat d’achat. Hérodote déclare que dans la Grèce primitive cette institution était inconnue. Timée, sans aller jusque-là, soutient que les Grecs anciens ne se servaient pas d’esclaves acquis à prix d’argent. Il suffit d’ouvrir les poèmes homériques pour voir que cette double assertion est erronée. Ce qui est vrai, c’est que l’esclavage eut dans la vieille société hellénique une importance beaucoup moins grande que dans la suite. On a fait le calcul des esclaves que devait posséder Ulysse ; il en avait une centaine, dont cinquante femmes occupées à l’intérieur. Ce chiffre assurément n’est pas énorme, si l’on remarque que ses troupeaux étaient au nombre de soixante-douze, et que vingt-quatre troupeaux de porcs formaient un effectif de douze cents têtes. Dans la plupart des maisons riches, le personnel servile était loin d’atteindre une aussi forte proportion, et les propriétaires sans esclaves n’étaient point rares. Chez Ulysse, ils étaient surtout employés à l’élevage des bestiaux. Il y avait, par exemple, à Ithaque des porchers, des chevriers, des bouviers, des bergers. Il existait entre eux une certaine hiérarchie. Ainsi Eumée avait quatre individus sous ses ordres. Ailleurs, on nous signale un bouvier en chef, un pâtre en chef.

L’esclave, quoique assujetti à un maître qui avait tous les droits sur lui, jouissait d’une condition assez douce. Il faisait partie de la famille, et il était en général bien traité. Eumée avait été élevé avec Ktimène, la fille de Laërte : Sa mère Anticlée, dit-il, nous aimait presque également. Quand Ktimène se maria, Eumée reçut comme cadeau une tunique, un manteau, de belles sandales ; on l’envoya aux champs, et Anticlée continua d’avoir pour lui un cœur de mère. Depuis le départ d’Ulysse, ajoute-t-il, tout est bien changé. Il ne m’est plus donné d’entendre les douces paroles de Pénélope. Le malheur est tombé sur sa maison ; les esclaves ont pourtant besoin de parler à leur maîtresse, de l’interroger, de boire, de manger chez elle, et de rapporter aux champs ces présents qui réchauffent leur cœur. Affecté à une tâche particulière, Eumée vit très indépendant. Il dispose pour lui et pour ses hôtes des porcs confiés à ses soins ; il a construit des étables, sans consulter personne ; il a un pécule, qui lui a permis d’acheter un esclave ; s’il souffre, c’est parce qu’Ulysse est peut-être mort, et que les prétendants dissipent ses biens. Ce n’est point là du reste une peinture idéale, ni même une situation privilégiée. Partout l’esclave aime son maître, et est aimé de lui. Il s’associe à ses peines comme à ses joies ; son attitude envers lui est un mélange de familiarité et de respect, et il reconnaît par un dévouement sans bornes la bienveillance dont il est l’objet.

Guiraud, La propriété en Grèce, p. 71-75.

 

2. — OPINION D’ARISTOTE SUR L’ESCLAVAGE.

Pour Aristote, la famille est un composé d’hommes libres et d’esclaves. Il ne se contente pas de signaler ce fait ; il en proclame la légitimité. Quelques-uns prétendent que le pouvoir du maître est contre nature, que si l’un est esclave, et l’autre libre, c’est la loi seule qui le veut, que par nature il n’y a entre eux aucune différence, et que la servitude est l’œuvre non de la justice, mais de la violence. Aristote ne partage pas ce sentiment. L’homme, dit-il, ne peut se passer d’outils, ne fût-ce que pour se procurer les choses nécessaires à la vie. Parmi ces instruments, les uns sont animés, les autres inanimés. C’est ainsi que pour le pilote d’un navire, le gouvernail est un instrument inanimé, et le matelot qui veille à la proue un instrument animé. De même tout objet que l’on possède est un instrument utile à la vie, et la propriété est l’ensemble de ces instruments. L’esclave est une propriété animée et un instrument supérieur à tous les autres.

Aristote va encore plus loin. Tout en reconnaissant que certains individus rie sont esclaves que par accident (tels sont souvent les prisonniers de guerre), il pense que beaucoup sont faits pour être esclaves, et que c’est là leur destinée propre. De même que tout être humain est organisé de manière que l’âme commande et le corps obéisse, de même aussi un individu qui est inférieur à ses semblables autant que le corps l’est à l’âme, ou la brute à l’homme, est esclave par nature, et il est avantageux pour lui qu’il le soit. Or c’est là la condition de tous ceux qui sont destinés à faire usage de leurs forces corporelles, et qui n’ont aucun moyen de faire quelque chose de mieux.

Si un grand esprit comme Aristote énonçait de pareilles idées, on devine sans peine quelle devait être l’opinion commune. Les Grecs n’ont jamais douté de la nécessité ni de la légitimité de l’esclavage.

 

3. — SOURCES DE L’ESCLAVACE.

Au Ve et au IVe siècle, l’esclavage s’alimentait à plusieurs sources différentes.

Il y avait d’abord des esclaves nés à la maison (οίκογενεΐς). Ceux-ci n’appartenaient pas à leur père ni à leur mère, incapables l’un et l’autre de rien posséder, mais au maître de leur père ou de leur mère. Ils n’étaient pas, en général, très nombreux.

Après chaque guerre, le vainqueur vendait ses prisonniers comme esclaves. On n’a qu’à parcourir Thucydide pour en trouver une foule d’exemples. On égorgea deux cents Platéens, et les femmes furent réduites en servitude. (III, 68.) Les Athéniens mirent en état de servitude les femmes et les enfants des Toronéens. (V, 3.) La plupart des Athéniens qui prirent part à l’expédition de Sicile périrent ou tombèrent dans la classe servile ; il n’y en eut pas moins de 7000. (VII, 87.)

Certains individus faisaient le métier de voler des hommes, sur mer ou sur terre, et de les vendre ensuite. Cette pratique-ne disparut jamais complètement, malgré la gravité des peines qu’elle entraînait. Pour empêcher ce délit, une loi athénienne stipula que nul ne pourrait traiter avec un marchand d’esclaves sans exiger la production d’un certificat attestant que la personne vendue avait déjà servi chez tel maître nominativement désigné.

Avant Solon, la personne du débiteur répondait de ses dettes, et il n’était pas rare qu’en cas d’insolvabilité il devînt esclave ; Solon abolit cet usage. La misère contraignait parfois un homme adulte à sacrifier lui-même sa liberté, et la loi ne l’en empêchait pas. L’enfant que son père exposait dès sa naissance était habituellement voué à l’esclavage, et il faut croire que le fait se produisait fréquemment, car il en est bien souvent question dans les dénouements des comédies. A Athènes, le père de famille avait le droit de vendre sa fille, si elle menait une vie déréglée.

Enfin la perte de la liberté pouvait être prononcée par les tribunaux. On punissait de la sorte l’étranger qui dissimulait sa condition et tâchait de s’insinuer par fraude parmi les citoyens. Le citoyen qui avait été racheté de captivité par un de ses compatriotes était passible de cette peine s’il ne remboursait pas sa rançon ; mais il est douteux que cette menace ait jamais été suivie d’effet. Un décret rendu par la ville d’Halicarnasse vers 457 av. J.-C. énonce comme sanction éventuelle dans certains cas la vente à l’étranger.

 

4. — VENTE D’ESCLAVES.

Dans le traité intitulé les Sectes à l’encan, Lucien applique aux philosophes mis en vente les procédés usités dans les ventes d’esclaves :

ZEUS. — Allons, toi, dispose les sièges ; prépare ce lieu pour les arrivants ; fais ranger par ordre les différentes sectes ; mais aie soin d’abord de les parer, afin qu’elles aient bonne mine et attirent beaucoup d’acheteurs. Toi, Hermès, fais l’office de crieur, appelle les chalands, et qu’une bonne chance les amène au marché. Nous allons vendre à la criée des sectes philosophiques de tout genre et de toute espèce. Ceux qui ne pourront pas payer comptant fourniront caution.

HERMÈS. — Qui veux-tu que nous mettions le premier en vente ?

ZEUS. — Cet Ionien aux longs cheveux ; il m’a l’air d’un homme respectable.

HERMÈS. — Hé ! pythagoricien, descends et montre-toi à ceux qui sont ici réunis.

LE MARCHAND. — D’où es-tu ?

PYTHAGORE. — De Samos.

LE MARCHAND. — Où as-tu été instruit ?

PYTHAGORE. — En Égypte, chez les sages du pays....

LE MARCHAND. — Ôte ta robe, je veux te voir nu. Quelle est la mise à prix ?

HERMÈS. — Dix mines.

LE MARCHAND. — Les voici. Je le prends.

ZEUS. — Mais le nom de l’acheteur et sa patrie ?

HERMÈS. — C’est, je pense, quelque Italien, un habitant de Crotone ou de Tarente.

ZEUS. — Qu’il l’emmène, et qu’on amène un autre esclave.

HERMÈS. — Veux-tu cet homme malpropre, né dans le Pont ?

ZEUS. — Justement.

HERMÈS. — Hé ! l’homme à la besace et à la tunique sans manches, viens ici, fais le tour de la salle. Qui est-ce qui achète ?

LE MARCHAND. — A quoi peut servir un être si crasseux, si mal vêtu ? On n’en peut faire qu’un terrassier ou un porteur d’eau.

HERMÈS. — Fais-en un portier ; il te gardera mieux qu’un chien....

LE MARCHAND. — J’en donne deux oboles au plus.

ZEUS. — A un autre ! Appelle ce Cyrénéen vêtu de pourpre et couronné de fleurs.

HERMÈS. — Allons ! attention, tout le monde ! C’est un article magnifique, et qui demande un riche acheteur.

LE MARCHAND. — Quel homme de sens voudrait d’un esclave si corrompu, si dépravé ? Comme il exhale une odeur de parfums ! Comme sa démarche est chancelante et mal assurée ! Mais toi, Hermès, dis-moi quels sont ses talents, ce qu’il sait faire.

HERMÈS. — Il sait parfaitement faire les gâteaux ; c’est un cuisinier fort habile. Élevé à Athènes, il a servi en Sicile chez des tyrans, qui l’avaient en grande estime.

LE MARCHAND. — Je ne suis pas en état de l’acheter.

HERMÈS. — Je crains bien qu’il ne nous reste pour compte.

ZEUS. — Retire-le de la vente ; et produis-en un autre....

Lucien, les Sectes à l’encan ; 1-13 ; trad. Talbot.

 

5. — PRIX DES ESCLAVES.

On peut évaluer à 2 mines ou 2 mines et demie (196 fr. et 245 fr.) le prix ordinaire des esclaves employés à l’extraction de l’argent ou aux plus durs travaux de la campagne. Celui de l’esclave ouvrier devait être en moyenne plus élevé : 3 à 4 mines (294 fr. et 392 fr.), et une moitié en sus, de 5 à 6 mines (491 fr. et 600 fr.), pour les chefs d’atelier. Nicias avait payé son intendant un talent (5.894 fr.) ; mais c’était là un cas tout exceptionnel.

Les esclaves domestiques présentaient une série de valeurs correspondant à celles des esclaves de travail, selon qu’ils étaient relégués aux usages les plus ordinaires ou qu’ils s’élevaient à des services plus intelligents ou plus intimes. Démosthène compte dans la succession de Spoudias un esclave du prix de 2 mines (196 fr.), mais sans en spécifier l’emploi. Dans le discours contre Théocrine, une femme esclave est évaluée 5 mines (491 fr.) ; mais cette valeur, résultant d’une estimation judiciaire, pourrait être regardée ici comme un maximum. Le prix de 5 mines était assez commun, quand l’esclave apportait quelque talent à son maître. Les esclaves consacrés au service du luxe se payaient sans doute plus cher. Les plus mauvais cuisiniers ne se louaient pas moins de 6 oboles (0 fr. 95) par jour. Une courtisane fut achetée conjointement par deux individus pour 30 mines (2.946 fr.), et quand ils n’en voulurent plus, ils lui offrirent la liberté pour 20 mines (1.964 fr.). Ces deux derniers prix sont donnés par Isocrate pour les femmes de cette espèce, dans un passage où il en parle d’une façon générale.

Dans les inscriptions relatives à des actes d’affranchissement, on trouve l’indication d’une multitude de prix. Le prix le plus commun est de 3 à 4 mines (294 fr. à 392 fr.). Dans le recueil de Wescher et Foucart, cent cinquante esclaves environ, hommes et femmes par moitié, sont vendus au prix de 3 mines, et cent vingt au prix de 4. Au-dessus ou au-dessous de ces prix, les nombres haussent ou baissent sensiblement. Ainsi quarante-cinq. dont vingt femmes, sont vendus 2 mines (196 fr.) ; quatorze, pour la plupart jeunes filles ou jeunes garçons, 1 mine (98 fr.) et quelque chose ; trois ou quatre, moins d’une mine ; et, d’autre part, on en trouve quarante, hommes ou femmes, vendus 5 mines (491 fr.) ; vingt à vingt-cinq, 6 mines (600 fr.) ; un homme, 7 mines (687 fr.) ; un esclave acheté et un Sidonien, 8 mines (785 fr.) ; un autre encore, 9 mines (883 fr.) ; trois femmes nées à la maison, 7, 8 et 10 mines (687, 785 et 982 fr.) ; une autre, 8 mines ; une autre encore, joueuse ou fabricante de flûtes, 10 mines ; un jeune garçon né à la maison, 10 mines ; une femme née à la maison, 15 mines (1.473 fr.). Les Barbares ne sont pas exclus des prix les plus élevés. Sur cinq hommes estimés 10 mines, on compte deux Thraces et un Galate. Un Arménien atteint le prix de 18 mines (1.767 fr.). Il faut ajouter que ces affranchissements étaient consentis à titre onéreux, et que pour plusieurs se joignait au rachat l’obligation de rester auprès du vendeur, soit pour un temps défini, soit pour le temps de sa vie entière, ou de lui payer, soit à lui, soit pour lui, certaines redevances ; de pareilles conditions faisaient un prix supplémentaire, qui devait nécessairement diminuer le prix principal. Il faut remarquer en outre que parmi ces documents quelques-uns sont de l’époque romaine, et qu’aucun n’est antérieur à l’époque macédonienne. Ils sont, par conséquent, d’un temps où l’argent, devenu moins rare, avait haussé la valeur des objets. Tous ces chiffres devraient donc être un peu baissés pour le siècle de Démosthène.

Wallon, Histoire de l’esclavage, I, p. 210-218 ; 2e édit.

 

6. — PROVENANCE DES ESCLAVES.

Deux séries de documents indiquent quelle était la provenance habituelle des esclaves.

Une inscription athénienne de la fin du Ve siècle énumère les esclaves d’un certain Képhisodoros, étranger établi au Pirée. Voici la liste de ces esclaves, avec le prix de chacun d’eux ; d’ordinaire on les payait plus cher. (Corpus inscriptionum Atticarum, t. I, 277.)

Une Thrace

165

drachmes

(161 fr.)

Une Thrace

135

(132 fr.)

Un Thrace

170

(166 fr.)

Un Syrien

240

(235 fr.)

Un Carien

105

(103 fr.)

Un Illyrien

161

(157 fr.)

Une Thrace

220

(215 fr.)

Un Thrace

115

(112 fr.)

Un Scythe

144

(141 fr,)

Un Illyrien

121

(118 fr.)

Un Colchidien

153

(150 fr.)

Un jeune Carien

174

(170 fr.)

Un tout petit Carien

72

(70 fr.)

Un Syrien

501

(295 fr.)

Un Thessalien

151

(148 fr.)

Un Lydien

 ?

 

On a, d’autre part, un grand nombre d’inscriptions delphiques des IIIe et IIe siècles av. J.-C., où l’origine de l’esclave est marquée. D’après M. Wallon (I, p. 171-173), sur trois cents d’entre elles, on trouve 18 Thraces (7 hommes et 11 femmes), 15 Syriens (dont 10 femmes), 2 Phrygiens et 2 Lydiens (dont 1 femme pour chaque pays), 7 Galates, 3 Cappadociens, 4 Arméniens (dont 1 femme), 4 Illyriens (dont 3 femmes), 3 Sarmates (dont 2 femmes), une Bastarne, 2 Arabes, un Juif et une Juive. La Mysie, la Bithynie, la Paphlagonie, le pays des Tibarènes, la Méotide, Sidon, Chypre, l’Égypte, fournissent chacun un individu.

On rencontre aussi des esclaves grecs de naissance. La Macédoine, l’Épire, la Péonie, la Perrhébie, l’Athamanie, la Béotie, la Phocide, la Locride, Chalcis, Mégare, la Laconie (6 hommes et 3 femmes), Héraclée du Pont, Alexandrie, Apamée, etc., sont leurs patries. Et ce ne sont pas là des esclaves barbares venus de ces contrées ; ce sont des hommes de ces pays réduits en servitude.

 

7. — NOMBRE DES ESCLAVES.

En 309 av. J.-C., un recensement officiel évalua le nombre des esclaves de l’Attique à 400.000, sur une population totale de 550.000 âmes. Dans ce pays, comme partout ailleurs, ces esclaves étaient affectés aux besognes les plus diverses : agriculture, commerce, industrie, exploitation des mines, service domestique, etc. Voici ce que dit M. Wallon du nombre des esclaves employés aux travaux de la maison :

Platon pose en fait que dans les maisons riches on compte communément plus de cinquante esclaves. Avec cela on fournissait largement à toutes les branches du service domestique. Térence, qui souvent traduit Ménandre, montre, dans quelques-unes de ses comédies, les fonctions diverses de la domesticité réparties entre un assez grand nombre d’esclaves.

Les Grecs, toutefois, pratiquaient volontiers ce précepte d’Aristote que la multitude des serviteurs est un embarras. Aristote lui-même avait treize esclaves ; Théophraste en avait neuf ; Straton, plus de six, et Lycon, douze. On peut croire, pour l’honneur de la logique, que ce nombre ne dépassait pas les bornes de la modération prescrite par tous ces philosophes. Était-ce la mesure ordinaire ? Non, sans doute ; d’autres pouvaient se contenter de moins. Mais rarement, dans les fortunes moyennes, on descendait au-dessous de trois ou quatre. Dans toutes les scènes d’intérieur, la comédie fait à l’esclavage un rôle qui ne suppose pas moins de personnages pour le remplir ; et ce qu’on voit au théâtre, dans ces peintures si fidèles de la société grecque, se retrouve dans les tableaux de la vie réelle que retracent les orateurs. Xénophane se plaignait d’être si pauvre, qu’il ne pouvait avoir deux esclaves.

Ajoutez à cela qu’on prenait souvent des esclaves en location, outre ceux qu’on avait à demeure. Il y avait des citoyens qui, pour mettre de l’économie dans leur vanité, louaient les suivantes qui escortaient leurs femmes, ou les valets qui les accompagnaient eux-mêmes à la promenade. Cela se pratiquait surtout dans les circonstances extraordinaires, aux jours de noces ou de grandes réjouissances. On louait alors les cuisiniers qui préparaient les repas, les danseuses et les joueuses de flûte qui venaient les terminer.

Wallon, Histoire de l’esclavage, I, pp. 488-189, et 235-238, 2e édit.

 

8. — CONDITION DE L’ESCLAVE.

L’esclave faisait, à certains égards, partie de la famille. Quand il entrait dans un ménage athénien, on avait l’habitude de l’asseoir auprès du foyer et de répandre sur sa tête des figues sèches, des dattes, des gâteaux, comme pour l’initier au culte domestique. Cette cérémonie pourtant ne lui conférait aucun droit positif. En principe, l’esclave n’était rien et ne possédait rien. Son maître avait toute autorité sur lui ; il disposait à sa guise de sa personne, et il pouvait s’approprier jusqu’à ses petites économies. L’obéissance de l’esclave n’avait point de limites ; la loi, la justice des tribunaux, n’existaient pas pour lui ; on le considérait bien comme un être humain, mais on le traitait comme un objet de propriété.

Toutefois, la pratique tempérait souvent ce que le droit avait de trop rigoureux. Quelques-uns trouvaient même qu’à Athènes on allait trop loin dans la voie de la douceur. On accorde aux esclaves, disait un écrivain du Ve siècle, une licence incroyable ; il n’est pas permis de les battre, et un esclave ne se dérange pas pour vous. La raison en est toute simple. Si l’Usage autorisait un homme libre à battre un esclave, il prendrait plus d’une fois un Athénien pour un esclave et le battrait par erreur ; car il n’y a pas entre eux de différence de costume. On va même jusqu’à permettre aux esclaves de vivre dans le luxe et de mener grand train.... (Xénophon (?), Gouvernement des Athéniens, ch. 1, § 10-11.) Platon se plaint également que sous les États démocratiques les esclaves de l’un et de l’autre sexe soient aussi libres que ceux qui les ont achetés. (République, livre VIII, p. 563.)

La coutume souffrait volontiers que l’esclave eût une femme, qu’il eût un pécule, et qu’il exerçât, dans le cercle de la souveraineté du maître, un commencement d’autorité sur sa femme, sur ses enfants, sur son avoir. (Wallon, I, 331.) On cherchait à stimuler son zèle pour le bien de la maison et son activité au travail, en lui donnant une part dans les produits. Ainsi le régisseur d’un domaine avait pour lui-même quelque portion de terre, le pâtre une brebis. Les esclaves employés dans l’industrie ou le commerce avaient parfois un intérêt dans les objets qu’ils étaient chargés de fabriquer ou de vendre. Joignez à cela tous les petits profits qui grevaient les familiers de la maison, les pourboires qu’on leur donnait. Joignez-y encore ce qu’ils surprenaient eux-mêmes à la générosité ou à la négligence de leur maître. Quand celui-ci était un prodigue qui dissipait son bien, l’épargner, c’était se faire du tort sans profit pour lui, disait un personnage de Ménandre. L’esclave sauvait donc ce qu’il pouvait de ce gouffre sans fond où tout venait se perdre, prélevant, à l’occasion, sur toute dépense la double dîme, volant, pillant, butinant du butin. (Ibid., 291-292.)

L’esclave avait prise sur son maître, précisément parce qu’il vivait en perpétuel contact avec lui et qu’il était témoin de tous ses actes. Un client de Lysias, pour démontrer à ses juges qu’il n’a pas pu commettre un délit dont on l’accuse, dit qu’une pareille imprudence de sa part eût été bien maladroite. Par là, dit-il, je me serais placé dans la dépendance de mes esclaves ; il m’eût été impossible dès lors de punir même leurs fautes les plus graves, car ma sévérité les eût poussés à se venger en me dénonçant. (VII, 16.) On ménageait ses esclaves, parce que leur concours était indispensable en toutes choses, et qu’on avait constamment besoin de leur aide ou de leur complicité. On était libre sans doute de leur en imposer par la crainte, et contre eux les moyens de contrainte ne manquaient pas. Mais on aimait encore mieux les gagner par la bienveillance. Voulez-vous garder plus sûrement un homme, dit Plaute, et l’empêcher de s’enfuir ? Vous n’avez qu’à l’enchaîner avec la bonne chère et le bon vin ; attachez-le par le museau à une table bien servie. Pourvu que vous lui fournissiez à manger et à boire amplement, tant qu’il en veut tous les jours, jamais il ne prendra la fuite, eût-il encouru la peine capitale. Pour le garder facilement, voilà de quels liens il faut le lier. Admirable élasticité de ces liens alimentaires ! Plus on les élargit, plus étroite et plus forte est leur étreinte. (Menechmes, 11 et suiv.).

La loi elle-même, du moins la loi athénienne, assurait quelques garanties à l’esclave. Elle le protégeait dans sa personne et dans sa vie, accordant en sa faveur l’action d’outrage comme pour un homme libre, et vengeant sa mort comme celle d’un citoyen. Elle faisait plus ; elle pénétrait jusqu’au foyer du maître pour le surveiller dans l’exercice de ses droits. L’esclave était à lui, mais il ne pouvait pas arbitrairement le détruire. La loi l’interdisait sous une sanction moins grave, il est vrai, que dans les cas ordinaires : l’exil et une expiation religieuse. Même quand l’esclave avait mérité le dernier supplice, s’il avait tué son maître, les parents du mort ne devaient pas le faire mourir, mais le livrer aux magistrats. Le maître ne pouvait pas même abuser de ses moyens de discipline ; l’esclave qui avait de justes sujets de plainte pouvait demander la vente et passer ainsi, par autorité de justice, sous un commandement plus doux. La loi lui accordait un défenseur d’office, et les sanctuaires, notamment ceux de Thésée, des Euménides et d’Érechthée, lui ouvraient leur asile jusqu’au jugement. (Wallon, I, 313-314.)

 

9. — CARACTÈRE DE L’ESCLAVE.

La comédie grecque nous donne une idée assez exacte du rôle et du caractère des esclaves.

Dans l’ancienne comédie (c’est-à-dire jusque vers la fin du Ve siècle), ce rôle est peu marqué encore. Il n’est pas le personnage principal, pas plus qu’il ne l’était dans la vie réelle. Il ne figure que comme accessoire obligé, ou bien comme intermède pour faire diversion et amuser les spectateurs de ses cris quand on le bat. Pourtant, dans les Guêpes et dans la Paix d’Aristophane, les esclaves ont déjà une part plus étendue au dialogue et au jeu de la pièce. Dans les Grenouilles et dans Plutus, du même auteur, ils animent l’action tout entière de leur présence et de leur verve comique. Dans les Grenouilles, c’est Xanthias, grossier en paroles, hardi en répliques, se moquant des fanfaronnades de son maître et le dominant par sa fermeté dans le danger ; dans Plutus, c’est Cation qui déplore, au début de la pièce, cette triste condition de l’esclave lié au sort de son maître et fatalement entraîné aux suites de ses folies, mais qui, pour sa part, se promet d’y remédier, questionnant, conseillant, voulant se mêler et se mêlant de tout. L’esclave d’Aristophane est toujours le même personnage, curieux importun, railleur impudent, tranchant de l’égalité dans les questions qu’il fait à son maître, comme dans les avis qu’il lui donne, et luttant en quelque sorte d’autorité avec lui.

Ces traits sont encore plus sensibles dans la comédie nouvelle du IVe et du Ve siècle. Image de la vie privée, elle devait naturellement ménager une plus large place à l’esclave. Le plus souvent, elle en fit le ressort de l’intrigue, et le posant ainsi au nœud même de l’action, elle sut mettre dans une plus vive lumière les rapports qui l’unissaient aux autres personnages, et surtout au maître. Cette comédie ne nous est point restée ; mais nous la connaissons par Plaute et par Térence, qui lui ont emprunté la plupart de leurs sujets. Presque tous les esclaves de Plaute ont avec leurs maîtres ce ton d’aisance et de familiarité qui, comme habitude générale, avait à Athènes plus de réalité qu’à Rome Tels sont notamment Épidicus et Pseudolus dans les deux pièces de ce nom : Épidicus se faisant fort de mener à lui seul son maître et l’ami de son maître, les deux meilleures têtes du Conseil, et se livrant ensuite à leur colère avec une franchise d’aveu et une hardiesse de résignation qui leur font craindre un nouveau piège ; Pseudolus, se posant audacieusement en face de Simon, lui déclarant son dessein de le duper dans la journée même, le mettant au défi de l’en empêcher, et, après la victoire, le forçant à lui charger sur les épaules les 20 mines qu’il a gagnées. Tels sont aussi les esclaves de Térence, tantôt insouciants et railleurs à l’égard des tourments de leur jeune maître, comme Byrrhias de l’Andrienne, tantôt dévoués et prenant en main leur affaire, comme Davus de l’Andrienne, ou Syrus de l’Heautontimorumenos, l’un avec cette abnégation qu’ont méritée les bontés de Pamphile pour lui, l’autre avec cette autorité que lui donnent ses services.

Wallon, Histoire de l’esclavage dans l’antiquité, I, pp. 300-304.

 

10. — ESCLAVES PUBLICS.

Pour certains offices d’ordre inférieur, on employait, à Athènes et dans la plupart des cités grecques, des esclaves publics. Tels étaient les balayeurs, les exécuteurs des hautes œuvres, les agents chargés d’infliger la torture. Tels étaient encore les trois cents archers institués peu après la bataille de Salamine, plus tard les mille ou douze cents archers qui formaient une sorte de gendarmerie pour l’Attique ; on les appelait Scythes, à cause de leur origine. Böckh estime qu’il fallait en acheter chaque année de trente à quarante, d’une valeur de trois à quatre mines ; la dépense annuelle était donc d’un talent et demi à deux talents, et si l’on admet une solde quotidienne de trois oboles, le budget était grevé de ce chef jusqu’à concurrence de trente-sept à trente-huit talents (218.000 à 224.000 francs). C’étaient des esclaves publics qui étaient préposés à la garde des poids et mesures étalons, et qui veillaient à la bonne fabrication des exemplaires dont pouvaient avoir besoin les magistrats ou les particuliers. D’autres remplissaient les fonctions de héraut, de greffier, de scribe, de comptable. D’autres enfin étaient ouvriers d’État, par exemple les monnayeurs. Dans un compte de dépenses faites en 529/8, on voit dix-sept esclaves employés à des travaux de construction. L’État les nourrissait, à raison de trois oboles (0 fr., 48) par tête et par jour ; il les habillait, puisque le compte mentionne l’achat de dix-sept chapeaux (πΐλοι) d’une valeur d’environ cinq drachmes (4 fr. 90), et le ressemelage de dix-sept paires de chaussures, à quatre drachmes (3 fr. 90) par paire ; il leur fournissait aussi leurs outils. Nous ignorons s’il y avait à Athènes beaucoup d’ouvriers de cette espèce. A Épidamne, en Illyrie, ils avaient le monopole des travaux publics.

La condition de ces esclaves, au moins de quelques-uns, était bien meilleure que celle des esclaves privés. Ceux qui étaient employés dans l’administration jouissaient d’une certaine considération. Démosthène prétend même que les δημόσιοι placés près d’un magistrat qui a le maniement des deniers de l’État sont, dans une assez large mesure, chargés de contrôler sa gestion.

Les Scythes étaient casernés dans des tentes dressées d’abord sur l’agora, et plus tard transférées sur l’Aréopage. Les autres esclaves demeuraient où ils voulaient ; ils avaient leur maison, leur mobilier, leur ménage. Leurs petites économies étaient leur bien. Eschine en cite un qui était riche et qui menait une vie large. Il n’est pas probable qu’ils eussent le droit d’ester en justice. S’ils avaient un procès à soutenir, ils devaient sans doute parler par l’intermédiaire d’un patron citoyen. Ils étaient admis aux cérémonies du culte, et l’État leur accordait ce qui leur était nécessaire pour y figurer honorablement. On trouve dans une inscription les dépenses suivantes : Pour une victime que les esclaves publics ont offerte lors de la fête des Choai, 23 drachmes ; pour l’initiation des deux esclaves publics aux petits mystères, 30 drachmes.

Caillemer, Dict. des antiq., II, pp. 91-93.

 

11. — LES ESCLAVES FUGITIFS.

Il n’était pas rare qu’un esclave prît la fuite, malgré les précautions employées pour retenir ceux qu’on soupçonnait d’un pareil dessein : chaînes aux pieds, anneaux aux bras, carcan au cou, et parfois marqué au front. Ils profitaient des moindres crises, guerres ou troubles intérieurs, pour s’évader ; quelques-uns n’attendaient même pas ces occasions. Leurs maîtres tâchaient de remettre la main sur eux ; car chaque esclave représentait un capital que nul ne voulait perdre. On lançait des individus à leur poursuite ; on réclamait leur extradition aux États où ils s’étaient réfugiés ; on faisait publier des annonces promettant une récompense honnête à quiconque les ramènerait. Voici un spécimen de ces avis ; il a été trouvé en Égypte ; mais il est rédigé en grec, et il concerne un esclave de la ville toute grecque d’Alexandrie.

Un esclave d’Aristogène, fils de Chrysippe d’Alabanda (en Asie Mineure), s’est échappé d’Alexandrie. Il se nomme Hermon, et est aussi appelé Nilos ; Syrien de naissance, de la ville de Bambyce ; environ 18 ans ; taille moyenne ; sans barbe ; jambe : bien faites ; creux au menton ; signe près de la narine gauche ; cicatrice au-dessous du coin gauche de la bouche ; le poignet droit marqué de lettres barbares ponctuées.

Il avait, quand il s’est enfui, une ceinture contenant en or monnayé trois pièces de la valeur d’une mine, et dix perles ; un anneau de fer sur lequel sont un lécythe et des strigiles ; son corps était couvert d’une chlamyde et d’un périzoma.

Celui qui le ramènera recevra 2 talents de cuivre et 3.000 drachmes ; celui qui indiquera seulement le lieu de sa retraite recevra, si c’est dans un lieu sacré, 1 talent et 2.000 drachmes ; si c’est chez un homme solvable et passible de la peine, 3 talents et 5.000 drachmes.

Si l’on veut en faire la déclaration, on s’adressera aux employés du stratège.

S’est encore échappé avec lui Bion, esclave de Callicrate. Taille petite ; épaules larges ; jambes fortes ; yeux pers. Il avait, lorsqu’il s’est enfui, un himation, un petit manteau d’esclave, et un coffret de femme du prix de 6 talents et 5.000 drachmes de cuivre.

Celui qui le ramènera recevra autant que le premier. Faire de même la déclaration, pour celui-ci, aux employés du stratège.

Letronne, Journal des Savants, 1833, p. 329.

 

12. — RÉVOLTES D’ESCLAVES.

L’esclave, dit Platon, est une possession bien embarrassante. L’expérience l’a fait voir plus d’une fois ; et les fréquentes révoltes des esclaves de Messénie, les maux survenus dans les États où il y a beaucoup d’esclaves parlant la même langue, et encore ce qui se passe en Italie, où des esclaves vagabonds exercent toutes sortes de brigandages, tout cela ne le prouve que trop. A la vue de tous ces désordres, il n’est pas surprenant qu’on soit incertain du meilleur parti à prendre. Je ne vois, pour ma part, que deux expédients : le premier, de ne point avoir d’esclaves d’une seule et même nation, mais, autant que possible, des esclaves qui parlent entre eux différentes langues, si l’on veut qu’ils supportent plus aisément la servitude ; le second, de les bien traiter, non seulement pour eux-mêmes, mais encore plus dans notre intérêt. (Lois, livre VI, p. 777.)

L’historien Nymphodore raconte une révolte d’esclaves qui eut lieu dans File de Chio, où ils étaient fort nombreux : ce récit, d’ailleurs, n’est peut-être qu’une légende.

Les esclaves des Chiotes abandonnent leurs maîtres et se réfugient dans les montagnes ; de là ils se jettent en masse sur les propriétés et les pillent. Ils étaient favorisés par la nature montueuse et boisée de l’île. Les Chiotes racontent eux-mêmes qu’il y a peu de temps un esclave s’enfuit dans la montagne. Il était courageux et avait quelque capacité militaire ; il groupa les esclaves marrons, et en fit une armée dont il était le chef. On dirigea souvent des expéditions contre lui, mais sans succès. Finalement Drimacos (c’était son nom) tint aux Chiotes ce langage : Les maux que vous font vos anciens esclaves ne cesseront pas ; car un oracle divin nous l’annonce. Écoutez-moi ; laissez-nous en repos, et vous vous en trouverez bien. Un traité eut lieu ; une trêve fut conclue, et Drimacos se fit faire des mesures, des poids et un sceau propres. II les montra aux Chiotes, et leur dit : Tout ce que je vous prendrai, je le mesurerai et le pèserai ; quand j’en aurai suffisamment, je mettrai les scellés sur vos greniers. Si un de vos esclaves s’évade, j’examinerai son cas ; je garderai auprès de moi ceux qui auront des griefs légitimes contre leurs maîtres, et je renverrai les autres. Il y eut dès lors moins d’esclaves fugitifs, car tous redoutaient ses jugements. Ceux qui étaient auprès de lui le craignaient beaucoup plus qu’ils n’avaient craint leurs maîtres, et ils lui obéissaient comme à un chef d’armée. Il punissait l’indiscipline, et ne permettait à personne de ravager les champs. ni de faire aucun mal, sans son ordre. Les jours de fête, il parcourait les campagnes et recevait des maîtres du vin, de grasses victimes, et d’autres cadeaux ; s’il savait qu’un d’entre eux conspirait sa perte, il le châtiait. Dans la suite, l’État de Chio mit sa tête à prix. J’ai assez vécu, dit-il à un de ses amis ; tu es jeune et dans la fleur de l’âge ; tue-moi ; tu seras riche, libre et heureux. Son ami résista, puis se laissa persuader, et il apporta aux Chiotes la tête de Drimacos. Mais les Chiotes se virent de nouveau en proie aux déprédations des esclaves fugitifs ; ils se souvinrent alors de son esprit d’équité, et lui élevèrent un tombeau comme à un demi-dieu. Jusqu’à ce jour, les esclaves fugitifs lui offrent les prémices de tout ce qu’ils dérobent. On raconte qu’il apparaît en songe à beaucoup de maîtres, pour les prévenir des mauvais desseins de leurs esclaves. Ceux à qui il rend ces services vont faire un sacrifice sur son tombeau. (Nymphodore, fragment 42 dans les Fragmenta historicorum Græcorum, de Didot, t. II, p. 378.)

 

13. — L’AFFRANCHISSEMENT.

L’esclave athénien pouvait arriver à la liberté, soit en vertu d’une concession de l’État, soit en rachetant son indépendance, soit par l’affranchissement que son maître lui accordait.

1° Quand un esclave avait rendu un grand service à la république, par exemple, en dénonçant un crime, ou en combattant à la guerre, l’État, comme récompense, lui accordait la liberté. Ainsi, les esclaves qui prirent part à la bataille des Arginuses furent déclarés libres. Dans ce cas, le maître avait droit à une indemnité que le Trésor lui payait.

2° L’esclave pouvait aussi acheter sa liberté avec ses économies, ou avec l’argent d’autrui. On ne sait pas toutefois si le maître était forcé d’accepter le prix de l’esclave ou s’il restait libre de refuser.

3° L’affranchissement résultait le plus souvent du testament du maître qui, en mourant, octroyait la liberté à ceux qui l’avaient bien servi. Mais il pouvait également avoir lieu par acte entre-vifs. C’est ainsi que l’on trouve des affranchissements proclamés devant les tribunaux ou devant l’assemblée du peuple.

En dehors de l’Attique, d’autres formes étaient encore usitées. A Mantinée et dans beaucoup de villes thessaliennes, l’État garantissait à l’affranchi sa liberté, moyennant le payement d’un droit acquitté une fois pour toutes. Ailleurs, notamment en Béotie et en Phocide, il arrivait souvent que le maître consacrât à une divinité l’esclave qu’il affranchissait ; dès lors il était défendu de le remettre en servitude ; le prêtre et les magistrats devaient le protéger contre toute tentative de ce genre. On avait aussi recours au procédé suivant. Le maître et l’esclave se présentaient à la porte d’un temple. Là les prêtres recevaient l’esclave qu’on amenait au dieu, et, devant quelques témoins, ils payaient au maître un prix convenu. L’esclave alors appartenait au dieu, mais comme c’était lui qui avait au préalable versé entre les mains du dieu la rançon de sa liberté, il était libre, sous la garantie du dieu lui-même.

L’affranchi était placé dans une condition intermédiaire entre la servitude et la pleine liberté. Il était assimilé aux métèques ; par suite, il payait à l’État une capitation annuelle, et il était obligé d’avoir un patron, qui d’ordinaire était son ancien maître. Il n’avait aucun des droits politiques du citoyen ; et il n’en avait même pas tous les droits civils. A Athènes, il n’était pas apte à posséder le sol. Il n’avait pas non plus la faculté de tester ; s’il mourait sans enfants, ses biens étaient nécessairement dévolus à son patron. Le patron avait même le droit de restreindre à son gré la liberté de l’affranchi, comme on le verra dans les actes ci-après. Dans tous les cas, l’affranchi était tenu envers lui à des devoirs de déférence et de respect ; il était obligé de lui offrir en toute occasion ses services, de le consulter quand il se mariait, de s’interdire une union que le maître désapprouvait. S’il manquait à ces devoirs, une sentence des tribunaux pouvait le replonger dans l’esclavage.

D’après Caillemer et Foucart, Dict. des antiquités, I, pp. 301 et suiv.

 

14. — ACTE D’AFFRANCHISSEMENT.

Praxias, fils de Théon, affranchit Eupraxis et son petit enfant appelé Horion. Que personne ne les asservisse d’aucune manière. Qu’ils demeurent auprès de Praxias et de sa femme Aphrodisia, tant que ceux-ci vivront ; qu’ils les ensevelissent et leur rendent les devoirs funèbres. S’ils ne remplissent pas cette obligation, l’affranchissement sera nul, et ils payeront une amende de trente mines d’argent. Si quelqu’un s’empare d’eux ou les asservit, l’asservissement sera nul et frappé de malédiction, et le coupable payera une amende de trente mines, qui seront dévolues par moitié au patron des affranchis et à Asclépios. Tout Phocidien qui voudra pourra les prendre sous son patronage.

Dittenberger, Sylloge inscript. Grœcar., 445.

 

15. — AUTRE ACTE D’AFFRANCHISSEMENT.

Épicharidas, fils d’Eudamos, de Lélæa, a vendu aux conditions suivantes une femme, d’origine syrienne, appelée Asia. Le prix est de trois mines et demie d’argent, comme il a été convenu entre Asia et le dieu. Elle sera libre et à l’abri de toute revendication pendant sa vie entière ; elle aura la faculté de faire ce qu’elle voudra, mais à condition d’habiter Lélæa. Les garants sont Diodore, fils d’Hérakon, et Timoclès, fils de Thraséas, Delphiens. Si quelqu’un prétend emmener Asia en esclavage, Épicharidas et les garants seront tenus d’assurer la validité de la vente faite au dieu. S’ils ne le font pas, ils seront poursuivis conformément au contrat et aux lois. De même quiconque rencontrera Asia pourra la remettre de force en liberté, sans s’exposer à aucun procès ni à aucune peine. Qu’Asia n’aille pas se fixer hors de Lélæa, sans la permission d’Épicharidas ; sinon, la vente sera nulle. Il lui est également interdit d’aliéner aucune partie de ses biens, de quelque manière que ce soit ; sinon, la vente sera nulle. Si elle meurt, sa succession tout entière sera dévolue à Épicharidas ou à ses héritiers. Témoins : 3 magistrats et 6 particuliers. Le contrat de vente est déposé chez le Phocidien Kaphison, fils d’Euclidas, de Lélœa, et chez le Delphien Mantias, fils de Damocharès.

Dittenberger, Sylloge, 465.