LA MAIN-D’ŒUVRE INDUSTRIELLE DANS L’ANCIENNE GRÈCE

 

CHAPITRE XII. — LA VIE DES OUVRIERS.

 

 

Il y avait des villes, comme Gortyne, où la classe des affranchis et des métèques, qui fournissait beaucoup de travailleurs à l’industrie, était confinée dans un quartier déterminé[1]. Il n’en était pas de même à Athènes ; là l’ouvrier logeait où il lui plaisait ; mais il semble qu’il choisît de préférence les dèmes urbains de Mélité et de Kydathénaïon, les faubourgs de Koilé et de Kiriadæ, et le Pirée[2].

La plus grande partie de la population demeurait dans de misérables appartements, ouverts directement sur la rue, composés de deux pièces très petites et parfois d’une chambre au premier avec escalier intérieur. Le rocher aplani ou coupé formait le sol, souvent aussi les parois inférieures de l’habitation. Les parties les plus élevées du mur étaient construites en bois, en brique crue, en cailloux reliés par un mortier de terre délayée. Le rez-de-chaussée servait fréquemment de boutique. Les mansardes du premier étage, où conduisait alors un escalier extérieur en pierre ou en bois, étaient louées d’ordinaire à de pauvres gens. On aperçoit encore aujourd’hui à Athènes quelques vestiges de ces anciennes maisons où s’entassaient les artisans. Les ruines d’Éphyra, près de Corinthe, offrent un aspect analogue. On y remarque notamment un logis dont les quatre côtés sont presque intacts, et qui mesure 3 m. 10 sur 4 m. 10 ; un autre de 6 m. sur 7 m. 20, divisé en quatre pièces ; un troisième à deux chambres avec une issue unique sur le devant, tout cela taillé dans le roc[3].

Un industriel qui possédait plusieurs esclaves ne devait pas leur procurer une installation plus confortable. Seuls, les serviteurs domestiques étaient convenablement traités à cet égard, parce qu’ils étaient étroitement mêlés à la vie de leurs maîtres, qui voulaient les avoir toujours sous la main. Quand le même toit abritait des esclaves de l’un et l’autre sexe, on avait soin de les séparer, de peur, dit Xénophon, qu’ils ne fissent des enfants sans permission[4]. Il n’était pas rare que les femmes couchassent à l’étage supérieur, et les hommes au rez-de-chaussée[5]

La nourriture était sans cloute pareille pour l’esclave et pour l’ouvrier libre. La viande entrait pour une faible part dans leur alimentation, et c’était surtout de la charcuterie. Ils mangeaient en général des bouillies et du pain de blé ou d’orge, des légumes frais ou secs, du poisson frais ou salé, de l’ail, des oignons sauvages, des ligues, et ils buvaient soit de l’eau pure, soit un peu de vin fortement trempé.

Le costume était également le même, si bien qu’on était exposé à confondre dans la rue les deux classes[6]. Il consistait essentiellement en une espèce de tunique ou de blouse en laine, serrée à la taille par une ceinture, et descendant tout au plus jusqu’au genou. Pour se garantir du froid, on jetait par-dessus une peau de chèvre ou un petit manteau. La tête était couverte d’une calotte en peau de chien, et les pieds chaussés d’une hotte lacée à revers ou d’une sandale. D’après les lexicographes, il y avait une différence entre la tunique de l’esclave et celle de l’homme libre : la première n’avait qu’une manche, tandis que la seconde en avait deux[7].

Un autre signe distinctif était, dit-on, la chevelure[8]. Les esclaves avaient les cheveux courts, coupés autour de la tête en écuelle[9], sauf peut-être les jeunes garçons bien pommadés et bien parfumés, qui servaient à table[10]. Mais il ne paraît pas que cette tenue leur fût particulière ; les ouvriers évitaient comme eux de porter les cheveux longs, et Aristote estime qu’un ornement de ce genre est incompatible avec l’emploi de mercenaire[11]. Il ne faudrait donc pas se lier à cet indice pour faire le départ entre les deux catégories de travailleurs dans les monuments figurés.

La journée de l’ouvrier commençait de très bonne heure. Dans chaque maison on éveillait ses gens au chant du coq[12], et c’était aussi le chant du coq qui appelait l’artisan à son travail. A ce moment, dit Aristophane, les forgerons, les potiers, les corroyeurs, les cordonniers, les marchands de farine, les fabricants de lyres et de boucliers sautent de leur lit, et, après avoir mis leurs chaussures, se rendent à l’ouvrage alors qu’il est encore nuit[13]. L’esclave devait tout son temps à son maître, qui était libre de prolonger sa tâche autant qu’il voulait. Quant à l’ouvrier ordinaire, il demeurait probablement à l’atelier jusqu’au coucher du soleil, et nous ignorons quels étaient les intervalles de repos qu’on lui accordait. Le travail de nuit n’était pas inconnu ; mais il n’est mentionné que dans la meunerie, la boulangerie et la pâtisserie[14].

L’état ne songea jamais à fixer par une loi la durée maxima de la journée de l’ouvrier, et il se souciait médiocrement de son hygiène ou de sa sécurité. Ces questions, qui aujourd’hui sollicitent si vivement les esprits, furent à peu près étrangères aux Grecs. Je ne vois que très peu de cas où le législateur soit sorti de son abstention. A Athènes il était défendu, sous peine de mort, d’obliger un enfant de condition libre à tourner la meule dans un moulin[15]. Est-ce à ce dur métier seulement, ou à d’autres, que s’appliquait cette mesure ? Il est impossible de le dire. Le même châtiment, accompagné de la confiscation des biens, frappait celui qui abattait dans sa mine les piliers de soutènement ; et ce n’était pas là une simple menace[16]. On punissait aussi avec sévérité quiconque laissait la fumée envahir les galeries[17].

Les Sybarites reléguaient dans les faubourgs les ateliers bruyants, connue ceux de forgeron et de charpentier[18], et il y a apparence que des règlements analogues existaient ailleurs[19]. A Athènes, les tanneries étaient établies hors de la ville, dans le quartier de Lépros[20]. Les autres professions étaient disséminées un peu partout. Quelques-unes pourtant se groupaient sur certains points, par exemple les potiers dans le Céramique[21], les fabricants de coffres et les fabricants d’Hermès dans deux rues qui avaient reçu leurs noms[22]. Les abords de l’Agora étaient encombrés de boutiques, celles peut-être qui occupaient le moins d’espace[23] Toute la région du Laurion était un grand centre métallurgique où s’opéraient le broyage, le lavage et la fonte du minerai de plomb argentifère, et le chiffre de vingt mille âmes qu’on attribue à sa population pour l’époque de Périclès n’a rien d’exagéré[24]. Les carriers travaillaient principalement à Éleusis et dans la partie de la presqu’île de Munychie qui s’appelait Akté, et les marbriers sur le Pentétique. Enfin le Pirée était peut-être le siège des vastes manufactures, telles que les fabriques d’armes de Lysias et de Pasion.

Les ateliers étaient ouverts aux passants, et chacun pouvait y entrer à son aise. Dès le temps d’Hésiode, on allait volontiers se chauffer dans les forges pendant l’hiver ; les pauvres même y couchaient[25]. Les boutiques des coiffeurs étaient très fréquentées par les oisifs. Elles jouaient le rôle de nos cafés ; on y venait pour rencontrer des amis, pour apprendre et répéter les cancans du jour, pour discuter sur la politique. Chaque classe, chaque personne avait ses habitudes, et quand on connaissait un peu son Athènes, on savait que dans telle ou telle échoppe on avait chance de trouver telles ou telles gens[26]. Aristophane parle de ces adolescents qui s’installent chez les parfumeurs, et y bavardent à tort et à travers[27]. Un plaidoyer, peut-être apocryphe, de Lysias fait allusion à l’attrait qu’avaient pour les Athéniens les boutiques des coiffeurs, des parfumeurs, des corroyeurs, surtout quand elles avoisinaient l’Agora[28]. Le poète Machon nous montre un individu assis chez un corroyeur avec quelques amis[29]. Socrate se rendait souvent auprès des peintres, des statuaires, des armuriers, des bourreliers, et là c’étaient pour lui des occasions de causeries interminables. On citait un corroyeur du nom de Simon qui le soir notait par écrit les paroles sorties de sa bouche pendant la journée[30] Sur un vase peint, deux personnages drapés dans un manteau et appuyés sur un bâton regardent des ouvriers qui finissent une statue de bronze ; on a supposé avec vraisemblance que c’étaient des, visiteurs de la fonderie[31]. Un autre vase nous fait apercevoir dans une forge deux hommes assis, dont l’un, immobile, est peut-être un étranger[32]. J’en dirai autant d’un spectateur qui sur un fragment de poterie examine attentivement un ouvrier exécutant une besogne dont l’objet nous échappe[33].

Les monuments figurés ne donnent qu’une esquisse très sommaire des intérieurs d’ateliers. Il en ressort pourtant quelques renseignements curieux, non seulement sur la technique industrielle, mais encore sur le genre d’existence ries artisans. Le seul point qui reste obscur, c’est leur état civil d’esclaves ou d’hommes libres.

Généralement l’ouvrier grec travaillait tout nu ou à demi vêtu. Voici un cordonnier barbu et chauve qui, installé devant son établi, manipule une pièce de cuir ; sa tâche n’a rien de pénible, et pourtant le haut de sa tunique retombe sur sa ceinture[34]. Dans la fonderie dont il a été question tout à l’heure, deux ouvriers ont le torse et les jambes nues ; les quatre autres n’ont rien sur le corps, sauf deux qui sont coiffés d’un bonnet. Ailleurs on voit deux forgerons, dont l’un armé d’un marteau attend que son camarade ait retiré le métal du foyer ; eux aussi sont nus de la tête aux pieds[35]. Ce sont aussi des personnages nus qu’une hydrie de Munich nous représente : l’ouvrier qui active avec un ringard le feu du fourneau, celui qui porte sur l’épaule un sac de charbon ou peut-être une outre, comme le croit M. Pottier, un jeune garçon qui sort pour exposer un vase au soleil, un apprenti assis sur un petit escabeau qui donne l’impulsion au tour, un potier qui plonge son bras gauche dans le vase pour en égaliser avec la main les parois intérieures, le seul dont les hanches soient entourées d’une étoffe, c’est l’ouvrier qui passe à un camarade une amphore qu’il vient d’achever, et qu’on va mettre au four[36]. Dans une peinture sensiblement idéalisée, puisque l’artiste y a introduit des Victoires ailées et Athéna elle-même qui s’apprêtent à couronner les ouvriers, un est complètement nu, un second nu jusqu’à la ceinture, et un troisième couvert d’un manteau flottant, tandis qu’une femme est emprisonnée dans une longue robe qui ne dégage que ses bras[37] Il serait aisé d’énumérer beaucoup de scènes analogues[38]. Au surplus, il ne faudrait pas s’imaginer que l’aspect extérieur de tous ces gens-là soit conventionnel ; un détail prouve qu’il était emprunté à la réalité. Dans une forge où un individu à demi habillé tend au frappeur un morceau de fer, on remarque la tunique que ce dernier a quittée et accrochée au mur.

Parfois le patron se mêle à ses ouvriers pour les surveiller et les diriger. Sur une poterie, le maître, enveloppé d’un manteau et appuyé sur une longue canne, suit de près l’opération de la cuisson ; dans la forge mentionnée ci-dessus, un homme assis a l’air de donner un ordre ; dans une boutique de cordonnier, un individu, vêtu comme les précédents, fait le même geste à l’adresse d’un ouvrier qui va prendre mesure d’une paire de chaussures à une femme montée sur une table[39]. Aucun de ces maîtres ne participe directement au travail de son personnel. Mais il est clair que dans beaucoup de petits ateliers le patron vivait au milieu de ses ouvriers, occupé à la même besogne qu’eux[40]. Dans d’autres, au contraire, il déléguait tous ses pouvoirs à un intendant, esclave ou affranchi, et les ouvriers ne gagnaient rien au change. Esclave, disait-on, redoute de servir un maître d’origine servile. Le bœuf au repos oublie le joug qu’il a porté[41].

Ce n’est pas que le travailleur tilt  à la discrétion de celui qui le commandait. Même esclave, il était protégé par la loi contre les mauvais traitements ; à plus forte raison, quand il était libre. Néanmoins, dans les deux cas, le droit de coercition était parfaitement légitime ; l’abus seul était répréhensible. Aux yeux d’Aristote, frapper un homme libre n’est pas nécessairement une ΰβρις ; il faut de plus qu’il n’y ait eu de sa part ni torts ni provocation[42]. Les actes d’affranchissement en particulier attestent que les sévices corporels étaient la punition ordinaire de l’indocilité des esclaves, et peut-être des hommes libres, avec cette réserve, toutefois, que pour ces derniers on devait garder quelque modération[43].

De tous les travaux, le plus fatigant peut-être était celui des mines et des carrières. Diodore de Sicile fait un tableau lamentable des souffrances qu’enduraient les ouvriers condamnés à ce dur labeur en Égypte et en Espagne[44]. Il est difficile de savoir si en Grèce leur condition était la même. A Paros il y avait des carrières de marbre à ciel ouvert, et des galeries souterraines éclairées par des lampes[45]. A Samos les mineurs en étaient réduits à se tenir sur le dos ou sur le côté[46]. Élien nous apprend que des familles entières passaient toute leur existence dans les carrières des environs de Syracuse ; on s’y mariait ; on y donnait le jour à des enfants ; et ceux-ci, quand ils allaient pour la première fois à la ville, étaient tout étonnés d’apercevoir des chevaux et des bœufs attelés[47]. Plutarque déplore le sort de ces malheureux que l’on enchaîne dans les mines, et qui se consument dans ces endroits fangeux et malsains[48]. Leurs seuls outils étaient le marteau, la pointerolle, le pic et la pelle, sans compter la lampe. Les galeries étaient étroites et sinueuses. Ils étaient souvent forcés de ramper à genoux ou à plat-ventre, et comme la ventilation était très défectueuse, l’air y devenait vite irrespirable et la chaleur accablante, malgré leur complète nudité[49]. On a des indices que les équipes se succédaient de dix en dix heures[50]. Les coups et la mise aux fers étaient le procédé adopté par les surveillants pour vaincre la paresse de l’ouvrier et triompher de son mauvais vouloir.

Le transport des déblais et du minerai se faisait au moyen de paniers en sparterie ou en cuir, que l’on chargeait sur son dos[51]. Une plaque corinthienne en terre cuite montre des ouvriers travaillant dans une carrière. L’un d’eux attaque avec un marteau la paroi de la tranchée, et un autre apporte une corbeille qu’il va remplir des mottes détachées par son camarade ; un troisième soulève à deux mains une corbeille déjà pleine, et la tend à un de ses compagnons penché sur le bord de la tranchée[52]. Tous ces hommes sont nus, et d’eux d’entre eux sont de jeunes garçons. M. Ardaillon incline à croire qu’il y avait des machines élévatoires, probablement des treuils, où s’enroulait une corde qui descendait au fond du puits de sortie ; mais il avoue qu’aucun texte n’en parle[53]. C’est aussi à force de bras que l’ouvrier concassait le minerai dans des mortiers, à l’aide d’un pilon en fer, et qu’il faisait tourner la meule destinée à le réduire en menus fragments[54].

L’outillage était tel, non seulement dans cette industrie, mais encore dans toutes les autres, que l’homme était obligé de payer beaucoup plus de sa personne que chez nous. J’imagine cependant que, somme toute, il n’en résultait pas pour l’ouvrier hellénique un surcroît de fatigue. L’absence de machines avait pour effet d’augmenter le nombre des travailleurs nécessaires à l’exécution d’une même besogne, et non l’effort exigé de chacun d’eux. Là où nos puissants engins permettraient d’employer un ouvrier unique, on en employait dix ou cent, et l’équilibre se trouvait ainsi rétabli.

J’ajoute que dans les petits ateliers de la Grèce le travail était souvent plus attrayant que dans nos grandes usines. L’ouvrier y conservait plus d’initiative et d’indépendance. Au lieu d’être pris par la machine comme dans un engrenage qui l’eût entraîné malgré lui et en eût fait presque un automate, il se sentait plus libre de ses mouvements, plus maître de son intelligence, et il avait conscience qu’il entrait une part plus considérable de lui-même dans l’œuvre qu’il accomplissait. Il était en un mot un créateur, non un simple manœuvre, et il commandait à ses instruments, bien loin de leur obéir. Sa tâche en outre était plus variée, parce que le travail était moins divisé, et la diversité de ses occupations, dans le cercle un peu étroit où elles s’enfermaient, fournissait un aliment à la diversité de ses aptitudes, l’empêchait par suite de s’engourdir dans la routine, et tenait son activité et ses facultés en éveil.

Dans certains corps de métiers on avait coutume d’égayer sa tâche par des chants. C’était l’usage notamment des meuniers, des broyeuses de grain, des baigneurs, des fileuses et des tisseuses. Parmi ces chansons, les unes remontaient à une origine très ancienne et étaient anonymes, les autres étaient attribuées des poètes connus[55]. Au Pirée, on se servait de flûtes, de fifres et de sifflets pour donner de l’entrain aux ouvriers de l’arsenal maritime et régler leurs mouvements[56]. Partout enfin l’artisan avait auprès de lui les moyens de se désaltérer, comme le prouve la présence d’une amphore et d’une œnochoé sur deux peintures de vases où sont figurées une carrière et une forge.

Lors même qu’il avait un emploi, l’ouvrier chômait fréquemment. A Tarente, le nombre des jours fériés finit par dépasser celui des jours ouvrables[57]. A Athènes les fêtes prenaient une soixantaine de jours dans l’année. Il y en avait moins, parait-il, dans les autres cités de la Grèce[58]. Nous ignorons si dans toutes ces circonstances le repos était légalement obligatoire ; mais le Grec aimait trop s’amuser pour négliger ces occasions de se distraire. En Attique, les artisans avaient une fête spéciale qu’ils célébraient, sous le nom de Χαλκεία, à la fin du mois de Pyanepsion (octobre) en l’honneur d’Athéna et d’Héphaistos. Commune primitivement à tous les habitants, elle avait été restreinte aux gens de métier, surtout aux forgerons[59].

L’épigraphie nous révèle dans tout le monde hellénique une multitude d’associations appelées thiases, éranes ou orgéons, qui étaient censées avoir pour objet, le culte d’une divinité, et qui n’étaient guère que des réunions de plaisir[60]. Quelques-unes  n’étaient composées que de citoyens[61] ; mais la plupart s’ouvraient aux étrangers, et parfois aux esclaves[62]. Il est même probable que l’élément étranger y dominait ; car les dieux qu’elles vénéraient étaient presque tous de provenance exotique.

La classe des industriels et des commerçants qui, on l’a vu, était en grande partie formée d’immigrés, devait sans doute leur donner beaucoup d’adhérents[63]. Les petits artisans n’en étaient pas systématiquement exclus ; mais une raison péremptoire suffisait souvent à les écarter, c’était le tarif des contributions. Il est clair par exemple qu’un ouvrier n’était pas en état d’acquitter le droit d’entrée de trente drachmes qu’exigeaient peut-être les Héroïstes d’Athènes[64], ou la cotisation mensuelle de trois drachmes que payaient les membres de la même Société[65]. Il ne pouvait évidemment s’inscrire que dans celles qui se montraient moins exigeantes, comme les Orgéons du Pirée, qui réclamaient simplement cieux drachmes par an[66].

Si les dons recueillis dans les collectes extraordinaires étaient en rapport avec la fortune de chacun, plusieurs de ces Sociétés groupaient des riches et des pauvres : témoin ce thiase de Cnide, où l’on aperçoit côte à côte des souscripteurs qui versent trois cents drachmes, et d’autres qui en versent cinq[67].

Dans tous les cas, aucune ne poursuivait un but philanthropique, ni ne ressemblait à nos Sociétés de secours mutuels. Les seuls avantages qu’elles eussent, c’était de rapprocher des gens désireux de banqueter et de se réjouir en commun[68], et c’est tout au plus si elles pourvoyaient parfois aux frais de sépulture de leurs membres[69]. Il était loisible aux riches d’obliger leurs confrères besogneux ; mais ils devaient le faire à titre privé, et sans la participation de la Société[70].

Jusqu’ici nous n’avons rien noté qui distinguât les différentes catégories d’ouvriers libres ; pour tous, le genre de vie était presque identique. Mais il y avait un privilège qui mettait tout à l’ait hors de pair les citoyens, c’était la jouissance des droits politiques. Ces droits n’étaient pas partout d’une égale étendue, et ils se réduisaient à peu de chose dans les oligarchies. Là, au contraire, oit régnait la démocratie, le moindre artisan prenait part au gouvernement, non par l’organe de ses mandataires comme chez nous, mais directement et en personne. On voulait même que sa souveraineté fût effective, au lieu d’être purement nominale, et c’est pour ce motif qu’on avait créé ces jetons de présence qui étaient destinés à attirer le menu peuple vers l’ecclésia et les tribunaux. Avant que ce système fût pleinement organisé, Périclès remarquait déjà qu’aux yeux de ses compatriotes un citoyen qui demeurait à l’écart était un être inutile, qu’à Athènes un modeste ouvrier était apte à décider les questions de politique générale, et que chacun menait de front la gestion de ses affaires propres et l’administration de la cité[71] Des indices certains confirment l’exactitude de ces paroles. Nous savons par des textes bien connus d’Aristophane et de Xénophon que l’assemblée populaire et les jurys d’Athènes se composaient surtout d’artisans, ouvriers et patrons[72].

Ce goût des Grecs pour la politique avait l’inconvénient de les arracher fréquemment à leur travail. L’attrait naturel qu’elle exerce sur l’homme libre n’était pas combattu chez eux par les préoccupations matérielles, puisqu’on les rémunérait tout exprès pour qu’ils cédassent à la tentation. Aussi avaient-ils peu de scrupules à quitter l’atelier pour se rendre à l’Agora, et à négliger leur métier pour vaquer à la besogne plus noble du gouvernement ou de la justice. Il y avait là, à quelques égards, une fâcheuse tendance, nuisible à la prospérité de l’industrie et aux artisans eux-mêmes.

Par contre, l’individu qui, malgré l’humilité de sa condition, se voyait membre actif du corps souverain, l’ouvrier qui, en tant que citoyen, se sentait au niveau des plus fortunés, et qui parfois, comme juré, tenait leur sort entre ses mains, le pauvre diable que la loi armait d’un pouvoir pareil à celui de son patron, trouvait dans ses prérogatives un sujet d’orgueil bien légitime, qui rehaussait sa dignité, et l’élevait au-dessus de son rang social. Obligé d’obéir aux ordres de son maître, il se dédommageait de cette servitude en allant à l’Assemblée voter des résolutions sous lesquelles s’inclinaient les têtes les plus hautes. C’était là sa satisfaction, presque sa revanche, et le plaisir lui paraissait d’autant plus vif que sa part d’influence dans la direction des affaires publiques était plus considérable, en raison du nombre limité de ses concitoyens. La lâche professionnelle de l’ouvrier grec pesait sur lui moins lourdement que dans les sociétés modernes, et son horizon n’était pas borné aux murs de son échoppe ou de son atelier. Il lui restait du temps pour songer aux grands intérêts nationaux, et cette distraction avait pour effet non seulement de rompre la monotonie de sa vie, mais encore d’aiguiser son esprit et d’élargir son intelligence, spécialement dans les villes où il était investi de la plénitude des droits civiques.

 

 

 



[1] IJ, I, p. 420-421.

[2] WACHSMUTH, Die Stadt Athen im Alterthum, II, p. 257 et suiv.

[3] MONCEAUX, Dictionnaire des antiquités, II, p. 342-443.

[4] XÉNOPHON, Économique, IX, 5.

[5] DÉMOSTHÈNE, XLVII, 56.

[6] PS.-XÉNOPHON, Gouv. des Athéniens, I, 10.

[7] POLLUX, VII, 47.

[8] OLYMPIODORE, Ad Platonis Alcidiadem, I, p. 148 (Creuzer).

[9] ARISTOPHANE, Oiseaux, 911. Thesmoph., 838. Dict. des Ant., II, p. 1360.

[10] PLATON, Alcibiade, I, 16.

[11] ARISTOTE, Rhétorique, I, 9, 26.

[12] ARISTOPHANE, Nuées, 4-7 ; HÉRONDAS, VIII, 1 et suiv. ; ÉSOPE, 110.

[13] ARISTOPHANE, Oiseaux, 489-492.

[14] ATHÉNÉE, IV, p. 168 et 172 C.

[15] DINARQUE, I, 23.

[16] PLUTARQUE, Vies des X orateurs, Lycurgue, 3.

[17] DÉMOSTHÈNE, XXXVII, 30.

[18] CLÉARQUE dans ATHÉNÉE, XII, p. 518 C.

[19] Remarquer le mot πρώτοι dans le texte précédent.

[20] ARISTOPHANE, Acharn., 724 et le SCHOLIASTE.

[21] HARPOCRATION, Κεραμεΐς.

[22] PLUTARQUE, Sur le génie de Socrate, 10.

[23] Par exemple les orfèvres (DÉMOSTHÈNE, XXI, 2) et les coiffeurs (LYSIAS, XXIII, 3).

[24] ARDAILLON, Les mines du Laurion, p. 101.

[25] SCHOL. D’HÉSIODE, Travaux et Jours, 493 (cité par Flach dans son édition).

[26] RAYET, Monuments de l’art antique, t. II, pl. 84.

[27] ARISTOPHANE, Chevaliers, 1375-1376.

[28] LYSIAS, XXIV, 20.

[29] ATHÉNÉE, XIII, p. 581 D.

[30] XÉNOPHON, Mémorables, III, 10, 10 ; IV, 2, 8 ; DIOGÈNE LAËRCE, II, 122.

[31] JAHN, Berichte über die Verhandlungen des Gesellschaft der Wissenschaften zu Leipzig, (Phil., hist. Classe) 1867, p. 108 et Taf. V, 41. Cf. BLÜMNER, Technologie, IV, p. 330.

[32] Dictionnaire des antiquités, II, p. 1092, fig. 2969 (cf. BLÜMNER, IV, p. 365).

[33] AM, XIV, p. 157.

[34] BAUMEISTER, Denkmäler des klassischen Alterthums, III, p. 1508 ; JAHN, Taf. IV, 5 ; BLÜMNER, I, p. 283.

[35] Dictionnaire des antiquités, I, p. 781.

[36] JAHN, Berichte, 1854, Taf. I, 1 ; RAYET et COLLIGNON, Histoire de la céramique grecque, p. VI-VIII ; Dict. des Ant., II, p. 1122.

[37] Dictionnaire des antiquités, II, p. 1127.

[38] Voir encore Jahrhuch des Kaiserlich deutschen archäologischen Instituts, XIV (1899), Taf. IV.

[39] BAUMEISTER, III, p. 1587.

[40] Tel est Kerdon dans le VIIe mime d’Hérondas.

[41] MÉNANDRE, 698 Kock.

[42] ARISTOTE, Rhétor, II, 24, 9. Cf. CAILLEMER, Dict. des Ant., III, p. 306 et suiv.

[43] Voir la formule usitée le plus souvent dans ces actes au sujet de l’esclave libéré, WF, 61. Je doute que cette restriction du n° 49 ait exclu le droit de porter des coups.

[44] DIODORE, III, 11-13 ; V, 38.

[45] COLLIGNON, Hist. de la sculpture grecque, I, p. 128.

[46] THÉOPHRASTE, Sur les pierres, 63.

[47] ÆLIEN, Histoires variées, XII, 44.

[48] PLUTARQUE, Comparaison de Nicias et de Crassus, 1.

[49] ARDAILLON, Les usines du Laurion, p. 21 et 94.

[50] ARDAILLON, Les usines du Laurion, p. 93.

[51] HEZYCHIUS, Θυλακοφύροι. SCHOL. D’ARISTOPHANE, Plutus, 681. ARDAILLON, p. 23.

[52] RAYET et COLLIGNON, Hist. de la céramique grecque, p. 147 et 152.

[53] ARDAILLON, p. 57.

[54] ARDAILLON, p. 61-62.

[55] ATHÉNÉE, XIV, p. 618 et 619 ; POLLUX, IV, 55 ; SCHOL. D’ARISTOPHANE, Grenouilles, 1315.

[56] ARISTOPHANE, Acharn., 554

[57] STRABON, VI, p. 280. ATHÉNÉE, IV, p. 166.

[58] PS.-XÉNOPHON, Gouv. des Athéniens, III, 2. PS.-PLATON, Alcibiade, II, 12. SCHOL. D’ARISTOPHANE, Guêpes, 663. Cf. SCHÖMANN, Antiquités grecques, II, p. 521 (trad. fr.).

[59] HARPOCRATION, Χαλκεΐα. Cf. Dict. des Ant., I, p.1098.

[60] On en trouvera la liste dans ZIEBARTH, Das griechische Vereinswesen, p. 33 et suiv.

[61] Exemples : CIA, II, 990 ; IV, 2, 623 d.

[62] FOUCARD, Des associations religieuses chez les Grecs, p. 3 et suiv.

[63] Un fabricant de cuirasses, probablement métèque, fut épimélète d’un thiase (CIA, IV, 2, 611 b).

[64] CIA, II, 630. M. Foucart (p. 43) voit là un droit d’entrée de 30 drachmes ; mais le texte n’est pas très probant. De plus, le document est d’une époque assez basse (milieu du Ier siècle av. J.-C.). Dans le règlement des Orgéons du Pirée (II, 610), le chiffre a disparu. Pour le IIIe siècle de notre ère, nous connaissons des droits de 23, 30 et même 100 deniers (AM, XIX, p. 237, l. 36 ; CIGS, I, 2080).

[65] CIA, II, 630.

[66] CIA, II, 610.

[67] MICHEL, 1005.

[68] ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VIII, 9, 5. Cf. FOUCARD, p. 139 et suiv., p. 153 et suiv.

[69] FOUCART, p. 46.

[70] Les dignitaires de ces associations témoignaient volontiers leur bienveillance non seulement la Société, mais encore à ceux qui en faisaient partie. Souvent les inscriptions distinguent ces deux sortes de largesses (CIA, II, 987 ; IGI, I, 155).

[71] THUCYDIDE, II, 40.

[72] ARISTOPHANE, Assemblée des femmes, 431 et suiv. ; XÉNOPHON, Mémorables, III, 7, 6.