ÉTUDES ÉCONOMIQUES SUR L’ANTIQUITÉ

 

VI. — HISTOIRE D’UN FINANCIER ROMAIN[1].

 

 

L’homme dont je voudrais parler ici mérite quelque attention, parce qu’on peut, d’après lui, se faire une idée de ce qu’étaient ces grands manieurs d’argent, ces grands oiseaux de proie, dont le rôle à Rome eut une importance si considérable. A concentrer ses regards sur le Sénat, le peuple, les consuls et les tribuns, on risque de ne prendre qu’un aperçu très incomplet de l’histoire de cette république. C’est dans le monde des capitalistes qu’il faut pénétrer parfois pour en saisir les ressorts et en démêler les secrets. A ce titre, Rabirius est, comme on dit, tout à fait « représentatif ». Sauf les incidents dramatiques de son séjour en Égypte, bien des gens eurent une existence pareille à la sienne. Ses opérations, ses pensées, son influence furent à peu près les leurs, et, à envisager les choses en gros, il n’est pas téméraire d’affirmer d’eux ce que nous savons de lui. Mais, tandis que ceux-ci nous sont inconnus, souvent même de nom, lui, au contraire, est arrivé à la postérité. La demi-lumière qui l’entoure tient à ses malheurs. Il a eu la chance d’avoir un procès scabreux et d’être défendu par Cicéron[2] ; c’est ce qui a préservé sa mémoire de l’oubli.

 

I

Origine de C. Rabirius Postumus. — Ses opérations financières. — Son influence.

Au commencement du Ier siècle avant notre ère, il y avait à Rome un riche financier qui s’appelait Caïus Curtius. C’était, nous dit-on, le principal personnage de l’ordre équestre[3]. Il laissa un fils posthume, qui fut adopté par son oncle maternel sous le nom de Caïus Rabirius Postumus. L’enfant y trouva un double avantage : d’abord ses intérêts furent en bonnes mains pendant sa minorité ; de plus, comme il avait deux pères, il recueillit aussi deux successions, si bien qu’à l’âge d’homme il se vit possesseur d’une grosse fortune, qui s’accrut encore dans la suite.

Il n’était pas rare qu’un fils de chevalier abandonnât la carrière paternelle pour s’engager dans la politique. Il posait alors sa candidature aux fonctions publiques, il entrait au Sénat, il allait administrer les provinces. Ces honneurs étaient fort recherchés ; car ils conféraient la noblesse, et la noblesse fut toujours plus estimée à Rome que la richesse. La seule illustration qui comptât était celle qui découlait de l’exercice des hauts emplois de l’État, et on était en général beaucoup plus fier d’appartenir à une famille sénatoriale qu’à une famille équestre.

Cette condition ne flattait pas simplement la vanité ; elle était également une source de profits. La politique en effet était une occupation lucrative, surtout pour les gens dénués de scrupules. Sans parler des occasions multiples qu’elle leur offrait dans Rome même, il est notoire qu’un gouvernement provincial était un moyen infaillible de s’enrichir, et, pourvu qu’on sauvât les apparences, on y pouvait voler en toute impunité. D’ailleurs les bénéfices licites étaient eux-mêmes très élevés, puisqu’ils atteignirent pour Cicéron, au bout d’un an, la somme de quatre cent quatre-vingt mille francs.

Il était naturel que, parmi les chevaliers, plusieurs se laissassent séduire par ces brillantes perspectives ; mais la plupart résistaient à la tentation. Ceux qui redoutaient les orages de la politique, ceux qui ne se sentaient pas les qualités requises pour parvenir aux magistratures, ceux qui étaient soucieux avant tout de gagner de l’argent, tous ceux-là demeuraient fidèles à la profession de leur père et restaient exclusivement des hommes de finance. D’autres y étaient contraints, malgré eux, par l’état des mœurs publiques. Autant il était facile alors, pour un fils de sénateur, d’acquérir la préture ou le consulat, autant la chose était malaisée pour le commun des citoyens. L’aristocratie sénatoriale avait fini par former une coterie, qui prétendait s’attribuer le monopole du gouvernement. Le peuple était nominalement maître des élections ; mais, en réalité, c’était la noblesse qui les dirigeait à son gré. Quelques familles accaparaient presque toutes les dignités, et on considérait comme une anomalie l’arrivée au pouvoir d’un homme nouveau.

Le jeune Rabirius n’essaya même pas de risquer l’aventure. Il fut, toute sa vie, ce qu’avaient été son père et son oncle, un manieur d’argent.

En premier lieu, il prêtait des fonds aux particuliers. Il ne devait pas manquer de clients à une époque où les auteurs nous signalent les dettes comme le grand fléau de la société. Le taux de l’intérêt tombait parfois assez bas, puisque Cicéron écrivait en 54 avant J.-C. qu’on se procurait sans peine des capitaux à 4 p. 100. Mais, à l’approche des élections, quand il fallait acheter les suffrages, il montait à 8 p. 100, et on citait des individus qui réclamaient toujours le taux légal de 12 p. 100. Comme les plus gros emprunteurs étaient habituellement des gens avides de luxe et de plaisir ou des ambitieux qui escomptaient d’avance les gains futurs de la politique, il est probable qu’ils ne regardaient pas de très près aux conditions qu’on leur offrait, et qu’un créancier adroit pouvait abuser de l’insouciance des uns et de la hâte des autres.

Les prêts aux municipalités étaient encore une des spéculations favorites de Rabirius. Une foule de cités provinciales étaient alors obérées. Elles l’étaient à la fois par leur faute et par la faute des Romains. Plusieurs s’engageaient dans des dépenses exagérées qui engendraient le déficit. D’autres étaient en proie à la rapacité de leurs magistrats locaux, qui les pillaient sans vergogne. En temps normal, Rome ne parait pas avoir trop exigé d’elles ; mais les contributions extraordinaires dont elle les frappait en temps de guerre, les amendes excessives qu’elle leur infligeait à la suite d’une émeute ou d’une défection, les abus innombrables qui accompagnaient la levée des taxes, étaient pour elles un surcroît de charges qui les acculait souvent à la nécessité d’emprunter, et dans ce cas il y avait toujours sur les lieux quelque usurier romain ou quelque représentant d’une grosse banque pour les satisfaire. Ce genre de trafic était très fructueux. Tout le monde n’était pas aussi dur que le fameux Brutus, qui une fois stipula un intérêt de 48 p. 100 ; mais on ne descendait guère au-dessous de 12 p. 100, et le plus fréquemment ce taux était dépassé. Or, si l’on songe qu’à cette date le taux usuel était à Rome  de 4 p. 100, on verra combien il était avantageux de prêter aux provinciaux, fallût-il pour cela s’endetter soi-même. Au reste, depuis l’année 67 avant J.-C. tout emprunt direct sur la place de Home fut interdit à ces derniers ; on voulait qu’ils empruntassent aux Romains établis au milieu d’eux, c’est-à-dire là où les capitaux se louaient le plus cher.

Rabirius comptait jusqu’à des rois parmi ses débiteurs. Dans l’antiquité comme de nos jours, il se rencontrait des souverains que leurs prodigalités ou la mauvaise organisation de leurs finances obligeaient à aller chercher des ressources sur le grand marché de l’argent. Rome étant alors dans le monde méditerranéen ce que Londres est aujourd’hui dans le monde entier, c’est à Rome que ces princes s’adressaient. Plusieurs d’entre eux nous sont connus ; mais combien peut-être dont les noms nous échappent ! Pour ne citer qu’un exemple, le roi de Cappadoce, Ariobarzane, devait à Pompée un intérêt annuel de plus de 2.250.000 francs et à Brutus un intérêt de 560.000 francs au moins. Les arrérages absorbaient et au delà tout le produit de ses impôts, et sa pénurie était telle qu’il avait perdu tout crédit. On n’imagine pas, écrivait Cicéron, un royaume plus dépouillé ni un roi plus pauvre. Son éloignement n’était pas une sécurité pour lui. Le proconsul de Cilicie, son voisin, ne cessait d’appuyer les réclamations de ses créanciers, parfois on leur fournissant un détachement de cavalerie. Rien n’atteste que Rabirius ait eu des relations avec lui ; mais il en eut certainement avec d’autres, et je présume qu’il les rançonna de son mieux.

Enfin il prenait une large part aux adjudications publiques. C’était une règle invariable à Rome que l’État n’exécutât rien par voie de régie ; tout se donnait à l’entreprise, depuis la perception des impôts jusqu’à la construction des édifices et au transport : des fournitures destinées aux armées. Nous ne savons pas quelle était la spécialité de Rabirius, ni même s’il en avait une. J’imagine qu’il s’occupait principalement des impôts. A cet effet, il se formait des sociétés financières, semblables à celles qui existaient chez nous sous l’ancien régime. Quand les censeurs mettaient aux enchères, pour une période de quatre ans, la ferme d’une taxe, chacune faisait ses offres, et on accordait la préférence à la Compagnie dont les conditions étaient les meilleures pour le Trésor. Une fois le marché conclu, elle levait la taxe à ses risques et périls, et ses bénéfices étaient constitués par l’excédent de ses encaissements sur ses versements. La loi déterminait avec précision les charges qui pesaient sur les contribuables ; mais elle n’était pas toujours respectée, et la cupidité des publicains comme on les appelait, extorquait habituellement aux particuliers bien plus qu’ils ne devaient, souvent avec la connivence des gouverneurs, qui toléraient leurs rapines au prix de larges pots-de-vin. Cicéron affirme que Rabirius avait de gros intérêts dans ces fermes.

Ce personnage, en somme, était un financier de grande envergure. Son activité ne se limitait pas à Rome ni à l’Italie ; elle rayonnait sur les provinces et franchissait même la frontière. Il avait des fonds un peu partout, et on est conduit par suite à se demander si c’était seulement avec son patrimoine qu’il faisait face à des opérations aussi vastes. Il est visible, d’après le témoignage de Cicéron, qu’il se servait autant de l’argent des autres que du sien. Lorsqu’on nous dit, en effet, qu’il enrichissait ses amis et qu’il leur attribuait des parts, il s’agit de s’entendre sur le sens de ce langage. Il ne signifie pas que Rabirius les comblait bénévolement de ses libéralités, et qu’il travaillait à augmenter leur fortune par plaisir, par pure affection, et sans qu’ils y fussent pour rien, mais plutôt qu’il les associait à ses entreprises. Il y avait à Rome beaucoup d’argent, et chacun, comme il était naturel, cherchait pour ses écus un bon placement. Or il n’était pas facile à un individu inexpérimenté de dénicher des débiteurs honnêtes et solvables ; bien des gens reculaient devant un si lourd tracas. Le plus simple alors était de confier ses fonds à un banquier ; celui-ci les faisait valoir à sa guise, et il remettait en échange à son client soit un intérêt fixe, soit une portion de ses bénéfices. Les riches sénateurs n’avaient pas le droit de se livrer ostensiblement à une opération financière ; il leur était notamment défendu de passer un marché avec l’État. Mais ils avaient la faculté de commanditer un publicain et de participer secrètement à ses affaires ; les actions qu’il leur délivrait étaient les parts dont parle Cicéron. Tout banquier en renom voyait affluer chez lui une masse de capitaux qui sollicitaient la faveur d’être accueillis dans sa caisse, et ses ressources se trouvaient ainsi multipliées par le crédit[4]

Il est aisé d’apprécier l’influence qu’exerçait un homme comme Rabirius. Il avait pour lui le prestige qui naît de l’opulence et la puissance que confèrent les moyens dont on dispose pour nuire ou pour obliger. Il tenait sous sa dépendance ses débiteurs par les craintes qu’il leur inspirait, et ses associés par les avantages pécuniaires qu’il leur assurait. Tout un monde de gens avides ou besogneux s’agitait autour de lui, et ce n’étaient peut-être pas les membres de l’aristocratie qui se montraient le moins empressés à le cajoler, Il n’avait pas seulement une grande situation sociale ; il était aussi en mesure d’agir sur le gouvernement, et il avait derrière lui, pour le seconder, la classe entière des chevaliers, dont il était un des principaux chefs. Très souvent, à Rome, la politique était menée par les financiers, et ceux-ci lui imprimaient la direction qui convenait le mieux à leurs calculs. Indifférents aux querelles des factions, ils étaient uniquement des hommes d’argent. Quiconque favorisait leurs spéculations, même les plus iniques et les plus éhontées, était sûr d’avoir leurs sympathies. Ils étaient amis de l’ordre, parce que les troubles alarmaient les capitaux et menaçaient la richesse. Ils poussaient aux guerres de conquête et aux annexions territoriales, parce qu’elles avaient pour effet d’élargir le champ de leurs opérations. Ils voulaient par-dessus tout s’enrichir aux dépens de l’État et des provinciaux. Suivant qu’ils se portaient vers le peuple ou vers le Sénat, ils donnaient à l’un ou à l’autre la prépondérance. Chaque parti avait donc un égal intérêt à rechercher leur appui, et ainsi c’étaient les chevaliers qui, par un simple jeu de bascule, réglaient à leur gré et à leur profit la marche des affaires. Le sort de la République était presque entre leurs mains, en ce sens qu’elle ne pouvait être sauvée que par leur alliance avec le Sénat, et, si elle succomba, ce fut en partie parce qu’ils se détachèrent de lui.

 

II

Ptolémée Aulète, roi d’Égypte. — Ses premiers rapports avec Rabirius. — Sa chute. — Son séjour à Rome. — Ses emprunts. — Sa restauration.

Le plus grave événement de la vie de Rabirius fut son aventure d’Égypte[5].

Depuis longtemps la politique immuable des rois de ce pays était de cultiver l’amitié du peuple romain, et ils s’en étaient parfois bien trouvés ; on n’a qu’à se rappeler la circonstance célèbre où un ultimatum de l’ambassadeur Popilius obligea le roi de Syrie à évacuer le delta du Nil. Mais peu à peu cette amitié était devenue un véritable protectorat, et les Ptolémées avaient à peu près perdu toute indépendance. Il arriva même quelque chose de plus en l’année 81 avant Jésus-Christ. A la mort de Ptolémée XII, le bruit se répandit que ce prince avait légué ses États aux Romains. Il est vrai que l’existence du testament était contestée, et, en somme, ce point n’a jamais été éclairci. En tout cas, le Sénat ne jugea pas à propos de revendiquer l’héritage et laissa Ptolémée XIII prendre possession de son trône.

Mais la situation de ce dernier n’en était pas moins très précaire. D’abord il était fort jeune, puisque à son avènement il n’avait pas plus de huit ou neuf ans. En outre, il était bâtard, et par conséquent ses droits à la couronne reposaient sur un titre douteux. Enfin, les Romains restaient libres d’invoquer à tout instant contre lui le mystérieux testament qui avait été provisoirement écarté, mais dont nul ne niait officiellement l’authenticité. Placé sous cette épée de Damoclès, il vivait dans des transes continuelles. Rien n’indiquait sans doute que le Sénat eût l’intention de le dépouiller. Des raisons de politique intérieure, peut-être aussi la peur de quelques complications en Orient, rendaient cette assemblée tout à fait hostile à l’annexion. Mais si elle allait changer d’avis ! ou bien si le peuple lui forçait la main ! Quel malheur pour un prince qui se sentait incapable de résister !

On devine dès lors les intrigues de tout genre auxquelles il dut se livrer pour conjurer le péril. Entretenir à Rome des émissaires chargés de le renseigner sur l’état des esprits, agir sur l’opinion publique, gagner les chefs de parti, les sénateurs de marque, par des protestations de fidélité et surtout par l’argent, telle fut pendant plusieurs années la tactique de Ptolémée ou de ceux qui gouvernaient en son nom. Son inquiétude fut portée à son comble lorsqu’il apprit que César avait été élu consul avec l’aide de Pompée et de Crassus. Ces trois personnages, désormais unis pour dominer l’État, ne lui disaient rien qui vaille. Tout récemment, il avait essayé d’intéresser Pompée à sa cause en lui envoyant de l’argent et des troupes durant la campagne de Syrie ; Pompée avait tout accepté, mais n’avait rien fait pour lui. Quant à César et à Crassus, ils avaient, quelques années auparavant, demandé expressément que l’Égypte fût réduite en province romaine ; un projet de loi avait même été rédigé dans ce sens, et le veto des tribuns en avait seul empêché l’adoption. Ces souvenirs étaient de nature à préoccuper vivement Ptolémée. Mais c’est précisément à l’heure où il croyait avoir le plus de sujets de crainte qu’il fût sauvé.

César devait partir pour la guerre des Gaules au lendemain de son consulat, et il ne se souciait pas de laisser sans solution cette affaire d’Égypte qui pouvait, pendant son absence, procurer à Pompée, son ami mais son rival, l’occasion de quelque mission en Orient, d’où il reviendrait plus puissant et plus riche que jamais. Il avait un autre motif pour la liquider au plus vite, c’étaient ses besoins pécuniaires. Je doute qu’il se fût déjà débarrassé du lourd fardeau de dettes qui pesait naguère sur lui, quand il était allé gouverner l’Espagne ; je suppose qu’il n’avait pas amassé en un an cinq ou six millions dans cette province. Mais, en admettant qu’il eût tout remboursé, combien lui fallait-il d’argent pour entreprendre la guerre qu’il méditait, cette guerre que le Sénat voyait d’un si mauvais œil, et où il était probable qu’on le laisserait se débrouiller tout seul ! A ce titre, les angoisses de Ptolémée étaient une excellente aubaine pour lui, et, comme il avait aussi peu de moralité politique que la plupart de ses contemporains, il se garda bien de la négliger, d’autant plus que dans l’espèce ses intérêts propres ne paraissaient pas être en désaccord avec ceux de l’État.

Il accueillit donc les ouvertures du roi, et il s’engagea, moyennant six mille talents (trente-quatre millions de francs), à le faire reconnaître pour souverain légitime de l’Égypte. Ce magnifique pot-de-vin n’était pas destiné tout entier à César ; Pompée, Crassus, d’autres encore, durent en avoir leur part. On soupçonne en effet qu’il y eut à Rome des résistances peut-être difficiles à vaincre. Quoi qu’il en soit, le traité fut loyalement exécuté. Deux actes successifs, un sénatus-consulte et un plébiscite, déclarèrent Ptolémée allié et ami du peuple romain, et par cela même le consolidèrent définitivement sur son trône en 59 avant Jésus-Christ. Il est vrai que cette faveur lui était personnelle et ne s’étendait pas à ses héritiers ; mais c’était tout ce qu’il demandait pour le moment. Le roi ne paya qu’une partie de la somme promise ; car ; douze ans après, César avait encore sur ses enfants une créance de seize millions, qui remontait sûrement à la date de 59[6]. Rabirius fut mêlé à tous ces pourparlers. C’est lui qui versa au nom du roi les acomptes immédiatement exigibles, et les fonds ne lui furent pas envoyés d’Alexandrie ; il les puisa dans sa caisse.

Six mille talents représentaient à peu près la moitié des recettes du budget égyptien[7]. Le roi fut donc obligé d’augmenter sensiblement les impôts, et même d’altérer les monnaies, pour suffire à la charge nouvelle dont sa dette aggravait ses finances. A cette cause d’impopularité s’en joignit bientôt une autre. Son frère régnait sur l’île de Chypre, qui était une sorte d’apanage de la monarchie ptolémaïque. Les Romains n’avaient rien à lui reprocher, et pourtant le tribun Clodius, sous le fallacieux prétexte qu’il encourageait la piraterie, obtint en 58 le vote d’une loi qui confisquait purement et simplement ses États avec ses trésors. L’opération, confiée à l’intègre Caton, rapporta quarante millions. Elle ne souleva aucune difficulté, soit de la part du prince spolié, qui se tua, soit de la part du roi d’Égypte, qui aurait pu agir au moins par la voie diplomatique, et qui par prudence ne bougea pas. Sa lâcheté indigna profondément ses sujets. Déjà les Romains s’étaient emparés de la Cyrénaïque ; maintenant c’était Chypre qu’ils prenaient ; si on les laissait faire, l’Égypte elle-même ne tarderait pas à être menacée, et les Alexandrins ne désiraient nullement l’annexion.

De toutes les villes de l’antiquité, Alexandrie était la plus frondeuse et la plus turbulente. Elle avait une population de plusieurs centaines de mille habitants de toute origine, indigènes, Grecs, métis, Juifs, sans compter les Éthiopiens, les Libyens, les Arabes, les Perses, les Indiens que le commerce y attirait, et cette multitude, qu’un rien irritait, courait vite aux pires violences, sous l’impression du moment, sans réfléchir aux suites de ses emportements. Les émeutes étaient fréquentes et terribles. Lâches par nature, les Alexandrins avaient des colères soudaines, qui les rendaient braves et féroces. Pour un refus opposé à une pétition insignifiante, pour une querelle entre un soldat et un passant, pour une saisie de denrées avariées, pour un esclave châtié, pour un chat tué par mégarde, on s’attroupait, on s’armait de pierres, de bâtons et de couteaux, on pillait, on massacrait, et on se faisait massacrer. Les rois n’avaient pour se protéger que des mercenaires. Or, en 58, la garnison était peu nombreuse, peut-être parce que Ptolémée avait été forcé de la réduire par raison d’économie. Un beau jour, soit qu’il ne se sentît plus en sûreté, soit qu’une sédition populaire le condamnât à fuir, il s’embarqua secrètement pour Rome, la ville alliée. A Rhodes il vit Caton, venu là pour l’affaire de Chypre. Après avoir vainement attendu sa visite, il alla chez lui. Caton le reçut comme un individu quelconque ; mais il lui donna le sage conseil de rebrousser chemin ; il offrit même de l’accompagner à Alexandrie et de le réconcilier avec ses sujets. Il l’avertit charitablement des ennuis qu’il aurait à Rome ; il lui faudrait acheter tous les hommes influents, et leur cupidité était telle que l’Égypte entière, convertie en argent, pourrait à peine l’assouvir. L’avis parut bon au roi ; mais ses amis l’empêchèrent de le suivre et il continua sa route.

Ptolémée XIII était un assez triste sire. Parmi les derniers souverains de cette dynastie viciée par l’abus des mariages consanguins et des plaisirs, il semble avoir été un des plus médiocres. Les Alexandrins l’appelaient Aulète, c’est-à-dire le flûtiste, à cause de sa prédilection pour l’instrument préféré de Dionysos. Il avait une dévotion particulière pour ce dieu, dont il prenait volontiers le nom, et il goûtait fort ses cérémonies. Or le culte dionysiaque était caractérisé par des scènes d’une incroyable immoralité. C’est sans doute pour ce motif que le roi y trouvait tant d’attraits. Il ne se contentait pas d’établir dans son palais des concours de musique en l’honneur du dieu, et de se mêler aux concurrents pour disputer le prix ; il aimait encore à se parer de vêtements de femme, à s’enivrer et à danser, comme les autres, au bruit des cymbales. Le personnage n’avait donc rien d’intéressant par lui-même, et aucune raison sérieuse ne militait en faveur de sa restauration, sauf peut-être le désir de montrer que Rome n’abandonnait pas ses alliés. A Alexandrie, un gouvernement avait été organisé, faible, il est vrai, et peu solide ; mais ce devait être là, aux yeux du Sénat, une qualité de plus et non pas un défaut.

Aulète cependant rencontra, dès son arrivée, de vives sympathies. C’était la seconde fois que cette bonne vache à lait s’offrait aux appétits, et sa présence les aiguisa singulièrement. Les plus ardents à le défendre furent ceux qui l’avaient déjà obligé, et parmi eux Rabirius. On se rappelle que l’année précédente ce dernier avait prêté à Ptolémée une partie des fonds qui lui avaient permis d’acheter l’amitié du peuple romain. Cette dette n’avait pas été remboursée, et elle ne pouvait l’être que si le débiteur recouvrait son royaume. D’autres que Rabirius étaient peut-être dans le même cas et faisaient le même calcul. Ils ne se bornèrent pas à appuyer les démarches du roi ; ils l’aidèrent encore de leurs deniers. Rabirius notamment, convaincu que ce prince rentrerait bientôt en possession de sa couronne, lui ouvrit de nouveau sa bourse et celle de ses amis. Aulète, nous dit-on, suppliait, demandait beaucoup, promettait davantage ; il était, je pense, très coulant sur les conditions ; le banquier craignait de perdre ses créances antérieures, s’il lui refusait les moyens de préparer son retour. Il fut donc forcé de continuer ses avances. Comme le remarque Cicéron à ce propos, il est difficile, quand on s’est engagé avec de grandes espérances dans une entreprise, de ne pas la suivre jusqu’au bout. Ces emprunts successifs durent atteindre un chiffre très élevé ; car les dépenses de Ptolémée pendant son séjour à Rome furent considérables, et il est probable qu’il épuisa vite l’argent qu’il avait emporté d’Alexandrie.

Il avait un train de maison dont Cicéron atteste la magnificence. Pompée l’avait logé dans sa villa des monts Albains, pour bien indiquer qu’il le patronnait ; mais il ne le défrayait pas de tout, lui et son entourage, et l’on connaît les habitudes de luxe des monarques d’Orient. Les Alexandrins avaient dépêché à Rome une députation de cent membres pour justifier leur conduite et incriminer celle de Ptolémée ; il fallut corrompre ces gens-là, ceux du moins qui échappèrent aux poignards des spadassins royaux. Enfin, et surtout, il fallut jeter l’or à pleines mains dans le monde politique. La corruption parlementaire était alors si ouvertement pratiquée que personne ne songeait à s’en étonner. Quand Cicéron parle de ces scandales, il les constate sans les flétrir. On dirait qu’aux yeux des contemporains, les gains de cette nature formaient pour les sénateurs une sorte de traitement normal. C’était un axiome courant qu’à Rome tout était à vendre, dans la curie comme dans les comices. Les manœuvres que Salluste attribue à Jugurtha et à ses agents furent renouvelées par Aulète. Lui aussi combla de présents ses anciens amis, en acquit de nouveaux et se créa par ses largesses de nombreux partisans. L’argent fit pour lui plus que tous les raisonnements du monde, et Cicéron dit d’un mot que le Sénat fut acheté.

La vente des consciences se poursuivit même après son départ à la fin de 57. Avant de quitter Rome pour aller s’installer à Éphèse, où il attendit les événements, Ptolémée s’aboucha avec Rabirius, et ils prirent ensemble des arrangements. Un contrat fut conclu selon le mode usité entre Romains et étrangers, c’est-à-dire qu’un acte fut dressé en double exemplaire, scellé et confié par les parties à un tiers, qui fut peut-être Pompée. Cet acte ne se rapportait pas aux emprunts antérieurs du roi ; car je suppose que Rabirius n’avait pas eu la naïveté de lui prêter sur parole ; il concernait plutôt un emprunt nouveau. Aulète devait laisser derrière lui un certain Ammonius pour achever son œuvre ; Rabirius fournit l’argent nécessaire, et un billet fut souscrit par le prince exilé. Il serait curieux d’en connaître la teneur ; mais Cicéron, le seul qui mentionne cette négociation, est muet sur ce point.

Ammonius ne perdit pas son temps. Dès le mois de janvier 56, un témoin oculaire nous le représente livrant des assauts aux sénateurs par l’argent. Rabirius et les autres créanciers lui servaient d’intermédiaires ; car ils étaient d’autant plus intéressés au succès de Ptolémée qu’ils avaient prêté davantage. Sauf une poignée d’intransigeants nettement hostiles à toute intervention officielle en faveur d’Aulète, on était unanime pour accepter l’idée d’un appui effectif procuré à « l’ami et allié » du peuple romain. Mais de quelle nature serait cet appui, et qui aurait le mandat de ramener le roi à Alexandrie ?

Tout d’abord on écarta le projet d’une expédition militaire. On feignit de croire que les circonstances étaient assez délicates pour motiver la consultation des livres Sibyllins, et le Sénat y consentit. Ces livres mystérieux et vénérés étaient rédigés en vers grecs. Ils contenaient, non pas de véritables prophéties, mais des conseils de sagesse en vue de certaines éventualités, et, comme ils étaient conçus en termes très vagues et très généraux, le collège sacerdotal qui en avait la garde se chargeait d’en donner une interprétation presque toujours arbitraire. Cette fois encore on y trouva ce qu’on y cherchait. La Sibylle déclara, parait-il, que si le roi d’Égypte venait demander quelque secours, il fallait l’assister, mais non à l’aide d’une armée ; sinon on aurait de grosses difficultés. Le tribun Caton se hâta de divulguer ces paroles en plein forum, et par cette manœuvre, d’ailleurs illégale, il rendit impossible tout envoi de troupes ; la superstition populaire n’aurait pas toléré qu’on passât outre à un pareil avertissement des dieux.

La mission d’Égypte, même réduite aux proportions d’une simple ambassade, n’en demeurait pas moins très enviable en raison des profits matériels qu’elle promettait, et elle fut chaudement disputée. Finalement, trois motions furent en présence. L’une consistait à choisir pour cet objet le gouverneur de Cilicie, Lentulus Spinther, qui était déjà sur les lieux, et dont la médiocrité ne portait ombrage à personne. L’autre voulait que le roi fût rétabli par Pompée, escorté seulement de deux licteurs. Quant à la troisième, elle réservait ce soin à une commission de trois sénateurs. On discuta là-dessus pendant plusieurs séances ; mais on ne réussit pas à s’entendre. Il y eut des tentatives d’obstruction, des ajournements répétés, et, somme toute, on ne décida rien.

Rabirius dut suivre ces débats avec anxiété. Sa cause était étroitement connexe à celle du roi, puisqu’il ne pouvait espérer le remboursement de sa créance qu’après le retour d’Aulète à Alexandrie, et tous ces retards lui étaient préjudiciables. Il est vrai que les intérêts couraient dans l’intervalle ; mais, eu attendant, il ne touchait rien, ni intérêts ni capital. Ses fonds se trouvaient immobilisés jusqu’à une échéance encore inconnue ; son crédit en souffrait ; ses amis se plaignaient d’avoir été entraînés par lui dans une affaire très aléatoire ; enfin il était que tout cela n’aboutît à un désastre, s’il arrivait que Ptolémée mourût en exil.

Heureusement, la Syrie avait pour proconsul Gabinius, un individu fort véreux, dont la vénalité ne dépassait peut-être pas celle des autres, mais en tout cas l’égalait. Aulète, de guerre lasse, se rendit auprès de lui, et lui offrit dix mille talents (environ cinquante-six millions), pour prix de sa restauration. Une partie de cette somme servirait aux frais de l’expédition ; le reste serait pour le général romain. Il va sans dire que le roi ne possédait pas tout cet argent ; mais il s’engageait à verser sur l’heure un acompte. C’était là un appât bien propre à exciter l’avidité de Gabinius, et sa vertu n’était pas faite pour résister à une semblable tentation. Toutefois il risquait beaucoup en acceptant ; non qu’un échec fût à redouter, mais pinte parce que l’acte projeté était doublement illégal. Pénétrer en Égypte avec une armée, c’était fouler aux pieds l’oracle de la Sibylle, et commettre une première irrégularité, qui s’aggraverait du crime d’impiété. Mais il y a plus : une loi de Sylla, confirmée pendant le consulat de César en 59, déclarait coupable de lèse-majesté le gouverneur qui, sans l’autorisation préalable du Sénat ou du peuple, conduisait des troupes hors de sa province pour quelque motif que ce fût, et lors même qu’il avait le dessein, comme dans l’espèce, de prêter main-forte à un souverain allié et protégé.

On voit à quels dangers s’exposait Gabinius en accédant aux désirs d’Aulète. Il ne manqua pas de s’en prévaloir auprès de lui et de faire de ses craintes un procédé de chantage. Il fut d’ailleurs à peu près rassuré par une lettre que Ptolémée lui communiqua de la part de Pompée. Pompée avait renouvelé depuis peu le pacte qui l’unissait à Crassus et à César ; il était déjà, ou il allait être consul avec Crassus[8], et, en réalité, il était pour le moment le maître dans Rome. Sa lettre n’avait certainement rien d’officiel ; sans quoi la responsabilité du proconsul de Syrie eût été à couvert, puisqu’il se serait contenté d’exécuter un ordre, et on ne concevrait pas qu’il eût été plus tard traduit devant les tribunaux. Je doute même que Pompée ait envoyé à Gabinius un avis officieux ; car cet homme cauteleux et dissimulé avait une peur horrible de se compromettre, et avec sa manie de sauver les apparences, il affichait sans cesse un respect hypocrite de la légalité, bien qu’il ait toujours vécu en marge de la constitution. J’imagine que sa lettre, adressée au roi, mais destinée à être placée sous les yeux de Gabinius, contenait simplement l’expression de ses sympathies pour Aulète et formulait des vœux pour son rétablissement. Gabinius comprit à demi-mot, et, persuadé qu’il trouverait dans Pompée, le cas échéant, un puissant défenseur, il fit ses préparatifs.

Comme il fallait s’y attendre, Rabirius joua un rôle dans cette intrigue. On l’accusa ultérieurement d’avoir poussé Gabinius à passer en Égypte, et cette démarche n’avait rien que de naturel, étant données les créances qu’il avait sur Aulète. Il est toutefois permis de se demander si ce conseil émana de sa seule initiative, ou bien si Rabirius fut le canal secret par où arrivèrent jusqu’à l’oreille du proconsul les exhortations décisives de Pompée. Dans cette dernière hypothèse son langage aurait eu une tout autre valeur que dans la première. Quoi qu’il en soit de cette conjecture, on constate qu’il n’y eut dans tout cela qu’une question d’argent. Gabinius ne voulait pas laisser échapper une si belle occasion de s’enrichir. Rabirius était impatient de recouvrer les fonds qu’il avait prêtés. Quant à Pompée, il avait peut-être aussi le roi pour débiteur, à moins qu’on eût acheté sa complicité par l’offre d’un pot-de-vin à prélever sur les soixante millions. Cette communauté d’intérêts rapprocha les trois compères et l’expédition fut résolue par eux en dépit du Sénat et de la religion. L’opération ne rencontra aucune difficulté. Il se produisit un petit essai de résistance ; mais les troupes romaines balayèrent sans effort les soldats poltrons et indisciplinés qu’on leur opposa, et Aulète, qu’elles traînaient avec elles, eut la joie de rentrer dans son palais après trois ans d’absence. Quand le pays fut évacué, une garnison resta à Alexandrie, pour défendre le roi contre ses sujets, en même temps quo pour affermir le protectorat de la république (printemps de 55).

 

III

Rabirins ministre des finances en Égypte. — Sa disgrâce. — Son procès à Rome. — Plaidoyer de Cicéron. — Rabirius fonctionnaire de César.

Le bonheur de Ptolémée n’était pas sans mélange. Il était redevenu roi d’Égypte ; mais il demeurait chargé d’une dette énorme, qui mettait ses finances en péril. Il suffit, pour en évaluer le poids, de récapituler les divers engagements qu’il avait pris. En 59, César lui avait vendu son appui pour trente-quatre millions ; peut-être Aulète en avait-il aussitôt commencé le remboursement ; mais, dès l’année suivante, ses versements étaient interrompus par son exil. Bien plus il avait dû, à dater de 58, contracter des emprunts continuels pendant trois ans, d’abord pour vivre, puis pour se ménager à Rome des partisans. Enfin, tout récemment, il avait souscrit à Gabinius une promesse de cinquante-six millions. Tout cela représentait au bas mot une centaine de millions, alors que les recettes normales de son budget ne dépassaient pas soixante-dix millions. Il n’est pas d’État moderne qui ne s’accommodât aisément d’une dette supérieure de si peu à ses recettes annuelles. Pour Ptolémée il en était différemment. Sa dette, au lieu d’être perpétuelle comme la nôtre, était exigible immédiatement ou à bref délai. Elle n’était pas tout entière productive d’intérêts ; car je présume que César et Gabinius n’avaient pas eu l’audace d’en réclamer pour leurs pots-de-vin ; il n’y avait eu évidemment d’intérêts stipulés que pour les fonds prêtés par Rabirius et les autres créanciers, et le taux en était sans doute exorbitant. J’ajoute qu’Aulète n’avait pas le moyen d’amortir à l’aide de nouveaux emprunts. Dans la situation où il était, pouvait-il trouver du crédit, même à Rome ? C’est seulement avec ses excédents budgétaires qu’il lui fallait liquider son passif, et une pareille nécessité le jetait dans un cruel embarras.

Autant pour se procurer de l’argent que pour se venger, il multiplia les sentences de mort et les confiscations. Mais ces violences ne suffirent pas pour le libérer, et, comme Rabirius était accouru en Égypte afin de le harceler, il le nomma ministre des finances. Celui-ci ne fut pas une sorte de contrôleur général imposé par Rome ; il ne ressembla nullement à ces commissaires que les puissances européennes ont parfois délégués auprès d’un souverain endetté, pour rétablir un peu d’ordre dans son budget et sauvegarder ainsi les intérêts de ses créanciers du dehors. Il fut un fonctionnaire royal, et rien de plus. Aulète le choisit, parce qu’il connaissait sa capacité et qu’il comptait là-dessus pour accroître ses ressources. Ce ne fut pas un tuteur qu’on lui donna, mais un bon administrateur qu’il s’adjoignit. Quant à Rabirius, il se considéra surtout comme le fondé de pouvoirs de tous ceux qui avaient fait des avances au roi. Il était lui-même du nombre, et, en travaillant pour les autres, il allait travailler aussi pour lui. Il parait que Gabinius lui recommanda particulièrement sa créance, et qu’il lui promit 10 p. 100 sur ses rentrées. Cicéron, il est vrai, déclare que c’est là une calomnie ; mais son argumentation sur ce point est pitoyable. Il allègue en effet qu’il est également impossible de penser que les cinq millions six cent mille francs destinés à Rabirius aient été imputés sur les cinquante-six millions dus à Gabinius, ce dernier étant trop rapace pour consentir à un pareil sacrifice, ou bien qu’ils se soient ajoutés aux cinquante-six millions, puisqu’il est démontré que Gabinius n’a rien touché au delà de ce chiffre. Mais n’était-il pas naturel, et même légitime, de la part de Gabinius, d’intéresser Rabirius par l’appât d’une forte commission, au recouvrement des millions en souffrance ?

L’esprit de fiscalité était très développé en Égypte. Cette vieille monarchie avait à cet égard des traditions lointaines, qui, de siècle en siècle avaient fini par y constituer un système d’impôts extrêmement perfectionné. Les taxes étaient innombrables, et elles atteignaient la richesse sous toutes ses formes, sans compter les revenus que le roi tirait de ses domaines. Il faut croire que les excédents n’étaient pas rares ; car, en temps ordinaire, le trésor était souvent bien garni. On a vu les réserves qu’avait accumulées le petit roi de Chypre. Quand les Romains annexèrent l’Égypte, l’argent laissé par la reine Cléopâtre fut si abondant qu’à Rome le taux de l’intérêt baissa des deux tiers et que les prix doublèrent. On n’en était pas là au moment où Rabirius débarqua à Alexandrie. Loin de posséder des économies, Aulète avait un arriéré considérable, et il attendait son salut de son ministre.

Le malheur est que nous ne savons à peu près rien sur la gestion du personnage, ni même sur le temps qu’elle dura. Créa-t-il de nouveaux impôts ? Augmenta-t-il le rendement de ceux qui existaient déjà ? Se borna-t-il à combattre le gaspillage ? A ces questions les documents ne donnent aucune réponse précise. On a seulement des indices qu’il n’altéra pas les monnaies. Il est vraisemblable qu’il réussit à rembourser une partie des dettes de Ptolémée. La créance que César avait sur le roi depuis l’année 59 n’était plus que de seize millions et demi douze ans après, et il se peut qu’elle ait été notablement amortie pendant le ministère de Rabirius. D’autre part, il est certain que Gabinius eut beaucoup d’argent à sa disposition après son retour d’Égypte. On l’accusait, il est vrai, d’avoir pillé la province de Syrie ; mais nous avons la preuve qu’Aulète opéra des versements entre ses mains. Était-ce avant ou après l’expédition d’Alexandrie ? C’est ce qu’on ne dit pas.

S’il veilla aux intérêts de ses amis, Rabirius ne dut pas négliger les siens. Comme il était chargé à la fois des dépenses et des recettes de l’État, il lui était facile de se payer lui-même. En outre, pour peu qu’il fût malhonnête, il avait mille moyens occultes de remplir ses poches ; il n’avait par exemple qu’à favoriser les rapines des fermiers de l’impôt et à partager avec eux. Tous ces profits, il eut soin de les mettre à l’abri, avant de tomber en disgrâce. Il expédia à Pouzzoles, en Italie, plusieurs navires bondés de marchandises. Cicéron, qui veut absolument le faire passer pour pauvre, prétend que c’étaient des choses sans valeur, du papyrus, du lin, des verreries. L’assertion est suspecte ; Rabirius n’était pas assez sot pour s’encombrer d’une cargaison insignifiante ; il préféra apparemment acheter des objets de prix, qu’il comptait revendre très cher à Rome. D’ailleurs, il envoya aussi un petit bâtiment, d’aspect mystérieux, qui intrigua bien des gens, et qui renfermait peut-être des lingots et de l’argent monnayé.

La précaution n’était pas inutile ; car son ministère se termina par une catastrophe. On a dit qu’il fut victime de son impopularité ; telle est notamment la version de M. Bouché-Leclercq. Soutenu par les garnisaires que lui avait laissés Gabinius sous prétexte de protéger la personne du roi, Rabirius se mit à pressurer le contribuable. Des plaintes s’élevèrent de toutes parts, si bien que Ptolémée, qui connaissait les Alexandrins, jugea opportun d’emprisonner Rabirius et ses agents, pour donner une certaine satisfaction à la colère du peuple. Il est probable que les Alexandrins ne se contentèrent pas de ce semblant de sévérité et qu’ils menacèrent d’enfoncer les portes de la prison ; car Rabirius, au dire de son avocat, s’enfuit tout nu et sans ressources, après avoir cru maintes fois toucher à sa dernière heure. Cicéron présente l’événement sous un jour tout autre. D’après le récit très sommaire qu’il en fait, Rabirius fut renversé par une de ces révolutions de palais qui sont si fréquentes dans les monarchies orientales. On devine que la présence de cet intrus provoquait à la Cour d’ardentes jalousies, et qu’on ne se gênait pas pour le desservir auprès du maître, tout Romain qu’il était. Peut-être le roi finit-il par s’apercevoir que son ministre le volait. Peut-être se fatigua-t-il à la longue de subir sa tutelle, d’obéir aux exigences de sa parcimonie, de consentir à des réductions des dépenses. Bref, au bout de quelques mois, il lui ôta brusquement sa charge, et même il le plongea, lui et ses amis, dans un cachot, où sa vie fut plus d’une fois en danger. Ce fut une chute de grand-vizir. Mais aussi, dit Cicéron avec ce mépris qu’inspiraient aux Romains tous ces rois exotiques, quelle imprudence d’aller se fier à l’humeur fantasque d’un despote, et de quitter la cité la plus libre qui fut jamais, pour habiter une ville où il n’y a que des esclaves ! Rabirius avait une excuse ; il voulait rentrer dans ses fonds et gagner quelque chose de plus, s’il se pouvait.

Il parvint à s’évader et retourna à Rome. J’ai peine à croire qu’il fût tombé dans l’état d’indigence que dépeint Cicéron. Sans parler des biens qu’il avait laissés en Italie au moment de son départ pour l’Orient, l’habile homme avait eu le temps d’amasser des écus pendant son séjour à Alexandrie et de les placer en lieu sûr ; les navires ancrés dans le port de Pouzzoles en étaient la preuve. Le seul point obscur est de savoir s’il avait réussi à récupérer le montant intégral de ses créances. J’ajoute que s’il fit payer, en totalité ou en partie, les millions dus à Gabinius, il toucha la commission de 10 p. 100 qui avait été stipulée entre eux. Il était loin, par conséquent, d’être dans la gêne. C’est tout au plus s’il est admissible que sa fortune ait été plus ou moins ébréchée. D’où vient donc ce bruit soigneusement répandu dans Rome qu’il était pauvre ? D’où vient que Cicéron, dans le plaidoyer qu’il prononça pour lui, répète à satiété qu’il se trouve sans ressources, qu’il n’est plus qu’une ombre, un simulacre de chevalier romain, qu’il sombrerait tout à fait, si César, dans sa générosité, ne lui tendait par-dessus les Alpes une main secourable en lui prêtant l’appui de sa richesse et de son crédit ? II y a là des dessous qui nous échappent ; peut-être cependant n’est-il pas impossible de découvrir la clef de l’énigme.

Il est des circonstances où un financier est intéressé à être ruiné, comme il en est où un homme politique a intérêt à être malade. Qui sait si Rabirius ne dissimulait pas son actif pour s’exonérer de son passif ? En faisant parade d’un dénuement factice, il se dispensait de rembourser les capitaux qu’il avait empruntés en vue des affaires d’Égypte, et si, par hasard, il n’avait rien emprunté, il s’affranchissait de toute responsabilité à l’égard de ceux qui, sur ses instances, avaient avancé des fonds au roi. Comment, en effet, adresser des réclamations ou des plaintes à un individu qui avait lui-même tout perdu ?

Pourtant il n’était pas au bout de ses tribulations. Quand Gabinius était rentré à Rome après un long retard, il avait été cité en justice sous une double inculpation. On l’avait d’abord accusé de lèse-majesté, pour avoir, malgré la religion et les lois, réinstallé Aulète sur son trône par la force. Les intrigues de Pompée, qui se déclara ouvertement pour lui, et plus encore l’argent qu’il distribua, le sauvèrent ; il fut acquitté par trente-huit voix contre trente-deux. Il fut moins heureux dans le procès de concussion qu’on lui intenta aussitôt après. Il eut le tort, cette fois, de lésiner, dit un historien[9], et les jurés le condamnèrent. En pareille matière, l’objet essentiel que l’on poursuivait était la restitution par l’accusé d’une somme égale ou supérieure à celle qu’il Avait dérobée. C’était au tribunal d’en fixer le montant, dans les limites tracées par la loi. Pour Gabinius on l’arrêta à cinquante-six millions. Il va de soi qu’il ne voulut pas ou ne put pas la payer. Usant d’une faculté que la législation en vigueur lui octroyait, il aima mieux s’exiler, c’est-à-dire qu’il s’établit quelque part hors de l’Italie, avec sa fortune intacte. Or, lorsqu’un concussionnaire ne restituait pas et qu’il n’offrait pas de cautions, on avait le droit de se retourner contre ceux qui avaient bénéficié de ses larcins, au, pour employer l’expression consacrée, contre ceux à qui était allé l’argent. On prétendit que Rabirius était dans ce cas, et il fut mis en cause à son tour devant le jury qui avait frappé Gabinius.

L’accusateur fut Caïus Memmius, l’ami de Lucrèce. C’était un épicurien licencieux, un orateur facile et un poète aimable, qui ne se souciait guère dans ce procès de venger la morale outragée. Le défenseur fut Cicéron. En 63, pendant son consulat, le grand orateur avait déjà plaidé pour l’oncle de Rabirius, accusé devant le peuple d’un meurtre politique. C’était à ses yeux une première raison de répondre à l’appel du neveu. On sait au surplus qu’il se montrait d’ordinaire peu scrupuleux dans le choix de ses clients. N’avait-il pas tout dernièrement, pour plaire à Pompée, consenti à se faire l’avocat de son ennemi Gabinius, que, la veille, il vilipendait avec une âpreté inouïe ? Rabirius, au contraire, était son ami, et il lui devait bien cette marque de gratitude en échange des bienfaits qu’il en avait reçus lors de son exil. Elle est encore présente à mon esprit, disait-il dans sa plaidoirie, cette nuit déplorable pour tous les miens, où tu es venu te mettre tout entier à ma disposition, avec tes richesses. Tu m’as fourni, à mon départ, une escorte, une garde, tout l’or dont j’avais besoin, et jamais, en mon absence, tu n’as abandonné mes enfants ni ma femme. Il avait maintenant une excellente occasion de s’acquitter envers lui ; il la saisit avec empressement, et rien ne prouve qu’il ait cédé aux sollicitations de Pompée ou de César. S’il obéit à quelque motif politique en acceptant cette tâche, ce fut certainement au désir d’être agréable à l’ordre équestre. Convaincu de tout temps que le salut de la république, telle qu’il la concevait, dépendait de l’union intime des chevaliers et du sénat, il se confirmait de plus en plus dans cette opinion à mesure qu’il voyait s’approcher la crise que préparait l’ambition grandissante de César. Il estimait que tout était perdu si les deux ordres se séparaient, et il employait ses efforts à écarter tout prétexte de rupture entre eux, toute cause d’hostilité ou même de froideur. Sa correspondance témoigne à chaque page des perplexités où le jetait le moindre incident capable d’irriter les chevaliers contre le régime actuel. De là les complaisances que, malgré son honnêteté, il eut pour eux pendant son proconsulat de Cilicie ; de là également l’importance qu’il attacha au procès de Rabirius et l’intérêt qu’il y prit.

On reprochait à l’accusé d’avoir été ministre des finances de Ptolémée et d’avoir quitté la toge pour s’affubler du costume grec. La réponse était facile. Si Rabirius avait servi le roi, c’était pour toucher ses créances, et, s’il s’était habillé à la mode d’Alexandrie, c’était parce que sa position officielle l’y obligeait.

On disait encore que Rabirius avait prêté à Aulète l’argent destiné à corrompre le sénat. La chose n’était pas niable, et Cicéron glisse rapidement là-dessus. Il se contente d’alléguer que son client n’est pas responsable de l’usage que le roi a fait de ses emprunts ; sans quoi, il faudrait punir aussi le coutelier qui n vendu une arme à un assassin. Il oubliait que Rabirius avait participé directement à l’œuvre de corruption. Dans une lettre écrite en janvier 56, il montrait lui-même associés aux agissements de l’Égyptien Ammonius certains créanciers du prince qu’il ne désigne pas par prudence, et dont l’un visiblement était notre personnage.

Il n’était pas contestable non plus que Rabirius avait eu sa part des gains Illicites de Gabinius. Mais ici l’accusation se heurtait à une grave objection, que Cicéron se plaît à développer. Il observe en premier lieu que le nom de Rabirius n’a pas figuré une seule fois dans le procès du proconsul de Syrie. Or il était sans exemple qu’on eût jamais poursuivi un individu comme complice des concussions d’un autre, sans qu’il eût été cité dans l’estimation des sommes à restituer par ce dernier. Et pourquoi cela ? parce que le second procès n’était qu’une annexe du précédent, au point qu’il était interdit d’y apporter un témoignage nouveau. Cicéron ajoute que Rabirius ne saurait être condamné en vertu des lois qu’on invoque contre lui, attendu qu’elles ne sont pas applicables à l’ordre équestre ; et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que cette théorie était fondée. Par un privilège inouï, qui prouve la place qu’ils s’étaient faite dans l’État, les chevaliers pouvaient être concussionnaires impunément, sous prétexte qu’étant écartés des honneurs publics, lls devaient au moins être exempts d’inquiétudes.

Le plaidoyer se termine par cette considération que Rabirius est ruiné ; d’où cette double conséquence : 1° qu’il n’a point volé, comme le soutient son adversaire ; 2° qu’il est incapable de rien restituer. A voir le parti que tire son avocat de cette raison péremptoire, on comprend l’intérêt qu’avait l’accusé à se parer d’une fausse pauvreté.

Nous ignorons l’impression que produisit ce mélange d’arguties, de dénégations et d’arguments juridiques. Je ne serais pas étonné qu’il eût entraîné l’acquittement. Les chevaliers, qui formaient le tiers du jury, durent voter en bloc dans ce sens, ne fût-ce que pour défendre une de leurs plus précieuses prérogatives, que cette cause mettait en jeu ; et dès lors Rabirius n’avait que quelques voix à gagner pour avoir la majorité.

Je présume qu’après toutes ces épreuves Rabirius renonça à ses anciennes spéculations ; il se borna désormais à jouir discrètement de ses richesses. D’ailleurs, avec la dictature de César commença bientôt un régime tout différent du régime antérieur, un régime où il n’y eut plus de place pour les financiers rapaces et voleurs. Des mesures significatives montrèrent que le règne des manieurs d’argent était fini, que l’usure serait dorénavant combattue, et que le pillage des provinces par les chevaliers et les sénateurs ne serait plus toléré. Rabirius se le tint pour dit, et il se rangea, comme beaucoup d’autres. Il entra au service de César, mais en qualité de fonctionnaire. Au début de l’année 46 et de la campagne d’Afrique, le dictateur le chargea d’aller chercher en Sicile des approvisionnements de blé pour son armée. Ce ne fut pas une entreprise qu’il lui adjugea de gré à gré, ce fut une mission d’intendance qu’il lui confia. II utilisait ainsi son expérience d’homme d’affaires, parce qu’il voulait rallier autour de lui toutes les bonnes volontés et tous les talents, en les assujettissant à l’intérêt public et au sien. Peut-être Rabirius vécut-il encore plusieurs années ; mais, à partir de ce moment, on perd sa trace.

 

 

 



[1] Revue de Paris, 15 janvier 1903.

[2] Cicéron, Pro C. Rabirio Postumo.

[3] L’ordre des chevaliers ou l’ordre équestre comprenait alors tous les citoyens qui, sans faire partie du Sénat, possédaient au moins 400.000 sesterces (80.000 francs). Le Sénat était un corps inamovible ; on y entrait par l’exercice de la questure, et on pouvait, sans en sortir, remplir les autres magistratures de l’État (tribunat de la plèbe, édilité, préture, consulat).

[4] M. Deloume a mis tout ceci en lumière dans un ouvrage intitulé : les Manieurs d’argent à Rome (Paris, 1892, 2e édition).

[5] Les affaires d’Égypte ont été bien débrouillées par M. Bouché-Leclercq dans son Histoire des Lagides, II, p. 125 et suiv. J’insiste ici de préférence sur le côté financier.

[6] Plutarque, César, 48.

[7] Strabon, XVIII, p. 798 (d’après Cicéron).

[8] Renouvellement du triumvirat en 56 ; consulat de Pompée et Crassus en 55.

[9] Dion Cassius, XXXIX, 63.