LE DIFFÉREND ENTRE CÉSAR ET LE SÉNAT — (59-49 AV. J.-C.)

 

CHAPITRE PREMIER. — FORMATION DU TRIUMVIRAT, LOI VATINIA.

 

 

Quand César revint d’Espagne, en 60, avec le dessein de briguer le consulat[1], Pompée et Crassus étaient les deux principaux personnages de Rome[2]. Ils possédaient l’un et l’autre d’immenses richesses[3] ; leur clientèle était très nombreuse, et beaucoup de villes, en Italie et au dehors, les reconnaissaient pour patrons[4]. Ils avaient exercé de grands commandements, et leur gloire militaire, sans être égale, attirait sur eux tous les regards[5]. La majorité du sénat, il est vrai, leur était hostile[6] ; mais cette hostilité même leur assurait l’appui des chevaliers que les fautes de Caton et de ses amis avaient récemment détachés du parti sénatorial[7] ; les soldats qui avaient servi sous leurs ordres leur étaient dévoués ; et la plèbe à Rome s’inclinait toujours devant ceux dont elle sentait la force. Comme les comices électoraux dépendaient d’eux[8], César avait besoin de leur protection pour arriver au consulat. Il ne faut pas croire, en effet, qu’il eût déjà la puissance que quelques historiens lui ont attribuée ; les contemporains étaient loin de le placer au même niveau que Crassus et Pompée. On vantait sa noble naissance, sa générosité[9], son éloquence ; on le savait ambitieux, hardi, peu scrupuleux dans le choix des moyens peu soucieux de la légalité[10], capable de tout oser et de tout entreprendre ; on lui soupçonnait les qualités d’un chef de parti ; on craignait qu’il ne se portât l’héritier des Gracques. Mais les talents militaires et politiques qui ont fait de lui un grand général et un grand homme d’Etat n’avaient pas encore eu l’occasion de se montrer[11]. Il avait rempli successivement, et jamais avant l’âge légal, les différentes fonctions qui conduisaient au consulat[12], et dans aucune d’elles il n’avait rien fait qui le mit hors de pair. Il n’était pas, en 60, un candidat ordinaire ; mais s’il se distinguait des autres, c’était plut6t par les défiances qu’inspiraient ses projets que par l’influence dont il disposait. La plèbe, qui voulait un maître, avait peut-être de vives sympathies pour ce démagogue qui déjà, à plusieurs reprises, avait dévoilé ses hautes visées[13], mais sa popularité n’aurait pas suffi pour garantir son succès dans les élections ; car à cette époque les élections n’étaient plus l’expression des sentiments populaires ; elles étaient, le plus souvent, l’œuvre de la corruption et de la violence. L’habitude d’acheter les suffrages était tellement passée dans les mœurs qu’il y avait dans la langue des mots spéciaux pour désigner les personnes chargées de ce soin[14]. Quelquefois on enrôlait des gladiateurs, des esclaves fugitifs, des affranchis que l’on réunissait en décuries et en centuries, et qui devaient au bon moment envahir le champ de Mars, renverser les urnes de scrutin et empêcher le parti contraire de voter ; dans ces émeutes il n’était pas rare que le sang coulât. Chaque grand personnage avait à sa solde des agents de l’une et l’autre espèce. Il arrivait même fréquemment qu’il se formât des coteries, permanentes ou temporaires, dont l’objet était de défendre en toute occasion, devant les tribunaux comme dans les comices, les intérêts de ceux qui en faisaient partie. L’origine en était très ancienne ; mais jamais elles ne furent plus actives qu’au dernier siècle de la république. Il y en avait de démocratiques et il y en avait aussi d’aristocratiques. Elles poursuivaient toutes un but pareil ; la composition seule variait. Au-dessous d’elles se trouvaient d’autres sociétés qui se mettaient à leur service et que l’on recrutait parmi les gens du peuple ; celles-ci étaient surtout propres à favoriser la propagande électorale et à faire, en cas de besoin, un coup de main. Le principal souci de tout ambitieux était donc de grouper autour de lui le plus grand nombre d’associations, tant du premier que du second ordre. Il pouvait, par ce moyen, dominer l’état tout entier[15].

César, à son retour, savait quelles étaient les conditions nécessaires pour être élu. Il rapportait d’Espagne des sommes considérables d’argent[16] ; il avait beaucoup d’amis, de clients, de créatures ; il était résolu à tout. Mais il avait peu de temps devant lui[17] ; les optimates combattaient vivement sa candidature ; enfin rien n’était possible sans l’aide ou tout au moins la neutralité de Pompée et de Crassus. Or le malheur voulait que ceux-ci fussent alors brouillés. Rivaux dés l’année 71, ils s’étaient laissés réconcilier au moment de commencer la guerre civile, et en 70 ils avaient été consuls ensemble. Mais après la guerre des pirates et surtout après l’adoption de la loi Manilia, Crassus s’était de nouveau éloigné de Pompée. Pour lui nuire, il avait trempé dans la conjuration de Catilina[18], et récemment il avait appuyé toutes les mesures de défiance que le Sénat avait prises contre lui[19]. L’embarras de César était grand, car, s’il s’attachait à l’un des deux adversaires, il avait l’autre pour ennemi. Il imagina donc d’opérer entre eux un rapprochement et il y réussit. Il leur représenta qu’au lieu de se consumer dans de vaines querelles dont le sénat seul profitait, ils feraient mieux de former avec lui une coalition qui les rendrait maîtres de l’Etat ; la république était assez vaste pour suffire à l’ambition de trois hommes, et il était plus sage de se partager le pouvoir à l’amiable que de continuer des disputes stériles. Le pacte fut conclu et ce fut là le premier triumvirat. On stipula que César aurait le consulat en 59, puis, à l’expiration de sa charge, un gouvernement provincial ; on promit à Pompée de donner des terres à ses anciens soldats et de ratifier tout ce qu’il avait fait en Asie. Quant à Crassus, on ignore quelle fut sa part. Au fond, chacun espérait duper les autres et les exploiter à son profit[20].

L’élection de César était désormais certaine. Les nobles eurent beau s’acharner contre lui et recourir aux manœuvres les plus coupables[21] ; ils ne purent l’empêcher d’obtenir une forte majorité, et ils ne parvinrent qu’à lui imposer comme collègue son ennemi Bibulus. On voit par cet exemple que le peuple à cette époque n’était plus guidé dans ses choix par des considérations politiques. L’argent décidait tout, et comme le droit de suffrage n’était pour les gens de la plèbe qu’un moyen de gagner leur vie, ils tendaient fréquemment la main aux deux partis.

En vertu de la loi Sempronia, le sénat, avant les comices, désignait les provinces que les deux futurs consuls auraient d gérer après leur charge[22]. Il ne semble pas que cette loi ait été observée en 60 ; car, si l’on en croit Suétone[23], c’est seulement après l’élection de César et de Bibulus qu’on détermina leurs provinces. César espérait avoir en 58 un grand commandement militaire ; mais on le redoutait trop pour le satisfaire, et on décréta qu’il aurait, avec son collègue, l’administration fiscale des forêts et des pâturages de l’Etat. Suétone, qui nous donne quelques détails sur ce point, dit qu’on leur décerna silvas callesque. Or silvœ s’applique en même temps aux bois et aux prairies[24], et calles signifie les sentiers suivis par les troupeaux. D’ordinaire la perception des revenus que l’Etat tirait de la location de ces domaines était dévolue à un questeur[25] ; mais le sénat était libre d’en faire une province consulaire. On appelait à Rome du nom de provincia tout service public que le sénat ou le peuple confiait à un magistrat investi ou non de l’imperium. Le commandement d’une armée, la garde du trésor, la présidence des comices étaient des attributions d’un ordre bien différent ; c’étaient là néanmoins autant de provinces[26]. Le sénat, en réservant à César et à Bibulus la callium provincia usait de son droit jusqu’à, l’extrême, mais il ne sortait pas de la légalité.

Zumpt[27] n’a pas voulu adopter l’interprétation habituelle du texte de Suétone ; car, dit-il, il n’y a point d’exemple que les forêts et les pâturages aient été jamais donnés à un consul. Il croit que ce texte a été altéré, et il aime mieux lire non pas : id est silvœ callesque decernerentur, mais : id est Italia Galliaque decerneretur. Il entend par là, que les deux consuls furent invités à se partager l’administration de l’Italie péninsulaire et de la Cisalpine et à l’exercer dans l’année même de leur consulat. Cette conjecture soulève de nombreuses objections : 1° On conçoit à la rigueur qu’un copiste ait remplacé Gallia par calles, et encore serait-il surprenant qu’on eût substitué à un mot connu un terme peu usité ; mais comment expliquer le changement d’Italia en silvœ ? 2° Suétone atteste que les provinces primitives des consuls de 59 étaient d’une très faible importance (minimi negotii). Or ni l’Italie, ni la Cisalpine, même séparées, n’auraient été des gouvernements si méprisables[28]. 3° La correction de Zumpt, si elle était justifiée, nous obligerait à admettre que les provinces de César et de Bibulus leur avaient été attribuées pour 59 ; car jamais on n’assigna l’Italie à un consul pour le jour où il sortirait de charge ; l’Italie était toujours gouvernée par l’un des consuls en fonctions, ou, en leur absence, par le préteur urbain[29]. Il aurait donc fallu, dans l’hypothèse de Zumpt, que César et son collègue, dès le commencement de 59, procédassent, par la voie du sort ou autrement, â la répartition[30]. Ils n’en firent rien cependant, et il ne parait pas que la question ait été même agitée. N’est-ce point là une preuve que l’Italie ne leur avait pas été décernée ? 4° Enfin on remarquera qu’après la dictature de Sylla, quand les auteurs anciens mentionnent les provinces destinées aux consuls, c’est des proconsulaires qu’ils parlent, de celles par conséquent que ces magistrats auront en main l’année suivante[31]. Il résulte de là que le texte de Suétone doit indiquer, en ce qui concerne César et Bibulus, non pas deux provinces dont l’administration rentre dans les attributions ordinaires des consuls, mais deux provinces qui aient pu être gérées en 58. La Cisalpine remplit bien cette dernière condition, mais non l’Italie.

Ainsi les règles de la paléographie, le témoignage formel de Suétone et des autres historiens, les principes du droit public de Rome, tout concourt à démontrer la fausseté de l’hypothèse de Zumpt et la nécessité de reconnaître que les consuls de 59 avaient reçu du Sénat la callium provincia.

Elle était loin de suffire à l’ambition de César, qui voulait surtout avoir une armée à commander et une guerre à conduire. Alors, en effet, c’était là le moyen le plus sûr de s’élever au premier rang ; l’histoire des dernières années l’avait bien prouvé. Marius, Sylla, Lepidus, Sertorius, Pompée, Crassus, tous ceux qui avaient joué ou essayé de jouer un rôle important dans la république s’étaient appuyés sur l’armée et avaient grandi par elle. Les soldats à cette époque étaient pour la plupart des volontaires sortis des classes inférieures de la société ; ils s’enrôlaient non pour défendre la patrie, mais pour vivre et pour s’enrichir. Le service militaire, à leurs yeux, était moins un devoir civique qu’une profession lucrative. Ils se battaient bien, mais à la façon des mercenaires du seizième siècle, par avidité, non par patriotisme. Ces soldats attendaient tout de leur chef ; car le chef seul distribuait les dons, les grades, les récompenses, l’argent, les terres, que l’on pouvait convertir en argent. Naturellement ils détestèrent celui qui donnait peu, et ils aimèrent celui qui était prodigue. Leur fortune fut liée à celle de leur général. C’était leur intérêt qu’il fût tout puissant dans Rome, afin qu’il eût beaucoup d’or et de terres à donner ; c’était leur intérêt qu’il se rendît maître de l’Etat et qu’il s’emparât de la république afin de la distribuer à ses soldats[32]. César, pour faire substituer à ses pâturages et à ses forêts une province nouvelle, s’adressa au peuple. C’était là un procédé qui n’avait rien d’inconstitutionnel. Il n’était pas rare qu’un plébiscite voté, soit sur la demande expresse du sénat, soit contre sa volonté, chargeât un personnage populaire de la direction d’une guerre, de l’administration d’une province ou de toute autre mission analogue. En 202 les tribuns décernèrent à, P. Scipion la guerre d’Afrique[33]. En 192 un plébiscite changea les provinces d’abord assignées aux préteurs[34]. C’est du peuple que Marius avait reçu la Numidie en 107, Lucullus la Cilicie en 74, Pompée la guerre des pirates en 67, puis la guerre d’Asie en 66[35]. César ne fit que suivre ces exemples. La loi Licinia et la loi Œbutia interdisaient aux magistrats de présenter eux-mêmes au peuple une motion concernant leurs propres intérêts[36]. César acheta le tribun P. Vatinius[37], et celui-ci soumit à l’assemblée par tribus un projet de loi qui conférait à César, pour une période de cinq ans, le gouvernement de la Gaule Cisalpine et de l’Illyrie avec trois légions[38].

Il y avait dans ce projet une grave innovation, puisqu’il déterminait la durée du proconsulat de César. Depuis Sylla, les proconsuls gardaient généralement leurs provinces pendant trois ans environ[39]. Mais il n’y avait point de règle fixe à cet égard, et comme la lex provinciæ rendue pour chacun d’eux était muette sur ce point, le Sénat les rappelait quand il lui plaisait. On a quelquefois contesté qu’il eût la même prérogative lorsqu’il s’agissait d’un proconsul qui tenait du peuple son commandement ; en ce cas, dit-on, un plébiscite était nécessaire. Il est certain en effet que le plus souvent c’est à ce dernier moyen que l’on avait recours. Mais il n’était nullement obligatoire. Lucullus, qui fut consul en 74, avait reçu d’abord comme province la Gaule Cisalpine ; elle ne lui convint pas et il se fit décerner par le peuple la Cilicie et la guerre contre Mithridate ; au bout de quelques années ses succès l’avaient rendu maître de toute l’Asie Mineure[40] ; en 68 pourtant ce fut un sénatus-consulte, non un plébiscite, qui lui enleva la province d’Asie et la Cilicie[41]. Gabinius et Pison, consuls en 58, furent investis également par le peuple de la Syrie et de la Macédoine. Or Cicéron assure que le Sénat songea à les rappeler dés l’année 57, quum vix in provincias pervenissent ; et en 56 ce fut encore le sénat qui mit fin à leur gouvernement et qui envoya deux préteurs pour les remplacer[42]. Il ne parait pas d’ailleurs que ni Lucullus, ni Gabinius et Pison, ni aucun des contemporains ait accusé le sénat d’avoir outrepassé ses droits. Ceux-ci n’étaient limités par la puissance du peuple que sur un point seulement ; le sénat ne pouvait pas plus enlever l’imperium à un magistrat qu’il ne pouvait le lui conférer. Il fallut un plébiscite pour ôter à Lucullus la direction de la guerre d’Asie[43]. Pison, après qu’il eut quitté la Macédoine sur l’injonction du Sénat, conserva néanmoins l’imperium jusqu’au jour où il rentra dans Rome ; Cicéron, en effet, le raille de ce qu’il n’a pas osé demander le triomphe[44], et l’on sait que pour présenter une requête de ce genre, il était indispensable d’être cum imperio. Ainsi il n’appartenait pas au Sénat de dépouiller un proconsul de l’autorité suprême. Pour un acte aussi grave la constitution exigeait l’intervention de la souveraineté populaire, et voici comment on procédait en pareille circonstance. Si les comices, par une loi spéciale, abrogeaient l’imperium d’un gouverneur, il redevenait simple particulier le jour même où la loi lui était notifiée[45]. Si les comices se bornaient à désigner son successeur, il gardait tout au moins les insignes du commandement tant qu’il n’avait pas franchi les murs de la ville[46]. L’imperium échappait donc complètement à l’action du Sénat. Ce corps pourtant avait le droit de licencier l’armée du proconsul[47] et de disposer de sa province. Par là sans doute il ne touchait pas à l’imperium ; mais il le réduisait à n’être plus qu’une autorité nominale. Tels étaient sur cette question les principes du droit public. César n’ignorait pas qu’il avait tout à craindre de ses ennemis ; il voulut donc prendre ses précautions contre eux et leur lier d’avance les mains. Il ne lui suffisait pas d’obtenir ses provinces de l’assemblée populaire, puisque, malgré cette garantie, le Sénat était libre de le rappeler et de dissoudre son armée. Il fit donc insérer dans la loi Vatinia deux clauses relatives au nombre d’années qu’il passerait en Cisalpine et au nombre de légions qu’il aurait sous ses ordres. Il était dès lors en sûreté ; car le sénat ne pouvait lui arracher ses provinces ni ses soldats avant la date fixée par le plébiscite.

Pompée appuya de son mieux la loi Vatinia ; Crassus mit aussi son crédit au service de César, et l’union des triumvirs, dans cette affaire comme dans tout le cours de l’année, fut telle que Cicéron crut la république perdue[48]. Le parti sénatorial ne se résigna pas aisément à sa défaite, et il s’arma contre Vatinius de toutes les ressources que lui offrait la religion. C’était un principe à Rome qu’aucune décision populaire n’eût force de loi si auparavant les auspices n’avaient été observés et reconnus favorables[49]. Des règles établies vers 150 par les lois Œlia et Fufia déterminaient la façon dont les auspices devaient être consultés et la compétence des divers magistrats en ces matières. La première de ces règles était qu’aucun magistrat inférieur n’examinât le ciel (servare de cœlo) lorsqu’un magistrat supérieur tenait les comices[50]. La seconde accordait aux consuls, aux censeurs et aux tribuns le droit de se dénoncer les uns aux autres (obnuntiare) les présages fâcheux qu’ils avaient remarqués[51]. Quand Vatinius porta sa loi devant le peuple, il rencontra une double opposition, celle de quelques-uns de ses collègues et celle du consul Bibulus. Trois tribuns, hostiles à sa motion, avaient pris soin d’examiner tous les jours le ciel, et ils feignirent d’y trouver des signes qui prohibaient la réunion des comices[52] ; quant à Bibulus il déclara son obnuntiatio par un édit[53] ; mais Vatinius n’était pas homme à se laisser arrêter par de tels scrupules. Dès le commencement de son tribunat, il avait exprimé son dédain pour ces vaines formalités et les résistances de ses collègues ne faisaient qu’exciter ses railleries[54]. Il lui en coûta peu de braver les lois Œlia et Fufia. Des bandes armées que commandait Pompée occupèrent le forum ; Caton voulut parler ; on l’arracha de la tribune, et César donna ordre de le conduire en prison[55]. Le lieu des comices fut témoin des mômes scènes qui avaient accompagné récemment le vote de la loi agraire, et c’est au milieu de ces violences que la proposition de Vatinius passa. Le Sénat craignit alors qu’un nouveau plébiscite n’ajoutât la Transalpine aux provinces de César. On savait en effet que celui-ci désirait surtout avoir une guerre qui lui fournit l’occasion d’acquérir de la gloire, d’enrichir ses soldats et de les bien exercer. Or la Cisalpine était une contrée paisible, et l’Illyrie était habitée par des populations remuantes, il est vrai, mais pauvres et difficiles à atteindre dans leurs montagnes. La Transalpine, au contraire, étant voisine de la Gaule indépendante, exposait sans cesse son gouverneur à la nécessité de faire quelque expédition dans ces pays lointains. A ce moment du reste les Helvètes s’agitaient ; les Suèves d’Arioviste avaient franchi le Rhin et menaçaient de fonder un vaste empire sur la rive gauche du fleuve[56] ; enfin, les luttes de l’aristocratie et de la démocratie semblaient de nature à favoriser la conquête de ces peuples celtiques qu’unissait à peine un faible lien religieux[57]. La Narbonnaise paraissait donc faite pour tenter les convoitises de César, et s’il n’avait pas choisi tout d’abord cette province de préférence à la Cisalpine, c’est qu’en prévision des événements il ne voulait point être séparé de l’Italie et de Rome par un gouvernement qui ne fût pas à lui[58]. Les sénateurs, redoutant qu’une seconde loi Vatinia l’investît aussi de la Transalpine, la lui donnèrent eux-mêmes avec une légion de plus[59].

 

 

 



[1] César avait administré l’Espagne ultérieure comme propréteur (Suétone, 18). Il revint à Rome dans le mois de juin 60 (Cie., Ad Att., II, 1, 9).

[2] Dans ses lettres à Atticus, Cicéron se plaint beaucoup de l’état de la république (voir surtout, I, 18, 3. Cf. I, 17). Son langage indique à mots couverts que tout le mal vient de la grande puissance de Crassus et de Pompée.

[3] Plutarque, Crassus, 2 ; Cie., De off., I, 8, 25. Cf. Mommsen, Hist. rom. (trad. Alexandre), VII, 136 et 140, VIII, 127.

[4] Appien, De b. c., II, 4 ; Valère Maxime, III, 6. Bronzes d’Osuna (édit. Giraud), 130. Album de Canusium dans Mommsen, I. N., 625. Nous avons la preuve que Pompée fut patron d’Auximum (C. I. L., t. I, 615) et peut-être de Clusium (ibid., 616) ; César fut patron de Bovianum (ibid., 620).

[5] Pompée avait été chargé successivement de la guerre contre Sertorius, de la guerre des pirates et de la guerre d’Asie. Sur la loi Gabinia de 67, voir Plut., 25 et 26 ; Dion Cassius, 36, 6. Sur la loi Manilia de 66, voir Plut., 30. Crassus avait commandé les troupes envoyées contre Spartacus (Plut., Crassus, 10).

[6] Cie., Ad Att. I, 14 ; I, 17, 9 ; I, 18, 4 ; Pro Murena, 14 ; App., De b. c., II, 9 ; Dion, 37, 49-51 ; Plut., Pompée, 44, 46.

[7] Belot, Hist. des chevaliers romains, II, 308-312.

[8] Surtout de Pompée. En 62, avant qu’il fût arrivé à Rome, son influence suffit pour faire nommer Pison consul (Plut., Pompée, 44) En 61, Pompée fit encore élire A. Gabinius (Voir Cie., Ad Att., I, 16 12 ; I, 18, 3) : Consul est impositus nobis.

[9] Suét., 10 ; Plut., 5 ; Pline, hist. nat., 33, 3.

[10] Suét., 8, 9, 18 ; Plut., 6 ; Dion, 37, 54.

[11] En Espagne, il remporta quelques succès qui lui valurent le titre d’imperator et la promesse du triomphe (App., De b. c., II, 8) ; mais ils ne furent pas aussi brillants qu’on l’a parfois supposé (Hist. de César, I, 358-360 ; Mommsen, H. R., VII, 7).

[12] César fut questeur en 68, édile curule en 65, préteur en 62 et consul en 59. Les leges annales en vigueur de son temps (lex Villia de 180, lex Cornelia de 81) ne nous sont connues que très imparfaitement. V. à ce sujet Mommsen, Röm. Staatsr., 2e édit., I, 544-553 ; Willems, Le droit public romain, 3e édit., 230-232 ; Humbert dans le Dict. des antiq. de Daremberg et Saglio, au mot Annales leges. Même la date de la naissance de César est controversée ; Mommsen la place en 102 (H. R., VI, 142, note 1) ; l’auteur de l’Hist. de César en 100 (I, 251, note 1). Il est permis de supposer que César exerça suo anno toutes les magistratures dont il fut investi. Une première preuve, c’est le silence des auteurs à cet égard. En second lieu, nous savons que, sur un point essentiel, il respecta la loi Villia, qui exigeait entre la gestion de deux magistratures patriciennes l’intervalle de deux ans au moins. Il dut donc en observer aussi les autres clauses.

[13] Suét., 11 ; Mommsen, H. R., VI, 348.

[14] Sequester et divisores.

[15] Sur tous ces points, consulter Cie., Pro Sestio, et Mommsen, De collegiis et sodaliciis Romanorum, 32-60.

[16] Suét., 54 ; Plut., 12.

[17] Il était revenu en juin, et les comices avaient lieu d’ordinaire en juillet.

[18] Mommsen, H. R., VI, 330 et 351.

[19] Cie. (Ad Att., I, 14, 3) nous donne une preuve curieuse de l’hostilité de Crassus contre Pompée.

[20] Dion, 37, 56-57 ; Plut., César, 13, Pompée, 47 : App., De b. c., II, 9 ; Cie., Ad fam., VI, 6, 4 ; Florus, II, 13 (édit. Halm). La conclusion du triumvirat demeura secrète ; Cicéron ne la soupçonnait pas au mois de décembre 60 (Ad Att., II, 3, 3). On ne la devina qu’en 59, quand on vit qu’en toute circonstance Pompée et Crassus soutenaient César.

[21] Suét. 19 ; Plut., Caton, 26.

[22] Cie., De prov. cons., 2, 3 ; Pro Balbo, 27 ; Salluste, Jugurtha, 27.

[23] Suét., 19.

[24] Pour le sens du mot silva, voir Cie., De lege agraria, I, 1, 3 ; Varron, De l. l., 5, 36 ; Gaius cité par Marquardt, Röm. Staatsverwaltung, II, 153.

[25] Tacite, Ann., IV, 27 : Cutius Lupus quæstor, cui provincia vetere ex more calles evenerat. On a proposé à tort de remplacer calles par Cales, nom d’une ville de Campanie (Facciolati, au mot calles). — Suét. (Claude, 24) : Collegio quæstorum..., detracta ostiensi et callium provincia, curam ærari Saturni reddidit. Dans son édition (Teubner, 1865) Roth écrit Gallica au lieu de Caltium. Cette correction est d’autant moins justifiée que la Gallica provincia ne fut en aucun temps attribuée au collège des questeurs. Sur la location des pâturages, voir Belot, Hist. des cheval. rom., II, 169.

[26] Sur le commandement des armées, voir Tite-Live, III, 10 ; V, 26 ; VII, 12 ; IX, 41 ; X, 24 ; XXI, 6 ; XXX, 43. Sur la garde du trésor, voir lex Thoria, 46 (C. I. L., I, 82), lex Servilia, 68 (ibid., 62), 79 (ibid., 63), lex Cornelia, I (ibid., 108). Cf. Cie., In Vatinium. 5, 12. Sur la présidence des comices, voir Tite-Live, XXIV, 10 ; XXXV, 20. Cf. Epit. du l. 46. On peut consulter à ce sujet, Mommsen, Die Rechkfrage swischen Cæsar und dem Senat, 3-11, qui cependant a tort de prétendre que le mot provincia s’appliquait seulement aux magistrats revêtus de l’imperium.

[27] Studia romana, 66-68.

[28] Pour concilier l’expression de Suétone avec sa propre opinion, Zumpt prétend qu’avant 60 l’Italie et la Cisalpine formaient une province unique, et qu’en 60 seulement on en avait fait deux provinces distinctes, afin de diminuer l’importance du gouvernement de César. Plutarque cependant raconte que Lucullus, consul en 74, avait reçu la Cisalpine seule (Lucull., 5). Cf. Plut., Crassus, 9, pour C. Cassius Varus et Plut., Cicéron, 12 ; Dion, 37, 33 ; Cie., In Pisonem, 2, pour C. Antonius.

[29] App., De b. c., I, 107 ; Cie., Brutus, 92 ; Tite-Live, Épit., 95 et 96 ; App., I, 117. Cf. Zumpt, Stud. rom., 50-65. Quant au préteur, Tite-Live l’appelle collegam consulibus atque iisdem auspiciis creatum (VII, 1). Le préteur, non content de juger, peut lever des soldats (Tite-Live, XXV, 22 ; XXXIII, 43 ; XXXIX, 20), commander une armée (Polybe, III, 40 ; Tite-Live, X, 25 ; XXIII, 32), présider le Sénat (Tite-Live, XXII, 55 ; XXIII, 24 ; XXX, 21) et les comices (Tite-Live, XXV, 7 ; XXX1V, 53 ; XXXVII, 46). Cicéron (Ad Fam., X, 12, 3) dit enfin : Prætorem urbanum qui, quod consules aberant, consulare munus sustinebat more majorum.

[30] Sur ce point, les textes abondent : Tite-Live, III, 22 ; IX, 12, 31, 41 ; XXIV, 10 ; XXX, 1 ;  XXXII, 28 ; XXXVII, 1 ; Salluste, Jug., 27, 43.

[31] Des consuls de 75, L. Octavius reçut la Cilicie, C. Aurelius Cotta la Cisalpine où il se rendit ex consulatu, dit Cicéron (Brutus, 92). Evidemment ces provinces leur avaient été décernées pour l’année qui suivrait le consulat. En 74, Lucullus échangea la Cisalpine contre la Cilicie et la guerre de Mithridate (Plut., 5 et 6), et son collègue, M. Aurelius Cotta, se fit donner la Bithynie (Cie., Pro Murena, 15, 32) ; c’étaient là aussi des gouvernements proconsulaires. En 63, Cicéron céda la Macédoine à C. Antonius, et reçut à la place la Cisalpine. Ces deux provinces avaient le même caractère que les précédentes. Il est vrai que souvent on voit l’un des consuls partir pour son gouvernement avant l’expiration de sa charge ; c’est que l’autre consul suffisait à l’administration de la ville et de l’Italie, et qu’il y avait au dehors des ennemis à combattre. D’ailleurs le premier se tenait toujours à la disposition du sénat, qui pouvait le rappeler à ses devoirs de consul (App., De b. c., I, 101). Cf. Mommsen, Die rechisfr., 10.

[32] Ces idées ont été exposées avec force par M. Fustel de Coulanges (Rev. des Deux-M., 15 nov. 70, p. 306-314). V. Salluste, Cat., II, 37, 38 ; App., I, 2, 55, 57, 79, 96, 106, 108, 121 ; Tite-Live, Epit., 83, 85, 89 ; Florus, II, 9, 11 ; Dion cité dans l’Hist. de César, 1, 279-280 ; Sall., Jug., 86.

[33] Tite-Live, XXX, 27. CL XXVIII, 45 et XXIX, 13.

[34] Tite-Live, XXXV, 20.

[35] Salluste, Jug., 73, 82 ; Plut., Lucullus, 6 ; App., De bello Mithrid., 94, 97 Tite-Live, Epit., 99, 100 ; Cie., tout le discours Pro lege Manitia.

[36] Cie., De lege agraria, II, 21.

[37] D’après Cicéron (In Vatin., 6, 38), César dit un jour : Vatinium in tribunatu gratis nihil fecisse.

[38] Dion, 38, 8 ; App., De b. c., II, 13 ; Plut., César, 14 ; Suét., 22.

[39] Zumpt, Stud. rom., 67.

[40] Plut., Lucullus, 5, 6, 33.

[41] Dion, 35, 15. Mommsen, H. R., VI, 208.

[42] Cie., In Pisonem, 16, 37 ; De prov. consul., 6, 13 ; 2, 3 ; 7, 17.

[43] Cie., Pro lege Manilia, 9, 26 ; Dion, 35, 14.

[44] Cie., In Pisonem, 23 et 24 ; V. surtout 23, 55.

[45] Mommsen, Röm. Staatsr., I, 608, note 2 ; V. surtout App., De reb. Hisp., 83.

[46] Digeste, I, 16, 16 ; Cie., Ad fam., I, 9, 25. Lucullus emmena d’Asie quelques soldats pour assister à son triomphe ; il avait donc encore l’imperium pendant son voyage de retour (Plut., 36).

[47] App., De bello Mithr., 90 ; Cie., In Pis., 20, 47.

[48] Suét., 22, Plut., César, 14 ; Crassus, 14. Les lettres de Cicéron à Atticus sont pleines de lamentations sur l’état de la république (II, 9, 13, 16, 17, 19, 21, 22). Aucune ne fait une allusion directe à la loi Vatinia ; mais toutes prouvent l’union intime des triumvirs.

[49] Cie., In Vatinium, 6, 14 ; De legibus, III, 3-4 ; De divin., I, 2, 3 ; II, 18, 42 ; Tite-Live, 1, 36 ; III, 20 ; V, 14 ; VI, 41 ; Schol., Bob. (Orelli), p. 307.

[50] Aulu-Gelle, XIII, 15.

[51] Cie., Pro Sestio, 37, 79 ; Ad Att., II, 16, 2 ; IV, 3, 4 ; IV, 9, 1 ; In Vatin., 7 ; Suét., César, 20. Cf. Bouché-Leclercq, Dict. des antiq., au mot auspicia, p. 582 ; Mommsen, Röm. Staatsr., I, 91. On a quelquefois supposé à tort que l’obnuntiatio ne s’appliquait pas aux comices électoraux (V. App., De b. c., I, 78).

[52] Cie., In Vat., 7. La loi dont il est question ici paraît bien être la loi relative à la province de César, surtout si on rapproche ce passage de 15, 36. Schol., Bob. (Orelli), 317.

[53] Suét., 20.

[54] Cie., In Vatin., 6, 14 ; 7, 16.

[55] Plut., César, 14.

[56] Cie., Ad Att., I, 19, 2 ; II, 1, 11 ; App., De reb. Gall., 16 ; César, De b. g., I, 2 et 31. Cf. Mommsen, H. R., VII, 36-40.

[57] Sur l’état politique de la Gaule avant la conquête, V. Fustel de Coulanges, Instit. polit. de la France, I, 5-37.

[58] Hist. de César, I, 395.

[59] Dion, 38, 8 ; Suét., 22.