LES ASSEMBLÉES PROVINCIALES DANS L’EMPIRE ROMAIN

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE IV. — DU SIÈGE DES ASSEMBLÉES.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

L’origine religieuse des assemblées provinciales eut cette conséquence qu’elles furent tout de suite et pour toujours fixées au même endroit. Il n’y a pas, croyons-nous, d’exemple qu’aucun des petits κοινά grecs se soit jamais groupé, sous l’Empire, ailleurs qu’au lieu traditionnel de ses réunions. Delphes ne cessa pas d’être la capitale de l’Amphictyonie, ni Priène du Panionium, ni Œgion de la confédération achéenne. Les dieux n’aimaient pas à émigrer, et, une fois qu’ils s’étaient installés dans un sanctuaire, ils voulaient y rester. Leur immobilité entraînait celle des fêtes célébrées en leur honneur, et c’est ainsi que les κοινά helléniques prenaient racine au lieu qui avait été témoin de leurs premières assemblées. Le culte de Rome et d’Auguste produisit des effets tout pareils. Du jour où les cités d’une province se concertaient pour élever un temple a cette double divinité, elles décidaient implicitement que cet endroit serait à perpétuité le siège de leur conseil fédéral, et l’on ne voit pas qu’il y ait eu dans tout l’Empire une seule infraction à cette règle.

L’assemblée provinciale qui se groupait autour de ces temples ne tenait pas toujours ses séances dans la ville qui passait pour être le centre politique de la contrée. On a supposé avec vraisemblance que l’autel commun à toute la Pannonie Inférieure devait se trouver à Sar-Pentele, près de Stuhlweissenburg[1], et l’on sait que le légat de la province résida d’abord à Acumincum, puis à Aquincum[2]. Dans la Pannonie Supérieure, la capitale religieuse fut Savaria[3] (Stein-am-Anger), tandis que le chef-lieu administratif était ailleurs[4]. En Dacie, l’ara Augusti se dressait soit à Sarmizegethusa, soit dans les environs[5], c’est-à-dire loin d’Apulum, séjour ordinaire du gouverneur[6]. Le κοινόν provincial d’Achaïe se réunissait, avant le règne d’Hadrien, à Argos[7] et il ne paraît pas que le proconsul se soit jamais établi à demeure dans cette ville[8]. On devine les raisons de ces anomalies. Argos dut être choisie à cause de sa situation intermédiaire entre la Grèce continentale et le Péloponnèse, et peut-être aussi a cause de la célébrité inoffensive que sa vieille histoire assurait à son nom. Sarmizegethusa avait été la capitale des rois daces, et les Romains la consolèrent de sa déchéance politique en lui laissant une sorte de suprématie religieuse. Enfin il est possible que les points où fut installé en Pannonie le culte impérial aient été, pour les indigènes encore indépendants, le centre de leurs fêtes nationales et de leurs cérémonies sacrées.

Dans certaines provinces, le siège du concilium coïncidait avec le lieu de résidence du gouverneur. Mais il n’est pas probable qu’on l’ait voulu ainsi par esprit de régularité administrative, ni même par désir de maintenir toujours l’assemblée gond l’œil vigilant du représentant de l’empereur. On obéit à des sentiments tout différents. Les assemblées de Lyon n’étant apparemment que la continuation d’une ancienne solennité, il fallut bien les convoquer à l’endroit où celle-ci avait coutume d’être célébrée. Ailleurs la capitale de la, province ne fut désignée pour cet objet que parce qu’elle avait été la première à instituer le culte des empereurs, et elle en avait pris l’initiative, parce qu’il était naturel que le signal de cette adoration partit de la cité la plus considérable du pays. C’est ce qui arriva, par exemple, à Tarragone et à Nicomédie[9]. Le choix de tous ces chefs-lieux ne se fit donc pas par suite d’un dessein prémédité ; il fut plutôt l’effet des circonstances.

Quelques-unes de ces assemblées se réunissaient non pas dans l’intérieur d’une ville, mais dans le voisinage. Celle des Gaules tenait ses séances dans la péninsule que forment les deux fleuves, sur une espèce de territoire fédéralisé[10]. On ne connaissait pas dans le langage officiel l’autel de Lyon ; on disait toujours : l’autel situé au confluent du Rhône et de la Saône. Peut-être en était-il de même dans d’autres provinces. Mais nous ne constatons le fait, en dehors de la Gaule, que pour la Pannonie Inférieure et la Dacie[11].

Ici encore l’Asie avait adopté une organisation spéciale. Les grandes villes de cette contrée rivalisaient entre elles de vanité. Chacune aspirait à la prééminence, et toutes prétendaient y avoir droit. Elles ne se contentaient pas de se distinguer des cités secondaires, en se parant du titre pompeux de Métropole[12] ; les métropoles à leur tour étaient en conflit perpétuel d’ambition[13], et les Romains avaient beaucoup de peine a calmer ces querelles[14]. Au fond il ne s’agissait dans tout cela que d’une question d’amour-propre ; mais, si mince que fût l’objet de ces disputes, on se montrait intraitable. Pergame se vantait d’avoir été la capitale du royaume qui était actuellement la province d’Asie. Éphèse Alléguait qu’elle était la résidence officielle du proconsul ; Milet faisait valoir l’antiquité de son origine et l’immense prospérité dont elle avait joui jadis[15] ; Sardes, Smyrne, toutes en un mot donnaient leurs raisons, parfois singulières, et aucune ne voulait céder[16]. Un empereur, Macrin, finit par se prononcer en faveur d’Éphèse, et celle-ci s’empressa de graver sur ses monnaies cette légende : ΕΦΕΣΙΩΝ ΜΟΝΩΝ ΠΡΩΤΩΝ ΑΣΙΑΣ[17]. Mais, sous les règnes suivants, Smyrne l’imita, et le débat recommença de plus belle. On conçoit dès lors qu’il fût difficile de réserver à une ville unique l’énorme privilège de voir s’assembler chez elle les députés de l’Asie entière. On décida, en conséquence, que le κοινόν siégerait alternativement dans les principales villes de la province[18]. Les documents nous montrent que cette pratique était déjà en vigueur au premier siècle, peut-être même sous Caligula[19]. Quelques indices permettent de croire à l’existence d’une coutume semblable chez les Éleuthérolaconiens et en Lycie.

Voici, dans l’état actuel de nos connaissances, les listes :

1° des provinces où la capitale politique et la capitale religieuse se confondent ; 2° des provinces où elles sont distinctes.

 

I

 

Tarraconaise

 

Tarragone[20].

Bétique

 

Cordoue[21].

Narbonnaise

 

Narbonne[22].

Bretagne

 

Camulodunum[23].

Germanie Inférieure

 

Colonie Agrippina[24].

Alpes Maritimes

 

Cemenelum[25].

Thrace

 

Philippopolis[26].

Liburnie (partie de la Dalmatie)

 

Scardona[27].

Bithynie

 

Nicomédie[28].

Galatie

 

Ancyre[29].

Cappadoce

 

Césarée[30].

Syrie

 

Antioche[31].

Cilicie

 

Tarse[32].

Chypre

 

Paphos[33].

Afrique

 

Carthage[34].

 

II

 

Trois Gaules

 

Confluent du Rhône et de la Saône[35].

Pannonie Supérieure

 

Savaria[36].

Pannonie Inférieure

 

Ager Aquincensis[37].

Dacie

 

Ager Sarmizegethusensis[38].

Achaïe

 

Argos[39].

Éleuthérolaconiens

 

Villes principales du pays (?)[40].

Panhellènes

 

Athènes[41].

Asie

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Pergame[42].

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Smyrne[43].

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Sardes[44].

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Éphèse[45].

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Laodicée[46].

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Cyzique[47].

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Philadelphie[48].

Lycie

æ

Tios[49].

ç

Xanthos[50].

è

Patara[51].

Mauritanie Césarienne

 

Auxia (?)[52]

 

 

 

 



[1] Mommsen, au C. I. L., p. 430.

[2] La Pannonie Inférieure ne fut distincte de la Pannonie Supérieure qu’à dater de 103-107. Elle avait à sa tête un légat consulaire. La légion qu’il commandait, par conséquent sa résidence, se trouva d’abord à Acumincum (Ptolémée, II, XV, 3), aujourd’hui Sclankamen, près du confluent de la Theiss et du Danube ; mais, au bout de peu de temps, elle fut transférée à Aquincum (Ofen). (Mommsen, au C. I. L., III, p. 415-416 ; J. Jung, Die roman. Landschaften, p. 344.) On remarquera que le lieu occupé actuellement par Stuhlweissenburg semble avoir été sur le territoire d’Aquincum (Eph. epigr,, IV, p. 65), mais à une assez grande distance.

[3] Mommsen, au C. I. L., III, p. 525 ; Jung, op. cit., p. 357.

[4] Vestigalium provinciæ Pannoniæ Sup. administratio sedem quodammodo habuerit necesse et Pœtovione (Pettau). (Mommsen, au C. I. L., III, p. 510.) A une certaine époque, Siscia (Seiszek) fut une sorte de capitale civile de la province, quoiqu’il ne soit pas sûr que le légat y ait résidé (p. 510). Quant aux légions, elles stationnaient à Brigetio (O’-Szöny), Carnumtum (Petronell) et Vindobona (Vienne) (p. 482).

[5] C. I. L., III, p. 228-229, Jung, op. cit., 384.

[6] C. I. L., III, p. 182-183.

[7] C. I. G., 1625.

[8] La résidence ordinaire du proconsul d’Achaïe était, semble-t-il, Corinthe. (C. I. G., 1186.)

[9] En Asie, le culte de Rome et d’Auguste eut d’abord son centre à Pergame ; mais cette ville avait été la capitale des Attales ; de plus, Ephèse possédait déjà le culte de César et de Rome.

[10] Strabon, IV, p. 199. Tite Live, Epitomé, CXXXVII.

[11] Mommsen, Eph. epigr., IV, p. 65.

[12] Marquardt, Röm. Staatsv., p. 343 (2e édit.).

[13] Voir le 42e discours d’Aristide (éd. Dindorf) et le 38e de Dion Chrysostome.

[14] Lebas-Waddington, Inscript. d’Asie Mineure, 1480.

[15] Voir comment est appelé Milet dans une inscription du temple de Septime Sévère. (Lebas-Waddington, 212.)

[16] Tacite, Ann., III, LXI-LXIII.

[17] Mionnet, III : Ionie, 365.

[18] On a prétendu que ces villes étaient celles qui eurent le privilège d’être chefs-lieux conventus, et, plus tard, déporter le titre de métropoles. (Monceaux, De communi provinciæ Asiæ, p. 37-38.) Le malheur est : 1° que beaucoup de chefs-lieux de conventus n’avaient pas rang de métropoles (Digeste, XXVII, I, 6, 9) ; 2° que tos documents ne permettent d’établir une complète concordance ni entre les villes où siégea le κοινόν et les chefs-lieux de conventus, ni entre ces mêmes villes et les métropoles. La question reste donc douteuse.

[19] Eckhel, III, 117.

[20] C. I. L., II, 4188 et suiv.

[21] C. I. L., III, 2221, 2230. Pour la Lusitanie, nous n’avons aucun renseignement.

[22] Herzog, Galliæ Narb. historia, p. 254-262, et append., n° 7.

[23] Tacite, Annales, XIV, XXXI.

[24] Jung, Die roman. Landschaften, p. 241.

[25] C. I. L., V, 7979, 7980.

[26] Eckhel, II, 43 ; Mionnet, I, p. 417.

[27] C. I. L., III, 2808.

[28] C. I. G., 1730, 3428.

[29] C. I. G., 4039 ; Eckhel, III, 176.

[30] Mionnet, suppl. VII : Cappadoce, 128, 178 ; Marquardt, Röm. Staatsv., I, 373.

[31] C. I. G., 2810.

[32] Marquardt, op. cit., p. 388-389.

[33] Paphos est la seule ville de l’île qui soit métropole. (Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, 2785, 2806.)

[34] Apulée, Floridas, XVI. Cf. saint Augustin, lettre CXXXVIII (Migne), et Rohde, dans le Rhein. Museum, 1885, p. 69, note.

[35] Tite Live, Epitomé, CXXXVII.

[36] C. I. L., III, p. 525.

[37] C. I. L., III, p. 432.

[38] Eph. epigr., IV, p. 65.

[39] C. I. G., 1625.

[40] Le centre de cette fédération lut d’abord le sanctuaire de Poséidon au cap Ténare. M. Foucart est porté à croire qu’après Auguste rassemblée se réunissait successivement dans les différentes villes. (Inscript. de Laconie, p. 111.)

[41] Mommsen, Rom. Geschichte, V, p. 244.

[42] C. I. G., 1720, 2810, 5806 ; Bulletin de cor. hellén., 1881, p. 130 ; Eckhel, II, 466.

[43] C. I. G., 3208 ; C. I. A., III, 128 ; Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Min., 1690 b ; Eckhel, II, 560.

[44] C. I. G., 5918 ; C. I. A., III, 129 ; Eckhel, III, 117.

[45] Eckhel, II, 521 ; Mionnet, III : Ionie, n° 282.

[46] Wood, Discoveries at Ephesus, inscriptions du grand théâtre, p. 54.

[47] C. I. G., 3674, 3675 ; Wood, op. cit., p. 60.

[48] C. I. G., 1068, 3428 ; Bull. de corr. hellén., 1885, p. 69.

[49] Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, 1245.

[50] Lebas-Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, 1250.

[51] C. I. G., 4279. Ces trois villes étaient dites métropoles du peuple lycien. (Lebas-Waddington, 1255, 1266 ; C. I. G., 4280.)

[52] On ne trouve qu’à Auxia des dédicaces faites par la province aux empereurs. (C. I. L., VIII, 9037, 9040.)