NAPOLÉON III

II. — L'ÉVOLUTION VERS L'EMPIRE LIBÉRAL. - L'INSURRECTION POLONAISE DE 1863. - LE MEXIQUE. - LA CATASTROPHE DE 1870. - L'EXIL ET LA MORT

 

CHAPITRE SIXIÈME.

 

 

La captivité à Wilhelmshöhe. — La vie quotidienne. — Visite de l'Impératrice. — Les Maréchaux. — L'envoyé de Bismarck. — Son double jeu. — La Capitulation de Paris. — L'Empereur Guillaume rend à Napoléon III sa liberté. — Après une captivité de 195 jours, Napoléon III rejoint l'Impératrice en Angleterre. — La résidence de Camden-Place. — Les visites. — Projets politiques. — Dissentiments entre le prince Napoléon et l'Impératrice. — Travaux de l'Empereur. — Après un séjour de quelques semaines dans l'île de Wight, l'état de santé de Napoléon III s'aggrave. — A la suite d'une intervention chirurgicale, il meurt le 9 janvier 1873.

 

SI moralement les cent quatre-vingt-quinze jours de résidence à Wilhelmshöhe furent pour l'Empereur une période d'humiliation, de chagrin et de tristesse, matériellement la captivité fut adoucie par les égards et les prévenances que le roi de Prusse et surtout la reine imposèrent comme consigne aux fonctionnaires ou officiers chargés de veiller sur le prisonnier impérial[1].

La population et les autorités de Cassel avaient été fort mécontentes en apprenant que la belle résidence de Wilhelmshöhe était réservée à l'Empereur. Dans toute l'Allemagne l'animosité était grande contre Napoléon III ; on lui attribuait la responsabilité absolue de la guerre. Le comte de Monts, qui avait eu son fils unique tué à Saint-Privat, ressentait plus que quiconque combien il lui serait difficile d'entourer d'égards l'homme qu'il considérait comme la cause de son deuil.

Mais, en cette occasion encore, la puissance de séduction de l'Empereur sur son entourage intervint, et très vite ces sentiments hostiles se transformèrent en une respectueuse estime.

Comme nous l'avons dit, Napoléon III arriva à Wilhelmshöhe dans la soirée du 5 septembre. Au cours de la nuit un second convoi amena la domesticité — une centaine de per sonnes environ — et quatre-vingts chevaux. La suite immédiate de l'Empereur se composait de treize personnes. Il y avait un membre de la famille impériale : le prince Achille Murat, cinq généraux : Castelnau, Ney, Reille, Pajol, Waubert de Genlis, des officiers d'ordonnance, deux médecins : Conneau et Corvisart, un secrétaire : Piétri, cousin du préfet de police.

Le lendemain matin, l'Empereur visita le château. Il y avait déjà séjourné à l'âge de 4 ou 5 ans, chez son oncle Jérôme. Dans l'enchaînement de coups de théâtre qui caractérise le destin de la famille Bonaparte, celui-ci n'était pas le moins émouvant qui ramenait à Wilhelmshöhe, au seuil de la vieillesse, l'enfant qu'on y avait vu apparaître comme dans un prologue de drame. Dans un salon, Napoléon retrouva un portrait de la reine Hortense. Il pria sa suite de le laisser seul et resta une demi-heure en méditation devant l'image de la mère bien-aimée.

L'Empereur avait toujours été d'un naturel studieux et il aimait à écrire. L'étude, les travaux littéraires constituèrent la principale occupation de sa captivité.

Il écrivit trois opuscules à Wilhelmshöhe, sur l'organisation militaire de l'Allemagne du Nord, sur les relations diplomatiques entre la France et l'Allemagne et sur les causes de la capitulation de Sedan.

Sa vie était soigneusement réglée. Il se levait tôt et consacrait sa matinée à la correspondance privée. A onze heures, le déjeuner réunissait douze à quinze convives. Puis vers deux heures, les prisonniers quittaient le château pour une promenade à pied. Ces promenades étaient accompagnées d'un certain appareil de police, mais l'itinéraire était laissé au choix de l'Empereur qui indiquait de sa canne aux policiers la direction qu'ils devaient prendre. L'Empereur, mauvais marcheur, ne passait guère qu'une demi-heure dehors vers trois heures il retrouvait son cabinet de travail et n'en bougeait plus jusqu'à l'heure du clin' er.

L'ordinaire des repas avait été fixé à deux ou trois plats pour le déjeuner et trois ou quatre pour le dîner. Ordinairement on buvait du vin blanc de la Moselle. Il n'est pas sans intérêt de donner ces détails, à cause des exagérations malveillantes que certains journaux parisiens répandaient sur le prétendu luxe de Wilhelmshöhe.

Après le dîner, on passait au salon. Souvent tout en prenant part à la conversation générale, l'Empereur s'amusait à ce jeu de cartes solitaire qu'on appelle une patience. Souvent encore l'un des prisonniers, le plus ordinairement le général Reille, faisait la lecture à haute voix. Théâtre classique, littérature moderne, poésie, romans, on avait un assez grand choix de livres.

Assez tôt Napoléon quittait le salon pour retourner s'isoler dans son cabinet de travail et souvent son valet de chambre était obligé de lui rappeler qu'il était minuit, une heure du matin.

Lors de son arrivée à Wilhelmshöhe, Napoléon III était au dernier degré de l'épuisement. Le calme, l'air pur et vif des massifs boisés qui entourent Wilhelmshöhe ramenèrent peu à peu l'équilibre physique et une sorte de rajeunissement chez le prisonnier. On le vit faire d'assez longues sorties à cheval, l'hiver venu il s'exerça au patinage sur les étangs du parc.

Pendant les premiers jours qui avaient suivi la capitulation, l'Empereur n'avait reçu de l'Impératrice que quelques télégrammes. Aucune lettre d'elle ne parvint à Wilhelmshöhe durant près d'une quinzaine. Il semble que Napoléon III en ait éprouvé quelque anxiété. Maintenant qu'il avait perdu le pouvoir, c'était aux joies de la famille qu'il lui fallait se rattacher pour se rattacher à la vie.

Par la suite tout s'expliqua. L'Impératrice avait écrit plusieurs fois, mais ses lettres envoyées sous le couvert du général de Boyen n'étaient parvenues à Wilhelmshöhe qu'après le départ du général pour l'armée. Réexpédiées de Reims, elles revinrent à Wilhelmshöhe le 16 septembre avec un mot explicatif de Bismarck.

L'arrivée de ces nouvelles amena chez Napoléon une détente d'inquiétude. L'Empereur devint moins triste, plus communicatif, mais il entrevoyait, à travers les lettres, l'état d'âme révolté de l'Impératrice et devinait que la capitulation de Sedan avait provoqué chez la souveraine autant d'indignation que de douleur.

Un personnage apparut bientôt à Wilhelmshöhe qui se fit le chroniqueur de la captivité. C'était un journaliste allemand, d'origine juive, nommé Mels-Cohn. Chargé par un grand quotidien anglais de recueillir quelques informations sur la vie du prisonnier, il sut obtenir sa confiance au point de devenir son interlocuteur habituel et son confident. Au cours de l'hiver, Mels s'installa avec sa famille à l'hôtel Schombart, tout proche du château et, vraisemblablement, les frais de séjour furent payés par l'Empereur.

Dans l'ouvrage où il s'est fait l'historiographe toujours élogieux du souverain détrôné, Mels raconte que l'Empereur parut contrarié en apprenant qu'il préparait un livre sur lui, mais nous croyons, tout au contraire, que, loin d'être mécontent, Napoléon documenta complaisamment le journaliste. Il savait bien que l'ouvrage en préparation serait un organe de propagande pour le parti bonapartiste et l'événement lui donna raison.

Les visites à Wilhelmshöhe furent nombreuses au début de l'automne. Le comte de Monts mentionne parmi les visiteurs  la princesse Achille Murat, venue pour voir son mari.

Le général Boyer, aide-de-camp de Bazaine, vint avant la capitulation de Metz rendre compte des négociations qu'il avait entamées au quartier général de Versailles, puis arriva le général Frossard.

Les sollicitations d'audience étaient adressées aux autorités allemandes qui se bornaient à les transmettre à l'Empereur, laissé libre de les accorder ou de les refuser.

L'Impératrice demanda à partager la captivité de son mari. L'Empereur ne voulut pas qu'elle vînt. Un peu plus tard, le prince Jérôme Napoléon exprima à son cousin le désir d'aller le voir. L'Empereur refusa par une lettre assez froide.

Cependant, à la fin d'octobre, lorsque la capitulation de Metz parut inévitable, Napoléon jugea qu'il pouvait être utile d'avoir un entretien avec l'Impératrice et il lui écrivit en ce sens. Avant même que la lettre lui fût parvenue, l'Impératrice s'était déjà mise en route. Elle aussi, et les quelques personnages réfugiés à Londres, étaient vivement émus du sort de Metz, autant par angoisse patriotique que par le souci de ce que cet événement pouvait avoir d'influence sur le sort de la dynastie. Il y avait à Metz la garde, une quarantaine de généraux, trois maréchaux de France dévoués à l'Empire. Il s'agissait de reprendre contact avec cette puissance d'action qui pouvait être le rouage décisif d'une restauration monarchique.

L'Impératrice arriva à Cassel le 30 octobre. Elle n'était accompagnée que du comte Clary qui la précéda à Wilhelmshöhe. La nouvelle se répandit comme l'éclair parmi les hôtes du château : L'Impératrice !

Napoléon, très ému, alla l'attendre sur le perron. Elle descendit de voiture, très pâle, les yeux fiévreux. Son mari la salua du ton le plus naturel, comme s'il l'avait quittée à peine quelques jours auparavant, s'informa de sa santé, tout cela avec un tel calme que l'Impératrice — on l'a su plus tard — fut étonnée et peinée de la froideur de l'accueil.

Mais quand les souverains sont seuls, dans leurs appartements, le masque d'impassibilité tombe : Napoléon s'effondre en sanglots...

Ce moment d'intimité fut court. On vint annoncer à Napoléon que le gouverneur de Cassel était arrivé au château et sollicitait une audience. Quelques jours plus tôt, l'Empereur avait fait demander au Grand Quartier Général allemand s'il était possible que les maréchaux prisonniers : Mac-Mahon, Canrobert, Bazaine, Lebœuf, fussent internés auprès de lui à Cassel. Le gouverneur apportait la réponse qui était favorable.

L'Impératrice prit part à la conversation entre l'Empereur et de Monts et elle eut un mot qui dévoilait le but de son voyage. Vous voyez, dit-elle, si le roi de Prusse nous avait rendu l'armée française, nous aurions pu faire une paix honorable et rétablir l'ordre en France. Le gouverneur ne dit répondit rien et ne pouvait rien répondre. Il eût fallu se faire entendre plus haut et plus loin.

Dès le 1er novembre, l'Impératrice quitta Wilhelmshöhe. Sa visite était restée inaperçue du public.

Quelques jours plus tard, Bazaine, Canrobert et Lebœuf arrivaient à Cassel, quant à Mac-Mahon il s'était excusé de ne pouvoir entreprendre le voyage, il souffrait encore de la blessure reçue à Sedan et était en traitement à Wiesbaden.

La pensée de l'Empereur en appelant auprès de lui ses maréchaux et en demandant au gouvernement allemand d'interner la garde aux environs de Cassel était de reconstituer une force morale et matérielle qui fit apparaître que le rôle du régime impérial n'était pas terminé. Le refus de Mac-Mahon était une première déconvenue qui fut suivie de bien d'autres. A peine Bazaine, Canrobert et Lebœuf étaient-ils arrivés à Cassel que leurs propos, leurs récriminations, leurs dénigrements mutuels, révélèrent des dissentiments qui rendaient illusoire le dessein de les grouper pour une action commune. Canrobert et Lebœuf ne restèrent que très peu de temps à Cassel. Bazà.ine seul y demeura, celui de tous les chefs d'année contre lequel se déchaînait le plus violemment l'opinion publique.

Peu de jours après l'arrivée de Napoléon à Wilhelmshöhe y était aussi venu un nommé Helwitz, recommandé auprès du gouverneur de Cassel par un haut fonctionnaire de Cologne. Il demanda à être reçu par l'Empereur auquel il se présenta comme apportant des suggestions qui avaient cours dans l'entourage du chancelier. Au gouverneur il avait avoué sans détour qu'il était un émissaire du chancelier lui-même.

Napoléon reçut Helwitz à plusieurs reprises ; jamais vis-à-vis du gouverneur, l'Empereur ne fit allusion à ces entretiens et à leur objet, mais à l'hôtel Schombart où il était descendu, Helwitz pérorait, faisait l'important, ne cachait pas qu'il était chargé de proposer à l'Empereur une paix immédiate moyennant des cessions de territoire. Quand l'Empereur apprit d'une façon précise les exigences de Bismarck, et notamment celle de maintenir des garnisons dans quelques places fortes comme garantie du traité de paix, il déclara qu'il rompait les pourparlers. Helwitz, avec toute la ténacité de la race juive, insista d'une façon offensante ; à tel point que l'Empereur dut lui répondre d'un ton de fierté blessée : Si je fais la paix, ce sera à moi à l'exécuter et non à l'Allemagne. Comment je m'y prendrai, cela ne regarde que moi et non l'Allemagne[2].

Tel fut le dénouement de cette première tentative de négociations.

Au 1er janvier 1871, de nombreux témoignages de sympathie arrivèrent à l'Empereur d'un peu partout en Europe et même d'Amérique lui apportant du réconfort et même, semble-t-il, de l'espoir.

Les compagnons de l'Empereur, militaires de profession, n'avaient jamais cru aux armées improvisées de la Défense nationale et leur étonnement était grand de voir la guerre se prolonger.

A leurs yeux la révolution du 4 septembre ne correspondait pas à un mouvement profond des masses, ce n'était qu'une émeute et si le nouveau gouvernement s'était maintenu ç'avait été grâce à son habileté de personnifier la défense nationale et l'espoir de la victoire. Quand la défaite serait devenue irrémédiable, ce gouvernement nouveau serait renversé comme il avait été établi, par une secousse de la rue.

Qu'adviendrait-il alors ? Le régime bonapartiste semblait avoir encore bien des chances.

La marche des événements dispersa ces illusions fragiles. La capitulation de Paris excita certes des colères, mais ce fut contre quelques hommes et non contre le régime républicain. Bien plus, on apprit à Wilhelmshöhe que le gouvernement allemand semblait prêt à traiter avec la République alors que jusqu'aux derniers jours de décembre 1870 il avait paru était disposé à négocier avec l'Empereur. En réalité, le chancelier allemand misait sur les deux tableaux, encourageant tantôt le parti bonapartiste, tantôt le parti républicain, en les amenant à une émulation de concessions.

L'Empereur n'avait à sa disposition aucun diplomate de carrière. Il envoya cependant plusieurs émissaires au Quartier général de Versailles avec une précipitation qui décelait son inquiétude. Ce fut d'abord le comte Clary, officier d'ordonnance du Prince Impérial, puis l'ancien ministre Clément Duvernois, qui se mit en route pour Versailles en passant par Bruxelles, et voyagea sous le nom de Duparc. C'était au moment où l'agonie de Paris commençait et le gouvernement de la Défense avait déjà demandé à engager des pourparlers. Aussi Bismarck fit-il savoir à l'Empereur qu'il se jugeait autorisé à entamer d'un autre côté des négociations qu'il avait différées, en attendant l'arrivée de M. Duparc. Quand le gouverneur apporta ce télégramme à Wilhelmshöhe, Napoléon ne put cacher une émotion profonde.

Enfin, le 28 janvier, Clément Duvernois arriva à Versailles, Bismarck et Jules Favre venaient de signer, le matin même, la Convention relative à la capitulation de Paris. Cependant le chancelier reçut dans la soirée l'envoyé de l'Empereur, le revit encore le 31 et, pendant tout le mois de février, le double jeu continua.

Napoléon, à Wilhelmshöhe, impatient et inquiet, apprenant que le traité définitif ne serait pas signé avant plusieurs semaines, se décida à envoyer à Versailles un nouveau négociateur. Son choix tomba sur Farincourt, ancien préfet du Doubs qui, à peine arrivé à Versailles, put se rendre compte que ses chances étaient nulles. Dès le 26 février, les préliminaires de la paix étaient arrêtés et ratifiés le 3 mars par l'Assemblée de Bordeaux.

D'abord par lettre, puis par l'arrivée de Farincourt à Wilhelmshöhe, l'Empereur apprit l'échec de cette tentative suprême. Il eut la fierté de ne pas se plaindre et quand il parlait de Bismarck, c'était sans colère mais avec un peu d'amertume comme de quelqu'un qui l'aurait consciencieusement roulé[3].

On allait entrer dans le septième mois de la captivité. Depuis la capitulation de Paris, les compagnons de l'Empereur attendaient la nouvelle de leur libération et à l'énervement de l'incertitude s'ajoutaient pour la plupart d'entre eux des préoccupations matérielles : soucis d'avenir et soucis d'argent.

S'il n'avait été obligé de compter avec les sentiments de son entourage et du peuple allemand, l'empereur Guillaume eût volontiers rendu la liberté à Napoléon sans même attendre fin des négociations. Au cours du mois de février, il avait envoyé au gouverneur de Cassel un télégramme où cette éventualité était envisagée, mais les jours passèrent et aucune décision ne fut prise. Le rétablissement des communications avec Paris permettait aux prisonniers de se rendre compte que la colère contre l'Empereur et son entourage dépassait ce qu'ils avaient pu imaginer et ils étaient bien forcés de reconnaître qu'il n'y avait, pour le moment, aucune chance de restauration.

Au cours de ces journées d'incertitude, on apprit que l'empereur allemand rentrerait prochainement en Allemagne et s'arrêterait le 15 mars à Francfort. La signature définitive de la paix pouvait encore traîner pendant quelques semaines.

Le grade du général de Monts lui donnait l'occasion d'aller saluer l'empereur allemand à Francfort et un prétexte pour obtenir des instructions précises. Avant son départ, le 13 mars, il eut une longue conversation avec Napoléon.

A Francfort, l'empereur Guillaume confirma au gouverneur que ses dispositions personnelles eussent été de mettre Napoléon en liberté aussitôt la signature des préliminaires de paix, mais que Bismarck avait fait quelques objections. Pour s'assurer que, cette fois, il était bien d'accord avec son chancelier, Guillaume fit, dans la soirée, télégraphier à Bismarck qui répondit au cours de la nuit même que l'Empereur Napoléon désirant partir, il était difficile, d'après les termes de la convention de paix, de lui en refuser l'autorisation[4].

Le dimanche 19 mars 1871, Napoléon III quittait Wilhelmshöhe, traversait la Belgique, et après avoir franchi la Manche sur le yacht du roi des Belges, débarquait à Douvres, où l'attendaient l'Impératrice et le Prince impérial, entourés de quelques fidèles. Après quelques heures de repos à Londres, le couple impérial arrivait le soir même à Chislehurst, où depuis plusieurs mois résidait l'Impératrice.

Lorsque, après la révolution du 4 septembre, l'Impératrice avait quitté Paris, elle s'était installée, avec quelques personnes de sa suite, à Hastings, dans un hôtel des plus modestes. Une chambre, une salle à manger, où, faute de salon, elle recevait les visiteurs, telle fut pendant quelques jours la résidence d'une souveraine qui avait habité les Tuileries, Saint-Cloud, Compiègne, Fontainebleau... Sa Majesté, a écrit la princesse de Metternich, était installée misérablement... Pour le moment, elle était dénuée de tout, et nous avons été obligées, la duchesse de Mouchy et moi, en rentrant à Londres, de lui expédier de suite du linge à nous et quelques objets de toilette. Un autre témoin de ces premières journées d'exil, A. Filon, précepteur du Prince impérial, raconte que lors de son arrivée, la conversation fut interrompue presque immédiatement par les domestiques qui entrèrent sans façon pour mettre le couvert. L'Impératrice ne donnait à ces détails aucune attention. Elle renonçait sans un soupir de regret aux honneurs et au faste...

En cette saison, les baigneurs étaient nombreux à Hastings. A l'incommodité de l'installation, s'ajoutait la gène causée par les groupes de curieux qui, toute la journée, stationnaient devant l'hôtel, dont les larges baies vitrées laissaient voir une partie des appartements. Nous n'avions quelque répit que la nuit tombée, quand les jalousies étaient baissées, raconte encore A. Filon.

Cependant, quelques Anglais appartenant soit à l'aristocratie, soit à la riche bourgeoisie, avaient fait savoir qu'ils seraient heureux de mettre à la disposition de la souveraine détrônée une résidence plus confortable.. Une offre retint particulièrement l'attention. C'était celle du manoir de Camden-Place, à Chislehurst, gros bourg à dix-huit kilomètres de Londres. Le propriétaire, M. Strode, avait connu Napoléon III avant l'Empire

Autant par délicatesse que par désir de donner asile à un souverain, M. Strode fit savoir aux envoyés chargés de visiter l'immeuble qu'il ne comptait pas en tirer plus de six mille francs de revenu. Dans la pénurie de ressources où se trouvait alors le couple impérial, c'était une occasion inespérée. Dès la fin de septembre, l'Impératrice s'installait à Camden-Place.

L'immeuble, entouré d'un petit parc assez pittoresque, était un lourd bâtiment de briques, qui, au début du XIXe siècle, avait remplacé un château ayant appartenu à l'historien Camden, contemporain d'Élisabeth et de Jacques Ier. Un ensemble de coïncidences curieuses était de nature à frapper l'imagination des nouveaux arrivants. Dans le parc, un kiosque représentait exactement le petit pavillon dit Lanterne de Diogène que le premier Consul avait fait ériger à Saint-Cloud. Les boiseries de la salle à manger provenaient de la démolition du château de Bercy, où la reine Hortense et ses enfants, quittant Paris en 1815, avaient passé la première nuit de leur voyage. Sur la façade de Camden-Place, une grosse horloge portait le nom de son constructeur, Filon, ancêtre d'Augustin Filon, précepteur du Prince impérial. Voyons quelle heure nous donne le grand-père, disait l'Impératrice en consultant la pendule, lorsqu'un peu d'enjouement apparaissait dans la conversation, à travers les tristesses de l'exil.

A Wilhelmshöhe, quelques-uns des compagnons de captivité de Napoléon III, notamment le général Castelnau, avaient exprimé l'intention de le suivre en Angleterre. Tout en les remerciant de cette marque de dévouement, l'Empereur les en avait dissuadés. Je ne veux pas jouer au souverain, disait-il ; je ne veux pas entretenir auprès de moi un semblant de cour. En Angleterre, je serai un simple particulier. Le 19 septembre, encore tout meurtri de sa chute et sans doute la jugeant définitive, il écrivait à l'Impératrice : Lorsque je serai libre, je voudrais aller vivre avec toi et Louis dans un petit cottage, avec des bow-windows et des plantes grimpantes. Je me suis amusé à faire un budget pour l'avenir qui correspondrait à ce que nous pourrions avoir de revenus, je te l'envoie...

Le cadre de Camden-Place ne se prêtait pas à ces projets d'existence modeste. Un certain nombre de familles, ayant appartenu à la cour des Tuileries, s'étaient installées à Chislehurst même, telles les familles Aguado, Clary, Bassano, Davilier, de Saulcy, etc.

A Londres s'était groupée une autre colonie française, famille Murat, duchesse de Montmorency, duchesse de Mouchy, Jérôme David, etc. A Richmond, tout proche de Chislehurst, habitaient d'anciens ministres, Rouher, Chevreau, Clément Duvernois, etc. Les visiteurs étaient donc nombreux à Camden-Place. Le dimanche surtout, des Français résidant à Londres faisaient le pèlerinage de Chislehurst. L'Empereur et l'Impératrice se rendaient à la messe à pied, s'arrêtant à chaque pas pour dire un mot aimable, tendre les mains, sourire. Dans l'après-midi, la grande galerie et les salons du rez-de-chaussée étaient ouverts à peu près à tous ceux qu'y amenaient le dévouement ou la curiosité. On faisait de la musique, on jouait au billard, on transformait la salle à manger en salle d'escrime. Tout cela ne ressemblait guère à la retraite rêvée dans le petit cottage à plantes grimpantes.

Et encore, les visiteurs dont nous venons de parler étaient d'un rang social et d'une éducation qui les maintenaient dans les convenances. Il était plus malaisé de se défendre contre une catégorie de solliciteurs, quémandeurs, faiseurs de projets dont les démarches prenaient tour à tour le caractère de l'indiscrétion, de l'impudence, du chantage ou même de la folie. A Chislehurst, c'était Augustin Filon, le précepteur du Prince impérial, qui avait la charge d'éviter le contact de ces importuns avec les souverains, et malgré son zèle, il n'y parvenait pas toujours. Ainsi, dans ses souvenirs, il raconte qu'un escroc avait fait un assez grand nombre de dupes en leur persuadant que, chargé par l'Impératrice de porter en Espagne un coffret de bijoux d'une valeur de plusieurs millions, il avait dû enterrer son trésor au moment de la révolution du 4 septembre. Puis, arrivé à Madrid les mains vides, il avait été arrêté pour une dette insignifiante. Mais qu'on lui envoyât la somme nécessaire pour se libérer, une partie du trésor serait la récompense de cette bonne action. Les dupes n'avaient pas manqué et, tout naturellement, elles s'adressaient à l'Impératrice pour se faire rembourser leur argent. C'est maintenant l'histoire d'une malheureuse démente, appartenant à une famille honorable. Elle prend le nom de Marie-Jeanne des Peuples. Il faut absolument qu'elle voie l'Empereur, car d'elle et de lui doit naître un fils qui sera le sauveur de la France. Un autre fou est moins exigeant. Il ne demande pas de rendez-vous ; mais il fait savoir qu'il est le fils de l'Impératrice et du comte de Chambord. Il sera donc à la fois roi et empereur, réunissant et réconciliant dans sa personne l'ancien régime et la société moderne.

Ces correspondances me prenaient un temps énorme, note Augustin Filon. L'Empereur écoutait, moitié attristé, moitié amusé, le récit des folies que j'avais entendues.

Chaque jour, l'Empereur travaillait dans un petit cabinet attenant à sa chambre. La pièce était si exiguë qu'il n'y avait guère de place que pour son bureau et son fauteuil. Au cours de sa captivité en Allemagne, il avait commencé un mémoire Sur les causes de la capitulation de Sedan. L'ouvrage ne mentionne guère que des faits connus. Il est cependant remarquable par le souci constant d'éviter tout blâme, toute critique à l'égard des généraux ayant exercé le commandement. Un jour, raconte A. Filon, je me permis de lui faire remarquer le contraste entre la clarté parfaite de ses explications orales et l'obscurité de la rédaction. Il me dit avec un triste sourire : — C'est que je veux me justifier sans accuser —. J'ai possédé une page de sa main, hachée de cent ratures... Elle portait la trace des généreux scrupules qui avaient agité son âme en écrivant ce récit.

Cette hauteur de sentiments, cette magnanimité, étaient d'autant plus méritoires que, de tous les responsables, Napoléon III était le plus durement frappé. La déchéance s'aggravait de reniements, d'ingratitudes, d'accusations haineuses. Elle s'aggravait encore de soucis d'argent ; car ce grand prodigue, qui, pendant dix-huit ans, avait eu à sa disposition une liste civile de vingt-cinq millions, n'avait fait que des économies peu importantes.

A Sedan, il lui restait à peu prés huit ou neuf cent mille francs de disponibles sur sa cassette privée. La majeure partie de la somme fut distribuée aux prisonniers partant pour l'Allemagne. Pendant sa captivité, Napoléon III avait vendu, moyennant six cent mille francs, au gouvernement italien, une propriété sise à Rome et dite le Palais des Césars. Ces six cent mille francs furent pendant quelques mois le plus clair des ressources du ménage impérial. Un peu plus tard une heureuse circonstance permit à l'Impératrice de se défaire très avantageusement de ses diamants. Le Prince de Galles devant se rendre prochainement aux Indes, des rajahs, en prévision de sa visite, avaient fait de gros achats chez les joailliers de Londres, et les parures de l'Impératrice avaient atteint des prix assez élevés. A la fin de 1871, la souveraine vendit les propriétés qu'elle avait conservées en Espagne. Enfin, la liquidation de la liste civile, la levée de séquestre sur des maisons à Paris, un hôtel à Biarritz, un domaine dans les Landes, etc., permirent de reconstituer un capital que l'Impératrice administra sévèrement, au cours du demi-siècle pendant lequel elle survécut à l'Empire.

Après la mort de l'Empereur, alors qu'il avait pu rassembler quelques débris de sa fortune privée, la déclaration faite à la cour des Probates évaluait sa succession à cent vingt mille livres sterling, avec cette réserve apportée par les sollicitors et relative soit à certaines dettes, soit à des reprises de l'Impératrice, que cette somme était sujette à des réclamations qui la réduiraient de moitié. On était loin des deux cents millions que, pendant le siège de Paris, un organe d'allure officielle, le Bulletin de la République, indiquait comme chiffre des économies faites par Napoléon III sur sa liste civile.

Ainsi, la première année de l'exil fut attristée de soucis matériels. En septembre 1871, l'Impératrice venant de partir pour l'Espagne, Napoléon III s'était installé dans le petit port de Torquay, dont il espérait que la température plus douce que celle de Chislehurst aurait un effet salutaire sur sa santé. Il comptait y passer une partie de l'hiver. A la fin de septembre il rentrait à Camden et dans une lettre, il ne cachait pas qu'il abrégeait son séjour parce que la vie d'hôtel était chère.

Au moins, dans leur malheur, les deux époux avaient la consolation de voir renaître l'affection confiante que des dissentiments pénibles, et surtout les manquements de l'Empereur à la fidélité conjugale, avaient bien altérée.

Le 30 janvier 1871, pendant la captivité, dans une belle lettre d'épouse chrétienne, l'Impératrice avec sa franchise habituelle, rappelait ces dissentiments, pour faire savoir qu'elle avait pardonné et qu'elle oubliait : Cher ami, c'est aujourd'hui l'anniversaire de notre mariage. Il se passera tristement, loin l'un de l'autre, mais du moins, je puis te dire que je te suis bien profondément attachée. Dans le bonheur, ces liens ont pu se relâcher. Je les ai crus rompus, mais il a fallu un jour d'orage pour m'en démontrer la solidité, et plus que jamais je me souviens de ces mots de l'Évangile : La femme suivra son mari partout, en santé, en maladie, dans le bonheur et dans le malheur. Toi et Louis, vous êtes tout pour moi. Être réunis enfin, ce sera le but de mes désirs. Pauvre cher ami, puisse mon dévouement te faire oublier un instant les épreuves par lesquelles ta grande âme a passé. Ton adorable mansuétude me fait penser à Notre-Seigneur. Crois-moi, tu auras aussi ton jour de justice...

 

Napoléon III avait-il l'espoir que, dans un avenir prochain, les hasards, souvent changeants et inattendus de la politique, lui permettraient de ressaisir le pouvoir ? Autour de lui, on le disait et, au risque de laisser se dissoudre les débris du parti bonapartiste, il fallait bien qu'il affectât de considérer le renversement de l'Empire comme une épreuve qui prendrait fin, lorsque le peuple français, réuni dans ses comices, suivant une expression qui lui était familière, aurait exprimé librement sa volonté.

Cependant, la réalité était là, et l'on ne pouvait méconnaître qu'elle était bien décourageante. Aux élections pour la convocation d'une Assemblée Nationale (1871), quatre à cinq bonapartistes seulement figuraient parmi les élus. Ils n'avaient pu réussir que dans le petit fief héréditaire des Bonaparte, la Corse. Toute la France continentale avait ratifié la déchéance de l'Empire.

Même dans la famille impériale, le désaccord était complet entre l'Impératrice et Jérôme-Napoléon, tous deux autoritaires, passionnés, d'une franchise incapable de se maîtriser, trouvant dans la similitude même de leurs qualités et de leurs défauts l'occasion de contacts orageux. Pendant sa captivité en Allemagne, Napoléon III avait eu le chagrin d'apprendre qu'à Londres, sa femme et son cousin avaient échangé des paroles violentes et que, par des notes envoyées aux journaux ils avaient eu l'imprudence de révéler au public leurs dissentiments. Le 1er novembre 1870, Jérôme écrivait à l'Empereur : Je suis venu à Londres pour voir si je pourrais être de quelque utilité à votre fils... Ma première visite a été pour l'Impératrice qui m'a reçu froidement. Enfin, l'Impératrice m'a fait prier de revenir avec MM. Rouher, Chevreau, etc. Dans conseil, Sa Majesté, sans que je l'aie provoquée en rien, s'est laissée aller à des violences incroyables envers moi... J'ai dû me retirer, dédaignant de répondre à des accusations de trahison insensées. J'ai voulu, Sire, vous donner ces explications tout intimes, afin que vous ne croyiez pas que nos désastres aient pu changer mes sentiments pour vous ; mais après les insultes de l'Impératrice, qu'elle a rendues publiques, je n'aurai plus jamais aucun rapport avec elle... Deux réponses de Napoléon exprimaient son mécontentement et da tristesse.

J'ai appris avec peine tout ce qui s'est passé à Chislehurst. Mais aussi, il faut avouer que ton langage vis-à-vis de l'Impératrice a été peu convenable, autant pour elle que pour moi. Et quelques jours plus tard : J'ai lu le récit de ton voyage en Angleterre et si tu veux que je te dise la vérité, tu as manqué de tact et l'Impératrice de sang-froid. Il est bien triste, dans la position où nous nous trouvons, de voir des dissentiments de famille...

L'Empereur était depuis fort peu de temps installé à Chislehurst lorsqu'il reçut encore de son cousin une lettre qui laissait voir que ces dissentiments de famille n'étaient pas près de prendre fin : Sire, j'ai appris par les journaux anglais que Votre Majesté avait été souffrante. Vers le 10 avril, j'ai fait écrire à votre secrétaire, M. Piétri, pour vous exprimer le désir de vous voir. Pas de réponse. Vers le 15 ou le 16 avril, j'ai envoyé M. Villot, mon officier d'ordonnance, à Chislehurst pour demander à vous voir. M. Davillier a répondu que vous étiez souffrant et que vous me feriez prévenir quand vous pourriez me recevoir. Depuis, pas de réponse. Il y a quatre jours, mon cousin Joachim Murat étant venu me voir, je l'ai ai prié de vous demander quand je pourrais vous voir. Pas de réponse. Ce silence significatif m'afflige sans m'étonner. Il ne peut venir que d'une influence facile à deviner...

Après la chute de l'Empire, Napoléon III, vieilli, malade, diminué aux yeux mêmes de ses partisans par la mauvaise fortune et la défaite, ne songeait pas sans inquiétude que, lui disparu, ce parent de branche cadette, turbulent, de personnalité envahissante, reporterait peut-être sur le Prince Impérial l'antipathie dont il faisait montre vis-à-vis de l'Impératrice. L'inquiétude était d'autant plus justifiée que si le prince Jérôme, comme nous l'avons déjà dit, s'était fait bien des ennemis, il avait su se créer des partisans parmi les artistes, les écrivains, les philosophes, dont il préférait le commerce à la fréquentation du monde officiel des Tuileries. En 1872, Renan, dans une étude sur La Réforme Intellectuelle et Morale de la France, écrivait que, parmi l'entourage ignorant et sans sérieux de la cour impériale, il n'y avait eu qu'un seul homme intelligent, ce prince plein d'esprit et connaissant merveilleusement son siècle, que la fatalité de la destinée avait laissé presque sans autorité, appréciation flatteuse, dont il était osé de reconnaître qu'elle s'appliquait au prince Jérôme. Il est peu probable que Napoléon III ait eu l'occasion de lire l'article de Renan, paru quelques mois avant sa mort, mais il n'ignorait pas les sympathies que son cousin avait su rallier parmi l'élite intellectuelle du pays. Bien souvent, c'est par des sympathies de ce genre que se révèlent les prétendants de branche cadette.

Aussi, malgré le ton affectueux de la correspondance, il est visible que les initiatives que Jérôme Napoléon se montrait disposé à prendre, n'étaient pas encouragées par l'Empereur. Il écrivait le 21 août 1871, au sujet du désir manifesté par prince de se présenter au Conseil Général de la Corse : Accepter ou briguer des voix en ce moment, c'est reconnaître un gouvernement que je trouve illégitime, et je regretterais que quelqu'un qui porte mon nom eût l'air de méconnaître tout ce qu'on a fait d'illégal. En mai 1872 : Mon cher cousin, je crois qu'il serait très impolitique de te présenter aujourd'hui en Corse, et qu'il faut attendre une occasion plus opportune, lorsqu'il y aura des élections partielles ou générales. D'ici là, tout en préparant le terrain, je désire que tu observe la plus grande réserve... En octobre 1872 : Quant à ce qui te regarde dans les prochaines élections générales, il importe pour la réussite de ne pas l'ébruiter. En faisant connaître d'avance le plan qu'on a formé, on suscite une foule d'oppositions ou d'obstacles...

Ainsi, sous des formes diverses et par des arguments parfois un peu faibles, revenaient toujours les mêmes recommandations — Attendre — laisser faire le temps — ne pas attirer l'attention sur soi.

Il ne semble donc pas qu'en exil, l'Empereur ait conservé l'espoir d'une restauration prochaine. Cependant, devant ses fidèles, il fallait bien qu'il affectât d'y croire. Les visiteurs venaient de France assez nombreux. Le plus souvent, c'étai en se promenant dans le parc, ou, lorsque le temps ne permettait pas de sortir, en marchant dans une grande galerie traversant d'un bout à l'autre le rez-de-chaussée, que Napoléon III donnait ses audiences. Lorsque, sept ou huit ans après la mort de l'Empereur, l'Impératrice quitta Chislehurst pour s'installer à Farnborough, elle acheta le tapis garnissant cette galerie, un tapis usagé, dont les carreaux rouges et verts montraient la trame et qui n'avait d'autre valeur que celle du souvenir. Le reconnaissez-vous ? disait-elle un jour à un visiteur. C'est le vieux tapis de Camden. Combien de kilomètres avons-nous parcourus, en le piétinant, en l'usant de nos impatiences ? Des milliers peut-être, qui ne nous ont menés nulle part...

Au dire du comte de La Chapelle qui fut son dernier secrétaire, Napoléon III à Chislehurst préparait un ouvrage sur la création d'une Cour des Arbitrations, médiatrice des conflits internationaux. Avec un haut financier et économiste qui me prie de taire son nom, écrit M. de La Chapelle, l'Empereur élaborait un plan pour la suppression de l'octroi en France, travail admirable, étonnant de simplicité pratique. Il avait également repris la rédaction, ébauchée déjà pendant son règne, d'un projet devant assurer une retraite de 365 francs aux travailleurs âgés de 65 ans.

Le comte de La Chapelle, qui parle toujours avec une admiration exaltée de l'Empereur, qu'il appelle le plus grand prince des temps modernes, parait avoir donné une importance exagérée à ces travaux. Malade et découragé, ayant conscience que son activité s'épuisait dans le vide, Napoléon III cherchait surtout dans le travail intellectuel une diversion aux tristesses de l'exil et aux souffrances physiques. Mais le souvenir touchant, qui se rattache aux dernières semaines de son existence, démontre que chez le souverain détrôné survivait toujours le sens social que n'avaient pu détruire ni l'âge, ni les déceptions, ni les ingratitudes.

L'hiver approchait, et Napoléon III, qui s'occupait sans cesse du bien-être de la classe ouvrière, m'avait signalé avec sollicitude la cherté toujours croissante du combustible et les privations auxquelles seraient exposés les pauvres gens pendant les grands froids. J'ai pensé, — me dit-il un jour, à un appareil de chauffage qui, tout en augmentant considérablement le degré de chaleur dans un appartement, réduirait de moitié les frais de consommation. Voici le dessin de la machine, faites-la construire, et nous ferons les expériences. L'appareil fut construit ; les expériences furent couronnées de succès et une deuxième machine perfectionnée fut dessinée par l'Empereur et fondue en peu de jours. Enfin, un troisième appareil, plus parfait encore que les deux autres, était en voie de construction au moment même de la mort de l'Empereur[5].

 

Au cours de l'été de 1872, la famille impériale séjourna pendant quelques semaines à Cowes, dans l'île de Wight. En octobre, elle revint à Chislehurst. On remarqua que l'Empereur ne sortait presque plus. Quelques promenades dans le parc et, lorsque le mauvais temps le retenait à la maison, la mise en mouvement d'un tour qu'il avait fait installer dans la salle de billard et sur lequel il s'amusait à tourner des coquetiers, des ronds de serviettes, tel était à peu près le seul exercice que lui permettaient les difficultés de la marche toujours pesante et parfois douloureuse. Il était visible que, depuis quelques mois, la maladie avait fait des progrès.

Au mois de décembre, après une consultation de deux médecins anglais, Sir William Gull et Sir James Paget, on apprit qu'une intervention chirurgicale était décidée. L'entourage du souverain, qui savait qu'à plusieurs reprises il avait refusé de consentir à une opération, crut que cette résolution se rattachait à un dessein politique. On citait quelques mots de l'Empereur où l'on voulait voir la confidence de décisions prochaines : L'heure est à Dieu, mais il faut nous tenir prêts... Bientôt, mais toujours très confidentiellement, on précisa. L'opération devait être faite pour que l'Empereur pût monter à cheval. Sa convalescence fournirait un prétexte pour se rendre en Suisse. Le général Bourbaki, ancien chef de la Garde impériale et frère de Madame Lebreton, lectrice de l'Impératrice, commandait le corps d'armée de Lyon. Son concours était acquis. Des troupes fidèles attendraient Napoléon III à la frontière, et l'on marcherait sur Paris, où l'on trouverait dans l'armée d'autres adhérents au complot.

Ce projet de coup d'État parait bien invraisemblable. Napoléon III n'était plus d'âge à recommencer les équipées de Strasbourg et de Boulogne. S'il se résignait à se soumettre à une opération, c'est que son état s'aggravait, devenait souffrance intolérable. L'explication parait suffisante pour faire rejeter celle qui semble née dans l'imagination toujours féconde des nouvellistes.

Le 2 janvier 1873, un éminent chirurgien de Londres, Sir Henry Thompson, procéda à une première opération. Comme son confrère le docteur Gull, il disait au docteur Corvisart : Comment ce malheureux Empereur a-t-il pu rester à cheval pendant cinq heures à Sedan ? Comme il a dû souffrir.

Cette première opération avait eu surtout pour objet d'explorer et de préparer le broiement de la pierre par des interventions devant être espacées de deux à trois jours. Mais dans l'entourage de Chislehurst, elle avait paru si bénigne qu'on crut à une prompte guérison. Le journal L'Ordre, le plus sérieux et le plus modéré des organes bonapartistes, auquel étaient attachés quelques écrivains de valeur, notamment deux jeunes gens, l'historien Frédéric Masson et le romancier Octave Mirbeau, publiait une dépêche rassurante dans le numéro du 4 janvier : L'Empereur a subi hier une légère opération ; la chose n'est d'ailleurs ni grave, ni compliquée. Le 6 janvier : La santé de l'Empereur continue à être très bonne et l'on est certain aujourd'hui que la première opération n'a laissé aucune trace. La meilleure preuve en est que les médecins espèrent pouvoir dès à présent et sans inconvénient la réitérer.

Ô mensonges de l'optimisme officiel. Au moment même où paraissaient ces notes rassurantes, la situation était devenue fort grave. La deuxième opération du 7 janvier avait permis d'extraire quelques fragments de la pierre, mais elle avait été suivie de douleurs très vives, qu'on calmait par de fortes doses de chloral.

Cependant, le pouls paraissait bon, 80 pulsations, mais le chloral maintenait le malade dans une demi-somnolence, cause de paroles confuses, à peine distinctes, dont quelques-unes laissaient apparaître l'obsession dont, depuis deux années, ne pouvait s'affranchir la pensée. Vous étiez à Sedan, Colineau ? N'est-ce pas que nous n'avons pas été des lâches ?

Cependant, les médecins ne désespéraient pas encore. Dans la nuit du 8 au 9 janvier, le sommeil fut calme et profond. De deux heures en deux heures, on relevait l'état du pouls qui marquait toujours 80 pulsations. Il fut décidé que la troisième opération serait faite dans la journée qui allait suivre. Mais au réveil, on put constater une profonde altération des traits, joues creuses, nez pincé. Le pouls était tombé, devenu à peine perceptible. A 10 heures 45, près de l'Impératrice à genoux, priant en sanglotant, Napoléon III s'éteignit doucement, sans agonie.

 

Si Napoléon III était mort au début de l'année 1870, il n'est pas douteux qu'on pourrait le compter parmi les grands souverains de France ; mais le souvenir de la catastrophe finale pèse sur sa mémoire, et met durement en relief les erreurs de sa politique extérieure. Napoléon III avait cependant de grandes qualités. Son âme était sincèrement compatissante à la misère humaine et il eut le souci constant du bien-être des humbles. Son imagination l'entraînait parfois à la poursuite de chimères ; mais parfois aussi, il ne semblait chimérique que parce qu'il avait le pressentiment d'idées et de conceptions qui nous sont aujourd'hui familières, mais qui de son temps, étaient accueillies par la méfiance qui presque toujours accueille ce qui est nouveau. En politique sociale — institutions de prévoyance, retraites, secours mutuel, urbanisme, assainissement des villes, création de squares, promenades, etc. —, il fut un précurseur.

En matière de colonisation, il s'inspira d'un principe qui fut l'occasion de vives critiques, et qui, dans certains manuels d'histoire, est encore dénoncé comme ayant entravé le peuplement européen de l'Algérie. Mais ce principe, qui consistait à associer les grands chefs indigènes à l'administration de la colonie, à renoncer aux confiscations arbitraires ne laissant à ces féodaux dépossédés d'autre alternative que la misère ou la révolte, c'était le système du protectorat, celui des Romains en Asie, celui des Anglais dans l'Inde et celui que de nos jours la France applique en Tunisie et au Maroc. Ici, encore, Napoléon III était en avance sur son temps. Les colons européens se crurent sacrifiés, et lors du plébiscite de 1870 le recensement des votes montra que la majorité de la population française d'Algérie était anti-impérialiste. Par contre Napoléon III, qui avait rendu la liberté à Abd-el-Kader, restitué à des tribus dépossédées des centaines de milliers d'hectares, dénoncé dans une lettre au Gouverneur Général des abus scandaleux d'usure, d'amendes, de dénis de justice dont étaient victimes les indigènes, était, pour les grands chefs tels que Mokhrani, le maitre juste et bon, entouré d'un prestige quasi divin, et ce sentiment de vénération pour l'Emberour, comme disaient les indigènes, avait pénétré dans le petit peuple. Lorsque, le 5 septembre 1870, la République fut proclamée à Constantine, une bande de ces énergumènes, pour lesquels un changement de régime doit être accompagné de pillages et de destructions matérielles, envahit la Préfecture et jeta au pavé un buste de Napoléon III. Alors un indigène, un homme de la rue, recueillit les fragments du buste dans son burnous, et gravement, pieusement, les emporta dans sa pauvre maison. (Enquête parlementaire sur l'insurrection algérienne de 1871.)

Lorsqu'on consulte la presse contemporaine de la chute de l'Empire, on est étonné et parfois révolté de la violence des haines et des calomnies qui poursuivirent l'Empereur déchu.

Au cabinet des Estampes, on retrouve sur Napoléon III, l'Impératrice, le Prince Impérial, une collection de caricatures dont la basse méchanceté, grossière et sans esprit, est attristante. On pouvait à la rigueur mépriser ces publications malsaines. Il en pousse toujours de semblables sur le fumier des révolutions. Mais comment ne pas prêter attention à des déclarations d'hommes politiques accusant l'Empereur d'empêcher par la concurrence le Gouvernement de la Défense Nationale d'acheter des canons, des chevaux, des fusils à l'étranger, ou, plus tard, de subventionner l'insurrection de la Commune — 7 millions envoyés de Genève en une seule fois —. Une publication d'allure semi-officielle, le Bulletin de la République, écrivait : L'histoire dira qu'au lieu d'armer son peuple contre l'étranger, Napoléon III n'a songé qu'à s'armer contre lui et qu'après avoir sauvé pour sa part deux cents millions d'économies, il a laissé la France aux abois avec vingt milliards de dettes... 200 millions d'économies ? Cela semblait à d'autres journaux bien au-dessous de la vérité. C'était 800 millions, assurait un rédacteur du Bien Public, qui avaient été détournés par l'ex-Empereur du budget de la Défense Nationale. Ces misérables inventions se propageaient dans l'opinion publique dans le moment même où la vie matérielle était difficile pour les souverains exilés.

Quarante ans après la chute de l'Empire, l'Impératrice disait à un ambassadeur : Je ne demande plus à Dieu qu'une grâce, vivre encore assez, moi déjà. si vieille, pour voir la France revenir à plus de justice envers nous... Quand nous étions heureux, j'ai toujours vu l'Empereur simple et bon, charitable et miséricordieux. Quand les malheurs nous ont accablés, il a porté la mansuétude et le stoïcisme jusqu'au sublime... Jamais un mot de plainte, de blâme, ou de récrimination. Souvent, je le suppliais de se défendre, de repousser les malédictions dont il était l'objet, d'arrêter ce torrent d'injures qui se déversait continuellement sur nous. Il me répondait avec placidité : — Non, je ne me défendrai pas. Certaines catastrophes sont si douloureuses pour une nation, qu'elle a le droit d'en rejeter même injustement la faute sur son chef. Un monarque, un Empereur surtout se dégraderait en cherchant à se disculper, car il plaiderait sa cause contre son peuple.

Si Napoléon III eut à souffrir d'abandons, reniements et ingratitudes, il éprouva aussi le réconfort de savoir que de nobles âmes conservaient le souvenir de ses bienfaits. Le 5 septembre 1870, alors qu'une vague de colère venait d'emporter l'Empire, et qu'il semblait que ce fût faire acte de mauvais Français que de hasarder un mot de sympathie ou de pitié en faveur des souverains déchus, un savant, dont Napoléon III avait facilité les débuts, écrivait au maréchal Vaillant, ministre de la Maison : Je me souviendrai éternellement des bontés de l'Empereur et de l'Impératrice et je resterai jusqu'à mon dernier jour fidèle à leur mémoire... Malgré les vaines et stupides clameurs de la rue et toutes les lâches défaillances de ces derniers temps, l'Empereur peut attendre avec confiance le jugement de la postérité, Son règne restera l'un des plus glorieux de notre histoire.

Pour apprécier la valeur de ce témoignage, il suffit de dire que cette lettre était de Louis Pasteur.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Pour toute la période de Wilhelmshöhe voir aussi mon précédent ouvrage : La captivité de Napoléon en Allemagne, librairie académique Perrin.

[2] Mels, Wilhelmshöhe.

[3] Général de Monts.

[4] Général de Monts.

[5] Comte de La Chapelle, Le Livre de l'Empereur.