NAPOLÉON III

II. — L'ÉVOLUTION VERS L'EMPIRE LIBÉRAL. - L'INSURRECTION POLONAISE DE 1863. - LE MEXIQUE. - LA CATASTROPHE DE 1870. - L'EXIL ET LA MORT

 

CHAPITRE QUATRIÈME.

 

 

Napoléon III quitte Saint-Cloud le 28 juillet, pour prendre le commandement en chef. — Graves mécomptes au sujet des effectifs, de l'armement, de la conclusion d'alliances avec l'Autriche et l'Italie. — Les Allemands prennent l'offensive. — Défaites de Wissembourg (4 août), de Forbach et de Wœrth (6 août). — A Paris, les mauvaises nouvelles font passer les esprits de la stupeur à l'irritation. — Malade et découragé, l'Empereur remet, le 13 août, le commandement en chef à Bazaine.
Le 14 août, Napoléon III quitte Metz pour se rendre à Châlons. — Une attaque des Allemands à Borny retarde la mise en marche de l'armée, et, dès le début, la retraite est compromise. —Arrivée de Napoléon III à Châlons dans la soirée du 16 août. — Un conseil de guerre tenu dans la matinée du 17 décide que l'armée en formation à Châlons se rabattra sur Paris. — Dès qu'ils ont connaissance de cette décision, l'Impératrice et le ministre de la Guerre s'opposent à son exécution. — Perplexités et hésitations de l'Empereur et de Mac-Mahon. — En attendant les résolutions définitives, ils conviennent de porter l'armée sur Reims, la plaine de Châlons étant dénuée de toute position défensive.

 

ENTRE la déclaration de guerre, qu'on peut rattacher à la date du 15 juillet, bien que la notification à Berlin n'en ait été faite que le 19, et le départ de l'Empereur pour l'armée, une douzaine de jours s'écoulèrent, douze jours lourds de graves soucis et de grosses désillusions. Si l'on en excepte la presse, dont le langage était à l'enthousiasme et à l'optimisme, presque tous les documents contemporains, émanant de personnages ayant approché le souverain, nous le montrent préoccupé, grave, presque découragé. Au Sénat, venu en corps à Saint-Cloud, pour affirmer sa foi dans la victoire, aux paroles de courtisan du Président Rouher : Grâce à vos soins, Sire, la France est prête... Bientôt Votre Majesté se dévouera de nouveau à cette grande œuvre d'améliorations et de réformes dont la réalisation ne subira d'autre retard que le temps que vous aurez mis à vaincre..., l'Empereur avait répondu : Ce sera long et difficile. Même attitude réservée lors de la réception du Corps législatif. Même gravité de langage dans sa proclamation à l'armée : La guerre qui commence sera longue et pénible ; elle aura pour théâtre des lieux hérissés d'obstacles et de forteresses... Au maréchal Randon, venu pour lui faire ses adieux, il avait dit qu'il se sentait bien vieux pour faire campagne. Au général Lepic, attaché à la maison impériale et restant provisoirement à Paris : Qui sait si nous nous revenons ?...

Mais aussi, que de soucis accumulés en quelques jours. Les nouvelles de Metz, où l'avait précédé le maréchal Lebœuf, laissaient entendre que la mobilisation était lente, que les effectifs apporteraient de sérieux mécomptes.

On avait espéré qu'en cas de guerre avec la Prusse, les États du Sud — Bavière, Wurtemberg, etc. — resteraient neutres ou même feraient alliance avec la France. Le général Ducrot, alors en garnison à Strasbourg et dont habituellement les appréciations étaient pessimistes, mentionnait qu'en Bavière rhénane, où il faisait parfois des excursions, l'animosité était grande contre la Prusse. Et maintenant, on apprenait que Bavière, Wurtemberg, Hesse, duché de Bade, etc., avaient commencé leur mobilisation et que leurs contingents allaient grossir ceux de la Prusse.

Lorsque la candidature Hohenzollern s'était révélée pour première fois, les sympathies de la plupart des grands États de l'Europe étaient pour la France. Elles s'étaient refroidies au cours des négociations d'Ems. Une manœuvre habile et audacieuse de Bismarck fit disparaître ce qui pouvait en subsister.

Le 25 juillet, le Times publiait un projet de traité que, depuis quatre ans, Bismarck tenait en réserve et qui semblait prouver que Napoléon III avait sollicité les bons offices de la Prusse pour s'assurer l'annexion de la Belgique. Ce que ne disait pas Bismarck, et ce qu'une année plus tard, en 1871, le kronprinz de Prusse, qui était loyal, avouait à la reine Victoria, sa belle-mère, c'est que c'était lui-même, Bismarck, qui avait encouragé, et selon toute apparence, suggéré le projet d'annexion. Pendant deux ans, il avait amusé et berné la diplomatie française par des offres successives, qui, comme il le disait plus tard avec un cynisme trivial, lui tenaient le bec dans l'eau. Avant d'engager la lutte de 1866 avec l'Autriche il laissait entendre qu'il trouvait très légitime que la Franc compensât par un agrandissement territorial les annexions qui pourraient être faites par la Prusse. S'agirait-il de reconstituer les frontières de 1814, c'est-à-dire de reculer ses limites jusqu'au Rhin, c'était beaucoup sans doute, mais attachait tant de prix à l'amitié française que de cette solution il ne se montrait ni surpris ni scandalisé. Après la victoire de Sadowa (3 juillet 1866), une entente avec la France n'ayant plus le même caractère d'urgente nécessité, les offres furent moins empressées. En juillet 1866, l'ambassadeur de France Benedetti, télégraphiait à son ministère que Monsieur de Bismarck ne lui avait pas caché qu'il lui serait difficile de déterminer le Roi à nous faire l'abandon d'une portion quelconque du territoire prussien dans les provinces rhénanes et qu'il devait dans tous les cas y préparer Sa Majesté. Il avait ajouté qu'on pourrait peut-être trouver dans le Palatinat les compensations que nous jugions équitables... Dans un autre entretien, Monsieur de Bismarck avait émis l'avis que la France devait chercher des compensations en Belgique, et qu'il offrait de s'en entendre avec nous...

En 1866, ces communications transmises à Paris mirent les imaginations en effervescence. L'Impératrice, le prince Napoléon, les ministres, le duc de Persigny, d'autres encore, avaient chacun leur projet, les uns craignant de demander trop et les autres trop peu. Quant à l'Empereur, il traversait une douloureuse crise de santé qui le laissait sans force pour discerner quel pouvait être le meilleur, ou le moins mauvais, de ces avis contradictoires. D'ailleurs, il se disposait à partir pour Vichy et ajournait à son retour la décision à prendre. A Vichy, son état s'aggrava au point qu'il dut interrompre sa cure et revenir à Saint-Cloud, où il garda le lit pendant quelques jours. C'est dans ces fâcheuses dispositions (fin d'août 1866) qu'il examina la réponse à faire aux avances de Bismarck. Sous l'influence d'une lamentable éclipse de clairvoyance, que seul peut excuser son état de santé, il estima que Benedetti pouvait toujours entrer en conversation avec Bismarck. Il n'acceptait ni ne refusait. On verrait plus tard, et Benedetti entra en conversation.

Peu d'hommes ont fait à notre pays autant de mal que Bismarck. Nous pouvons et nous devons le haïr ; mais notre haine ne doit pas nous faire méconnaître la profondeur de ses calculs et les ressources de son génie. On éprouve devant cette organisation puissante une impression d'effroi et presque d'admiration, étant entendu qu'il faut prendre ce mot dans son sens latin — mirari, s'étonner, s'émouvoir d'un spectacle ou d'un événement extraordinaires. Et ce qui n'est pas moins digne d'attention chez Bismarck, c'est sa merveilleuse souplesse d'attitude, l'aisance avec laquelle il passait d'une franchise déconcertante à une audacieuse fourberie, la faculté de masquer la poursuite de desseins grandioses sous une bonhomie de maquignon. C'est avec bonhomie qu'il accueillit Benedetti, qu'il lui inspira toute confiance et le fit tomber au piège savamment dissimulé.

Après avoir protesté de son grand désir d'être agréable à l'Empereur Napoléon, et d'aider de tout son pouvoir à la réalisation des aspirations légitimes de la France, Bismarck eut l'adresse de faire écrire tout entier de la main de Benedetti et sur papier à en-tête de l'ambassade de France un projet de traité en cinq articles dont la conclusion était que, au cas où Sa Majesté l'Empereur des Français serait amené par les circonstances à faire entrer ses troupes en Belgique ou à la conquérir, Sa Majesté le Roi de Prusse accordera le secours de ses armes à la France.

Pendant que l'honnête Benedetti écrivait, Bismarck se contentait de rectifier un mot, de suggérer une phrase, mais oralement, sans laisser de trace de son écriture, puis, la copie faite, il la demanda à Benedetti pour la soumettre à Son Auguste Maitre, bien persuadé d'avance que son Auguste Maitre ne signerait pas. Ce qu'il voulait et ce qu'il avait obtenu, c'était, en aiguillant l'Empereur sur une fausse piste, gagner du temps, laisser écouler les quelques semaines ou les quelques mois nécessaires pour ramener l'armée prussienne dispersée en Moravie, la reconsolider, la masser aux garnisons des frontières de l'Ouest.

Depuis quatre ans, ce papier dormait dans les archives de la Wilhelmstrasse et les négociations n'avaient eu aucune suite, car, à la réflexion, et dès que l'amélioration de sa santé l'avait ramené au sentiment des réalités, Napoléon III avait reconnu que la mainmise sur la Belgique dont la France et l'Angleterre avaient garanti la neutralité eût été à la fois déloyale et dangereuse, et il résumait sa pensée dans une formule heureuse comme parfois il savait en trouver : Monsieur de Bismarck est toujours disposé à donner ce qui appartient aux autres. Il ne songeait plus guère à ce projet, lorsque la publication du Times vint ajouter de nouveaux soucis à ceux dont il était déjà accablé.

La mise en scène imaginée par Bismarck avait été, comme toujours, d'une merveilleuse habileté. Après avoir réuni tous les ambassadeurs ou ministres en résidence à Berlin, il leur avait montré l'original du traité. On peut imaginer le commentaire dont il accompagnait la présentation. On l'accusait d'être avide de conquêtes, d'être un danger pour la paix de l'Europe. Mensonge, puisqu'il avait repoussé un traité d'alliance avec la France, qui eût détruit l'équilibre européen, absorbé les petits États, menacé l'Autriche, l'Angleterre, d'autres nations peut-être.

Aux diplomates étonnés, stupéfaits de la révélation, c'était maintenant Napoléon qui apparaissait comme l'homme de proie, et lui, Bismarck, devenait le symbole de la probité méconnue et de la vertu calomniée.

Dans toutes les capitales, la révélation apporta une émotion considérable. L'effet ne fut pas moindre à Paris. Nous fûmes suffoqués, anéantis, désespérés de cette publication j'ais meurtrière, a écrit Émile Ollivier. Le Ministère protesta : A la face de l'Europe, les Ministres de Sa Majesté mettent Monsieur de Bismarck au défi, etc., etc. Mais démentis, protestations, explications ne pouvaient faire disparaître le fait matériel, détruire la pièce brutalement accusatrice, portant l'estampille de la France.

En Angleterre surtout, l'indignation fut extrême, et peut-être en retrouve-t-on le souvenir dans le journal intime qu'écrivait la reine Victoria. Tous les ans, à l'automne, elle allait passer quelques semaines à Balmoral, en Écosse, dans le paysage des brumes, des lacs et des bruyères. Elle assistait aux offices religieux dans l'humble église, sans autre manifestation d'étiquette que le respect témoigné par les fidèles, petits bourgeois, paysans, robustes highlanders aux yeux clairs, aux jambes nues, descendus de la montagne pour passer le dimanche à la ville. Le 2 octobre 1870, la France vaincue, l'Empereur prisonnier, Paris assiégé, le prédicateur prit comme texte de sermon des versets d'Isaïe, d'Ézéchiel, d'Amos, rappelant les malédictions et les châtiments dont l'Éternel, Dieu des Armées, frappe les impies, les orgueilleux, les débauchés. Le pasteur a fait un splendide sermon sur la guerre, note la reine dans son journal... Il n'a pas nommé la France, mais mite i il en a dit assez pour faire comprendre sa pensée...

 

Mais ce qui était bien autrement grave que les diverses déconvenues dont nous venons de parler, c'était le peu d'empressement, et même la répugnance dont l'Autriche et l'Italie faisaient montre pour ratifier par traité des projets d'alliance dont le principe semblait arrêté depuis plusieurs années.

Dans la soirée du 15 juillet, les diverses Commissions de la Chambre, chargées d'examiner les projets de lois relatifs aux crédits de guerre, au rappel des réserves, à l'armement, de la garde mobile, etc., avaient entendu plusieurs ministres. Le duc de Gramont s'excusa d'arriver en retard, et sur la question qui lui fut posée : Avons-nous des alliances ? il répondit : Messieurs, si je vous ai fait attendre, c'est que j'étais en conférence avec les ambassadeurs d'Autriche et  d'Italie. J'espère que la Commission ne m'en demandera pas davantage... et dans l'esprit des auditeurs, la conviction s'établit que les alliances étaient conclues.

Jusqu'aux premiers mois de 1870, le duc de Gramont occupait l'Ambassade de Vienne. Il avait pu constater dans les cercles militaires, dans la haute société, dont sa naissance, plus encore que sa qualité d'ambassadeur, lui ouvrait l'accès, l'espoir d'une revanche de la défaite de 1866, et le sentiment que, tôt ou tard, la France et la Prusse devant entrer en lutte, l'occasion se présenterait alors pour l'Autriche de reprendre une situation prépondérante en Allemagne.

En 1867, la mort tragique de son frère Maximilien, au Mexique, avait empêché l'Empereur d'Autriche de se rendre en France, à la date primitivement fixée au mois de juillet. Mais il avait tenu cependant à faire acte de présence à Paris au mois d'octobre, quelques jours avant la clôture de l'Exposition. Son voyage ayant été l'occasion d'une visite à Nancy, aux sépultures des ducs de Lorraine, il avait, au cours d'un banquet offert par la Ville de Paris, prononcé gravement une parole, où l'on avait voulu voir quelque chose de plus significatif que la banalité des harangues officielles : Lorsqu'il y a peu de jours, j'ai visité à Nancy les tombeaux de mes ancêtres, je n'ai pu m'empêcher de former un vœu. Puissions-nous, me suis-je dit, ensevelir dans cette tombe, confiée à la garde d'une généreuse nation, toutes les discordes qui ont séparé nos deux pays, appelés à marcher ensemble dans les voies du progrès et de la civilisation.

Dans des conversations privées, il avait encore été plus explicite. Le jour de son départ, il s'était arrêté pendant quelques heures à Strasbourg. Au général Ducrot, venu pour le remercier de lui avoir conféré la grand'croix de la couronne de fer, il avait dit : Je suis heureux de vous laisser ce souvenir. Comme vous, j'espère qu'un jour nous marcherons ensemble...

Au début de l'année 1870, une démarche d'une importance considérable fit espérer qu'aux paroles encourageantes, mais vagues, allait se substituer le pacte décisif. Pendant près de deux mois, mars et avril, l'archiduc Albert, oncle de François-Joseph et généralissime de l'armée austro-hongroise, séjourna en France et toutes facilités lui furent données pour l'étude de notre organisation militaire, la visite des arsenaux, places fortes, ports de guerre. L'archiduc, fils du prince Charles, l'adversaire de Napoléon Ier, et vainqueur des Italiens à Custozza, avait la réputation d'être un des généraux les plus éminents d'Europe. Il eut plusieurs conférences avec Napoléon III, pour arrêter les grandes lignes d'un plan de campagne contre la Prusse. En juin, un aide de camp de l'Empereur, le général Lebrun, fut envoyé en Autriche pour faire une enquête analogue à celle que le prince avait faite en France. Les études et conférences firent l'objet de volumineux rapports qui ont été publiés depuis, mais qui, au moment de leur rédaction, restèrent très confidentiels. On y trouve beaucoup de science, de documentation, mais aussi une large part d'imagination. Ainsi, trois armées, française, autrichienne, italienne, augmentées d'un contingent danois — et dont le total atteignait près d'un million de combattants — devaient se concentrer vers Nuremberg. Une bataille décisive, dont le nombre devait assurer le succès, était prévue dans les plaines de Leipsick, depuis la marche sur Berlin ! Que d'illusions, cruelles à constater, quand on les rapproche du dénouement désastreux ; mais aussi, comme elles font comprendre de quelles espérances pouvait se leurrer le ministre des Affaires Étrangères, à la veille des hostilités.

Cependant, en juillet 1870, aucun traité n'était encore signé, et quelques ministres s'en inquiétèrent. L'Empereur expliqua que certaines difficultés de détail avaient retardé la signature, mais qu'il y avait eu échange de promesses entre souverains. Puis se levant, il alla chercher dans un tiroir de son bureau deux lettres autographes de l'empereur d'Autriche et du roi d'Italie promettant le concours de leurs armes dans une guerre où la France serait engagée. L'Empereur en donna lecture, en ajoutant que lui-même avait écrit aux deux souverains une lettre semblable.

Que disaient exactement ces lettres ? Nous ne croyons pas que le texte officiel en ait été jamais publié, et sans doute, il ne le sera jamais ; car elles ont disparu de façon mystérieuse. Plusieurs années après la chute de l'Empire, le prince Jérôme-Napoléon, recevant quelques amis, leur contait à ce propos une étrange histoire. Ces lettres, disait-il, ces lettres de François-Joseph et de Victor-Emmanuel existaient encore en décembre 1872, un mois avant la mort de Napoléon III. J'étais alors de passage à Chislehurst. L'Empereur me les a montrées. Le 9 janvier 1873, il meurt. Après les obsèques, je m'occupai de faire un inventaire de ses papiers, et je fus surpris de constater un certain désordre dans les tiroirs, comme si les dossiers avaient été feuilletés, fouillés, hâtivement remis en place. Les deux fameuses lettres n'y étaient plus. Manquait encore un projet de traité d'alliance, que j'étais certain d'avoir vu un mois auparavant. De suite, l'hypothèse d'un vol me vint à la pensée. Mon cousin était très confiant. Souvent, quand il s'absentait, il se contentait de placer la clef de son bureau derrière une pendule. Ayant fait part à l'Impératrice de mes soupçons, elle s'écria avec vivacité : — Vous m'ouvrez les yeux ! A plusieurs reprises, j'ai su par Madame de Metternich qu'à la Cour de Vienne on était inquiet de la publication éventuelle de documents se rattachant aux projets d'alliance. Tout récemment, un domestique de Chislehurst a disparu en emportant quelques milliers de francs. Le vol d'argent n'était qu'un prétexte pour détourner l'attention du vol des papiers.

Que peut-il y avoir de vrai dans ce récit qui a un peu l'allure d'un roman policier ? Nous l'ignorons. Le prince Napoléon était un brillant causeur, dont les propos étaient souvent agrémentés d'anecdotes pittoresques et de révélations impressionnantes. Ce qui prouve que l'explication donnée par le prince n'était pas décisive, c'est qu'une trentaine d'années plus tard, la disparition de ces papiers donnait naissance à une autre version. En 1906, l'Impératrice Eugénie, alors octogénaire, rendit visite à François-Joseph. Elle fut accueillie avec le cérémonial d'une réception de souveraine, l'empereur allant au-devant d'elle à travers une foule respectueuse et recueillie. Que de souvenirs à évoquer, que de griefs peut-être dans les entretiens que pouvaient échanger la veuve du vaincu de Sedan et le vaincu de Solférino. Mais tous deux étaient à l'âge où le sentiment de la vanité des choses périssables incline les âmes au pardon et à l'oubli. Tous deux aussi — leurs fils morts tragiquement, le frère de l'empereur fusillé, sa femme poignardée — tous deux avaient atteint le sommet des douleurs humaines. On a raconté que, généreusement, pour montrer que de sa part l'oubli était complet, l'Impératrice détrônée avait remis au vieil empereur la lettre contenant la promesse qui n'avait pas été tenue. Légende, sans doute, qui n'est appuyée d'aucune preuve, mais légende qui ne manque pas de grandeur.

En tous cas, au mois de juillet 1870, ces lettres existaient : les premières communications de l'Autriche et de l'Italie confirmaient le principe de l'alliance. Le 29 juillet, le comte de Beust, premier ministre autrichien, écrivait à son ambassadeur Metternich : Veuillez répéter à Sa Majesté et à ses ministres que, fidèles à nos engagements tels qu'ils ont été consignés dans les lettres échangées entre les Souverains, nous considérons la cause de la France comme la nôtre et que nous contribuerons au succès de ses armes dans la mesure du possible.

De la part de l'Italie, mêmes assurances, auxquelles le caractère expansif de Victor-Emmanuel donnait une forme encore plus cordiale. Il écrivait ou télégraphiait à Napoléon III, le 17 juillet : Mon amitié, Sire, ne vous fera jamais défaut. Le 20 juillet : Je renouvelle les assurances de l'inviolable amitié avec laquelle je suis de Votre Majesté Impériale le bon frère et ami. Le 21 juillet : Que Votre Majesté ait confiance en moi qui suis et serai toujours son meilleur ami...

Telle était la situation, lorsque, le 15 juillet, le duc de Gramont réunit dans son cabinet les ambassadeurs d'Autriche et d'Italie, Metternich et Nigra. A cette conférence assistaient le comte de Witzthum, ministre d'Autriche à Bruxelles, et l'attaché militaire italien, Vimercati. Tous deux, avec l'autorisation de leurs gouvernements, devaient, dès qu'un projet de traité aurait été rédigé, en apporter de suite un exemplaire leurs souverains. La rédaction ne fut pas longue à établir ; depuis plusieurs années, elle existait déjà sur le papier et n'avait besoin que d'être rajeunie, mise au point par quelques retouches. Dans la soirée même du 15 juillet, Witzthum et Vimercati partaient, l'un à destination de Vienne, l'autre de Florence.

Pour l'Autriche, les avantages à escompter en cas d'alliance étaient faciles à définir. C'était le rétablissement de sa prépondérance en Allemagne du Sud, détruite par la défaite de 1866. Pour l'Italie, le gain de l'alliance était plus malaisé à déterminer. L'Italie avait bien des visées d'annexion en Tyrol et en Istrie — Trente et Trieste —, mais ces territoires appartenaient à l'Autriche et il ne pouvait être question d'autoriser une des puissances alliées à dépouiller l'autre. Il y avait encore un territoire qui eût complété l'unité italienne, c'était les États Pontificaux, mais depuis plus de vingt ans, la France s'était constituée gardienne et garante de la souveraineté du Pape.

Cependant, il fallait trouver quelque chose à proposer à l'Italie. Depuis plusieurs années, il y avait eu d'abord à Rome, puis à Civita-Vecchia, un corps d'occupation français. Le 15 septembre 1864, avait été conclue entre les Gouvernements français et italien une convention aux termes de laquelle la France avait promis de rappeler ses troupes dans un délai de deux ans. La marche des bandes garibaldiennes sur Rome, en 1867, avait ajourné sine die le rappel des troupes françaises et la convention de septembre 1864 était restée lettre morte. L'Empereur, sachant combien la guerre contre la Prusse allait être sérieuse, était décidé à rapatrier les cinq à six mille hommes d'excellentes troupes en garnison à Civita-Vecchia. C'était l'occasion de faire revivre la convention de septembre 1864, de remettre la garde des États Pontificaux à l'Italie et de détruire la mauvaise impression laissée par la prolongation de l'occupation française. Napoléon fit connaître son intention à Victor-Emmanuel, qui remercia, renouvela les assurances d'inaltérable amitié et parut admettre que l'exécution de la convention de 1864 suffirait à obtenir l'adhésion de son Ministère à la conclusion de l'alliance.

 

Dans la réunion artificielle de nationalités juxtaposées constituant l'Empire d'Autriche, l'élément hongrois était le plus important, sinon comme population, aux mains comme territoire. La Hongrie avait son parlement, ses ministres, ses institutions autonomes. Il fallait donc négocier avec elle, parallèlement avec l'Autriche proprement dite. Sans être hostile à la France, le premier ministre hongrois, Andrassy, était mal disposé à approuver un projet d'alliance. Il prévoyait qu'en cas k ri de guerre heureuse tout le gain serait pour l'Autriche et romprait au détriment de la Hongrie l'équilibre de la double Monarchie.

Sans doute, lors de la réunion des ministres sous la présidence de l'empereur François-Joseph, Andrassy ne pouvait faire valoir cet argument, mais il en avait d'autres à sa disposition pour recommander une extrême prudence et de mûres réflexions avant de se lier par un traité. D'abord, qu'allait Papi, faire la Russie, dont le Tzar était le neveu du roi de Prusse ? tr Puis encore, avec quelles ressources, impôts ou emprunts, allait-on mettre l'armée sur le pied de guerre ? Combien de temps allait prendre la mobilisation, un mois et demi, deux mois peut-être ? Et Andrassy résumait sa pensée dans une image originale : La France a agi comme un cavalier qui proposerait à un ami de l'accompagner dans une promenade et qui mettrait son cheval au galop avant que son compagnon ait eu le temps de seller le sien...

Cependant la majorité du Conseil inclinait vers l'alliance, mais mollement, avec l'arrière-pensée d'attendre les événements. Seul, le ministre de la Guerre, général Kuhn, soutint chaleureusement le principe de l'alliance. Cependant, il reconnaissait que la mobilisation serait longue (quarante-deux jours), mais en attendant le moment de prendre part à la lutte, on pouvait commencer les préparatifs sous le couvert d'une neutralité provisoire. La neutralité, c'était une solution moyenne, à laquelle chacun pouvait attacher la signification qui lui plaisait, et partisans ou ennemis de l'alliance furent d'accord pour maintenir la double Monarchie dans l'attitude de la neutralité armée.

En Italie, la discussion sur l'alliance fut plus mouvementée qu'en Autriche. Le caractère national plus vif, la sonorité de la langue et l'exubérance du geste italiens, le recrutement plus démocratique du personnel gouvernemental, donnaient aux délibérations de Florence une allure moins calme qu'à celles de Vienne, où s'était conservé quelque chose de la solennité aulique. La dissemblance physique et morale des deux souverains avait également son influence sur les rapports avec leur entourage. François-Joseph, élégant, froid, distingué, ne le. se laissait pas entraîner aux brusques familiarités de Victor& Emmanuel, mais il n'eût pas non plus toléré les répliques hardies que s'attirait parfois le roi d'Italie et dont quelques-unes furent échangées à l'occasion du traité d'alliance avec avait la France.

Jusqu'au 17 juillet, Victor-Emmanuel était resté dans sa petite maison de chasse, au flanc des Apennins. Nul palais n'avait pour lui autant d'attrait que cette installation rustique. Vêtu de cuir, courant la montagne à la poursuite du chamois, il y séjournait tant que ne le rappelait pas à la ville le souci des affaires. Aussitôt que la guerre était devenue certaine, il était rentré précipitamment à Florence et dès le soir même avait convoqué les ministres.

 Il faut lui rendre cette justice que, malgré quelques malentendus passagers, quelques accès de mauvaise humeur qui s'évaporaient en paroles, il conservait pour Napoléon III une reconnaissance réelle et ne mettait pas en doute qu'il était de son devoir de joindre son armée à celle de la France. Sans hésiter, allant droit au but dès la première séance, il fit connaître son avis, partagé par quelques ministres, mais contredit et même combattu par d'autres, parmi lesquels les deux qui avaient le plus d'influence, Sella et Lanza, soutenaient que ni militairement, ni financièrement, l'Italie n'était en état de prendre part à une grande guerre. Ah, sans doute, si l'enjeu en valait la peine, si l'unification du territoire devait s'en suivre, — et toutes les pensées se tournaient vers Rome on pourrait risquer de gros efforts et de lourds sacrifices. Mais ce que la France offrait à l'Italie, le retour à la Convention de septembre, la mission de s'opposer, même par la force, à l'envahissement des États Pontificaux, était une charge sans contre-partie. Pendant plusieurs jours, la discussion continua, assez vive parfois, menaçant de disloquer le Ministère. Irrité de l'opposition de certains ministres, Victor-Emmanuel se dédommageait de leur résistance par des remarques aigres, des coups de boutoir, des emportements moitié feints, moitié sincères, qui faisaient passer une lueur dans ses petits yeux gris. Je comprends, disait-il à Sella, nous ne pouvons envisager les choses de la même manière. Vous êtes fils d'un marchand de draps... La riposte ne se fit pas attendre et elle fut vigoureuse : Oui, Sire, je suis fils et petit-fils de marchands qui ont toujours fait honneur à leur signature, tandis que Votre Majesté veut tirer une lettre de change qu'elle n'est pas sûre de payer...

Ce n'était pas seulement dans le Ministère que se heurtait le choc d'opinions contraires, mais aussi dans les deux assemblées parlementaires. Si de nobles cœurs conservaient le souvenir de la confraternité d'armes de 1859 — à la nouvelle de nos désastres on vit des généraux pleurer — l'ensemble des âmes moyennes qui dans une nation constitue toujours la majorité, supportait impatiemment le poids de la reconnaissance. Après tout, la France n'avait pas apporté une aide gratuite, et en recevant Nice et la Savoie, elle n'avait pas fait une mauvaise affaire. On lui reprochait encore d'affecter un ton protecteur, blessant pour la jeune Italie. Peut-être, y avait-il eu en effet dans cet ordre d'idées quelques maladresses commises. Avec le temps, les deux peuples étaient arrivés à l'état d'esprit réciproque du bienfaiteur qui a tendance à gérer le service rendu, et de l'obligé qui s'efforce de l'atténuer. Dans les bas-fonds révolutionnaires, travaillés sans aucun doute par les intrigues de Bismarck, la haine de la France se manifestait sans pudeur. Depuis qu'il avait été battu à Mentana., Garibaldi associait le nom de Napoléon aux pires injures : Menteur, traître, scélérat. Un jour, dans une harangue de la rue, il s'était écrié : Nous ne devons rien à Napoléon ; nous l'avons payé en lui jetant à la gueule Nice et la Savoie. L'éducation du héros n'était pas parfaite et son langage s'en ressentait. A Florence, il y eut des cortèges, traînant une clameur de cris injurieux : Guerre aux Français ! — Vive la Prusse ! qui nécessitèrent l'intervention de la police et les excuses du Gouvernement.

L'exemple de l'Autriche, déclarant dès le 18 juillet sa neutralité, fut suivi quelques jours plus tard, le 26, par le Ministère italien. Victor-Emmanuel, qui avait fait de louables efforts pour obtenir une entrée en guerre immédiate, ne put que se ranger à l'avis de ses ministres. Mais de suite, il se mit en rapports directs avec François-Joseph pour essayer de donner à cette neutralité un caractère provisoire et aussi pour se concerter avec lui sur le sens de la réponse à faire à Napoléon III, réponse assez embarrassante, car les deux souverains ne pouvaient ni méconnaître qu'ils avaient pris un engagement, ni reconnaître qu'ils l'avaient tenu.

Alors que la présence de Napoléon III eût été désirable à la frontière, non pas en raison de ses talents d'homme de guerre qui étaient médiocres, mais parce que, lui absent, aucun des généraux ne se croyait autorisé à prendre une initiative de quelque importance, un fatal concours de circonstances l'immobilisait à Paris dans un cercle magique dont il ne pouvait s'évader. Il fallait partir cependant, et ce fut la veille de son départ, fixé au 28 juillet, qu'il reçut un télégramme de Victor-Emmanuel. Une lettre de François-Joseph ne lui parvint qu'à Metz.

Si vive qu'avait été pour lui la déconvenue de la neutralité armée faisant place à l'alliance, Napoléon III conservait encore l'espoir que les engagements pris par les deux souverains ne pouvaient être ni méconnus, ni éludés. Le télégramme du roi d'Italie et la lettre de l'empereur d'Autriche étaient en effet de nature à prolonger la chimère de ses illusions. Victor-Emmanuel annonçait qu'un traité préalable de neutralité armée faciliterait son concours pour une triple alliance. François-Joseph écrivait : Mes efforts tendent vers le but de compléter nos armements, afin de me mettre en mesure de défendre la solidarité de nos intérêts et d'aider Votre Majesté à rendre à l'Europe cette paix durable à. laquelle nous aspirons tous.

Bismarck, qui avait des correspondants ou des espions dans toutes les capitales, et même, au dire d'Émile Ollivier, des agents appointés dans la presse parisienne, suivait avec attention, mais sans inquiétude sérieuse, cette tentative de coalition contre la Prusse.

La crainte de la Russie tiendrait en respect la Hongrie. A Vienne, ville de plaisirs et de vie facile, certains journaux désapprouvaient toute participation à une guerre.

En Italie, l'irrédentisme dont l'exagération exploitait toutes les surenchères du patriotisme, était un excellent terrain de culture pour la semence des promesses tentatrices venues de Berlin. Des émissaires arrivant on ne savait d'où, des affidés mis en mouvement on ne savait par qui, répétaient dans le mystère de conciliabules secrets, que la France vaincue et la Prusse victorieuse, cela signifiait Rome capitale, Nice restituée, quelque chose de plus encore peut-être, car la France détenait des territoires, la Corse, par exemple, qui devaient revenir à l'Italie.

Ainsi, Bismarck n'était pas inquiet, et, autour de lui, il relevait les courages par quelques-unes de ces saillies originales dont il était coutumier. Au premier ministre de Bavière, Hohenlohe, qui se montrait fort effrayé d'une offensive des Italiens sur Munich : Mais non, mais non, disait-il, détrompez-vous. Il est possible que Victor-Emmanuel, capable de tout pour de l'argent et des femmes, signe l'alliance ; son peuple ne le suivra pas.

Il avait d'ailleurs le mépris de ce peuple italien, dont la valeur morale ne lui semblait pas justifier les convoitises, et quelques années plus tard, conversant avec son confident et annaliste Moritz Busch, il l'exprimait, ce mépris, avec cette rigueur de touche souvent cynique, parfois injuste, mais dont le tour n'était jamais banal : Les Italiens ? race de corbeaux qui se nourrissent de charogne sur les champs de bataille. En 1870, ils étaient prêts à nous tomber dessus pourvu qu'on leur donne le Tyrol. Un diplomate russe me disait : — Comment ? ils n'ont pas encore perdu de bataille, et déjà ils réclament quelque chose ?

 

Le départ de l'Empereur était fixé au 28 juillet. Les ministres furent surpris et même mécontents d'apprendre que le souverain emmènerait le Prince Impérial, à peine âgé de quatorze ans. L'étonnement ne fut pas moindre chez certains chefs de l'armée. C'est excessif, disait le maréchal Canrobert, mais personne n'osa donner un avis, que le souverain ne demandait pas.

La population parisienne pensait que Napoléon III traverserait la capitale pour se rendre à la gare de l'Est. Une manifestation grandiose était préparée et le Ministère était favorable à cette démonstration qui, dans sa pensée, donnerait à la déclaration de guerre la consécration de l'assentiment populaire. Mais l'Empereur préféra quitter Saint-Cloud par une petite ligne circulaire qui, du Parc, se raccordait à la ligne de l'Est en contournant Paris. Il me répugne, disait-il, de paraître rechercher les ovations avant la victoire. La véritable raison d'éviter la traversée de Paris, c'était que son état de santé lui faisait redouter tout excès de fatigue, et que le trajet jusqu'à Metz, qui devait durer près de dix heures, étai déjà pour lui un gros effort.

Les ministres, les membres du Conseil privé, de hauts fonctionnaires, arrivèrent à Saint-Cloud dans la matinée. L'Empereur, en petite tenue de général, était pâle, assombri d'un grave mélancolie. Cependant, toujours affable, il serrait les mains, disait un mot aimable à tous ceux qui l'avaient accompagné jusqu'au petit abri couvert de chaume qui tenait lieu de salle d'attente. Il embrassa chacun des ministres, et leur dit qu'il comptait sur eux, d'un ton de confiance qui les remua. A ses côtés, l'Impératrice avait peine à retenir ses larmes. Le jeune prince, revêtu pour la première fois de l'uniforme de sous-lieutenant, tantôt souriait, tantôt pleurait, avec la mobilité de son âge. Le Prince Napoléon était, selon son habitude, maussade et peu aimable. A la tristesse des adieux s'ajoutait la mélancolie d'un ciel bas, lourd de nuages. Au moment où le train s'ébranla, l'Empereur, accoudé sur la balustrade du wagon, resta les yeux fixés sur l'Impératrice avec une expression de tendresse, de douceur infinies...[1] Louis, fais ton devoir ! cria la souveraine au jeune prince ; puis elle éclata en sanglots.

Ce départ était lugubre, a dit plus tard un des ministres. En revenant lentement, silencieusement, par les allées du Parc, les assistants semblaient suivre un cortège de cérémonie funèbre. Et c'était bien en effet un deuil qu'ils venaient de mener inconsciemment, le deuil de l'Empire, en ce même château de Saint-Cloud qui avait vu la naissance de la dynastie, et qui, quelques mois plus tard, disparaîtrait avec elle, dans un écroulement de planchers effondrés, de balustres tordues et de murs calcinés.

 

Le voyage a été fatigant, écrivait l'Empereur à l'Impératrice, le lendemain de son arrivée à Metz. Car, à chaque gare, c'était des ovations très chaleureuses ; mais quand on a dans l'esprit des choses très sérieuses, les cris et les exagérations vous ennuient. Les choses ne sont pas aussi avancées que je croyais... Venant de la part d'un homme peu enclin à laisser paraître le fond de sa pensée, cette phrase était révélatrice d'inquiétude. Les effectifs étaient loin d'atteindre les chiffres prévus. A s'en tenir aux états de situation, le ministre de la Guerre espérait pouvoir en deux semaines réunir près de 350.000 hommes. Dans un ouvrage écrit en exil, Napoléon III dit même qu'en faisant une part très large aux éventualités défavorables, l'effectif général devait être de 385.000 hommes. Or, aux derniers jours de juillet, l'armée du Rhin, défalcation faite des Services administratifs, ne comptait guère que 210.000 combattants. Il est vrai que, chaque jour, l'arrivée des réserves augmentait de quelques milliers le chiffre primitif. Mais il semble bien que, dans la première quinzaine du mois d'août, l'effectif ne dépassa jamais 250.000 hommes. Et encore, parmi les réservistes, ceux qui appartenaient à la seconde partie du contingent n'avaient jamais fait de service.

La plupart de ces réservistes arrivaient à l'armée, fatigués, quelques-uns mécontents, presque tous avec beaucoup de retard. A cette époque, le recrutement n'était pas régional, c'est-à-dire que le dépôt où les mobilisés devaient recevoir armes et habillement était parfois fort éloigné de leur résidence. Isolés, livrés à eux-mêmes, obligés souvent de faire un long trajet à pied jusqu'à la station la plus proche, perdus dans des complications d'horaires et de changements de trains, les réservistes mettaient parfois plusieurs jours pour rejoindre leur dépôt, puis plusieurs jours encore pour arriver à la frontière. A chaque arrêt, à chaque gare, c'était des embrassades, des souhaits de bonne chance, accompagnés de litres et de petits verres ; et à la station suivante encore, même patriotisme facile de braves gens apportant avec leurs adieux toujours des petits verres et des litres.

Ainsi, 210.000 hommes au lieu de 350 à 400.000, tel était l'effectif en mesure de combattre immédiatement, lors de l'arrivée de l'Empereur à Metz. Il est vrai que cette armée du Rhin était composée de troupes excellentes. Un véritable homme de guerre, sachant suppléer au nombre par la rapidité et l'audace de la manœuvre, eût pu prendre une offensive qui eût singulièrement gêné la mobilisation allemande, méthodique et compliquée. Aux mains de Napoléon Ier, la victoire n'eût pas été douteuse. A défaut de Napoléon Ier, un Mac Mahon, dont l'élan était la qualité dominante, un Lebœuf brûlant de l'impatience de réparer sur le champ de bataille les erreurs de son administration de ministre, un Ducrot, vif emporté, violent, mais lucide et clairvoyant malgré sa violence, d'autres encore, eussent été capables de bien tenir en mains 100 ou 150.000 hommes, de bousculer les premières formations allemandes, et d'ouvrir les hostilités par un succès dont l'effet moral eût été considérable. Mais déjà, de Paris Napoléon III avait envoyé l'ordre général de ne risquer aucune offensive avant son arrivée. Depuis qu'il était à Metz, effrayé des mécomptes de la mobilisation, harcelé de dépêches qui demandaient des vivres, du matériel, des objets de campement, il se conforma dans la nécessité de l'inaction tant que les différents corps n'auraient pas reçu les derniers contingents de réservistes, tant que le matériel ne serait pas complété, tant que les alliances, dont il espérait encore la conclusion, ne compenseraient pas l'infériorité numérique de l'armée.

Si l'on prenait à la lettre différents récits émanant de personnages que leur situation mettait en mesure d'être renseignés, il faudrait en conclure que Napoléon fut saisi d'une véritable crise de désespoir, avant même que le premier coup de canon ait été tiré. Ainsi, nous lisons dans une étude historique écrite par un député, familier de la Cour, le duc d'Albufera : On raconte qu'après une tournée dans les cantonnements, Napoléon III s'arrêta sur un point isolé et qu'arrachant son képi de son front baigné de sueur, il s'écria : — Nous sommes ne perdus ! On peut lire encore dans les Mémoires de Madame de Metternich : Un jour, mon mari se présenta devant moi avec une figure tellement consternée que je devinai des choses terribles... Il me dit : — Je reviens des Tuileries où j'ai vu l'Impératrice. Elle m'a montré une dépêche que l'Empereur lui a adressée de Forbach, dans laquelle il lui dit ceci : — Rien n'est prêt. Nous n'avons pas suffisamment de troupes. Je nous considère d'avance comme perdus...

Ces manifestations extérieures, cet étalage de préoccupations intimes ne s'accordent guère avec le caractère de Napoléon III, qui, par une discipline morale devenue une seconde nature, s'efforçait toujours de cacher sous le calme et la froideur les sentiments dont il était le plus violemment ému. Nous croyons donc que les mémorialistes, dont nous venons de citer le témoignage, ont été, de bonne foi, trompés par leurs souvenirs. Assez fréquemment, les mémoires concernant l'histoire sont écrits plusieurs années après les événements. Les auteurs superposent à des impressions personnelles la réminiscence de conversations, d'informations, ayant déjà pris l'incertitude de récits passant de bouche en bouche. Mais s'il nous semble invraisemblable que, dès son arrivée à l'armée du Rhin, l'Empereur ait exprimé aussi nettement que le prétendent le duc d'Albufera et Madame de Metternich la certitude de la défaite, il n'est pas douteux qu'il en ait eu très rapidement le pressentiment et l'effroi.

Le déficit des effectifs n'était pas le seul sujet d'inquiétude. Autour de la préfecture, devenue résidence impériale et centre du commandement, les hésitations, la confusion, le relâchement de la discipline étaient visibles et sensibles. Metz, a écrit Émile Ollivier, ressemblait à un champ de foire. Déjà, dans la banlieue, aux abords de la gare, le désordre était extrême. Ballots de toute sorte, vivres, munitions même, s'entassaient sous les hangars, sans que le personnel du chemin de fer ait le temps matériel de décharger les wagons. La Garde impériale, arrivée la première, ayant le privilège d'être exempte de corvées, on n'avait pas voulu l'employer au triage et au transport des colis. Au bout de quelques jours, l'encombrement et l'embouteillage étaient inextricables. On sait qu'une des raisons de ne pas avoir continué la marche en avant après les batailles de Rezonville et de Saint-Privat, alléguées par le maréchal Bazaine, était la crainte du manque de munitions. Cependant, il y avait dans la gare quatre millions de cartouches qui furent oubliées et retrouvées seulement au cours du siège.

Nous sommes installés depuis quelques jours dans l'Hôtel de l'Europe, a écrit le colonel d'état-major Fay. Jamais je n'oublierai le désordre, l'agitation, qui régnaient dans cette petite salle, destinée à recevoir, par une chaleur écrasante, trente officiers, chargés de communiquer à toute une armé l'impulsion du Commandement. Trois portes y donnaient accès ; souvent, elles s'ouvraient toutes à la fois pour livrer bruyamment passage à nos chefs, ou à tout étranger, en quête du plus futile renseignement. Les escaliers, les salles et les cours de l'hôtel étaient absolument livrés au public, et nous vivions au milieu d'étrangers et de journalistes, dont le voisinage n'était pas précisément favorable au secret des opérations. Le journal anglais, le Standard, publiait, à la date du 2 (août), la composition exacte de notre armée, l'indication des régiments, les noms des généraux, et l'emplacement de tous nos corps sur la frontière...

A tous les degrés de la hiérarchie, le laisser-aller, avant-coureur de l'indiscipline, semblait être la règle. L'Empereur n'avait pas voulu que l'Impératrice vint le rejoindre à Metz ; mais le maréchal Lebœuf avait fait venir sa femme et sa fille. On vit aussi la maréchale Bazaine. La maréchale de Mac-Mahon vint à Strasbourg. Plusieurs généraux étaient également accompagnés de leurs femmes, l'une d'elles suivie d'un bébé et d'une nourrice. Inutile de dire que les ménages irréguliers n'étaient pas rares. Rues, cafés, restaurants étaient encombrés d'uniformes et de toilettes élégantes. Pour certains oisifs ou curieux parisiens, le voyage à Metz était une partie de plaisir, une recherche d'émotions à proximité des champs de bataille. A la première messe à laquelle assista l'Empereur à la cathédrale, on remarquait un petit homme vêtu d'un costume de velours de coupe militaire, — culotte de cheval, grosses bottes à éperons. Sous la belle tête chevelue, rappelant le Moïse de Michel-Ange, la Croix de Commandeur attirait l'attention. C'était le peintre Meissonnier.

Presque tous les journaux avaient un correspondant. Quelques-uns, jeunes encore, devaient parvenir à la notoriété, Edmond About, Jules Claretie, Édouard Lockroy, futur ministre de la République. En quelques pages d'un reportage alerte et vivant, ce dernier a fixé la vision de ce qu'étaient alors Metz et ses environs. On avait commencé par l'espérance, puis par une période de nervosité, puis une période d'angoisse... Les incertitudes du Commandement étaient sensibles pour tout le monde. On racontait déjà des histoires extraordinaires. Un général était monté sur la tour de la cathédrale et avait demandé au sonneur : Montrez-moi donc le Palatinat ? Un autre général avait cherché sa division sans pouvoir la trouver. Un colonel avait demandé de la farine, on lui avait envoyé des souliers... Pour la première fois, s'entendis en pleine rue des gens qui, sans s'inquiéter de leurs interlocuteurs ou des passants, déblatéraient contre Napoléon, contre le régime. J'entendais des soldats dire en parlant des chefs — Ils ne savent pas ce qu'ils veulent...

L'esprit de critique et de dénigrement était fréquent, même ez ceux que leur situation rattachait au monde officiel. rn incident, que rapporte Lockroy, est caractéristique à cet égard.

Il allait à Sarreguemines. Dans son wagon, un Monsieur très élégant, d'allure militaire, accompagné d'un secrétaire, avec valises, sacs de voyage incrustés de cuivres armoriés, demande tout à coup : Ah ça ! est-ce que nous n'arriverons bientôt à Forbach ?Mais, pour aller à Forbach, Monsieur, répond Lockroy, vous auriez dû descendre à l'embranchement de..., vous êtes ici sur la ligne de Sarreguemines. Après un moment de stupéfaction, le Monsieur prend gaiement sa mésaventure et se mettant à rire : En vérité, je suis aussi bête que nos généraux...

Et voilà mon homme qui se laisse aller, qui se met à dire sur l'État-Major, sur Bazaine, sur Mac-Mahon, sur Frossard, sur tous les autres, pis encore que ce qui a été dit après la défaite : — Quels ignorants, quels ânes, — aucune idée, aucun plan. Ils ne savent pas où sont leurs troupes, ils ignorent ce que c'est que de lire une carte...

Quel pouvait être ce personnage qui paraissait connaître personnellement les généraux dont il parlait ? se demandait Lockroy, fort intrigué. Peu de temps après avoir quitté le wagon, il aperçoit son voyageur en conversation avec Edmond About, qui, connaissant Lockroy, vient au-devant de lui en souriant : Mon cher, je viens d'apprendre à ce Monsieur que vous êtes rédacteur au Rappel, républicain, récemment condamné à six mois de prison pour délit de presse, et mon Monsieur est fort inquiet en se rappelant ce qu'il a pu vous dire...

Rassurez-le, dit Lockroy ; mais qui est-ce ?Eh bien ! reprend About, c'est le baron Jérôme David, Vice-Président de la Chambre des Députés...

 

La rumeur de ces plaintes et récriminations parvenait jusqu'à l'Empereur, soit sous la forme de lettres anonymes, dont au dire du maréchal Bazaine, il trouva une trentaine en s'installant à la Préfecture, soit par les informations que recueillait l'entourage et qu'il transmettait au souverain, dont l'égalité d'humeur et la bienveillance semblaient encourager la liberté des conversations.

Un de ceux dont le langage était le plus intempérant était le Prince Napoléon. Au moment où s'était révélé le danger de la candidature Hohenzollern, il était accompagné de quelques savants, parmi lesquels Renan, en croisière sur les côtes de Norvège. En recevant les premières nouvelles de France, il s'était écrié qu'on l'importunait avec des sornettes et avait manifesté l'intention de continuer son voyage. Puis, les informations devenant plus alarmantes, il était revenu à Paris, maussade, boudeur et mécontent selon sa coutume. Il s'était un peu calmé en apprenant que l'Empereur lui réservait le commandement d'une expédition dans la Baltique, car il aimait les grandes entreprises et était, dans une certaine mesure, digne de les aimer. Mais au Conseil des Ministres, l'amiral Rigault de Genouilly, vieux loup de mer, ignorant ou dédaignant les souplesses de langage d'un courtisan, se leva le visage empourpré et la parole cassante et déclara sans ménagement que le Prince Napoléon n'était pas qualifié pour le rôle que l'Empereur lui destinait, et que tant qu'il serait ministre de la Marine, une expédition n'aurait pas d'autre chef qu'un marin. Pour éviter une discussion pénible, à laquelle le caractère de son cousin pouvait donner une tournure violente, l'Empereur avait levé précipitamment la séance, en constatant que l'affaire n'avait pas été suffisamment étudiée. Quant au Prince, il avait été profondément blessé de cette déconvenue, qui donnait un nouvel aliment à sa mauvaise humeur. Depuis la déclaration de guerre, il blâmait, critiquait, haussait les épaules, et son éloquence véhémente, après s'être épanchée en récriminations contre la politique de sous-officier qui avait amené la guerre, dénonçait l'impéritie des chefs qui ne l'avaient pas préparée.

Le chirurgien attaché à la personne de Napoléon III a écrit dans ses Notes de Guerre : Il y a peu d'hommes capables dans la suite de l'Empereur. Le général de... — il s'agit du général de Béville —, est une bonne vieille croûte qui critique tout, bâtit l'histoire à sa fantaisie, redoute beaucoup les Prussiens... Quant au maréchal Lebœuf, il prenait conscience qu'autour de lui montait une atmosphère de muets reproches devant bientôt se transformer en vives accusations. Sombre, nerveux, irritable, il appliquait toute son ardeur à son rôle de Major-général. Son dévouement à l'Empereur n'empêchait pas que ses conceptions stratégiques fussent diamétralement opposées à celles du souverain. Il eût désiré qu'en réunissant un noyau de troupes excellentes, on courût la chance d'une vigoureuse offensive. Mais Napoléon III semblait être frappé d'une paralysie de la volonté et à toute proposition d'initiative il opposait la force d'inertie de son doux entêtement. Les effectifs n'étaient pas au complet, une partie du matériel était encore en route ; de jour en jour, l'Empereur attendait à Metz l'attaché militaire italien qui lui soumettrait un texte de traité d'alliance entre l'Italie et l'Autriche, etc.

Pour se donner l'illusion d'exercer le commandement, l'Empereur visitait les cantonnements, non pas à cheval, mais en char à bancs ou dans une petite voiture de parc dont le marche-pied très bas lui permettait de monter et de descendre sans trop de fatigue. A ce moment, il était encore bien accueilli et même acclamé, car on connaissait sa sollicitude et sa bonté pour le soldat ; mais la lassitude du visage, l'incertitude de la marche, la lourdeur des mouvements ne laissaient pas derrière lui une impression d'énergie, de vigueur et de volonté.

Tout en exerçant les fonctions de Major-général, le maréchal Lebœuf était encore titulaire du ministère de la Guerre. Un assez grand nombre de notes, circulaires, règlements, envoyés de Paris, arrivaient donc au Quartier Général. Dans la vague de paperasserie refluant des bureaux de la rue Saint-Dominique, il y avait pour les officiers des résumés de tactique, des instructions sur le service de Sûreté dans les Camps, bivouacs et cantonnements. Il y avait encore une petite brochure qui fut distribuée aux troupes pour leur démontrer la supériorité du fusil français sur le fusil allemand. On y donnait des renseignements dont la niaiserie didactique supposait chez le lecteur une crédulité d'enfant : Dans le fusil Dreyse, la vitesse initiale du projectile est assez lente pour qu'un homme, en voyant le feu de son adversaire, ait le temps de se coucher et de se mettre à l'abri de la balle...

Mais les soldats ne lisaient guère. Couchés sur le dos, ils somnolaient, s'abritaient de la chaleur sous des coiffures d'osier tressé et de branches flexibles remplaçant bonnets à poil et shakos ou encore ils erraient de tente en tente ou de guinguette en guinguette, ayant aux lèvres la même question : Qu'est-ce qu'on fait ici ? Qu'est-ce qu'on attend ?...

De Paris, les ministres adressaient à l'État-Major la même interrogation : Nous sommes étonnés que vous n'ayez encore rien fait, mandait Émile Ollivier au maréchal Lebœuf. Il fallait, a écrit Napoléon III, dans un ouvrage commencé en captivité et terminé en exil, il fallait, pour ainsi dire, obéir à l'impatience de l'armée et de la nation. Le 2 août une démonstration fut faite sur Sarrebruck, petite ville ouverte à cheval sur la Sarre, mais avec injonction de se borner à une forte reconnaissance et à s'assurer le passage du fleuve sans le franchir. La veille, à Metz, il avait été convenu que l'Empereur n'assisterait pas à cette prise d'armes et Lebœuf était parti seul. Cependant, à la réflexion, le souverain avait changé d'avis, et accompagné du Prince Impérial, il était arrivé à. Sarrebruck dans la matinée du 2. Le jeune prince, espiègle, charmant, enchanté d'assister pour la première fois à une vraie bataille, se tint crânement auprès de son père sur la ligne des tirailleurs. Il montra un sang-froid au-dessus de son âge, écrivit plus tard Napoléon III, mais des amis maladroits, ayant exagéré le mérite de son attitude, les malveillants tournèrent en ridicule ce qui, au fond, était digne d'éloges...

Ce qui fut ridiculement exagéré, ce fut le bulletin annonçant que notre armée avait franchi la frontière et envahi le territoire de la Prusse... D'après le témoignage du général Lebrun, ce fut à l'insu de Napoléon III, que l'engagement de Sarrebruck fut présenté à Paris comme un succès éclatant. En effet, dans l'ouvrage que nous avons déjà mentionné, le souverain se borne à dire : Cette affaire n'eut pas grande importance, vu le petit nombre de troupes ennemies.

Mais ce que ne mentionne aucun bulletin et ce qu'on n'apprit que beaucoup plus tard, ce fut l'effort d'énergie que dut s'imposer l'Empereur pour se tenir à cheval pendant quelques heures. Quand le feu eut cessé, a raconté le général Lebrun, l'Empereur mit pied à terre et s'appuyant sans mot dire sur mon bras, il se dirigea lentement vers sa voiture. — L'Empereur me parait souffrir, lui dis-je. — Je souffre horriblement. — Est-ce qu'il ne serait pas mieux que la voiture de Sa Majesté vînt la prendre ici ?Non, je préfère marcher un peu...

Cet héroïsme silencieux que Napoléon III s'efforcera de dissimuler dans la mesure du possible se maintiendra jusqu'au désastre de Sedan. En ce moment (2 août), Nélaton était à Metz, qu'il ne quitta que le lendemain. Comme il ne pouvait suivre la campagne, il laissa un de ses élèves, le docteur Anger, qui, sous le prétexte d'être attaché à une ambulance internationale, devait accompagner le Quartier Général, pour le cas où des soins immédiats seraient nécessaires.

 

En rentrant à Metz, l'Empereur apprit l'arrivée de l'attaché militaire italien, Vimercati, venu pour lui soumettre un projet de traité entre l'Autriche et l'Italie. Deux jours auparavant, son attention avait été éveillée par une lettre de Victor-Emmanuel demandant si, au cas où Rome serait menacée par des bandes révolutionnaires ou autres, l'Empereur ne verrait pas d'inconvénient à ce que les troupes italiennes veillent à la sécurité du territoire pontifical en occupant quelques points stratégiques. Déjà mis en garde par cette lettre, il le fut encore bien davantage par un télégramme chiffré que le Prince Napoléon avait reçu de son beau-père. Sans Rome, je ne puis rien faire ; je n'ose le dire à l'Empereur, mais ne lui laisse pas d'illusions à cet égard...

Rome, c'était le point névralgique, ajoutant une complication à des négociations déjà difficiles. Dans le projet qu'apportait Vimercati, l'ambition italienne d'obtenir Rome comme prix de l'alliance n'était pas nettement exprimée ; mais elle apparaissait dans l'insinuation d'une phrase inquiétante : L'Empereur d'Autriche s'engage à interposer ses bons offices auprès de Sa Majesté l'Empereur des Français, non seulement pour obtenir l'évacuation immédiate des États Pontificaux par les troupes françaises, mais aussi pour que cette évacuation se fasse dans des conditions conformes aux vœux et intérêts de l'Italie.

Sous cette rédaction entortillée, il n'était pas difficile de découvrir ce que pouvaient être ces vœux et intérêts. Napoléon déclara qu'il ne pouvait accepter cet article.

Au prince Napoléon, que des scrupules d'ordre religieux n'embarrassaient guère, ces objections de l'Empereur paraissaient être un pur enfantillage. Signez, mais signez donc, disait-il avec sa véhémence habituelle. Signez ce qu'on vous proposemême avec les fautes d'orthographe. Si vous êtes vaincu, votre interdiction d'occuper Rome ne gênera guère l'Italie. Si vous êtes vainqueur, vous resterez toujours maître d'empêcher l'occupation, même si le texte qui vous est soumis pouvait être considéré comme une approbation...

Cette façon d'envisager la situation était un peu simpliste et l'Empereur maintint sa résolution de ne pas donner une adhésion, même tacite, à une suppression du pouvoir temporel qui eût soulevé l'indignation du parti catholique français. Chaque jour, il recevait du chef du Ministère et du Préfet de Police un rapport, et il savait que déjà, le rappel du Corps d'occupation de Civita-Vecchia avait été l'occasion des vives critiques ou protestations d'un certain nombre de sénateurs et de députés. Deux ministres avaient désapprouvé la mesure, et l'émotion s'était même étendue jusqu'à certains chefs de l'armée, qui, ne connaissant pas encore la disproportion entre les effectifs français et allemands, ne pouvaient croire que cinq à six mille hommes de plus ou de moins pussent avoir une influence appréciable sur l'issue de la guerre. Le général Soleille, commandant l'État-Major de l'artillerie, dont le mysticisme s'était développé à la suite de la mort récente de sa femme, disait : Il abandonne le Pape, Dieu l'abandonnera.

 

Que se passait-il derrière la frontière bordée par le Rhin et la Sarre ? L'imperfection du système de reconnaissance n'apportait que des renseignements vagues, incertains ou erronés. Ainsi, sur la foi d'espions dont quelques-uns paraissent avoir aux été au service de l'ennemi, l'État-Major français croyait que le Palatinat était épuisé de réquisitions faites par les Allemands et qu'une armée française, prenant l'offensive, y éprouverait de grandes difficultés de ravitaillement. On croyait encore, et c'est une des raisons invoquées par Napoléon III pour expliquer l'inaction des premiers jours, que les chemins de fer avaient été mis hors d'usage par la destruction de plusieurs tunnels, et qu'en conséquence l'envoi de convois de vivres ne pourrait suppléer à la pénurie du pays.

Ces renseignements étaient inexacts ou exagérés, faute d'avoir été contrôlés par l'emploi judicieux de la cavalerie. Dans un petit livre, un peu emphatique, mais rempli de détails curieux, le curé de Beaumont, racontant divers épisodes de la surprise du 5e Corps sur le territoire de son village, rapporte ce que lui disait un médecin-major allemand : Monsieur le Curé, nous savons toujours à douze lieues devant nous où vous êtes, et ce que vous faites. Vous, vous ne savez jamais où nous sommes. Et malheureusement, c'était la vérité. La cavalerie française, magnifique d'héroïsme dans des charges meurtrières et souvent inutiles, n'avait pas reçu le sévère enseignement du service de reconnaissances, dont l'État-Major allemand et en particulier le prince Frédéric-Charles, avaient doté le corps des uhlans. Souvent, ces hardis éclaireurs, dont un certain nombre avaient résidé en France et connaissaient la région qu'ils exploraient, rôdaient jusqu'à nos avant-postes. Ils laissaient des morts, des prisonniers, mais ceux qui échappaient rapportaient de précieux renseignements. Le 24 juillet, avant qu'un coup de fusil ait encore été tiré, sept cavaliers dont quatre officiers avaient parcouru la frontière sur une profondeur de cinquante kilomètres. Surpris dans une auberge, ils furent faits prisonniers. Le seul qui put s'échapper, grâce à la vitesse de son cheval, portait un nom qui devait devenir célèbre. C'était le comte Zeppelin, le futur inventeur des dirigeables.

Ainsi, même avant l'ouverture des hostilités, les Allemands connaissaient les points faibles de notre organisation. Dès le 27 juillet, le Major de Kretschman, attaché à l'État-Major de la IIe Armée, écrivait à sa femme : Tout ce que nous savons nous rassure beaucoup. Les Français sont loin d'être prêts. Leur infanterie manque de souliers. Quant à la cavalerie, les escadrons n'ont que la moitié de leur effectif monté...

 

A la table de l'Empereur prenaient place le maréchal Lebœuf, et les généraux en résidence à la Préfecture. Dans une salle voisine, les repas réunissaient les officiers d'ordonnance, les écuyers, Piétri, le secrétaire particulier, presque tous jeunes, pleins de confiance, et d'une gaîté un peu bruyante. Le 4 août, pendant le dîner, on apporte à Piétri, aux mains duquel passait toute la correspondance, une longue dépêche. Il sort, puis quelques minutes plus tard, rentre, la figure bouleversée et demande l'officier chargé du service des cartes. Bientôt, on voit l'Empereur et les généraux, qui viennent de quitter la table, se diriger précipitamment vers la salle où les cartes sont déployées. Les visages sont graves et font pressentir une mauvaise nouvelle. En effet, on apprend que la division Abel Douay, du corps de Mac-Mahon, a subi un sérieux échec à Wissembourg. Elle est en pleine retraite ; le général Douay est tué. Nous passons une partie de la nuit dans le cabinet de l'Empereur, à prendre les mesures nécessaires, note le Journal du général Castelnau...

Au premier examen, la principale cause de l'échec apparaît dans la dispersion des troupes, réparties le long de la frontière sur une étendue de 260 kilomètres. Le corps de Mac-Mahon, seul, couvre une ligne de plus de 100 kilomètres dans un pays boisé, montagneux, dont les routes forestières ne se prêtent guère à des marches rapides. A l'État-Major, on savait bien que cet éparpillement des effectifs était fâcheux ; mais il n'était que provisoire, et devait cesser aussitôt que serait résolue la question des alliances. Si les armées autrichienne et italienne entraient en Bavière, l'armée française se masserait sur son aile droite pour marcher au devant d'elles. Si, au contraire, l'armée française devait opérer seule, ce serait dans la direction du Palatinat et la concentration s'orienterait sur l'aile gauche. Ainsi, le danger de la dispersion se prolongeait avec l'incertitude des négociations, et le mirage décevant des alliances, après avoir encouragé les erreurs et l'imprudence de la politique étrangère, avait fait commettre une lourde faute stratégique. Le lendemain, l'échec de Wissembourg parut moins grave et les optimistes y virent même un sujet de réconfort. La division Douay, qui ne comptait que 7 à 8.000 hommes, avait tenu tête pendant six heures à 25.000 Allemands. Quelle preuve plus décisive de la supériorité individuelle du soldat français sur le soldat prussien ? Sans doute, la réflexion, la disproportion des effectifs était un symptôme qui pouvait paraître inquiétant ; mais on n'en était pas encore à la période de l'inquiétude.

D'ailleurs, Mac-Mahon concentrait ses forces et annonçait qu'il serait bientôt en état de prendre l'offensive. C'était un des chefs les plus énergiques de l'armée. Il disposait des meilleures troupes, celles d'Afrique, et l'on attendit avec confiance. Demain ou après, le Maréchal leur administrera une bonne tripotée, écrivait, à la date du 5 août, le docteur Anger, attaché au quartier impérial. En effet, dans la matinée du 6 août, la nouvelle d'une grande victoire se répandit dans Metz avec une rapidité de traînée de poudre. Le même jour, Paris recevait une information analogue : 25.000 prisonniers dont le Prince Royal de Prusse, disait une dépêche affichée à la Bourse. De suite, la joie monta jusqu'au délire. En une heure, les fenêtres étaient pavoisées, les fiacres et omnibus décorés de petits drapeaux ; sur les places publique, on entonnait la Marseillaise. Cependant, ni à l'État-Major de Metz, ni dans les Ministères de Paris, on ne pouvait obtenir confirmation de la nouvelle. Dans la soirée du 6, elle fut démentie par un communiqué du Conseil des Ministres, et dénoncée comme une odieuse manœuvre.

Quelle était l'origine de cette information mensongère ? La première version fut qu'elle avait été lancée par des spéculateurs de bourse. Maintenant qu'an cannait mieux la puissante organisation de l'État-Major prussien et ses procédés de propagande, il parait plus vraisemblable que c'est dans ses bureaux et dans son service d'espionnage qu'il faut en chercher la source. L'État-Major prussien ne s'était pas contenté de développer jusqu'en de minutieux détails, la préparation technique de la guerre, Dans ses études, il avait fait une part à ce qu'on pourrait appeler l'élément psychologique. Comment on intimide ou terrorise une population civile, par quels artifices ou manœuvres on brise le ressort moral d'une année, comment on lui fait perdre la confiance dans ses chefs et la foi dans la victoire, tout cela avait été étudié, médité, enseigné, par des spécialistes qui savaient qu'une guerre ne se fait pas seulement avec des fusils et des canons. Propager de fausses nouvelles, faire alterner l'espoir et les déceptions, faire succéder le découragement à l'exaltation, cela use les nerfs de l'adversaire, et jette un germe de dissolution aux forces de résistance. Voilà ce qu'on savait à l'État-Major allemand, où, dans le silence du cabinet, de vieux généraux à lunettes complétaient l'œuvre du champ de bataille par la préparation méthodique du découragement et de la panique.

Pendant toute la journée du 6 août, l'Empereur attendait avec impatience et anxiété des nouvelles de Frossard, établi à Forbach, et de Mac-Mahon, concentré aux environs de Wœrth. L'État-Major savait qu'ils avaient devant eux des forces considérables, et les avait prévenus qu'ils pouvaient être attaqués d'un instant à l'autre. Vers une heure de l'après-midi, les premières nouvelles arrivèrent de Forbach. Elles annonçaient une bataille, mais sans laisser paraître d'inquiétude. A 5 heures 15, une autre dépêche mentionnait : La lutte qui a été très vive s'apaise. Puis, un quart d'heure plus tard, une troisième apportait un cri de détresse : Je suis compromis gravement ; envoyez-moi des troupes par tous les moyens... Bazaine, sous les ordres de qui se trouvait Frossard, fit partir de suite deux divisions (Castagny et Montaudon) dans la direction de Forbach. Mais déjà, avant l'arrivée des renforts, Frossard avait commencé sa retraite, et si précipitamment que les deux divisionnaires envoyés à sa rencontre ne purent retrouver sa trace. Le seul renseignement qu'ils purent recueillir leur fut donné par un officier d'état-major galopant avec un convoi de voitures et jetant des paroles affolées : Forbach est évacué... tout est perdu...

Dans la journée, l'Empereur, inquiet de ne pas avoir de nouvelles de Mac-Mahon, avait envoyé un officier d'ordonnance, le colonel de Kleinenberg, dans la direction de Wœrth. Vers sept heures du soir, une dépêche du colonel annonçait que les routes étaient encombrées de fuyards et de blessés. À huit heures, un télégramme de Mac-Mahon avouait la défaite en termes d'une noble simplicité : J'ai été attaqué ce matin par des forces très considérables. J'ai perdu la bataille. Grandes pertes en hommes et en matériel...

Ainsi, coup sur coup, en cette soirée tragique, la nouvelle de deux désastres apportait la consternation au quartier impérial. L'Empereur affaissé, anéanti, parlait peu. Mais autour de lui, on entendait des paroles de colère. Nous pourrions citer tel grand personnage, s'écriant devant plusieurs témoins : — C'est à croire que Bazaine trahit..., a écrit le colonel d'Andlau. Un autre officier en résidence à la Préfecture, le général Faverot de Kerbrech, a décrit l'affolement de ces heures tragiques. Je n'ai pas trouvé chez les Généraux, dans latmosphère desquels vivait l'Empereur, le calme, la pondération, la fermeté, que j'aurais été heureux de saluer chez ces vieux soldats... Les idées les moins raisonnables furent émises... Mais le plus violent de tous fut précisément le général Lebrun, qui était en partie responsable de nos malheurs présents, en faisant prévaloir la théorie des petits paquets disséminés le long de la frontière. Se laissant aller à une excitation que la présence de l'Empereur aurait dû tout au moins contenir, il traita d'incapables et d'ignorants ses camarades malheureux et ne parla de rien moins que de les faire fusiller... J'admirai l'Empereur, qui sut rester calme au milieu de ces divagations, et ne laissa pas échapper une parole de blâme contre ceux de ces généraux qui venaient d'être mis en déroute et rendaient désormais si grosse sa responsabilité...

A la persuasion que, puisque nominalement il exerçait le commandement suprême, on lui attribuerait la responsabilité des deux batailles perdues, se joignait dans l'esprit de l'Empereur la hantise d'un nouveau désastre. Au cours d'un Conseil hâtivement tenu dans la soirée du 6, entre le Prince Napoléon, le maréchal Lebœuf, le général Lebrun, il déclara qu'il était résolu à ramener toute l'armée en arrière, jusqu'au camp de Châlons, plus loin même si l'exigeait la défense de Paris. Lebœuf, Lebrun, se récrièrent. Comment parce que l'Alsace était envahie, abandonner encore la Lorraine. Abandonner même la Champagne, car le camp de Châlons n'était qu'un terrain de manœuvres, impossible à défendre. Sur les huit corps composant l'armée, six étaient intacts. Il n'était pas difficile d'en tirer une masse d'offensive et de la jeter sur l'ennemi, qui, bien que victorieux, avait fait de lourdes pertes ne lui permettant pas de renouveler de suite son effort. On avait, dans un rayon rapproché de Metz, la garde, la majeure partie des 3e et 4e Corps, c'est-à-dire une supériorité numérique sur un espace restreint. Une offensive offrait de grandes chances de succès ; une retraite générale sur Châlons associerait toute l'armée à la défaite qui n'avait atteint que deux corps d'armée.

Mais à toutes ces raisons, l'Empereur trouvait à opposer des raisons contraires, doucement, sans éclat de voix, dissimulant sous son calme habituel le pessimisme désolé qui lui faisait envisager que la partie était perdue sur le Rhin et que c'était aux approches de Paris qu'il fallait concentrer la résistance. Messieurs, à demain, dit-il en se levant. Après quelques instants d'entretien, pendant lesquels il insistait encore pour une résolution d'énergie, le maréchal Lebœuf, qui l'avait suivi dans ses appartements, revenait vers le Prince Napoléon, et avec un geste découragé : Rien à faire ; allons nous coucher.

Eh bien, allons nous coucher, dit le Prince. Après tout, nous ne serons pas enlevés cette nuit...

Au moment où prince et maréchal allaient se séparer, un visiteur inattendu se présenta à la Préfecture. C'était Jérôme David, qui, suivant la campagne en curieux, arrivait de Forbach, où il avait assisté aux premières phases de la bataille.

Jusqu'à cinq heures, disait-il, c'était un succès. Comment les renforts ne sont-ils pas arrivés plus tôt ? C'eût été la victoire. L'Empereur, qui allait se mettre au lit, était revenu à son cabinet, aussitôt qu'il avait été prévenu de l'arrivée de Jérôme David ; et la discussion recommença. Sire, disait Jérôme David, il faut se jeter sur le flanc de l'ennemi, arrêter la poursuite. Que Votre Majesté quitte Metz demain, cette nuit même, et lance sur l'ennemi les troupes disponibles. Sinon, la retraite du corps de Frossard se changera en déroute. Cette fois, Napoléon III parut se laisser convaincre. Il fut décidé qu'il quitterait Metz à quatre heures du matin. Un train spécial l'emmènerait à Saint-Avold, où, en exécution d'ordres envoyés au cours de la nuit, devait se concentrer la garde.

Il faisait à peine jour lorsque l'Empereur et Lebœuf arrivèrent à la gare. Ils venaient de monter en wagon lorsqu'on leur apporta des dépêches ou des renseignements qui décidèrent l'Empereur à différer un départ auquel il ne s'était résolu qu'à contre-cœur. La concentration de la Garde subissait de grands retards et on ne la trouverait pas à Saint-Avold. Du corps de Frossard aucune nouvelle, de sorte qu'il était impossible de savoir dans quelle direction on pourrait lui porter secours. Vous voyez, Maréchal, vous m'engagiez dans une aventure... Vous me faisiez commettre une imprudence... Cela était dit sèchement, d'un ton d'irritation à peine contenue. En quittant le wagon, l'Empereur rentra à la Préfecture tandis que Lebœuf, un peu décontenancé, se rendait à Saint-Avold, où il espérait trouver des renseignements plus précis. Aussitôt réinstallé dans son cabinet, l'Empereur reprit son projet de retraite sur Châlons, où fut expédiée de suite une partie des chevaux et des bagages. Certes, ce projet de retraite et n'était pas une grande conception stratégique. Sans doute, il eût indigné Napoléon Ier ; et cependant, dans la circonstance, toute les faiblesses et les lacunes du commandement en faisaient une combinaison de sagesse et de prudence. A ce moment, 7 et 8 août, les routes étaient libres. Les Allemands étaient encore trop éloignés pour inquiéter la retraite, qui eût pu s'effectuer sans précipitation, avec munitions, vivres, bagages. En laissant à Metz une garnison suffisante, on pouvait ramener dans la direction de Paris 150.000 hommes, disposant d'un excédent de cadres permettant l'instruction de nouvelles troupes. Une autre armée de 130.000 hommes était en formation à Châlons et serait constituée dans quelques jours. Au cours des deux ou trois mois qui allaient suivre, trois autres armées seraient créées à Paris, sur la Loire, dans le Nord. Pour le moment, que l'on réunit et fit manœuvrer autour de la capitale les armées de Metz et de Châlons, c'était empêcher le blocus hermétique de Paris, prolonger jusqu'à une date indéterminée les possibilités de ravitaillement. Même dans l'hypothèse de batailles malheureuses, les forts de la capitale projetaient autour d'eux une large zone de protection qui eût empêché une retraite de se transformer en désastre. Sans doute, il est compréhensible 'que les contemporains, qui ne connaissaient pas la suite que devaient avoir les événements, aient hésité sur les résultats que pouvait donner la médiocre conception de l'Empereur. Pour nous, qui avons le facile avantage de raisonner sur un enchaînement de faits définitivement acquis à l'histoire, il n'est pas téméraire de penser qu'elle eût apporté le salut.

Mais le pauvre souverain n'avait plus la santé, ni la force, ni le prestige nécessaires pour se faire obéir. Sa volonté flottante subissait facilement les influences nombreuses qui apportaient au Quartier Impérial une vague de perplexités et d'incertitudes. Et d'abord, de l'armée un sursaut de révolte à la pensée qu'après six jours de campagne, le recul jusqu'à Châlons abandonnerait à l'invasion une dizaine de départements. L'Empereur recevait beaucoup de lettres. L'une d'elles, signée du colonel d'État-Major Fay, attira particulièrement son attention. Elle insistait sur la dépression morale qui atteindrait, à l'annonce du recul, la partie de l'armée qui n'avait pas encore combattu. L'Empereur était encore sous l'impression de cette lettre, lorsque le vieux général Changarnier vint apporter aux partisans de l'offensive l'appui de son expérience et de sa renommée.

Depuis le coup d'État, il vivait dans la retraite, et semblait l'ennemi irréconciliable du souverain, qui avait prématurément brisé sa carrière. A l'annonce des graves échecs du 6 août, il arrivait spontanément pour offrir ses services. L'Empereur lui fit l'accueil le plus affectueux. Allant au-devant de lui à l'entrée du salon, il lui tendit les bras, et l'on vit s'embrasser les deux hommes, dont l'un, lorsqu'il commandait la place de Paris, ne cachait pas son intention d'envoyer le Prince Président au donjon de Vincennes et dont l'autre, le Prince, avait devancé le général en le faisant incarcérer à Mazas.

Pendant qu'on improvisait un souper, Changarnier interpellait les officiers d'ordonnance avec la liberté de langage d'un vétéran faisant la leçon à de jeunes camarades : Qu'est-ce que c'était que ce projet de retraite ? Pourquoi ces mines consternées quand on avait encore sous la main tant de ressources ? Croyez-vous donc qu'on puisse faire la guerre sans éprouver de revers ? Il semblait que ce vétéran de soixante-dix-sept ans apportait avec lui la confiance et le réconfort. Les ministres, consultés sur la répercussion que l'annonce d'un repli vers Paris pouvait exercer sur l'opinion publique, avaient télégraphié que l'effet ne serait pas bon... Fortement ému des protestations que soulevait son projet de retraite, l'Empereur parut l'abandonner, mais sans se résoudre aux risques d'une bataille décisive sous les murs de Metz. Et l'on perdit encore huit jours en hésitations, en tâtonnements, en regroupements et déplacements de troupes. En rappelant les erreurs de ces débuts de campagne, le général Trochu les a résumées dans une formule lapidaire : Tout le monde donnait des ordres et personne ne commandait...

Malgré son caractère difficile, sa brusquerie et ses sautes d'humeur, le Prince Napoléon était d'intelligence vive et pénétrante. L'un des premiers, il avait compris que l'Empereur, malade, hésitant, découragé, n'était pas en état d'exercer le commandement. Il devrait rentrer à Paris, reprendre en mains le gouvernement, disait le Prince, tantôt au maréchal Lebœuf, tantôt aux généraux de l'entourage. Sans doute, Monseigneur, mais ce serait à vous de le lui dire. — Moi ? répondait le Prince, mais il suffira que je donne un avis pour que l'Empereur fasse le contraire de ce que j'aurai conseillé... C'était un peu vrai. Napoléon III, tout en aimant tendrement son cousin, tout en appréciant ses brillantes qualités, n'avait qu'une médiocre confiance dans la sûreté de son jugement, faussé par la tendance au paradoxe, l'exagération du sens critique, le manque de pondération.

Quant au maréchal Lebœuf, écrasé sous le poids des événements, ayant conscience que sur lui, plus encore que sur l'Empereur, s'accumulait un nuage de récriminations et de colères il avait, dès le 7 août, offert sa démission de Major-Général et depuis, enfermé dans son bureau, absorbé dans l'expédition des affaires courantes, il s'abstenait de tout conseil et de toute initiative. Ce fut le général Lebrun qui, le premier, osa fixer l'attention de Napoléon III sur les graves inconvénients de sa présence auprès de l'armée. Je me rendais compte, a écrit plus tard le général, que, pour l'Empereur, mes paroles étaient navrantes... Du moins, Lebrun sut en atténuer la rigueur en présentant, comme principal argument, la situation politique dont la tournure menaçante rendait nécessaire la présence du souverain dans sa capitale. L'Empereur m'avait écouté sans m'interrompre avec son calme et sa patience habituels, puis quand j'eus fini : — Comment voulez-vous, me répondit-il, qu'après avoir quitté Paris à la tête de l'armée, j'y rentre seul ?... Il était redevenu silencieux ; une sombre tristesse s'était répandue sur son front. — Sire, si votre résolution est irrévocable, je crains que de grands malheurs ne s'en suivent[2].

Ces grands malheurs, tous autour de l'Empereur en avaient le pressentiment. Aussi, sur l'insistance du Prince Napoléon, le général Castelnau fit une nouvelle tentative : Que Votre Majesté s'inspire de l'exemple donné par Napoléon Ier. En 1812, il n'a pas hésité à quitter l'armée, abandonnant momentanément le rôle de général pour reprendre celui de souverain. — Sans doute, répondait tristement Napoléon III, mais mon Oncle avait remporté des victoires, il était entré à Moscou. Puis-je revenir à Paris après deux défaites ?

Aux instances du général Castelnau s'étaient jointes celles d'un personnage de rang plus modeste, mais auquel un dévouement inlassable, et des rapports constants avec le souverain donnaient un grand crédit. C'était le secrétaire Piétri. D'un télégramme envoyé par Piétri à l'Impératrice, il semble résulter que l'Empereur avait reconnu que son état de santé ne lui permettait guère de suivre la campagne, et qu'au sujet de son retour à Paris, il s'en remettait à la décision du Conseil des Ministres. L'un d'eux, Maurice Richard, avait été envoyé à Metz pour conseiller le retour. Il était arrivé quelques heures après les dépêches annonçant la perte des deux batailles et avait trouvé l'Empereur dans un état lamentable. En outre de son affection chronique, le souverain souffrait de refroidissement avec fièvre, et rhume de cerveau. Courbé, affalé sur ses cartes déployées, il accueillit Maurice Richard par les gestes désolés et des paroles gémissantes : C'est épouvantable... que faire ? Du cabinet de l'Empereur, Maurice Richard était passé dans celui du maréchal Lebœuf, qui s'était jeté dans ses bras en s'écriant : Ah, mon ami, quel malheur ! Le désespoir du maréchal, aussi profond que celui de l'Empereur, s'exprimait avec plus d'énergie, en phrases où le chagrin était accompagné de reproches irrités : Ce qui se passe est déplorable... On était convenu d'un plan d'offensive. Je vais aux avant-postes pour recueillir des renseignements et donner des ordres. A mon retour, j'apprends que, sans me consulter, tout a été changé... J'ai donné ma démission. L'Empereur la refuse. Mais je persiste à me considérer comme démissionnaire. Puis, brusquement, saisissant Maurice Richard par les épaules et le regardant en face : Dites-moi, croyez-vous qu'en abdiquant, l'Empereur sauvera la dynastie ?Comment abdiquer ? repartit le ministre ; transmettre le pouvoir à une femme et à un enfant ? C'est impossible. — Eh bien, dit le maréchal, il faut que quelqu'un se sacrifie. Ce sera moi. Je suis résigné à tout pour couvrir l'Empereur.

Mais quelqu'un ne se résignait pas si facilement à faire du maréchal une victime expiatoire, c'était l'Empereur. Sous le de fléchissement des forces physiques et morales, l'âme était restée généreuse, et il ne pouvait se résoudre à sacrifier un serviteur dévoué pour un ensemble d'erreurs, dans lequel il reconnaissait que lui-même, souverain, avait sa part de responsabilité. De Paris, au cours des journées des 8 et 9 août, l'Impératrice envoyait des dépêches fiévreuses, pressantes, impérieuses même. Au sujet du projet de retraite sur Paris : Avez-vous réfléchi aux conséquences qu'amènerait votre rentrée sous le coup de deux revers ?... L'opinion est montée contre le maréchal Lebœuf et le général Frossard. On les accuse d'avoir amené les défaites... Il est urgent, pour satisfaire l'opinion publique, qu'à l'ouverture de la Chambre, on annonce le remplacement du maréchal Lebœuf...

Sans attendre que la démission fût effective, le remplaçant avait été choisi. C'était le général Palikao, appelé d'urgence de Lyon à Paris. Le g août, l'Impératrice télégraphiait encore : Le général Palikao accepte le Ministère et part immédiatement pour Metz. Il faudrait que la démission du maréchal Lebœuf fût donnée avant son arrivée. Cette mesure calmera la Chambre... Votre prestige est intact. Il n'en est pas de même de votre Major-Général... Et dans la hâte d'obtenir la victime à offrir aux exigences de l'opinion, la souveraine fit le geste pénible de s'adresser au maréchal lui-même : Au nom de votre ancien dévouement, donnez votre démission de Major-Général. Je vous en supplie. Je sais combien cette détermination va vous coûter. Mais dans les circonstances actuelles, nous sommes tous obligés aux sacrifices. Croyez qu'il n'en est pas de plus dur que la démarche que je fais auprès de vous. Le maréchal ayant répondu qu'il avait déjà remis sa démission à l'Empereur, l'Impératrice le remercia avec effusion : Je n'oublierai jamais la preuve de dévouement que vous donnez à l'Empereur. J'en suis touchée et émue...

Mais l'Empereur refusait toujours d'accepter la démission. Ces dépêches, l'arrivée à Metz du capitaine de vaisseau Duperré, chargé par l'Impératrice d'insister confidentiellement sur la nécessité d'une prompte résolution, l'annonce du voyage du général Palikao, lui causèrent une irritation qui apparaît dans l'impatience de ses réponses. Je ne comprends rien à l'envoi de Palikao à Metz ; il ne peut rien changer à la situation... Puis, quelques heures plus tard : Je crois que nous revenons au beau temps de la Révolution, où l'on voulait faire conduire les armées par les représentants de la Convention... On retrouve le même frémissement de nervosité dans la réponse de l'Impératrice adressée le soir même : Vous ne vous rendez pas compte de la situation. Il n'y a que Bazaine qui inspire confiance — la présence du général Lebœuf l'ébranle aussi bien là-bas qu'ici... Dans quarante-huit heures, je serai trahie par la peur des uns et par l'inertie des autres...

Il n'y a que Bazaine qui inspire confiance... — Entendez-vous avec Bazaine pour toutes les opérations. Sous une forme voilée, mais parfaitement compréhensible, ces dépêches de l'Impératrice laissaient entendre à l'Empereur qu'on n'avait plus confiance en lui, et qu'il devait s'effacer, se démettre du commandement. Dure humiliation, à laquelle certaines manifestations donnaient un caractère d'outrage. Le 9 août, au Corps Législatif, lorsque le Président lut la formule précédant le décret de convocation : Napoléon, par la grâce de Dieu et la volonté nationale, Empereur des Français, une longue rumeur était montée des bancs de la gauche avec des cris : Passez... passez ! Puis, à cette phrase de la déclaration ministérielle L'armée a été héroïque..., une voix s'éleva, celle de Jules Favre : Oui, l'armée a été héroïque, mais elle a été compromise par l'impéritie de son chef... Qu'il revienne...

Nous avons déjà cité quelques fragments des souvenirs d'Édouard Lockroy, envoyé à Metz comme correspondant d'un journal. Un passage nous montre que, même entouré de son armée, le malheureux souverain n'était pas à l'abri des insultes de la rue : Un jour, je vis l'Empereur qui rentrait à la Préfecture. Le maréchal Lebœuf était à sa gauche. L'Empereur avait l'apparence spectrale d'une figure de cire. Des gens l'entouraient en courant, l'accablant d'injures et de huées... Puis la calèche s'engouffra sous une haute porte cochère...

Ce n'était pas seulement le chef militaire, c'était le chef de l'État, dont les pouvoirs étaient discutés, méconnus et, en réalité, réduits à néant. La Convocation des Chambres avait été faite à son insu. Le Ministère Palikao, remplaçant le Ministère Ollivier, avait été constitué sans que le nom de ses titulaires eût été soumis à son approbation. Le maréchal Baraguay-d'Hilliers, Gouverneur de Paris, avait été relevé de son commandement sans que l'Empereur ait été consulté.

Il en souffrait cruellement, mais toujours maître de lui-même, il se bornait à quelques paroles d'amertume qui n'atteignaient jamais l'indignation ou la colère : Je crois qu'ils perdent la tête à Paris... Quel Ministère ! Ce n'est pas en pleine tempête qu'on change de pilote et d'équipage... Puis il concluait tristement, comme un homme qui s'abandonne : Enfin, que voulez-vous ! Désormais, et jusqu'au dénouement fatal, il conservera cette attitude de passivité résignée. Dans la journée du 12 août, il remit à Bazaine le commandement en chef.

Il est probable que, s'il n'eût pas cru devoir donner satisfaction à l'opinion publique, son choix se fût arrêté sur un autre nom. Mais à Paris, au Corps Législatif, dans la presse, seul parmi les grands chefs, Bazaine était considéré comme capable de rétablir la situation. On croyait, bien à tort d'ailleurs, que, depuis son retour du Mexique, l'Empereur le tenait dans une demi-disgrâce. C'était inexact, puisqu'il lui avait donné le commandement de la Garde Impériale. Dans le discrédit où était tombé Napoléon III, cette prétendue disgrâce était déjà une raison pour que l'opinion publique se montrât favorable au maréchal. Enfin, par son passé, par son physique même, un peu vulgaire, Bazaine sorti du rang, garçon épicier avant son engagement dans l'armée, parvenu au grade suprême sans protections et sans fortune, avait une allure démocratique qui faisait un heureux contraste avec ces généraux de Cour dont l'incapacité venait d'être démontrée par les premiers désastres. Cela suffisait pour que la faveur, l'engouement même s'attachassent à celui que déjà l'on appelait le glorieux Bazaine.

Rien n'est plus fragile et plus décevant que ces accès d'engouement et d'enthousiasme qui accumulent sur un homme tous les espoirs, tous les mérites, toutes les possibilités de réussite. Moins de trois mois plus tard, le glorieux Bazaine était devenu le traître Bazaine, et après lui avoir attribué tous les talents, on l'accusait de toutes les fautes. Nous bornant pour le moment au récit des événements du mois d'août 1870, nous n'examinerons pas les graves manquements au devoir militaire, qui plus tard motivèrent la condamnation à mort prononcée par un Conseil de Guerre. Nous remarquerons seulement qu'aussitôt après avoir rendu l'arrêt de mort, les juges adressèrent au Président de la République un recours en grâce dans lequel ils rappelaient que le Maréchal Bazaine avait pris et exercé le Commandement de l'armée du Rhin au milieu de difficultés inouïes, qu'il n'était responsable ni du désastreux début de la campagne, ni du choix des lignes d'opération... qu'au feu, nul ne l'avait surpassé en vaillance... Il est bien exact que le 13 août, Bazaine prenait le commandement au milieu de difficultés inouïes. Il est avéré qu'il ne connaissait pas exactement l'effectif des troupes mises sous ses ordres, ni la position des différents corps d'armée, ni la situation en vivres et en munitions. Le service de reconnaissance était si rudimentaire que, parfois, c'était par des dépêches venant de Paris, ou recueillies dans les journaux étrangers, que le commandement était renseigné sur les mouvements de l'ennemi. Il n'est donc pas étonnant qu'au cours des trois ou quatre jours qui suivirent la nomination de Bazaine, on relève des hésitations, des tâtonnements, des contradictions, des erreurs, qui peuvent prouver qu'il était inférieur à sa mission, mais qui ne permettent pas de mettre en doute qu'il était sincère en promettant à l'Empereur qu'il allait s'éloigner de Metz, ramener l'armée dans la direction de Paris.

Car on en revenait au projet que l'Empereur voulait exécuter le 7 août, ne laisser à Metz qu'une garnison suffisante pour soutenir un siège, puis concentrer le reste de l'armée, soit environ 150.000 hommes, sur Châlons, où l'on retrouverait en formation une autre armée de plus de 100.000 hommes. Mais en six jours, la situation s'était bien aggravée. Le 6 ou le 7 août, les Allemands étaient encore à plusieurs jours de marche, la retraite eût été facile, elle eût pu se faire sans hâte par des routes larges et libres. Le 13, les armées allemandes étaient toutes proches. On signalait leurs éclaireurs à Frouard, Pont-à-Mousson, Nancy, c'est-à-dire sur une ligne à hauteur et même un peu en avant de Metz. Il fallait que l'armée française franchit la Moselle sur des ponts de fortune dont l'établissement avait été retardé par une crue subite de la rivière, qu'elle traînât après elle un convoi de vivres et de munitions, 2.000 voitures couvrant une longueur de sept à huit kilomètres et obstruant une partie des routes. La retraite allait donc s'effectuer sous la pression de l'ennemi, et sans doute avec la perspective de livrer bataille, d'emmener des blessés, d'abandonner une partie des bagages. Et cependant, à moins de se résigner à l'encerclement dans le camp retranché de Metz, la retraite s'imposait, malgré ses difficultés et ses périls. Il fut convenu que l'Empereur partirait le premier. Le lendemain ou le surlendemain, dès que tous les corps auraient franchi la Moselle, Bazaine et l'armée se dirigeraient sur Verdun, puis Châlons, où seraient arrêtées de nouvelles dispositions pour couvrir Paris.

 

Le 14 août était un dimanche. L'Empereur, le Prince Impérial, le Prince Napoléon, se rendirent à pied à la cathédrale, où l'évêque, Monseigneur Dupont des Loges, les attendait pour célébrer la messe. Au cours du règne, l'évêque, en plusieurs occasions, avait laissé voir qu'il n'était pas partisan du régime impérial. Lors de la confiscation des biens de la famille d'Orléans, il n'avait pas caché son indignation, et avait eu l'intention de refuser pour son diocèse la partie des sommes confisquées que l'Empereur avait attribuées à des œuvres de bienfaisance gérées par l'autorité ecclésiastique. Il ne s'y était résigné que sur les instances de son clergé, qui lui avait fait observer que ses opinions politiques n'étaient pas une raison suffisante pour sacrifier les intérêts des pauvres. Un peu plus tard, sous un prétexte de santé, il s'était excusé de ne pouvoir assister au baptême du Prince Impérial. Cependant, depuis que l'Empereur était à Metz, n'avait vu à plusieurs reprises, et il l'avait trouvé si bienveillant, si triste et si malheureux, que peu à peu, ses préventions faisaient place à un sentiment de sympathie. Après la messe, aux paroles consolantes de l'évêque le reconduisant sous le porche, on entendit l'Empereur répondre : Espérons-le, Monseigneur, espérons-le... mais d'un ton qui n'indiquait pas beaucoup d'espoir. En rentrant à l'évêché, Monseigneur Dupont des Loges disait à son grand vicaire : Pauvre Empereur, qu'il m'inspire de pitié. Il marche difficilement, il est accablé, il fait peine à voir. Quelle ruine, et il représente la France ! Il ne m'a jamais compté parmi ses courtisans, mais il me semble que je deviens bonapartiste en le voyant si malheureux...

Quelques heures plus tard, l'Empereur quittait la Préfecture dans une voiture escortée de Cent Gardes. Derrière les vitres de la serre, attenante à la Préfecture et où étaient les bureaux de l'État-Major, on distinguait des visages curieux. Si l'on en croit quelques récits, plusieurs officiers ne dissimulaient pas leur satisfaction et, vraie ou fausse, une tradition a conservé certains propos : Enfin, il part !Ce n'est pas trop tôt !Que de bagages !... — L'armée de Darius, disait un lettré. — Oui, répondait un autre, et de tous les bagages, c'est Darius le plus encombrant...

Dans les rues, les loisirs du dimanche avaient attiré un certain nombre d'habitants. Pas de cris, à peine quelques saluts, mais surtout des remarques sans bienveillance sur le luxe des livrées impériales, sur les fourgons de cuisine que chargeaient des marmitons en veste blanche. Avez-vous vu la voiture des homards frais ? demandait-on le soir dans les cafés. La voiture n'existait pas, et cependant bien des gens croyaient l'avoir vue.

A deux heures, l'Empereur arrivait à Longeville, gros village attenant presque aux faubourgs de Metz et où il devait passer la nuit. Il était à peine installé lorsque de lointaines détonations annoncèrent que les deux armées avaient pris contact. Très inquiets, l'Empereur et le maréchal Lebœuf montèrent sur un toit formant terrasse. De la fumée, un grondement d'artillerie, c'était tout ce qu'ils pouvaient voir et entendre de la bataille lointaine. A dix heures, les officiers envoyés aux renseignements, apportèrent copie d'un télégramme affiché à l'Hôtel de Ville de Metz, annonçant que l'ennemi avait attaqué à Borny et qu'il avait été repoussé avec de lourdes pertes. Enfin, vers une heure du matin, le maréchal Bazaine vint lui-même confirmer à l'Empereur que l'armée française restait maîtresse du champ de bataille. Mais avec un sens très juste de la situation, il exprimait le regret que cette attaque de l'ennemi eût retardé le mouvement de la retraite. Nous les avons battus, disait-il, mais ils nous ont fait perdre un jour. Il craignait encore qu'une forte contusion causée par un éclat d'obus qui avait arraché son épaulette et endolori l'avant-bras ne l'empêchât de supporter le cheval. Peut-être serait-il obligé de renoncer au commandement. Mais non, mais non, dit affectueusement l'Empereur. Ce ne sera rien. Vous avez brisé le charme...

En traversant la salle du rez-de-chaussée, transformée en salle à manger pour la suite de l'Empereur, Bazaine fut entouré, félicité, acclamé : Vous allez nous tirer du guêpier, Monsieur le Maréchal. — Je ferai ce que je pourrai Yfr, répondait Bazaine. Et dans la simplicité de la parole, dans la hâte que semblait avoir le maréchal de se dérober aux ovations et aux éloges, on ne voyait qu'un excès de modestie, qui augmentait encore la confiance et l'admiration.

Dès le lendemain, on vit à quel point la retraite serait difficile. L'Empereur n'avait pas encore quitté Longeville, lorsque plusieurs obus d'une batterie prussienne installée à deux kilomètres tombèrent assez près de la maison qu'il occupait. Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'il y a ? disait-il avec son calme ordinaire en apparaissant au balcon. Ce qu'il y avait, il put le voir bientôt. Sur des civières, on transportait à l'église de Longeville, transformée en ambulance, une dizaine de blessés, dont un colonel et deux capitaines atteints mortellement. D'un fort de Metz, quelques volées de canon forcèrent la batterie prussienne à se retirer ; mais il était certain que l'armée française allait être suivie pas à pas, comme une proie harcelée par le chasseur.

Napoléon devait partir pour Gravelotte. La route était encombrée de voitures, cavaliers, fantassins, tous accablés de fatigue ; car avant de pouvoir franchir les ponts, ils avaient passé la nuit bride au bras ou sac au dos, et depuis Metz, ils marchaient, ou plus exactement, pressés, heurtés, fréquemment arrêtés par l'enchevêtrement des convois, ils piétinaient dans la poussière, sous la lourdeur du soleil d'août.

C'était à cheval, et en partie par des chemins de traverse, que l'Empereur et sa suite s'étaient rendus à Gravelotte. Tantôt assis devant la modeste auberge où il était descendu, tantôt de la fenêtre de sa chambre, Napoléon regardait passer les troupes. Dans la crainte sans doute qu'une parole un peu vive, comme en laisse entendre souvent le soldat fatigué ou mécontent, ne parvînt jusqu'à l'Empereur, l'ordre avait été donné de garder le silence en passant devant l'auberge, et ce défilé morne et muet laissait après lui une impression d'indifférence, de désaffection à l'égard du souverain, sentiment plus pénible encore en cette date du 15 août, anniversaire de Napoléon Ier, que le second Empire avait transformée en fête nationale.

Cette chevauchée d'une vingtaine de kilomètres avait été cause d'une telle fatigue que Napoléon III se mit au lit sans vouloir manger autre chose qu'un œuf. Un capitaine, envoyé pour faire contresigner des nominations, put le voir pendant quelques instants. L'Empereur était couché mais ne dormait pas. On parlait bas pour ne pas éveiller le Prince Impérial, dont le lit était dissimulé par un paravent. Dans ce demi-silence, dans la demi-obscurité de la pièce, faiblement éclairée d'une bougie, flottait déjà la tristesse d'une destinée qui s'achève.

Le 16 août, à quatre heures du matin, Napoléon III partait pour Verdun, dans une voiture à quatre chevaux, conduite par des artilleurs. Le Prince Impérial, encore tout endormi et roulé dans un manteau, avait l'air gelé. Plusieurs témoignages nous montrent l'épuisement physique du souverain. Voici celui du colonel d'Andlau, qui assistait au départ : A peine le crépuscule apparaît-il, que l'Empereur sort de la mauvaise auberge où il a passé la nuit. Son visage porte l'empreinte du chagrin et de l'inquiétude, les larmes semblent y avoir tracé de profonds sillons. Son regard est encore plus voilé que d'habitude. Sa démarche dénote l'affaissement moral qui l'accable.

Voici maintenant celui du général du Barail : L'Empereur et portait sur ses traits tirés la trace de ses angoisses. Il me tendit la main avec sa bienveillance ordinaire et me dit d'une voix  éteinte, à peine intelligible : — Je suis escorté par les lanciers  et les dragons de la garde. C'est un peu lourd. Pajol vous dira ce que je désire... Ce qu'il désirait, c'était le remplacement des dragons par des chasseurs, et le remplacement effectué, le cortège prit le galop, car à chaque instant, on craignait l'apparition des coureurs ennemis. De Verdun à Châlons, le trajet s'effectua en chemin de fer et dans une telle hâte que, pour ne pas retarder le départ, on ne put former qu'un train de wagons de troisième classe.

Le général Trochu, nommé commandant du 12e Corps en formation à Châlons, arrivait à Mourmelon en même temps que l'Empereur. Nous occupions encore nos sièges, dit-il dans ses Mémoires, quand un autre train, composé de wagons de troisième classe, glissant lentement et silencieusement sur les rails, se croisa avec le nôtre et vint se fixer auprès de lui. Dans la voiture à bancs et à dossier de bois qui était portière à portière avec la mienne, je reconnus l'Empereur. On comprendra mon saisissement. Quelle pouvait être la cause de ce retour en si humble équipage ? Nous étions honteux, confondus, de l'éclat comparatif de notre installation de voyage... Sans perdre un instant, je montai dans la voiture de l'Empereur pour lui offrir mes respects et l'informer des ordres ministériels qui m'appelaient au camp de Châlons. Il me reçut et m'écouta avec sa bienveillance ordinaire, mais distraitement et il me dit tout à coup :Avez-vous reçu ma lettre ?[3]Et comme surpris, j'allais répondre négativement, il ajouta :Savez-vous où est le Roi de Prusse ?Je tombais d'étonnement en étonnement. Comment l'Empereur, à qui je venais de dire que j'arrivais de Paris, pouvait-il admettre que je fusse informé des mouvements du Roi de Prusse ? Ma physionomie, celle de tous les officiers de l'État-Major impérial, exprimaient la pénible impression dont nous ne pouvions nous défendre, et comme je prenais hâtivement congé de l'Empereur, il répéta une seconde fois :Ainsi, vous ne savez pas où est le Roi de Prusse ?

Le camp de Châlons, situé dans une vaste plaine, dénuée de tout ouvrage défensif, ne pouvait être qu'une étape provisoire, où il deviendrait périlleux de se maintenir à l'approche de l'ennemi.

Maintenant qu'on y était, qu'allait-on faire ? Mais cette première question se rattachait à plusieurs autres, d'où dépendait la décision à prendre. Quelles nouvelles allait-on recevoir de Bazaine ? Où en était la réorganisation des 1er et 5e Corps et d'une fraction du 7e, qui depuis la défaite de Wœrth étaient en retraite sur Châlons ? Quelle destination convenait-il de donner aux 18.000 mobiles parisiens, actuellement au camp, mal armés, mal équipés, et dont l'indiscipline s'était révélée quelques jours auparavant par des manifestations hostiles au maréchal Canrobert venu pour les passer en revue ? Enfin quels étaient la pensée, le plan, du nouveau ministre de la Guerre, Palikao, qui par l'envoi sur Châlons des éléments d'une nouvelle armée, semblait plutôt préparer une manœuvre offensive en rase campagne, qu'une concentration défensive aux abords de Paris ?

Pour l'examen de toutes ces questions, l'Empereur, dans la matinée du 17, avait convoqué au pavillon impérial le Prince Napoléon, le maréchal de Mac-Mahon, le général Berthaut, commandant les mobiles de la Seine, le général Trochu et le général Schmitz, son chef d'État-Major. Avant la Conférence, le Prince Napoléon avait pris soin de s'entretenir avec le général Schmitz pour lui exposer ses vues personnelles, et convenir de ce qui lui paraissait opportun de dire devant l'Empereur. Le Prince avait été un des premiers à conseiller son retour à Paris. Non seulement il ne commande pas, disait-il, mais il empêche de commander, et il complétait sa pensée par une comparaison originale : Imaginez un infortuné général en chef, condamné à penser, à parler, à agir, à combattre, en transportant une soupière pleine, dont il lui tes défendu de répandre une goutte... Tel est le supplice qu'on inflige au général en chef en le faisant accompagner par l'Empereur. Et avec un peu de bouffonnerie, le prince mimait la scène, marchait à petits pas en levant les bras comme s'il eût tenu une soupière en équilibre.

Donc, il fallait que l'Empereur rentrât à Paris ; mais en ce moment, son impopularité était telle qu'il devait se faire précéder par une mesure donnant satisfaction à l'opinion publique. En général, on croyait que Trochu n'avait pas la confiance de l'Empereur, et que c'était pour cette raison qu'il n'avait pas obtenu de commandement au début de la guerre. Vraie ou fausse, cette explication avait attiré l'attention sur le général, et comme celui de Bazaine, son nom était en faveur. Que l'Empereur le nomme Gouverneur de Paris, qu'ils rentrent ensemble dans la capitale, la popularité de l'un compensera l'impopularité de l'autre.

Trochu, qui savait écrire et raconter, a fait revivre dans ses Mémoires l'attitude des principaux personnages réunis à cette Conférence : L'Empereur, courtois et bienveillant, remarquablement calme, mais absorbé, presque muet, me parut peu capable de trouver en lui-même une direction et des résolutions. Au cours de la Conférence, il n'entra dans la discussion que par quelques courtes réflexions qui n'objectaient ni n'approuvaient. Enfin, il me sembla que cet homme, destiné du commencement à la fin de sa vie à de si extraordinaires fortunes, se laissait aller au courant de la dernière avec un certain degré de philosophie... Le Prince Napoléon, très animé, très maitre de lui en même temps, eut à la Conférence l'initiative, la parole, et une autorité que l'Empereur me parut accepter pleinement. Sa ferme attitude, sa logique, son intelligente discussion, m'autorisent à dire qu'il n'y eut à Châlons d'autre Napoléon que lui... Le Maréchal de Mac-Mahon était à cette réunion la grande personnalité militaire, celle qui effaçait toutes les autres et nous jugions que sa présence au camp de Châlons avait été la cause déterminante pour l'Empereur d'ouvrir cette consultation sur ce que, militairement, il convenait de faire ou de ne pas faire. Tous, nous attendions ses propositions ; il ne s'en produisit aucune. Tous, sur nos propositions faites à défaut des siennes, nous attendions son avis. Il n'en eut aucun. Immobile sur son siège, il semblait écouter attentivement, mais demeurait silencieux et comme désintéressé dans l'examen, la discussion et le choix des moyens que nous suggérions pour résoudre l'effrayant problème.

Avec sa lenteur et sa concision accoutumées, sans exprimer son sentiment personnel, l'Empereur demanda : — Vous connaissez les événements. Quelles mesures propres à en conférer les suites proposeriez-vous ?...

Personne ne prenant la parole, et après un silence qui devenait embarrassant, le général Trochu répondit qu'il fallait se préparer à un siège ; que toutes les forces disponibles à Châlons devaient être ramenées sous Paris pour constituer une armée de secours, dont le maréchal de Mac-Mahon aurait le commandement en chef.

A son tour, le général Schmitz insista sur la nécessité de revenir à Paris. Ayant vécu dans la familiarité de Napoléon III, connaissant son caractère, il savait que, dans les circonstances graves, on pouvait, sans l'offenser ni l'irriter, user d'une grande liberté de langage. Avec animation, avec une singulière énergie, il aborda le sujet délicat, douloureux, qui était au fond de toutes les pensées :

Sire, quoi qu'il en coûte, il faut que Votre Majesté connaisse la vérité. Nous sommes dans une situation déplorable. L'Empereur ne commande plus l'armée et n'est plus sur son trône. Ce n'est pas une position digne du souverain de la France. — Oui, dit tristement Napoléon, j'ai l'air d'avoir abdiqué... — Sire, vous avez abdiqué en fait. Si vous voulez rentrer à Paris, je ne vois qu'un moyen. Nommez, aujourd'hui même, le général Trochu gouverneur. Demain, quand les Parisiens s'éveilleront, ils apprendront en même temps que le général Trochu est gouverneur et que l'Empereur est aux Tuileries. Vous donnerez une autre satisfaction en confiant le commandement suprême au maréchal de Mac-Mahon. Car il faut qu'il soit bien entendu que vous ne commanderez plus l'armée.

L'Empereur écoutait sans répondre. Avec la familiarité véhémente qu'autorisait sa parenté, le prince Napoléon prit à son tour la parole.

En quittant Paris, vous avez abdiqué le Gouvernement. Metz, vous avez abdiqué le Commandement. A moins de passer en Belgique, il faut que vous repreniez l'un ou l'autre. Que diable, si nous devons tomber, au moins tombons comme des hommes. Voilà un général — désignant Trochu — que vous avez mal jugé. Il ne s'illusionnait pas sur nos institutions militaires dont il demandait la réforme. Cela l'a compromis. Il était opposé à cette guerre. Cela lui donne aujourd'hui une autorité et une popularité particulières. Il les met à votre disposition, comme un brave homme qu'il est. Nommez-le gouverneur de Paris. Il annoncera dans une proclamation qu'il vous précède de quelques heures et vous verrez que tout ira bien...

Toujours sans répondre, l'Empereur se leva et fit signe au maréchal de Mac-Mahon de le suivre dans une pièce attenant à son cabinet. Il n'avait pas beaucoup de goût pour Trochu, dont il avait dit un jour que c'était un esprit biscornu. Il savait qu'au plébiscite ayant suivi le Coup d'État il avait voté : Non. Il le croyait orléaniste. Il était troublé à la pensé de lui confier toutes les forces de la capitale ; car l'Empire né d'un coup d'État militaire, pouvait périr par un mouvement de même nature. Que pensez-vous de Trochu ? demanda-t-il au maréchal. — Sire, c'est un honnête homme, un homme de cœur ; vous pouvez avoir confiance en lui...

Rentrant alors dans son cabinet, Napoléon dit au général Trochu : Vous avez entendu ce qu'on vient de dire ? Acceptez-vous ?Sire, répondit le général, je suis à la disposition de Votre Majesté. J'ai eu avec le gouvernement de l'Empire des dissentiments ; mais jamais votre personne n'a été mêlée à ces dissentiments. — Oui, je sais, répondit affectueusement l'Empereur ; mais aujourd'hui, il ne peut être question de tout cela. Maintenant, qu'allons-nous faire des mobiles qui sont ici ?

Sire, dit le général Berthaut, ils n'ont aucune instruction militaire, ils ne peuvent combattre en rase campagne, mais dans des places fortes, ils feront leur devoir.

On examina s'il ne convenait pas de les envoyer dans des places du Nord. Mais cela parut ressembler à une mesure disciplinaire qui augmenterait encore leur turbulence. Eh bien, dit l'Empereur, en se conformant à l'avis des généraux Berthaut et Trochu, qu'on les ramène à Paris. Au moins, ces jeunes gens défendront leurs foyers.

Ainsi, ajouta-t-il en manière de conclusion au moment où on allait se séparer, j'ai à signer deux décrets, l'un pour le maréchal de Mac-Mahon, l'autre pour le général Trochu. Je vais en prévenir l'Impératrice et le Conseil des Ministres.

Comment, vous allez prévenir l'Impératrice ? dit le prince Napoléon en sursautant sur son siège. Mais vous n'êtes donc plus souverain ?

Sans se fâcher du ton de violence de son cousin, l'Empereur répliqua : Je suis souverain constitutionnel. Je dois observer certaines formes. Mes décrets doivent être contresignés par un Ministre.

Eh bien, Sire, rien de plus simple. Signez de suite les décrets. Le général Trochu, qui partira dans quelques heures, les fera contresigner. Nous n'avons pas un instant à perdre. Sans soulever d'autre objection, l'Empereur signa sur une feuille de papier qui traînait sur la table. C'était un chiffon, a dit plus tard le général Palikao, en parlant de ce décret. Le papier était sale, l'encre si blanche qu'elle était à peine lisible.

Le prince Napoléon savait bien que, quoi qu'il ait pu dire, l'Impératrice serait prévenue, et qu'elle userait de toute son influence pour s'opposer au retour à Paris, qu'elle empêchait depuis huit jours, parce qu'elle le jugeait déshonorant pour l'Empereur. Aussi, il fallait lutter de vitesse, brusquer les évènements, et, rentré dans sa baraque, le prince rédigea une note que l'Empereur lui avait demandée, pour bien fixer dans une sorte de programme la conduite à tenir vis-à-vis des ministres et des Chambres, dès qu'on serait à Paris.

Le programme était énergique, et ressemblait presque à un projet de Coup d'État. L'Empereur rentrerait non pas à Paris, mais à Saint-Cloud où il arriverait de nuit avec deux bataillons de troupes sûres. Le pont serait occupé, défendu par quelques pièces chargées à mitraille. Au Corps Législatif, on demanderait la dictature. Si, comme on pouvait le craindre, le Corps Législatif était peu favorable à l'Empereur, il abdiquerait en faveur de son fils, et la dictature serait exercée par un régent. Il est facile d'imaginer à qui, dans sa pensée, le prince réservait le rôle de régent.

Dans l'après-midi, le général Trochu partit pour Paris, persuadé qu'il précédait l'Empereur d'une journée. Mais dans la soirée, de graves incidents vinrent modifier les plans arrêtés au Conseil du matin. D'abord une dépêche de Bazaine annonçant que, la veille, il avait livré une grande bataille de douze heures à Rezonville : L'ennemi a été repoussé. Nous avons passé la nuit sur les positions conquises. La grande consommation qui a été faite de munitions, la seule journée de vivre qui restait aux hommes m'ont obligé de me rapprocher Metz pour réapprovisionner nos parcs et convois... Je pense me remettre en marche après demain.

Cette dépêche, un peu contradictoire, car il était difficile de concilier la conquête de positions avec le repli sur Metz, était complétée par une autre, assez inquiétante, du Gouverneur de la ville. L'Empereur répondit aussitôt par un télégramme dont les termes montrent bien qu'il n'avait qu'une demi-confiance dans l'annonce du succès : Dites-moi la vérité sur votre situation, afin de régler ma conduite ici. Répondez de suite...

Enfin, dans la soirée, des dépêches de Paris indiquèrent l'émotion du ministre de la Guerre et de l'Impératrice, à la nouvelle que l'Empereur et l'armée allaient revenir sur Paris. Du ministre : Je supplie l'Empereur de renoncer à son idée qui paraîtrait l'abandon de l'armée de Metz. De l'Impératrice : Ne pensez pas à revenir, si vous ne voulez pas déchaîner une épouvantable révolution... On dirait ici que vous quittez l'armée parce que vous fuyez le danger. Et pour terminer ce trait final, un peu méchant, visant le prince Napoléon, qu'elle considérait comme le mauvais génie de l'Empire, et auquel elle attribuait l'inspiration du retour : N'oubliez pas comme a pesé sur toute la vie du prince Napoléon son départ de l'armée de Crimée.

Une fois de plus, le malheureux souverain céda. Déjà il avait cédé à Metz, lorsqu'il avait eu l'intention d'effectuer la retraite, au moment où elle ne présentait pas encore de sérieuses difficultés. Deux ou trois fois encore, avant l'effondrement de la fin, il aura des éclairs de bon sens, la vision clairvoyante de ce qu'il faudrait faire, et il ne le fera pas, car toujours, sa volonté débile se brisera contre l'aveuglement mystique de l'Impératrice, et l'entêtement sénile du ministre Palikao.

 

Arrivé de nuit à Paris, le général Trochu s'était rendu d'abord chez le ministre de l'Intérieur, Chevreau, pour solliciter une audience immédiate de l'Impératrice. Il était une heure du matin. Le ministre, surpris, objecta qu'il était préférable d'attendre quelques heures, mais sur l'insistance du général, il le conduisit aux Tuileries.

Depuis qu'elle avait quitté Saint-Cloud, en recevant la nouvelle des batailles de Forbach et de Wœrth, l'Impératrice allait dans une exaltation qui prouvait une grande énergie, mais aussi un manque de pondération qui la prédisposait aux solutions excessives et irréfléchies. Pour obtenir quelques heures de sommeil, ou pour combattre l'épuisement nerveux, elle usait, et même abusait, alternativement du chloral et du café. N'osant guère se montrer dans Paris dont, avec l'inquiétude, l'agitation croissait dans un sens hostile au régime, le seul exercice qu'elle pût prendre se bornait à de courtes promenades dans le jardin des Tuileries, à l'heure tardive où il était fermé au public. Elle vivait donc dans une nervosité constante, qui n'était pas faite pour tempérer l'impulsivité naturelle de son caractère. Lorsqu'elle entra dans la pièce où attendait Trochu, le général remarqua l'ardeur du regard, la vibration de la parole et la vive coloration du visage. À l'entretien assistait l'amiral Jurien de la Gravière, résidant au palais comme aide de camp. L'amiral, connaissant personnellement le général Trochu et sachant qu'il allait être mal reçu, était, pour employer une expression vulgaire mais pittoresque, sur des épines. En effet, dès les premiers mots, on sut que l'entretien allait être orageux. De la pièce voisine, racontait plus tard le général Schmitz, j'entendais les éclats de voix.

Le général Trochu donna lecture d'un projet de proclamation qu'il avait rédigé en chemin de fer et commençant par cette phrase : Dans le péril où est le pays, l'Empereur, que je précède ici de quelques heures, m'a nommé Gouverneur de Paris. L'Impératrice interrompit avec vivacité : Non Général, l'Empereur ne devant pas rentrer, vous ne pouvez dire que vous le précédez. Très étonné, car il ignorait les dépêches échangées après son départ de Châlons, Trochu fit remarquer qu'il fallait bien expliquer dans quelles conditions il avait reçu sa mission. Mais l'Impératrice interrompit encore : Non, l'Empereur ne rentrera pas... Il ne faut pas qu'il rentre, et continuant avec animation : Ne savez-vous pas, Général, qu'il serait facile à une cinquantaine d'hommes armés d'entrer aux Tuileries et de venir me massacrer ? On ne m'attaque pas parce qu'on sait que moi disparue, l'Empire resterait debout. Mais l'Empereur ? Supposez-le dans ce palace qui est un piège à souverains, il n'y rentrerait pas vivant. Ceux qui lui ont conseillé de rentrer sont ses ennemis. Puis passant brusquement à un autre sujet : Général, donnez-moi un conseil. Dans l'extrême péril où nous sommes, ne vous semble-t-il pas qu'il conviendrait d'appeler en France les princes d'Orléans ? Ne comprenant pas tout d'abord que l'Impératrice faisait allusion aux sentiments orléanistes qu'on lui supposait, le général répondit naïvement qu'il ne voyait pas l'opportunité de la mesure. Mais, dit-il dans le récit qui figure dans ses souvenirs, l'amiral, qui connaissait sa souveraine, avait compris avant moi. Il voyait qu'à la réflexion je ressentirais profondément cette injure, et, pressentant une explosion, il me poussa vivement vers l'Impératrice et me jeta littéralement dans ses bras en s'écriant :Mais vous êtes faits tous deux pour vous entendre. Donnez, Madame, toute votre confiance au général, il la mérite. On a même raconté que l'amiral aurait dit : Madame, embrassez-le, c'est un brave homme...

Cette réception n'était pas encourageante ; celle qui attendait le général Trochu chez Palikao, ministre de la Guerre ne le fut pas davantage. Je ne vois pas l'opportunité de votre mission ; elle complique singulièrement la mienne, disait le ministre avec humeur ; si je ne craignais de provoquer une révolution, je donnerais ma démission. Pourquoi ramener les mobiles de Châlons, que je destinais au 12e Corps et qui apporteront à Paris un élément de désordre ? Le général Trochu, répondant avec beaucoup de déférence que sa nomination comme gouverneur ne diminuerait en rien les pouvoirs du ministre, dont il entendait rester le subordonné, que les modes étaient ramenés en vue de la défense de Paris, comme le serait bientôt l'armée de Châlons, Palikao, gourmé et hautain, déclara qu'il s'opposait absolument au retour de l'armée, qu'elle se dirigerait sur Metz pour rejoindre Bazaine. Enfin, d'assez mauvaise grâce, il consentit à contresigner le décret nommant Trochu gouverneur ; mais quant à l'Empereur, à Mac-Mahon, et à l'armée de Châlons, sa résolution était inébranlable. Ils marcheraient au secours de Bazaine.

Le général Palikao avait de grandes qualités d'administrateur, et pendant les vingt-quatre jours de son ministère, il obtint des résultats remarquables dans la réorganisation des forces militaires. Mais dans l'utilisation de ces forces, il se laissa dominer, hypnotiser par la plus imprudente des conceptions et le plus faux des calculs. Son âge — 74 ans —, sa confiance en lui-même, son caractère autoritaire, car, écrivait-il un jour, je n'ai pas l'habitude de discuter avec mes sous-ordres, le rendaient inaccessible à toute observation et sourd à tous les conseils. Dans son cabinet, devant ses cartes, un compas à la main, il s'était persuadé que l'armée de Châlons, en faisant un léger détour vers le Nord, éviterait les armées allemandes, en marche vers Paris, et qu'après leur jonction, les deux maréchaux prendraient ces armées à revers, couperaient leurs communications, leur infligeraient un désastre.

Dans son illusion, il était soutenu par l'Impératrice, qui voulait à tout prix empêcher le retour de l'Empereur, par l'opinion publique qui eût considéré comme une honte d'abandonner le glorieux Bazaine, par la majorité de la Chambre laquelle il avait communiqué son optimisme par l'aplomb un peu vantard de quelques phrases énigmatiques : Vous comprenez ma réserve... je ne puis tout dire... Nous n'avons ce moment aucun sujet d'inquiétude, au contraire... et fin, par l'habileté avec laquelle il esquivait les questions embarrassantes : Monsieur le député, répondait-il du haut de la tribune à un interpellateur, si un officier donnait les renseignements que vous me demandez, je le ferais pas en Conseil de Guerre. Et la Chambre applaudissait ; car, dans cette phrase à effet, on retrouvait ce dont on avait besoin en ce moment, l'accent du chef, l'autorité du commandement.

Malheureusement, dans ses calculs, Palikao négligeait l'examen de la question primordiale : l'armée de Châlons était-elle physiquement et moralement capable de l'effort qu'il allait lui imposer ? Si absorbante que fût sa tâche de ministre, à laquelle il appliquait une extraordinaire activité, il est incompréhensible que, mis en garde par les renseignements pessimistes que lui avaient apportés les généraux Trochu et Schmitz, il n'ait pas consacré, ne fût-ce que quelques heures, à visiter personnellement le camp, à voir ce qui s'y passait, à se faire une opinion sur ce que, de cette armée en formation on pouvait attendre, espérer ou redouter.

Si le ministre avait fait lui-même cette visite, voici ce qu'il aurait vu. Sept ou huit mille isolés, appartenant au 1er Corps en retraite depuis Wœrth, erraient à travers le camp, affamés, boueux, le visage sali par une barbe de huit jours. Incessamment, les trains en amenaient d'autres, toutes armes confondues, fantassins sans fusils, artilleurs sans canons, cuirassiers sans cuirasses, ayant fait une partie de la route à pied, appuyés sur leur sabre comme sur une canne.

Je n'avais jamais vu de troupes dans un état aussi déplorable, a dit un général ; elles présentaient l'aspect d'hommes qui auraient combattu pendant six mois ; la plupart n'avaient ni sacs ni fusils ; tous les officiers avaient perdu leurs bagages. Enfin, le général Trochu décrit les scènes de désordre qu'il avait eues sous les yeux en gare de Châlons : Sous une chaleur accablante allait partir pour le camp un régiment de zouaves appartenant à l'armée défaite à Reichshoffen. Les hommes de ce régiment, déjà logés dans les wagons, faisaient retentir la gare de clameurs, de chansons sans nom, et une douzaine d'entre eux, entièrement nus, quelques-uns ayant des bouteilles aux mains, exécutaient sur l'impériale des voitures, sautant de l'une à l'autre, des danses d'un cynisme révoltant...

Ainsi, dans la pensée du ministre, cette armée devait parvenir jusqu'à Metz, dont elle était séparée par deux armées demandes d'un effectif double, pourvues d'une artillerie bien plus puissante que l'artillerie française, éclairées par une cavalerie nombreuse dont les reconnaissances hardies la précédaient de trente ou quarante kilomètres.

La confiance obstinée de Palikao dans la réussite de son plan était loin d'être partagée par l'Empereur et Mac-Mahon. Mais l'avis de l'Empereur ne comptait plus. Quant à Mac-Mahon, il errait d'hésitations en hésitations, et de perplexités en perplexités. Physiquement, c'était toujours le magnifique soldat de Sébastopol et de Magenta, debout dès l'aube, passant douze à quinze heures à cheval sans fatigue, dormant et mangeant à peine. Moralement, le maréchal avait été profondément atteint par sa défaite de Wœrth. Pendant toute sa carrière, ses qualités dominantes avaient été la bravoure et l'audace. La bravoure, il l'avait toujours, et elle l'entraînait parfois à s'exposer plus que ne devait le faire un général en chef. L'audace, il ne l'avait plus. La guerre telle que la faisait ennemi, cette guerre minutieusement préparée pendant des années, par l'étude, la méditation du cabinet, l'accumulation du nombre et du matériel, l'espionnage, n'était plus celle de jeunesse. Il comprenait qu'il allait se heurter à une organisation supérieure, et il en était troublé. Aux yeux du maréchal, le devoir apparaissait tour à tour sous des formes changeantes et contradictoires. Parfois, la pensée que Bazaine attendait, que, peut-être, il était déjà en mouvement pour venir au-devant de lui, le décidait à marcher en avant, quels que puissent être les risques de l'aventure. En d'autres moments, il songeait qu'il tenait en mains la dernière armée de la France, et qu'il n'avait pas le droit de la compromettre dans une manœuvre dont il comprenait le péril. Tel est le drame qui, pendant quinze jours, va torturer cette âme héroïque. Il explique bien des hésitations et doit faire oublier bien des erreurs.

En attendant, Mac-Mahon avait hâte de quitter la position dangereuse de Châlons, où ces bougres-là, comme il disait en son langage militaire, pouvaient, en deux ou trois jours de marche, apporter le désordre et la panique. Après étude de la carte, il s'était résolu à occuper les environs accidentés de Reims, où l'armée trouverait des positions défensives, et d'où, suivant les nouvelles, il se dirigerait vers Metz ou se rapprocherait de Paris.

 

 

 



[1] Souvenirs de Madame Carrette, lectrice de l'Impératrice.

[2] Général LEBRUN, Souvenirs Militaires.

[3] Quelques jours auparavant le Général Trochu avait écrit au Général Waubert de Genlis pour lui indiquer comment et par quelles routes il concevait la retraite. L'Empereur avait chargé Waubert de Genlis de remercier le Général Trochu de ses indications et c'est à cette réponse qu'il faisait allusion.