MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

X. — LE FAMILIER DE NÉRON.

 

 

Servilius Tuscus n'assistait pas aux cruelles fêtes que nous venons de raconter. Le jeune patricien n'avait plus le cœur à ces barbares et sanglants spectacles qui naguère encore faisaient ses délices. Son âme était préoccupée de pensées bien différentes ; une transformation radicale s'y accomplissait. Dans la nuit qui suivit l'ordre d'arrestation décerné contre Marcus Plautius et Pomponia Græcina, Servilius, qui avait retiré dans sa demeure de Rome la mère et le fils, les envoya, sous l'escorte sûre d'un affranchi fidèle, hors de la ville. Il possédait, à une faible distance de Rome, dans une situation charmante, une délicieuse villa enchâssée au milieu de frais ombrages. Ce fut là que les proscrits trouvèrent un refuge, et que le généreux patricien les mit à l'abri des persécutions de César. La solitude du lieu convenait à ces âmes vertueuses et amies de la retraite. Elles pouvaient y attendre en toute sécurité que l'orage terrible qui sévissait sur les fidèles fût calmé.

Nous n'essaierons pas de décrire la fureur de Tigellinus et d'Hermès en apprenant que Marcus et sa mère s'étaient soustraits à leurs mauvais desseins. Le préfet du prétoire ordonna de nombreuses recherches dans Rome et jusque dans les environs de la ville ; mais ce fut en vain : on ne découvrit aucune trace des fugitifs, rien qui indiquât la direction qu'ils avaient prise. Veturius, qui avait parfaitement rempli son odieux office de délateur et de satellite, reçut la somme promise. Il ne regretta qu'une chose : de n'avoir point compris dans ses dénonciations sa femme, Coralia, devenue fervente chrétienne. Il ne souffrait qu'avec impatience les observations qu'elle lui adressait, et il jura qu'à la première occasion il la livrerait lui-même aux bourreaux. Plus que jamais il hanta les tavernes mal famées voisines du pont Sublicius, et il y engloutit en peu de temps les sommes qu'il avait si misérablement gagnées.

Servilius Tuscus, pour écarter les soupçons et assurer davantage, s'il était possible, la sécurité de ses nobles hôtes, reparut à la cour de Néron après les sanglantes tragédies du cirque et des jardins de César. Mais ce n'était pas le même homme ; ses amis ne reconnaissaient plus en lui ce joyeux épicurien qui menait la vie si légèrement, et qui marchait en chantant, la tête couronnée de roses toujours fraîches, dans le chemin du plaisir. Le récit des horreurs commises contre les chrétiens, qu'il savait innocents, les débauches des courtisans, les orgies impériales lui inspiraient un dégoût qu'il ne parvenait pas toujours à dissimuler autant qu'il eût été prudent de le faire. Plus d'une fois il manifesta tout haut ses sentiments. Il restait rarement jusqu'au bout à ces soupers que nous avons décrits, et dont l'histoire a enregistré les hontes, les infamies, en les flétrissant de son inexorable burin ; il savait trouver des prétextes pour s'absenter. Ces étranges allures, la gravité de son maintien, la réserve de ses paroles, en révélant ses sentiments nouveaux, excitèrent la défiance. Hermès le faisait épier sans cesse ; quand il crut être sur la voie de la vérité, il communiqua à Tigellinus ses soupçons sur les relations du jeune patricien avec les chrétiens. L'affranchi savait parfaitement qu'un bon nombre de fidèles avaient échappé à la persécution. Un coup terrible sans doute avait été porté à l'Église du Christ ; mais ses premiers chefs survivaient. Leur parole puissante ne tarderait pas à réparer les désastres causés par les assauts de l'enfer. Tigellinus, convaincu que Servilius désapprouvait les rigueurs exercées contre les chrétiens, résolut d'aborder la question avec le jeune patricien. Un jour donc, il se présenta chez lui à l'improviste. L'esclave introducteur à qui il s'adressa parut embarrassé. Le préfet du prétoire demanda à voir Servilius.

Il est absent, répondit l'esclave.

Où est-il ?

L'esclave hésita ; et comme Tigellinus le pressait, s'irritait, il dit enfin :

Mon maître est à sa villa.

Tigellinus, sans autre observation, s'y rendit en toute hâte. Il faillit, en arrivant, surprendre Servilius avec les nobles hôtes à qui il avait offert un refuge contre la haine de Néron. Heureusement un affranchi chrétien eut le temps de prévenir son maître. Marcus et sa mère se retirèrent aussitôt dans les appartements qu'ils occupent.

Tigellinus entra. Son regard curieux, pénétrant, parcourut les jardins, les ailées ombreuses, les alentours de la villa. Il avait remarqué dès l'abord un certain mystère, il avait saisi des chuchotements, des mots prononcés à demi-voix. Tout cela le surprenait, lui donnait à réfléchir. Toutefois il ne put se rendre compte de ce qui se passait dans l'habitation. Servilius, averti que le préfet du prétoire venait le visiter, accourut après s'être assuré que Marcus Plautius et Pomponia Græcina étaient en sûreté. Il accueillit Tigellinus avec une exquise politesse ; et celui-ci lui dit, après l'échange des compliments d'usage :

Maintenant, cher Servilius, il faut courir hors de Rome pour avoir le plaisir de vous rencontrer. Encore n'est-ce point sans peine que l'ou peut pénétrer jusqu'à vous.

Je suis fâché, Tigellinus, que vous vous soyez donné la peine de venir, quoique votre visite m'honore singulièrement. Si j'avais su que vous désiriez me voir, j'aurais tout quitté pour vous épargner un dérangement.

Vous êtes le plus aimable des hommes, Servilius, reprit le préfet. Il m'est agréable de venir vous voir, même ici, croyez-le.

Il ne m'est pas moins agréable de vous recevoir dans ma modeste villa.

Comment donc ? Rien n'est plus gracieux que cette habitation. Quelle fraîcheur ! quels délicieux ombrages ! Je comprends, Servilius, que vous abandonniez la ville pour cette oasis.

Vous appréciez mon habitation avec infiniment trop d'indulgence.

Non, en vérité ; mais je suis venu chez vous, Servilius, à cause de la grande amitié que je vous porte, pour vous instruire de certains bruits qu'on se plaît à semer sur votre compte.

On m'aura sans doute calomnié, répondit Servilius en rougissant légèrement ; c'est un honneur dont jouissent, au temps où nous vivons, nombre de personnages qui valent mieux que moi.

J'espère avec vous, reprit Tigellinus, que ces rumeurs n'ont aucun fondement. Cependant je dois vous avouer que si vous étiez dénoncé à César, vous seriez peut-être en danger de perdre sa faveur.

Je tiens assurément à l'amitié de César ; mais je ne pas m'alarmer de ce que vous me dites, car je ne crois pas avoir démérité auprès du prince.

Non, si vous n'avez aucune relation avec ses ennemis, répondit Tigellinus en dardant sur le jeune patricien en regard venimeux.

Est-ce donc qu'on m'accuserait d'ourdir des complots contre les jours de Néron ?

Non, pas précisément ; mais on prétend que vous avez des intelligences avec des hommes qui sont l'objet de la haine publique.

De qui voulez-vous parler, Tigellinus ? Expliquez-vous clairement.

Vous devez me comprendre : il s'agit des chrétiens, ou plutôt des incendiaires qui ont fait de Rome un monceau de ruines.

Les chrétiens, répliqua Servilius avec dignité, sont innocents du crime qu'on leur impute méchamment. Leur vie tout entière, leurs mœurs, leurs doctrines protestent contre la pensée même d'un pareil forfait. Ceux qui les connaissent leur rendront invariablement ce témoignage, s'ils sont de bonne foi. Tigellinus, s'il y a eu des incendiaires, c'est ailleurs que parmi les chrétiens qu'il faut les chercher.

Alors, lui dit le préfet avec hauteur, vous incriminez la sentence de César qui les a condamnés ?

Je ne me prononce pas sur les actes du prince. Il ne m'appartient ni de les approuver ni de les censurer ; je vous dis seulement quelle est mon opinion sur les chrétiens.

Je ne le vois que trop, Servilius, vous avez été séduit par les sectateurs du Christ, ou vous êtes sur le point de l'être.

Eh quoi ! s'écria le jeune patricien, ne peut-on défendre des hommes inoffensifs sans être aussitôt accusé de partager leurs croyances ? Non, Tigellinus, je ne suis pas chrétien, je puis l'affirmer hardiment.

A la bonne heure ; nous pouvons être amis encore, repartit le préfet.

Mais, ajouta Servilius, sachez-le bien, si j'étais convaincu de la vérité de la doctrine que prêchent les chrétiens, je n'hésiterais pas un instant à la professer, dût-il m'en coûter la fortune et même la vie.

Tigellinus fronça le sourcil à cette énergique protestation, qu'il ne jugea pas à propos de relever. Sachant à peu près tout ce qu'il lui importait de connaître, il prit congé de Servius, en lui recommandant la prudence. Le jeune patricien comprit que désormais il avait un ennemi mortel dans le préfet du prétoire, qui saisirait la première occasion pour le perdre ; Servilius avait dit vrai ceps niant, il n'était pas chrétien. Il avait de fréquents entretiens avec Mucus Plautius, dont il goûtait les paroles et les enseignements. De jour en jour il inclinait davantage vers le christianisme, et le moment paraissait proche où il inscrirait son nom sur la liste des enfants du Christ. Il avait généreusement renoncé à la plupart de ses funestes amis, à ses habitudes fastueuses, à sa vie débauchée ; il s'efforçait d'améliorer ses mœurs, de pratiquer les vertus sublimes qu'il voyait fleurir dans les âmes chrétiennes. Servilius, même avant d'être entré dans le divin bercail, en avait adopté les saintes habitudes. D'ailleurs des prières ardentes et continuelles s'élevaient Four lui au pied du hem de grâce et de miséricorde ; il avait recueilli à son foyer hospitalier les chefs errants et dispersés de l'Église, et ceux-ci lui rendaient en vœux, en supplications puissantes sur le cœur de Dieu, ce qu'il faisait pour eux. Marcus offrait dans sa maison les divins mystères ; les assemblées chrétiennes s'y tenaient sous la présidence de Linus, à qui Pierre avait confié pendant son absence le soin de l'Église romaine. Linus, âgé déjà, mais d'une vigueur peu commune, qui lui promettait encore de longues années, était né à Volaterra, en Étrurie, d'une ancienne famille, et avait embrassé la foi dès les premières années du séjour de Simon Pierre à Rome. Revêtu du caractère épiscopal, il était vénéré de tous par ses vertus, son courage, sa sagesse. Le pontife suprême éprouvait pour lui une tendresse singulière et presque fraternelle ; il se reposait souvent sur lui des soins les plus difficiles du ministère apostolique. Linus partageait avec un autre personnage de sainte renommée et de haute intelligence la confiance du sicaire de Jésus-Christ ; Cletus, né dans la région du mont Esquilin[1], était plus jeune que Linus ; lui aussi était chrétien depuis longtemps, et l'un des évêques qui aidaient le pontife dans le gouvernement de l'Église : il avait trouvé un asile chez Servilius. Ces deux ministres du Christ devaient un jour successivement recueillir l'héritage de Simon Pierre : ils étaient destinés à ceindre la tiare du souverain pontificat. Dans une pareille société, Servilius détesta de plus en plus la vie qu'il avait menée jus lue-là ; il n'envisageait qu'avec douleur la perspective de reparaître à la cour de Néron, ou aux fêtes qu'on y célébrait ; il ne pouvait plus y porter qu'un cœur désenchanté, rempli d'autres aspirations que celles des joies mondaines. Cependant il n'osait pas affronter une rupture ; il savait que ce serait la mort, et il ne se sentait pas encore assez de fermeté pour s'y exposer ; il se reprochait amèrement de n'être pas encore, sur ce point, à la hauteur de la vie stoïque des Musonius Rufus et des Rubellius Plautius, qui avaient généreusement souffert l'exil ou la mort plutôt que de forfaire à leurs principes. L'impossibilité où Servilius se croyait de renoncer à la faveur du prince, à l'amitié de ses familiers, aux invitations du palais impérial, fut bientôt l'unique cause qui le retint dans le paganisme ; mais elle agissait fortement en son âme, et les chrétiens ses amis, Marcus en particulier, Linus, Cletus, s'affligeaient des hésitations et de la faiblesse du jeune patricien, à qui ils étaient liés par une affection sincère.

Quelques semaines après l'entretien de Tigellinus, un affranchi de Néron, envoyé par son maitre, vint inviter Servilius à l'inauguration de la Maison d'Or. Celui-ci, sachant de quel genre seraient les fêtes auxquelles on le conviait, éprouva un cruel embarras. Placé entre sa conscience et les ménagements qu'il se jugeait obligé de garder, il ne pouvait se décider à rien. Dans cette perplexité, il alla trouver Marcus.

Ami, lui dit-il avec tristesse, vous me voyez bien en peine : César s'installe solennellement demain dans son nouveau palais ; cm splendide banquet y sera préparé, auquel il m'invite par un de ses affranchis, qui attend ma réponse.

Que pensez-vous faire ? interrogea le jeune prêtre avec anxiété.

Je ne vois pas, reprit Servilius, qu'il me reste d'autre parti que l'obéissance : il y va de ma vie. Il y va de bien plus, il y va de la vôtre à vous tous ; mes amis, et, si j'ose le dire, mes frères. Si je refuse, Néron se croira méprisé ; je confirmerai les soupçons qui se produisent déjà contre moi. Le prince saura bien trouver un délateur qui m'accuse de conspiration, et alors que deviendrez-vous ?

Ne craignez rien pour nous, cher Servilius, répliqua Marcus avec une douce gravité ; nous sommes entre les mains de Dieu, qui disposera de nous selon sa volonté sainte. Soyez sûr qu'il ne tombera pas un cheveu de notre tête sans sa permission. D'ailleurs quelle destinée plus glorieuse que d'obtenir la couronne des martyrs, celle qui maintenant ceint le front de Pudens, de Philoxène, et de tant d'autres frères chéris, tombés héroïquement dans les supplices !

Servilius regardait, étonné, ému, le jeune prêtre qui parlait avec un inexprimable enthousiasme. Marcus continua :

Ami, songez à votre âme, aux dangers que vous lui ferez courir en vous rendant à la cour de César.

Hélas ! répondit en gémissant le jeune patricien, je ne me sens pas la force de refuser, ni de courir les terribles chances de la disgrâce impériale. Priez pour moi, recommandez-moi au souvenir des fidèles, à celui de Linus surtout.

Marcus garda le silence, tout en fixant sur le jeune patricien un regard chargé de douleur et de compassion. Servilius semblait attendre une réponse ; une lutte violente était engagée dans son âme. Peut-être allait-il se rendre aux exhortations du prêtre, quand un esclave l'avertit que l'affranchi de César demandait à repartir ; il s'arracha, pour ainsi dire, des mains de Marcus, et promit de se rendre à l'invitation du prince. En effet, le lendemain soir il se présentait au palais, où Néron l'accueillit avec une joie feinte.

Quoi ! Servilius, lui dit-il, tu voulais donc nous quitter ? Nous ne nous y serions pas résignés ; nous prétendons que tu sois des nôtres malgré toi. Nos plaisirs eussent été incomplets aujourd'hui, si tu nous mais manqué.

Servilius, quoique sachant la perfidie de César, ses caprices cruels, le peu de cas qu'il faisait de ses meilleurs amis, ne put s'empêcher d'être touché de cette apparente bienveillance. Il remercia le prince, l'assurant que ses sentiments et son dévouement n'avaient subi aucune altération. Tigellinus, qui l'observait du coin de l'œil, échangeait, en souriant malignement, quelques observations avec Hermès et plusieurs autres familiers. Le festin eut lieu dans l'immense triclinium de la Maison d'Or. Il faudrait de longues descriptions, qui n'entrent pas dans le cadre de ce récit, pour donner une idée de la salle et du banquet. Jamais pareil luxe n'avait encore été déployé â Rome, où cependant l'occupation des riches Romains dégénérés était le culte de la table. Le repas se passa, comme d'habitude, dans la même licence, la même intempérance. Servilius voulut s'étourdir et bannir les graves pensées qui l'obsédaient ; il y réussit un instant : la fumée des mets, des vins, le pétillement désordonné de la conversation, lui montèrent au cerveau, et y produisirent une ivresse passagère. Néron et Tigellinus ne le quittaient pas des yeux. En le voyant s'abandonner enfin à la folle gaieté qui animait les convives ; ils espérèrent qu'il reprendrait ses anciennes habitudes.

Une heure avant que le banquet impérial commençât, Hermès avait eu un sérieux entretien avec Veturius, dans la maison même du préfet du prétoire.

Tu as bien joué ton tôle jusqu'ici, Veturius, lui dit-il, et j'ose croire que tu n'as pas lieu de t'en repentir.

Non certes, répondit le parasite. Je n'ai qu'à me louer de vos bontés pour moi, et de celles de notre commun patron, Tigellinus.

— J'ai encore un service à réclamer de toi, Veturius, reprit l'affranchi.

Vous savez, Hermès, répliqua le client, que je suis toujours à votre disposition. Aussi bien, je me plais partout et à toutes les œuvres, excepté dans ma famille.

N'es-tu pas heureux avec Coralia ?

Je ne l'ai jamais été, à vrai dire. Mais depuis qu'elle est chrétienne et qu'elle a endoctriné mes enfants, la vie en commun n'est plus tenable. Imaginez-vous que Coralia a l'absurdité de trouver répréhensible que je fasse l'office de délateur ; elle n'approuve pas que je vende les gens qui m'ont fait du bien ou reçu dans leur intimité, même quand cela me rapporte beaucoup d'argent.

Je te plains, Veturius, répondit Hermès avec un sourire ironique. Je comprends que tu es une victime de la vie conjugale. Ne connais-tu pas de remède à une semblable situation ?

Le remède, je l'avais entre les mains, il y a quelques mois, lors de la proscription des chrétiens ; je l'ai sottement laissé échapper.

C'est vrai, tu as raison ; c'est là une excellente idée, Veturius ; il faudra la mettre à exécution à la première occasion, qui, je le prévois, ne tardera guère.

Est-ce qu'il se prépare de nouveaux incendies ? interrogea le client avec une féroce naïveté.

Non, que je sache : c'est assez d'une fois, par Hercule ! Mais laissons cela. Il s'agit seulement pour l'heure d'une petite course à faire.

Cette nuit ?

Précisément. Avec des gens intelligents comme toi, il suffit de parler à demi-mot.

Le client se gonfla d'orgueil à ce compliment équivoque, dont l'intention était certainement railleuse.

Que faudra-t-il faire ? demanda-t-il d'un ton résolu.

Tu connais Servilius Tuscus ?

Si je le connais ! par Jupiter, vous le savez bien. Ne vous souvient-il plus qu'un soir notre patron, Tigellinus, m'avait convié à un souper avec ce jeune patricien ?

Eh bien ! mon cher, Servilius ne soupe pas avec toi ce soir.

A qui l'apprenez-vous ? répliqua Veturius en soupirant, comme un homme dont l'appétit est vivement aiguisé.

Mais, en revanche, poursuivit l'affranchi, qui semblait se plaire à dérouter son patient interlocuteur, il soupe avec César et Tigellinus.

Je le savais.

Comment ? et tu ne le disais pas ?

En venant vous trouver, comme j'avais du temps, je rôdai quelques minutes devant la Maison d'Or : je vis entrer la litière de Servilius.

Bien. Alors tu vas retourner du côté du palais ; tu attendras que Servilius en sorte.

Je comprends.

Que comprends-tu ? je ne t'ai encore rien dit.

Mais, que je dois monter la garde devant le palais.

C'est cela. Tu auras soin qu'au départ, ni Servilius ni ses esclaves ne t'aperçoivent. Tu suivras la litière de loin, jusqu'à la villa du jeune patricien, où il retournera sans nul doute.

Le trajet est fort long : l'ignorez-vous ?

Tu seras payé en conséquence. Quand tu seras arrivé à la villa de Servilius, tu t'effaceras encore ; puis, le maître et les esclaves entrés, tu t'approcheras de la porte et tu la pousseras.

Elle sera fermée, si c'est durant la nuit.

Non, l'esclave qui la garde est prévenu, il est acheté, il t'attendra.

Quand j'aurai pénétré dans la villa, quel rôle y jouerai-je ?

Tu demanderas à l'esclave de la porte de te mettre à même de voir les étrangers qui, j'en suis sûr, habitent la maison de Servilius. Nous n'avons pu avoir à leur sujet de renseignements exacts ; et pourtant il importe que nous les connaissions. Nous pensons que ce sont des chrétiens ; il s'agit de vérifier nos soupçons.

Êtes-vous certain que moi-même je pourrai les connaître ?

Tes relations avec les chrétiens t'ont permis de voir la plupart de leurs chefs. Si ce sont ceux que nous croyons, tu les connais. Va donc ; et, aussitôt que tu auras rempli ta mission, tu reviendras me trouver.

Comme Veturius demeurait immobile, Hermès devina que le parasite était de nouveau dans la gène ; il lui jeta quelques centaines de quadrans, en lui promettant davantage, et il le congédia pour se rendre lui-même au souper de Néron.

La nuit était plus d'à moitié écoulée quand Servilius sortit de la Maison d'Or et reprit le chemin de sa villa. Sa litière se dirigeait lentement à travers les rues de Rome ; il faisait sombre. Plusieurs fois les esclaves du patricien, croyant entendre quelque bruit, se retournèrent sans apercevoir personne. Veturius pénétra dans la villa, comme le lui avait dit Hermès. L'esclave de la porte le cacha dans sa cellule. Le jour venu, il le confia à un de ses compagnons, acheté comme lui avec l'or d'Hermès. Il n'y avait pas quatre heures que l'espion, le faux frère était dans la maison de Servilius, qu'il avait découvert le mystère et savait ce que désirait apprendre celui qui l'avait envoyé. Il s'esquiva adroitement de la villa, et retourna à Rome en toute hâte. Lorsqu'il se présenta chez Tigellinus, l'affranchi était absent ; on le pria, de la part d'Hermès, de revenir le soir à la tombée de la nuit. Il n'y manqua pas.

Eh bien ? interrogea Hermès, sur le visage de qui l'on eût pu voir se dessiner les passions farouches qui dévoraient son âme.

J'ai exécuté vos ordres ; je me flatte de m'en être acquité avec honneur.

Nous allons le savoir. Qu'as-tu vu dans la villa de Servilius ?

Servilius Tuscus cache des chrétiens dans sa maison de campagne.

Quels sont-ils ?

Marcus Plautius et Pomponia Græcina.

Je m'en doutais. Agis ce n'est pas tout ; il y en a d'autres.

Non, je vous l'affirme. Plusieurs prêtres, à la vérité, m'a-ton dit, y ont été recueillis jusqu'à ces derniers jours ; ils sont partis.

Il y en a d'autres, te dis-je, répéta Hermès ; il est vrai que tu ne peux le savoir, puisqu'ils ne sont arrivés que depuis ton départ.

Veturius demeura stupéfait. Comment savez-vous cela ? dit-il.

Ah ! répliqua l'affranchi en riant, j'ai d'habiles émissaires qui me servent admirablement. Pierre et Paul, les chefs des chrétiens, sont de retour. En ce moment même ils habitent la villa de Servilius.

Êtes-vous sûr de cela ? demanda encore le parasite.

Parfaitement sûr.

En effet, les deux apôtres, avertis de la terrible persécution commencée par Néron, accouraient pour rassurer les fidèles, et réparer les ruines déjà faites à l'Église. En vain les avait-on suppliés de ne point reparaître sitôt à Rome, de conserver leur vie si précieuse aux chrétiens.

Notre sang, avaient-ils répondu, cimentera l'édifice du Seigneur, si le tyran ordonne notre mort. C'est à nous de donner l'exemple, comme le divin Pasteur. Quand le troupeau est frappé, il convient que ses chefs soient à leur poste.

En arrivant, les deux apôtres, ayant appris toute l'étendue des désastres de l'Église, donnèrent des larmes à la mort de leurs amis, à celle de Pudens en particulier, qui avait accueilli le premier dans Rome le vicaire de Jésus-Christ. Mais en même temps ils se réjouirent de ce que Jésus les avait jugés dignes de souffrir pour son nom. Servilius n'était point à sa villa quand les apôtres s'y présentèrent. Il l'avait quittée, même avant Veturius, pour retourner à la ville. Le souper de Néron, la conversation de ses anciens amis, avaient remué les mauvaises passions de son cœur et laissé en lui de funestes impressions. Désespérant de rompre ses chaînes, il s'était comme enfui de sa villa et retiré dans sa maison de Rome, décidé à voir les chrétiens le moins possible. A peine avait-il mis le pied dans sa demeure patricienne, qu'un esclave vint lui annoncer que des étrangers demandaient l'hospitalité à sa villa.

Quels sont ces hommes ? interrogea-t-il.

Ce sont deux vieillards vénérables. L'un vous est inconnu ; c'est le chef suprême des chrétiens ; vous avez vu l'autre deux fois devant le tribunal de César.

Servilius, à ces paroles, reconnut Pierre et Paul. Malgré ses résolutions, il ne crut pas pouvoir se dispenser d'aller les recevoir. Il partit donc sur-le-champ, agité de sentiments divers, le cœur ému au souvenir des traits de Paul et de l'impression que sa vue lui avait faite au palais de Néron. Il sentait instinctivement que le grand apôtre achèverait la victoire commencée en lui, briserait toutes ses hésitations, et le courberait à genoux devant le Christ. Il cheminait comme un condamné qui dit adieu à la vie présente ; il jetait, le jeune patricien, un triste et dernier regard à ses joies frivoles, au luxe de sa demeure, aux biens qu'il possédait en ce monde ; il pensait à la faveur de César qu'il lui faudrait sacrifier, à la mort qui l'attendait s'il professait le christianisme. A mesure qu'il approchait de sa villa, son cœur se serrait davantage. Enfin il franchit le seuil de sa fraîche et délicieuse habitation ; et ce fut avec un frémissement indéfinissable qu'il aperçut, sous les ombrages du jardin, deux vieillards augustes, dont l'un seulement lui était connu. Servilius s'inclina profondément devant les apôtres, qui l'accueillirent avec une douce bienveillance et une grâce toute divine, le remerciant de leur avoir ouvert, à eux proscrits, les portes de sa demeure. Bientôt le jeune patricien sentit, au contact de ces grandes âmes, sa tristesse disparaître. Dans la journée, s'étant trouvé seul avec l'Apôtre des nations, il ne put résister aux sentiments qui l'oppressaient ; il se jeta à ses genoux, lui ouvrit son cœur, lui fit l'histoire de ses luttes, et il lui dit en terminant : Ministre du Christ, prononcez sur ma destinée, je la remets entre vos mains.

En parlant ainsi, des larmes abondantes jaillirent des yeux du jeune patricien. Paul pleura avec lui, le serra dans ses bras, et lui répondit : Vous aussi, mon fils, vous êtes vaincu par la main toute-puissante du Christ, comme je le fus jadis sur le chemin de Damas. Le trait merveilleux de la grâce a touché votre cœur : que Dieu soit béni ! Préparez-vous à recevoir le baptême.

Eh quoi ! s'écria Servilius, suis-je digne d'une pareille faveur, moi qui, il y a si peu d'instants, hésitais entre le Christ et le monde ?

Le Seigneur vous appelle, Servilius ; soumettez-vous humblement.

Le jeune homme, hors de lui, le cœur inondé d'une joie qu'il n'avait jamais connue, l'âme élevée au-dessus des intérêts de la terre, ne put répondre, tant son émotion était grande. Ses larmes coulaient toujours, mêlées à celles de l'Apôtre, dont il couvrait les mains sacrées de baisers ardents. Enfin il se remit, et déclara à Paul qu'il était prêt à faire ce qu'il lui plairait. Trois jours plus tard, le sénateur Servilius Tuscus, dans la salle même qu'il avait accordée aux chrétiens pour les cérémonies de leur culte, recevait des mains de Paul le sacrement qui régénère les âmes et leur ouvre les portes de l'Église, puis immédiatement l'imposition des mains, qui fit descendre en lui l'Esprit de force et de lumière. Marcus Plautius et toute la communauté chrétienne se réjouirent de ce grand événement, de cette conquête qui prenait une âme pour le Christ jusque dans la cour infâme de Néron et parmi ses familiers.

Malgré les craintes des fidèles, les apôtres voulurent rentrer dans Rome. Ils tenaient à être au centre du troupeau, pour fortifier les faibles, activer la propagande de la foi et prêcher eux-mêmes, avec une nouvelle ardeur, l'Évangile de Jésus-Christ. Ils quittèrent donc la villa de Servilius au bout de peu de jours : Paul retourna dans la maison qu'il avait louée lors de son premier séjour à Rome, et Simon Pierre, pour satisfaire aux désirs, aux instances de Servilius, descendit chez lui.

Cependant Hermès avait fait part à Tigellinus de ce qui se passait chez Servilius. Un peu plus tôt, répondit le préfet du prétoire, c'eût été l'arrêt de mort de Servilius. Mais Néron a démoralisé le supplice ; il a torturé, tué les chrétiens avec un acharnement si sauvage, qu'il serait dangereux en ce moment de poursuivre l'œuvre commencée. Il faut attendre.

Servilius lui-même va se faire chrétien, objecta l'affranchi.

Je ne le pense pas, répondit Tigellinus ; je l'ai sondé, je l'ai vu, comme toi, au festin de la Maison d'Or ; je crois que s'il était séparé des chrétiens qu'il fréquente, l'influence qu'ils ont exercée sur son esprit s'effacerait.

Peut-être. Mais comment obtenir qu'il se sépare de ceux qu'il a recueillis ?

Il est un moyen bien simple. J'obtiendrai de César une amnistie pour Marcus Plautius, Pomponia Græcina et les autres chrétiens ; ils rentreront dans leurs demeures, et tout sera dit.

Hermès comprit l'habileté de ce plan et l'approuva pleinement. Tigellinus le mit effectivement à exécution, et put faire signifier à Marcus et à sa mère qu'ils n'avaient plus rien à craindre et pouvaient rentrer dans Rome, Néron consentant à oublier le passé. Ils quittèrent donc la villa de Servilius peu de temps après les apôtres ; mais ils avaient assisté auparavant au baptême du jeune patricien. Les plans de Tigellinus et de son affranchi étaient déjoués. Servilius avait brisé ses chaînes, renoncé à toutes les espérances du siècle pour embrasser la loi de Jésus-Christ. Désormais le jeune patricien, affranchi de toute crainte, revêtu d'une force divine, ne craindra plus de montrer hautement ses véritables sentiments.

 

 

 



[1] Bréviaire romain. — Le mont Esquilin donnait son nom à la cinquième région augustale.