MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

VII. — DEVANT CÉSAR.

 

 

Néron, fils de Domitius Ænobarbus et d'Agrippine, le quatrième successeur d'Auguste à l'empire du monde, réunissait dans sa personne tous les crimes, tous les vices, toutes les dégradations de sa race. Son père, très-noble mais très-infâme personnage, se trouvait, à la mort de Tibère, accusé à la fois de lèse-majesté, d'adultère et d'inceste avec sa sœur. Tantôt il s'amusait à écraser un enfant sous les pieds des chevaux, tantôt à tuer un esclave qui ne buvait pas à son gré, tantôt à crever !'œil à un chevalier romain en plein Forum. Au cirque, où il donnait des jeux comme préteur, on le vit voler les prix gagnés dans les courses. Nous achèverons ce portrait en ajoutant que Domitius ne rougissait ni de ses vices ni de ses crimes ; il en faisait gloire avec un révoltant cynisme. A la naissance de son fils, il répondit aux félicitations de ses amis par ces mots caractéristiques : Que peut-il naître de bon d'Agrippine et de moi !

En effet, c'était un César qui venait au monde, et tous les rejetons de cette maison, depuis Auguste, furent des monstres. Mais celui-ci devait être Néron, dont le nom est devenu

Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure.

Claude, frère de Germanicus, neveu de Tibère, parvenu au trône impérial, avait épousé Agrippine sa nièce, après avoir fait périr l'infâme Messaline, sa première femme, qui lui laissait deux enfants, Britannicus et Octavie. Quoiqu'il eût dans Britannicus un héritier direct et légitime, Agrippine lui fit adopter Lucius Domitius, son propre fils à elle, qui prit le nom de Claudius Néron. Un peu plus tard, le jeune prince, par l'ordre de sa mère, épousa Octavie, la fille de Claude, afin de m'eux assurer la transmission de l'empire dans ses mains. Claude, empereur idiot et dominé par Agrippine, désigna Néron pour son successeur. Cependant il finit par s'apercevoir des manœuvres d'Agrippine, et résolut de la punir ; mais elle le prévint, et l'empoisonna le 13 octobre de l'année 54 de Jésus-Christ. Néron, proclamé empereur par les prétoriens, se montra digne de son origine, digne héritier des Césars. Bientôt il appelle Locuste, la célèbre empoisonneuse ; elle compose un breuvage qui le délivre de Britannicus en quelques minutes. Dès lors Néron ne s'arrête plus dans la voie du crime : sa mère lui porte ombrage, il la fait tuer ; son épouse, Octavie meurt, les veines ouvertes, étouffée dans une étuve ; le précepteur, les amis les plus intimes du dernier des Césars auront leur tour.

Tel était l'homme qui régnait sur Rome et sur l'univers à l'époque dont nous avons entrepris de raconter un épisode. Et, il faut le dire pour être juste, Rome et le monde méritaient un pareil maitre. Néron résumait en lui toutes les corruptions, tous les vices, toutes les infamies de son siècle. Il apparaissait comme ta personnification du mal porté à son plus haut degré. Parfois, cependant, celui qui effrayait la Ville et les peuples se prenait à trembler pour lui-même. Dans les rares instants où le vertige de la toute-puissance cessait, dans les intermittences de raison que lui laissait la fièvre délirante du mal, César comprenait qu'une mer de haines, formée par toutes les souffrances qu'il infligeait à l'humanité, Montait, montait toujours, et qu'elle pouvait l'engloutir. De temps en temps, la main des conspirateurs s'armait contre sa vie. Aux orgies du pouvoir succédaient les transes que Dieu, dans sa justice, inflige aux tyrans.

Vers la fin de septembre de l'année 66, Servilius Tuscus et Tullius Sénécion, ces deux familiers de César dont nous avons déjà parlé, se promenaient dans les jardins de Salluste, à l'extrémité de la ville. Ils marchaient en silence depuis quelques instants. Servilius paraissait distrait, et Sénécion vivement préoccupé. Ce dernier n'avait plus avec Néron qu'une liaison apparente ; il n'était invité que rarement aux festins de César ; toute intimité avait cessé : symptôme funeste, redoutable pronostic dont Sénécion s'épouvantait à juste titre, car la disgrâce du prince était toujours l'avant-courrière de la mort, quand elle n'en était pas le signal. Servilius savait ce refroidissement sans en connaître les causes, qui étaient des paroles imprudentes et railleuses échappées au jeune patricien. Néanmoins, et ce fait l'honore, Servilius ne s'était point éloigné de son ami. Il le traitait, en ces jours de défaveur, comme au temps de sa plus haute fortune. Servilius avait le cœur généreux ; la vie qu'il menait à la cour de Néron n'avait point envoie flétri toutes les belles qualités dont la nature l'avait doué. Sénécion, ayant entraîné Servilius dans la partie la plus déserte des jardins, où il était sûr de n'être pas interrompu, prit le premier la parole, et dit à demi-voix au jeune homme :

Il me semble, Servilius, que nos relations sont moins intimes depuis quelques mois. As-tu donc contre moi quelques griefs ? t'aurais-je offensé sans le vouloir ?

Non, je n'ai aucun grief ; non, tu ne m'as pas offensé, ami, répondit Servilius.

D'où vient alors que nous nous voyons plus rarement ?

Avant de te donner aucune explication, je tiens à affirmer que mon amitié n'a point varié ; elle est aujourd'hui ce qu'elle fut toujours.

J'attends la démonstration, répliqua Sénécion avec tristesse.

Elle est facile. D'abord je suis livré à certaines préoccupations qui ne me laissent pas toujours la liberté désirable pour cultiver mes amis. Ensuite tu parais maintenant à de rares intervalles au palais de César, où nous avions coutume de nous rencontrer autrefois presque continuellement.

Les raisons que tu m'allègues sont bonnes, je les accepte. Cependant tu me permettras de dire un mot au sujet de mon abstention de la cour. Il est vrai que je n'ai point suivi Néron en Campanie ; je ne suis point allé le visiter à Antium, lieu de sa naissance, où il se retire quelques semaines chaque année ; mais, en revanche, je me suis montré assidu à Baies, dans la maison de Pison, que César fréquente, attiré par les charmes du lieu.

Pison est l'hôte de César, il est le maitre de cette délicieuse villa dont tu parles ; c'est donc à lui, et non au prince, que s'adressent tes visites. N'est-ce pas vrai ?

Je n'en disconviens pas, répondit Sénécion en souriant.

Après un silence pendant lequel il semblait se recueillir, il reprit en fixant un regard pénétrant sur son ami : Servilius, je sais que je puis me fier à ta loyauté et compter sur ta discrétion, chose rare au temps où nous sommes.

Servilius fit un signe d'assentiment ; sa physionomie exprima combien il était touché de la confiance de Sénécion.

Je t'avouerai donc franchement, poursuivit ce dernier, qu'en allant à Baies j'ai voulu surtout voir Pison. Quant à César, l'occasion se présentant de sauver les apparences, j'en ai profité.

Servilius écoutait avec quelque surprise ce langage qu'il ne comprenait pas parfaitement. Aussi Sénécion, qui savait le jeune patricien incapable de trahir jamais l'homme qui se fiait à lui, n'hésita pas à s'avancer davantage, d'autant plus qu'il avait un but que ses punies vont révéler tout à l'heure.

Le régime actuel, ajouta-t-il, ne peut durer plus longtemps. Rome et l'univers sont las de Néron. Le sceptre du maître est devenu odieux, le caractère du prince est avili, il nous faut un autre homme à la tête de l'empire.

Sénécion se tut, étudiant sur le visage de son ami l'impression que faisaient ses paroles. Servilius ne répondit pas sur-le - champ ; la brusquerie de cet aveu le prenait au dépourvu. Voyant que son ami se taisait ; Sénécion poursuivit :

N'es-tu pas de mon avis ?

Le changement de maître, répondit Servilius avec une gravité triste, sera la garantie d'un meilleur gouvernement ? j'en doute. Tibère a succédé à Auguste, et il a aggravé nos chaînes. Caligula, un fou, s'est assis à l'empire comme à un banquet ; son règne n'a été qu'une sanglante orgie. Claude, un prince imbécile, a déshonoré le pouvoir suprême. Néron est peut être pire qu'eux tous encore ; mais qui nous dit que son successeur ne le dépassera pas ?

Non, cela ne peut être.

A moins que vous ne soyez décidés à rétablir la liberté ancienne.

Tu n'imagines pas assurément que tels soient nos projets. Les mœurs actuelles s'opposent au retour des formes républicaines ; à nous, Romains dégénérés, il faut le pouvoir d'un seul.

S'il en est ainsi, pourquoi écarter Néron ? Dans ses veines coule le sang des Césars, dont il est par les femmes l'unique rejeton. Aux yeux des prétoriens et de l'armée, cette origine est sainte.

Nous transporterons l'empire dans une famille illustre.

Qui pensez-vous mettre à la place de Néron ?

Calpurnius Pison, notre ami, est populaire ; il emploie son éloquence à défendre les citoyens pauvres. Libéral envers ses amis, affable pour les inconnus eux-mêmes, il possède jusqu'aux dons du hasard ; une taille avantageuse, une belle figure.

Je le sais ; mais Pison est sans gravité dans ses mœurs, sans retenue dans ses plaisirs. Il est prodigue et débauché. Pourquoi chasser un joueur de harpe pour le remplacer par un comédien ? car, tu ne l'ignores pas, si Néron joue de la lyre et d'autres instruments, Pison déclame en costume tragique.

A ces mots, Sénécion sourit, et approchant ses lèvres de l'oreille de Servilius, il lui dit : Je veux te confier le dernier mot de la conjuration, parce que, je l'espère, tu ne laisseras rien transpirer.

Je serai discret, tu as ma parole.

Eh bien ! nous voulons nous défaire de Néron par les mains de Pison ; puis nous abattrons Pison lui-même.

Alors, quel est votre but ? que prétendez-vous faire ?

Nous élèverons Sénèque à l'empire. Avec cet illustre philosophe, la vertu, la sagesse, monteront sur le trône. Une ère nouvelle commencera pour le monde.

Servilius éclata de rire à cette communication ; et comme Sénécion le regardait surpris :

Quoi ! dit le jeune patricien, toi le familier de César, toi qui connais Sénèque, tu me racontes de pareilles choses sérieusement ! Tu sais bien pourtant le cas qu'il faut faire de la vertu du philosophe. Sénèque a applaudi à la mort d'Agrippine, s'il ne l'a conseillée ; il s'est enrichi aux dépens des proscrits ; il s'est engraissé du sang des victimes. Sénèque n'a ni convictions, ni mœurs, ni caractère. C'est un vieillard faible, vaniteux, ambitieux, sur qui on ne peut compter. Franchement, j'aimerais autant Pison.

Tullius Sénécion, voyant les dispositions de son ami, l'impossibilité de le gagner au complot, son mépris pour les hommes qui se portaient les héritiers de Néron, n'insista pas. Servilius, outre qu'il ne comprenait pas l'utilité du crime projeté, était attaché au prince, à ses familiers, à son entourage, sinon par amitié, du moins par l'habitude qu'il avait de partager leurs soupers et leurs plaisirs. Et puis il se souciait peu de jouer sa faveur présente, sa tranquillité, qu'il aimait par-dessus tout, dans une entreprise hasardeuse.

Je le vois, reprit Sénécion avec tristesse, tu ne partages point nos vues.

Aucunement. Je ne souhaite pas un changeaient ; je tâche de me contenter du présent.

Je compte, ami, sur ta promesse de ne point trahir ma confiance. Il y va de ma vie.

Sénécion, tu m'outragerais en insistant davantage. Sois sûr que je tiendrai fidèlement ma parole.

Là-dessus, les deux amis se séparèrent. Sénécion sortit des jardins de Salluste, tandis que Servilius continua à se promener dans ces allées bordées de platanes, rêvant à ce qu'il venait d'apprendre.

Sénécion n'avait rien exagéré ; un complot sérieux s'ourdissait contre Néron ; à la tête était Flavius Scevinus et le jeune Lateranus, qu'une maison splendide, devenue plus tard la basilique de Latran, désignait à la haine de César. Au moment où Sénécion sondait les dispositions de Servilius, les choses marchaient rapidement : la conspiration était sur le point d'éclater. On choisit pour l'exécution le jour des jeux du cirque, consacré à Cérès. L'empereur, quoiqu'il sortit peu et s'enfermât dans son palais et ses jardins, venait souvent à ces fêtes, et dans la gaieté du spectacle il était plus facile de l'approcher. Voici comment les conjurés avaient concerté l'attaque. Lateranus, sous prétexte de demander une grâce, devait d'un air suppliant tomber aux genoux du prince, le renverser brusquement et le terrasser. Lateranus avait été chargé de cette partie du programme, parce qu'il était d'un caractère énergique et d'une grande force. Pendant qu'il aurait maintenu Néron par terre, les centurions, les tribuns et les autres conjurés devaient accourir et tuer le prince. Alors, en présence du peuple, ils eussent proclamé le nouvel empereur, et l'eussent fait reconnaître ensuite par les soldats du prétoire et par le sénat, qui se fût rassemblé sur-le-champ. Le complot était habilement organisé, et avait de grandes chances de succès. Son chef, Scevinus, avait demandé à frapper le premier coup. Il avait pris un poignard dans le temple de la déesse de la Santé, en Étrurie, ou, selon d'autres, dans celui de la Fortune à Ferentum, et il le portait comme consacré à ce grand acte. Mais la trahison sortit de sa propre maison, la nuit qui précéda le jour fixé pour le meurtre de Néron. La veille de l'exécution, Flavius Scevinus, après avoir conféré longuement avec un des conjurés qui demeurait dans la région de l'Aventin, rentra chez lui sur le soir. Étant pané dans la chambre des papiers, il prit son testament, le relut attentivement, y fi t plusieurs modifications et le cacheta. Cela fait, il appela l'affranchi Milichus, et, tirant du fourreau le poignard destiné à tuer Néron, il dit : Tiens, Milichus, je te charge de mettre cette arme en bon état.

Qu'y a-t-il à faire, interrogea l'affranchi.

Le temps a émoussé la pointe de ce poignard ; il faut l'affiler avec soin et à l'instant. Quand l'opération sera terminée, tu le rapporteras ici, et tu le replaceras dans son fourreau.

Milichus reçut le poignard, et sortit pour obéir à son maître. Aussitôt Scevinus fit servir un repas plus somptueux que d'habitude ; il donna en même temps la liberté aux esclaves qu'il aimait le plus, et de l'argent aux autres. Cependant il paraissait triste et occupé d'un grand dessein, quoique par des discours vagues il affectât de la gaieté. Milichus étant entré dans la salle à manger pour annoncer à son maître qu'il avait fait ce qui lui avait été ordonné, Scevinus lui commanda de préparer des bandages pour les blessures, et ce qui sert à étancher le sang. L'affranchi, étonné, conçut des soupçons. Scevinus s'en aperçut, et comme il avait en lui une confiance entière, il se pencha et lui glissa quelques mots à l'oreille, qui lui révélèrent le but de ces mystérieux préparatifs. Mais Milichus n'était pas de courage à courir les risques de la complicité. Ayant réfléchi aux chances de succès, il jugea que le plus sûr et le plus lucratif pour lui serait de livrer le secret qu'il possédait. La nuit étant au milieu de sa course, Milichus profita du départ des convives pour se glisser furtivement hors de la maison, avec le poignard qu'il avait dérobé. Une fois dans la rue, il se dirigea en toute hâte du côté de la maison de Tigellinus, qui était en ce moment auprès de Néron ; mais ce n'était pas au favori que Milichus voulait parler. Il avait un conseil à demander, et il connaissait là un homme qui lui apprendrait ce qu'il devrait faire. La porte ayant été ouverte, il jeta un mot à l'oreille du janitor, et il fut conduit sur-le-champ à mie petite chambre où dormait d'un sommeil agité un vieillard dont les traits farouches exprimaient une astuce froide et méchante. C'était Hermès, le puissant et rusé affranchi de Tigellinus, rompu comme son maître à toutes les infamies, à toutes les scélératesses.

Que me veut-on ? s'écria Hermès en s'éveillant brusquement, et en se dressant sur son lit.

Une petite lampe brûlait près de son chevet ; il ne tarda pas à reconnaître son nocturne visiteur.

Ah ! c'est toi, Milichus, dit-il ; c'est bien ; assieds-toi à côté de moi. Et toi, esclave, ajouta-t-il en s'adressant à l'introducteur, retourne à ta cellule.

Milichus n'avait pas prononcé une seule parole, ne s'était pas assis, mais contemplait d'un mil inquisiteur l'affranchi de Tigellinus. Dès que l'esclave fut sorti en fermant la porte, Milichus alla, pousser les verrous, afin de n'être pas interrompu dans la communication qu'il avait à faire. Ces précautions prises, il alla s'asseoir au chevet d'Hermès. Milichus était pâle et en proie à une profonde anxiété. Calculant que la perfidie lui rapporterait plus que la fidélité, il s'était décidé à vendre le secret et la vie de son maître. Mais l'affranchi de Scevinus, en homme prudent, pour s'assurer du succès, venait consulter Hermès.

Quel grave sujet t'amène à cette heure de la nuit ? interrogea l'ami de Tigellinus.

Je désire avoir votre avis à propos d'une démarche importante que je suis sur le point de tenter.

L'affaire est-elle donc si urgente qu'il te fallût choisir un moment où tout le monde se livre au repos ? Ne pouvais-tu attendre à demain ?

Demain il eût été trop tard. Il faut que j'agisse d'ici à quelques heures.

Qu'y a-t-il ? demanda Hermès, dont la curiosité s'éveillait aux réponses mystérieuses de son visiteur.

Il se passe des choses graves dans la maison de Flavius Scevinus.

Quoi ! Scevinus, ce débauché ? Mais de quelles affaires sérieuses peut-il s'occuper ?

Il médite le renversement de César.

Plaisantes-tu, Milichus ? s'écria Hermès, réfléchis bien ; il est dangereux d'accuser légèrement.

Je parle de ce que j'ai vu et entendu. Rien n'est plus certain que ce que j'avance.

Alors il raconta ce qu'il savait, la préoccupation de Scevinus, le repas somptueux qu'il venait de donner, les préparatifs qu'il avait commandés. Et, comme Hermès paraissait encore hésiter, et ne pas ajouter une foi entière au récit de l'affranchi, celui-ci produisit le poignard.

Voilà, dit-il, l'arme criminelle qui devait trancher la vie sacrée du prince.

Devant cette pièce de conviction, Hermès ne douta plus ; il se leva tout à fait de son lit, et se tenant debout auprès de son interlocuteur :

Milichus, reprit-il, il n'y a pas de temps à perdre ; car le jour va bientôt paraître. Rends-toi promptement chez César, et dénonce-lui la conspiration. Ne voile aucun détail.

On refusera de me recevoir ; d'ailleurs César est absent de son palais eu ce moment ; il habite depuis quelques jours les jardins le Servilius.

Raison de plus pour agir en toute diligence.

Mais si l'ostiarius ne m'ouvre pas la porte, si je ne réussis pas à être introduit, que ferai-je, moi pauvre affranchi ?

Tu demanderas en mon nom Épaphrodite, l'affranchi le plus aimé de Néron.

Milichus partit muni de ces instructions. Il traversa la ville sans s'arrêter. Au point du jour, il arriva à la porte des jardins de Servilius, au milieu desquels était bâtie une villa, plus semblable à une forteresse qu'à une habitation de plaisance. Depuis peu Servilius Tuscus, à qui appartenait cette maison riche et luxueuse, en avait fait don à l'empereur. C'était la un moyen souvent employé dans ces temps malheureux, par les citoyens opulents, pour ôter tout prétexte à la délation. Quand César avait jeté les yeux sur une terre ou sur une demeure princière, eût-elle appartenu à ses meilleurs amis, si ceux-ci n'avaient pas le bon esprit de l'offrir, les délateurs dénonçaient le propriétaire imprudent, une condamnation intervenait, et le prince héritait. Des soldats veillaient aux portes et dans l'intérieur. Milichus fut d'abord repoussé comme il s'y attendait. Il insista en déclarant qu'il apportait une grande et terrible nouvelle, et, d'après le conseil d'Hermès, il demanda Épaphrodite. L'affranchi de César reçut Milichus dans le vestibule qui précède l'atrium. A peine eut-il entendu de quoi il s'agissait, qu'il le conduisit à Néron.

César venait de quitter sa couche, en proie à une agitation extrême. Lui qui d'ordinaire ne se levait que longtemps après le soleil, fit claquer ses doigts ce matin-là aux premières clartés du jour. A ce signal accourut le cubiculaire, ou valet de chambre, qui lui apporta du lin d'une blancheur éblouissante, une toge, ses sandales, de l'eau pure pour sa tète et ses mains. César se lava longuement avec des eaux de senteur, livra ses cheveux au fer du coiffeur, et ne prit sa robe qu'après s'être inondé de parfums. Puis il se fit envelopper soigneusement le cou, pour préserver sa belle voix de la fraîcheur matinale, tout en fredonnant des airs que lui- même avait composés. Il se croyait incomparable musicien, et se trouvait plus flatté d'un éloge sur son chant que de tous les dithyrambes du monde sur sa puissance et la grandeur de sa situation. Néron venait de se placer debout devant un grand miroir d'argent, orné de pierreries, qui réfléchissait son image des pieds à la tête, quand Épaphrodite entra brusquement dans la chambre de la toilette.

Que veux-tu ? demanda César avec humeur, je ne t'ai point appelé.

Un affranchi du sénateur Flavius Scevinus implore, seigneur, la permission de vous entretenir d'une affaire très-grave, laquelle ne souffre point de retard.

L'as-tu interrogé ? es-tu sûr de cet homme ? reprit Néron, qui était lâche comme la plupart des tyrans.

Vous n'avez rien à craindre ; d'ailleurs, si vous le permettez, je ne vous quitterai pas.

Je l'entends bien ainsi : introduis-le.

En même temps le prince congédia d'un signe les esclaves qui l'avaient aidé à s'habiller. Milichus se présenta en tremblant devant le monstre capricieux qui d'un geste pouvait faire trancher les vies humaines ; il raconta ce qu'il savait, et termina en montrant le poignard. Néron, effrayé de ce qu'il apprenait, interrogea longuement l'affranchi ; ensuite il donna l'ordre d'arrêter sur-le-champ et de lui amener les conjurés dénoncés.

Tandis que ces faits se passaient aux jardins de Servilius, Hermès n'oubliait pas la promesse qu'il avait faite à Tuscus d'envelopper, à la première occasion, les chefs des chrétiens dans une accusation capitale. Les circonstances lui paraissant favorables à ses desseins, il résolut d'en profiter. S'il réussissait à faire périr les apôtres, pensait-il, rien ne serait plus facile que de déterminer Aurelius Pudens à donner sa fille à Servilius ; de plus, l'Église serait désorganisée, et succomberait infailliblement dès son berceau. Ainsi raisonnait le misérable, ignorant que cette Église avait reçu des promesses divines, et que personne, pas même l'enfer, ne pouvait la détruire. A l'heure donc où Milichus paraissait devant Néron, Hermès quittait la maison de Tigellinus ; il longea le Tibre, et s'arrêta devant une 11e de la Suburra. Étant entré dans l'immense maison, il grimpa jusqu'au huitième étage, ouvrit la perte d'une cellule, et se trouva face à face avec Veturius. Sans prendre garde à la femme ou aux enfants du client de Tigellinus, il dit à ce dernier :

Veturius, j'ai besoin de toi, suis-moi.

Le parasite ne se fit pas répéter l'invitation ; il suivit Hermès sans mot dire. Les deux hommes marchèrent quelque temps en silence le long du fleuve ; puis, ayant rencontré un endroit commode et solitaire, ils suspendirent leur course. Hermès reprenant la parole : Veturius, dit-il à son compagnon, il faut que tu ailles sur-le-champ au palais de César.

Moi ! au palais de César ! répéta lentement le parasite en tressaillant de crainte.

Oui, à l'instant.

Et qu'y ferai-je !

Ce que je vais te dire.

Cette visite est-elle donc indispensable ?

Oui, si tu veux devenir riche.

Je le veux certainement.

Alors tu dois obéir à mes indications.

Je vous écoute, répondit Veturius avec une résignation inquiète.

César est aux jardins de Servilius ; tu demanderas à être admis auprès de lui, et tu lui diras que tu es chrétien.

Que me demandez-vous là, Hermès ? s'écria le parasite terrifié : vous voulez donc ma mort ?

Je te montre le chemin de la fortune.

Mais César, qui déteste les superstitions étrangères, ne me pardonnera jamais de le braver de la sorte.

Écoute-moi sans m'interrompre, reprit Hermès, qui se préoccupait peu des cris et des réclamations de Veturius, sachant que l'amour de l'or lui ferait tout accepter. Tu prieras humblement le prince de te pardonner de t'être laissé séduire par les chefs des chrétiens, Pierre et Paul ; tu ajouteras que tu sais positivement qu'ils sont les ennemis de César.

Je mentirai en parlant ainsi, répliqua Veturius ; car les docteurs juifs recommandent toujours aux fidèles l'obéissance au pouvoir.

Je ne te connaissais pas la conscience aussi délicate, Veturius, repartit Hermès d'un ton railleur ; par Hercule, un mensonge te blesse singulièrement aujourd'hui : c'est nouveau chez toi, et bon à constater. Je le vois, ton éducation chrétienne est en train de se faire.

Ne le croyez pas, Hermès ; je suis prêt à dire et à faire ce que vous voudrez, pourvu que vous me teniez parole et que je sois riche.

A la bonne heure, voilà qui est sensé ; sois tranquille, tu seras content de moi. Voici donc comment tu joueras ton rôle : tu affirmeras à César que Pierre et Paul sont ses ennemis ; tu ajouteras que tu les as épiés depuis plusieurs semaines, et que tu as acquis la certitude qu'ils ont conspiré avec Flavius Scevinus.

Mais je ne sais pas même le premier mot de cette conjuration.

Il n'importe ; retiens seulement mes paroles. Sous peu d'heures, si ce n'est déjà fait, les coupables seront sous la main du prince.

Veturius promit tout ce que voulut Hermès, et il quitta l'odieux affranchi de Tigellinus pour s'en aller lâchement, en faux frère, dénoncer les chrétiens, traduire leurs chefs devant César, sous le poids d'une accusation capitale. Les jardins de Servilius, quand Veturius y arriva, étaient garnis de troupes. Des soldats à pied et à cheval, mêlés de Germains, que Néron croyait plus sûrs, parce qu'ils étaient étrangers, parcouraient les environs de la villa, fouillaient partout, et tramaient aux portes des jardins de Servilius des groupes d'accusés qui entraient pour être interrogés. Veturius, un instant troublé à la vue de ce redoutable appareil, se rassura à la pensée du gain qu'il allait faire. Il s'annonça comme ayant des choses importantes à révéler touchant la conspiration.

Introduit aussitôt auprès de Néron, il répéta de son mieux la leçon que lui avait faite Hermès. Sans se donner la peine d'examiner les charges que le misérable formulait contre les deux apôtres Pierre et Paul, le prince ordonna de les arrêter et de les lui amener sur-le-champ. Veturius se retira enchanté de lui-même, et surtout du succès de sa démarche.

Simon Pierre était absent de Rome depuis quelques jours quand les soldats se présentèrent pour le saisir. Paul priait dans la petite maison qu'il avait louée lors de sa captivité.

De quoi m'accuse-t-on ? demanda-t-il au centurion qui lui signifiait l'ordre de comparaître devant le prince.

Vous le saurez bientôt, répondit cet homme.

Paul n'insista pas ; il se leva, et suivit l'officier. Arrivé aux jardins de Servilius, il fut obligé d'attendre jusqu'à la fin de la journée, tant le nombre des accusés était grand. Néron, assis entre Tigellinus et son affranchi Épaphrodite, interrogeait les prévenus, puis il ordonnait de les torturer et de les mettre à mort. Le soleil disparaissait derrière les montagnes qui bordent l'horizon romain de l'autre côté du Tibre, lorsque Paul comparut à son tour[1]. Néron était terrible à voir en ce moment ; la fureur, la rage, la terreur, étaient peintes dans ses yeux verdâtres ; sa figure altérée, hideuse, reflétait les poignantes angoisses de son âme cruelle. C'est que la conjuration n'était découverte qu'en partie ; on n'avait pu mettre encore la main sur tous ceux qui l'avaient tramée, et Néron le savait. Il tressaillit à la vue de Paul, qu'il reconnut parfaitement. Il éprouva de nouveau l'étrange impression qu'il avait ressentie la première fois que l'Apôtre avait paru devant son tribunal. Servilius arriva au même moment, et prit place à côté de César. Lui non plus, le jeune patricien, ne s'expliquait point les sentiments qui s'agitaient dans son âme en présence de Paul ; il ne pouvait détacher les yeux de cette figure ardente, énergique.

L'Apôtre s'avança avec une dignité et une majesté incomparables. Néron, cependant, l'interrogea sur le complot. Quand Paul connut de quoi il s'agissait, il prit la parole avec une vigueur singulière. Seul devant ce lion farouche, comme il le disait plus tard dans une de ses lettres à Timothée, livré par un faux frère, abandonné par les autres, il plaida avec une telle éloquence, qu'il triompha de la méchanceté de ses ennemis et confondit leurs infernales espérances. Il démontra si bien l'absurdité de l'accusation, que César fut convaincu de son innocence. Paul ayant proclamé la religion chrétienne sur le respect dû au pouvoir social, et rappelé ses propres enseignements sur l'obéissance aux princes, Néron ne put s'empêcher d'applaudir, en disant que si tous les Romains croyaient à la parole de cet étranger, il n'y aurait pas de conspirations. Tigellinus voulut insister ; mais l'Apôtre le confondit en quelques mots. Néron se déclara satisfait, et renvoya Paul en liberté.

Cette absolution impliquait celle de Pierre, quoiqu'il fût absent ; la cause étant la même, l'innocence de l'un attestait celle de l'autre.

Paul se retira en bénissant Dieu, qui l'avait sauvé des mains du tyran, des griffes de la bête cruelle qui se délectait à faire couler le sang.

 

 

 



[1] La plupart des commentateurs s'accordent à dire que la religion était étrangère à cette seconde comparution de l'apôtre.