MARCUS PLAUTIUS

OU LES CHRÉTIENS À ROME SOUS NÉRON

 

III. — LE SOUPER.

 

 

Sophonius Tigellinus, devenu préfet prétoire et le conseiller intime de Néron, avait initié au vice, au crime, à la débauche la jeunesse du prince ; il logeait dans la région du cirque de Flaminius, entre le Panthéon et le mausolée d'Auguste. Sa demeure, construite à peu près sur le même plan que celle de Pedanius Secundus, était meublée avec plus de luxe encore. Si les pierres de cette maison princière, fastueuse, avaient eu une voix, elles auraient raconté combien de confiscations, d'injustices, de aies humaines, les richesses qu'elle renfermait avaient coûtées ; tes marbres rares, les statues, les bronzes, œuvres des artistes le plus en renom, étaient le prix du sang que Néron ne marchandait jamais à ses favoris, Ces scélérats se jouaient de la fortune, de l'honneur, de la vie des citoyens. Nul ne pouvait se croire à l'abri de leurs violences, se fût-il réfugié aux confins de l'univers. Un centurion, parti de Rome avec un ordre de César, suffisait ; il leur prescrivait de la part du prince de se préparer à la nécessité suprême : ils s'ouvraient les veines, ou se faisaient tuer par un affranchi, eu léguant à Néron et à ses amis une portion de leurs biens, pour conserver le reste à leur famille. Trois jours après le supplice des quatre cents esclaves de Pedanius, une société choisie se réunissait le soir chez Tigellinus. Les invités de préfet du prétoire, en attendant le repas, étaient assis dans l'exèdre, salon destiné à la conversation, et tendu de magnifiques tapis. Il y avait là Servilius Tuscus, avec qui nous avons eu plusieurs fois déjà occasion de faire connaissance ; ensuite Aulus Plautius. Quoique le consulaire n'eût aucune sympathie pour Tigellinus, il se croyait tenu à. quelques ménagements : non qu'il craignit pour lui-même ; mais il aimait tendrement sa famille, et il espérait que la haine l'oublierait, moyennant certaines concessions. On voyait là encore, parmi les convives, Othon, un des familiers de Néron, parvenu plus tard à l'empire. Pendant les quelques jours qu'il passa sur le trône impérial, il sembla vouloir renier son passé infâme, et se montrer digne du rang suprême. Puis venaient Sénécion, Veturius, en qualité de client et de parasite, enfin un affranchi de Tigellinus, plus méchant, plus féroce que son patron, s'il est possible. Cet homme, qui portait le nom d'Hermès, conservait, dans un âge déjà avancé, toutes les passions de la jeunesse ; il était le mauvais génie de son maitre, et il avait trempé dans tous ses forfaits. Au second plan, on apercevait, silencieux, trois autres hommes, drapés dans leur toge de laine ; c'étaient des clients du préfet, satellites toujours empressés d'exécuter ses moindres volontés.

A l'heure où nous introduisons le lecteur dans la maison somptueuse de l'ami intime de Néron, Tigellinus sortait du bain, et mettait la dernière matis à sa toilette. Pendant qu'il se revêtait de la tunique blanche des festins, l'esclave chargé des invitations lui disait le nombre et le nom des convives. Quand celui-ci eut rempli son office, un autre esclave donna au maître la liste des mets, comme c'était l'usage ; Tigellinus, l'ayant parcourue, daigna, d'un signe de tête, témoigner sa satisfaction. Alors il plaça sur son front une couronne de roses, et se trouva prêt à faire honneur à ses hôtes. Après avoir donné un dernier coup d'œil dans le miroir d'argent suspendu devant lui, il entra dans l'exèdre. Tigellinus était âgé de soixante ans environ ; ses cheveux grisonnants lui couvraient la tête de leurs mèches épaisses et rudes, sa taille petite, bien prise, était un peu déformée par l'embonpoint. Sa figure allongée, son teint animé, son œil noir, qui étincelait d'un feu sombre au fond de l'orbite ; son nez aquilin, recourbé comme celui d'un oiseau de proie ; le sourire faux qui effleurait perpétuellement ses lèvres minces : tout cela donnait à sa physionomie une expression farouche ; ses meilleurs amis eux-mêmes avaient peine à soutenir parfois son regard acéré. Au moment où il parut dans l'exèdre, les convives s'empressèrent de se lever ; il salua les principaux en les embrassant, et se contenta de tendre la main à Veturius ainsi qu'aux autres clients. A peine Tigellinus avait-il eu le temps de s'asseoir entre Servilius Tuscus et Othon, que l'esclave indicateur du temps vint crier l'heure dans l'exèdre ; à ce signal, qui annonçait que le souper était prêt, Tigellinus et ses convives se levèrent. Veturius, qui avait enfin réussi à capter un bon repas, aspirait avec délices le parfum des mets s'exhalant dans l'exèdre par la porte demeurée entr'ouverte. Les invités, conduits par le maître de la maison, pénétrèrent gravement dans le triclinium, ou salle à manger, laquelle était contiguë au salon de conversation. Le tricliniarque, ou maître d'hôtel, en tunique courte sans manches, comme tous les autres esclaves qui se tenaient debout près de la table, fit un signe, et des enfants vêtus de blanc s'approchèrent des convives ; ils leur présentèrent en silence, car il leur était défendu d'ouvrir la bouche, des aiguières d'argent, remplies d'eau de senteur, pour laver leurs mains, et un linge pour les essuyer. Ce préliminaire accompli, les hôtes de Tigellinus se couchèrent trois par trois sur des lits très-bas, couverts de housses de pourpre, dressés près de la table. Le préfet du prétoire avait à sa droite Aulus Plautius, à sa gauche Servilius Tuscus. Othon, Sénécion et Veturius étaient sur le même lit ; les trois clients se placèrent sur le troisième. Les murs de la salle étaient revêtus de riches peintures, représentant des scènes bachiques, des aventures de chasse et quelques sujets érotiques. Les marbres précieux encadraient les peintures, ou bien, sculptés en corniches, ils soutenaient le plafond d'ivoire. Le luxe avait prodigué toutes ses ressources pour décorer cette salle de festin, qui recevait Néron chaque semaine, et les premiers personnages de l'empire. Tigellinus avait le génie aussi inventif pour le confortable de la vie que pour l'intrigue et la délation ; or il était passé maître dans ces dernières pratiques, devenues un art sous le pouvoir absolu.

Au bas des lits se tenaient les esclaves des pieds, comme on les appelait ; leur office consistait à débarrasser les convives de leurs sandales, et à rester debout et muets pendant le festin, pour exécuter leurs ordres. La table était en bois précieux, incrusté de nacre et d'argent ; on n'y voyait qu'une amphore, ou flacon de cristal, à travers lequel scintillait une liqueur couleur de rubis : c'était le vin distillé aux libations. Tigellinus prit l'amphore, et versa sur la table, avec les cérémonies accoutumées, quelques gouttes de la précieuse liqueur, que le maître d'hôtel se hâta d'essuyer. Du lin plus blanc que la neige fut étendu sur la table, entourée de festons de laurier, de lierre, de pampres verdoyants. L'œil de Veterius brillait d'impatience ; ces préambules paraissaient évidemment superflus au parasite affamé, dont l'appétit était insatiable ; on ne le fit pas languir.

Au même instant parurent les esclaves chargés des mets, avec un plateau d'argent de la grandeur de la table, lequel contenait le premier service ; tous les convives saluèrent avec bonheur cette agréable apparition. Le premier service se composait d'œufs, de laitues, d'olives, de fruits et de foies d'oies blanches, nourries avec des figues ; telle était la préface des copieux et interminables repas des Romains de l'empire. Bientôt un coup d'œil de l'ordonnateur fit enlever ce premier service et arriver le second, ou, pour parler le langage de l'époque, la seconde table. Sur celle-ci s'étalait un porc troyen, trois coqs engraissés avec une pâte pétrie dans le lait, des becfigues, des langues de rossignols, des pigeons de Campanie, des cigognes. Ces mets avaient à peine paru sur la table, qu'ils passèrent entre les mains des découpeurs, qui s'acquittèrent rapidement de leur office ; puis les distributeurs s'en emparèrent pour les offrir aux convives. Tigellinus exhorta les unités à fait e honneur au repas, et il leur donna l'exemple. Veturius n'avait pas besoin d'être stimulé ; il s'omit attaqué, sans aucune fausse honte, aux énormes morceaux placés devant lui, et les faisait disparaître avec une célérité merveilleuse dans les profondeurs de son estomac ; mais il semblait lui manquer quelque chose, et son regard errait inquiet sur les esclaves et sur la porte du triclinium. Enfin, au bout de peu d'instants, la portière du triclinium se souleva, et les esclaves chargés de verser le vin entrèrent. Ils apportaient d'abord une amphore de cristal, travers laquelle brillait le falerne antique ; mais avant de le servir aux convives, un esclave le goûta : précaution nécessaire pour la vie des maîtres, au milieu de ce monde d'esclaves qui les entouraient. Après le falerne vinrent le cécube, le massique, vin préféré de Virgile, et tous les meilleurs crus d'Italie. On offrait aussi de temps en temps un breuvage inventé par Néron : de l'eau bouillie, puis rafraîchie dans la neige.

Le repas avait été jusque-là silencieux, chacun des invités s'occupant d'apaiser son premier appétit avec la gloutonnerie dont s'honorait ce triste siècle ; le vin ouvrit les lèvres, délia les langues, fit pétiller la conversation.

Vous vous entendez, Tigellinus, dit Othon, à ordonner un festin ; les mets sont irréprochables, le service du meilleur goût, le souper on ne peut plus correct ; cependant vous me permettrez d'exprimer un regret.

Lequel ? demanda Tigellinus surpris, et dont l'amour-propre eût cruellement souffert de la moindre censure.

C'est que César ne soit pas des nôtres ce soir ; outre l'honneur immense que sa présence nous eût procuré, il eût certainement joint ses éloges aux miens : car le prince se connaît, vous le savez, en fins soupers ; il porte partout son esprit d'artiste.

La voix divine de César, répondit Tigellinus, réclame des ménagements ; Néron se prépare à chanter prochainement sur le théâtre.

Si César engage la lutte avec nos musiciens les plus distingués, fit observer Plautius, il aura du mal à triompher.

Tigellinus lança un coup d'œil irrité au consulaire, qui se permettait de mettre en doute la suprématie de Néron comme chanteur.

Aulus, répliqua-t-il sèchement, il n'est pas permis de contester l'admirable talent de César : ignorez-vous qu'il y a peu de mois Pâris un misérable histrion, a payé de sa vie l'insolente prétention de surpasser le prince dans la musique ? Ce châtiment était juste ; car partout où le prince daigne entrer en lice, on doit lui céder la première place.

Plautius se tut devant ces lâches théories. Sénécion, promis à une mort prochaine, enchérit encore sur les plates adulations du préfet du prétoire.

Vous avez mille fois raison, Tigellinus, s'écria-t-il : Néron est le plus grand des mortels, un incomparable génie ; que dis-je, César est un dieu !

Oui, répéta Veturius, qui jusqu'à ce moment avait plutôt dévoré que mangé ; oui, je l'affirme, je le jure, César est un dieu ! Et vous, illustre Tigellinus, astre propice que le Ciel a fait lever sur l'empire, vous êtes son digne ministre.

La postérité rendra hommage à votre génie, reprit Sénécion, comme nous le faisons aujourd'hui.

La postérité vous rendra hommage, Tigellinus, répéta encore le parasite ; je le jure, il en sera ainsi.

Pendant que Sénécion et Veturius faisaient assaut de basses flatteries, Tigellinus, impassible, portait la coupe à ses lèvres, et avalait un verre de massique. Quand il eut dégusté la liqueur, il parcourut du regard les convives assis à sa table, puis il leur dit avec un sourire sinistre :

Convenez-en, mes amis, Néron a inauguré une ère nouvelle ; il a transformé la mort.

Et, comme ses invités le regardaient sans comprendre, il ajouta :

On ne se pardonne plus, de nos jours, le crime d'avoir déplu à César ; le citoyen romain qui a eu ce malheur se hâte de sortir de la vie. On s'en va maintenant à la mort comme on irait à une fête ; il semble qu'elle ne soit plus qu'un jeu ; je crois même qu'elle est devenue pour quelques-uns une variation du plaisir.

En même temps qu'il achevait ces lugubres paroles, Tigellinus couvrit Plautius d'un regard venimeux, qui renfermait de terribles menaces ; mais le consulaire ne fit pas semblant de le remarquer.

Il faut, mes amis, continua Tigellinus avec son effrayant sourire, avant que les esclaves apportent la troisième table, que je vous raconte comme Pétrone a payé sa dernière dette à la nature.

Quoi ! Pétrone n'est plus ? s'écria Plautius.

Il a vécu, répondit négligemment Tigellinus ; il a achevé sa carrière avec la suprême élégance qu'il mettait à toutes ses actions ; il a voulu goûter à loisir les âpres et mystérieuses voluptés de la mort.

Un imperceptible sourire entr'ouvrit les lèvres fines d'Othon, qui cependant garda le silence. Sénécion, qui ne savait point la mort de Pétrone, dont il avait été l'ami, éprouva une vague terreur au récit du préfet ; la peur qu'il ressentait se traduisit dans la pâleur de son visage. Est-il donc mort volontairement ? interrogea-t-il avec anxiété.

Sous le doux règne de César, répliqua Tigellinus d'un ton railleur, la mort est toujours bienvenue pour celui que la bouche divine du prince daigne condamner.

Cependant, poursuivit Sénécion, Pétrone était l'arbitre des fêtes de Néron ; rien, au gré de César, n'était ordonné avec goût, si Pétrone n'avait donné son avis.

Cela est vrai, malheureusement pour lui, repartit amèrement Tigellinus ; il avait eu la maladresse de s'emparer de l'esprit du prince, qui ne trouvait magnifique, galant ou délicieux, que ce qu'il avait approuvé ; il se vantait de me surpasser dans la science du plaisir, et Néron exaltait sans cesse ses mérites. C'en était trop ; Pétrone devait disparaître. Il y a deux jours il était à Cumes, en Campanie, avec quelques amis ; il se préparait à venir à Rome : c'est là que je l'attendais. Ce cher Pétrone ayant été dénoncé à César comme coupable d'un complot, le prince lui ordonna aussitôt de rester éloigné de la ville. Décidé à ne point supporter les alternatives prolongées de l'espérance et de la crainte, incapable de vivre loin de Rome, sentant bien qu'absent de la cour il ne pourrait plus exercer aucune influence sur Néron et que son sort serait à la merci de ses ennemis, Pétrone songea à mourir. Il ne voulut point cependant se hâter, ni quitter brusquement la vie ; il résolut d'en épuiser les sources goutte à goutte. Ainsi, après s'être ouvert les veines, il les referma, les rouvrit de nouveau, s'entretint de bagatelles avec ses amis, les écouta causer, non de l'immortalité de l'âme ou des maximes des philosophes, mais de chansons et de poésies légères. Il récompensa quelques esclaves, en fit châtier d'autres, se mit à table et mangea, au lit ensuite et dormit, afin que sa mort, quoique violente, ressemblât à une mort naturelle. A son réveil il rouvrit ses veines, son sang coula de nouveau, et il expira tranquillement. Je dis, acheva Tigellinus, qu'il y a du bon ton, de l'art dans une telle fin.

Othon sourit une seconde fois à cet impitoyable récit. Une sombre terreur planait sur les invités. Sénécion et Servilius, quoique fort avant dans les faveurs du prince, ne purent dissimuler l'impression qu'ils ressentaient. Othon seul, le visage serein, le regard ferme, avait écouté sans pâlir ; une étrange admiration se peignait dans ses yeux ; il trouvait que la victime avait merveilleusement joué son dernier rôle.

Voilà, dit-il quand Tigellinus eut terminé, comment un homme bien élevé doit quitter la vie. Pétrone a donné là un exemple qui sera suivi, je l'espère.

Je suis de votre avis, répliqua Tigellinus avec son sourire de bête fauve.

Je suis aise, Tigellinus, que nous ayons en cette matière les mêmes idées. Oui, Pétrone a toujours fait les choses avec goût ; il s'est surpassé à l'heure suprême. Le vrai sage doit sortir de la vie comme un convive sort d'une table opulente où il a largement festoyé.

Othon parlait ainsi avec conviction et en amateur.

Un jour, à la fleur de l'âge encore, à trente-sept ans, plutôt que de se donner la peine de combattre pour la possession de l'empire, il se mettra au lit, dormira paisiblement, et à son réveil se laissera tomber sur son poignard avec une effrayante indifférence. Dans l'âme de ces Romains dégénérés, la croyance à une autre vie était entièrement éteinte ; la jouissance, pour eux, c'était toute l'existence humaine.

Je dois ajouter pourtant, reprit Tigellinus, que Pétrone, en mourant, n'a pas été habile.

Quoi donc ? demanda Othon ; n'est-il pas mort dans les formes, avec un admirable à-propos ?

Je ne le nie pas ; mais je persiste dans mon opinion.

Pouvons-nous savoir pour quelles raisons ?

Parfaitement. D'ailleurs ce que je vais dire sera bientôt publié : Pétrone a offensé César.

Le prince, dit Servilius, a sans doute regretté son ancien et spirituel courtisan ?

Vous êtes dans l'erreur ; Néron voulait qu'il mourût. Mais Pétrone n'a rien légué à César ; il n'a point suivi l'exemple sage de tant d'autres à qui le prince a permis d'abandonner la vie, et qui, rendant hommage à sa clémence au moment où elle les laissait libres de prévenir l'épée du bourreau, l'ont fait héritier d'une partie de leurs biens ; ils se sont montrés en cela prévoyants ; car le prince, dans sa bonté, a daigné ne pas enlever à leurs enfants le reste de leur fortune.

A l'instant où Tigellinus achevait ces paroles, le son de la flûte annonça la troisième table. La figure des convives, et surtout celle de Vetutius, s'épanouit ; cette mélodie, en effet, promettait un mets de choix, et comme le bouquet du souper : il ne se fit pas attendre. Les esclaves chargés d'apporter les mets parurent avec un énorme esturgeon, couronné de laurier, et étendu sur un immense plat d'argent ; il était escorté de merlus de Pessinonte, de pétoncles de Chio, des huîtres du lac Lucrin, du thon frais de Chalcédoine, et d'escargots nourris de farine et de vin cuit, d'après la méthode d'un fameux gourmand, Fulvius Hirpinus. Ce dernier service avait coûté une somme considérable ; toutes les parties du monde avaient en quelque sorte contribué à le préparer ; aussi les convives de Tigellinus, malgré les sombres préoccupations que leur avait causées le récit qui précède, l'accueillirent par des battements de mains. Tous louèrent à l'envi le choix des mets, leur préparation, leur disposition habile sur le plateau d'argent. Le préfet du prétoire reçut avec une apparente indifférence ces félicitations unanimes, en homme accoutumé à en provoquer souvent de semblables. Dès que les invités eurent goûté à ces mets recherchés et délicats, des esclaves à la fleur de l'âge, habillés, comme des femmes, de tuniques de mousseline brodées de perles et retenues par une ceinture de pourpre, s'avancèrent la tête parfumée ; ils versèrent à flots, de leurs mains blanches, dans des coupes étincelantes de pierreries les vins fins de Crète et de Chypre. Les libations devinrent de plus en plus fréquentes ; Aulus Plautius lui-même, malgré sa réserve, sa sobriété, la sévérité de ses mœurs, subit l'entrain général. Obligé de rendre raison aux santés qui lui étaient portées avec affectation par Tigellinus et Servilius, il sentit bientôt la tête lui tourner, et regretta de s'être fourvoyé dans cette société d'épicuriens. Les hôtes du préfet de Rome méritaient bien ce nom, car leur unique occupation, leurs plus ardentes aspirations, se rapportaient au plaisir, aux jouissances matérielles, à la vie grossière des sens ; ils avaient été nourris tous dans une telle mollesse, dans un tel sybaritisme, que la moindre trace de malpropreté aux mains de leurs esclaves leur eût donné des nausées ; ils se dégoûtaient d'eux-mêmes, pour ainsi dire, et jetaient à terre, quand ils avaient bu, le vin qui restait dans leurs coupes. Aussi, vers la fin du repas, la mosaïque de la salle, mêlant ses vapeurs à l'odeur des mets et aux chaudes respirations de ce troupeau d'esclaves entassés dans un coin. On était, nous l'avons dit, en plein mois de juillet ; il faisait une chaleur intense dans le triclinium, dont toutes les fenêtres étaient fermées, et qu'éclairaient de nombreux flambeaux. Mais le luxe ingénieux de l'époque avait prévu ces inconvénients, et inventé un moyen de les faire disparaître. Sur un signe du maître, le plafond d'ivoire s'ouvrit tout à coup ; un admirable mécanisme, introduisant l'air extérieur, renouvela cette atmosphère viciée ; puis une nouvelle opération remplit la salle d'un nuage, qu'on vit se résoudre en une pluie odorante sur le front des convives. Une agréable fraîcheur remplaça l'accablante chaleur qui régnait un instant auparavant ; les invités se récrièrent d'admiration, excepté Othon, qui sourit finement, sans témoigner aucune surprise.

Vous le voyez, lui dit Tigellinus, nous savons profiter de vos merveilleuses inventions.

C'est à César qu'il faut faire remonter le mérite de tout ceci.

A César et à vous, soit, reprit Tigellinus ; entre le prince et vous il y a une noble émulation pour embellir nos repas, accroître nos voluptés, charmer notre vie. A lui et à vous donc notre éternelle reconnaissance !

Vous me flattez, Tigellinus, répondit Othon avec nonchalance.

Non, en vérité ; je n'ai pas oublié, Othon, que c'est vous qui avez enseigné à César à se parfumer la plante des pieds.

Je n'en disconviens pas ; mais cela est de peu d'importance.

Je me souviens aussi de ce jour où, soupant avec vous chez Néron, dans l'incomparable triclinium de son palais, nous eûmes vers la fin du repas la tête aspergée de parfums précieux.

C'est une de ces aimables attentions auxquelles le prince nous a accoutumés.

Oui, sans doute ; mais le lendemain vous eûtes votre tour. César était votre convive, ainsi que plusieurs de ses plus fidèles serviteurs. Rien ne manquait à l'ordonnance du festin ; nous vous proclamions unanimement le roi du bon goût, de l'élégance ; mais quelle ne fut pas notre surprise quand, à un signal de vous, nous vîmes de tous côtés des tuyaux d'ivoire et d'or verser sur le prince, sur les invités, et jusque sur les esclaves, une vaporeuse et flagrante rosée ! Nous ne sommes et ne pouvons être que vos imitateurs et vos copistes.

Aulus Plautius, pendant ces discours plus que frivoles, paraissait singulièrement mal à l'aise. Malgré les fumées du vin et de la bonne chère qui lui étaient montées légèrement au cerveau, il demeurait en pleine possession de lui-même, et fuit par protester en quelques mots contre le luxe effréné du siècle. Mais Servilius Tuscus semblait prendre à tâche de provoquer le consulaire, en lui décochant sans cesse des traits piquants, amers, que Tigellinus, de temps en temps, se plaisait à relever méchamment, comme pour en faire pénétrer plus avant l'aiguillon dans le cœur de l'illustre patricien. Voyant que celui-ci commençait à s'animer, et qu'il était dans un état voisin de l'irritation, le préfet lui dit :

N'écoutez pas Servilius, noble Plautius ; il est envieux de votre fils ; c'est pour cela qu'il exerce sur vous ce soir une vengeance innocente.

Que peut-il donc envier à Marcus ? demanda vivement Plautius : il est riche, noble, il siège au sénat, et, par-dessus tout, il a la faveur du prince.

Je vais vous révéler le mystère, reprit Tigellinus en jetant un coup d'œil sournois à Hermès, son affranchi. Marcus, dit-on, a des projets de mariage sur Aurelia, la fille de Pudens. De son côté, notre ami Servilius s'accommoderait fort de la noble dot destinée à la jeune fille ; les richesses qu'Aurelia porterait dans la maison de son mari en accroîtraient l'éclat. Comprenez-vous maintenant ? acheva malignement Tigellinus.

Parfaitement, répliqua Plautius, devenu soucieux ; j'ignorais les desseins de Servilius.

Cependant, ajouta le préfet du prétoire, ce que j'ai à dire encore vous rassurera peut-être au sujet des vues de Marcus ; je ne suis pas le confident de Servilius, qui, du reste, ne partit, pas disposé à nous initier à ses projets intimes. Quoi qu'il en soit, je tiens à émettre l'opinion qu'une pareille alliance obtiendra difficilement l'approbation de César.

Pour quel motif, interrogea Servilius, le prince me refuserait-il son agrément, si je voulais épouser Aurelia ?

Parce que Pudens et sa famille passent pour être imbus des superstitions étrangères récemment importées parmi nous. Ils ont donné l'hospitalité à des hommes venus d'un pays maudit, de la Judée : ces docteurs perfides les ont séduits. Or, j'ose affirmer que César ne souffrira jamais qu'un homme de sa maison, pour ainsi dire, s'allie aux fauteurs de la nouvelle secte.

Aurelius Pudens est un homme vertueux, interrompit Plautius ; nos ancêtres ne l'eussent pas renié.

Est-ce la censure de mes paroles que vous prétendez faire ? répliqua Tigellinus avec colère ; avez-vous dessein de m'infliger un démenti ?

Non certes, répondit Plautius avec calme. Mon dessein n'est pas d'offenser personne ici, vous moins que tout autre, Tigellinus, au moment où vous me faites l'honneur de m'accueillir à votre table ; mais j'émets en toute franchise mon opinion sur Pudens ; j'ajouterai que ce sénateur est mon ami. Je serais donc un lâche si je ne prenais sa défense.

Aurelius Pudens, de son côté, reprit Tigellinus avec un mélange d'amertume et d'ironie, Aurelius Pudens est le grand ami d'une illustre matrone que vous connaissez, et qui se nomme Pomponia Græcina. Cette dame, vous le savez, a fait du bruit dans Rome, grâce aux enseignements des docteurs de Pudens.

Pomponia Græcina, repartit Plautius, est une noble femme, l'orgueil de sa maison.

Cependant elle a été dernièrement accusée devant César, et renvoyée par lui devant le tribunal domestique.

Elle a été acquittée du consentement de tous les membres de ma famille, qui ne l'ont trouvée coupable d'aucun crime, répondit Plautius avec force.

Quoi qu'il en soit, continua Tigellinus, je vous exhorte à la prudence ; je vous conseille, à vous et aux vôtres, de ne point abuser de la clémence du prince.

Plautius s'inclina en silence ; mais il se reprochait vivement d'avoir accepté l'invitation du préfet du prétoire. Il se trouvait étrangement dépaysé au milieu de ces débauchés, lui consulaire illustre, vieilli dans les honneurs, croyant encore à la vertu et à la justice divine, rémunératrice des bonnes actions, vengeresse du vice et du crime. Il se souvenait de la pureté de sa femme, qui pouvait défier tous les soupçons, de l'innocence, de la modestie de son fils, et il souffrait d'autant plus des propos qu'il s'était condamné à entendre. Tigellinus termina par une sortie pleine de haine contre les chrétiens.

La secte impie qui nous est venue d'Orient, dit-il, a perverti déjà un grand nombre de familles plébéiennes ; elle a la bassesse de s'adresser à nos vils esclaves, qui l'écoutent volontiers. César en a découvert plusieurs, dans sa maison, qui sont imbus de la superstition étrangère ; je ne serais pas surpris qu'il y eût parmi ceux qui nous entourent des adeptes des docteurs juifs, car ces étrangers savent s'insinuer partout avec une adresse singulière. Il est douloureux de voir des Romains, oubliant ce que leur impose leur noble origine, se lier sans rougir avec les ennemis mortels de nos antiques traditions et de notre culte.

Le repas continua ; les esclaves firent circuler les vins de nouveau. Armés de rameaux de myrte ; les flabellifères agitaient en même temps autour des lits des éventails de plumes de paon. Voyant que l'appétit de quelques-uns des invités languissait, les esclaves leur présentèrent le garum, condiment fait avec le liquide qui découle des poissons putréfiés, et fortement aromatisé. Cette substance était destinée à réveiller le sens du goût, émoussé par la prolongation du festin, et à exciter les puissances de l'estomac. Ces détails, qui nous paraissent aujourd'hui difficiles à admettre, sont pourtant rigoureusement exacts. Tacite, Suétone, Juvénal, tous les auteurs contemporains de la longue orgie impériale les racontent fidèlement. L'autorité de ces historiens ne saurait être mise en doute ; ils ont flétri dans leurs écrits ces mœurs infâmes qui déshonoraient l'humanité, cette corruption effroyable au milieu de laquelle la société se fût abîmée dans la honte, sans la croix rédemptrice qui, du Calvaire encore tout humide du sang divin, venait d'être apportée dans Rome.

Le repas étant terminé, les musiciens se firent entendre ; puis Tigellinus ordonna que les gladiateurs entrassent, pour donner une dernière joie aux convives. Ces hommes atroces avaient besoin de respirer l'âcre odeur du sang ; leurs plaisirs n'étaient pas complets, s'ils ne voyaient quelques infortunés se débattre dans les convulsions de l'agonie. Mais Aulus Plautius, se souvenant des leçons de sa noble épouse, manifesta son dégoût pour ce genre de spectacle.

Eh quoi ! lui dit Hermès, l'affranchi préféré de Tigellinus, vous, un vieux guerrier, vous avez peur de voir les glaives se croiser !

Hermès, reprit avec dignité le consulaire, si nous étions en présence des ennemis de Rome, je vous apprendrais que je ne crains rien ; mes preuves sont faites depuis longtemps, et ce n'est pas vous, nourri toute votre vie dans l'atrium des grands, qui réussirez à me faire passer pour un lâche. Mais, je le demande, à quoi bon cette inutile effusion de sang humain ? Ne pouvons-nous passer un jour sans nous donner le barbare spectacle de voir des malheureux s'entr'égorger !

Voilà bien l'esprit des hommes qui, il y a trois jours, voulaient, au sénat, faire triompher les doctrines d'indulgence, réformer les lois pénales, et acquitter les esclaves de Pedanius Secundus ! répondit le préfet avec aigreur.

J'ai le courage de mes opinions, Tigellinus, répliqua fermement Plautius ; je ne les renierai pas aujourd'hui, après les avoir soutenues hautement dans le sein de la curie. En pareille circonstance, j'affirme que j'agirais encore de même.

César n'a point partagé vos opinions, objecta Servilius.

César est maître de penser et d'agir comme il lui plaît ; pour moi, quand il est question de voter au sénat, je ne consulte que ma conscience. Je pense que tout homme d'honneur doit faire de même.

Un sinistre sourire, à ces mots ; erra sur les lèvres de Tigellinus, qui cependant ne jugea pas à propos de répliquer. Il contremanda les gladiateurs, au vif désappointement des autres convives. Enfin l'esclave debout auprès de la clepsydre avertit les convives de la fuite des heures et de l'approche du jour. Ce fut le signal du départ.