HISTOIRE DE LA GRÈCE

DOUZIÈME VOLUME

CHAPITRE II — DEPUIS LE RÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE À ATHÈNES JUSQU’À LA MORT D’ALKIBIADÊS.

 

 

La période qui s’écoula entre la défaite d’Ægospotami (octobre 405 av. J.-C.), et, établissement de la démocratie tel qu’il fut sanctionné par la convention conclue avec Pausanias (à quelque moment de l’été de 403 av. J.-C.), présentent deux années de souffrances cruelles et multipliées pour Athènes. En effet, pendant sept années auparavant, depuis la catastrophe de Syracuse, elle avait sans cesse lutté contre des maux, — combattant les forces augmentées de l’ennemi pendant que ses propres moyens étaient réduits de toute manière, — paralysée à l’intérieur par la garnison de Dekeleia, — privée clans une grande mesure de son tribut et de son commerce étranger, — et entourée des piéges de ses oligarques. Malgré des circonstances aussi contraires, elle avait soutenu la lutte avec une résolution non moins surprenante qu’admirable, non toutefois sans tomber de plus en plus clans l’appauvrissement et l’épuisement. La défaite d’Ægospotami termina la, guerre tout d’un coup, et fit passer Athènes de sa période de lutte à une période d’agonie finale. Et le dernier mot n’est nullement trop fort pour la réalité. De ces deux années, la première portion fut marquée par de cruelles privations physiques, arrivant pan degrés à une famine absolue, et accompagnée — d’un sentiment intolérable de désespoir et d’impuissance contre ses ennemis, après deux générations d’une, grandeur souveraine, — non sans une forte chance d’être réduite définitivement à la ruine et à l’esclavage individuel ; tandis que la dernière portion comprit toute la tyrannie, les meurtres, les vols et les expulsions commis par les Trente, que renversèrent seulement d’héroïques efforts de patriotisme faits par les exilés, — efforts qu’un heureux changement de sentiment, de la part de Pausanias et des principaux membres de la confédération péloponnésienne, finit par couronner de succès.

Après ces années de misère, ce fut un inexprimable Soulagement pour la population athénienne de rentrer en possession d’Athènes et de l’Attique, de changer ses tyrans domestiques pour un gouvernement démocratique renouvelé, et de voir ses ennemis étrangers, non seulement évacuer le pays, mais même s’engager par un traité à se conduire en amis à l’avenir. Dans le fait, sous le rapport de la puissance, Athènes n’était que l’ombre de ce qu’elle avait été jadis. Elle n’avait ni empire, ni tribut, ni flotte, ni fortifications a Peiræeus, ni Longs Murs, ni une seule place fortifiée en Attique, à l’exception de la ville elle-même. Toutefois, les Athéniens comptaient probablement pour peu toutes ces pertes, du moins au premier moment de leur rétablissement, tant était intolérable la pression à laquelle ils ne faisaient que d’échapper, et tant était bien venu le rétablissement du bien-être, de la sécurité, de la propriété et de l’indépendance à l’intérieur. Les excès mêmes de tyrannie commis par les Trente donnaient une saveur particulière au recouvrement de la démocratie. Dans leurs mains, le principe oligarchique (pour emprunter une expression de M. Burke)[1] avait produit en fait et instantanément le plus grand des maux dont il était gros de sa nature, en réalisant la promesse de ce serment oligarchique sans détour, qui, comme le mentionne Aristote, avait été prononcé dans diverses cités oligarchiques, — à savoir, d’imaginer autant de mal que possible à faire au peuple[2]. Aussi la réaction de sentiment n’en fut-elle que plus complète à l’égard de la démocratie antérieure, même dans les esprits de ceux qui en avaient été mécontents auparavant. Tous les hommes, riches et pauvres, citoyens et metœki, reconnurent alors évidemment l’excellence relative de la démocratie, sous le rapport de toutes les qualités essentielles d’un bon gouvernement. A l’exception de ceux qui s’étaient identifiés avec les Trente comme associés, partisans ou instruments, il n’y avait pour ainsi dire personne qui ne sentit que sa vie et ses biens avaient été beaucoup plus en sûreté sous l’ancienne démocratie, et le seraient encore si cette démocratie était remise en vigueur[3].

La première mesure de Thrasyboulos et de ses compagnons, après avoir conclu le traité avec Pausanias et être rentrés ainsi dans la cité, fut d’échanger des serments solennels d’amnistie pour le passé avec ceux auxquels, ils venaient de faire la guerre. De semblables serments : d’amnistie furent échangés également avec ceux d’Éleusis, aussitôt que cette ville fut en leur possession. Les seules personnes exceptées de cette amnistie furent les Trente, les Onze, qui avaient présidé à l’exécution de toutes leurs atrocités, et les Dix, qui avaient gouverné dans Peiræeus. Même ces personnes ne furent pas péremptoirement bannies on leur offrit une occasion de revenir et de subir leur jugement de responsabilité (universel à Athènes, dans le cas de tout magistrat qui sortait de charge) ; de sorte que, si elles étaient acquittées, elles devaient jouir du bénéfice de l’amnistie aussi bien que tous les autres[4]. Nous savons qu’Eratosthenês, l’un des Trente, retourna plus tard a Athènes, puisqu’il reste une harangue pleine de force, composée par Lysias, invoquant justice contre lui pour avoir causé la mort de Polemarchos (frère de Lysias). Eratosthenês faisait partie de la minorité des Trente qui était en général du côté de Theramenês, et s’opposait dans une mesure considérable aux violences extrêmes de Kritias, — bien qu’il fût mêlé personnellement à l’arrestation et à l’exécution des riches metœki auxquelles avait résisté Theramenês, et qui étaient au nombre des plus énormes méfaits même de cette sombre période. Lui et Pheidôn, — étant parmi les Dix nommés pour remplacer les Trente après la mort de Kritias, quand les autres membres de ce conseil déposé se retirèrent à Eleusis, — s’étaient efforcés de se maintenir comme oligarchie nouvelle, en faisant en même temps la guerre à Eleusis et aux exilés de Peiræeus. Après avoir échoué, ils s’étaient retirés du pays au moment où les exilés revinrent, et aussitôt que la démocratie fut rétablie. Mais après un certain intervalle, les sentiments intenses du moment s’étant calmés quelque peu, ils furent encouragés par leurs amis à revenir, et ils rentrèrent pour subir leur jugement de responsabilité. Ce fut en cette occasion que Lysias porta contre Eratosthenês son accusation, dont nous ne connaissons pas le résultat, bien que nous voyions clairement (même par le discours de l’accusateur) qu’Eratosthenês avait de puissants amis pour l’appuyer, et que les dikastes témoignèrent une répugnance considérable à le condamner[5]. Le même discours nous apprend que les Trente étaient tellement détestés dans plusieurs des États qui entouraient l’Attique, qu’on y rendit des décrets formels ordonnant leur expulsion ou s’opposant à leur venue[6]. On permit aux fils, même de ceux des Trente qui ne revinrent pas, de rester à Athènes, et,de jouir de leurs droits de citoyens sans être inquiétés[7], modération rare dans la guerre politique grecque.

Le premier vote public des Athéniens, après la conclusion de la paix avec Sparte et le retour des exilés,-fut de rétablir la première démocratie purement et simplement, de tirer au sort les neuf archontes et le sénat des Cinq. Cents, et de choisir les généraux, — tout comme auparavant. Il parait que ce rétablissement de la constitution précédente rencontra une opposition partielle de la part d’un citoyen nommé Phormisios, qui, ayant servi avec Thrasyboulos à Peiræeus, proposait actuellement que les privilèges politiques fussent à l’avenir restreints aux possesseurs de terre en Attique. Sa proposition était censée être appuyée par les Lacédæmoniens, et elle était recommandée comme propre à faire marcher Athènes en meilleure harmonie avec eux. Elle fut présentée comme un compromis entre l’oligarchie et la démocratie, excluant à la fois les citoyens pauvres et ceux dont la fortune consistait soit en biens meubles, soit en terres situées au dehors de l’Attique ; de sorte que le nombre collectif des personnes privées de droit aurait été de cinq mille. Comme Athènes avait perdu à ce moment sa flotte et son empire maritime, et que l’importance de Peiræeus était fort diminuée non seulement par ces pertes, mais par la démolition des murs particuliers et par celle des Longs Murs, — Phormisios et autres crurent l’occasion favorable pour exclure la multitude maritime et commerçante du rôle des citoyens. Beaucoup de ces hommes ont dû être dans une position aisée et même opulente ; mais la masse était pauvre ; et Phormisios avait naturellement à son service les arguments ordinaires, par lesquels on essaye de prouver que les hommes pauvres n’ont pas à porter de jugement sur la politique ni à y prendre une part active. Niais la proposition fut rejetée ; l’orateur Lysias était au nombre de ses adversaires, et il composa contre elle un discours qui fut ou prononcé ou destiné à l’être par quelque citoyen éminent de l’assemblée[8].

Par malheur, il ne nous reste qu’un fragment du discours où la proposition est justement critiquée comme funeste et inopportune, privant Athènes d’une portion considérable de sa force, de son patriotisme et de son harmonie légitimes, et même d’hommes aisés capables de servir comme hoplites ou cavaliers, — à un moment où elle se relevait à peine d’une prostration absolue. Jamais certainement le sophisme qui rattacha la dépravation ou l’incapacité politique à une condition pauvre, et la vertu ou le jugement politique à la richesse, — ne fut dévoilé d’une manière plus évidente que par rapport à la récente expérience d’Athènes. La remarque de Thrasyboulos était très vraie[9], — à savoir qu’un plus grand nombre d’atrocités, tant contre les personnes que contre les biens, avaient été commises en peu de mois par les Trente, et encouragées par la classe des cavaliers, tous hommes riches, — que la majorité pauvre du dêmos n’en avait sanctionné pendant deux générations de démocratie. De plus, nous savons, sur l’autorité d’un témoin hostile à la démocratie, que les citoyens athéniens pauvres, qui servaient à bord des vaisseaux et ailleurs, obéissaient avec exactitude à leurs chefs, tandis que les citoyens riches, qui servaient comme hoplites et cavaliers, et qui prétendaient à une plus haute estime individuelle, étaient beaucoup moins réguliers dans le service public[10].

La motion de Phormisios étant rejetée, l’ancienne démocratie fut rétablie sans réserve, avec les ordonnances de Drakôn, et les lois, les mesures et les poids de Sol&n. Mais en y regardant de plus près, on trouva que la dernière partie de la résolution était incompatible avec l’amnistie que l’on venait de jurer. Suivant les lois de Solôn et de Drakôn, les auteurs d’énormités sous Ies Trente s’étaient rendus coupables, et étaient susceptibles d’être jugés. Pour échapper à cette conséquence, on rendit, sur la proposition de Tisamenos, un second psêphisma, ou décret, pour revoir Ies lois de Solôn et de Drakôn, et pour les promulguer de nouveau, avec les additions et les changements qui pourraient être jugés convenables. Cinq cents citoyens venaient d’être choisis par le peuple comme nomothetæ on législateurs, au même moment ou le sénat des Cinq Cents était tiré au sort : dans ces nomothetæ, le sénat choisit un petit nombre d’hommes d’élite, dont le devoir fut d’examiner toutes les propositions d’amendement ou d’addition aux lois de l’ancienne démocratie, et de les soumettre à l’examen public en les plaçant devant les statues des héros éponymes, dans le mois courant alors[11]. Le sénat et le corps entier des cinq cents nomothetæ devaient alors être rassemblés, afin que chacun pût passer en revue, séparément, et les anciennes lois et les nouvelles propositions ; les nomothetæ ayant préalablement juré de décider justement. Pendant le cours de cette discussion, tout simple citoyen avait la liberté d’entrer dans le sénat et de donner son opinion avec des raisons pour ou contre toute loi. Toutes les lois qui se trouvaient ainsi approuvées (d’abord par le sénat, ensuite par les nomothetæ), mais non d’autres, — devaient être remises aux magistrats, et inscrites sur les murs du portique appelé Pœkilê, pour qu’elles fussent connues du public, comme devant être les régulatrices futures de la cité. Après que les lois avaient été promulguées par cette inscription publique, le sénat de l’Aréopage avait ordre de prendre soin qu’elles fussent dûment observées et imposées par les magistrats. On nommait un comité provisoire de vingt citoyens qui devait être responsable en général à l’égard de la cité pendant le temps occupé à cette révision[12].

Aussitôt que les lois eurent été révisées et inscrites publiquement dans le Pœkilê (le Pécile), suivant le décret mentionné plus haut, on rendit deux dernières lois qui remplirent complètement les voeux des citoyens (403 av. J.-C.).

La première de ces lois défendait aux magistrats d’agir d’après une loi quelconque qui ne fût pas du nombre de celles qui étaient inscrites, ou de permettre qu’on agît d’après elle ; et elle déclarait qu’aucun psêphisma, soit du sénat, soit du peuple, ne dominerait aucune loi[13]. Elle renouvelait aussi l’ancienne prohibition (datant de l’époque de Kleisthenês et de la première origine de la démocratie), qui interdisait de rendre une loi spéciale infligeant une peine directe à un Athénien quelconque individuellement séparément des autres, si ce n’est par les votes secrets de six mille citoyens.

La seconde des deux lois prescrivait que tous les jugements et arrêts légaux qui avaient été rendus dans la démocratie antérieure fussent tenus pour valides et inattaquables, — mais elle annulait formellement tous ceux qui avaient été rendus sous les Trente. Elle enjoignait, en outre, que les lois révisées et inscrites actuellement n’eussent leur effet qu’à partir de l’archontat d’Eukleidês, c’est-à-dire à partir de la nomination d’archontes créés après le retour récent de Thrasyboulos et le rétablissement de la démocratie[14].

En vertu de ces lois à jamais mémorables, tous les, actes antérieurs à la nomination de l’archonte Eukleidês et de ses collègues (dans l’été de 403 av. J.-C.) ne durent servir de base à un procès criminel contre aucun citoyen, Pour assurer plus complètement la mise à exécution de cette mesure, on ajouta une clause spéciale au serment prononcé annuellement par les sénateurs, aussi bien qu’à celui que prononçaient les dikastes hêliastiques. Les sénateurs s’engagèrent par serment à ne recevoir aucune accusation, et à n’exécuter aucun arrêt, fondés sur un fait quelconque antérieur à l’archontat d’Eukleidês, excepté seulement contre les Trente et les autres individus expressément exclus de l’amnistie, et actuellement en exil[15]. Au serment prononcé chaque année par les héliastes également, on ajouta la clause suivante : — Je ne me rappellerai pas les torts passés, et je n’appuierai personne autre qui se les rappellera ; au contraire[16], je donnerai mon vote conformément aux lois existantes : lois qui déclaraient elles-mêmes n’avoir d’effet qu’à partir de l’archontat d’Eukleidês.

On prit encore une autre précaution pour empêcher toute action en réparation ou en dommages fondée sur des actes antérieurs à l’archontat d’Eukleidês. Sur la motion d’Archinos (le principal collègue de Thrasyboulos à Phylê), on rendit, une loi qui permettait à tout défendeur contre lequel une pareille action était dirigée de plaider une exception déclinatoire (ou Paragraphê), sur le motif spécial de l’amnistie et de la prescription légale qui s’y rattachait. L’effet légal de cette paragraphê ou exception déclinatoire, dans la procédure attique, était d’augmenter à la fois la chance d’échec et la responsabilité pécuniaire en cas d’échec, du côté du demandeur, et aussi d’améliorer considérablement les chances du défendeur. Cette loi fut, dit-on, proposée par Archinos, quand il vit que quelques personnes commençaient à intenter des actions judiciaires, malgré l’amnistie ; et afin de mieux empêcher toute réclamation de ce genre[17].

Grâce à ces lois additionnelles, on frit assuré que les opérations des cours de justice seraient en pleine conformité avec l’amnistie récemment jurée, et que, ni directement ni indirectement, personne ne serait inquiété pour des fautes commises antérieurement à Eukleidês. Et dans le fait ; l’amnistie fut fidèlement observée : les exilés rentrant de Peiræeus et les cavaliers avec les autres partisans des Trente à Athènes se mêlèrent de nouveau dans une égale et harmonieuse démocratie.

Huit ans avant ces incidents, nous avons vu la conspiration oligarchique des Quatre Cents heureuse pour un moment et renversée ensuite, et nous avons eu occasion de signaler, par rapport à cet événement, l’absence étonnante de toute violence réactionnaire de la part du peuple victorieux, à un moment de sérieuse provocation pour le passé et d’appréhension extrême pour l’avenir. Nous faisions remarquer que Thucydide, qui n’était pas ami de la démocratie athénienne, choisissait précisément cette occasion, — dans laquelle on aurait pu regarder comme probable et naturelle quelque manifestation de mouvement vindicatif, — pour accorder les éloges les plus complets à sa conduite douce et modérée. Si l’historien avait vécu pour décrire le règne des Trente et la restauration qui le suivit, nous ne pouvons douter que son langage n’eût été encore plus chaleureux et plus expressif dans le même sens. Il y a peu d’événements dans l’histoire ancienne ou dans la moderne qui soient plus étonnants que la conduite du peuple athénien, quand il recouvra sa démocratie après le renversement des Trente ; et quand nous la rapprochons du même phénomène après la déposition des Quatre Cents, nous voyons que ni l’une ni l’autre ne provinrent d’un caprice ou d’un accident particulier du moment ; toutes deux dépendirent d’attributs permanents du caractère populaire. Si nous ne connaissions rien autre chose que les événements de ces deux périodes, nous serions autorisés à écarter, sur cette seule preuve, la série d’épithètes méprisantes, — étourdi, irascible, jaloux, injuste, avide, etc., — que M. Mitford prononce si fréquemment tour à tour, et qu’il insinue même quand il ne les prononce pas, relativement au peuple athénien[18]. Un peuple dont le caractère et la moralité habituels méritaient ces épithètes n’aurait pu agir comme le firent les Athéniens tant après le Quatre Cents qu’après les Trente. On peut trouver -dans leur Histoire des actes qui justifient un blâme sévère ; mais quant aux éléments permanents de caractère, tant moral qu’intellectuel, aucune population dans l’histoire n’a jamais fournie de preuve plus forte que les Athéniens dans ces deux mémorables occasions.

Si nous suivons les actes des Trente, nous verrons que les cavaliers et les trois mille hoplites privilégiés dans la ville avaient pris part à toute espèce de crime infâme qui pouvait s’imaginer en vue d’exaspérer les sentiments des exilés ; Ces derniers, à leur retour, virent devant eux dés hommes qui avaient livré leurs parents pour qu’ils fussent mis à mort sans jugement, — qui s’étaient emparés de leurs biens et en avaient joui, — qui les avaient chassés tous de la ville et pour la plupart de l’Attique, — et qui avaient conservé l’empire, non seulement en renversant la constitution, niais encore en appelant et en soudoyant des gardes étrangers. Ces atrocités, conçues et ordonnées par les Trente, avaient été exécutées à l’aide et au profit commun (comme Kritias le faisait justement remarquer)[19] de ces maîtres de la ville que les exilés trouvèrent à leur retour. Or, Thrasyboulos, Anytos et — le reste de ces exilés virent leurs biens entièrement pillés et usurpés par d’autres pendant le petit nombre de mois que dura leur absence : nous pouvons présumer que leurs terres, — qui n’avaient probablement pas été vendues, mais accordées à des membres individuels ou à des partisans des Trente[20], — leur furent rendues ; mais les biens meubles ne pouvaient être réclamés, et les pertes dont ils continuaient à souffrir étaient prodigieuses. Les hommes qui avaient causé ces pertes et qui en avaient profité[21], — en déployant souvent une grande brutalité à l’égard des épouses et des familles des exilés, comme nous le savons par le cas de l’orateur Lysias, — étaient actuellement à Athènes, tous individuellement bien connus de ceux qu’ils avaient persécutés. De même, les fils et les frères de Leôn et des autres victimes des Trente voyaient devant eux les mêmes citoyens par les mains desquels leurs parents innocents avaient été livrés pour être emprisonnés et exécutés sans jugement[22]. La somme de maux soufferts avait été infiniment plus grande qu’à l’époque des Quatre Cents, et la provocation, sur toute sorte de motifs publics et privés, violente à un degré qui ne fut jamais dépassé dans l’histoire. Toutefois, nous voyons la multitude victorieuse, avec cette blessure au coeur tolite récente, dans la dernière occasion aussi bien que dans la première, ensevelir le passé dans une amnistie accordée sans aucune distinction et ne désirer pour l’avenir que la marche harmonieuse de-la démocratie renouvelée et universelle. Nous voyons le sentiment de la chose publique dans le dêmos, faisant contrasté deux fois avec le sentiment de faction dans une oligarchie dominante[23], triomphant deux fois des motifs contraires les plus forts, des souvenirs les plus amers de meurtre et de spoliation injustes, de tout cet entraînement passionné de désir réactionnaire qui caractérise le moment d’une restauration politique. Sanglant sera le règne de ce roi qui rentre de l’exil, dans son royaume, — dit le poète latin : sanglant en effet avait été le gouvernement de Kritias et de ces oligarques qui étaient récemment revenus de l’exil. Dur est un dêmos (fait observer Æschyle) qui vient d’être délivré des maux[24]. Mais le dêmos athénien, en revenant de Peiræeus, présenta, après de cruelles injustices souffertes, le rare phénomène d’une restauration sacrifiant tout violent mouvement de représailles à une considération généreuse et réfléchie pour la marche future de la république. Thucydide fait remarquer que la modération dans l’antipathie politique qui prévalut à Athènes, après la victoire du peuple sur les Quatre Cents, fut la principale, cause à laquelle Athènes dut de revivre en sortant du profond abaissement et du grand danger publics, où elle était plongée[25]. Cette remarque s’applique avec beaucoup plus de force à la restauration qui suivit les Trente, quand la condition publique d’Athènes était au dernier degré d’un avilissement dont rien n’aurait pu la tirer que cette sagesse et ce patriotisme exemplaires de la part de son dêmos victorieux. Ces qualités seules auraient pu la mettre en état d’accomplir cette résurrection partielle, qui en fit un État séparé, indépendant et puissant, — et qui nous fournira une matière pour la portion subséquente de notre histoire.

Pendant que nous signalons la mémorable résolution que prirent les Athéniens d’oublier ce qui ne pouvait être rappelé sans ruiner la marche future de la démocratie, — nous devons en même temps faire remarquer ce qu’ils s’appliquèrent particulièrement à préserver de l’oubli. Ils reconnurent formellement tous les cas jugés et tous les droits de propriété tels qu’ils existaient sous la démocratie antérieure aux Trente. Vous déclarâtes, concitoyens (dit Andocide), que tous les verdicts judiciaires et toutes les décisions d’arbitres rendus sous la démocratie demeureraient valides, afin qu’il n’y eût ni abolition de dettes ni renversement de droits privés ; mais afin que chacun eût le moyen d’exiger l’accomplissement d’un contrat passé entre lui et d’autres[26]. » Si le peuple athénien avait été animé de ce désir avide de dépouiller les riches, s’il avait été soumis à la passion du moment, ce que M. Mitford lui impute dans tant de chapitres de son histoire, — il ne manqua à ce moment ni motif ni occasion pour une confiscation en masse, dont les riches eux-mêmes, pendant la domination des Trente, avaient donné d’abondants exemples. L’amnistie, quant aux fautes politiques, et la mémoire indélébile, quant aux droits de propriété, sont également remarquables comme preuve de caractère réel du dêmos athénien.

Si nous avions besoin d’une autre preuve pour nous convaincre que les Athéniens étaient capables d’adopter les vues les plus larges et les plus saines dans une situation politique difficile, nous la trouverions dans une autre de leurs mesures à cette époque critique. Les Dix, qui avaient succédé à la présidence oligarchique d’Athènes après la mort de Kritias et l’expulsion des Trente, avaient emprunté à Sparte la somme de cent talents, dans le dessein exprès de faire la guerre aux exilés de Peiræeus. Après la paix, il était nécessaire que cette somme fût rendue, et quelques personnes proposèrent qu’on recourût aux biens des individus et du parti qui avaient emprunté l’argent. L’équité apparente de la proposition se st sans douté sentir avec une force particulière a un moment où le trésor public était dans un extrême dénuement. Néanmoins, les chefs démocratiques et le peuple s’y opposèrent décidément et résolurent de reconnaître la dette comme charge publique ; et c’est à de titre qu’elle fut liquidée plus tard, après quelque délai provenant de la pénurie du trésor[27].

Tout ce que l’on réclama des cavaliers oui chevaliers qui .avaient servi activement les Trente fut qu’ils rendissent les sommes qui leur avaient été avancées par ces : derniers pour s’équiper. Cette avance faite aux cavaliers, sujette a un remboursement subséquent et vraisemblablement distincte de la paye militaire régulière, parait avoir été un usage habituel dans l’ancienne démocratie[28] ; mais nous pouvons croire sans peine que les Trente avaient porté cet usage à un excès abusif, dans leur désir d’enrôler ou de stimuler des partisans, — si nous nous rappelons qu’ils recouraient a des moyens plus infâmes dans le même but. Il existait naturellement de grandes différences individuelles entre ces Chevaliers, quant au degré auquel chacun d’eue s’était prêté aux méfaits de l’oligarchie. On n’inquiéta pas même les plus coupables d’entre eux, et on les envoya quatre ans plus tard servir avec Agésilas en Asie à un moment où les Lacédæmoniens demandèrent à Athènes un contingent de cavalerie[29], le dêmos étant charmé de pouvoir leur procurer un honorable service à l’étranger. Mais le corps général des cavaliers eut si peu à souffrir du souvenir des Trente, que beaucoup d’entre eux devinrent plus tard sénateurs, généraux, hipparques, et occupèrent d’autres postes considérables dans l’Etat[30].

Bien que le décret de Tisamenos, — qui poursuivait une révision des lois sans délai, et ordonnait que les lois une fois révisées fussent affichées en public pour former le guide unique et exclusif des dikasteria, — eût été rendu immédiatement après le retour de Peiræeus et la confirmation de l’amnistie, cependant il parait qu’il s’écoula un délai considérable avant que cette ordonnance fût mise complètement à exécution. Une personne, nommée Nikomachos, étant chargée de ce devoir, est accusée de l’avoir rempli tardivement aussi bien qu’avec mauvaise foi. Lui ainsi que Tisamenos[31] était greffier ou secrétaire ; nom qui comprenait une classe d’officiers payés, extrêmement importants dans le détail des affaires à Athènes, bien qu’ils fussent vraisemblablement de basse naissance, et considérés comme occupant une position subordonnée, exposés aux ris moqueurs d’orateurs hostiles. Les conseils, les magistrats, les corps publics étaient si souvent changés à Athènes, que la continuité des affaires publiques n’avait pu être maintenue que par des secrétaires payés de ce caractère, qui se consacraient constamment à ce devoir[32].

Nikomachos avait été nommé pendant la démocratie antérieure aux Trente, afin qu’il préparât une copie nette des vieilles lois de Solôn et qu’il les affichât de nouveau (probablement en caractères plus distincts et à une place où le public les lirait plus commodément). Nous pouvons bien comprendre que le sentiment démocratique renouvelé, — qui éclata après l’expulsion des Quatre Cents et dicta le violent psêphisma de Demophantos, — put naturellement produire aussi une commission pareille, à laquelle était propre Nikomachos, tant comme l’un des greffiers ou secrétaires publics, que comme habile orateur[33]. Son accusateur (pour lequel Lysias composa son trentième discours que nous avons aujourd’hui) le dénonce comme ayant non seulement traîné à dessein cette affaire en longueur, avec l’intention de prolonger la période de rémunération, — mais même comme ayant de mauvaise foi altéré les anciennes lois, ale moyen de nouvelles interpolations aussi lien que d’omissions. Dans quelle mesure ces accusations ont-elles pu être méritées ? c’est ce que nous n’avons pas le moyen de juger ; mais même en admettant que Nikomachos ait été à la fois honnête et diligent, il dut ne pas trouve une médiocre difficulté à s’acquitter convenablement de son devoir d’anagrapheus[34], ou copiste, chargé de transcrire toutes les anciennes lois d’Athènes, à partir de Solôn. Mais la phraséologie de ces anciennes lois, et l’alphabet dans lequel elles étaient écrites, étaient dans bien des cas tombés en désuétude et hors d’usage[35] ; tandis que, sans doute, il y avait également des cas où une loi différait d’une autre, en tout ou en partie. Or ces contradictions et ces archaïsmes étaient de nature à devenir choquants, si on les inscrivait à une nouvelle place, et en caractères nets et nouveaux ; cependant Nikomachos n’avait pas qualité pour faire le plus petit changement, et naturellement il pouvait être lent à s’acquitter d’une commission dont le résultat ne lui promettait pas beaucoup d’honneur.

Ces remarques tendent à montrer que la nécessité d’une collection et d’une publication nouvelles (si nous pouvons employer ce terme) s’était fait sentir avant la période des Trente ; mais un pareil projet ne pouvait guère être réalisé, sans qu’en même temps on révisât les lois, comme corps, qu’on écartât toutes les contradictions flagrantes et qu’on rectifiât ce qui pouvait manifestement déplaire à l’époque, soit en substance, soit par le style. Or le psêphisma de Tisamenos, l’une des premières mesures de la démocratie renouvelée après les Trente, prescrivait à la fois cette révision et proposait un corps pour la faire ; mais alors Archinos proposa et enleva un décret additionnel, relatif à l’alphabet qui servirait à la rédaction des lois révisées. L’alphabet ionien, — c’est-à-dire l’alphabet grec complet de vingt-quatre lettres, comme il est écrit et imprimé aujourd’hui, — avait été en usage universellement à Athènes pendant un temps considérable, apparemment durant deux générations ; mais, par suite d’une fidélité tenace à l’ancienne coutume, les lois avaient continué d’être écrites avec l’ancien alphabet attique de seize ou de dix-huit lettres seulement. On ordonna alors qu’on cesserait l’usage de cet alphabet incomplet, et qu’on se servirait de l’alphabet ionien complet pour écrire les lois révisées, aussi bien que les futurs, actes publics[36].

Grâce en partie à cette importante réforme, en partie au corps chargé de la révision, en partie à l’action de Nikomachos, que l’on maintint encore dans : la fonction d’anagrapheus, — la révision, l’inscription et la publication des lois dans leur nouvel alphabet furent enfin achevées. Mais il semble qu’il fallut deux ans pour terminer l’opération,

ou du moins deus années s’écoulèrent avant que Nikomachos subît son jugement de responsabilité[37]. Il paraît avoir fait diverses propositions nouvelles de son invention, qui furent du nombre de celles que les nomothetæ adoptèrent : c’est pour elles que son accusateur l’attaqua, au jugement de responsabilité, aussi bien que sur l’allégation encore plus grave d’avoir par corruption falsifié les décisions de ce corps, — en écrivant ce qu’il n’avait pas sanctionné, ou en supprimant ce qu’il avait sanctionné[38].

L’archontat d’Eukleidês, qui succéda immédiatement à l’anarchie (comme on nomma l’archontat de Pythodôros, ou la période des Trente), devint ainsi un point cardinal, ou époque dans l’histoire athénienne. Nous ne pavons douter que ces lois ne sortissent de cette révision considérablement modifiées, bien que, par malheur, nous ne possédions pas de particularités sur le sujet. Nous savons que les droits politiques furent, sur la proposition d’Aristophon, restreints pour l’avenir, au point que personne ne put être citoyen de naissance, si ce n’est le fils de parents citoyens des deux côtés ; tandis qu’antérieurement il avait suffi que le père seul fût citoyen[39]. Le rhéteur Lysias, metœkos par position, avait non seulement subi de grandes pertes, et échappé de très près aux coups des Trente (qui mirent réellement à mort son frère Polemarchos), — mais il avait contribué, au moyen d’une somme considérable, à aider les efforts armés des exilés sous Thrasyboulos au Peiræeus. Comme récompense et compensation de tels antécédents, ce dernier proposa que les droits de citoyen lui fussent conférés : mais on nous dit que ce décret, bien qu’adopté par le peuple, fut plus tard attaqué par Archinos comme illégal ou contraire aux formes, et annulé. Lysias, ainsi frustré du droit de cité, passa le reste de sa vie comme isotelês, ou non citoyen, dans la condition la meilleure, exempt des charges particulières imposées à la classe des metœki[40].

Ce refus du droit de cité à un homme éminent tel que Lysias, qui avait agi et souffert pour la cause de la démocratie, combiné avec le décret d’Aristophon signalé plus haut, implique un degré de rigueur accrue que nous ne pouvons expliquer qu’en partie. Ce n’était pas seulement au renouvellement de sa démocratie qu’Athènes avait alors à pourvoir. Elle avait aussi à accommoder sa législation et son administration à sa marche future comme État isolé, sans empire ni dépendances étrangères. Dans ce dessein, des changements considérables ont dû être nécessaires ; entre autres, nous savons qu’an abolit le conseil des hellenotamiæ — nommés dans l’origine pour percevoir et administrer le tribut de Dêlos, mais qui attirèrent graduellement à eux des fonctions plus étendues, jusqu’à ce qu’ils finissent par être, immédiatement avant les Trente, les payeurs généraux de l’État —, et que ceux de ces devoirs qui ne cessèrent pas avec la perte de l’empire furent transférés à deux nouveaux officiers, — le trésorier de guerre et l’administrateur du theôrikon, ou fonds destinés aux fêtes religieuses[41].

Quant ê, ces deus nouveaux départements, dont le dernier surtout devint si étendu qu’il comprit la plupart des dépenses d’un établissement de paix, j’en parlerai plus complètement ci-après ; a présent, je me contente de les signaler comme manifestations du changement considérable qui s’opéra dans l’administration athénienne, par suite de la perte de l’empire. Il y eut sans doute beaucoup d’autres changements provenant de la même cause, bien que nous ne les connaissions pas en détail, et j’incline à mettre dans le nombre le changement mentionné plus haut relativement au droit de cité. Tant que l’empire athénien dura, les citoyens d’Athènes furent répandus sur la mer Ægée en qualité de toute sorte, — comme colons, marchands, navigateurs, soldats, etc., ce qui a dû considérablement encourager des mariages entre eux et les femmes d’autres États insulaires grecs. En effet, on nous dit même qu’une permission expresse de connubium avec des Athéniens fut accordée aux habitants de l’Eubœa[42], — fait (signalé par Lysias) de quelque importance en ce qu’il jette du jour sur la tendance de l’empire athénien à multiplier les liens de famille entre Athènes et les villes alliées. Or, selon la loi qui dominait avant Eukleidês, le fils issu de tout mariage pareil était de naissance citoyen athénien ; arrangement à cette époque utile à Athènes en ce qu’il fortifiait les liens de son empire, et éminemment utile à un point de vue plus large, comme citant au nombre des causes de la sympathie panhellénique. Mais quand Athènes fut privée et de son empire et de sa flotte, et confinée dans les limites de l’Attique, — il ne resta plus de motif pour continuer un tel règlement ; de sorte que le sentiment de cité exclusif, naturel à l’esprit grec, redevint prédominant. Telle est peut-être l’explication de la nouvelle loi restrictive proposée par Aristophon.

Thrasyboulos et la vaillante poignée d’exilés qui s’étaient d’abord emparés de Phylê ne reçurent pas de leurs concitoyens, en signe de gratitude, de récompense plus considérable que mille drachmes pour un sacrifice commun et une offrande votive avec des rameaux d’oliviers[43]. En effet, la dette dont Athènes était redevable à Thrasyboulos n’était pas telle qu’elle pût être acquittée par de l’argent. C’est à son patriotisme individuel, dans une grande mesure, que nous pouvons attribuer non seulement le rétablissement de la démocratie, mais sa bonne conduite, une fois qu’elle fut rétablie. Combien les conséquences de ce rétablissement et la conduite dû peuple auraient été différentes, si cet événement avait eu pour auteur un homme tel qu’Alkibiadês, se servant de grands talents surtout pour favoriser sa cupidité et son pouvoir !

Toutefois, lors du rétablissement de la démocratie, Alkibiadês n’était déjà plus. Peu après la catastrophe d’Ægospotami, il avait cherché un asile dans la satrapie de Pharnabazos, ne se croyant plus à l’abri des poursuites lacédæmoniennes dans ses forts de la Chersonèse en Thrace. Il emportait avec lui beaucoup de richesses, bien qu’il en laissât plus encore derrière lui dans ces forts ; comment les avait-il acquises ? c’est ce que nous ignorons. Mais comme il passa en Asie, apparemment par le Bosphore, il fut dépouillé par les Thraces de Bithynia, et subit une grande perte avant de pouvoir arriver jusqu’à Pharnabazos en Phrygia. Renouvelant le lien d’hospitalité personnelle qu’il avait contracté avec Pharnabazos quatre ans auparavant[44], il sollicita alors du satrape un sauf-conduit jusqu’à Suse. Les ambassadeurs athéniens, — que Pharnabazos, après sa première pacification avec Alkibiadês, en 408 avant J.-C., s’était engagé à escorter jusqu’à Suse, mais qu’il avait été forcé, par l’ordre de Cyrus, de détenir comme prisonniers, — furent à ce moment même relâchés de leur détention de trois années, et purent descendre à la Propontis[45] ; et Alkibiadês, qui avait projeté cette mission dans l’origine, tenta de décider le satrape à remplir la promesse, qu’il avait faite primitivement, mais qu’il n’avait pu tenir. Les espérances du confiant exilé, le reportant à l’histoire de Themistoklês, l’amenèrent à compter sur le même succès à Suse que celui qui était échu en partage à ce dernier et le dessein n’était pas impraticable pour un homme dont les talents étaient universellement renommés, et qui avait déjà agi comme ministre de Tissaphernês.

La cour de Suse était à cette époque clans unie position particulière. Le roi Darius Nothus, étant mort récemment, avait eu pour successeur son fils aîné Artaxerxés Mnémon[46] ; mais le cadet, Cyrus, que Darius avait fait venir pendant sa dernière maladie, essaya, après la mort de ce dernier, de supplanter Artaxerxés dans la succession, — ou du moins fut supposé le faire. On le saisit ; et on se disposait à le mettre à mort, quand la reine mère Parysatis détermina Artaxerxés à lui pardonner, et à le renvoyer dans sa satrapie le long de la côte d’Iônia, oïl il travailla activement, bien qu’en secret, à acquérir les moyens de détrôner son frère, tentative mémorable dont je parlerai ci-après plus complètement. Mais ses plans, bien que soigneusement masqués, n’échappèrent pas à l’observation d’Alkibiadês, qui voulut se faire un mérite de les révéler à Suse, et devenir l’instrument qui servirait à les faire échouer. Il communiqua à Pharnabazos ses soupçons aussi bien que son projet, et il essaya de réveiller ce satrape par des craintes de danger pour l’empire, de manière à pouvoir ainsi se faire bien venir lui-même à Suse comme révélateur et auxiliaire.

Pharnabazos nourrissait déjà dans son coeur des sentiments de jalousie et d’hostilité à l’égard de Lysandros et des Lacédæmoniens (ce dont nous verrons bientôt des preuves manifestes), — et peut-être à l’égard de Cyrus également, vu que telles étaient les relations habituelles de voisinage entre les satrapes de l’empire persan. Mais les Lacédæmoniens et Cyrus étaient à ce moment tout-puissants surfa côte asiatique, de sorte que probablement il n’osa pas les exaspérer, en s’identifiant avec une mission aussi hostile, et avec un ennemi aussi dangereux pour l’un et pour les autres. Conséquemment il refusa d’accéder à la requête d’Alkibiadês ; néanmoins il lui accorda la permission clé vivre en Phrygia, et même il lui assigna un revenu. Mais les objets auxquels visait l’exilé ne tardèrent pas à être divulgués plus ou moins complètement à ceux contre lesquels ils étaient conçus. Son caractère inquiet, son esprit d’entreprise et sa capacité étaient si bien connus, qu’ils firent naître à la fois des craintes et des espérances exagérées. Non seulement Cyrus, — mais les Lacédæmoniens, étroitement alliés à Cyrus, — et les dékarchies que Lysandros avait établies dans les cités grecques de l’Asie, et qui ne maintenaient leur pouvoir que grâce à l’appui lacédæmonien, — s’inquiétèrent tous de la perspective de voir Alkibiadês agir et commander de nouveau au milieu de tant d’éléments mal assis. Et nous ne pouvons pas douter que les exilés que ces dékarchies avaient bannis, et les citoyens mal disposés qui restaient dans leur patrie sous leur gouvernement dans la crainte du bannissement ou de la mort, n’entretinssent une correspondance avec lui et ne le regardassent comme un libérateur probable. De plus, le roi spartiate Agis conservait contre lui la même antipathie personnelle qui avait déjà (quelques années auparavant) fait que l’ordre de l’assassiner avait été envoyé de Sparte en Asie. Ici il y avait assez d’éléments d’hostilité, de vengeance et d’appréhension en mouvement contre Alkibiadês, — sans qu’on ajoute foi au récit de Plutarque, qui dit que Kritias et les Trente envoyèrent informer Lysandros que l’oligarchie à Athènes ne pourrait durer tant qu’Alkibiadês vivrait. La vérité est que, bien que les Trente l’eussent compris dans la liste des exilés[47], ils avaient beaucoup moins à craindre de ses attaques ou de ses complots en Attique, que les dékarchies créées par Lysandros dans les villes d’Asie. De plus, son nom n’était pas populaire, même parmi les démocrates athéniens, comme nous le prouverons ci-après quand nous en arriverons à raconter le jugement de Sokratês. Probablement donc la prétendue intervention, de Kritias et des Trente, en vue d’obtenir le meurtre d’Alkibiadês, est une fiction des panégyristes subséquents de ce dernier a Athènes, afin de lui créer des droits a l’estime comme ami de la démocratie dont il aurait partagé les maux.

Une dépêche spéciale (ou skytalê) fut envoyée par les autorités spartiates à Lysandros en Asie, lui enjoignant d’obtenir qu’Alkibiadês fût mis à mort. En : conséquence, Lysandros communiqua cet ordre à Pharnabazos, clans la satrapie duquel résidait Alkibiadês, et il demanda qu’il fût exécuté. Tout le caractère de Pharnabazos montre qu’il ne voulait pas accomplir un pareil acte à l’égara. d’un homme avec lequel il avait contracté des liens- d’hospitalité ; sans une sincère répugnance et une forte pression,exercée du dehors, surtout en ce qu’il lui eût été facile de conniver sous main a la fuite de la victime désignée, Nous pouvons donc être sûrs que ce fut Cyrus qui, informé dés révélations qu’Alkibiadês songeait a faire, insista sur la demande de Lysandros ; et la requête combinée des deux’ fut trop formidable même pour être esquivée, et encore bien moins pour être désobéie ouvertement. En conséquence, Pharnabazos dépêcha son frère Magæos et son oncle Sisamithrês, avec une troupe d’hommes armés, pour assassiner Alkibiadês dans le village phrygien où il habitait. Ces hommes, n’osant pas pénétrer dans sa maison, l’entourèrent et y mirent le feu. Cependant Alkibiadês, après être parvenu à éteindre les flammes, se précipita sur les assaillants avec un poignard à la main droite et un manteau enroulé autour de sa main gauche pour lui servir de bouclier. Aucun d’eux n’osa l’approcher ; mais ils lancèrent sur lui une grêle de traits et de flèches jusqu’à ce qu’il pérît, n’étant protégé ni par un bouclier ni par une armure. Une femme avec laquelle il vivait, Timandra, — enveloppa son corps de vêtements qui lui appartenaient à elle-même et accomplit à son égard tous les derniers devoirs dictés par la tendresse[48].

Tel fut l’acte que Cyrus et les Lacédæmoniens ne se firent pas scrupule d’ordonner, ni l’oncle et le frère d’un satrape d’exécuter, et qui mit fin à la vie de cet Athénien célèbre avant qu’il eût atteint l’âge de cinquante ans. S’il avait vécu, nous ne pouvons douter qu’il n’eût joué de nouveau quelque rôle -remarquable ; — car ni son caractère ni ses talents ne lui auraient permis de rester dans l’ombre ; — mais eût-ce été à l’avantage d’Athènes ou non ? c’est là un point contestable. Il est certain qu’à prendre sa vie d’un bout à l’autre, le bien qu’il lui fit ne fut pas en proportion avec le mal beaucoup plus grand. Il fut plus que tout autre individu la cause de la désastreuse expédition de Sicile, bien qu’on ne puisse dire proprement que cette entreprise ait été causée par un individu quelconque ; elle émana plutôt d’un mouvement national. Après avoir d’abord, comme conseiller, contribué plus que personne à plonger les Athéniens clans cette imprudente aventure, il contribua ensuite, comme exilé, plus que personne (à l’exception de Nikias) à changer cette aventure en ruine, et ses conséquences en une ruine plus grande encore. Sans lui, Gylippos n’aurait pas été envoyé à Syracuse, — Dekeleia n’aurait pas été fortifiée, — Chios et Milêtos ne se seraient pas révoltées, — la conspiration oligarchique des Quatre Gents n’aurait pas été créée. Et l’on ne peut dire que ses trois premières années d’action comme chef athénien, dans une pensée qui lui appartient en propre, — l’alliance avec Argos et les campagnes dans le Péloponnèse, — aient été en aucune manière avantageuses à son pays. Au contraire, en prenant l’offensive là où il avait des forces à peine suffisantes pour la défensive, il mit les Lacédæmoniens en état de rétablir complètement, par l’importante victoire de Mantineia ; leur -réputation et leur ascendant compromis. La période de sa vie réellement utile à son pays et réellement glorieuse pour lui-même fut celle des trois années qui se termine par son retour à Athènes, en 407 avant J.-C. L’arrivée inattendue de Cyrus comme satrape fit échouer les résultats de ces trois années de succès ; mais, juste au moment où il convenait à Alkibiadês de mettre en avant une plus grande mesure : d’excellence, afin de réaliser ses propres promesses en face de ce nouvel obstacle, — à ce moment critique nous le voyons gâté par le bon accueil inattendu qui l’avait récemment salué à Athènes et restant misérablement au-dessous même du premier mérite qui lui avait valu cet accueil.

Si de ses exploits nous passons à ses dispositions, à ses fins et à ses moyens, — il y a peu de caractères dans l’histoire grecque qui présentent si peu à l’estime, que nous le considérions soit comme homme public, soit comme homme privé. Ses fins sont celles d’une ambition et d’une vanité exorbitantes ; ses moyens sont la rapacité et l’absence de tout scrupule, depuis ses premières relations avec Sparte et lés ambassadeurs spartiates jusqu’à la fin de sa carrière, Les manœuvres à l’aide desquelles ses ennemis politiques obtinrent d’abord son exil furent, il est vrai, basses et coupables à un haut degré. Mais nous devons nous rappeler que, si ses ennemis furent plus nombreux et plus violents que ceux de tout autre homme politique d’Athènes, la semence créatrice en fut jetée par son insolence outrecuidante et par son mépris de tout frein, légal aussi bien que social.

D’autre part, il ne fut jamais défait ni sur terre ni sur mer. Le courage, l’habileté, l’esprit d’entreprise, le moyen de se conduire avec des hommes nouveaux et dans des situations nouvelles ne lui firent jamais défaut, qualités qui, combinées avec sa haute naissance, sa fortune et ses talents personnels, suffirent pour faire de lui momentanément le premier homme de chaque parti qu’il épousa, — Athénien, Spartiate ou Persan, — oligarchique ou démocratique. Mais à aucun d’eux il n’inspira jamais de confiance durable ; tous successivement le rejetèrent. En somme, nous trouverons peu d’hommes dans lesquels des capacités éminentes pour le commandement et l’action soient si complètement déparées par un assemblage de mauvaises qualités morales qu’Alkibiadês[49].

 

 

 



[1] J’avoue, messieurs, que cela me parait aussi mauvais en principe et bien pire quant aux conséquences, qu’une suspension universelle de l’Acte d’Habeas Corpus... Loin d’adoucir les traits d’un tel principe, et d’écarter par là une partie de la haine populaire ou des terreurs naturelles qui l’accompagnent, je serais tâché qu’une chose faite contrairement à l’esprit de noble constitution ne produisit pas instantanément en fait le plus grand des maux dont elle était grosse par sa nature. C’est en restant endormi pendant longtemps, on en étant d’abord exercé très rarement, que le pouvoir arbitraire surprend un peuple. Au sujet du prochain acte inconstitutionnel, tout le beau monde sera prêt à dire :Vos prophéties sont ridicules, ces craintes sont chimériques, vous voyez combien il arrive peu de ces maux que cous prédisiez. Ainsi, par degrés, cette manière adroite d’adoucir tout pouvoir arbitraire, la prétendue rareté ou le cercle étroit de son action, seront reçus comme une sorte d’aphorismeet M. Hume ne paraîtra pas singulier en nous disant que ce pouvoir ne trouble pas plus l’humanité, que les tremblements de terre ou le tonnerre, ou les autres accidents plus extraordinaires de la nature. (Burke, Letter to the Sheriffs of Bristol, 1777 ; Burke’s Works, vol. III, p. 146-150, édit. in-8°.)

[2] Aristote, Politique, V, 7, 19.

L’épitaphe flatteuse des Trente, citée dans le Schol. d’Æschine, où ils sont loués pour avoir humilié, pendant un court espace de temps, l’insolence du maudit d,mos d’Athènes, est dans le même esprit : V. K. F. Hermann, Staatsalterthümer der Griechen, s. 70, note 9.

[3] Platon, Epistol. VII, p. 321.

[4] Andocide, De Mysteriis, s. 90.

[5] Tout cela peut se recueillir de divers passages de l’Or. XII de Lysias. Eratosthenês n’était pas seul en cause, mais il l’était conjointement avec d’autres collègues, bien que naturellement (selon le psêphisma de Kannônos) le vote des dikastes dût être rendu sur chacun d’eux séparément (s. 80, 81) : cf. s. 36.

On peut voir dans les sections 51, 56, 65, 81, 88, 91 le nombre d’amis prêts à appuyer la défense d’Eratosthenês et à obtenir son acquittement, surtout en représentant que, de tous ces Trente, c’était lui qui avait fait le moins de mal, — que tout ce qu’il avait fait l’avait été par crainte pour sa vie, — qu’il avait été le partisan et l’appui de Theramenês, dont la mémoire était populaire à ce moment.

Il y a également des preuves d’autres accusations portées contre les Trente devant le sénat de l’Aréopage (Lysias, Or. XI, cont. Theomnest. A. s. 31, B. s. 12).

[6] Lysias, Or. XII, cont. Eratosthenês, s. 36.

[7] Démosthène, adv. Bœotum de Dote Matern., c. 6, p. 1018.

[8] Denys d’Halicarnasse, Jud. de Lysiâ, c. 32, p. 526 ; Lysias, Orat. XXXIV, Bekk.

[9] Xénophon, Helléniques, II, 4, 41.

[10] Xénophon, Mémorables, III, 5, 19.

[11] Andocide, de Mysteriis, s. 83.

Réunissant les deux phrases dans lesquelles les nomothetæ sont mentionnés ici, Reiske et F.-A. Wolf (Proleg. ad Demosth. cont. Leptin., p. CXXIX) pensent qu’il y avait deus classes de nomothetæ ; l’une choisie par le sénat, l’autre par le peuple. Cela me parait très improbable. Les personnes choisies par le sénat n’étaient investies d’aucune fonction définitive ni décisive quelconque ; elles étaient simplement choisies pour examiner quelles nouvelles propositions étaient propres à être soumises à une discussion ; et elles étaient chargées de pourvoir à ce qu’on fit connaître ces propositions publiquement. Or les personnes simplement revêtues de ce caractère de comité préliminaire, ne devraient pas (à mon avis) être appelées nomothetæ. La raison qui faisait donner ce nom aux personnes mentionnées ici, c’était qu’elles étaient du nombre des cinq cents nomothetæ, auxquels appartenait définitivement le pouvoir de décider d’une manière péremptoire. Un petit comité devait naturellement être chargé de ce devoir préliminaire ; et les membres de ce petit comité devaient être choisis par l’un des corps auxquels appartenait la décision définitive, mais choisis dans l’autre.

[12] Andocide, De Mysteriis, s. 81-85.

[13] Andocide, De Mysteriis, s. 87.

[14] Andocide, De Mysteriis, s. 87. Nous voyons (par Démosthène, cont. Timokrat., c. 15, p. 718) qu’Andocide n’a pas cité la loi complètement. Il a omis des mots n’ayant pas de rapport essentiel avec le point auquel il visait. Cf. Æschine, cont. Timarch., c. 9, p. 25.

Tisamenos est probablement la même personne dont Lysias parle avec mépris — Or. XXX, Cont. Nikomach., s. 36.

Meier (De Bonis Damnatorum, p. 71) pense qu’il y a une contradiction entre le décret proposé par Tisamenos (Andocide, De Mysteriis, s. 83), et un autre décret proposé par Dioklês, cité dans le discours de Démosthène, cont. Timokratês, ch. 11, p. 713. Mais il n’y a pas de contradiction réelle entre les deux, et la seule apparence de contradiction que l’on puisse trouver résulte du fait que la loi de Dioklês n’est pas exactement donnée telle qu’elle existe actuellement.

Les mots άπ̕ Εύκλείδου, qui se trouvent entre crochets dans le relecture de cette loi, sont intercalés d’après une conjecture de moi ; et j’ose croire que quiconque lira la loi d’un bout à l’autre, et les commentaires dont l’orateur l’accompagne, verra qu’ils sont impérieusement demandés pour rendre le sens complet. Le but et le dessein entiers de la loi sont de régler clairement le temps à partir duquel chaque loi commencera à être valide.

La première partie de la loi, telle qu’elle se lit actuellement, sans ces mots, n’a pas d’à-propos ; elle ne porte ni sur le but principal que se propose Dioklês clans la seconde partie, tri sur les raisonnements postérieurs de Démosthène. Il est aisé de comprendre comment les mots άπ̕ Εύκλείδου ont dû disparaître, en voyant que άπ̕ Εύκλείδου précède immédiatement. On a dans le fait introduit une autre erreur, en mettant άπ̕ Εύκλείδου dans le premier cas, au lieu de άπ̕ Εύκλείδου, — erreur qui a été corrigée par divers éditeurs modernes, sur l’autorité de quelques MSS.

La loi de Dioklês, lue convenablement, s’accorde pleinement avec celle de Tisamenos. Meier s’étonne qu’il ne soit pas fait mention de la δοκιμασία νόμων par les nomothetæ, qui est prescrite dans un décrit de Tisamenos ; mais il n’était pas nécessaire de la mentionner expressément, puisque les mots όσοι εϊσίν άναγεγραμμέμοι présupposent la δοκιμασία antérieure.

[15] Andocide, De Mysteriis, s. 91.

[16] Andocide, De Mysteriis, s. 91.

Cette clause ne parait pas comme partie du serment héliastique donné dans Démosthène, cont. Timokratês, c. 36, p. 746. Elle fut extrêmement significative et importante pendant le petit nombre d’années qui suivirent immédiatement le rétablissement de la démocratie. Mais son importance fut essentiellement temporaire, et on la laissa la dans les vingt ou trente années après l’époque à laquelle elle s’appliquait spécialement.

[17] Le discours XVIII d’Isocrate — Paragraphê cont. Kallimach. — nous instruit sur ces points-ci, — en particulier sect. 1-4.

Kallimachos avait intenté une action contre le client d’Isocrate pour 10.000 drachmes (s. 15-17), l’accusant d’être complice de Patroklês (l’Archonte-Roi sous les Dix qui succédèrent immédiatement aux Trente, avant le retour des exilés), et de l’avoir aidé à saisir et à confisquer une somme d’argent appartenant à Kallimachos. Ce dernier, au début de cette action, fut dans la nécessité de payer les frais de procédure appelés prytaneia ; somme proportionnelle à ce qu’on réclamait, et montant à 30 drachmes, quand la somme réclamée était entre 1.000 et 10.000 drachmes. En supposant que l’action eût été directement en justice, Kallimachos, s’il eût perdu sa cause, aurait perdu ses prytaneia, mais rien de plus. Or, selon la Paragraphê permise par la loi d’Archinos, le défendeur est autorisé à jurer que l’action intentée contra lui est fondée sur un fait antérieur à l’archontat d’Eukleidês ; et alors on juge d’abord une cause, sur cette question spéciale, après quoi on permet au défendeur de parler le premier, avant le demandeur. Si le verdict, sur cette question spéciale, est rendu en faveur du défendeur, non seulement le demandeur ne peut plus pousser son action plus loin, mais il est condamné en outre à payer au défendeur l’amende appelée epôbelia, c’est-à-dire un sixième de la somme réclamée. Mais si, au contraire, le verdict sur la question spéciale est en faveur du demandeur, il est regardé comme ayant droit de poursuivre son action primitive, et de recevoir en outre immédiatement, du défendeur, la même amende ou epôbelia. On trouve des renseignements sur ces règles de : procédure dans les dikasteria attiques chez Meier et Schoemann, Attischer Prozess, p. 647 ; Platner, Prozess und Klâgen, vol. I, p. 156-162.

[18] Waschsmuth — qui admet dans son ouvrage, avec peu ou point de critique ; tout ce qui a jamais été dit contre le peuple athénien, et dans le fait contre les Grecs en général — affirme, contrairement à toute évidence et à toute probabilité, que l’amnistie ne fut pas réellement observée à Athènes (Waschsmuth, Hellen. Alterth., ch. 9, s. 71, vol. II, p. 267).

Les mots simples et clairs de Xénophon, — venant de la bouche d’un témoin si décidément hostile, — suffisent pour le réfuter (Helléniques, II, 4, 43).

Les passages auxquels Waschsmuth s’en réfère n’établissent nullement ce point, Même si des actions judiciaires ou des accusations avaient été intentées, en violation de l’amnistie, cela ne prouverait pas que le peuple la violât ; à moins que nous ne sachions aussi que le dikasterion les confirmât. Mais il ne s’en réfère à des actions ni à des accusations intentées sur un pareil motif. Il mentionne seulement quelques cas dans lesquels, une accusation étant portée sur des motifs subséquents à Eukleidês, l’accusateur dans son discours fait allusion à d’autres faits antérieurs à Eukleidês. Or tout orateur devant le dikasterion athénien se croit autorisé à rappeler devant les dikastes toute la vie passée de son adversaire, en manière de preuve analogue tendant à attester le caractère général du dernier, bon ou mauvais. Par exemple, l’accusateur de Sokratês mentionne, comme point contribuant à accuser le caractère général de Sokratês, qu’il avait été le maître de Britias ; tandis que le philosophe, dans sa défense, fait allusion à sa fermeté et à sa vertu comme Prytanis, dans l’assemblée qui condamna les généraux après la bataille des Arginusæ. Ces deux allusions sont présentées comme preuve d’un caractère en général.

[19] Xénophon, Helléniques, II, 4, 9.

[20] Xénophon, Helléniques, II, 4, 1.

[21] Isocrate, cont. Kallimach., Orat. XVIII, s. 30.

D’autre part (dans le discours XVI d’Isocrate, De Bigis, s. 56), on fait parler le jeune Alkibiadês au sujet d’autres personnes qui recouvrent leurs biens.

Mon exposé dans le tette concilie ces deus assertions. Le jeune Alkibiadês dit encore que le peuple avait voté qu’on lui accorderait une compensation pour la confiscation de la fortune de son père, mais que la puissance de ses ennemis l’en avait frustré. Nous pouvons bien douter qu’un tel vote ait été jamais rendu réellement.

Il paraît toutefois que Batrachos, un des principaux délateurs qui amenaient des victimes aux Trente, jugea prudent de vivre dans la suite hors de l’Attique (Lysias, cont. Andocide, Or. VI, s. 46), bien qu’il eût été légalement protégé par l’amnistie.

[22] Andocide, De Mysteriis, s. 94.

[23] Thucydide, VI, 39.

[24] Æschyle, Sept. ad Thebas, 1047.

[25] Thucydide, VIII, 97.

[26] Andocide, De Mysteriis, s. 88.

[27] Isocrate, Areopagit, Orat. VII, s. 77 ; Démosthène, Cont. Leptin., c. 5, p. 460.

[28] Lysias, pro Mantitheo, Or. XVI, s. 6-8. J’accepte en substance l’explication que Harpocration et Photius donnent du mot κατάστασις, malgré les objections de Bœckh, qui ne me paraissent fondées sur aucune raison suffisante. Je ne nuis m’empêcher de croire que Reiske a raison de distinguer κατάστασις de la paye — μισθός.

V. Bœckh, Public Econ. of Athens, b. II, s. 19, p. 250. Dans l’Appendice de cet ouvrage (qui n’est pas traduit en anglais avec l’ouvrage lui-même), il donne en outre le Fragment d’une inscription qu’il considère comme ayant trait à cette reprise de πατάστασις aux Cavaliers ou Chevaliers après les Trente. Mais le Fragment est tellement imparfait, qu’on ne peut rien affirmer avec certitude à son égard. V. la Staatshauth. der Athener, Appendix, vol. II, p. 207, M208.

[29] Xénophon, Helléniques, III, 1, 4.

[30] Lysias, Or. XVI, pro Mantitheo, s. 9, 10 ; Lysias, cont. Evandros, Or. XXVI, s. 21-25.

Nous voyons par ce dernier discours (s. 26) que Thrasyboulos aida dans la suite quelques-uns des principaux personnages, qui avaient été dans la ville et s’étaient opposés au retour des exilés, à surmonter les difficultés de la Dokimasia (ou examen du caractère, avant d’être admis à prendre possession d’une charge pour laquelle un homme avait été ou choisi ou désigné par le sort). Il parla en faveur d’Evandros, afin que ce dernier pût être accepté comme Archonte-Roi.

[31] Je présume avec confiance que Tisamenos le greffier, mentionné dans Lysias cont. Nikomachos, s. 37, est la même personne que Tisamenos nommé dans Andocide, De Mysteriis (s. 83), comme ayant proposé ce mémorable psêphisma.

[32] V. Public Economy of Athens de M. Bœckh, t. II, c. 8, p. 186, (Trad. Ang.) pour un sommaire de tout ce que l’on sait relativement à ces γραμματεϊς ou secrétaires.

L’expression dans Lysias, cont. Nikomachos, s. 38, est exactement expliquée par M. Bœckh comme ayant un sens très restreint, et ne s’appliquant qu’à deux années successives. Et nous pouvons douter, je crois, qu’en pratique on s’attachât rigoureusement à ce principe ; bien qu’il soit possible de supposer que ces secrétaires alternaient entre eux en passant d’un conseil ou d’un, bureau à un autre. Leur grande utilité consistait dans le fait qu’ils, étaient constamment de service, et qu’ils entretenaient ainsi la marche continu des détails.

[33] Lysias, Or. XXX, cont. Nikomachos, s. 32.

[34] Lysias, Or. XXX, cont. Nikomachos, s. 33. Waschsmuth l’appelle par erreur antigrapheus au lieu de anagrapheus (Hellén. Alterth., v. II, IX, p. 269).

Il semble par le discours VII de Lysias (s. 20, 36, 39) que Nikomachos était en inimitié avec plusieurs personnes qui employaient Lysias comme logographos ou auteur de discours.

[35] Lysias, Or. X, Cont. Theomnest. A., s. 16-20.

[36] V. Taylor, Vit. Lysiæ, p. 53, 54 ; Franz, Element. Epigraphicê Græc., Introd. p.18-24.

[37] Lysias, cont. Nikom., s. 3. Son emploi avait duré six ans entiers : —quatre ans avant les Trente, deux ans après eux — s. 7. Du moins ce semble être le sens de l’orateur.

[38] Je présume que c’est le sens de la s. 21 du discours de Lysias contre lui, voir aussi s. 33-45. — Toutefois la teneur du discours est malheureusement obscure.

[39] Isée, Or. VIII, de Miron. Sort., s. 61 ; Démosthène, cont. Eubulid., c. 10, p. 1307.

[40] Plutarque, Vit. X, Or. (Lysias), p. 836 ; Taylor, Vit. Lysiæ, p. 53.

[41] V. relativement à ce changement Bœckh, Public Econ. of Athens, II, 7, p. 180 sqq., Trad. Ang.

[42] Lysias, Fragm. Or. XXXIV. De non dissolvendâ Republica, s. 3.

[43] Æschine, Cont. Ktesiphont., c. 62, p. 437 ; Cornélius Nepos, Thrasybule, ch. 4.

[44] Xénophon, Helléniques, I, 3, 12.

[45] Xénophon, Helléniques, I, 4, 7.

[46] Xénophon, Anabase, I, 1 ; Diodore, XIII, 108.

[47] Xénophon, Helléniques, II, 3, 42 ; Isocrate, Or. XVI, De Bigis, s. 46.

[48] Je réunis ce qui me semble le récit le plus probable de la mort d’Alkibiadês d’après Plutarque, Alkibiadês, c. 38, 39 ; Diodore, XIV, 11 (qui cite Ephore, cf. Éphore, Fragm. 126, édit. Didot) ; Cornélius Nepos, Alcibiade, c. 10 ; Justin, V, 8 ; Isocrate, Or. XVI, De Bigis, s. 50.

Il y avait évidemment différentes histoires, au sujet des causes et des circonstances antérieures, parmi lesquelles il fallait faire un chois. L’extrême perfidie attribuée par Ephore à Pharnabazos ne me parait nullement dans le caractère de ce satrape.

[49] Cornélius Nepos dit (Alcibiade, c. 11) d’Alkibiadês : Hunc infamatum a plerisque tres gravissimi historici summis laudibus extulerunt : Thucydides, qui ejusdem ætatis fuit ; Theopompus, qui fuit post aliquando natus ; et Timæus ; qui quidem duo maledicentissimi, nescio quo modo, in illo uno laudando conscierunt.

Nous n’avons pas le moyen d’apprécier ce que disaient Théopompe et Timée. Mais quant à Thucydide, il faut se rappeler qu’il vante seulement la capacité et l’esprit belliqueux d’entreprise d’Alkibiadês, — rien de plus ;et il avait de bonnes raisons pour agir ainsi. Son tableau des dispositions et de la conduite d’Alkibiadês est le contraire de l’éloge.

Le discours XVI d’Isocrate, De Bigis, prononcé par le fils d’Alkibiadês, est un panégyrique étudié du caractère de son père, mais il est prodigieusement inexact, si nous le comparons avec les faits exposés dans Thucydide et dans Xénophon. Toutefois il est justifié dans ce qu’il est dit en s. 23.