HISTOIRE DE LA GRÈCE

HUITIÈME VOLUME

CHAPITRE IV — DEPUIS LE COMMENCEMENT DE LA QUATRIÈME ANNÉE DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE JUSQU’AUX SECOUSSES RÉVOLUTIONNAIRES A KORKYRA.

 

 

La seconde et la troisième année de la guerre avaient été toutes les deux des années de grandes souffrances pour les Athéniens, par suite de la durée de l’épidémie, qui ne se ralentit pas considérablement avant l’hiver de la troisième année (429-428 av. J.-C.). Il n’est pas étonnant que sous le poids d’une telle calamité leurs efforts militaires aient faibli, bien que les victoires de Phormiôn eussent porté leur réputation maritime à un plus haut point que jamais. Les effets destructifs de cette épidémie, qui se firent sentir encore, bien que le mal fût suspendu pendant la quatrième année de la guerre, procurèrent à leurs ennemis une aide importante aussi bien qu’un encouragement à persévérer. Les Péloponnésiens, sous Archidamos, renouvelèrent encore en Attique, pendant cette année, leur invasion et leurs ravages, qui avaient été interrompus l’année précédente. Comme auparavant, ils ne rencontrèrent pas de sérieuse résistance. Entrant dans le pays vers le commencement de mai, ils coati-’ Ruèrent le cours de leurs dévastations jusqu’à ce que leur provisions fussent épuisées[1]. Probablement les Athéniens s’étaient accoutumés alors à ce dommage ; mais ils ne tardèrent pas à recevoir ; même pendant que les envahisseurs étaient dans leur pays, la nouvelle d’un événement beaucoup plus embarrassant et plus formidable, — la révolte de Mitylênê et de la plus grande partie de Lesbos.

Dans le fait, cette révolte (428 av. J.-C.) ne fut pas même tout à fait imprévue pour les Athéniens. Cependant l’idée en avait germé depuis plus longtemps qu’ils ne le soupçonnaient ; car l’oligarchie mitylénæenne l’avait projetée avant-la guerre et s’était adressée secrètement à Sparte pour avoir du secours, mais sans succès. Quelque temps après que les hostilités eurent éclaté, elle reprit le projet, qui fut chaudement poussé par les Bœôtiens, parents des Lesbiens, et par la lignée æolienne et par le dialecte. Les chefs mitylénæens paraissent s’être finalement décidés à une révolte pendant l’automne ou hiver précédent. Mais ils crurent prudent de faire d’amples préparatifs avant de se déclarer ouvertement, et de plus ils prirent des mesures pour contraindre trois autres villes de Lesbos, — Antissa, Eresos et Pyrrha, à partager leur fortune, à fondre leurs propres gouvernements séparés, et à être incorporées avec Mitylênê. Mêthymna, la seconde ville de Lesbos, située au nord de l’île, leur était décidément opposée et était attachée a Athènes. Les Mitylénæens construisirent de nouveaux vaisseaux, mirent leurs murs dans un meilleur état de défense, — prolongèrent un môle afin de resserrer l’entrée de leur port, et de le rendre susceptible d’être fermé avec une chaîne, — expédièrent des émissaires pour louer des archers scythes et acheter du blé dans le Pont-Euxin, — et prirent toutes les autres mesures qui étaient nécessaires pour opposer une résistance efficace.

Bien que le caractère oligarchique de leur gouvernement leur donnât beaucoup de moyens de tenir les choses secrètes, et avant tout, les dispensât de la nécessité de consulter le peuple à l’avance, — cependant, on ne pouvait pas prendre des mesures d’une telle importance sans provoquer l’attention. Un avis indirect fut envoyé aux Athéniens par divers citoyens mitylénæens, en partie d’après un sentiment privé, en partie vu leur qualité de proxeni (ou consuls, pour employer un mot moderne qui se rapproche du sens) pour Athènes, — et en particulier par un Mitylénæen nommé Doxandros, irrité contre le gouvernement, qui avait fait échouer le mariage de ses deux fils avec deux héritières orphelines[2]. Les insulaires de Ténédos, animés d’une ancienne jalousie de voisinage à l’égard de Mitylênê, ne furent pas moins communicatifs ; de sorte que les Athéniens furent prévenus ainsi et des intrigues entre les Spartiates et Mitylênê, et de sa révolte imminente qui était certaine, s’ils n’intervenaient pas immédiatement[3].

Cette nouvelle, paraît être devenue certaine vers février ou mars 428 avant J.-C. Mais l’état de découragement des Athéniens, qu’avaient causé deux années de souffrances pendant l’épidémie, et que ne combattaient plus les utiles remontrances de Periklês, était tel qu’ils ne purent pas, dés le principe, se résoudre à croire ce qu’ils craignaient tant de trouver vrai. Lesbos, comme Chios, était leur alliée sur un pied d’égalité, restant encore dans ces conditions qui avaient d’abord été communes à tous ses membres de la confédération de Dêlos. Mitylênê ne payait pas de tribut à Athènes : elle conservait ses murailles, ses grandes forces navales, et ses vastes possessions territoriales sur le continent asiatique vis-à-vis d°elle ; son gouvernement était oligarchique, et administrait toutes les affaires intérieures sans se préoccuper d’Athènes. Ses obligations, comme alliée, était qu’en cas de guerre elle devait fournir des vaisseaux armés ; le nombre en était-il déterminé ou non, c’est ce que nous ignorons. Il lui était indubitablement interdit de faire la guerre à Ténédos, on à tout autre allié sujet d’Athènes : et son gouvernement ou ses citoyens étaient probablement considérés comme sujets à répondre devant les dikasteria athéniens, en cas de plainte d’injure portée par le gouvernement, ou par les citoyens de Ténédos ou par tout autre allié d’Athènes, — ces derniers étant eux-mêmes également responsables devant les mêmes tribunaux en cas de plaintes semblables du côté de Mitylênê. Cette ville était ainsi en réalité presque indépendante, et sa puissance si considérable, que les Athéniens, craignant une lutte avec elle dans leur état actuel d’abattement, eurent de la répugnance à croire la nouvelle alarmante qui leur arrivait. Ils envoyèrent des ambassadeurs avec un message amical pour engager les Mitylénæens à suspendre ce qu’ils étaient en train de faire, et ce ne fut que quand ces envoyés furent revenus sans avoir réussi, qu’ils se virent dans la nécessité de prendre des mesures plus énergiques. Dix trirèmes mitylénæennes, qui servaient comme contingent dans la flotte athénienne, furent saisies, et leurs équipages placés sous bonne garde ; taudis que Kleippidês, alors sur le point de partir (avec deux collègues) pour conduire une flotte de quarante trirèmes autour du Péloponnèse, reçut ordre de changer sa destination et de se rendre immédiatement à Mitylênê[4]. On s’attendait qu’il ‘y arriverait vers le temps de la fête prochaine d’Apollon Maloeis, qui se célébrait dans son voisinage, — occasion dans laquelle toute la population mitylénæenne était dans l’habitude de se rendre au temple : de sorte que la ville, pendant qu’elle était ainsi abandonnée, pouvait facilement être surprise et saisie parla flotte. Dans le cas où ce calcul serait déjoué, Kleippidês reçut pour instructions, d’exiger des Mitylénæens de livrer leurs vaisseaux de guerre et de raser leurs fortifications, et s’il arrivait qu’ils fissent un refus, de les attaquer immédiatement.

Mais la publicité des débats à Athènes était beaucoup trop grande pour qu’un tel plan pût réussir. Les Mitylénæens avaient leurs espions dans la ville, et dès que la résolution fat adoptée, l’un d’eux se mit en route pour la communiquer à Mitylênê. Traversant le détroit pour se rendre à Geræstos en Eubœa, et montant à bord d’un bâtiment marchand en partance, il parvint à Mitylênê avec un vent favorable trois jours après son départ d’Athènes ; de sorte que quand Kleippidês arriva peu après, il trouva la fête ajournée et le gouvernement prêt à le recevoir. La demande qu’il envoya faire fut repoussée, et la flotte mitylénæenne sortit même du port pour l’attaquer, mais elle fut repoussée sans beaucoup de difficulté : alors les chefs mitylénæens, se voyant attaqués avant que leurs préparatifs fussent achevés, et désireux encore de gagner du temps, ouvrirent des négociations avec Kleippidês, et le déterminèrent à suspendre les hostilités jusqu’à ce que l’on pût envoyer des ambassadeurs à Athènes, — protestant qu’ils n’avaient pas sérieusement l’intention de se révolter. Il paraît que cela se passait vers le milieu de mai, peu après l’invasion lacédæmonienne en Attique.

Kleippidês fut amené, assez imprudemment, à accepter cette proposition, par la pensée que son armement n’était pas suffisant pour lutter avec une cité et une île aussi puissantes. Il resta amarré à la hauteur du port au nord de Mitylênê jusqu’à ce que les ambassadeurs — au nombre desquels se trouvait un de ces mêmes citoyens de Mitylênê qui avaient envoyé révéler le projet de révolte, mais qui depuis avait changé d’idée — fussent revenus d’Athènes. Pendant ce temps-là, le gouvernement mitylénæen, sachant bien que l’ambassade serait inutile, profita de la trêve pour expédier à Sparte, à l’insu de Kleippidês, des envoyés secrets chargés d’implorer une aide immédiate. Mais à l’arrivée du Lacédæmonien Meleas et du Thêbain Hermæondas — qui avaient été dépêchés à Mitylênê avant l’expédition, mais y étaient entrés seulement à la dérobée depuis l’arrivée de Kleippidês —, une seconde trirème fut envoyée avec eux, qui portait d’autres ambassadeurs pour réitérer les sollicitations. Ces arrivées et ces envois se firent à l’insu de l’amiral athénien ; surtout par suite de la situation particulière de la ville, qui avait été placée dans l’origine sur un petit îlot séparé de Lesbos par un étroit canal ou euripos, et s’était subséquemment étendue jusque dans l’île principale, — comme Syracuse et tant d’autres établissements grecs. Elle avait conséquemment deux ports, l’un au nord, l’autre au sud de la ville ; Kleippidês était à l’ancre à la hauteur du premier, mais le second restait non gardé[5].

Pendant que les ambassadeurs mitylénæens étaient à Athènes, l’amiral athénien reçut des renforts de Lemnos, d’Imbros, et de quelques autres alliés, aussi bien que de la ville Lesbienne de Mêthymna ; de sorte que quand les ambassadeurs revinrent, comme ils le firent bientôt avec une réponse défavorable, la guerre fut reprise avec une plus grande vigueur. Les Mitylénæens, ayant fait une sortie générale avec toutes leurs forces militaires, remportèrent quelque avantage dans le combat ; cependant, n’étant pas assez hardis pour tenir la campagne, ils se retirèrent derrière leurs murailles. La nouvelle de leur révolte, quand elle se répandit pour la première fois au dehors, produisit une impression défavorable, quant à la stabilité de l’empire athénien. Mais quand on vit, qu’ils manquaient de résolution dans leur conduite, et que leurs exploits n’étaient pas proportionnés à leur puissance supposée, il s’opéra une réaction de sentiment. Ceux de Chios et d’autres alliés vinrent avec un redoublement de zèle, pour obéir aux demandes de renforts faites par Athènes. Kleippidês trouva bientôt son armement assez considérable pour établir deus camps séparés, des marchés à provisions et des stations navales, — au nord et au sud de la ville, de manière à surveiller et à bloquer les deux ports à la fois[6]. Mais il ne commandait guère au delà de la surface de son camp, et n’était pas en état d’investir la ville par terre ; d’autant moins que les Mitylénæens avaient reçu des renforts d’Antyssa ; de Pyrrha et d’Eresos, les autres villes de Lesbos, qui étaient pour eus. Ils furent même assez forts pour marcher contre Mêthymna, dans l’espérance qu’elle leur serait livrée par un parti de l’intérieur. Mais cette attente ne fut pas réalisée, et ils ne purent faire plus que de donner plus de force aux fortifications et de confirmer la suprématie mitylénæenne dans les trois autres villes subordonnées ; de telle sorte que les Methymnæens, qui bientôt après attaquèrent Antissa., furent repoussés avec une perte considérable. L’île resta clans cet état indécis, jusqu’à ce que (à peu près vers le alois d’août 428 av. J.-C.) les Athéniens envoyassent Pachês prendre le commandement, avec un renfort dé mille hoplites, qui s’y rendirent dans des trirèmes en ramant eus mêmes. Les Athéniens furent alors assez en force non seulement pour tenir les Mitylénæens dans leurs murailles, mais encore pour entourer la ville d’un seul mur de circonvallation, fortifié par des forts séparés dans des positions convenables. Au commencement d’octobre, Mitylênê fut ainsi complètement bloquée, par terre aussi bien que par mer[7].

Cependant les ambassadeurs mitylénæens, après un pénible voyage, étaient arrivés à Sparte un peu avant la fête Olympique, vers le milieu de juin. Les Spartiates leur enjoignirent de venir à Olympia à la fête, où tous les membres de la confédération péloponnésienne étaient naturellement présents, — et là d’exposer leurs requêtes, après la fin de la fête, en présence de tous[8].

Thucydide flous a donné, avec quelque longueur, sa version du discours destiné à ce but, — discours qui n’est pas peu remarquable. Il fut prononcé par des hommes qui venaient de se révolter contre Athènes, et qui avaient le plus grand intérêt à exciter l’indignation contre elle aussi bien que la sympathie pour eux-mêmes, — et devant un auditoire composé exclusivement des ennemis d’Athènes, qui tous étaient disposés à entendre, et dont aucun n’était attentif à réfuter, les plus amères calomnies avancées contre elle : en conséquence nous nous serions attendus, de la part des Mitylénæens, au sentiment confiant d’un effort légitime et bien fondé, bien que périlleux, et à une réunion plausible d’injures et d’actes oppressifs allégués contre l’ennemi commun. Au lieu de cela, le discours est apologétique et embarrassé. L’orateur non seulement n’allègue ni extorsion ni conduite cruelle de la part d’Athènes envers les Mitylénæens, mais même il admet le fait qu’elle les a traités avec un honneur marqué[9] ; et cela encore, dans tout le cours d’une longue période de paix, pendant laquelle elle était moins dans la crainte de ses alliés en général, et aurait eu beaucoup plus de facilité à réaliser des projets de violence contre eux, qu’il ne lui était possible d’en avoir maintenant que la guerre avait éclaté, alors qu’il était vraisemblable que leurs mécontentements trouveraient de puissants protecteurs[10]. D’après son propre exposé, si les Mitylénæens avaient été parfaitement bien traités par Athènes dans le passé, ils avaient acquis maintenant, par le fait même de la guerre, une garantie plus grande pour la continuation du même traitement dans l’avenir. Néanmoins c’est sur la nécessité d’acquérir une garantie pour l’avenir qu’il appuie la justification de la révolte, sans prétendre avoir aucun sujet de plainte positive. Les Mitylénæens (assure-t-il) ne pouvaient avoir en perspective aucune garantie contre Athènes ; car elle avait successivement et systématiquement réduit en esclavage tous ses alliés, excepté Lesbos et Chios, bien que tous dans l’origine eussent été sur le pied d’égalité : et il y avait tout lieu de craindre qu’elle ne saisît la première occasion favorable d’abaisser les deux dernières au même niveau, — d’autant plus qu’elles étaient actuellement dans une position exceptionnelle et privilégiée, blessante pour son orgueil de cité : souveraine et pour son ascendant exagéré. Il avait convenu jusqu’ici à la politique d’Athènes de souffrir ces deux exceptions, comme preuve que les autres alliés avaient justement encouru leur sort, puisque autrement Lesbos et Chios, qui avaient des votes égaux, ne lui auraient pas prêté le concours de leurs forces pour les réduire[11]. Mais actuellement cette politique n’était plus nécessaire, et les Mitylénæens, se sentant libres de nom seulement, étaient impérativement appelés par égard pour leur propre sûreté à saisir la première occasion de s’émanciper en réalité. Et ce n’était pas’ seulement par intérêt pour leur propre sûreté, c’était encore un mouvement de patriotisme panhellénique ; désir de se ranger parmi les adversaires et non parmi les auxiliaires d’Athènes, usurpatrice de la souveraineté sur tant d’États grecs libres[12]. Toutefois les Mitylénæens avaient été forcés de se révolter avec des préparatifs à moitié achevés, et ils avaient en conséquence doublement droit au secours de Sparte, — la seule espérance et la seule protectrice de l’autonomie grecque. Et l’aide spartiate, si elle était maintenant prêtée sans retard et cordialement, dans une attaque renouvelée contre l’Attique cette même année, par mer aussi bien que par terre, — ne pourrait manquer d’abattre l’ennemi commun, épuisé comme l’était Athènes par la peste ainsi que par les frais d’une guerre de trois années, et employant toutes ses forces maritimes soit au siège de Mitylênê, soit autour du Péloponnèse. L’orateur finit en faisant appel non seulement au patriotisme et aux sympathies helléniques des Péloponnésiens, mais encore au nom sacré de Zeus Olympien, dans l’enceinte duquel se tenait l’assemblée, et en demandant que ses instantes prières ne fussent pas dédaignées[13].

En suivant le discours de l’orateur, nous voyons l’aveu clair que les Mitylénæens n’avaient de raison d’aucune sorte pour se plaindre de la conduite d’Athènes envers eux. Elle avait respecté à la fois leur dignité, leurs forces publiques et leur sécurité privée. Ce fait important nous sert à expliquer d’abord l’indifférence que, comme on le verra, le peuple mitylénæen montra dans la révolte ; ensuite, la résolution barbare prise par les Athéniens après sa répression.

Il y a deux raisons principales alléguées en faveur de la révolte. 1° Les Mitylénæens n’avaient pas de garantie contre la possibilité d’être réduits comme les autres par Athènes à l’état de sujets alliés. 2° Ils ne voulaient pas seconder l’ambition d’Athènes, ni s’associer à une guerre entreprise en vue de maintenir un empire essentiellement blessant pour les instincts politiques grecs.

Ces deux raisons ont de la force ; et toutes deux touchent le point sensible dé l’empire athénien. Cet empire indubitablement contrariait un des instincts fondamentaux, de l’esprit grec, — le droit qu’avait toute ville séparée d’administrer ses propres affaires politiques, exempt de tout contrôle extérieur. L’alliance péloponnésienne reconnaissait cette autonomie en théorie, par l’assemblée générale et le vote égal de tous les membres à Sparte, dans des occasions importantes ; bien qu’il fût tout à fait vrai[14] (comme le disait Periklês à Athènes) qu’en pratique on ne jouissait que d’une autonomie emprisonnée dans les lisières spartiates, — et bien que Sparte gardât constamment des otages comme gage de la fidélité des alliés arkadiens, dont elle appelait les contingents militaires sans leur faire connaître où ils étaient destinés à marcher. Mais Athènes se proclama despote, en effaçant l’autonomie de ses alliés non moins en théorie qu’en pratique. Loin d’être disposée à cultiver en eux un sentiment quelconque d’un intérêt commun et réel qu’elle partageât, elle ne les trompa même pas à l’aide de ces formes et de ces fictions qui apaisent si souvent le mécontentement dans l’absence de réalités. Sans doute la nature de son empire, à la fois étendu au loin, maritime et non uni (ou seulement partiellement uni) par une parenté de race, rendait les formes d’une délibération périodique difficiles à maintenir ; en même temps qu’elle, lui donnait comme chef naval un ascendant bien plus despotique que n’aurait pu l’exercer aucun chef sur terre. Il ‘est douteux qu’elle eût pu surmonter ces difficultés politiques, et il est certain qu’elle n’essaya pas de le faire : de sorte que son empire resta à l’état de despotisme avoué, opposé à l’instinct politique de l’esprit grec ; et les révoltes qui s’élevèrent contre lui, comme celle de Mitylênê, en tant qu’elles représentaient un sentiment vrai et n’étaient pas seulement des mouvements d’un parti oligarchique contre leur propre démocratie, — furent des révoltes de cet instinct offensé, beaucoup plus que les conséquences d’une oppression réelle. Les Mitylénæens pouvaient certainement affirmer qu’ils n’avaient aucune garantie contre la possibilité d’être réduits un jour à la condition commune d’alliés sujets comme les autres. Toutefois, si un orateur athénien eût été présent à cette assemblée, il aurait pu répondre victorieusement à cette partie de leur raisonnement. Il aurait démontré que si Athènes avait senti quelque disposition à former un tel plan, elle aurait profité de la trêve de Quatorze ans pour l’exécuter ; et il aurait prouvé que l’abaissement des alliés par Athènes et le changement dans sa position d’État président en despote avaient été beaucoup moins intentionnels et moins systématiques que ne l’affirmait l’orateur mitylénæen.

Cependant les auditeurs péloponnésiens furent pleinement satisfaits du discours de ce dernier. Les Lesbiens furent déclarés membres de l’alliance péloponnésienne, et on décréta une seconde attaque contre l’Attique. Les Lacédæmoniens, les premiers dans le mouvement, convoquèrent des contingents de leurs divers alliés, et arrivèrent à l’Isthme avant les autres avec leurs propres troupes. Là ils se mirent à préparer des chariots ou camions pour traîner à travers l’Isthme les trirèmes qui avaient combattu contre Phormiôn, du port de Lechæon dans le golfe Saronique, afin de les employer contre Athènes. Mais le reste des alliés ne répondit pas aux appels ; ils restèrent chez eux occupés à faire leur moisson ; tandis que les Lacédæmoniens, assez désappointés de cette langueur et de cette désobéissance, furent plus confondus encore par la présence de cent trirèmes athéniennes à la hauteur de la côte de l’Isthme.

Les Athéniens, bien que la guerre leur interdit de paraître à la fête Olympique, avaient sans doute appris d’une, manière plus ou moins complète ce qui s’y était fait relativement à Mitylênê. Comme ils s’apercevaient de l’opinion que l’on avait en général de leur état abaissé et désespéré, ils se déterminèrent à la combattre par un effort énergique et immédiat. En conséquence, ils garnirent d’hommes sur-le-champ cent trirèmes, réclamant le service personnel de tous les hommes, citoyens aussi bien que Metœki, et n’exceptant que les deux classes les plus riches du cens solonien, i. e., les Pentakosiomedimni, et les Hippeis ou cavaliers. C’est avec cette flotte prodigieuse qu’ils firent une démonstration le long de l’Isthme en vue des Lacédæmoniens, et qu’ils débarquèrent sur divers points de la côte péloponnésienne pour les ravager. En même temps trente autres trirèmes athéniennes, dépêchées quelque temps auparavant en Akarnania sous Asôpios, fils de Phormiôn, avaient abordé à différentes ouvertures sur les côtes de Laconie dans le même dessein. Cette nouvelle parvint aux Lacédœmoniens à l’Isthme, tandis que l’autre grande flotte athénienne était en train de faire la parade sous leurs yeux[15]. Etonnés de cette démonstration de force à laquelle ils s’attendaient si peu, ils commencèrent à sentir combien ils avaient été trompés relativement à l’épuisement d’Athènes, et combien ils étaient incapables, surtout sans la présence de leurs alliés, d’entreprendre aucun mouvement efficace combiné :par mer et par terre contre l’Attique. Ils retournèrent donc chez eux,. se décidant à envoyer une expédition de quarante trirèmes sous Alkidas au secours de Mitylênê elle-même ; en même temps ils transmirent des ordres à leurs divers alliés, afin qu’ils fournissent ces trirèmes[16].

Cependant Asôpios, avec ses trente trirèmes, était arrivé en Akarnania, d’où tous les vaisseaux, excepté douze, furent renvoyés à Athènes. Il avait été nommé commandant comme fils de Phormiôn, qui paraît ou être mort ou être devenu impropre au service, depuis ses victoires de l’année précédente. Les Akarnaniens avaient demandé spécialement qu’un fils ou du moins quelque parent de Phormiôn fût investi du commandement de l’escadre, tellement son nom et son caractère leur étaient chers. Toutefois, Asôpios ne fit rien d’important, bien qu’il entreprit encore, conjointement avec les Akarnaniens, une expédition inutile contre Œniadæ. Il finit par être défait et tué, en tentant un débarquement sur le territoire de Leukas[17].

L’avis confiant donné par les Mitylénæens à Olympia, que l’épidémie avait mis Athènes dans un état désespéré, avait, il est vrai, été démenti d’une manière frappante par sa récente manifestation, puisque, à réunir le nombre et l’équipement, l’armée navale qu’elle avait mise dehors cet. été, monté comme elle l’était par une classe élevée de marins, surpassait celles de toutes les années précédentes ; bien que, sous le rapport du nombre seulement ; elle fût inférieure aux deux cent cinquante trirèmes qu’elle avait envoyées dans le premier été de la guerre[18]. Mais l’assertion qu’Athènes était appauvrie sous le rapport des finances n’était pas aussi dépourvue de fondement ; car tout le trésor de l’Acropolis, six mille talents au commencement de la guerre, était consumé en ce moment, à l’exception de cette réserve de mille talents qui avait été solennellement mise de côté pour répondre aux dernières exigences d’une résistance défensive. Ce fait n’a rien de surprenant, quand nous apprenons que chaque hoplite occupé pendant prés de deux ans et demi au blocus de Potidæa recevait deux drachmes par jour, une pour lui-même, l’autre pour son serviteur. Il y eut trois mille hoplites engagés pendant tout le temps du blocus, et pendant une partie considérable du temps, quatre mille six cents ; outre la flotte, dont tous les hommes recevaient une drachme par homme chaque jour. En conséquence, les Athéniens furent alors pour la première fois obligés de lever une contribution directe chez eux-mêmes, montant à deux cents talents, dans le dessein de poursuivre le siège de Mitylênê, et en même temps ils dépêchèrent Lysiklês (avec quatre collègues), à la tête de douze trirèmes, pour percevoir l’argent. Quel rapport ces vaisseaux chargés de recueillir l’argent avaient-ils avec le tribut régulier payé par les alliés sujets, ou leur était-il permis de visiter ces derniers ? C’est ce que nous ne savons pas. Dans le cas actuel, Lysiklês aborda à Myonte, près de l’embouchure du Mæandros, et s’avança dans le pays pour lever des contributions sur les villages kariens situés dans la plaine de ce fleuve. Mais il fut surpris par les Kariens, peut-être aidé par les actifs exilés samiens, à Anæa dans le voisinage, et tué avec un nombre considérable de ses hommes[19].

Tandis que les Athéniens assiégeaient ainsi Mitylênê, leurs fidèles amis les Platæens étaient restés étroitement bloqués par les Péloponnésiens et les Bœôtiens pendant plus d’une année, sans possibilité d’être secourus. Enfin les provisions commencèrent à manquer, et le général Eupompidês, soutenu par le prophète Theænetos — ces prophètes[20] étaient souvent au nombre des plus braves soldats de l’armée —, persuada la garnison d’adopter la résolution hardie, mais vraisemblablement désespérée, de sortir brusquement en franchissant le mur du blocus et malgré ceux qui le gardaient. En effet, le projet sembla si désespéré, qu’au moment de l’exécution une moitié de la garnison recula devant le danger, convaincue qu’on courait à une mort certaine ; l’autre moitié, au nombre d’environ deux cent douze, persista et s’échappa. Il eût été heureux pour les autres même de périr dans la tentative, et de prévenir ainsi le sort plus triste qui leur était réservé !

Nous avons déjà dit que la circonvallation de Platée était faite au moyen d’un double mur et d’un double fossé, l’un des fossés en dehors des murs qui entouraient la ville, l’autre entre ces murs et la ville ; les deux murs étaient à seize pieds de distance l’un de l’autre, joints ensemble et couverts d’un toit tout autour, de manière à ressembler à un seul mur épais, et à fournir aux assiégeants des quartiers couverts. La circonférence intérieure et l’extérieure étaient toutes deux garnies de créneaux, et de dix en dix créneaux venait une tour munie d’un toit qui couvrait toute la largeur du double mur, — et permettait un libre passage en dedans, mais aucun en dehors. En général, l’enceinte entière du mur couvert était veillée nuit et jour ; mais dans les nuits pluvieuses, les assiégeants s’étaient relâchés de leur vigilance au point de se retirer sous l’abri des tours, laissant les espaces intermédiaires sans gardes, et ce fut sur cette négligence que fut fondé le plan d’évasion. Les Platæens préparèrent des échelles. d’une hauteur convenable pour escalader le double mur du blocus, dont ils reconnurent la hauteur en comptant à plusieurs reprises les rangées de briques, qui étaient assez près pour être distinguées, et qui n’étaient point entièrement badigeonnées. Dans une froide et sombre nuit de décembre, au milieu de la pluie, du grésil et des mugissements du sent, ils sortirent des portes, armés à la légère, quelques-uns d’entre eux ayant des boucliers et des lances, mais la plupart avec des cuirasses, des javelines, des arcs et des flèches. Le pied droit était nu, mais le gauche chaussé, de manière à lui donner un point d’appui plus assuré sur le sol fangeux[21]. Ayant soin de sortir avec le vent au visage, assez éloignés les uns des autres pour éviter tout bruit d’armes, ils franchirent le fossé intérieur et parvinrent au pied du mur sans être découverts. Les échelles, portées en avant, furent immédiatement plantées, et Ammeas, fils de Korœbos, suivi de, onze autres armés seulement d’une courte épée et d’une cuirasse, gravit le mur ; d’autres armés de lances le suivirent, leurs boucliers étant portés par leurs camarades qui se trouvaient derrière eux et qui les leur passaient quand ils étaient sur la crête. Cette première compagnie était chargée de s’emparer des deux tours à droite et à gauche, et de les garder, de manière à laisser le lieu intermédiaire libre pour le passage. Cela se fit heureusement ; on surprit et on tua les, gardes dans les deux tours, sans donner l’alarme au reste des assiégeants. Beaucoup de Platæens avaient déjà atteint le haut du mur, quand le bruit d’une tuile que l’un d’eux fit tomber accidentellement trahit ce qui se passait. Immédiatement il s’éleva un cri général, l’alarme fut donnée, et la garnison réveillée s’élança d’en bas au sommet du mur, sans savoir toutefois où trouver l’ennemi ; perplexité encore augmentée par les Platæens de la ville, qui saisirent l’occasion pour faire une fausse attaque du côté opposé. Au milieu d’une telle confusion et d’une telle obscurité, le détachement chargé du blocus ne savait où diriger ses coups, et tous restèrent à leurs postes, excepté une réserve de trois cents hommes, tenus constamment prêts pour des éventualités spéciales, qui sortirent et firent patrouille à l’extérieur du fossé pour intercepter tout fugitif venant de l’intérieur. En même temps on éleva des fanaux pour avertir les alliés à Thèbes. Mais, dans ce cas encore, les Platæens de la ville, dans leur prévoyance, avaient préparé de leur côté des fanaux, qu’ils hissèrent sur le champ afin d’enlever à cette communication télégraphique toute signification spéciale[22].

Cependant les Platæens qui fuyaient, maîtres des deux tours contiguës, — sur le sommet desquelles quelques-uns d’entre eux montèrent, tandis que d’autres en gardaient l’entrée, de manière à repousser avec des lances et des traits toute approche des ennemis, — ces Platæens, dis-je, poursuivirent leur fuite sans interruption sur l’espace intermédiaire, en renversant les créneaux afin de le rendre plus uni et de planter un plus grand nombre d’échelles. C’est de cette manière qu’ils passèrent tous successivement et franchirent le fossé extérieur. Chaque homme, immédiatement après avoir traversé, se tenait sur le bord extérieur avec un arc et une javeline prêt à repousser les assaillants et à assurer le passage de ses camarades en arrière. Enfin, quand tous furent descendus, il restait la dernière et la plus grande difficulté, — l’évasion de ceux qui occupaient les deux tours et maintenaient libre la portion intermédiaire du mur ; cependant ceci même s’accomplit heureusement et sans pertes. Le fossé extérieur se trouva être un obstacle, — il était si rempli d’eau de pluie qu’il était à peine guéable, et il était encore couvert d’une mince couche de glace, par suite d’une précédente gelée ; car l’orage, qui à d’autres égards favorisait le plus leur évasion, retardait ici pour eux le passage du fossé par une accumulation insolite d’eau. Toutefois, ce fut seulement quand ils eurent tous passé, excepté les défenseurs des tours, — qui étaient encore en train de descendre et de traverser le fossé avec peine, — qu’on vit approcher la réserve des trois cents Péloponnésiens avec des torches. Leur côté droit, que ne protégeait pas le bouclier, étant tourné vers le fossé, les Platæens, qui avaient déjà passé et qui se tenaient sur le bord, les accablèrent immédiatement de flèches et de javelines, — les torches leur permettaient. de choisir un but passable, tandis que les Péloponnésiens, de leur côté, ne pouvaient distinguer leurs ennemis dans les ténèbres, et qu’ils n’avaient aucune, connaissance préalable de leur position. Ils furent ainsi tenus en échec jusqu’à ce que les derniers Platæens eussent surmonté les difficultés du passage ; ensuite tout le corps s’en alla furtivement et aussi vite qu’il put, en prenant d’abord la route de Thèbes, tandis que l’on voyait ceux qui les poursuivaient suivre avec leurs torches la direction opposée, sur le chemin qui menait à Athènes par les hauteurs appelées Dryos-Kephalæ. Après avoir marché environ pendant trois quarts de mille sur la route de Thèbes (laissant à leur droite la chapelle du héros Androkratês), les fugitifs la quittèrent, et se jetant à l’est vers Erythræ et Hysiæ, ils se trouvèrent bientôt en sûreté dans les montagnes qui séparent la Bœôtia de l’Attique à ce point ; de là ils passèrent dans le port et le refuge heureux d’Athènes[23].

C’est ainsi que deux cent douze hommes vaillants sortirent d’un danger pour vivre et être libres, échappant au sort imminent qui n’accabla que trop tôt les autres, et conservant pour les temps ‘à venir la race véritable et les honorables traditions de Platée. Un seul homme fut fait prisonnier au bord du fossé extérieur, tandis que quelques-uns, qui s’étaient primitivement engagés dans l’entreprise, perdirent courage, et dans leur désespoir partirent du pied même du mur intérieur ; ils dirent à leurs camarades de la ville que toute la bande avait péri. Conséquemment, à l’aurore, les Platæens envoyèrent un héraut demander une trêve afin qu’ils pussent ensevelir leurs morts, et ce fut seulement la réponse faite à cette requête qui leur apprit l’exacte vérité. La description de cette mémorable évasion montre autant de hardiesse dans l’exécution que d’habileté et de prévoyance dans le projet, et elle est d’autant plus intéressante, que les hommes qui accomplirent ainsi leur délivrance étaient précisément les guerriers les plus braves qui en étaient les plus dignes.

Dans l’intervalle, Pachês et les Athéniens tenaient Mitylênê bloquée étroitement ; les provisions étaient presque épuisées, et les assiégés commençaient déjà à songer à une capitulation, — quand leur ardeur fut ranimée par l’arrivée de l’ambassadeur lacédæmonien Salæthos, qui avait abordé à Pyrrha, à l’ouest de Lesbos, et s’était arrangé pour s’introduire furtivement dans la ville par un ravin qui empêchait la continuité du mur de blocus (vers février, 427 av. J.-C.). Il encouragea les Mitylénæens à tenir bon, leur certifiant qu’une flotte péloponnésienne sous Alkidas était sur le point de partir pour venir à leur secours, et que l’Attique allait être envahie sans retard par toute l’armée péloponnésienne. Sa propre arrivée aussi et son séjour dans la ville ne furent pas déjà un médiocre encouragement ; nous verrons ci-après, quand nous en viendrons au siège de Syracuse par les Athéniens, ce que pouvait faire la présence d’un seul Spartiate. On renonça donc à toute idée de se rendre, et les Mitylénæens attendirent avec impatience l’arrivée d’Alkidas, qui partit du Péloponnèse au commencement d’avril avec quarante-deux trirèmes, tandis que l’armée lacédæmonienne envahissait en même temps l’Attique, afin de tenir l’attention d’Athènes entièrement occupée. Leurs ravages dans cette occasion se firent avec plus de soin et de recherches, et furent plus destructifs pour le pays qu’auparavant, et ils se continuèrent plus longtemps parce qu’on attendait l’arrivée de nouvelles de Lesbos. Mais il ne leur en venait pas, leur fonds de provisions était épuisé, et l’armée fut obligée de se séparer[24].

Les nouvelles qui arrivèrent à la fin étaient très peu satisfaisantes.

Salæthos et les Mitylénæens avaient tenu jusqu’à ce que leurs provisions fussent complètement épuisées ; mais il ne leur venait du Péloponnèse ni secours ni encouragement. Salæthos même finit par être convaincu qu’il ne viendrait aucun secours ; il projeta donc, comme dernière espérance, une attaque désespérée dirigée contre les Athéniens et leur mur de blocus. Dans ce dessein, il distribua des armures complètes dans la masse du peuple ou bourgeoisie, qui jusque-là avait été sans de telles armes, n’ayant tout au plus que des arcs ou des javelines[25].

Mais il n’avait pas suffisamment calculé les conséquences de cette importante démarche. La multitude mitylénæenne, qui vivait sous un gouvernement oligarchique, n’avait aucun intérêt dans la lutte actuelle, qui avait été entreprise sans qu’on exit fait appel à son opinion. Elle n’avait pas lieu de haïr Athènes, en voyant que l’alliance athénienne n’était pour elle la cause d’aucun tort pratique ; et (pour répéter ce que nous avons déjà fait remarquer ailleurs) nous trouvons que même chez les, alliés sujets (pour ne rien dire d’un allié jouissant de privilèges comme Mitylênê), la masse des citoyens n’était jamais disposée à une révolte, et quelquefois même elle y répugnait positivement. L’oligarchie mitylénæenne s’était révoltée, malgré l’absence de torts pratiques, parce qu’elle désirait une autonomie municipale sans contrôle, aussi bien qu’une garantie pour sa durée. Mais c’était un sentiment auquel le peuple était étranger par nature, puisqu’il n’avait point part au gouvernement de sa propre ville, et que sous le rapport du sentiment politique on le maintenait insensible et passif, comme le voulait l’intérêt du parti oligarchique. Une oligarchie grecque pouvait obtenir de son peuple une paisible soumission dans des circonstances ordinaires ; mais, si jamais elle demandait un effort énergique, le véritable dévouement qui seul pouvait produire un tel effort se trouvait faire défaut. Le Dêmos mitylénæen, aussitôt qu’il se vit fortifié et ennobli par la possession d’une armure pesante, refusa d’obéir à Salæthos, qui lui ordonnait de sortir et d’exposer sa vie dans une lutte désespérée. Il avait la pensée, — assez naturelle dans le secret des affaires publiques que pratiquait habituellement une oligarchie, mais qu’assurément n’aurait pas eue le Dêmos athénien parce qu’il aurait été trop bien informé, — que ses gouvernants l’affamaient, et qu’ils avaient caché des provisions pour leur propre usage. Aussi, le premier usage qu’il fit de ses armes fut de demander que ces provisions cachées fussent mises dehors et équitablement partagées entre tous ; il menaçait, si l’on ne satisfaisait pas immédiatement a sa requête, d’entrer en négociations avec les Athéniens et de livrer la ville. Les chefs mitylénæens, hors d’état de l’empêcher, mais prévoyant que ce serait leur ruine irréparable, préférèrent la chance de négocier eux-mêmes pour obtenir une capitulation : Il fut convenu avec Pachês que l’armement athénien entrerait en possession de Mitylênê ; que le sort du peuple et de la ville serait laissé à l’assemblée athénienne, et que les Mitylénæens enverraient des ambassadeurs à Athènes pour plaider leur cause ; jusqu’au retour de ces ambassadeurs, Pachês prenait l’engagement que personne ne serait tué, ni chargé de chaînes, ni vendu comme esclave. Il ne fut rien dit au sujet de Salæthos, qui se cacha dans la ville du mieux qu’il put. Malgré la garantie donnée par Pachês, les Mitylénæens qui avaient surtout excité la révolte conçurent une si grande alarme, que quand le général athénien prit réellement possession de la ville, ils se jetèrent comme suppliants sur les autels pour y chercher une protection. Mais amenés par ses assurances à quitter leur asile sacré, ils furent déposés dans l’île de Ténédos jusqu’à ce qu’une réponse fût reçue d’Athènes[26].

Après s’être assuré ainsi la possession de Mitylênê, Pachês envoya quelques trirèmes de l’autre côté de file, et se rendit facilement maître d’Antissa. Mais, avant qu’il eût eu le temps de réduire les deux autres villes de Pyrrha et d’Eresos, il reçut une nouvelle qui le força de tourner son attention ailleurs.

A l’étonnement de chacun, la flotte péloponnésienne d’Alkidas fut vue sur la côte d’Iônia. Elle, aurait dû y être beaucoup plus tôt, et si Alkidas eût été un homme d’énergie, elle serait arrivée à Mitylênê même avant la reddition de la ville. Mais les Péloponnésiens, quand ils se préparaient à entrer dans les eaux athéniennes et à braver la flotte athénienne, étaient sous la même impression de faiblesse et de timidité conscientes (surtout depuis les victoires remportées par Phormiôn l’année précédente) que celle qui assaillait des troupes de terre quand elles marchaient pour attaquer les Lacédæmoniens pesamment armés[27]. Bien qu’Alkidas ne fût pas arrêté par les Athéniens, qui ne connaissaient pas son départ, — bien qu’il fût pressé de hâter sa marche par des exilés lesbiens et ioniens qu’il avait à bord de son navire, et aidé par des pilotes experts que lui envoyèrent les exilés samiens qui s’étaient établis à Anæa[28] sur le continent asiatique, et se conduisaient comme des ennemis acharnés d’Athènes, — néanmoins, au lieu de faire voile droit à Lesbos, il s’attarda d’abord prés du Péloponnèse, ensuite à l’île de Dêlos, capturant des vaisseaux particuliers avec leurs équipages, jusqu’à ce qu’enfin, en atteignant les îles d’Ikaros et de Mykonos, il apprit la fâcheuse nouvelle que la ville assiégée avait capitulé. D’abord, n’ajoutant pas foi au rapport, il fit voile plus loin jusqu’à Embaton, dans le territoire érythræen, sur la côte de l’Asie Mineure, où il trouva la nouvelle confirmée, Comme sept jours seulement s’étaient écoulés depuis la conclusion de la capitulation, Teutiaplos, capitaine éleien de, la flotte, insista avec énergie sur le hardi projet de cingler immédiatement, et de surprendre Mitylênê de nuit dans son état actuel et mal établi : on n’aurait fait aucun préparatif pour les recevoir, et il y avait bonne chance de pouvoir accabler soudainement les Athéniens, armer de nouveau les Mitylénæens et recouvrer la ville.

Une telle proposition, qui était en effet un peu plus que hardie, ne convenait pas au caractère d’Alkidas. Et les sollicitations des exilés ne purent pas non plus l’amener à se fixer et à se fortifier dans un port quelconque de l’Iônia, ou dans la ville æolienne de Kymê, de manière à soutenir et à, seconder tels sujets de l’empire athénien qui étaient disposés à se révolter, bien qu’on l’assurât en particulier que beaucoup d’entre eux se révolteraient à son appel, et que le satrape Pissuthnês de Sarde’s l’aiderait à payer la dépense. Comme il avait été envoyé dans le dessein exprès de secourir Mitylênê, Alkidas crut que tout autre projet lui était interdit. Il se décida à retourner sans retard dans le Péloponnèse, ne craignant rien tant que la poursuite de Pachês et de la flotte athénienne ; c’est pourquoi il partit d’Embaton pour retourner à Sparte en longeant au sud la côte de l’Asie Mineure jusqu’à Ephesos. Mais les prisonniers faits dans son voyage le gênaient alors dans sa fuite ; et leur nombre était assez considérable, vu que tous les bâtiments marchands qui s’étaient trouvés sur son passage l’avaient approché sans défiance, le prenant pour un Athénien ; une flotte péloponnésienne près de la .côte d’Iônia était quelque chose d’inouï et d’incroyable. Pour se débarrasser de ses prisonniers, Alkidas s’arrêta à Myonnêsos, près de Têos, et là il fit mettre à mort la plupart d’entre eux, — procédé barbare qui souleva une vive indignation dans les villes ioniennes voisines auxquelles ils appartenaient ; au point que, quand il arriva à Ephesos, les exilés samiens qui habitaient à Anæa, et qui s’étaient mis en avant d’une manière si active pour l’aider, lui envoyèrent une remontrance pleine de force, lui rappelant que le meurtre d’hommes qui n’étaient ni engagés dans la guerre, ni ennemis, ni même liés à Athènes autrement que par la contrainte, était un acte déshonorant pour un homme qui se présentait comme le libérateur de la Grèce, — et que, s’il persistait, il changerait ses amis en ennemis, et non ses ennemis en amis. Alkidas fut si sensible à ce reproche, qu’il délivra immédiatement le reste de ses prisonniers, dont plusieurs étaient de Chios ; et il partit ensuite d’Ephesos, traversant la mer dans la direction de la Krête et du Péloponnèse. Après beaucoup de retard à la hauteur de la côte de Krête par suite d’un temps orageux qui tourmenta et dispersa sa flotte, il finit par atteindre en sûreté le port de Kyllênê en Elis ; où ses vaisseaux dispersés furent définitivement réunis[29].

Tel fut le honteux, voyage que fit le premier amiral péloponnésien qui osa entrer dans ce Mare clausum qui passait pour une partie du territoire d’Athènes[30]. Mais, bien qu’il fit peu de chose, sa seule présence excita partout autant d’effroi que d’étonnement ; car les villes ioniennes étaient toutes sans fortifications, et Alkidas pouvait prendre et saccager l’une ou l’autre d’entre elles par une attaque soudaine, même sans qu’il fût en état de la garder d’une manière permanente. Pachês reçut de pressants messages d’Erythræ et de plusieurs autres villes, tandis que les trirèmes athéniennes appelées Paralos et Salaminia (les navires privilégiés qui transportaient ordinairement les députations publiques et sacrées) avaient vu elles-mêmes la flotte péloponnésienne à l’ancre à Ikaros, et lui apportaient la même nouvelle. Pachês, que la prise de Mitylênê laissait libre alors, se mit immédiatement à la poursuite de l’intrus, qu’il chassa jusqu’à file de Pathmos. Là on reconnut qu’Alkidas avait disparu définitivement des eaux orientales ; et bien que l’amiral athénien eût rencontré avec plaisir la flotte péloponnésienne en pleine mer, il regarda comme heureux qu’elle n’eût pas pris position dans quelque port asiatique, — cas où il aurait été forcé d’entreprendre un blocus fatigant et ennuyeux[31], outre toutes les chances de révolte dans les dépendances athéniennes. Nous verrons ce que pouvait, sous ce rapport, le caractère personnel du commandant lacédæmonien, quand nous en viendrons ci-après à l’expédition de Brasidas.

A son retour de Pathmos à Mitylênê, Pachês fut amené à s’arrêter à Notion par les sollicitations de quelques exilés. La ville de Notion était le port de Kolophôn, dont elle était à une petite distance, comme le Peiræeus l’était d’Athènes[32].

Environ trois ans auparavant, une violente dissension intestine avait éclaté à Kolophôn, et l’un des partis, invoquant l’aide du Perse Itamanês (vraisemblablement l’un des généraux du satrape Pissuthnês), l’avait mis en possession de la ville ; alors le parti contraire, forcé de se retirer, s’était établi séparément à Notion et dans un état d’indépendance. Mais les Kolophoniens qui restaient dans la ville s’arrangèrent bientôt pour se faire un parti à Notion, ce qui les mit à même d’en regagner la possession, grâce à l’aide d’un corps de mercenaires arkadiens au service de Pissuthnês. Ces Arkadiens formèrent une garnison permanente à Notion, où ils occupaient une citadelle séparée, ou espace fortifié, tandis que la ville se rattachait de nouveau comme port à Kolophôn. Toutefois, un corps considérable d’exilés, chassés à cette occasion, invoqua alors le secours de Pachês pour les rétablir et pour expulser les Arkadiens. En arrivant à cette ville, le général athénien décida Hippias, le capitaine arkadien, à venir pour entrer en pourparler, avec la promesse que, si l’on ne pouvait rien arrêter mutuellement de satisfaisant, il le remettrait sain et sauf dans la fortification. Mais à peine l’Arkadien se fut-il avancé pour le pourparler, que Pachês, le faisant retenir sous bonne garde, mais sans fers ni mauvais traitements, attaqua immédiatement la fortification pendant que la garnison se reposait sur l’armistice, l’emporta d’assaut, et mit à mort et les Arkadiens et les Perses qui furent trouvés à l’intérieur. Après s’être rendu maître de la fortification, il y ramena ensuite Hippias, sain et sauf, suivant les termes de la convention, qui fut ainsi remplie littéralement, — et ensuite il le fit immédiatement accabler de flèches et de javelines. L’histoire grecque offre divers exemples de cette espèce de fraude, fondée sur un accomplissement formel et une violation réelle d’une convention : mais nulle part nous rte lisons une combinaison plus infâme de fourberie et de cruauté que la conduite de Pachês à Notion. Comment fut-elle accueillie à Athènes ? Nous l’ignorons : cependant nous remarquons, non sans surprise, que Thucydide la raconte simplement et avec calme, sans un mot de commentaire[33].

La ville de Notion fut’ alors séparée de Kolophôn, et mise en la possession de ces Kolophoniens qui étaient opposés à la suprématie persane dans la haute ville. Mais comme elle avait été jusqu’à cette époque une dépendance de Kolophôn, et non une cité séparée, les Athéniens y envoyèrent bientôt après des Œkistes et accomplirent pour elle les cérémonies de colonisation suivant leurs lois et leurs coutumes, rappelant de tous les côtés les autres exilés de Kolophôn[34]. Y vint-il de nouveaux colons d’Athènes même ? Il ne le semble pas ; mais la démarche avait pour but de conférer une sorte de droit de cité hellénique et de personnalité collective reconnue à la ville récemment née de Notion ; sans quoi ni sa théorie ou députation solennelle n’aurait été admise à faire de sacrifice public, ni ses simples citoyens ne l’auraient été à combattre pour le prix à Olympia et aux autres grandes fêtes.

Après avoir purgé les eaux asiatiques des ennemis d’Athènes, Pachês retourna à Lesbos, réduisit les villes de Pyrrha et d’Eresos, et bientôt se trouva si complètement maître et de Mitylênê et de toute l’île qu’il put renvoyer à Athènes la plus grande partie de ses forces : avec elles partirent comme prisonniers ces Mitylénæens qui avaient été déposés à Ténédos, aussi bien que d’autres fort compromis dans la dernière révolte, au nombre d’un peu plus de mille en tout. Le Lacédæmonien Salæthos, qu’on avait récemment découvert dans le lieu où il se cachait, fut compris parmi les prisonniers envoyés.

C’était sur le sort de ces prisonniers que lés Athéniens avaient alors à prononcer. Ils entamèrent la discussion dans des dispositions d’extrême colère et de vengeance. Quant à Salæthos, leur résolution de le mettre à mort fut unanime et immédiate. Ils furent sourds à ses promesses, assurément trompeuses, de terminer le blocus de Platée, dans le cas où l’on épargnerait sa vie. Que devait-on faire à l’égard de Mitylênê et de ses habitants, c’était là un point plus douteux, et qui fut soumis à un débat formel dans l’assemblée publique.

C’est dans ce débat que Thucydide pour la première fois signale Kleôn, qui cependant est mentionné par Plutarque comme s’élevant à un rang important quelques années plus tôt, pendant que Periklês vivait. Dans le grand accroissement que prirent le commerce et la population à Athènes et au Peiræeus pendant les quarante dernières années, une nouvelle classe de politiques parait être née ; hommes engagés dans divers genres de commerce et de manufacture, qui commencèrent à rivaliser plus ou moins en importance avec les anciennes familles des propriétaires attiques. Ce changement fut analogue en substance ‘à celui qui s’opéra dans les villes de l’Europe au moyen âge, où les marchands et les commerçants des diverses corporations commencèrent à entrer en concurrence avec les familles patriciennes dans lesquelles la suprématie avait résidé primitivement, et finirent par les supplanter. A Athènes, les personnes de famille et de, condition anciennes ne jouissaient à cette époque d’aucun privilège politique, puisque par les réformes d’Ephialtês et de Periklês, la constitution politique était devenue entièrement démocratique. Mais elles continuaient encore à former les deux plus hautes classes dans le cens solonien fondé sur, la propriété, — les Pentakosiomedimni et les Hippeis ou Chevaliers. Des hommes nouveaux enrichis par le commerce entraient sans doute dans ces classes, mais probablement en minorité seulement, et s’imprégnaient du sentiment de la classe tel qu’ils le trouvaient, au lieu d’y apporter aucun esprit nouveau. Or, un Athénien de cette classe pris individuellement, bien qu’il n’eût aucun titre légal à une préférence, s’il se mettait en avant comme candidat pour obtenir une influence politique, continuait cependant à être décidément préféré et bien accueilli par le sentiment social à Athènes, qui conservait dans ses sympathies spontanées des distinctions effacées du code politique[35]. Outre cette place toute préparée pour lui dans la sympathie générale, surtout avantageuse au début de la vie publique, il se trouvait en outre soutenu par les liens de famille, par les associations et les réunions politiques, etc., qui exerçaient une très grande influence tant sur la politique que sur la justice à Athènes, et dont il devenait membre tout naturellement. Ces avantages n’étaient sans doute qu’auxiliaires ; ils donnaient à un homme un certain degré d’influence, mais ils le laissaient achever le reste par ses propres qualités et sa capacité personnelle. Néanmoins leur effet était très réel, et ceux qui, sans les posséder, l’affrontaient et l’attaquaient dans l’assemblée publique, avaient à lutter contre de grands désavantages. Une personne d’une telle condition inférieure ou moyenne ne rencontrait ni présomptions favorables ni indulgence de la part du public qui la prissent à mi-chemin ; et elle ne possédait pas non plus de relations établies pour encourager ses premiers succès, ou l’aider à sortir des premiers embarras. Elle en trouvait d’autres déjà en possession de l’ascendant, et bien disposés à abattre de nouveaux compétiteurs ; de sorte qu’elle avait à faire son chemin sans aide, du premier pas jusqu’au dernier, par,des qualités toutes personnelles ; par une présence assidue aux assemblées, par la connaissance des affaires, — par la puissance d’un langage frappant, — et en même temps par une audace inébranlable, qui seule pouvait lui permettre de tenir tête à cette opposition et à cette inimitié qu’elle rencontrait de la part d’hommes politiques de haute naissance et de réunions de parti organisées, aussitôt qu’elle paraissait gagner de l’importance.

La libre marche des affaires politiques et judiciaires produisit plusieurs hommes de cette sorte, pendant les années où commence la guerre du Péloponnèse et pendant celles qui la précèdent immédiatement. Même pendant que Periklês vivait encore, ils paraissent s’être élevés en plus ou moins grand nombre. Mais l’ascendant personnel de ce grand homme, qui combinait une position aristocratique avec un fort et véritable sentiment démocratique, et une vaste intelligence qui se trouve rarement attachée à l’une ou à l’autre, — donnait à la politique athénienne un caractère particulier. Le monde athénien se partageait en partisans et en adversaires de cet homme d’État, et dans le nombre il y avait des individus de haute et de basse naissance, — bien que le parti aristocratique proprement appelé ainsi, la majorité des Athéniens opulents et de haute naissance, ou lui fût opposé, ou ne l’aimât pas. Ce fut environ deux, années après sa mort que nous commençons à entendre parler d’une nouvelle classe d’hommes politiques : — Eukratês, le cordier, — Kleôn, le corroyeur, — Lysiklês, le marchand de moutons, — Hyperbolos, le lampiste[36], dont les deux premiers doivent cependant avoir été déjà bien connus comme orateurs dans l’Ekklêsia même du vivant de Periklês. Entre eux tous, le plus distingué était Kleôn, fils de Kleænetos.

Kleôn acquit sa première importance parmi les orateurs opposés à Periklês, de sorte qu’il obtint ainsi, pendant sa première carrière politique, l’appui des nombreux et aristocratiques adversaires de ce personnage. Thucydide le représente en termes généraux comme l’homme du caractère et du tempérament le plus violents à Athènes, — comme déloyal dans ses calomnies et virulent dans ses invectives et ses accusations[37]. Aristophane, dans sa comédie des Chevaliers, reproduit ces traits avec d’autres nouveaux et distincts, aussi bien qu’avec des détails exagérés, comiques, satiriques et méprisants. Sa comédie dépeint Kleôn au point de vue sous lequel le voyaient les chevaliers d’Athènes, — un apprêteur -de cuir, sentant la tannerie, — un braillard de basse naissance, terrifiant ses adversaires parla violence de ses accusations, l’élévation de sa voix, l’impudence de ses gestes, — de plus, comme vénal dans sa politique, menaçant d’accuser les gens et recevant ensuite de l’argent pour se désister, — voleur du trésor public, — persécutant le mérite aussi bien que le rang, — et courtisant la faveur de l’assemblée par les cajoleries les plus basses et les plus coupables. Les attributs généraux présentés par Thucydide (séparément d’Aristophane, qui ne fait pas profession d’écrire de l’histoire) peuvent être raisonnablement acceptés, — l’invective puissante et violente, souvent déloyale de Kleôn, — en même temps que son assurance et son audace dans l’assemblée publique. Des, hommes de la classe moyenne, tels que Kleôn et Hyperbolos, qui parlaient sans cesse dans l’assemblée et tâchaient d’y prendre un rôle dominant, contre des personnes qui avaient de plus grandes prétentions de famille qu’eux, devaient être assurément des hommes d’une audace plus qu’ordinaire. Sans cette qualité, ils n’auraient jamais triomphé de l’opposition qui leur était faite. il est assez probable qu’ils la possédaient à un degré choquant, — et même, s’ils ne l’avaient pas eue, la même mesure d’arrogance que le rang et la position d’Alkibiadês faisaient supporter en lui, eussent passé chez eux pour une impudence intolérable. Par malheur, nous n’avons pas d’exemples qui nous permettent d’apprécier l’invective de Kleôn. Nous ne pouvons déterminer si elle était plus virulente que celle de Démosthène et d’Æschine, soixante-dix ans plus tard ; chacun de ces éminents orateurs imputant à l’autre l’impudence la plus éhontée, la calomnie, le parjure, la corruption, la haute voix, et l’audace révoltante des manières, dans un langage que Kleôn aurait difficilement surpassé par l’intensité de l’objurgation, bien que sans doute il restât infiniment au dessous en perfection classique. Et nous ne pouvons même pas dire dans quelle mesure les dénonciations portées par Kleôn contre Periklês à la fin de sa carrière étaient plus violentes que les mémorables invectives contre la vieillesse de sir Robert Walpole, par lesquelles s’ouvrit la carrière politique de lord Chatham. Le, talent d’invective que possédait Kleôn, employé d’abord contre Periklês, était regardé comme une grande impudence parles partisans de cet illustre homme d’État, aussi bien que par les citoyens impartiaux et judicieux. Mais parmi les nombreux ennemis de Periklês, il était applaudi comme une explosion d’indignation patriotique, et procurait à l’orateur cet appui étranger d’abord qui le soutenait jusqu’à ce qu’il acquît son empire personnel sur l’assemblée publique[38].

Par quels degrés ou par quelles causes cet empire s’accrut-il graduellement ? C’est ce que nous ignorons. A l’époque où la question de Mitylênê fut mise en discussion, il était arrivé à une sorte d’ascendant que décrit Thucydide en disant que Kleôn était u à cette époque l’orateur de beaucoup le plus persuasif aux yeux du peuple. , Le fait de la grande puissance de parole de Kleôn et de son talent à traiter les affaires publiques d’une manière populaire, est mieux attesté que toute autre chose relative à lui, en ce qu’il repose ,sur deux témoins qui lui sont hostiles, — Thucydide et Aristophane. L’assemblée et le dikasterion étaient le théâtre et le domaine de Kleôn : car le peuple athénien pris collectivement dans son lieu de réunion, — et le peuple athénien pris individuellement ; — n’était pas toujours la même personne et n’avait pas la même manière de juger : Dêmos siégeant dans la Pnyx était un homme différent de Dêmos au logis[39]. La haute combinaison de qualités que possédait Periklês exerçait une influence et sur l’un et sur l’autre ; mais Kleôn dominait considérablement le premier, sans être en grande estime auprès du second.

Quand le sort de Mitylênê et de ses habitants fut soumis à l’assemblée athénienne, Kleôn prit la direction du débat. Il n’y eut jamais de sujet plus complètement approprié à son tempérament violent et à sa puissance d’invective ardente. Pris collectivement, le cas de Mitylênê présentait une révolte aussi inexcusable et aussi aggravée que toute révolte pouvait l’être. Ln effet, nous n’avons qu’à en lire les motifs, tels que les exposèrent les orateurs mitylénæens eux-mêmes devant les Péloponnésiens à Olympia, pour être persuadés qu’une telle conduite, vue du point de vue athénien, était supposée justifier, et même provoquer une indignation portée au plus haut point. Les Mitylénæens reconnaissent non seulement qu’ils n’ont aucun motif de plainte contre Athènes, mais qu’ils ont été bien et honorablement traités par elle, avec un privilège spécial. Mais ils craignent qu’elle ne les opprime dans l’avenir ; ils haïssent le principe seul de son empire, et ils pressent ardemment, aussi bien qu’ils aident, ses ennemis à la réduire ; ils choisissent précisément le moment où elle a été épuisée par une terrible peste, par une invasion et par les frais d’une guerre. Il n’en fallait pas davantage pour allumer la plus intense colère dans le cœur d’un patriote athénien. Mais il y avait encore un autre point qui pesait autant que le reste, sinon plus. Les révoltés avaient été les premiers à inviter une flotte péloponnésienne à franchir la mer Ægée, et les premiers à proclamer, tant à Athènes qu’à ses alliés, le droit précaire de son empire[40]. Le violent Kleôn en cette occasion trouvait dans l’assemblée un auditoire qui n’était guère moins violent que lui-même, et il pouvait aisément le convaincre que tout ce qui ressemblerait à de la pitié à l’égard des Mitylénæens serait une trahison envers Athènes. Il proposa d’appliquer à la cité captive les peines autorisées par les usages de la guerre, dans leur mesure la plus rigoureuse et la plus complète : de tuer toute la population mâle mitylénæenne en état de porter les armes, probablement six mille personnes environ, — et de vendre comme esclaves toutes les femmes et tous les enfants[41]. La proposition, bien que combattue fortement par Diodotos et autres, fut sanctionnée et adoptée par l’assemblée, et on expédia sur-le-champ une trirème à Mitylênê, avec ordre à Pachês de la mettre à exécution[42].

Une telle sentence n’était en principe rien de plus qu’une application très rigoureuse des lois admises de la guerre. Non seulement le rebelle reconquis, mais même le prisonnier de guerre (excepté le cas de quelque convention spéciale) était à la merci de son vainqueur, qui pouvait le tuer, le vendre, ou l’admettre à rançon. Nous verrons les Lacédæmoniens pratiquer cette maxime sans la moindre atténuation à l’égard des prisonniers platæens très peu de temps après. Et sans doute le peuple athénien, — tant qu’il resta réuni, sous l’influence temporaire et absorbante du sentiment actuel et prédominant auquel le seul fait du grand nombre donnait plus d’intensité, — et tant qu’il discuta le principe du cas. — Quel sort Mitylênê avait-elle mérité ? — il ne songea qu’à cette idée. Toute autre mesure que la mesure la plus rigoureuse de la guerre (pensait-il) serait au-dessous de la faute commise par les Mitylénæens.

 

À suivre

 

 

 



[1] Thucydide, III, 1.

[2] Aristote, Politique, V, 2, 3. Le fait relatif à Doxandros que nous mentionnons ici est avancé par Aristote, et il n’y a pas de raisons pour en mettre la vérité en question. Mais Aristote l’avance comme explication d’un principe général, — à savoir que les querelles privées des principaux citoyens sont souvent la cause de grands malheurs pour la république. Il représente Doxandros et sa querelle particulière comme ayant attiré sur Mitylênê le ressentiment des Athéniens et la guerre avec Athènes.

Ayant sous les yeux l’exposé de Thucydide, nous pouvons voir que c’est une idée inexacte, en ce qui regarde la cause de la guerre, — bien que le fait en lui-même puisse être tout à fait vrai.

[3] Thucydide, III, 2.

[4] Thucydide, III, 3.

[5] Thucydide, III, 3, 4. Cf. Strabon, XIII, p. 617 ; et Plehn, Lesbiaca, p. 13-18.

Thucydide parle du lieu situé à l’entrée du port septentrional comme étant appelé Malea, ce qui était aussi indubitablement le nom du promontoire sud-est de Lesbos. Nous devons donc présumer qu’il y avait deus endroits sur la côte de Lesbos qui portaient ce nom.

Le plus oriental des deus promontoires méridionaux du Péloponnèse était appelé aussi le cap Malea.

[6] Thucydide, III, 6.

[7] Thucydide, III, 18.

[8] Thucydide, III, 9.

[9] Thucydide, III, 10.

Les termes dont se servent les ambassadeurs mitylénæens pour décrire le traitement que leur ville avait reçu d’Athènes, sont en substance aussi forts que ceux que Kleôn emploie plus tard dans son discours à Athènes, quand il reproche aux habitants leur ingratitude. — Kleôn dit (III, 39) Αύτόνομοί τε οϊκοΰντες, καί τιμώμενοι ές τά πρώτα ύφ̕ ύμών, τοιαΰτα είργάσαντο, etc.

[10] Thucydide, III, 12.

[11] Thucydide, III, 11.

[12] Thucydide, III, 13.

[13] Thucydide, III, 13, 14.

[14] Thucydide, I, 144.

Sur les otages retenus par Sparte pour s’assurer la fidélité de ses alliés, voir Thucydide, V, 54, 61.

[15] Thucydide, III, 7-16.

[16] Thucydide, III, 15, 16.

[17] Thucydide, III, 7.

[18] Thucydide, III, 17.

J’ai tâché de rendre aussi bien que j’ai pu ce passage obscur et difficile ; difficile tant pour la grammaire que pour le sens, et qu’aucun commentateur n’explique d’une manière satisfaisante, — si réellement on peut croire qu’il est maintenant tel que Thucydide l’a écrit. Dans le chapitre précédent, il avait mentionné que cette flotte de cent voiles était abondamment garnie d’hommes de la classe des hoplites (III, 16). Or, nous savons par d’autres passages de son ouvrage (voir V, 8 ; VI, 31) combien il y avait de différence entre l’apparence et l’effectif d’un armement, selon la classe des citoyens qui y servaient. Nous pouvons donc rapporter le mot κάλλος à la supériorité d’équipement qui en résultait. Je voudrais, il est vrai, qu’on pût produire quelque exemple κάλλος dans ce sens ; mais je trouve l’adjectif κάλλιστος (Thucydide, V, 60). Dans V, 9, Thucydide emploie le mot άξίωμα pour indiquer le même sens ; et dans VI, 31, il dit : παρασκευή γάρ αύτή πρώτη έκπλεύσασα μιάς πόλεως δυνάμει Έλληνική πολυτελεστάτη δή καί εύπρεπεστάτη τών είς έκεϊνον τόν χρόνον έγένετο. On peut faire remarquer que dans ce chapitre aussi, il met en contraste l’expédition contre la Sicile avec deux autres expéditions athéniennes, égales à elle en nombre, mais inférieures en équipement : comparaison que, selon moi, il fait dans le passage actuel.

[19] Thucydide, III, 19.

[20] Thucydide, III, 20. Cf. Xénophon, Helléniques, II, 4, 19 ; Hérodote, II, 37 ; Plutarque, Aratus, c. 25.

[21] Thucydide, III, 22. Le Dr Arnold, dans sa note, explique ce passage comme si le pied droit ou pied nu était le moins sujet à glisser dans la fange, et le pied gauche ou pied chaussé le plus sujet. Le Scholiaste et Wasse soutiennent l’opinion contraire, qui est certainement le sens le plus évident du texte, bien que le sens du Dr Arnold pût être également admissible. Le pied nu est très sujet à glisser dans la fange, et on pouvait facilement obvier à cet inconvénient au moyen de sandales ou chaussures appropriées à ce dessein. En outre, Wasse fait remarquer justement que le guerrier qui doit se servir de son bras droit a besoin d’avoir son pied gauche fermement établi.

[22] Thucydide, III, 22. Ce renseignement semblerait indiquer que les hommes chargés du blocus ont dû être souvent dans l’habitude de transmettre des nouvelles à Thèbes au moyen de fanaux, chaque combinaison de feux ayant plus ou moins une signification spéciale. Les Platæens l’avaient remarqué, et ils avaient prévu qu’on emploierait le même moyen la nuit de l’évasion, pour demander sur le champ du secours à Thèbes. S’ils ne l’avaient pas observé auparavant, ils n’auraient pu être prêts pour le moment où le nouveau signal serait hissé, de manière à en détruire la signification Cf. III, 80. Je suis d’accord avec l’opinion générale exposée dans une note du Dr Arnold relative à ces fanaux, et même je pense qu’elle aurait pu être appuyée plus fortement.

Non enim (fait observer Cicéron dans le cinquième discours contre Verrès, c. 36), sicut erat nuper consuetudo, prædonum adventum significabat ignis è speculâ sublatus aut tumulo : sed flamma ex ipso incendie navium et calamitatem acceptam et periculum reliquum nuntiabat.

[23] Thucydide, III, 24. Diodore (XII, 56) donne un bref sommaire de ces faits, sans rien de nouveau ni d’animé.

[24] Thucydide, III. 25, 26.

[25] Thucydide, III, 27.

[26] Thucydide, III, 28.

[27] Thucydide, IV, 34.

[28] Thucydide, IV, 75.

[29] Thucydide, III, 32, 33-69.

[30] Thucydide, V, 56.

Nous voyons que la mer est comptée ici comme une portion du territoire athénien, et même la partie de la mer près du Péloponnèse, — beaucoup plus que celle qui baignait la côte de l’Iônia.

[31] Thucydide, III, 33.

[32] Les dissensions entre Notion et Kolophôn sont mentionnées par Aristote, Politique, V, 3, 2.

[33] Thucydide, III, 34.

[34] Thucydide, III, 34 ; C. A. Pertz, Colophoniaca, page 36 (Göttingen, 1848).

[35] Thucydide, 5, 43. Cf. Xénophon, Memorab., I, 2, 25 ; III, 6, 1.

[36] Aristophane, Equit., 130 sqq., et Scholies ; Eupolis, Demi, Fragm. XV, p. 466, éd. Meineke. V. les remarques de Ranke, Commentat. de Vitâ Aristophanis, p. 334 sqq.

[37] Thucydide, III, 36.

Il mentionne aussi Kleôn une seconde fois, deux ans auparavant, mais en termes qui semblent également impliquer une première présentation IV, 21-28 et VI, 16.

[38] Plutarque, Periklês, c. 33.

Periklês fut δηχθείς αϊθωνι Κλέωνι — dans les mots de l’auteur comique Hermippos.

[39] Aristophane, Equit., 750.

[40] Thucydide, III, 36.

[41] Je conclus ce total du fait que le nombre envoyé à Athènes par Pachês, comme composé des instigateurs les plus ardents, était un peu au-dessus de mille (Thucydide, III, 50). Le total des ήβώντες ou mâles en âge de servir a dû être (selon moi) six fois ce nombre.

[42] Thucydide, III, 36.