HISTOIRE DE LA GRÈCE

SEPTIÈME VOLUME

CHAPITRE VII — CHANGEMENTS CONSTITUTIONNELS ET JUDICIAIRES À ATHÈNES SOUS PERIKLÊS.

 

 

La période que nous venons de parcourir paraît avoir été celle dans laquelle le caractère démocratique de la vie publique athénienne arriva à son jeu et à son développement les plus complets, quant à la justice, à la législation et à l’administration.

Le grand changement judiciaire se fit par la distribution méthodique d’une partie considérable des citoyens dans des divisions judiciaires distinctes, par la grande extension de leur action directe dans ce ressort, et par l’allocation d’une paye constante à tout citoyen occupé ainsi. Nous avons déjà mentionné que, même sous la démocratie de Kleisthenês, et jusqu’à l’époque qui suit la bataille de Platée, de vastes pouvoirs restaient encore entre les mains tant des archontes individuellement que du sénat de l’aréopage (corps composé exclusivement des anciens archontes, après leur année de charge, et qui y siégeaient à vie) ; bien que le contrôle exercé par le corps général des citoyens, assemblé pour faire des lois dans l’Ekklêsia et pour juger dans l’Hêliæa, fût en même temps considérablement accru. Nous devons dé plus nous rappeler que la distinction entre le pouvoir administratif et le pouvoir judiciaire, si hautement estimée dans les gouvernements plus compliqués de l’Europe moderne, depuis les spéculations politiques du dernier siècle, était dans l’ancienne histoire d’Athènes presque inconnue. Comme les rois romains[1] et les consuls romains avant la nomination du Prætor, les archontes athéniens non seulement administraient, mais encore exerçaient une juridiction, volontaire aussi bien que contentieuse, — décidaient les disputes, faisaient les enquêtes sur les crimes et infligeaient les châtiments. Les fonctions du sénat de l’aréopage, et même du sénat annuel des Cinq Cents, création de Kleisthenês, étaient de la même nature mixte. Les stratêgi aussi, ainsi que les archontes, avaient sans doute la double compétence, quant aux affaires militaires, navales et étrangères, de donner, des ordres et de punir de leur propre autorité des personnes désobéissantes : l’imperium des magistrats, en général, leur permettait d’imposer leurs mandats aussi bien que de décider dans des cas de doute si un simple citoyen avait ou n’avait pas été coupable d’infraction aux lois. Il n’y avait pas non plus d’appel de ces décisions souveraines : bien que les magistrats fussent sujets, sous la constitution kleisthénéenne, à une responsabilité personnelle pour leur conduite générale, devant le peuple assemblé judiciairement, à l’expiration de leur année de charge, — et de plus à l’animadversion de l’ekklêsia (ou assemblée délibérative publique), se réunissant périodiquement dans le courant de cette année : et dans quelques-unes de ces assemblées, la question pouvait formellement être soulevée relativement à la destitution d’un magistrat même avant que son année fût expirée[2]. Néanmoins, malgré ces contrôles partiels, l’accumulation, dans la même main, des pouvoirs d’administrer, de juger, de punir et de décider des disputes civiles, sans aucune autre règle que le petit nombre de lois existant alors, et sans aucun appel, — à dû avoir été péniblement ressentie et avoir souvent mené à une procédure corrompue, arbitraire et oppressive. Et si cela est vrai de magistrats pris individuellement, soumis à sine responsabilité annuelle, il n’est pas vraisemblable que cela ait été moins vrai du sénat de l’aréopage, qui, agissant collectivement, ne pouvait guère être rendu responsable, et dont les membres y siégeaient à vie[3].

J’ai déjà dit que peu de temps après que les Athéniens Expatriés, furent revenus de. Salamis, Aristeidês avait été obligé par la force du sentiment démocratique qu’il trouva chez ses compatriotes de proposer l’abolition de toute condition pécuniaire pour les magistratures ; de manière à rendre tout citoyen légalement éligible. Toutefois, cette innovation fut surtout importante comme une victoire et un indice du sentiment prédominant. Nonobstant les espérances plus grandes d’éligibilité, il est probable que dans le fait il ne s’opéra que peu de changement et que l’on choisit le plus ordinairement des hommes riches. Aussi les magistrats, possédant les vastes pouvoirs administratifs et judiciaires décrits ci-dessus, — et plus encore le sénat de l’aréopage qui siégeait à vie, — appartenant encore presque,entièrement à la classe plus opulente, restèrent-ils animés plus ou moins des mêmes intérêts et des mêmes sympathies oligarchiques, qui se manifestèrent par l’abus de l’autorité : En même temps, le sentiment démocratique dans la masse des Athéniens continua constamment à grandir depuis le temps d’Aristeidês jusqu’à celui de Periklês : Athènes devint de plus en plus maritime, la population de Peiræeus augmenta en nombre aussi bien qu’en importance, et l’esprit même du .citoyen le plus pauvre fut stimulé par cet agrandissement collectif de sa cité auquel il contribuait lui-même individuellement. Avant que vingt années se fussent écoulées, en comptant à partir de la bataille de Platée ; cette nouvelle ferveur de sentiment démocratique se fit sentir dans les luttes politiques d’Athènes, et trouva d’habiles champions dans Periklês et dans Ephialtês, rivaux de ce que l’on peut appeler le parti conservateur à la tête duquel était Kimôn.

Nous ne savons pas positivement si ce fut Periklês qui introduisit le ‘sort, à la place de l’élection, pour le choix des archontes ‘et des divers autres magistrats. Mais le changement a dû être introduit à peu. près à cette époque, et en vue d’égaliser les ,chances d’arriver aux charges, pour ;tout candidat, pauvre aussi bien que riche, qui voulait donner son nom et qui remplissait certaines conditions personnelles et de famille vérifiées dans la dokimasia ou examen préliminaire. Mais ce fut certainement à Periklês et à Ephialtês qu’Athènes dut la constitution détaillée et achevée de ses dikasteria ou cours de jury régulièrement payés, qui exerçaient une influence si importante sur le caractère des citoyens. Ces deux hommes éminents dépouillèrent et les magistrats, et le sénat de l’aréopage, de toute la compétence judiciaire et légale qu’ils avaient possédée jusque-là, à l’exception du pouvoir d’imposer une petite amende. Ce pouvoir judiciaire, civil aussi bien que criminel, fut transféré à de nombreux dikastes, ou listes de jurés choisis parmi les citoyens : dont six mille étaient annuellement désignés par le sort, soumis au serment, et ensuite répartis dans dix listes de cinq cents chacune, le reste formant un supplément en cas de vacances. Le magistrat, au lieu de décider des causes ou d’infliger des punitions de sa propre autorité, était dès lors obligé de dresser une liste de jurés, — c’est-à-dire de soumettre chaque cas particulier, qui pouvait appeler une peine plus grande que la petite amende qu’il avait le pouvoir d’imposer, au jugement de l’un ou de l’autre de ces nombreux dikasteria populaires. Le sort déterminait lequel des dix il prendrait, de sorte que personne ne savait à l’avance quel dikasterion jugerait une cause particulière quelconque. Le magistrat lui-même le présidait pendant le jugement et lui soumettait la question en litige, en même temps que les résultats de son propre examen préliminaire ; puis venaient les discours de l’accusateur et de l’accusé, avec les assertions de leurs témoins. C’est ainsi également que la justice civile, qui avait été exercée auparavant par les archontes dans les différends d’homme à homme, leur fut retirée et fut transférée à ces dikasteria sous la présidence d’un archonte. Il est à remarquer que le système de renvoi à un arbitrage, pour causes privées[4], était amplement appliqué à Athènes. On nommait annuellement un certain nombre d’arbitrés : publics, à l’un desquels (ou à quelque autre citoyen adopté par les parties d’un consentement mutuel) toutes les disputes privées étaient soumises en première instance. Si la décision faisait naître un mécontentement, l’une ou l’autre partie pouvait ensuite porter l’affaire devant le dikasterion : Mais il paraît que dans bien des cas on acquiesçait à la décision de l’arbitre sans ce recours extrême.

Je n’entends pas ici affirmer qu’il n’y ait jamais eu de jugement par le peuple avant le temps de Periklês et d’Ephialtês. Je ne doute pas qu’avant leur époque la nombreuse assemblée de juges, appelée Hêliæa, ne prononçât sur des accusations contre des magistrats responsables aussi bien que sur diverses autres accusations d’importance publique ; et peut-être, dans quelques cas, des corps séparés de ces juges ont pu être tirés au sort pour des jugements particuliers. Mais il n’en est pas moins vrai que la distribution systématique et l’emploi constant des nombreux dikastes d’Athènes n’ont pu commencer avant l’époque de ces deux hommes d’État, puisque ce fut seulement alors que commença la coutume de les payer. Car un sacrifice si considérable de temps de la part d’hommes pauvres, où M. Bœckh avance[5] (dans des termes tant soit peu exagérés) que près d’un tiers des citoyens siégeaient comme juges chaque jour, ne peut être conçu sans une rémunération assurée. A partir de l’époque de Periklês et après lui, ces dikasteria furent des assemblées exclusives pour le jugement de toutes les causes civiles aussi bien que criminelles, avec quelques exceptions spéciales, telles que des cas d’homicide et un petit nombre d’autres ; mais avant lui, le plus grand nombre de causes semblables avait été jugé soit par des magistrats individuels, soit par le sénat de l’aréopage. Nous pouvons donc concevoir combien fat grande et importante la révolution opérée par cet homme d’État, quand il organisa pour la première fois ces assemblées dikastiques, leur donna une action systématique et remit entre leurs mains presque tout le pouvoir judiciaire qui avait été exercé auparavant par. 1esmagistrats et par le sénat. La position et l’influence de ces derniers furent radicalement changées. Les fonctions les plus imposantes de l’archonte furent abrogées, de sorte qu’il conserva seulement le pouvoir de recevoir des plaintes, de faire des enquêtes à propos d’elles, d’exercer une petite action préliminaire sur les parties pour appuyer la cause ou l’accusation, de fixer le jour du jugement et de présider l’assemblée dikastique qui prononçait un verdict péremptoire. Ses fonctions administratives restèrent intactes, mais ses pouvoirs, inquisitoriaux et déterminants, comme juge, furent perdus pour lui[6].

Quant au sénat de l’aréopage aussi ; les changements introduits ne furent pas moins considérables. Ce sénat, antérieur en date à la démocratie, et ayant la jouissance d’un traitement viager, parait avoir exercé un contrôle illimité et étendu qu’une longue durée avait consacré graduellement. Il était investi d’une sorte de respect religieux, et l’on croyait qu’il possédait de mystérieuses traditions émanant d’une source divine[7]. En particulier, le droit qu’il avait de connaître de l’homicide fait avec intention faisait Partie de l’ancienne religion attique non moins que de la justice. Bien que relégué pour un temps à l’arrière-plan après l’expulsion des Pisistratides, il s’était remis graduellement quand il avait été rétabli par les nouveaux archontes sous la constitution kleisthénéenne, et pendant les maux calamiteux de l’invasion persane, son ardeur et son patriotisme avaient été assez hautement appréciés pour lui procurer une sphère agrandie d’ascendant. Les jugements pour homicide n’étaient qu’une petite partie de s’es attributions. Il exerçait une compétence judiciaire- dans une foule de cas en plus : et ce, qui était d’une importance plus grande encore, il entretenait une sorte de police censoriale sur la vie et les habitudes des citoyens, — il déclarait imposer une discipline tutélaire et paternelle, au delà de ce que pouvait marquer la lettre rigoureuse de la loi, à l’indolent ; au prodigue, à l’homme irrévérencieux, et à ceux qui abandonnaient les anciens rites et les vieilles coutumes. Pour couronner le tout, le sénat de l’aréopage exerçait aussi une surveillance sur l’assemblée publique, en prenant garde qu’aucun des actes de ces assemblées ne fût tel qu’il violât les lois établies du pays. C’étaient là des pouvoirs immenses aussi bien qu’illimités, qui ne dérivaient pas d’un octroi formel du peuple, mais qui avaient leur source dans une antiquité immémoriale et que soutenaient la crainte et le respect de tous. En lisant les expressions sérieuses de ce sentiment dans la bouche des orateurs plus récents, — Démosthène, Æschine ou Dinarque, — nous comprendrons combien il a dû être fort un siècle et demi avant eux, à l’époque de l’invasion des Perses. Isocrate, dans son discours appelé ordinairement Areopagiticus, écrit un siècle et un quart après cette invasion, trace un tableau de ce qu’avait été le sénat de l’Aréopage quand sa compétence était encore entière, et il lui attribue un pouvoir d’intervention peu au-dessous du despotisme paternel, intervention qu’il assure avoir été très salutaire et très efficace dans son résultat. Que le tableau dé ce rhéteur soit inexact, — et à dire vrai idéal à un haut degré, insinuant ses propres recommandations sous le voile (le réalités passées, — cela est assez évident. Mais il nous met à même de présumer en général le pouvoir régulateur et étendu du sénat de l’Aréopage, dans les affaires tant publiques que privées, à l’époque que nous sommes en train de décrire.

Il était assez certain qu’on abuserait de tels pouvoirs. Quand nous apprenons que le sénat spartiate[8] était déplorablement ouvert à la corruption, nous ne pouvons guère présumer beaucoup mieux des vieux sénateurs à vie d’Athènes. Mais quand même leurs pouvoirs auraient été guidés par toute la bienveillance d’intention qu’affirme Isocrate, ils étaient de leur nature tels qu’ils ne pouvaient être exercés que sur un peuple passif et stationnaire ; tandis que le cours des événements à Athènes, à cette époque en particulier, présentait des conditions tout à fait contraires. Pendant le malheur de l’invasion des Perses, il est vrai, — le sénat de l’aréopage avait été armé d’une autorité plus qu’ordinaire, dont il avait fait un si honorable emploi qu’il avait fortifié son influence et resserré sa surveillance pendant la période qui suivit immédiatement. Mais cette même épreuve avait aussi provoqué dans le corps général des citoyens une nouvelle explosion de sentiment démocratique ; et une conscience accrue de leur force, tant individuelle que nationale. Il y avait donc ici deux forces, non seulement distinctes, mais opposées en conflit, toutes deux mises en action avec plus d’intensité et en même temps[9]. Et ce n’était pas tout : maintes circonstances différentes donnaient précisément alors un caractère nouveau à la vie et aux habitudes publiques des Athéniens, — l’agrandissement de la cité, la création du port fortifié et de la nouvelle ville de Peiræeus, l’introduction d’une population nautique accrue, les devoirs actifs d’Athènes comme chef de la confédération délienne, etc. Toutes ces circonstances contribuaient à ouvrir de nouvelles veines d’espérance et de sentiment, et de nouvelles lignes d’action chez les Athéniens, entre 480-460 avant J.-C., et par suite à rendre l’intervention du sénat de l’aréopage, essentiellement conservateur et à l’ancienne mode comme il l’était, de plus en plus difficile. Mais au moment même où la prudence aurait conseillé de la relâcher ou de la modifier, le sénat parait l’avoir rendue plus rigoureuse, ou du moins avoir essayé de le faire ; ce qui ne put manquer de soulever contre lui un corps considérable d’ennemis. Non seulement les innovateurs démocratiques, mais encore les représentants de nouveaux intérêts en général à Athènes, devinrent les adversaires du sénat comme étant un instrument de répression vexatoire, employé pour des vues oligarchiques[10].

Le caractère du sénat de l’aréopage et l’ancien respect dont il était entouré en faisaient naturellement un centre d’action pour le parti oligarchique ou conservateur, qui désirait maintenir intacte la constitution kleisthénéenne, avec une autorité entière, administrative aussi bien que judiciaire, conservée tant aux magistrats individuels qu’à l’aréopage collectif. A l’époque dont nous parlons maintenant, le chef le plus saillant de ce parti était Kimôn. Ses brillantes victoires à l’Eurymedôn, aussi bien que ses exploits dans d’autres entreprises guerrières, donnaient sans doute beaucoup de force à son influence à l’intérieur. Le même parti renfermait probablement aussi la majorité considérable des familles riches et anciennes d’Athènes, qui, tant que les magistratures furent électives et non tirées au sort, arrivaient ordinairement à se faire élire elles-mêmes, et avaient tout intérêt à maintenir le pouvoir de ces charges aussi élevé qu’elles le pouvaient. De plus, le parti était encore fortifié par l’appui prononcé de Sparte, dû surtout à Kimôn, proxenos de Sparte à Athènes. Naturellement une telle aide a pu seulement être indirecte ; toutefois, il parait qu’elle ne fut pas d’une médiocre importance,-car en considérant qu’Athènes et 1Egina avaient été divisées par une ancienne querelle, et que Corinthe était dans des dispositions plus hostiles qu’amicales, nous voyons que les bons sentiments des Lacédæmoniens pouvaient bien paraître aux citoyens athéniens éminemment désirables à conserver ; et que  le caractère philo-laconien des principaux personnages à Athènes contribua à désarmer la jalousie de Sparte pendant cette période critique où l’ascendant maritime athénien était en progrès[11].

L’opposition politique entre Periklês et Kimôn était héréditaire, puisque Xanthippos ; le père du premier, avait été l’accusateur de Miltiadês, le père du second. Tous deux étaient des premières familles de la cité, et cette circonstance, combinée avec les talents militaires de Kimôn et la grande supériorité de Periklês comme homme d’État, les plaçait l’un et l’autre à la tête des deux partis politiques qui divisaient Athènes. Periklês doit avoir commencé très jeune sa carrière politique, puisqu’il conserva une position d’abord d’une grande influence, et ensuite d’un ascendant moral et politique sans pareil, pendant la longue période de quarante années, contre des rivaux distingués, des agresseurs acharnés et des diffamateurs peu scrupuleux (467-428 av. J.-C. environ). Sa vie publique commença vers l’époque où Themistoklês fut frappé d’ostracisme, et où Aristeidês était en train de quitter la scène, et il montra bientôt un caractère qui combinait la probité pécuniaire de l’un avec les ressources d’esprit et les larges vues de l’autre ; en y ajoutant une discrétion et un empire sur lui-même que jamais rien ne troublait, — une excellente éducation musicale et littéraire due à Pythokleidês, — une éloquence telle que personne avant lui n’en avait ou entendu ou imaginé de pareille, — et la meilleure philosophie que l’époque offrait. Il remplit avec’ fidélité et zèle ses devoirs comme jeune citoyen, mais il fut timide dans ses premiers rapports politiques avec le peuple, — fait parfaitement en harmonie avec la prudence de son caractère, mais que quelques-uns de ses biographes[12] expliquent en disant qu’il craignait d’être frappé d’ostracisme, et que son visage ressemblait à celui -du despote Pisistrate. Toutefois, nous pouvons assez bien être sûrs que cette ressemblance personnelle — comme le songe effrayant attribué à sa mère[13] quand elle était enceinte de lui — fut une invention après coup due à ses ennemis quand son ascendant était déjà établi, — et que de jeunes débutants étaient peu exposés au danger de l’ostracisme. Le caractère des partis politiques à Athènes avait beaucoup changé depuis les jours de Themistoklês et d’Aristeidês. Car la constitution kleisthénéenne, bien qu’agrandie par ce dernier après le retour de Salamis, jusqu’à rendre tous les citoyens sans exception éligibles aux magistratures, était devenue impopulaire auprès des citoyens plus pauvres et du sentiment démocratique plus vif qui couvait alors dans Athènes et clans Peiræeus.

Ce fut à ce parti démocratique, — parti du mouvement contre celui de la résistance, ou des réformateurs contre les conservateurs, si nous pouvons employer la phraséologie moderne, — que Periklês consacra sa haute position, son caractère élevé et ses talents éminents. Quant à ces artifices bas, que l’on attribue communément. à l’homme qui épouse les intérêts politiques des pauvres contre les riches, il en fut exempt d’une manière remarquable. Il était infatigable dans son attention aux affaires publiques, mais il allait peu en société, et il dédaignait presque jusqu’à l’excès les airs de popularité. Son éloquence faisait une impression irrésistible ; cependant il n’en était nullement prodigue ; il avait soin de se réserver, comme la trirème salaminienne, pour des occasions solennelles, et il préférait le plus souvent employer l’action de ses amis et de ses partisans[14]. De plus, il reçut de son ami et maître Anaxagoras une teinture de philosophie naturelle, qui fortifia beaucoup son âme[15] et l’arma contre un grand nombre des superstitions régnantes, — mais qui en même temps contribua à lui enlever la, sympathie du vulgaire, riche aussi bien que pauvre. Les artifices de la démagogie étaient dans le fait beaucoup plus cultivés par l’oligarque Kimôn, dont la manière d’être familière et à cœur ouvert était vantée par son ami personnel le poète Iôn, en contraste avec le maintien réservé et imposant de son rival Periklês. Kimôn employait le riche butin que lui procuraient ses expéditions maritimes a des décorations publiques aussi bien qu’à des largesses faites aux citoyens pauvres ; il mettait ses champs et ses fruits à la disposition de tous les habitants de son dême, et se faisait accompagner en public par des esclaves bien vêtus, qui avaient l’ordre d’offrir leurs chaudes tuniques en échange des vêtements râpés de ceux qui semblaient être dans le besoin. Mais le bien de Periklês était administré avec une économie rigoureuse, quoique bienveillante, par son ancien intendant Evangelos, — le produit de ses terres étant vendu en entier, et la consommation de sa maison achetée au marché[16]. Ce fut par cette régularité qu’il conserva sa complète et manifeste indépendance à l’égard de toute séduction pécuniaire. Sous le rapport du goût, du talent et du caractère, Kimôn était tout l’opposé de Periklês : brave et habile commandant, distributeur prodigue, homme de festins et d’habitudes amoureuses, — mais incapable d’attention soutenue aux affaires, ignorant la musique ou les lettres, et doué d’une aversion toute laconienne pour la rhétorique et la philosophie ; tandis que l’ascendant de Periklês était fondé sur son admirable combinaison de qualités civiles, — probité, diligence ; fermeté, jugement, éloquence et pouvoir de guider des partisans. En qualité de commandant militaire, bien qu’il ne manquât nullement de courage personnel, il cherchait rarement à se distinguer, et était surtout fameux pour le soin qu’il prenait de la vie des citoyens, en décourageant toute entreprise téméraire ou éloignée. Ses habitudes privées étaient sobres et retirées : son principal commerce était avec Anaxagoras, Protagoras[17], Zenôn, le musicien Damôn et avec d’autres philosophes, — tandis que l’attachement intime le plus tendre le liait à la séduisante Aspasia, distinguée par la culture de son esprit.

Tels étaient les deux hommes qui se présentaient à cette époque comme les plus remarquables dans la lutte des partis à Athènes, — c’est-à-dire la démocratie expansive contre là démocratie stationnaire de la dernière génération, qui recevait maintenant le nom d’oligarchie, — l’énergie ambitieuse et parleuse, répandue même dans la population pauvre, qui formait actuellement de plus en plus le trait caractéristique d’Athènes contre la valeur illettrée et peu curieuse des vainqueurs de Marathôn[18]. Ephialtês, fils de Sophônidês, était à cette époque le principal auxiliaire, et à vrai dire vraisemblablement l’égal de Periklês, et il ne lui était nullement inférieur en probité personnelle, bien qu’il fût pauvre[19]. Quant à la lutte politique agressive, il était même plus actif que Periklês, qui parait pendant tout le cours de sa longue vie publique n’avoir manifesté que peu d’amertume contre ses ennemis politiques. Malheureusement le peu de connaissance que nous avons de l’histoire, d’Athènes ne nous offre que quelques causes générales et un petit nombre de faits marquants. Les détails et les personnages particuliers qui sont enjeu ne sont pas à la portée de notre vue, cependant le cours réel des événements politiques repose partout principalement sur les détails ; aussi bien que sur les causes générales. Avant qu’Ephialtês présentât sa proposition capitale, de diminuer la compétence du sénat de l’aréopage, il parait avoir été empressé de réprimer l’abus pratique de l’autorité des magistrats par des accusations portées contre eux à l’époque de leur responsabilité régulière. Après des efforts répétés pour réprimer l’abus pratique de ces pouvoirs du magistrat[20], Ephialtês et Periklês furent enfin amenés à proposer de le retrancher d’une manière permanente, et d’introduire un nouveau système :

De tels actes provoquèrent naturellement une extrême amertume dans les sentiments dés factions. Il se peut que cette disposition ait dicté en partie l’accusation portée contre Kimôn (vers 463 av. J.-C.), après la reddition de Thasos ; sur l’allégation qu’il avait reçu des présents du prince lacédæmonien Alexandre, accusation dont il fut renvoyé. A cette époque, le parti oligarchique ou kimônien était incontestablement le plus puissant et quand on proposa d’envoyer des troupes pour aider les Lacédæmoniens à réduire les Ilotes révoltés et réfugiés sur Ithômê, Kimôn entraîna avec lui le peuple à le faire, par un appel à ses sentiments généreux, malgré l’ardente opposition d’Ephialtês[21]. Mais lorsque Kimôn et les hoplites athéniens revinrent à Athènes, après avoir été renvoyés de Sparte dans des circonstances de soupçon insultant (comme je l’ai mentionné dans le chapitre précédent), l’indignation des citoyens fut extrême. Ils renoncèrent à leur alliance avec Sparte et entrèrent en amitié avec Argos. Naturellement l’influence de Kimôn et la position du parti oligarchique furent considérablement changées par cet incident. Et dans l’amertume actuelle des partis politiques, il n’est pas surprenant que ses adversaires aient profité de l’occasion pour proposer bientôt après un voté d’ostracisme[22], — défi, à vrai dire, qui a bien pu être accepté sans répugnance par Kimôn et son parti, puisqu’ils pouvaient se croire encore les plus forts et supposer que la sentence de bannissement tomberait sur Ephialtês ou sur Periklês. Toutefois, le vote aboutit au bannissement de Kimôn, preuve certaine que ses adversaires étaient alors en marche ascendante. Dans cette occasion, comme dans la précédente, nous voyons l’ostracisme invoqué pour prévenir une période de conflit politique intense, dont il affaiblissait du moins la violence, en éloignant pour un temps un des chefs rivaux.

Ce fut alors que Periklês et Ephialtês mirent à exécution leur important projet de réforme judiciaire. Le sénat de l’aréopage fut privé de son pouvoir censorial et discrétionnaire, aussi bien que de sa compétence judiciaire, excepté de celle qui se rapportait à l’homicide. Les magistrats individuels, aussi bien que le sénat des Cinq Cents, furent aussi dépouillés de leurs attributs judiciaires (excepté du pouvoir d’imposer une faible amende)[23], qui furent transférés à des listes nouvellement créées de dikastes salariés, répartis par le sort en dix sections prises dans l’Hêliæa collective. Ephialtês[24], pour la première fois, fit descendre les lois de Solôn de l’acropolis au voisinage de la place du marché, où siégeaient les dikasteria, — preuve visible que la justice était dès lors popularisée.

Dans l’exposé qu’en ont fait maints auteurs, la portée complète de ce grand changement constitutionnel est très imparfaitement comprise. Ce qu’on nous dit communément, c’est que Periklês fut le premier à assigner un salaire à ces nombreux dikasteria à Athènes. Il gagna le peuple avec l’argent public (dit Plutarque), afin de tenir tête à Kimôn, qui le gagnait avec son propre argent : comme si la paye était le trait principal dans ce cas, et comme si tout ce que fit Periklês fut de se rendre populaire en payant les dikastes pour un service judiciaire qu’ils avaient auparavant rendu gratuitement. La vérité est que cette nombreuse armée de dikastes, répartie en dix régiments, et appelée à fonctionner systématiquement pendant toute l’année, fut organisée alors pour la première fois : le commencement de leur paye est aussi le commencement de leur action judiciaire régulière. Ce que Periklês effectua réellement, ce fat de séparer pour la première fois de la compétence administrative des magistrats cette autorité judiciaire qui l’avait accompagnée dans l’origine. Les personnages considérables qui avaient été habitués a occuper ces charges se virent amoindris tant en influence qu’en autorité[25] : tandis que d’autre part une vie et des habitudes nouvelles, et un sentiment nouveau de pouvoir surgirent parmi les citoyens plus pauvres. Un demandeur ayant à intenter une action civile, ou un accusateur demandant une punition contre des citoyens coupables d’injure, soit envers lui-même, soit envers l’Etat, avaient encore à s’adresser à l’un des neuf archontes, mais c’était seulement en vue d’arriver finalement devant le dikasterion par lequel la cause devait être jugée. Si les magistrats agissant individuellement furent réduits ainsi à une simple administration et à une police préliminaire, ils éprouvèrent une perte ‘de pouvoir encore plus sérieuse en leur qualité de membres de l’aréopage, après que l’année de l’archontat était expirée. Au lieu de leur ancienne sphère illimitée de surveillance et d’intervention, ils furent alors privés de toute sanction judiciaire au delà de ce petit pouvoir d’imposer une amende, qui fut encore laissé, tant à des magistrats individuels qu’au sénat des Cinq Cents. Mais on leur réserva expressément le droit de connaître de l’homicide ; — car la procédure, dans ce dernier cas, religieuse non moins que judiciaire, était si foncièrement consacrée par un ancien sentiment, qu’aucun réformateur ne pouvait se hasarder à la déranger ni à l’écarter[26].

Ce fut par cette même raison probablement que le parti stationnaire défendit toutes les prérogatives du sénat de l’aréopage, — en dénonçant les réductions proposées par Ephialtês comme des innovations coupables et impies[27]. A quel point s’éleva son ressentiment, quand ces réformes furent mises à exécution, — et combien la collision des partis politiques était violente à ce moment ? — c’est ce dont nous pouvons juger par le résultat. Les ennemis d’Ephialtês le firent assassiner secrètement par la main d’un Bœôtien de Tanagra nommé Aristodikos. Ce crime — rare dans les annales politiques d’Athènes, car nous n’arrivons pas plus tard à un exemple connu d’un tel forfait avant l’oligarchie des Quatre Cents, en 411 avant J.-C., — ce crime, disons-nous, nous marque à la fuis la gravité du changement introduit alors, la violence de l’opposition qui lui fut faite, et le caractère peu scrupuleux du parti conservateur. Kimôn était en exil, et il ne prit aucune part à cet acte. Sans doute l’assassinat d’Ephialtês produisit un effet défavorable de toute manière au parti qui le provoqua. Dans son désir de vengeance, le parti populaire a dû devenir plus attaché encore aux réformes judiciaires qui lui étaient assurées, tandis que le pouvoir de Periklês, le chef supérieur survivant et agissant désormais seul, a dû être considérablement fortifié.

C’est de ce moment que l’on peut dire que date l’administration de ce grand homme : il était maintenant le principal conseiller (nous pourrions presque dire le premier ministre) du peuple athénien. Ses premières années furent marquées par une série de brillants succès — déjà mentionnés, — l’acquisition de Megara comme alliée, et la guerre victorieuse contre Corinthe et Ægina. Mais quand il proposa la grande et importante amélioration des Longs Murs, faisant ainsi une seule ville d’Athènes et de Peiræeus, le même parti oligarchique, qui s’était opposé à ses changements judiciaires et avait assassiné Ephialtês, se mit encore en avant et fit une vive résistance. Comme il trouvait infructueuse une opposition directe, il ne se fit pas scrupule d’entamer une correspondance perfide avec Sparte, — invoquant l’aide d’une armée étrangère pour opérer le renversement de la démocratie, tant elle était devenue odieuse à ses yeux depuis les récentes innovations. Nous avons déjà raconté combien fut sérieux le danger que courut Athènes, vers l’époque de la bataille de Tanagra, en même temps que la réconciliation rapide et inattendue des partis après cette bataille, due principalement au généreux patriotisme de Kimôn et de ses amis immédiats. Kimôn fut rappelé de l’ostracisme à cette occasion, avant que sols temps complet fût expiré, et la rivalité entre lui et Periklês devint dorénavant mitigée, ou même se transforma en un compromis[28], en vertu duquel les affaires intérieures de la cité furent laissées à l’un, et la conduite des expéditions étrangères à l’autre. Les succès d’Athènes pendant les dix années suivantes furent plus brillants que jamais, et elle parvint au maximum de sa puissance : ce qui sans doute eut un effet important en donnant de la stabilité à la démocratie, aussi bien qu’à l’administration de Periklês, — et les mit à la fois l’une et l’autre en état de soutenir le choc de ces grands revers publics, qui privèrent les Athéniens de leurs alliés dépendants sur terre, pendant l’intervalle entre la défaite de Korôneia et la trêve de trente ans.

En même temps que l’importante révolution judiciaire effectuée par Periklês, on introduisit d’autres changements appartenant au même plan et au même système.

Ainsi on investit d’un pouvoir général de surveillance, tant sur les magistrats que sur l’assemblée publique, sept magistrats, nommés alors pour la première fois, appelés nomophylaques, ou gardiens des lois., et sans doute changés chaque année. Ces nomophylaques siégeaient à côté des prœdri ou présidents tant dans le sénat que dans l’assemblée publique, et étaient chargés du devoir d’intervenir toutes les fois que quelque mesure était prise ou quelque proposition faite contrairement aux lois existantes. Ils avaient aussi le pouvoir d’obliger les magistrats à agir conformément à la loi[29]. Nous ne savons pas s’ils possédaient la présidence d’un dikasterion, — c’est-à-dire s’ils pouvaient eux-mêmes faire convoquer une des listes de jurés, et mettre en cause devant eux un délinquant prétendu, sous leur présidence, — ou s’ils étaient restreints à faire une protestation formelle en soumettant l’illégalité prétendue à l’assemblée, publique. Toutefois, nommer des magistrats investis de ce devoir spécial de surveillance et de dénonciation ne fut pas une mesure sans importance, car elle permit probablement à Ephialtês de répondre aux objections de bien des personnes qui craignaient d’abolir le pouvoir de surveillance de l’aréopage sans rien introduire pour le remplacer. Les nomophylaques furent honorés d’une place distinguée aux processions et aux fêtes publiques, et il leur fut même permis (comme aux archontes) d’entrer dans le sénat de l’aréopage après que leur année de charge était expirée ; mais ils n’acquirent jamais un pouvoir aussi considérable que celui que ce sénat lui-même avait exercé. L’introduction et l’application croissante de la Graphê Paranomôn, qui sera expliquée bientôt, a dû neutraliser en grande partie leur intervention. Ils ne sont pas même mentionnés dans la description de cette assemblée mal conseillée qui condamna les six, généraux, après la bataille des Arginusæ, à être jugés par un nouveau procédé qui violait la forme légale non moins que la justice en elle-même[30]. Après l’expulsion des Trente, le sénat de l’aréopage fut investi de nouveau d’une surveillance sur les magistrats, bien qu’il ne recouvrât rien qui ressemblât à son ancien ascendant.

Un autre changement important, que nous pouvons avec probabilité rapporter à Periklês, c’est l’institution des nomothetæ. Ces hommes étaient clans le fait des dikastes, membres des six mille citoyens annuellement assermentés en cette qualité. Mais ils n’étaient pas, comme les dikastes, appelés à juger des causes, distribués en tableaux ou régiments connus par une lettre particulière et opérant ensemble pendant l’année entière ; ils étaient désignés par le sort pour siéger ensemble seulement dans une occasion spéciale et selon que le besoin s’en présentait. Suivant la réforme introduite alors, l’ekklêsia ou assemblée publique, même avec la sanction du sénat des Cinq Cents, devint incompétente soit pour faire passer une nouvelle loi, soit pour rapporter une loi existant déjà : elle ne pouvait rendre qu’un psêphisme, — c’est-à-dire, à proprement parler, un -décret applicable seulement à un cas particulier, bien que le mot fût employé à Athènes dans un sens très large, comprenant quelquefois des décrets d’une application générale aussi bien que permanente. Par rapport aux lois, une procédure judiciaire spéciale fut établie. Les thesmotetæ furent chargés d’examiner annuellement les lois existantes, en notant toute contradiction ou double loi sur le même objet ; et dans la première prytanie (dixième partie) de l’année attique, le onzième jour, on tenait une ekklêsia, dont la première occupation était de parcourir les lois seriatim et de les soumettre à l’approbation ou au rejet, en commençant d’abord par les lois relatives au sénat, puis en venant à celles d’intérêt plus général, surtout à celles qui déterminaient les fonctions et la compétence des magistrats. Si une loi était condamnée par le vote de l’assemblée publique, où si un citoyen avait une nouvelle loi à proposer, la troisième assemblée de la prytanie était occupée, avant toute autre affaire, à nommer les nomothetæ et à pourvoir aux moyens de payer leur salaire. On demandait que tout citoyen qui avait à faire de nouvelles propositions de la sorte le déclarât publiquement à l’avance, afin qu’on pût mesurer le temps nécessaire aux séances des nomothetæ, suivant le nombre des affaires dont ils devaient être appelés à connaître. De plus, on nommait les avocats publics chargés d’entreprendre la défense formelle de toutes les lois attaquées, et le citoyen qui en proposait le rappel avait à établir son cas contre cette défense, à la satisfaction des nomothetæ assemblés. Ces derniers étaient pris dans les six mille dikastes assermentés, et leur nombre était différent, suivant les circonstances. Quelquefois on parle d’eux comme étant cinq cents, quelquefois comme étant mille, et nous pouvons être assurés que le nombre était toujours considérable.

Cette institution eut pour effet de soumettre la confection ou le rappel des lois aux mêmes solennités et aux mêmes garanties que le jugement des causes ou accusations en justice. Nous devons nous rappeler que les citoyens qui assistaient à l’ekklêsia ou assemblée publique, n’étaient pas assermentés comme les dikastes ; ils n’avaient pas non plus la même solennité de procédure, ni la même certitude d’entendre présenter les deux côtés de la question, ni la même connaissance préliminaire et complète. Nous pouvons voir combien le serment juré était appelé à agir sur les esprits des dikastes, par les fréquents appels que les orateurs y font, en les mettant en contraste avec l’assemblée publique non assermentée[31]. Et l’on ne peut douter que les nomothetæ n’offrissent une garantie beaucoup plus grande que l’assemblée publique pour une décision convenable. Cette. garantie reposait sur le même principe que nous voyons dominer dans tous les arrangements constitutionnels d’Athènes, sur une fraction du peuple prise au hasard, mais assez nombreuse pour avoir le même intérêt que le tout, — non permanente, mais déléguée pour l’occasion, — assemblée sous une sanction solennelle, et entendant une exposition complète des deux côtés de la question. Le pouvoir de rendre des psêphismes, ou décrets spéciaux, resta encore à l’assemblée publique, qui était sans doute plus exposée à être surprise et à être entraînée à rendre une décision précipitée ou inconsidérée que soit le dikasterion, soit les nomothetæ, — malgré la nécessité d’être préalablement autorisée par le sénat des Cinq Cents ‘avant qu’aucune proposition pût lui être soumise.

Comme garantie additionnelle, tant pour l’assemblée publique que pour. les nomothetæ, contre le danger d’être surpris et entraînés à rendre des décisions contraires à la loi en vigueur, nous avons encore à mentionner une disposition remarquable, — disposition introduite probablement par Periklês en même temps que les formalités de la législation, au moyen de nomothetæ délégués spécialement. C’était la Graphê Paranomôn, -- accusation pour défaut de formalité ou illégalité,-qui pouvait être portée sur certaines raisons contre l’auteur d’une loi ou d’un psêphisme, et le rendait passible d’une punition prononcée par le dikasterion. Il était obligé, en présentant sa nouvelle mesure, de prendre garde à ce qu’elle ne fût pas en contradiction avec aucune loi préexistante, — ou, s’il existait une telle contradiction, de la faire connaître formellement, de proposer l’abrogation de ce qui existait et d’écrire publiquement à l’avance ce qu’était sa proposition, — afin qu’il n’y eût jamais deux lois contradictoires en vigueur en même temps, ni qu’aucun décret illégal fût rendu soit par le sénat, soit par l’assemblée publique. S’il négligeait cette précaution, il était exposé à des poursuites, en vertu de la Graphê Paranomôn, que tout citoyen athénien pouvait porter contre lui devant le dikasterion, par l’intervention et sous la présidence des thesmothetæ.

A en juger par le titre de cette accusation, elle était dans l’origine limitée au motif spécial de contradiction formelle entre la nouvelle loi et l’ancienne. Mais elle avait une tendance naturelle à s’étendre : le citoyen qui accusait fortifiait son cas en démontrant que la mesure qu’il attaquait contredisait non seulement la lettre, mais encore l’esprit et le but de lois existantes, — et il partait de là pour la dénoncer comme funeste et déshonorante pour l’Etat. C’est dans cette latitude illimitée que nous trouvons la Graphê Paranomôn à l’époque de Démosthène. L’auteur d’une nouvelle loi ou d’un psêphisme, même après qu’elle avait été discutée et rendue régulièrement, était exposé à être accusé, et il avait à se défendre non seulement contre de prétendus manques de formes dans sa procédure, mais encore contre quelque prétendu mal dans la substance de sa mesure. S’il était reconnu coupable par le dikasterion, la punition que lui infligeaient les juges n’était point fixe, mais elle variait selon les circonstances. Car l’accusation appartenait à cette classe où, après le verdict de culpabilité, d’abord un montant donné de punition était proposé par l’accusateur, puis un autre montant plus léger était désigné par la partie accusée contre elle-même, — le dikasterion étant obligé clé faire un choix entre l’un et l’autre, sans admettre une troisième modification, — de sorte qu’il était même dans l’intérêt de la partie accusée de désigner contre elle-même une mesure de punition suffisante pour satisfaire le sentiment des dikastes, afin qu’ils ne donnassent pas la préférence à la proposition plus rigoureuse de l’accusateur. En même temps, l’accusateur lui-même (comme dans d’autres accusations publiques) était frappé d’une amende de mille drachmes, à moins que le verdict de culpabilité n’obtint au moins un cinquième des suffrages du dikasterion. Toutefois la responsabilité personnelle de l’auteur de la proposition ne durait qu’une année après l’introduction de sa nouvelle loi. Si l’accusation était portée à un intervalle de temps qui dépassait une année, l’accusateur ne pouvait pas demander de punition contre l’auteur, et la sentence des dikastes n’absolvait ni ne condamnait que la loi. Leur condamnation de la loi, avec ou sans auteur, équivalait ipso facto à son abrogation.

Cette accusation contre l’auteur d’une loi ou d’un décret pouvait être portée ou bien à quelque moment avant qu’ils eussent été rendus définitivement — par exemple, si c’était un décret, après qu’il avait été accepté simplement par le sénat, ou, si c’était une loi, après qu’elle avait été approuvée par l’assemblée publique, et avant qu’elle eût été présentée aux nomothetæ, — ou bien après qu’ils avaient atteint leur achèvement complet par le verdict des nomothetæ. Dans le premier cas, l’accusation arrêtait la marche ultérieure de la loi ou du décret jusqu’à ce que la sentence eût été prononcée par les dikastes.

Ce règlement fut conçu dans un esprit entièrement conservateur pour empêcher que les lois existantes ne fussent annulées complètement ou partiellement par une nouvelle proposition. Dans la procédure des nomothetæ, toutes les fois qu’une proposition était faite en vue de faire abroger une loi existante quelconque, on regardait comme peu sûr de confier la défense de la loi ainsi attaquée au hasard de quelque orateur qui l’entreprendrait gratuitement. On nommait à cet effet des avocats payés. De même aussi, quand un citoyen faisait une nouvelle proposition positive, on ne supposait pas qu’il y eût une garantie suffisante dans le hasard d’adversaires se présentant au moment. En conséquence, on donnait une garantie nouvelle dans la responsabilité personnelle de l’auteur de la proposition. Il n’était nullement déraisonnable que ce dernier, avant de proposer un nouveau décret ou une nouvelle loi, prit sain qu’il n’y eût rien dans sa proposition d’incompatible avec les lois existantes, — ni que, s’il en était ainsi, il présentât d’abord formellement une proposition directe pour l’abrogation d’une telle loi préexistante. Ce règlement lui imposait une obligation qu’il pouvait parfaitement bien remplir. Il servait de frein à l’usage de ce droit de libre parole et de libre initiative dans l’assemblée publique qui appartenait à tous les Athéniens sans exception[32], et qui était cher à la démocratie autant qu’il était condamné par des penseurs oligarchiques : C’était une garantie pour les dikastes qui étaient appelés a appliquer la loi à ces cas particuliers, contre l’embarras d’avoir des lois contradictoires citées devant eux, et d’être obligés dans leur verdict d’écarter les unes ou les autres. Dans les gouvernements européens modernes, même les plus libres et les plus constitutionnels, les lois ont été à la fois faites et appliquées soit par des personnes choisies, soit par des assemblées choisies, sous une organisation si différente qu’elle a fait disparaître l’idée d’une responsabilité personnelle imposée à l’auteur d’une nouvelle loi. De plus, même dans de telles assemblées, l’initiative particulière ou bien n’a pas existé du tout, ou bien a eu un effet relativement petit dans la confection des lois ; taudis que, dans l’application des lois une fois faites, il y a eu toujours un corps judiciaire permanent exerçant une action personnelle, plus ou moins indépendant de la législature, et interprétant en général le texte de lois contradictoires de manière à maintenir une marche passablement logique de tradition judiciaire. Mais à Athènes on ne supposait nullement que l’auteur d’un nouveau décret ou d’une nouvelle loi, qui avait amené le sénat ou l’assemblée publique à rendre l’un ou l’autre, eût par ce fait annulé sa responsabilité personnelle, si la proposition était illégale. Il avait trompé le sénat ou le peuple, en leur dissimulant de propos délibéré un fait qu’il connaissait, ou du moins qu’il aurait pu et dû connaître.

Mais, bien qu’on puisse ainsi présenter une pleine justification en faveur de la Graphê Paranomôn telle qu’elle fut conque et projetée dans l’origine, elle s’appliquera difficilement à cette accusation telle qu’on la fit servir dans la suite dans son extension entière et abusive. C’est ainsi qu’en vertu de cette sorte d’accusation, Æschine accuse Ktesiphôn d’avoir dans de certaines circonstances proposé qu’on donnât une couronne à Démosthène. Il commence par prouver que la proposition était illégale, — car c’était là le fondement essentiel de l’accusation ; ensuite il poursuit pour démontrer, dans une magnifique harangue, que Démosthène était un homme vil et un politique dangereux : conséquemment (en admettant que l’argument soit juste) Ktesiphôn avait trompé le peuple d’une manière doublement grave, — d’abord en proposant une récompense dans des circonstances contraires à la loi, ensuite en la proposant en faveur d’un homme indigne. La première partie de cet argument seulement est de l’essence de la Graphê Paranomôn ; la seconde partie est de la nature d’une extension abusive qu’on lui a donnée, — elle a sa source dans ce venin personnel propre aux partis, qui est inséparable, à un degré plus ou moins élevé, de l’action politique libre, et qui se manifestait à Athènes avec virulence, bien que dans les limites de la légalité. Que l’on ait largement employé cette accusation à Athènes, comme l’un des moyens les plus directs de donner carrière à cette inimitié, et qu’on en ait abusé, c’est un fait certain. Mais bien que probablement elle détournât des citoyens sales expérience du désir de créer de nouvelles propositions, elle ne produisit pas le même effet sur ces orateurs qui faisaient de la politique une occupation régulière, et qui, en conséquence, pouvaient à la fois calculer les dispositions du peuple et compter sur l’appui d’une certaine troupe d’amis. Aristophon, vers la fin de sa vie politique, se vantait d’avoir été ainsi accusé et acquitté soixante-quinze fois. Probablement le pire effet qu’elle produisit fut celui d’encourager la veine de personnalité et d’amertume qui traverse une si grande partie de l’éloquence attique, même dans ses manifestations les plus illustres, qui transforme le discours délibératif en discours judiciaire, et mêle à la discussion d’une loi ou d’un décret une harangue déclamatoire contre le caractère de son auteur. Nous pouvons en même temps ajouter que la Graphê Paranomôn fut souvent le moyen le plus commode de faire abroger une loi ou un psêphisme, de sorte qu’on l’employa quand la période annuelle était passée et quand, par conséquent, l’auteur était hors de danger, — l’accusation étant alors portée seulement contre la loi ou le décret, comme dans le cas qui fait le sujet de la harangue de Démosthène contre Leptine. Si l’orateur de cette harangue obtenait un verdict, il arrivait aussitôt à l’abrogation de la loi ou du décret, sans faire de nouvelle proposition à la place ; ce à quoi il était obligé, — sinon péremptoirement, du moins d’après l’usage commun, — s’il avait porté la loi à abroger devant les nomothetæ.

 

À suivre

 

 

 



[1] Voir K. P. Hermann, Griechische Staatsalterthümer, sect. 53-101, et son traité De Jure et Auctoritate magistratuum ap. Athen., p. 53 (Heidelb., 1829), et Rein, Rœmisches Privatrecht, p. 26, 408. M. Laboulaye insiste aussi particulièrement sur la confusion des fonctions administratives et judiciaires chez les Romains (Essai sur les lois criminelles des Romains, p. 23, 79, 107, etc.). Cf. sir G. C. Lewis, Essay on the Governement of Dependencies, p. 42, avec sa citation de Hugo, Geschichte des Rœmischen Rechts, p. 42. Sir G. Lewis a fait de justes et importantes remarques sur ce qu’il y a de bon dans la classification admise des pouvoirs en théorie et sur l’étendue jusqu’à laquelle leur séparation ou a été portée, ou peut l’être en pratique : V. aussi note E. dans le même ouvrage, p. 347.

La séparation des fonctions administratives d’avec les fonctions judiciaires parait inconnue dans les anciennes sociétés. M. Meyer fait observer, relativement aux institutions judiciaires de l’Europe moderne : — Anciennement les fonctions administratives et judiciaires n’étaient pas distinctes. Du temps de la liberté des Germains et même longtemps après, les plaids de la nation ou ceux du comté rendaient .la justice et administraient les intérêts nationaux ou locaux dans une seule et même assemblée. Sous le régime féodal, le roi ou l’empereur dans son conseil, sa cour, son parlement composé des hauts barons ecclésiastiques et laïcs, exerçait tous les droits de souveraineté comme de justice ; dans la commune, le bailli, mayeur, ou autre fonctionnaire nommé par le prince, administraient les intérêts communaux et jugeaient les bourgeois de l’avis de la communauté entière, des corporations qui la composaient, ou des autorités et conseils qui la représentaient : on n’avait pas encore soupçonné que le jugement d’une cause entre particuliers pût être étranger à la cause commune. — Meyer, Esprit des Institutions judiciaires, l. V, ch. 2, v. III, p. 239 ; et chap. 18, p. 383.

[2] Un cas de déposition pareille d’un archonte en vertu d’un vote de l’assemblée publique, même avant que l’année de charge fût expirée, se présente dans Démosthène, cont. Theokrin., c. 7 ; un autre, la déposition d’un stratège, dans Démosthène, cont. Timoth., c. 3.

[3] Æschine (cont. Ktesiphont, c. 9, p. 373) parle du sénat de l’aréopage comme étant ύπεύθυνος, et sans doute on le comprenait ainsi ; mais il est difficile de voir comment la responsabilité pouvait en pratique être imposée à un tel corps. Il pouvait seulement être responsable en ce sens, — que si l’un de ses membres pouvait être convaincu d’avoir reçu un présent, il était puni individuellement. Mais dans ce sens, les dikasteria eux-mêmes étaient responsables, bien qu’on affirme toujours qu’ils ne l’étaient pas.

[4] Relativement à la procédure d’arbitrage à Athènes et aux arbitres publics aussi bien que privés, voir le traité instructif de Hudtwalcker, Ueber die oeffentlichen und Privat-Schiedsrichter (Diaeteten) zu Athen, Iena, 1812.

Chaque arbitre paraît avoir siégé seul pour faire une enquête sur les disputes et pour les décider ; il recevait une petite paye d’une drachme des deux parties, et une paye additionnelle quand on demandait un délai (p. 16). Les parties pouvaient d’un commun accord désigner comme arbitre un citoyen quelconque ; mais il y avait un certain nombre d’arbitres publics choisis ou tirés an sort parmi les citoyens chaque année, et un demandeur pouvait porter sa cause devant l’un d’eux. Ils étaient exposés à être punis en vertu de cû0uvaL1 à la fin de leur année de charge, s’ils étaient accusés et convaincus de corruption ou de mauvaise conduite.

On ne connaissait pas le nombre de ces Diætetæ ou arbitres publics quand le livre de Hudtwalcker fut publié. Une inscription découverte depuis par le prof. Ross et publiée dans son ouvrage, Ueber die Demen von Attika, p. 22, rappelle les noms de tous les Diætetæ de l’année de l’archonte Antiklês, 325 avant J.-C., avec le nom de la tribu à laquelle appartenait chacun d’eux.

Le nombre total est de cent quatre ; le nombre clans chaque tribu est inégal : le nombre le plus considérable est dans la Kekropis, qui on fournit seize ; le plus petit est clans la Pandionis, qui n’en envoie que trois. Ils ont dû ou être choisis ou être tirés au sort dans le corps général des citoyens, sans égard aux tribus. L’inscription rappelle les noms des Diætetæ de cette année 325 avant J.-C., parce qu’ils avaient reçu du peuple une couronne ou un vote de remerciements. Il existe un fragment d’une inscription semblable pour l’année 337 avant J.-C.

[5] Public Economy of the Athenians, b. II, c. 14, p. 227. Engl. transl.

M. Bœckh doit vouloir dire que tous les six mille ou presque tous étaient employés chaque jour. Il me semble que cette supposition exagère grandement tant le nombre de jours que le nombre d’hommes réellement employés. Toutefois, pour la conclusion que renferme le texte, un nombre beaucoup plus petit est suffisant. V. la remarque plus exacte de Schoemann, Antiquit. juris publici Græcor., sect. 71, p. 310.

[6] Aristote, Politique, II, 9, 3.

[7] Dinarque, cont. Démosthène, Or. I, p. 91. C’est ainsi également qu’Æschine appelle ce sénat (cont. Ktesiph., c. 9, p. 373 ; cf. aussi cont. Timarch., c. 16, p. 41 ; Démosthène, cont. Aristokrat., c. 65, p. 641). Plutarque, Solôn, c. 19. Voir aussi Philochore, Fragm. 17-58, éd. Didot, p. 19, éd. Siebelis.

V. sur l’Aréopage, Schoemann, Antiq. jur. att., sect. 66 ; K. F. Hermann, Griechis. Staatsalterthümer, sect. 109.

[8] Aristote, Politique, II, 6, 18.

[9] Aristote indique particulièrement ces deux tendances en conflit à Athènes, l’une suivant immédiatement l’autre, dans un remarquable passage de sa Politique (V, 3, 5).

Le mot συντονωτέραν (plus strict, plus rigoureux) est opposé dans un autre passage à άνειμένας (IV, 3, 5).

[10] Plutarque, Reipub. ger. Præcept., p. 805.

Sur le caractère oligarchique des Aréopagites, V. Dinarque, cont. Démosthène, p. 46, 98.

[11] Plutarque, Kimôn, c. 16 ; Themistoklês, c. 20.

[12] Plutarque, Periklês, c. 4-7 sqq.

[13] Hérodote, VI, 131.

[14] Plutarque, Reipubl. gerend. Præcept., p. 812 ; Periklês, c. 5, 6, 7.

[15] Platon, Phædre, c. 54, p. 270 ; Plutarque, Periklês, c. 8 ; Xénophon, Memor., I, 2, 46.

[16] Plutarque, Periklês, c. 9, 16 ; Kimôn, c. 10 ; Reipubl. Gerend. Præsept., p. 818.

[17] Les rapports personnels entre Periklês et Protagoras sont attestés par l’intéressant fragment de ce dernier que nous trouvons dans Plutarque, Consolat ad Apollonium, c. 33, p. 119.

[18] Aristophane, Nubes, 972, 1000 sqq., et Ranæ, 1071.

[19] Plutarque, Kimôn, c. 10 ; Ælien, V. H., II, 43 ; XI, 9.

[20] Plutarque, Periklês, c. 10. Cf. Valère Maxime, III, 8, 4.

[21] Plutarque, Kimôn, c. 16.

[22] Plutarque, Kimôn, c. 17.

Ce passage est le spécimen de la manière inexacte dont l’ostracisme est si souvent représenté. Plutarque dit : Les Athéniens profitèrent d’un léger prétexte pour frapper Kimôn d’ostracisme. Mais c’était un trait caractéristique et particulier à l’ostracisme de n’avoir pas de prétexte. C’était un jugement rendu sans cause propre ni déterminée.

[23] Démosthène, Cont. Euerg. et Mnesib., c. 12.

[24] Harpocration, — Ό κάτωθεν νόμος — Pollux, XIII, 128.

[25] Aristote, Politique, IX, 5, 6. Cf. VI, 1, 8.

La remarque d’Aristote n’est pas justement applicable au changement effectué par Periklês, qui transféra le pouvoir enlevé aux magistrats, non pas au peuple, mais à certains dikasteria spécialement constitués, bien que nombreux et populaires, s’engageant par serment à juger conformément à des lois connues et écrites. Et la séparation de la compétence judiciaire d’avec la compétence administrative ne doit pas être caractérisée comme  dissolvant ou détruisant l’autorité du magistrat. Au contraire, elle est conforme aux meilleures notions modernes. On ne peut blâmer Periklês pour avoir effectué cette séparation ; cependant on peut croire que la justice qu’il établit méritait des critiques.

Platon semble également avoir conçu le pouvoir administratif comme accompagné essentiellement du judiciaire (Leg., VI, p. 767), opinion sans doute parfaitement juste, jusqu’à une certaine limite étroite. La séparation entre les deux sortes de pouvoirs ne peut être rendue absolument complète.

[26] Démosthène, cont. Neær., p. 1372 ; cont. Aristokrat., p. 642.

Meier (Attischer Prozess, p. 143) pense que le sénat de l’aréopage fut aussi privé de son pouvoir de connaître de l’homicide aussi bien que de ses autres fonctions, et qu’il ne le recouvra qu’après l’expulsion des Trente. Il produit comme preuve un passage de Lysias (De Cæde Eratosthenis, p.31-33).

M. Bœckh et O. Müller adoptent la même opinion que Meier, et vraisemblablement sur l’autorité du même passage (V. la Dissertation de O. Müller sur les Euménides d’Æschyle, p. 113, trad. angl.). Mais, en premier lieu, cette opinion est contredite par une assertion expresse du biographe anonyme de Thucydide, qui mentionne le jugement de Pyrilampês pour meurtre devant l’aréopage ; et contredite aussi, vraisemblablement, par Xénophon (Memorab., III, 5, 20) ; en second lieu, le passage de Lysias me parait avoir un sens différent. Il dit : Ώ καί πάτριόν έστι καί έφ̕ ύμών άποδίδοται τοΰ φόνου τάς δίκας δικάξειν. Or (même si nous admettons que la leçon conjecturale έφ̕ ύμών au lieu de έφ̕ ύμϊν soit juste), cette restitution de fonctions à l’aréopage se rapporte encore naturellement à la démocratie rétablie après la violente interruption occasionnée par l’oligarchie des Trente. Si l’on considère combien de personnes les Trente firent mettre violemment à mort, et la subversion complète de toutes les lois qu’ils introduisirent, il semble impossible de supposer que l’aréopage ait pu continuer à tenir ses séances et à juger des accusations d’homicide intentionnel, sous leur gouvernement. Au retour de la démocratie, après l’expulsion des Trente, les fonctions du sénat de l’aréopage lui revinrent également.

Si la supposition des éminents auteurs mentionnés plus haut était exacte, s’il était vrai que l’aréopage fut privé non seulement de sa fonction de surveillance en général, mais encore de son droit de connaître de l’homicide, pendant les cinquante-cinq années qui s’écoulèrent entre la motion d’Ephialtês et l’expulsion des Trente, — ce sénat a dû être sans aucune fonction du tout pendant ce long intervalle ; il a dû être comme s’il n’existait pas pour toutes les affaires pratiques. Mais pendant une si longue période de suspension totale, les citoyens auraient perdu tout leur respect pour lui ; il n’aurait pu conserver autant d’influence qu’il, en possédait réellement, comme nous le savons, immédiatement avant les Trente (Lysias, c. Eratosth., c. 11, p. 126) ; et il aurait été difficile de le faire revivre après l’expulsion des Trente. Tandis qu’en conservant pendant cette période sa juridiction dans des cas d’homicide, séparément de ces privilèges plus étendus qui l’avaient rendu antérieurement odieux, l’ancien respect traditionnel qu’on lui portait était maintenu, et il revivait après la chute des Trente comme une partie vénérable de l’ancienne démocratie, même apparemment avec quelque extension de privilèges.

Les conclusions que O. Müller veut tirer, quant aux faits de ces temps, des Euménides d’Æschyle, me paraissent mal appuyées. Afin de soutenir son idée, qu’en vertu de la proposition d’Ephialtês l’aréopage cessa presque entièrement d’être une haute cour de justice (sect. 36, p. 109), il est forcé de changer la chronologie des événements, et d’affirmer que la motion d’Ephialtês a dû être faite postérieurement à la représentation des Euménides, bien que Diodore la mentionne dans l’avant-dernière année qui précéda cette représentation, et il n’y a rien pour le contredire. Tout ce que nous pouvons conclure sans danger des mêmes allusions indistinctes d’Æschyle, c’est qu’il est lui-même plein de respect pour l’aréopage, et que le moment était un de ceux où l’amertume. des partis s’élève au point de faire prévoir et craindre, avec une certaine raison, quelque chose qui ressemble à une guerre civile (v. 864). Il se peut qu’il ait été opposé à la diminution des privilèges de l’aréopage par Ephialtês ; toutefois il n’est pas tout à fait certain qu’il en  fût ainsi, en ce qu’il le présente d’une manière saillante et spéciale comme un tribunal jugeant l’homicide, exerçant cette juridiction en vertu d’une prescription inhérente, et confirmé dans ce droit par les Euménides elles-mêmes : Or, en considérant que cette juridiction était précisément la chose confirmée et laissée par Ephialtês à l’aréopage, nous pourrions conclure d’une manière plausible qu’Æschyle, en rehaussant la solennité et en prédisant la perpétuité du privilège qui lui restait, avait l’intention de concilier ceux qui ressentaient les innovations récentes, et d’adoucir la haine entre les deux partis contraires.

L’opinion de Bœckh, de O. Müller et de Meier, — relativement aux jugements sur l’homicide enlevés au sénat de l’aréopage, par la proposition d’Ephialtês, — a été discutée, et (à mon avis) réfutée par Forchhammer, — dans une bonne dissertation (De Areopago non privato per Ephialten homicidii judiciis, Kiel, 1528).

[27] C’est là le langage des auteurs que copiait Diodore (Diodore, XI, 77). Cf. Pausanias, I, 29, 15.

Plutarque (Periklês, c. 10) cite Aristote comme ayant mentionné l’assassin d’Ephialtês. Antiphôn, cependant, dit que l’assassin ne fut jamais connu ni convaincu (De Cæde Hero., c. 68).

Les ennemis de Periklês faisaient circuler un bruit (mentionné par Idomeneus), que c’était lui qui avait fait assassiner Ephialtês, par jalousie de la supériorité de ce dernier (Plutarque, Periklês, c. 10). Nous pouvons conclure de ce bruit combien Ephialtês était haut placé.

[28] L’intervention d’Elpinikê, sœur de Kimôn, qui amena ce compromis entre son frère et Periklês, est assez probable (Plutarque, Periklês, c. 10, et Kimôn, c. 14). Adroite et séduisante, elle semble avoir joué un rôle actif dans les intrigues politiques du temps. Mais nous ne sommes pas du tout obligés d’ajouter foi aux scandales insinués par Eupolis et Stesimbrotos.

[29] Nous entendons parler de ces nomophylaques dans un renseignement distinct cité de Philochore, par Photius, Lexic., p. 674, Porson.

Harpocration, Pollux et Suidas font en substance la même description de ces magistrats, bien qu’aucun, si ce n’est Photius, ne mentionne la date exacte de leur nomination. Il n’y a pas de raison suffisante pour le doute que M. Bœckh exprime au sujet de l’exactitude de ce renseignement. V. Schoemann, Ant. jur. pub. Græc., sect. 66 ; et Cicéron, Leg., III, 20.

[30] V. Xénophon, Helléniques, I, 7 ; Andocide, De Mysteriis, p. 40.

[31] Démosthène, Cont. Timokrat., c. 20, p 725, 726. Cf. Démosthène, Cont. Eubulid., c. 15.

V. sur les nomothetæ, Schoemann, De Comitiis, ch. VII, p. 248 sqq., et Platner, Prozess und Klagen bey den Attikern, Abschn. II, 3, 3, p. 33 sqq.

Tous deux soutiennent, à tort, à mon avis, que les nomothetæ sont une institution de Solôn. Démosthène, il est vrai, l’attribue à Solôn (Schoemann, p. 268) ; mais, à mes yeux, ceci n’a aucune valeur, quand je vois que toutes les lois qu’il cite, destinées à régir les actes des nomothetæ présentent des preuves non équivoques d’un temps beaucoup plus récent. Schoemann l’admet, dans une certaine mesure, et par rapport au style de ces lois. —  Illorum quidem fragmentorum, quæ in Timokrateâ estant, recentiorem Solonis ætate formam atque orationem apertum est. Mais ce n’est pas seulement le style qui prouve qu’elles sont d’une date postérieure à Solôn. C’est la mention d’institutions établies après ce législateur, telles que les dix prytanies dans lesquelles l’année était divisée, les dix statues des Éponymes, — dérivant toutes de la création des dix tribus par Kleisthenês. J’ai déjà fait remarquer l’emploi peu scrupuleux du nom de Solôn par les orateurs toutes les fois qu’ils désirent faire une forte impression sur les dikastes.

[32] La privation de ce droit de parler en public suivait la condamnation d’un citoyen à la peine appelée άτιμία, privation des privilèges, entière ou partielle (Démosthène, cont. Neær., p. 1352, c. 9 ; cont. Meidiam, p. 545, c. 27). Cf., pour le sentiment oligarchique, Xénophon, De Republ. Athen., I, 9.