HISTOIRE DE LA GRÈCE

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE X — LYDIENS. - MÈDES. - CIMMÉRIENS. - SCYTHES.

 

 

Les anciennes relations qui existaient entre les Lydiens et les Grecs asiatiques, avant le règne de Gygès, ne nous sont pas mieux connues que celles des Phrygiens. Leur musique indigène finit par s’incorporer en partie à la musique grecque, comme l’était la musique phrygienne, avec laquelle elle avait de grandes analogies, tant pour les instruments que pour le caractère, bien que le mode lydien fût considéré par les anciens comme plus efféminé et plus énervant. La flûte était employée également par les Phrygiens et par les Lydiens, et elle passa de ces deux peuples aux Grecs. Mais la magadis ou pectis — harpe qui avait quelquefois jusqu’à vingt cordes, résonnant deux à la fois à l’octave — fut, dit-on, empruntée des banquets lydiens par le Lesbien Terpandros[1]. Les joueurs de flûte qui se firent estimer chez les anciens Grecs asiatiques étaient souvent des esclaves phrygiens ou lydiens ; et même le poète Alkman, qui se fit une renommée durable entre les poètes lyriques grecs, bien que n’étant pas un esclave né à Sardes, comme on le dit quelquefois, était probablement d’origine lydienne.

Nous avons déjà dit qu’Homère ne connaît ni la Lydia ni les Lydiens. Il nomme les Mæoniens eu juxtaposition avec les kariens, et Hérodote nous dit que le peuple jadis appelé Mæonien recul ; l’appellation nouvelle de Lydien de Lydos fils d’Atys. Sardes, dont la citadelle presque inexpugnable était située sur un rocher escarpé sur le versant septentrional de la chaîne du Tmôlos, dominant la plaine du fleuve Hermos, était la capitale des rois lydiens. Elle n’est pas nommée par Homère, bien qu’il mentionne et le Tmôlos et le lac voisin de Gygès : la fortification en était attribuée à un ancien roi lydien nommé Mêlês, et on racontait à son sujet d’étranges légendes[2]. Ses possesseurs étaient enrichis par le voisinage de la rivière Paktôlos, qui coulait du mont Tmôlos vers l’Hermos, entraînant dans ses sables des quantités d’or considérables. C’est à cette cause que des historiens attribuaient souvent l’abondant trésor appartenant à Crésus et à ses prédécesseurs. Mais Crésus possédait, en outre, d’autres mines près de Pergamos[3] ; tandis qu’on doit trouver une autre cause de richesses dans l’industrie du peuple lydien en général, que semblent attester les circonstances que l’on mentionne relativement à lui. Il fut lé premier peuple (suivant Hérodote) qui ait fait jamais un commerce de détail, et le premier qui ait frappé de la monnaie d’or et d’argent[4].

Les archéologues de Sardes du temps d’Hérodote (un siècle après la conquête des Perses) faisaient remonter fort loin l’antiquité de la monarchie lydienne, au moyen d’une série de noms qui sont en grande partie, sinon complètement, divins et héroïques. Hérodote nous donne d’abord Manès, Atys et Lydos, — ensuite une ligne de rois commençant par Hêraklês, au nombre de vingt-deux, se succédant de père en fils et durant 505 ans. Le premier de cette ligne de rois hêraklides était Agrôn, descendant d’Hêraklês à la quatrième génération : — Hêraklês, Alkæos, Ninos, Bêlos et Agrôn. Le vingt-deuxième prince de cette famille Hêraklide, après une succession non interrompue de père en fils pendant 505 ans, fut Kandaulês, appelé par les Grecs Myrsilos le fils de Myrsos. Il fut le dernier de cette dynastie, qui finit par un de ces incidents curieux qu’Hérodote a racontés avec sa force dramatique habituelle, toutefois sans affectation. Les dieux roulaient que Kandaulês périt, et il perdit la raison et le jugement. Ayant pour épouse la plus belle femme de la Lydia, sa vanité ne put se satisfaire qu’en montrant sa personne toute nue à Gygès, fils de Daskylos, son principal — confident et le commandant de ses gardes. Malgré la vive répugnance de Gygês, cette résolution fut exécutée ; mais l’épouse apprit cet affront ineffaçable, et prit ses mesures pour s’en venger. Entourée de ses serviteurs les plus fidèles, elle envoya chercher Gygês et lui dit : Deux voies s’ouvrent maintenant devant toi, Gygês : prends celle que tu voudra. Tue Kandaulês, épouse-moi et acquiers le royaume de Lydia, — ou bien tu mourras sur l’heure. Car tu as vu des choses défendues, et l’un des deux doit périr, ou toi, ou l’homme qui a combiné cela pour toi. Gygès la supplia en vain de lui épargner une si terrible alternative : il fut forcé de faire un choix, et il choisit ce qui assurait son propre salut[5]. La reine, le plaçant en embuscade derrière la porte de la chambre à coucher, dans le lieu même où Kandaulês l’avait placé comme spectateur, l’arma d’un poignard, qu’il plongea dans le coeur du roi endormi.

Ainsi finit la dynastie des Hêraklides ; cependant il y eut en Lydia un parti considérable qui ressentit avec indignation la mort de Kandaulês, et prit les armes contre Gygès. Il s’ensuivit une guerre civile, que les deux parties consentirent enfin à terminer en s’en remettant à l’oracle de Delphes. La décision de ce saint arbitre étant donnée en faveur de Gygis, le royaume de Lydia passa à sa dynastie, appelée les Mermnadæ, mais l’oracle accompagna son verdict d’un avertissement donnant à entendre que le meurtre de Kaudaulês serait vengé dans la personne du cinquième descendant de Gygès, — avertissement dont personne (Hérodote le fait remarquer naïvement) ne tint aucun compte, jusqu’à ce qu’il eût un effet réel dans la personne de Crésus[6].

Dans cette curieuse légende, qui marque le commencement de la dynastie appelée Mermnadæ, les rois historiques de Lydia, — nous ne pouvons déterminer ce qu’il y a d’historique, ni même s’il y a quelque chose qui le soit. Probablement Gygès exista réellement, et fut contemporain de la jeunesse du poète Archiloque ; mais le nom de Gygès est aussi un nom héroïque dans l’archéologie lydienne. Il est l’éponyme du lac Gygæen près de Sardes. Des nombreuses légendes que l’on raconte è, son sujet, Platon en a conservé une, d’après laquelle Gygès est un simple berger du roue, Lydia : après un affreux orage et, un terrible. tremblement de terre, il voit près de lui une crevasse dans le sol ; il y descend et trouve un immense cheval d’airain, creux et ouvert en partie, dans lequel est couché un mort de taille gigantesque avec un anneau d’or. Il emporte cet anneau et découvre inopinément qu’il possède la merveilleuse propriété de le rendre invisible à son gré. Chargé d’un message auprès du roi, il se sert de son anneau magique au profit de son ambition. Il se rend d’abord maître de la personne de la reine, puis avec son aide il assassine le roi, et finalement s’empare du sceptre[7].

La légende, ainsi racontée par Platon, d’un caractère entièrement oriental, a ce seul point de commun avec celle d’Hérodote, c’est que l’aventurier Gygês, grâce à la faveur et à l’aidé de la reine, tue le roi et devient son successeur. La préférence et le patronage d’une femme sont la cause de sa prospérité. Klausen a montré[8] que cette influence aphrodisiaque domine d’une manière particulière dans un grand nombre des légendes asiatiques, tant divines que héroïques. Le Phrygien Midas, ou Gordios (comme nous l’avons raconté plus haut), acquiert le trône par un mariage avec une jeune fille douée de privilèges divins : la faveur que Aphroditê témoigne à Anchisês donne aux Æneadæ la souveraineté dans la Troade ; de plus, la grande déesse phrygienne et lydienne Rhea ou Cybelê a toujours son favori, le jeune Atys, toujours prêt à se dévouer, qui est adoré avec elle et qui sert comme d’intermédiaire entre elle et l’humanité. L’élément féminin paraît prédominant dans les mythes asiatiques. Midas, Sardanapale, Sandôn et même Hêraklês[9] sont dépeints revêtus du costume des femmes et travaillant au métier ; tandis que, d’un autre côté, les Amazones et Sémiramis font de grandes conquêtes.

En admettant donc le caractère historique des rois lydiens appelés Mermnadæ, commençant avec Gygês vers 715-690 avant J.-C., et finissant avec Crésus, nous ne trouvons que la légende pour nous expliquer les circonstances qui amenèrent leur avènement. Encore moins pouvons-nous établir quelque chose relativement aux trois précédents, ou déterminer si jamais la Lydia fut, dans des temps antérieurs, rattachée au royaume d’Assyria ou lui fut soumise, comme l’affirmait Ktêsias[10]. Nous ne pouvons pas non plus certifier 1a réalité ni les dates des anciens rois lydiens, nommés par l’historien indigène Xanthus, — Alkimus, Kamblês, Adramytès[11]. Toutefois, Xanthus nous donne un renseignement précieux, — la division de la Lydia en deux parties : la Lydia propre et la Torrhêbia, — qu’il rapporte aux deux fils d’Atys, — Lydos et Torrhêbos ; il dit que le dialecte des Lydiens et des Torrhêbiens différait presque autant que celui des Grecs dôriens et ioniens[12]. La Torrhêbia semble avoir enfermé la vallée du Kaïstros, au sud du Tmôlos et près des frontières de la Karia.

Avec Gygès, le roi mermnade, commence la série d’agressions de Sardes contre les Grecs asiatiques, qui se termine définitivement par leur soumission. Gygès envahit les territoires de Milêtos et de Smyrna, et même prit la ville (probablement pas la citadelle) de Kolophôn. Toutefois, bien qu’il fit ainsi la guerre aux Grecs asiatiques, il était libéral dans les dons qu’il faisait au dieu grec de Delphes. Hérodote vit dans le temple ses offrandes nombreuses aussi bien que magnifiques. Des compositions élégiaques du poète Mimnerme célébraient la valeur des Smyrnæens dans la bataille qu’ils livrèrent à Gygès[13]. Nous entendons parler aussi, dans un récit qui a plutôt le cachet de l’imagination lydienne que de l’imagination grecque, d’un beau jeune homme de Smyrna nommé Magnês, auquel Gygès était attaché, et qui encourut la défaveur de ses concitoyens pour avoir composé des vers où il célébrait les victoires des Lydiens sur les Amazones. Pour venger le mauvais traitement fait à ce jeune homme, Gygès attaqua le territoire de Magnêsia (probablement Magnêsia sur le Sipylos), et après une grande bataille s’empara de la cité[14].

Jusqu’où s’étendait le royaume lydien de Sardes pendant le règne de Gygès, c’est ce que nous n’avons pas le moyen de déterminer. Strabon prétend que toute la Troade lui appartenait[15], et que l’établissement grec d’Abydos sur l’Hellespont fut fondé par les Milésiens seulement sous ses auspices. On ne nous dit pas sur quelle autorité repose cette assertion, et elle semble douteuse, particulièrement en ce que tant d’anecdotes légendaires se rattachent au nom de Gygès. Ce prince régna (selon Hérodote) trente-huit ans, et eut pour successeur son fils Ardys, qui régna quarante-neuf ans (vers 678-629 av. J.-C.). On nous apprend qu’il attaqua les Milésiens et prit la cité ionienne de Priênê. Cependant cette possession ne peut avoir été conservée, car la cité parait dans la suite comme autonome[16]. Son long règne cependant fut signalé par deux événements, tous deux d’une importance considérable pour les Grecs asiatiques : l’invasion des Cimmériens, — et le premier pas vers une collision (du moins le premier de ceux dont nous ayons une connaissance historique quelconque) entre les habitants de la Lydia et ceux de la haute Asie sous les rois Mèdes.

Tous les auteurs affirment que les Mèdes étaient dans l’origine comptés parlai les sujets du grand empire assyrien, dont Ninive (ou Ninos, comme les Grecs l’appellent) était la capitale et Babylone une des principales parties. Il n’y a pas lieu de douter que la population et la puissance de ces deux grandes cités — aussi bien que de plusieurs autres que les dix mille Grecs dans leur marche trouvèrent ruinées et abandonnées dans ces mêmes régions — ne soient d’une haute antiquité[17]. Mais un historien de la Grèce n’est nullement obligé de s’engager dans le dédale de la chronologie assyrienne, ni do peser le degré de confiance que méritent les renseignements contradictoires d’Hérodote, de Ktêsias, de Bérose, d’Abydênos, etc. Les Grecs n’ont aucune connexion qu’on puisse déterminer avec l’empire assyrien[18], qui dura 520 ans, selon Hérodote, 1360 ans, selon Ktêsias. La cité de Ninive paraît avoir été prise par les Mèdes un peu avant l’an 600 avant J.-C. (autant qu’on peut établir la chronologie), et n’exerça aucune influence sur les affaires grecques. Les habitants de la haute Asie avec lesquels les anciens Grecs avaient des rapports étaient les Mèdes et les Assyriens ou Chaldæens de Babylone, — peuples soumis tous les deux dans l’origine aux Assyriens de Ninive, acquérant tous deux plus tard l’indépendance, — et tous deux finissant par être incorporés dans l’empire des Perses. — A quelle époque l’un ou l’autre de ces deux peuples devint-il indépendant pour la première fois, c’est ce que nous ignorons[19]. Le canon astronomique, qui donne une liste de rois de Babylone, commençant à ce qu’on appelle l’ère de Nabonassar, on 747 avant J.-C., ne prouve pas à quelle époque ces chefs babyloniens devinrent indépendants de Ninive ; et le catalogue des rois mèdes, qu’Hérodote commence avec Deïokês, vers 749-711 avant J.-C., est commencé par Ktêsias plus d’un siècle plus tôt ; — de plus, les noms dans les deux listes sont différents presque depuis le premier jusqu’au dernier.

Pour l’historien de la Grèce, les Mèdes commencent pour la première fois à acquérir de l’importance vers 656 avant J.-C., sous un roi qu’Hérodote appelle Phraortês, fils de Deïokês. Quant à Deïokês lui-même, Hérodote nous raconte comment il parvint à être choisi roi[20]. Les sept tribus des Mèdes habitaient dispersées dans des villages séparés, sans aucune autorité commune, et les malheurs de l’anarchie se faisaient péniblement sentir parmi eux. Deïokês, qui avait acquis une grande réputation dans son propre village, celle d’un homme juste, fut prié successivement, par tous les villages adjacents, de décider leurs disputes. Aussitôt que son action dans ce rôle et l’amélioration qu’il amena se furent fait sentir dans toutes les tribus, il eut l’adresse de résigner son poste, et se retira de nouveau dans la vie privée ; mais aussitôt les maux de l’anarchie reparurent d’une manière plus intolérable qu’auparavant. Les Mèdes n’eurent plus d’autre choix que d’élire un roi. Les amis de Deïokês parlèrent avec tant de chaleur de ses vertus, qu’il fut celui que l’on choisit[21]. La première démarche du nouveau roi fut d’exiger du peuple une troupe de gardes choisis par lui-même ; ensuite il lui ordonna de construire la cité d’Ekbatana sur une colline entourée de sept cercles concentriques de murailles, son propre palais étant au sommet et dans la partie la plus centrale. De plus, il organisa le plan du despotisme mède ; le roi, bien que sa personne fût constamment renfermée dans un palais fortifié, demandait des communications écrites de toutes les personnes lésées, et accordait à chacune la décision ou la réparation demandée ; — de plus, il s’informait lui-même de ce qui se passait au moyen d’espions et d’agents présents partout, qui saisissaient tous les malfaiteurs et les amenaient au palais pour recevoir le châtiment mérité. Deïokês força encore les Mèdes à abandonner leurs demeures séparées et à se concentrer à Ekbatana, d’où partaient en se ramifiant tons les pouvoirs du gouvernement. Et les sept cercles fortifiés distincts dans la ville, coïncidant avec le nombre des tribus mèdes, furent probablement conçus par Hérodote comme destinés chacun à une tribu distincte, — la tribu de Deïokês occupant avec le roi lui-même la partie la plus intérieure[22].

À l’exception des degrés successifs de ce plan politique si bien mené, nous n’entendons parler d’aucun autre acte attribué à Deïokês. Il garda, dit-on, le gouvernement pendant cinquante-trois ans, et mourut alors, ayant pour successeur son fils Phraortês. On ne peut dire que nous sachions quelque chose de l’histoire réelle de Deïokês ; car l’intéressante narration d’Hérodote, dont ce qui précède est un abrégé, nous présente dans tous ses points la société et les idées de la Grèce, et non de l’Orient. C’est comme la discussion que l’historien attribue aux sept conspirateurs perses, avant l’avènement de Darius, — pour savoir s’ils adopteront une forme de gouvernement oligarchique, démocratique ou monarchique[23] ; ou l’on peut la comparer, peut-être plus justement encore, à la Cyropédie de Xénophon, qui tracé avec un travail achevé et parfait un idéal tel que celui que présente Hérodote avec de brefs contours. L’histoire de Deïokês dépeint ce que l’on peut appeler le progrès d’un despote, d’abord comme candidat, puis comme complètement établi. Dans les discussions politiques actives qui s’élevaient entre des Grecs intelligents du temps d’Hérodote, il ‘y avait sans doute maints récits des artifices heureux d’ambitieux despotes, et plus d’une remarque sur les moyens probables qui en agiraient amené la réussite, d’une même nature que celles que renferme la Politique d’Aristote : Hérodote a employé un de ces récits à orner la naissance et l’enfance de la monarchie des Mèdes. Son Deïokês commence comme un Grec adroit parmi d’autres Grecs, équitable, libre et licencieux. Il a soif du despotisme dés le commencement, et est empressé de manifester sa droiture et sa justice, comme il sied à un prétendant au commandement ; il devient ensuite despote en vertu d’un vote public, et reçoit ce qui était pour les Grecs le grand symbole et le principal instrument d’une telle transition, une garde personnelle ; il finit par organiser et le mécanisme et l’étiquette d’un despotisme à la mode orientale, comme le Cyrus de Xénophon[24]. Seulement ces deux auteurs maintiennent la supériorité de leur idéal grec sur la réalité orientale en attribuant tant à Deïokês qu’à Cyrus une administration juste, systématique et laborieuse, telle que leur propre expérience ne leur en offrait pas une pareille en Asie. Probablement Hérodote avait visité Ekbatana (qu’il décrit et mesure comme témoin oculaire, en comparant son circuit à celui d’Athènes), et il y avait appris que Deïokês était le fondateur de la cité, le plus ancien roi mède connu, et le premier auteur de ces coutumes publiques qui, après un soulèvement contre l’Assyria, le frappaient comme particulières : l’intervalle pouvait donc être aisément rempli, entre l’autonomie mède et le despotisme mède, gardes incidents intermédiaires, tels que ceux qui auraient accompagné ce passage de l’une à l’autre sous le ciel de la Grèce. Les traits de ces habitants de la haute Asie, pendant un millier d’années à partir du temps auquel nous sommes arrivé maintenant, — sous les descendants de Deïokês, de Cyrus, d’Arsakês et d’Ardshir, — sont si invariables[25], que c’est pour nous un grand secours pour découvrir ces occasions dans lesquelles Hérodote ou d’autres introduisent dans leur histoire dés idées grecques indigènes.

Phaortês (655-636 av. J.-C.), ayant étendu la domination des Mèdes sur une portion considérable de la haute Asie, et ayant vaincu les Perses et plusieurs autres nations, fut à la fin défait et tué dans une guerre contre les Assyriens de Ninive, qui, bien que dépouillés de leurs dépendances extérieures, étaient encore braves et puissants par eux-mêmes. Son fils Kyaxarês (636-595 av. J.-C.) poursuivit avec une plus grande énergie encore les mêmes plans de conquête, et fut le premier, dit-on, qui introduisit quelque organisation dans les farces militaires ; avant lui, archers, hastaires et cavalerie avaient été confondus ensemble indistinctement, jusqu’à ce que ce monarque établit des divisions séparées pour chaque arme. Il étendit la domination mède jusqu’à la rire orientale de l’Halys, fleuve qui, dans la suite, par les conquêtes du roi lydien Crésus, devint la limite entre l’empire lydien et celui des Mèdet ; et il fit la guerre pendant six ans à Alyattês, roi de Lydia, par suite du refus qu’opposa ce dernier de livrer une troupe de nomades scythes qui, avant quitté le territoire de Kyaxarês pour échapper aux rigueurs dont ils étaient menacés, avaient cherché un refuge en Lydia comme suppliants[26]. La guerre, indécise quant au succès, fut terminée par un incident remarquable. Au milieu d’une bataille que se livraient les armées des Mèdes et des Lydiens, il arriva une éclipse totale de soleil, qui causa une alarme égale aux deux parties belligérantes, et les amena immédiatement à cesser les hostilités[27]. Le prince kilikien Syennesis, et le prince babylonien Labynêt interposèrent leur médiation, et opérèrent entre Kyaxarês et Alyattês une réconciliation dont une des conditions fut qu’Alyattês donnerait e fille Aryènis en mariage à Astyagês, fils de Kyaxarês. C’est ainsi que commencèrent entre les rois lydiens et les rois mèdes les rapports qui plus tard devinrent si funestes à Crésus. On affirme due le philosophe grec Thalês prédit cette éclipse ; mais nous pouvons raisonnablement considérer la prédiction supposée comme non moins apocryphe que quelques autres qu’on lui attribue, et douter que quelque Grec vivant à cette époque possédât soit des connaissances, soit une capacité scientifique suffisantes pour faire un tel calcul[28]. L’éclipse elle-même et son action terrible sur les esprits des combattants sont des faits à ne pas contester ; Mien que la diversité d’opinions entre les chronologistes, quant à sa date, soit surprenante[29].

Ce fut après cette paix avec Alyattês, autant que nous pouvons reconnaître la série des événements dans Hérodote, que Kyaxarês rassembla toutes ses forces et mit le siége devant Ninive ; mais il fut obligé d’y renoncer par une irruption inattendue des Scythes. Presque à la même époque, ou un peu avant le temps dans lequel la haute Asie fut désolée par ces formidables nomades, l’Asie Mineure aussi fut envahie par d’autres nomades, — les Cimmériens, — Ardys étant alors roi de Lydia ; et ces deux invasions, répandant également d’extrêmes désastres, nous sont présentées comme étant rattachées indirectement l’une à l’autre sous le rapport des causes et des effets.

Le nom de Cimmériens parait dans l’Odyssée ; — la fable les représente comme habitant au delà du courant de l’Océan, plongés dans les ténèbres sans être favorisés des rayons de Hêlios. Nous ne pouvons rendre aucun compte de l’existence de ce peuple ; car il a disparu ou a perdu son identité, et est devenu sujet avant le commencement des autorités dignes de foi ; mais il semble avoir été le principal occupant de la Chersonèse Taurique (Crimée) et du territoire situé entre cette péninsule et le fleuve Tyras (Dniester), à l’époque où les Grecs commencèrent pour la première fois leurs établissements permanents sur ces côtes, au septième siècle avant J.-C. Les nombreuses localités qui portaient leur nom, même du temps d’Hérodote[30], après qu’ils avaient cessé d’exister comme nation, aussi bien que les tombes des rois cimmériens montrées alors près du Tyras, — attestent suffisamment ce fait. Il y a lieu de croire que c’était (comme les Scythes leurs vainqueurs et leurs successeurs) un peuple nomade, trayant le lait de jument, se déplaçant avec ses tentes et ses troupeaux, conformément à la nature de ces steppes continues que présentait leur territoire ; et qui n’offraient guère que de l’herbe en abondance. Strabon nous dit[31] (nous ignorons sur quelle autorité) que ces Cimmériens ; aussi bien que les Trêres et autres Thraces, avaient désolé l’Asie Mineure plus d’une fois avant le temps d’Ardys, et même avant Homère.

Les Cimmériens appartiennent ainsi en partie à la légende, en partie à l’histoire ; mais les Scythes formèrent pendant plusieurs siècles une section importante du monde grec de cette époque. Leur nom, qui n’est pas mentionné par Homère, se présente pour la première fois dans les poèmes hésiodiques. Quand le Zeus homérique dans l’Iliade détourne ses regards de Troie vers la Thrace, il voit, outre les Thraces et les Mysiens, d’autres tribus dont on ne peut établir les noms, mais que le poète connaît comme se nourrissant de lait, et trayant le lait de jument[32]. Les mêmes attributs caractéristiques, joints à celui d’avoir des chariots pour demeures, paraissent dans Hésiode rattachés au nom de Scythes[33]. La navigation des Grecs dans le Pont-Euxin devint par degrés de plus en plus fréquente, et pendant la dernière moitié du septième siècle avant J.-C. ils établirent leurs premières colonies sur ses côtes. La fondation de Byzantion, aussi bien que celle d’Hêrakleia du Pont (à une faible distance à l’est du Bosphore thrace) par les Mégariens, est placée dans la trentième Olympiade, soit 658 avant J.-C.[34] La série de colonies fondées par l’esprit d’entreprise de citoyens milésiens sur la côte occidentale du Pont-Euxin ne semble pas tomber bien longtemps après cette date ; — elle s’effectua au moins dans le siècle suivant. Istria, Tyras et Olbia ou Borysthenês furent fondées respectivement près des bouches des trois grands fleuves le Danube, le Dniester et le Bog : Kruni, Odêssos, Tomi, Kallatis et Apollonia furent aussi fondées sur la côte sud-ouest c’est-à-dire la côte de Thrace, au nord de la dangereuse terre de Salmydessos, théâtre de naufrages si fréquents, — cependant au sud du Danube[35]. Suivant le tour de la foi religieuse des Grecs, les colons emportèrent avec eux le culte du héros Achille (dont peut-être l’œkiste et quelques-uns des chefs qui s’expatriaient prétendaient descendre), qu’ils établirent avec une grande solennité tant dans les diverses villes que sur les petites îles adjacentes. La preuve la plus ancienne que nous rencontrions de la Scythie, comme territoire familier aux idées et aux sentiments grecs, se trouve dans un fragment du poète Alcée (vers 600 av. J.-C.), où il s’adresse à Achille[36] comme au souverain de la Scythie. Il y avait en outre dans la Chersonèse Taurique (Crimée) ou auprès, d’autres fondations milésiennes qui mettaient les Grecs en rapport avec les Scythes, — Hêrakleia Chersonesos et Theodosia, sur la côte méridionale et à l’extrémité sud-ouest de la péninsule, — Pantikapæon et la colonie de Phanagoria venue de Téos (ces deux dernières sur le côté européen et sur le côté asiatique du Bosphore cimmérien respectivement), et Képi, Hermônassa, etc., non loin de Phanagoria, sur la côté asiatique du Pont-Euxin. Il y avait même, à l’extrémité du Palus Mœotis (mer d’Azof), la colonie grecque de Tanaïs, qui était la dernière de toutes[37]. Toutes ces colonies ou la plupart d’entre elles semblent avoir été fondées dans le cours du sixième siècle avant J.-C., bien qu’on ne puisse donner les dates précises de la plupart ; probablement il y en eut plusieurs, qui furent antérieures à l’époque du poète mystique Aristeas de Prokonnêsos, vers 540 avant J.-C. Son long voyage du Palus Mœotis (mer d’Azof) dans l’intérieur de l’Asie jusqu’au pays des Issêdones (décrit dans le poème, aujourd’hui perdu, appelé les vers Arimaspes), implique des relations habituelles entre les Scythes et les Grecs, qui probablement n’auraient pas pu exister s’il n’y avait pas eu d’établissements grecs sur le Bosphore cimmérien.

Hécatée de Milêtos[38] semble avoir donné beaucoup de renseignements géographiques relativement aux tribus scythes. Mais Hérodote, qui visita personnellement la ville d’Olbia, ainsi que les régions intérieures adjacentes et probablement ; d’autres colonies grecques dans le Pont-Euxin (â une époque qui, comme nous pouvons le supposer, fut vers 450-440 av. J.-C.) — et qui conversa tant avec des Scythes qu’avec des Grecs en mesure de le renseigner, — nous a laissé des détails bien précieux relativement à la nation scythe, à sa domination, à ses mœurs, telles qu’elles étaient de son temps. Sa conception des Scythes, aussi bien que celle d’Hippokratês, est précise et bien définie, — très différente des auteurs plus modernes qui emploient le mot presque indistinctement pour désigner tous les nomades barbares. — Son territoire, appelé Scythie, est une surface carrée de vingt jours de marche ou de 4,000 stades (un peu moins de 500 milles anglais 804k 500m) dans chaque direction, — borné par le Danube (fleuve où il se représente comme coulant du N.-O. au S.-E.), le Pont-Euxin et le Palus Mæotis avec le fleuve Tanaïs, sur trois côtés respectivement — et sur le quatrième côté, ou côté septentrional, par les nations appelées Agathyrsi, Neuri, Androphagi et Melanchlæni[39]. Quelque imparfaite que l’on puisse trouver l’idée qu’il a de ce territoire, si nous le comparons avec une bonne carte moderne, les limites qu’il nous donné sont incontestables : depuis le lias Danube et les montagnes à l’est de la Transylvanie, jusqu’au bas Tanaïs, tout ce territoire était ou occupé par les Scythes ou soumis à eux. Et ce nom comprenait des tribus différant essentiellement sous le rapport des mœurs et de la civilisation. La grande masse du peuple qui le portait était rigoureusement nomade dans ses habitudes ; — ils ne semaient ni ne plantaient, mais ils vivaient seulement de la nourriture tirée d’animaux, particulièrement de lait de jument et de fromage ; ils allaient de place en place, transportant leurs familles dans des chariots couverts d’osier et de cuir, étant eux-mêmes toujours à cheval avec leurs troupeaux de petit et de grand bétail, entre le Borysthenês et le Palus Mœotis. C’était à peine s’ils atteignaient à l’ouest le Borysthenês, puisqu’une rivière (dont il n’est pas facile d’établir l’identité) qu’Hérodote appelle Pantikapês, coulant de l’est dans le Borysthenês, formait leur frontière. Ces nomades étaient les -véritables Scythes, possédant les attributs marqués de la race, et comprenant dans leur nombre les Scythes royaux[40], hordes plus populeuses et plus puissantes à la guerre que le reste, au point de conserver son ascendant incontesté et de ne pas faire plus cas des autres Scythes que de leurs esclaves. C’est à ceux-ci qu’appartenaient les rois scythes, qui maintenaient l’unité religieuse et politique du nom, — chaque horde ayant son chef séparé et dans une certaine mesure un culte et des usages séparés. — Mais, outre ces nomades, il y avait aussi des Scythes agriculteurs, avec des demeures fixes, virant plus ou moins de pain et faisant venir du blé pour l’exportation, le long des rives du Borysthenês et de l’Hypanis[41]. Et telle avait été l’in= fluence (le la colonie grecque d’Olbia, à l’embouchure de ce dernier fleuve, en créant de nouveaux goûts et de nouvelles habitudes, que deux tribus sur la rive occidentale, les Kallipidæ et les Alazônes, avaient fini par s’accoutumer complètement tant au labourage qu’à la nourriture végétale, et s’étaient, sous d’autres rapports, tellement éloignés de leur rudesse scythe, qu’on les appelait Scythes-Helléniques, un grand nombre de Grecs étant vraisemblablement domiciliés parmi eux. Au nord des Alazônes étaient ceux qu’on nommait les Scythes agriculteurs, qui semaient du blé non pour s’en nourrir, mais pour le vendre[42].

Ces cultivateurs à demeure fixe étaient sans doute regardés par 1a masse prédominante des Scythes comme des frères dégénérés. Quelques historiens mêmes : soutiennent qu’ils appartenaient à une race étrangère, étant vis-à-vis des Scythes simplement dans le rapport de sujets[43], — hypothèse contredite implicitement, sinon directement, par les mots d’Hérodote, et nullement nécessaire dans le cas présent. — Ce n’est pas d’eux toutefois qu’Hérodote tire son tableau animé du peuple, avec ses rites inhumains et ses traits personnels repoussants. Ce sont les Scythes purement nomades qu’il dépeint, les plus anciens spécimens de la race mongole (ce qui semble probable)[44] que connaisse l’histoire et les prototypes des Huns et des Bulgares des siècles plus récents. Le Glaive, dans le sens littéral du mot, était leur principal dieu[45], — un cimeterre de fer solennellement élevé sur une large et haute plate-forme, supportée par des masses de fagots entassés en dessous, — auquel on offrait en sacrifice des moutons, des chevaux et une partie nies prisonniers faits à la guerre. Hérodote regarde ce glaive comme l’image du dieu Arès, donnant ainsi une interprétation hellénique à ce qu’il décrit littéralement comme un rite barbare. Le péricrâne et la peau d’ennemis tués, et quelquefois le crâne transformé en coupe, constituaient l’ornement d’un guerrier scythe. Quiconque n’avait pas tué un ennemi n’était pas admis à participer au festin annuel et au bol de vin préparé par le chef de chaque horde séparée. Les cérémonies qui étaient accomplies pendant la maladie et les obsèques funèbres des rois scythes — que l’on enterrait à Gerrhi au point extrême auquel s’étendait la navigation du Borysthenês — participaient de la même disposition sanguinaire. C’était l’usage chez les Scythes de crever les yeux de tous leurs esclaves. La forme disgracieuse du Scythe, souvent surchargée (le graisse, jointe à une extrême saleté de corps, et l’absence de tout trait distinctif entre un homme et un autre homme complètent ce portrait de brute[46]. Du lait de jument (avec du fromage fait de ce lait) semble avoir été leur principal luxe, et probablement servait à fournir la liqueur enivrante appelée kumiss, comme aujourd’hui chez les Bashkirs et les Kalmouks[47].

Si les habitudes des Scythes étaient telles qu’elles ne faisaient naître, dans l’observateur qui les voyait de près, qu’un seul sentiment, celui de la répugnance, leur force du moins inspirait la terreur. Ils paraissaient aux yeux de Thucydide si nombreux et si formidables qu’il déclare qu’aucune nation (le celles qu’il connaît ne pourrait leur résister, ils pouvaient seulement s’unir. Hérodote aussi avait la même idée d’une race dans laquelle- tout homme était un guerrier et un archer à. cheval exercé, et qui, par ce genre de vie, était placé hors de toute atteinte de l’attaque d’un ennemi[48]. De plus, Hérodote ne parle pas avec mépris de leur intelligence, qu’il oppose en termes favorables à la stupidité générale des autres nations touchant au Pont-Euxin. Sous ce rapport, Thucydide semble différer de lui.

A l’est, les Scythes du temps d’Hérodote n’étaient séparés que par le fleure Tanaïs des Sarmates, qui occupaient le territoire de plusieurs jours de marche, au nord-est du Palus Mœotis : au sud, ils l’étaient par le Danube de la section des Thraces appelés Getæ. Ces deux nations étaient nomades, analogues aux Scythes en habitudes, en puissance militaire et en férocité. En effet, Hérodote et Hippokratês font entendre distinctement que les Sarmates n’étaient pas autre chose qu’une branche des Scythes[49], parlant un dialecte scythe, et distingués de leurs voisins de l’autre côté du Tanaïs surtout par cette particularité — que les femmes chez eux n’étaient guère moins audacieuses et moins exercées à la guerre que les hommes. Cet attribut des femmes sarmates, comme fait réels est bien attesté, bien qu’Hérodote lui ait donné un air suspect qui ne lui appartient pas proprement par son mythe généalogique explicatif, en faisant sortir les Scythes d’une race mélangée de Scythes et d’Amazones.

La vaste étendue de steppes à l’est et au nord-est du Tanaïs, entre les monts Ourals et la mer Caspienne, et au delà des possessions des Sarmates, était traversée par des marchands grecs, même jusqu’à une bonne distance dans la direction des monts Altaï, — les riches produits de l’or, et dans l’Altaï et dans l’Oural, étant le grand attrait. D’abord (selon Hérodote) tenait la nation nomade indigène appelée Budini, qui habitait au nord des Sarmates[50], et chez eux était établie une colonie de Grecs du Pont, mêlés avec des indigènes et appelée Gelôni : ces derniers habitaient une ville spacieuse, construite entièrement de bois. Au delà des Budini, à l’est, habitaient les Thyssagetæ et les Jurkæ, tribus de chasseurs, et même un corps de Scythes qui avaient émigré des territoires des Scythes Royaux. Les Issêdones étaient le peuple le plus oriental sur lequel quelque renseignement déterminé fût parvenu aux Grecs ; au delà d’eux nous ne trouvons rien que de fabuleux[51], — les Arimaspes, qui n’avaient qu’un mil, les Grypes ou Griffons, qui Fardaient l’or, et les Argippæi à la tête chauve. Il est impossible de fixer avec précision la géographie de ces différentes tribus, ou de faire autre chose que de comprendre approximativement leur situation locale et leurs relations mutuelles.

Mais ce qui est le mieux connu, c’est la situation des Tauri (peut-être un reste des Cimmériens expulsés), qui habitaient la partie méridionale de la Chersonèse Taurique (ou Crimée) et qui offraient des sacrifices humains à leur déesse vierge indigène, identifiée par les Grecs avec Artemis, et servant de base à la légende touchante d’Iphigeneia. Hérodote distingue les Tauri des Scythes[52] ; mais leurs mœurs et leur état de civilisation semblent avoir été très analogues. Il parait aussi que les puissants et nombreux Massagetæ, qui habitaient en Asie dans les plaines à l’est de la Caspienne et au sud des Issêdones, étaient si semblables aux Scythes qu’un grand nombre des contemporains d’Hérodote les regardaient comme des membres de la même race[53].

Cette brève énumération des diverses tribus voisines du Pont-Euxin et de la mer Caspienne, aussi bien que nous pouvons les reconnaître depuis le septième jusqu’au cinquième siècle avant J.-C., est nécessaire pour l’intelligence de cette double invasion de Scythes et de Cimmériens qui ravagèrent l’Asie entre 630 et 610 avant J.-C. Nous ne devons attendre d’Hérodote, né un siècle et demi plus tard, aucune explication bien claire de cet événement, et tous ceux qui le renseignèrent n’étaient pas non plus unanimes sur les causes qui en amenèrent l’accomplissement. Mais c’est un fait entièrement du domaine de l’analogie historique, que des agrégations accidentelles de nombre, le développement d’un esprit agressif ou un manque de moyens de subsistance chez les tribus nomades des plaines de l’Asie aient déterminé des invasions calamiteuses dans les nations civilisées de l’Europe méridionale, invasions dont le premier mobile était éloigné et inconnu. Souvent une tribu plus faible, fuyant devant une plus forte, a été de cette manière précipitée sur le territoire d’une population plus riche et moins guerrière, de sorte qu’une impulsion ayant son origine dans les plaines éloignées de la Tartarie centrale, s’est propagée jusqu’à ce qu’elle atteignit l’extrémité méridionale de l’Europe, par une série de tribus intermédiaires, — phénomène qui se présente particulièrement pendant le quatrième et le cinquième siècle de l’ère chrétienne, dans les années de décadence de l’empire romain. C’est, dit-on, un mouvement ainsi transmis d’une tribu à l’autre qui jeta les Cimmériens et les Scythes sur les parties plus méridionales de l’Asie.

Le plus ancien récit qui explique cet incident semble avoir été contenu dans le poème épique (aujourd’hui perdu) appelé Arismaspia, du mystique Aristeas de Prokonnêsos, composé apparemment vers 540 avant J.-C. Ce poète, inspiré d’Apollon[54], entreprit un pèlerinage pour visiter les Hyperboréens sacrés (adorateurs spéciaux de ce dieu) dans leur élysée, situé au delà des monts Rhipées ; mais il n’alla pas plus loin que les Issêdones. Selon lui, le mouvement qui avait chassé les Cimmériens de leurs possessions sur le Pont-Euxin commença chez les Grypes ou Griffons à l’extrême nord, — le caractère sacré des Hyperboréens placés au delà étant incompatible avec l’agression ou l’effusion du sang. Les Grypes envahirent les Arimaspes, qui, à leur tour, assaillirent leurs voisins les Issêdones[55]. Ces derniers allèrent au sud ou à l’ouest et forcèrent les Scythes à franchir le Tanaïs ; tandis que les Scythes, poussés en avant par ce choc, chassèrent les Cimmériens de leurs territoires, situés le long du Palus Mæotis et de l’Euxin.

Nous voyons ainsi qu’Aristeas rapportait l’attaque des Scythes contre les Cimmériens à une impulsion éloignée venant dans le principe des Grypes ou Griffons. Mais Hérodote l’avait entendu expliquer d’une autre manière qu’il semble juger plus exacte. — Les Scythes, occupant dans l’origine l’Asie ou lés régions à l’est de la mer Caspienne, avaient été forcés de franchir l’Araxês, par suite d’une guerre malheureuse avec les Massagetæ, et précipités sur les Cimmériens en Europe[56].

Quand l’armée des Scythes approcha, les Cimmériens n’étaient pas d’accord entre eux sur la question de savoir s’ils devaient résister ou se retirer. La majorité du peuple était enrayée et désirait évacuer le territoire ; tandis que les rois des différentes tribus résolurent de combattre et de périr dans leur patrie. Ceux qui étaient animés de ce farouche désespoir se divisèrent avec les rois en deux corps égaux, et périrent par les mains les uns des autres près de la rivière Tyras, où l’on montrait encore, du temps d’Hérodote, les tombeaux des rois[57].

La niasse des Cimmériens s’enfuit et abandonna son pays aux Scythes. Ceux-ci, cependant, ne se contentant pas de posséder la contrée, suivirent les fugitifs en traversant le Bosphore cimmérien de l’ouest à l’est, sous le commandement de leur prince Madyês, fils de Protothyês. Les Cimmériens, côtoyant l’est du Pont-Euxin et passant à l’ouest du mont Caucase, se frayèrent d’abord une route vers la Kolchis et ensuite vers l’Asie-Mineure, où ils s’établirent, dans la péninsule sur la côte septentrionale, près de l’endroit où fut placée plus tard la ville grecque de Sinopê. Mais les Scythes qui les poursuivaient, se trompant sur la direction prise par les fugitifs, suivirent la route plus détournée à l’est du mont Caucase près de la mer Caspienne[58], ce qui les mena, non pas en Asie Mineure, mais en Médie. L’Asie Mineure et la Médie devinrent ainsi exposées presque à la même époque aux ravages des nomades septentrionaux.

Ces deux récits, représentant l’opinion d’Hérodote et celle d’Aristeas, donnent lieu de supposer que les Scythes étaient des immigrants relativement modernes dans le territoire situé entre l’Ister et le Palus Mæotis. Mais les légendes des Scythes eux-mêmes, aussi bien que celles des Grecs du Pont, impliquent le contraire de cette supposition, et représentent les Scythes comme des habitants primitifs et indigènes de la contrée. Ces deux légendes sont composées de manière à expliquer une triple division, qui probablement peut avoir prévalu, d’une nationalité collective de Scythes remontant a trois frères héroïques : elles s’accordent aussi toutes deux à donner la prédominance au plus jeune des trois frères[59], bien que, sous d’autres rapports, les noms et les incidents des deux légendes soient complètement différents. Les Scythes s’appelaient Skoloti.

Ces différences considérables, dans les divers récits faits à Hérodote des invasions des Scythes et des Cimmériens en Asie, ne sont nullement surprenantes, si l’on songe que presque deux siècles s’étaient écoulés entre cet événement et sa visite au Pont. Que les Cimmériens — peut-être la portion la plus septentrionale du grand nom Thrace et limitrophe des Getæ sur le Danube — occupassent antérieurement une grande partie du territoire entre l’Ister et le Palus. Mæotis, et qu’ils aient été chassés par les Scythes au septième siècle avant J.-C., nous pouvons sur ces points adopter l’opinion d’Hérodote. Mais Niebuhr a démontré qu’il y a une grande improbabilité intrinsèque dans le récit qu’il fait de la marche des Cimmériens en Asie Mineure et dans la poursuite de ces fugitifs par les Scythes. Il n’est guère supposable que ces derniers les aient poursuivis, quand un territoire étendu leur était abandonné sans résistance : il est encore plus difficile de croire qu’ils les aient poursuivis et se soient trompés sur le chemin qu’ils avaient pris ; nous ne pouvons pas non plus oublier les grandes difficultés de la route et des défilés du Caucase, dans la marche attribuée aux Cimmériens[60]. Niebuhr suppose que ces derniers sont entrés dans l’Asie Mineure par le côté occidental du Pont-Euxin et en traversant le Bosphore de Thrace, après avoir été défaits par les Scythes dans une bataille décisive près de la rivière Tyras, où leurs derniers rois tombèrent et furent enterrés[61]. Bien que ceci soit a la fois une route plus aisée, et plus en conformité avec l’analogie d’autres occupants chassés du même territoire, nous devons, dans l’absence de preuves positives, considérer le point comme non constaté.

L’invasion des Cimmériens en Asie Mineure se rattachait sans doute à leur expulsion de la côte septentrionale du Pont-Euxin par les Scythes. ; mais nous pouvons bien douter qu’elle se rattachât du tout (comme on le dit à Hérodote) à l’invasion de la Médie par les Scythes, si ce n’est comme étant effectuée presque à la même époque. La même grande marche du peuple scythe, ou le mouvement donné, par d’autres tribus le poussant par derrière, peut avoir occasionné les deux événements — accomplis par différents corps de Scythes, mais presque contemporains.

Hérodote nous rapporte deux faits relatifs aux immigrants cimmériens en Asie Mineure. Ils commirent des ravages destructeurs, bien igue passagers, dans bien des parties de la Paphlagonia, de la Phrygia, de la Lydia et de l’Iônia, — et ils occupèrent d’une manière permanente le nord de la péninsule[62], où fut fondée dans la suite la cité grecque de Sinopê. Si les élégies du poète contemporain Kallinus d’Ephesos avaient été conservées, nous aurions su mieux comment apprécier ces temps critiques. Il s’efforça d’entretenir l’énergie de ses concitoyens contre les formidables envahisseurs[63]. Des auteurs plus récents (qui probablement avaient ces poèmes sous les yeux) nous apprennent que l’armée cimmérienne, ayant occupé Sardes, la capitale de la Lydia (son acropolis inaccessible les défiait), se précipitèrent avec leurs chariots dans la fertile daine du Kaïstros, prirent et saccagèrent Magnêsia sur le Mæandros, et même menacèrent le temple d’Artemis à Ephesos[64]. Mais la déesse protégea si bien sa ville et son sanctuaire, que Lygdamis, le chef des Cimmériens, dont le nom le désigne comme Grec, après une saison de déprédations heureuses en Lydia et en Iônia, conduisant son armée dans les régions montagneuses de Kilikia, y fut accablé et tué. Bien que ces maraudeurs aient péri, il restait les colons cimmériens dans le territoire voisin de Sinopê ; et Ambrôn, le premier œkiste milésien qui essaya de coloniser ce lieu, fut tué par eux, si nous pouvons en croire Skymnus. Ils ne sont pas mentionnés dans la suite, mais il semble assez raisonnable de croire qu’ils paraissent sous le nom de Chalybes, qu’Hérodote signale le long de cette côte entre les Maryandiniens et les Paphlagoniens, et que Méla désigne comme contigus à Sinopê et à Amisos[65]. D’autres auteurs placent les Chalybes, sur plusieurs points différents, plus à l’est, bien que le long du même parallèle de latitude, — entre les Mosynœki et les Tibarêni, — près du fleuve Thermôdôn — et sur la frontière septentrionale de l’Armenia, près des sources de l’Araxês ; mais Hérodote et Méla reconnaissent des Chalybes à l’ouest du fleuve Halys et des Paphlagoniens près de Sinopê. Ces Chalybes étaient de braves montagnards, bien que de mœurs sauvages, distingués comme extrayant et travaillant le fer que fournissaient leurs montagnes. Dans les conceptions des Grecs que manifeste une variété de mentions fabuleuses, ils se rattachaient évidemment aux Scythes et aux Cimmériens ; c’est pourquoi, selon toute probabilité, cette connexion était présente à l’esprit d’Hérodote par rapport à la population de l’intérieur près de Sinopê[66].

Hérodote semble n’avoir conçu qu’une seule invasion en Asie par les Cimmériens, pendant le règne d’Ardys en Lydia. Ardys eut pour successeur son fils Sadyattês, qui régna douze ans et ce fut Alyattês, fils et successeur de Sadyattês (suivant Hérodote), qui chassa d’Asie les Cimmériens[67]. Mais Strabon semble parler de plusieurs invasions, auxquelles se mêlèrent les Trêres, tribu thrace, et qui ne sont pas clairement distinguées ; tandis que Callisthène affirmait que Sardes avait été prise par les Trêres et les Lykiens[68]. Nous voyons seulement qu’une vaste et belle portion de l’Asie Mineure fut, pendant une bonne partie de ce septième siècle avant J.-C., au pouvoir de ces nomades destructeurs qui, tout en désolant d’un côté les Grecs ioniens, de l’autre les servaient en amis indirectement en retardant le développement de la monarchie lydienne.

L’invasion de la haute Asie par les Scythes semble avoir été effectuée presque en même temps que celle de l’Asie Mineure par les Cimmériens, mais avoir été plus destructive et plus prolongée. Le roi mède Kyaxarês, appelé du siége de Ninive pour s’opposer à eux, fut totalement défait ; et les Scythes devinrent complètement maîtres du pays. Ils se répandirent sur toute la surface de la haute Asie, jusqu’en Palestine et aux frontières de l’Égypte, où Psammétichus, le roi égyptien, les rencontra et ne sauna son royaume de l’invasion que par des prières et de riches présents. A leur retour, un corps de Scythes détaché saccagea le temple d’Aphroditê à Askalon ; acte sacrilège que la déesse vengea et sur les dévastateurs et sur leurs descendants, jusqu’à la troisième et la quatrième génération. Leur domination dans la haute Asie continua vingt-huit ans[69], avec une cruauté et une oppression intolérables ; jusqu’à ce qu’enfin Kyaxarês et les Mèdes trouvassent moyen d’attirer par ruse les chefs dans un banquet et de les tuer au moment de l’ivresse. L’armée des Scythes une fois expulsée, les Mèdes recouvrèrent leur empire. Hérodote nous dit que ces Scythes retournèrent vers la Chersonèse Taurique, où ils trouvèrent que, pendant leur longue absente, leurs épouses s’étaient mariées avec les esclaves, tandis que les nouveaux enfants qui avaient grandi refusèrent de les recevoir. Un fossé profond avait été creusé en travers de la ligne qu’ils avaient à. suivre dans leur marche[70], et les jeunes gens nés pendant leur absence le défendirent avec bravoure, jusqu’à ce qu’enfin (ainsi le raconte l’histoire) les maîtres qui revenaient prissent leurs fouets en guise d’armés, et, en en frappant les esclaves rebelles, les forçassent à se soumettre.

Quelque peu que nous sachions sur les particularités de ces invasions des Cimmériens et des Scythes, elles méritent attention comme étant les premières (du moins les premières connues historiquement) parmi les nombreuses invasions de l’Europe et de l’Asie civilisées, faites par les nomades de la Tartarie. On voit dans des siècles postérieurs Huns, Avares, Bulgares, Magyars, Turks, Mongols, Tartares, etc., infliger les mêmes maux et établir une domination à la fois plus durable, et non moins destructrice, que le fléau passager des Scythes pendant le règne de Kyaxarês.

Lorsque les Scythes eurent été expulsés d’Asie, l’empire mède fut rétabli dans la plénitude de son pouvoir et de ses possessions, et Kyaxarês fut en état d’assiéger de nouveau Ninive. Il prit cette grande cité et réduisit sous sa domination tous les Assyriens, excepté ceux qui formaient le royaume de Babylone. Cette conquête fut achevée vers la fin de son règne, et il légua l’empire mède, l’apogée de sa grandeur, à son fils Astyagês, en 595 avant J.-C.[71]

De même que la domination des Scythes dans la haute Asie dura vingt-huit ans avant leur expulsion par Kyaxarês, de même aussi les incursions des Cimmériens dans l’Asie Mineure, qui avaient commencé sous le règne du roi lydien Ardis, continuèrent pendant les douze années du règne de son fils Sadyattês (629-617 av. J.-C.), et furent définitivement terminées par Alyattês, fils de ce dernier[72]. Toutefois, nonobstant les Cimmériens, Sadyattês fut en état de poursuivre contre la cité grecque de Milêtos une guerre, qu’il continua pendant les sept dernières années de son : règne et qu’il légua à son fils et successeur. Alyattês fit encore la guerre pendant cinq ans. Si faible était le sentiment d’union entre les diverses villes grecques sur la côte asiatique, qu’aucune d’elles ne voulut secourir Milêtos, excepté les habitants de Chios, qui avaient, à l’égard de Milêtos, des obligations spéciales pour un appui qu’elle leur avait prêté antérieurement dans une lutte contre Erythræ. Les Milésiens sans alliés n’étaient pas de force à résister en campagne à une armée lydienne, bien que leur grande force navale les mit hors de tout danger d’un blocus ; et nous devons supposer que l’érection de ces levées de terre en face des murailles, à l’aide desquelles le Perse Harpagos vainquit les cités ioniennes, un demi-siècle plus tard, était alors inconnue des Lydiens. Pendant douze années successives le territoire milésien fut annuellement envahi et ravagé avant la récolte de la moisson. Les habitants, après avoir été défaits dans deux batailles désastreuses, renoncèrent à tout espoir de résister à la dévastation, de sorte que la tâche des envahisseurs devint aisée, et l’armée lydienne poursuivit sa marche destructive au son des flûtes et des harpes. Tout en ruinant les moissons et les arbres à fruits, Alyattês ne permettait de brûler ni les fermes ni les maisons de campagne, afin que les moyens de production fussent encore conservés, pour être de nouveau ravagés l’année suivante. Ces incessantes dévastations réduisirent les Milésiens à la détresse et à la famine, malgré leur puissance sur mer. La destinée qu’ils subirent dans la suite sous le règne de Crésus, en devenant sujets tributaires du trône de Sardes ; aurait commencé un demi-siècle plus tôt, si Alyattês n’avait involontairement commis une profanation contre la déesse Athênê. Son temple, à Assêssos, prit feu accidentellement et fut consumé, quand ses soldats, un jour de vent, brillaient le blé sur pied des Milésiens. Bien que personne n’eût remarqué cet incident sur le moment, cependant Alyattês, à son retour à Sardes, fut frappé d’une maladie prolongée. Ne pouvant obtenir de soulagement, il députa des envoyés pour chercher un humble avis auprès du dieu de Delphes. Mais la Pythie refusa de donner aucun conseil curatif avant qu’il eût rebâti le temple incendié d’Athênê, et Périandre, despote de Corinthe à cette époque, ayant appris la teneur de cette réponse, en informa en secret Thrasybule, despote de Milêtos, auquel il était intimement allié. Bientôt il arriva à Milêtos un héraut de la part d’Alyattês, proposant une trêve, dans le dessein spécial de lui permettre de reconstruire le temple détruit ; le monarque lydien croyait que les Milésiens étaient tellement dénués de moyens de subsister, qu’ils accepteraient avec empressement ce soulagement temporaire. Mais le héraut, à son arrivée, trouva une quantité de blé amoncelée sur l’agora, et les citoyens se livrant à la joie et aux festins ; car Thrasybule avait fait sortir toutes les provisions, tant publiques que particulières, qui se trouvaient dans la ville, afin que le héraut vit les Milésiens dans un état d’abondance apparente et en reportât la nouvelle à son maître. Le stratagème réussit. Alyattês, dans-la persuasion que ses dévastations répétées n’infligeaient pas aux Milésiens de sensibles privations, abandonna ses desseins hostiles, et conclut avec eux un traité d’amitié et d’alliance. Son premier soin fut de construire deux temples à Athênê, à la place du temple unique qui avait été détruit, et il fut guéri aussitôt de sa longue maladie. La reconnaissance qu’il éprouva de cette cure fut attestée par l’envoi d’un grand bol d’argent, avec un pied de fer, soudés ensemble par l’artiste de Chios Glaukos, — l’inventeur de l’art de réunir ainsi des pièces de fer[73].

Alyattês, dit-on, exécuta d’autres opérations contre quelques-uns des Grecs ioniens : il prit Smyrna, irais fut défait dans une incursion sur le territoire de Klazomenæ[74]. Mais, en général, son long règne de cinquante-sept ans fat un temps de tranquillité pour les cités grecques sur la côte, bien que l’on nous parle d’une expédition qu’il entreprit contre la Karia[75]. Il avait été, dit-on, dans sa jeunesse, d’an insolence présomptueuse ; mais il acquit dans la suite yin caractère juste et meilleur. Une épouse ionienne lui donna pour fils Crésus, que même pendant sa vie il nomma satrape de la ville d’Adramyttion et de la plaine voisine de Thêbê. Mais il eut aussi d’autres épouses et d’autres fils, et l’un d’eux, Adramytos, fonda, dit-on, Adramyttion[76]. Jusqu’où s’étendait sa domination dans l’intérieur de l’Asie Mineure, c’est ce que nous ignorons ; mais très probablement son règne long et relativement inactif peut avoir favorisé l’accumulation de ces trésors qui, dans la suite, rendirent la richesse de Crésus si proverbiale. Son tombeau, énorme, levée pyramidale sur une base de pierre, érigé près de Sardes par les efforts réunis de toute la population de la ville, était la curiosité la plus mémorable en Lydia du temps d’Hérodote. Il n’était inférieur qu’aux édifices gigantesques d’Egypte et de Babylone[77].

Crésus obtint le trône, à la mort de son père, en vertu d’un décret de ce dernier. Mais il y avait un parti parmi les Lydiens qui avait favorisé les prétentions de son frère Pantaleôn. Un des chefs les plus riches de ce parti fut mis à mort dans la suite par le nouveau roi, dans la cruelle torture d’une machine à carder garnie de pointes, — ses biens étant confisqués[78]. — Le règne agressif de Crésus, durant quatorze ans (559-545 av. J.-C.), présenta un contraste marqué avec le long repos de son père pendant un règne de cinquante-sept ans.

Des prétextes étant faciles à trouver pour une guerre à faire contre les Grecs asiatiques, Crésus les attaqua les uns après les autres. Par malheur, nous ne savons ni les détails de ces agressions successives ni l’histoire antérieure des cités ioniennes, de manière à pouvoir expliquer comment il se fit que le cinquième des rois mermnades de Sardes obtint un succès si complet dans une entreprise que ses prédécesseurs avaient tentée en vain. Milêtos seule, avec l’aide de Chios, avait résisté à Alyattês et à Sadyattês pendant onze ans, — et Crésus ne possédait point de force navale, pas plus que son père et son grand-père. Mais, dans cette occasion, il se peut qu’aucune des villes n’ait pas déployé la même énergie individuelle. Quant aux, Milésiens, nous pouvons supposer que la période dont nous nous occupons actuellement était comprise dans cette longue durée de lutte intestine qui, comme le représente Hérodote (bien qu’il ne dise pas exactement quand), paralysa les forces de la cité pendant deux générations, et qui fut apaisée à la fin par une, décision mémorable de quelques arbitres appelés de Paros. Ces derniers, invités à venir du mutuel accord des partis rivaux épuisés à Milêtos, trouvèrent et la cité et son territoire dans un état d’abandon et de ruine en général. Mais, en examinant les terres, ils en découvrirent quelques-unes qui semblaient encore être labourées avec le même soin, et la même habileté : c’est aux propriétaires de ces champs qu’ils remirent le gouvernement de la ville, dans la pensée qu’ils administreraient les affaires publiques avec autant de succès que les leurs propres[79]. Un tel état de faiblesse intestine expliquerait en partie l’assujettissement aisé des Milésiens par Crésus, tandis qu’il était peu dans les habitudes des cités ioniennes de présenter la chance d’efforts réunis contre un ennemi commun. Ces cités, loin de maintenir une confédération politique puissante, étaient dans un état de jalousie habituelle les unes vis-à-vis des autres, et assez souvent en guerre effective[80]. Les fêtes religieuses communes, — la fête de Dêlos aussi bien que les Pan-Ionia, et dans la suite les Ephesia à la place des Dêlia, — semblent avoir été régulièrement fréquentées par toutes les cités pendant les époques les plus mauvaises. Mais ces assemblées n’avaient pas de fonction politique directe ; il ne leur était pas non plus permis de contrôler ce sentiment d’autonomie municipale séparée qui dominait dans l’esprit grec, — bien que leur influence fut extrêmement précieuse en provoquant des sympathies sociales. — Séparément clé la fête périodique, il y avait des assemblées tenues dans des conjonctures spéciales au temple pan-ionien ; mais toute ville qui n’y était pas directement impliquée se tenait à l’écart de telles assemblées[81]. Il en fut pour d’autres cas, dans tout le cours de la période historique, comme pour celui-ci, — l’impuissance à former une combinaison politique considérable fut la source d’un danger constant et finit par devenir une cause de ruine pour l’indépendance de tous les États grecs. Hérodote loue chaudement l’avis donné par Thalès à ses compatriotes ioniens, — et donné (pour employer sa remarquable expression) avant la ruine de l’Iônia[82], — à savoir qu’on formât dans les murs de Teôs, comme étant la position la plus centrale, un sénat commun investi d’autorité sur toutes les douze cités ; et que toutes ces cités se considérassent comme de simples dèmes de cette république ou Polis agrégée. Et nous ne pouvons douter que telle fut l’aspiration inutile de plus d’un patriote de Milêtos ou d’Ephesos, même avant que les opérations définitives de Crésus fussent ouvertes contre elles.

Ce prince attaqua les cités grecques successivement, en trouvant ou en créant différents prétextes d’hostilité contre chacune d’elles. Il commença par Ephesos, qui était gouvernée alors, dit-on, par un despote d’un caractère dur et oppressif, nommé Pindaros, dont le père, Melas, avait épousé une fille d’Alyattês, et qui par conséquent était lui-même neveu de Crésus[83]. Ce dernier, ayant invité en vain Pindaros et les Ephésiens à rendre la ville, fit avancer ses forces et attaqua les murs. Une des tours étant renversée, les Ephésiens renoncèrent à tout espoir de défendre leur vrille, et cherchèrent à la sauver en la plaçant sous la protection d’Artemis, au temple de laquelle ils menèrent une corde partant des murs, — à une distance qui n’était pas tout à fait de sept furlongs (1.400 m.). En même temps ils envoyèrent un message de supplication à Crésus, qui, dit-on, leur accorda la conservation de leurs libertés, par respect pour la protection d’Artemis, exigeant en même temps que Pindaros quittât la place. Tel est le récit dont nous trouvons lute mention confuse dans Elien et dans Polyen. Mais Hérodote, tout en signalant le fait de la longue corde au moyen de laquelle les Ephésiens cherchèrent à se mettre en contact avec leur divine protectrice, n’indique pas que Crésus ait été amené d les traiter plus favorablement. Ephesos, comme toutes les autres cités grecques de la côte, fut soumise et forcée de lui payer tribut[84]. Comment en agit-il avec elles, et quel degré de précaution coercitive employa-t-il, soit pour assurer leur soumission, soit pour percevoir le tribut, c’est ce que la brièveté de l’historien ne nous fait pas connaître. Mais on leur demanda de raser leurs fortifications, du moins partiellement, sinon entièrement ; car lorsque, peu d’années après, ils furent menacés d’un danger de la part de Cyrus, on les voit en effet sans fortifications[85].

Entièrement heureux ainsi dans ses agressions contre les Grecs asiatiques du continent, Crésus conçut l’idée de rassembler une flotte, dans le dessein d’attaquer les insulaires de Chios et de Samos ; mais il finit par se convaincre — comme quelques-uns le disaient, par la remarque sarcastique de l’un des sept sages, Bias ou Pittakos — que le projet était impraticable. Cependant il porta ses armes, avec un plein succès, sur d’autres parties du continent de l’Asie Mineure, jusqu’à ce qu’il eût soumis tout le territoire situé en deçà du fleuve Halys, excepté seulement les Kilikiens et les Lykiens. L’empire lydien atteignit ainsi le maximum de sa puissance, comprenant, outre les Grecs Æoliens, Ioniens et Dôriens sur la côte de l’Asie Mineure, les Phrygiens, les Mysiens, les Maryandiniens, les Chalybes, les Paphlagoniens, les Thraces Thyniens et Bithyniens, les Kariens et les Pamphyliens. Et les trésors amassés par Crésus à Sarcles, provenant en partie de ce grand nombre de tributaires, en partie de mines placées dans divers endroits, aussi bien que des sables aurifères du Paktôlos, dépassèrent tout ce que les Grecs avaient jamais connu auparavant.

Nous apprenons, par les courtes mais importantes observations d’Hérodote, à apprécier la grande importance de ces conquêtes de Crésus, par rapport non seulement aux cités grecques réellement soumises, mais encore indirectement à tout le monde grec.

Avant le règne de Crésus (fait observer l’historien) tous les Grecs étaient libres, ce fut par lui pour la première fois que les Grecs furent soumis et contraints à payer tribut. Et il considère cet événement comme le premier phénomène de la série d’où sortirent les sentiments hostiles entre les Grecs, d’un côté, et I’Asie, en tant que représentée par les Perses, de l’autre, sentiments qui régnaient dans son esprit et dans celui de ses contemporains.

Ce fut à l’occasion de Crésus que les Grecs furent appelés pour la première fois à avoir affaire à un agrégat barbare assez considérable commandé par un prince belliqueux et entreprenant, et le résultat fut tel qu’il manifesta la faiblesse inhérente à leur système politique, par l’impuissance où ils étaient de former une coalition considérable. Les cités autonomes séparées ne pouvaient conserver leur indépendance que par une désunion semblable chez des adversaires barbares — ou, de leur côté, par la supériorité de leur organisation militaire aussi bien que de leur position géographique. La situation de la Grèce propre et des îles était favorable au maintien d’un pareil système ; il n’en était pas de même des côtes de l’Asie avec une vaste contrée intérieure derrière elles. Les Grecs ioniens étaient à cette époque différents de ce qu’ils devinrent dans le siècle suivant. Le cédant pou en énergie à sthènes ou au corps des Grecs européens en général, ils auraient pu sans doute conserver leur indépendance, s’ils avaient été cordialement unis. Mais on verra ci-après que les colonies grecques — fondées comme établissements isolés, et peu disposées à une union politique, même quand elles étaient voisines — tombèrent toutes dans la dépendance aussitôt qu’une attaque partie de l’intérieur en vint à être puissamment organisée ; surtout si cette organisation était dirigée par des chefs formés en partie par le contact avec les Grecs eux-mêmes. De petites cités autonomes se maintiennent tant qu’elles n’ont affaire qu’à des ennemis d’égale, force ; mais résister à des agrégats plus considérables exige un concours si favorable de circonstances qu’il ne peut guère durer pendant un long temps. Et la soumission définitive de la Grèce entière, sous le règne des rois de Macédoine, ne fut qu’un exemple de ce même principe sur une plus grande échelle.

La monarchie lydienne sous Crésus, la plus considérable avec laquelle les Grecs eussent été en contact jusqu’à ce moment, fut très vite absorbée dans une plus considérable encore, — la monarchie des Perses, dont les Grecs ioniens devinrent sujets, après une résistance inutile. La sympathie et l’aide partielles qu’ils obtinrent des Grecs indépendants ou Européens, leurs voisins occidentaux, suivies de la tentative infructueuse que fit le roi de Perse pour ajouter ces derniers à son empire, donnèrent un tour entièrement nouveau à l’histoire et à la conduite des Grecs. En premier lieu, cette tentative nécessita contre les Perses un degré d’action centrale qui était étranger à l’instinct politique grec’ en second lieu, elle fournit à la section la plus noble et la plus entreprenante du nom hellénique — les Athéniens — une occasion de se placer à la tête de cette tendance centralisatrice, tandis qu’un concours de circonstances, étrangères et domestiques, lui donna en même temps ce mouvement extraordinaire et complexe, combinant l’action avec l’organisation, qui jeta tant d’éclat sur la période d’Hérodote et de Thucydide. C’est ainsi que la plupart des splendides phénomènes de l’histoire grecque sortirent, directement ou indirectement, de la dépendance forcée dans laquelle les Grecs asiatiques furent tenus par les puissances barbares de l’intérieur, à commencer par Crésus.

Ce peu d’observations suffira pour faire entendre qu’une nouvelle phase de l’histoire grecque est maintenant sur le point de s’ouvrir. Jusqu’à l’époque de Crésus, tout ce qui est fait ou souffert par les cités grecques ne concerne que l’une ou l’autre d’entre elles séparément : l’instinct des Grecs répudie même les formes modifiées de centralisation politique, et il n’y a pas de circonstances qui agissent pour la leur imposer. Il existe un rapport de puissance et de soumission entre un état fort et un faible, mais aucune tendance à une coordination politique permanente. A partir de ce temps désormais, nous verrons des causes partielles à l’œuvre, tendant vers cette direction, et non sans une influence considérable ; bien que toujours en guerre avec l’instinct indestructible de la nation, et fréquemment neutralisées par l’égoïsme et la mauvaise conduite des cités dominantes.

 

 

 



[1] Pindare, ap. Athenæ, XIV, p. 635 ; cf. Telestês, ap. Athenæ, XIV, p. 626 ; Pausanias, IX, 5, 4.

[2] Hérodote, I, 84.

[3] Aristote, Mirabil. Anscultat., 52.

[4] Hérodote, I, 94.

[5] Hérodote, I, 13, Αίρέεται αύτός περιεϊναι, — phrase à laquelle Gibbon a attribué une intention ironique qu’il est difficile de découvrir dans Hérodote.

[6] Hérodote, I, 13.

[7] Platon, République, II, p. 360 ; Cicéron, Offic., III, 9.

Platon (X, p. 612) compare très justement l’anneau de Gygès au casque de Hadês.

[8] V. Klausen, Æneas und die Renaten, p. 34, 110, etc. ; cf. Menke, Lydiaca, c. 8, 9.

[9] V. l’article de O. Müller dans le Reinisch. Museum für Philologie, Jahrgang, III, p. 22-38 ; et Movers, Die Phœnizier, c. 12, p. 452-470.

[10] Diodore, II, 2. Niebuhr pense aussi que la Lydia, à une époque reculée, fit partie de l’empire assyrien (Kleine Schriften, p. 371).

[11] Xanthi Fragm., 10, 12, 19, éd. Didot ; Athénée, X, p. 415 ; Nicolas de Damas, p. 36, Orelli.

[12] Xanthi Fragm. 1, 2 ; Denys d’Halicarnasse, A. R., I, 28 ; Steph. Byz., v. Τόρρηβος. Toute la généalogie donnée par Denys est probablement empruntée de Xanthus — Zeus, Manês, Kotys, Asiês et Atys, Lydos et Torrhêbos.

[13] Hérodote, 1, 14 ; Pausanias, IX, 29, 2.

[14] Nicolas de Damas, p. 52, éd. Orelli.

[15] Strabon, VIII, p. 590.

[16] Hérodote, I, 15.

[17] Xénophon, Anabase, III, 4, 7 ; 10, 11.

[18] Hérodote, I, 95 ; Ktêsias, Fragm. Assyr., XIII, p. 419 ; éd. Bahr ; Diodore, II, 21. Ktêsias donne trente générations de rois assyriens de Ninyas à Sardanapale : Velleius, 33 ; Eusèbe, 35 ; Syncelle, 40 ; Castor, 27 ; Cephalion, 23. V. Bahr ad Ctesiam, p. 428. La chronologie babylonienne de Bérose (prêtre de Bélus, vers 280 av. J.-C.) donnait 86 rois et 34.000 ans depuis le déluge jusqu’à l’occupation de Babylone par les Mèdes ; puis 1.453 ans jusqu’au règne de Phul, roi d’Assyria (Berosi Fragmenta, p. 8, éd. Richter).

M. Clinton expose les principales assertions et les principales différences relatives à la chronologie assyrienne dans son appendice, c. 4. Mais les suppositions auxquelles il a recours pour les mettre en harmonie me paraissent gratuites et dénuées de preuves.

Cf. la marche différente, mais non pas plus heureuse, suivie par Larcher (Chronologie, c. 3, p. 145-157).

[19] Ici encore Larcher et M. Clinton représentent tous deux le temps où les Mèdes se rendirent indépendants de l’Assyria, comme parfaitement déterminé, bien que Larcher le place en 748 avant J.-C., et M. Clinton en 711 avant J.-C. L’époque ne me paraît pas douteuse (Chronologie, c. 4, p. 157), dit Larcher. M. Clinton considère l’époque de 711 avant J.-C. pour le même événement, comme déterminée par l’autorité de l’Écriture et raisonne sur elle dans plus d’un endroit comme sur un fait entièrement incontestable (Appendis, c. 3, p. 259) : Nous pouvons induire de l’Écriture que les Mèdes ne devinrent indépendants qu’après la mort de Sennachérib ; et en conséquence Josèphe (Ant., X, 2), ayant rapporté la mort de ce roi et la guérison miraculeuse d’Ezéchias, ajoute : Έν τούτω τώ χρόνω συνέβη τήν τών Άσσυρίων άρχήν ύπό Μήδων καταλυθήναι. Mais la mort de Sennachérib, comme on le verra ci-après, est fixée au commencement de 711 avant J.-C. La révolte des Mèdes n’arriva donc pas avant 711 avant J.-C. ; ce qui réfuté Conringius, qui la porte à 715 avant J.-C., et Walckenaer, qui la place en 741 avant J.-C. Hérodote, il est vrai, suppose un intervalle de quelque temps entre la révolte des Mèdes et l’élection de Deïokês (Déjocès) comme leur roi. Mais ces années άβασίλευτοι n’ont pu être antérieures aux cinquante-trois ans de Deïokês, puisque la révolte est limitée par l’Écriture à 711 avant J.-C. De plus, p. 261, il dit, relativement aux quatre rois mèdes mentionnés par Eusèbe avant Deïokês : — Si jamais ils existèrent, ils gouvernèrent la Médie pendant l’empire des Assyriens, comme nous le savons par l’Écriture. Et encore, p. 280 : — La date précise de la fin (de l’empire assyrien) en 711 avant J.-C. est donnée par l’Écriture, ce qui concorde avec Hérodote, etc.

Ici M. Clinton considère, plus d’une fois, la révolte des Mèdes comme fixée à l’an 711 avant J.-C. par l’Écriture ; mais il ne produit aucun passage de l’Écriture pour justifier son allégation, et le passage de Josèphe qu’il cite fait allusion, non à la révolte des Mèdes, mais à la destruction de l’empire assyrien par eux. Hérodote représente les Mèdes comme se révoltant contre l’empire assyrien, et conservant leur indépendance pendant quelque temps (non défini quant à l’étendue) avant l’élection de Deïokês comme roi : mais il ne nous donne pas le moyen de déterminer la date de la révolte des Mèdes. Quand M. Clinton dit (p. 280, note O) : Je suppose qu’Hérodote place la révolte des Mèdes dans l’Olympiade 17, 2, puisqu’il place l’avènement de Deïokês dans l’Olympiade 17, 3. — C’est une conjecture qui lui est personnelle, et le récit d’Hérodote semble évidemment faire entendre qu’il concevait un intervalle beaucoup plus grand qu’une année entre ces deux événements. Diodore donne le même intervalle comme durant pendant beaucoup de générations (Diodore II, 32).

Nous savons — et par l’Écriture et par les Annales phéniciennes que cite Josèphe — que les Assyriens de Ninive furent de puissants conquérants en Syrie, en Judée et en Phénicie, pendant les règnes de Salmanasar et de Sennachérib. Le renseignement de Josèphe donne en outre il entendre que la Médie était soumise à Salmanasar, qui fit passer les Israélites de leur pays dans la Médie et la Perse, et amena les Cuthéens de la Médie et de la Perse dans les terres des Israélites (Josèphe, IV, 14, 1 ; X, 9, 7). Nous savons encore qu’après Sennachérib les Assyriens de Ninive ne sont plus mentionnés comme envahissant ou troublant la Syrie ou la Judée ; les Chaldéens ou Babyloniens deviennent alors les ennemis que ces contrées ont à craindre. Josèphe nous dit qu’à cette époque l’empire assyrien fut détruit par les Mèdes — ou, comme il le dit dans un autre endroit, par les Mèdes et les Babyloniens (X, 2, 2 ; X, 5, 1). Ici il y a de bonnes raisons pour croire que l’empire assyrien de Ninive reçut à cette époque un grand coup et subit une grande diminution de pouvoir. Mais quant à la nature de cette diminution et à la manière dont elle fut accomplie, il me semble qu’il y a une différence d’autorités que nous n’avons pas le moyen, de concilier. — Josèphe suit la même idée que Ktêsias, à savoir la destruction de l’empire de Ninive par les Mèdes et les Babyloniens coalisés, taudis qu’Hérodote conçoit des révoltes successives des territoires dépendant de Ninive, commençant par celle des Mèdes, et laissant encore Ninive florissante et puissante dans son propre territoire. Hérodote, en outre, croit que Ninive fut prise par Kyaxarês le Mède, vers l’an 600 axant J.-C., sans qu’il soit fait mention des Babyloniens ; — au contraire, à ce qu’il dit, Nitokris, la reine de Babylone, redoute les Mèdes (I, 185), en partie à cause de l’accroissement de leur puissance en général, mais particulièrement parce qu’ils ont pris Ninive (bien que M. Clinton nous dise, p. 275, que Ninive fut détruite en 606 avant J.-C., comme nous l’avons vu par les témoignages réunis de l’Écriture et d’Hérodote, par les Mèdes et les Babyloniens.

Si l’on explique sans parti pris le texte d’Hérodote, on verra qu’il concevait les relations de ces royaumes orientaux entre 800 et 560 avant J.-C., différemment dans bien des points essentiels de Ktêsias, de Bérose ou de Josèphe. Et il nous dit lui-même expressément qu’il entendit quatre récits différents même relativement à Cyrus (I, 95) — et beaucoup plus encore relativement à des événements antérieurs à Cyrus de plus d’un siècle.

La chronologie des Mèdes, des Babyloniens, des Lydiens et des Grecs en Asie, quand nous arrivons au septième siècle avant J.-C., acquiert quelques points fixes qui nous donnent une assurance d’exactitude dans certaines limites ; mais au delà de l’an 700 avant J.-C., on ne peut découvrir de tels points fixes. Nous ne pouvons distinguer l’élément historique de l’élément mythique dans nos autorités,-nous ne pouvons les concilier ensemble, si ce n’est par des conjectures et des changements violents ; — nous ne pouvons pas non plus déterminer laquelle d’entre elles doit être écartée en faveur de l’autre. Les noms et les dates des rois babyloniens à partir de Nabonassar, dans le canon de Ptolémée, sont sans doute authentiques ; mais ce ne sont que des noms et des dates, Quand nous en venons à les appliquer pour exposer des faits réels ou supposés, tirés d’autres sources, ils ne font, que- créer un nouvel embarras ; car même les noms des rois, tels qu’ils sont rapportés par différents auteurs, ne s’accordent pas, et M. Clinton nous dit (p. 277) : Pour retracer l’identité des rois orientaux, les temps et les transactions sont de meilleurs guides que les noms ; car ces noms, pour une foule de causes bien connues (tels que les changements qu’ils subissent en passant dans. la langue grecque, et la substitution d’un titre ou d’une épithète pour le nom) sont diversement rapportés, de sorte que le même roi parait fréquemment sous bien, des appellations différentes. Il y a donc ici un nouveau problème ; nous devons employer les temps et les transactions pour établir l’identité des rois ; mais, par malheur, les temps ne sont marqués que par la succession des rois, et les transactions né sont connues que par des renseignements toujours peu abondants et souvent inconciliables entre eus. De sorte que les moyens que nous avons pour reconnaître les rois sont tout à fait insuffisants, et quiconque examinera le procédé employé dans ce but tel qu’il parait dans les chapitres de M. Clinton verra qu’il est arbitraire à un haut degré ; plus arbitraires encore sont les procédés dont il use pour établir une harmonie forcée entre des autorités Contradictoires. Les résultats chronologiques auxquels arrive Volney (Chronologie d’Hérodote, vol. I, p. 383-429) ne sont pas plus satisfaisants.

[20] Hérodote, I, 96-100.

[21] Hérodote, I, 97.

[22] Hérodote, I, 98, 99, 100.

[23] Hérodote, tout en affirmant positivement l’authenticité de ces délibérations, donne à entendre sans le vouloir qu’un grand nombre de ses contemporains les regardaient comme étant de fabrication grecque.

[24] Cf. les chapitres d’Hérodote cités plus liant avec le huitième livre de la Cyropédie, où Xénophon décrit la manière dont le despotisme mède fut organisé d’une façon effective et mis à profit par Cyrus, particulièrement les dispositions prises pour imposer à l’imagination de ses sujets (καταγοητεύειν, VIII, I, 40) — (c’est une petite chose, mais qui marque le rapport du plan d’Hérodote et de Xénophon), Deïokês défend à ses sujets de rire ou de cracher en sa présence. Cyrus aussi interdit de cracher, de se moucher, ou de se tourner pour regarder quelque chose, quand le roi est présent (Hérodote, I, 99 ; Xénophon, Cyropédie, VIII, I, 42). Et, VIII, 3, 1, sur le pompeux cortége de Cyrus, quand il sort à cheval — analogue au Deïokês mède dans Hérodote. Cyrus se pourvoit d’une foule de personnes qui lui servent d’yeux et d’oreilles dans tout le pays (Cyropédie, VIII, 2, 12). Deïokês a beaucoup de κατάσκοποι et de κατήκοοι (Hérodote, ibid.).

[25] Quand l’empereur romain Claude envoie le jeune prince parthe Meherdatês, qui avait été en otage à Rome, occuper le royaume que les envoyés Parthes lui offraient, il lui donne quelques bons avis, conçus à l’école de la politique grecque et romaine : Addidit præcepta, ut non dominationem ae servos, sed rectorem et cives, cogitaret ; clementiamque ac justitiam, quanto ignara barbaris, tante toleratiora, capesseret (Tacite, Annales, XII, 11).

[26] Le passage de ces hordes nomades d’un gouvernement de r0rient dans un autre a été toujours et est même encore aujourd’hui une cause fréquente de disputes entre les différents États : on les apprécie autant comme tributaires que comme soldats. Les Ilats Turcomans (c’est ainsi que sont appelées actuellement ces tribus nomades) au nord-est de la Perse passent et repassent souvent, selon leur convenance, du territoire persan chez les Uzbeks de Khiva et de Bokhara : des guerres entre la Perse et la Russie ont été également occasionnées par le passage de Ilats sur la frontière de Perse en &orgie ; c’est ainsi que les tribus kurdes près du mont Zagros ont amené aussi par leurs mouvements des querelles entre les Persans et les Turcs.

V. Morier, Account of the Ilyats or Wandering Tribes of Persia, dans le Journal of the Geographical Society of London, 1837, vol. VII, p. 240, et Carl Ritter, Erdkunde von Asien. West-Asien, B. II ; Abtb : II, Abschn. II, sect. 8, p. 387.

[27] Hérodote, I, 74-103.

[28] Cf. le cas analogue de la prédiction relative à la récolte prochaine d’olives attribuée à Thalês (Aristote, Politique, I, 4, 5 ; Cicéron, De Divinat., I, 3). On assure qu’Anaxagoras avait prédit la chute d’un aérolithe (Aristote, Meteor., I, 7 ; Pline, H. N., II, 58 ; Plutarque, Lysandre, c. 5).

Hérodote dit que Thalês avait prédit que l’éclipse arriverait dans l’année dans laquelle elle arriva réellement — renseignement si vague qu’il confirme les raisons qui suggèrent le doute.

Le penchant des Ioniens a montrer la sagesse de leur éminent philosophe Thalês rattachée a l’histoire des rois lydiens peut encore se voir dans l’histoire de Thalês et de Crésus au fleuve Hales (Hérodote I, 75), — histoire à laquelle Hérodote lui-même n’ajoute pas foi.

[29] Consulter pour l’exposé chronologique de ces événements, Larcher ad Herod. I, 74 ; Volney, Recherches sur l’Histoire ancienne, vol. I, p. 330-355 ; M. Fynes Clinton, Fasti Hellenici, vol. I, p. 418 (note ad 617 av. J.-C., 2) ; Des Vignoles, Chronologie de l’Histoire sainte, vol. II, p. 245 ; Ideler, Handbuch der Chronologie, vol. I, p. 209.

Différents chronologistes n’ont pas donné moins de huit dates différentes à cette éclipse : — la plus ancienne est 625 avant .T.-C., la plus récente 583 avant .7.-C. Volney est pote 62.5 avant J.-C ; Larcher pour 597 avant J.-C. ; Ides Fignoles pour 585 avant J.-C. ; M. Clinton pour 603 avant J.-C. Volney l’ait observer, avec raison, que l’éclipse, dans cette occasion, n’est pas l’accessoire, lit broderie du fait, mais le fait principal lui-même (p. 347) ; les calculs astronomiques relatifs à l’éclipse sont donc de beaucoup les points les plus importants dans l’estime chronologique de cet événement.

Trois éminents astronomes, Francis Baily, Oltmanns et Ideler, se sont arrêtés a l’éclipse de 610 avant J.-C., 30 septembre, comme étant la seule qui remplisse les conditions demandées par le récit. Enfin, dans les Transactions philosophiques de la Société royale de Londres de 1853, le professeur Airy a inséré un article approfondi On the Eclipses of Agathoklês, Thalês and Xerxês, p. 179-200. Ce qu’il appelle l’éclipse de Thalês (ou que l’on dit avoir été prédite par Thalês) est l’événement, objet de la discussion actuelle décrit par Hérodote, 1, 74. — Quoique trois astronomes tels que Francis Baily, Oltmanns et Ideler se soient accordés, après des recherches entreprises indépendamment les uns des autres, a reconnaître l’éclipse solaire de 610 avant J.-C. comme étant la seule, dans les limites possibles de temps, qui remplisse les conditions d’Hérodote, cependant le professeur Airy a présenté de fortes raisons pour se défier des données lunaires doit ils sont tous partis. Il dit : J’ai examiné chaque éclipse totale dans les tables d’Oltmanns, s’étendant de 631 avant J.-C. à 585 avant .J.-C. et je n’en trouve qu’une seule (à savoir, celle de 585 avant J.-C., mai 28) qui puisse être survenue près de l’Asie Mineure. Celle de 610 avant J.-C., 30 septembre, qu’ont adoptée Baily et Oltmanns, a die, comme nous le savons maintenant, être arrivée même au nord de la mer d’Azof (p. 193). Il est certain, comme le suppose le prof. Airy, que la bataille décrite par Hérodote doit avoir été livrée quelque part en Asie-Mineure.

Voila où en est la question relative à la date de cette éclipse telle qu’elle est déterminée par nue haute autorité, d’après les données les plus exactes auxquelles on soit encore arrivé.

Je transcris du prof. Airy un passage intéressant, parce qu’il tend à confirmer le fait général avancé par Hérodote, séparément des difficultés rattachées à la date de l’éclipse. Le professeur dit, p. 180 :

M. Baily en premier lieu fit remarquer que seulement une éclipse totale répondrait au récit d’Hérodoteet qu’une éclipse totale suffirait. Il vécut assez longtemps pour être témoin de l’éclipse totale de 1842 ; mais il l’observa de la chambre d’une maison où probablement il pouvait difficilement remarquer l’effet général de l’éclipse. J’ai moi-même vu deux éclipses totales (celles de 1842 et de 1851), étant dans les deux occasions en pleine campagne, et je puis attester exactement l’effet soudain et terrible d’une éclipse totale. J’ai vu bien des éclipses partielles considérables, et une seule éclipse annulaire cachée par les nuages ; et je pense qu’un grand nombre d’hommes, appliqués à des manœuvres militaires, auraient à peine remarqué dans ces occasions quelque chose d’inusité.

Si l’année 585 avant J.-C. est reconnue comme la date réelle de l’éclipse totale dont parle Hérodote, nous serons forcés d’admettre que l’historien s’est trompé en représentant la bataille comme ayant été livrée sous le règne de Kyaxarês, qui, autant que nous pouvons l’établir, mourut en 595 avant J.-C. La bataille doit l’avoir été pendant le règne d’Astyagês, fils de Kyaxarês ; et Cicéron (De Divinat., I, 49) dit clairement que l’éclipse arriva sous le règne d’Astyagês, tandis que Pline (H. N., II, 12) aussi donne comme date de l’éclipse l’Olympiade 48-4, soit 585 avant J.-C.

[30] Hérodote, IV, 11-12. Hécatée aussi parle d’une ville Κιμμερίς (Strabon, VII, p. 291).

Relativement aux Cimmériens, consultez Ukert, Skythien, p. 360 sqq.

[31] Strabon, I, p. 6, 59, 61.

[32] Homère, Iliade, XIII, 4. Cf. Strabon, XII, p. 553.

[33] Hésiode, Fragm. 63-64, Marktscheffel. Strabon, VII, p. 300-302.

[34] Raoul Rochette, Histoire des Colonies grecques, t. III, c. 14, p. 297. Les dates de ces colonies grecques près du Danube sont très vagues et peu dignes de foi.

[35] Skymnus de Chios, v. 730, Fragm. 2-25.

[36] Alcée, Fragm. 49, Bergk ; Eustathe, ad Denys Périégète, 306.

Alkman, un peu plus ancien, faisait mention des Issêdones (Alkm. Fragm., 129, Bergk ; Steph. Byz., v. Ισσήδονες, — il les appelait Assêdones) et des monts Rhipées (Fragm. 80).

Dans l’ancienne épopée d’Arktinus, Achille après sa mort est transporté vers un élysée dans la λευκή νήσος (V. l’argument de l’Æthiopis dans la collection des pontes épiques grecs de Düntzer, p. 1-5) ; mais on peut raisonnablement douter que λευκή νήσος dans son poème soit autre chose qu’une imagination ; — cependant elle n’est pas localisée dans la petite île située à la hauteur de l’embouchure du Danube.

Pour les anciennes allusions au Pont-Euxin et in ses habitants voisins, que l’on trouve dans les poètes grecs, V. Ukert, Skythien, p. 15-18, 78 ; bien qu’il place les colonies ioniennes dans le Pont presque un siècle trop tôt, à mon avis.

[37] Cf. la description que fait le Dr Clarke du commerce actuel entre Taganrog (non loin de l’ancienne colonie grecque de Tanaïs) et l’Archipel ; outre une exportation de poisson salé, de blé, de cuir, etc., en échange de vins, de fruits, etc., c’est le grand dépôt des productions sibériennes ; d’Orenbourg elle reçoit du suif, des fourrures, du fer, etc. ; ce commerce est sans doute aussi ancien qu’Hérodote. (Clarke’s Travels in Russia, c. XV, p. 334).

[38] Hekatæi Fragmenta, Fragm. 153, 168, éd. Klausen. Hécatée mentionnait les Issêdones (Fragm. 168 ; Steph. Byz. v. Ισσήδονες) ; lui et Danestês semblent tous deux avoir été familiers avec le poème d’Aristeas ; V. Klausen, ad loc. ; Steph. Byz., v. Υπερβόρειοι. Cf. aussi Eschyle, Prométhée, 409, 710, 805.

Hellanicus aussi semble avoir parlé de la Scythie d’une manière conforme à Hérodote en général (Strabon, XII, p. 550). Le dédain avec lequel Strabon traite l’important chapitre d’Hérodote sur les Scythes fait peu honneur à son discernement.

[39] Hérodote, IV, 100-101. V. relativement à la Scythie d’Hérodote, l’excellente dissertation de Niebuhr, comprise dans ses Kleine Historische Schriften, Ueber die Geschichte der Skythen, Getën und Sarmaten, p. 360, aussi instructive sous le rapport de la géographie que sous celui de l’histoire. Et les deux chapitres dans la Mythische Geographie de Voelcker, c. 7-8, sect. 23-26, relatifs aux conceptions géographiques présentes à Hérodote lorsqu’il décrivait la Scythie.

Il y a toutefois dans la géographie qu’il donne de ce pays beaucoup de choses qu’aucun commentaire ne peut nous mettre en état de comprendre. Si on le compare avec ses prédécesseurs, ses conceptions géographiques prouvent un grand progrès ; mais nous aurons occasion, dans le cours de cette histoire, de signaler des exemples mémorables de méprises extrêmes par rapport à la distance et à la situation de ces contrées éloignées, erreurs qui lui sont communes non seulement avec ses contemporains, mais encore avec ses successeurs.

[40] Hérodote, IV, 17-21, 46-56 ; Hippokratês, De Aëre, Locis et Aquis, c. 6. Eschyle, Prométhée, 709 ; Justin, II, 2.

Il est inutile de multiplier des citations relativement à la vie nomade, la même dans de si grandes différences et de temps et de latitude la même chez l’Armentarius Afer de Virgile (Géorgiques, III, 313), chez les Campestres Scythæ d’Horace (Ode III, 24,12) et chez les Tartares d’aujourd’hui. V. Dr Clarke’s Travels in Russia, c. 14, p. 310.

Le quatrième livre d’Hérodote, les Tristia et les Epistolæ ex Ponte d’Ovide, le Toxaris de Lucien (v. c. 36, vol. I, p. 544, Hemst.), et l’Inscription d’Olbia (n° 2058 dans la collection de Bœckh), présentent un tableau véritable des mœurs scythes telles que les voyait ceux qui les observaient de, près et ceux qui régnaient dans le pays, — tableau très différent des aimables imaginations des poètes éloignés relativement à l’innocence de la vie pastorale. Les flèches empoisonnées dont Ovide se plaint, tant chez les Sarmates que chez les Gètes (Tristes, III, 10, 60, entre autres passages, et Lucain, III, 270), ne sont pas mentionnées par Hérodote chez les Scythes.

On a souvent parlé de la Horde d’Or dominant chez les Tartares, du temps de Zinghiz Khan. Parmi les différentes tribus arabes aujourd’hui en Algérie, quelques-unes sont nobles, d’autres réduites à l’esclavage : ces dernières par habitude et par héritage, servant les premières, les suivant partout où il leur est ordonné d’aller (Tableau de la situation des établissements français en Algérie, p. 393, Paris, Mar. 1846).

[41] Éphore plaçait les Karpidæ immédiatement au nord du Danube (Fragm. 78, Marx ; Skymnus de Chios, 102). Je suis d’avis avec Niebuhr que c’est là probablement une reproduction inexacte des Kallipidæ d’Hérodote, bien que Bœckh soit d’une opinion différente (Introduct. ad Inscript. Sarmatic. Corpus Inscript., part. II, p. 81). Les renseignements vagues et chimériques d’Ephore, autant que nous les connaissons par les fragments, contrastent d’une manière défavorable avec la précision relative d’Hérodote. Ce dernier sépare expressément les Androphagi des Scythes (IV, 18), tandis que quand nous comparons Strabon, VII, p. 302 et Skymnus de Chios, 105-115, nous voyons qu’Éphore parlait des Androphagi comme d’une variété de Scythes.

La précieuse inscription d’Olbia (n° 2058 Bœckh) reconnaît Μιξέλληνες près de cette ville.

[42] Hérodote, IV, 17. Nous pouvons expliquer cette assertion d’Hérodote par un extrait du journal de Heber cité dans les Dr Clarke’s Travels, c. 15, p. 337 : Les Tartares Nagay commencent à l’ouest de Marinopol ; ils cultivent une grande quantité de blé ; cependant ils n’aiment pas le pain comme article de nourriture.

[43] Niebuhr (Dissert., ut sup., p. 360), Bœckh (Introd. Inscript., ut sup., p. 110) et Ritter (Vorhalle der Geschichte, p. 316) avancent cette opinion. Mais nous ne devons pas, dans cette occasion, nous éloigner de l’autorité d’Hérodote, dont les renseignements relatifs au peuple de la Scythie, recueillis par lui-même sur les lieux, sont une des parties les plus instructives et les plus précieuses de tout son ouvrage. Il met beaucoup de soin à distinguer ce qui est scythe de ce qui ne l’est pas. Ces tribus, que Niebuhr (contrairement au sentiment d’Hérodote) ne croit pas scythes, étaient les tribus les plus rapprochées et les mieux connues de lui ; probablement il les avait visitées, puisque nous savons qu’il remonta le fleuve Hypanis (Bog) aussi haut que l’Exampæos, à quatre jours de marche de la mer (IV, 52-81).

Ce fait, que quelques parties du même έθνος fussent άροτήρες, et d’autres parties νόμαδες, est loin d’être sans pendant ; tel était le cas chez les Perses, par exemple (Hérodote, I, 126), et chez les Ibériens entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne (Strabon, XI, p. 500).

Les Grecs du Pont confondaient Agathyrsos, Gelônos et Scythês dans la même généalogie, comme étant trois frères, fils d’Hêraklês et de la μιξοπάρθενος Έχιδνα de l’Hylæa (IV, 7-10). Hérodote est plus précis ; il distingue et les Agathyrsi et les Gelôni d’avec les Scythes.

[44] Niebuhr et Bœckh regardent les anciens Scythes comme étant de race mongole (Niebuhr, dans la dissertation mentionnée plus haut, Untersuchungen ueber die Geschichte der Skythen, Geten und Sarmaten, dans les Kleine Historische Schriften, p. 362 ; Bœckh, Corpus Inscript. Græcorum, Introductio ad Inscript. Sarmatic., part, XI, p. 81). Paul-Joseph Schafarik, dans son examen approfondi de l’ethnographie des anciens peuples représentés comme habitant le nord de l’Europe et de l’Asie, arrive au même résultat (Slavische Alterthümer, Prague, 1843, vol. I, XIII, 6, p. 279).

Une explication frappante de cette analogie de race est signalée par Alexander von Humboldt, quand il parie du lieu de sépulture et des obsèques funèbres du Tartare Tchinghiz Khan :

Les cruautés lors de la pompe funèbre des grands khans ressemblent entièrement à celles que nous trouvons décrites par Hérodote (IV, 71) environ 1700 ans avant la mort de Tchinghiz, et 65° de longitude plus à l’ouest, chez les Scythes de Gerrhus et du Borysthène (Humboldt, Asie centrale, vol. I, p. 244).

Néanmoins M. de Humboldt ne partage pas l’opinion de Niebuhr et de Bœckh, et il considère les Scythes d’Hérodote comme étant de race indo-germanique, et non de race mongole : Klaproth semble adopter la même idée (V. Humboldt, Asie centrale, vol. I, p. 401, et son important ouvrage, Kosmos, p. 491 ; note 393. Il admet comme un fait certain (je ne vois pas clairement sur quelle preuve) qu’aucune tribu de race turque on mongole n’émigra à l’ouest hors de l’Asie centrale qu’extrêmement longtemps après l’époque d’Hérodote. Prouver une telle négative me semble impossible ; et les marques d’analogie ethnographique, aussi loin que va leur force probante, sont incontestablement en faveur de l’opinion de Niebuhr. Ukert aussi (Skythien, p. 266-280) discute l’opinion de Niebuhr.

En même temps on doit accorder que ces marques ne sont pas très concluantes, et que beaucoup de hordes nomades, que personne ne rapporterait ù la même race, ont pu cependant présenter une analogie de moeurs et de caractère égale à celle qui existe entre les Scythes et les Mongols.

Le principe d’après lequel la famille indo-européenne dans la race humaine est déterminée et séparée, me semble inapplicable à un cas particulier où la (grigne du peuple nous est inconnue.

Les nations constituant cette famille n’ont pas d’autre point d’affinité, si ce n’est dans les racines et la structure de leur langue ; sur tout autre point il y a la plus grande différence. Pour être en état d’affirmer que les Massagètes, ou les Scythes, ou les Alains appartenaient a la famille indo-européenne, il serait nécessaire que nous connaissions quelque chose de leur langue. Mais on peut dire que la langue scythe est complètement inconnue, et le très petit nombre de mots que nous pouvons connaître ne tendent pas à soutenir l’hypothèse indo-européenne.

[45] V. l’histoire de la découverte accidentelle de cette épée scythe qui avait été perdue, faite par Attila le chef des Huns (Priscus ap. Jornandès, de Rebus Geticis, c. 35, et dans Eclog. Legation., p. 50).

Lucien dans le Toxaris (c. 38, vol. II, p. 546, Hemst.), mentionne le culte de l’Akinakês ou Cimeterre par les Scythes en termes littéraux, sans que l’idée du dieu Arès soit interposée. Cf. Clément d’Alexandrie, Protrept., p. 25, Syl. Ammien Marcellin, en parlant des Alains (XXXI, 2), aussi bien que Pomponius Mela (II, 1) et Solin (c. 20), copient Hérodote. Ammien est plus littéral dans sa description du culte de l’épée chez les Sarmates (XVII, 12) : Eductisque mucronibus, quos pro numinibus colunt, etc.

[46] Hérodote, IV, 3-62, 71-75 ; Sophocle, Ænomaüs — ap. Athenæ II, p. 411) ; Hippokratês, De Aëre, Locis et Aquis, c. 6, sect. 91-99, etc.

Il est rare que nous ayons, par rapport au genre de vie d’une ancienne population, deux témoins aussi excellents qu’Hérodote et Hippokratês au sujet des Scythes.

Hippokratês était accoutumé à voir la forme nue dans sa plus grande perfection aux jeux grecs ; c’est ce qui l’amène peut-être à insister plus fortement sur les défauts corporels des Scythes.

[47] V. Pallas, Reise durch Russland, et Dr Clarke’s Travels in Russia, c. 12, p. 238.

[48] Thucydide, II, 93 ; Hérodote, II, 46-47 ; l’idée qu’il a du formidable pouvoir des Scythes semble aussi impliquée dans son expression (c. 81), καί όλίγους, ώς Σκύθας είναι.

Hérodote, cependant, tient le même langage au sujet des Thraces que Thucydide au sujet des Scythes : — on ne pourrait leur résister, s’ils pouvaient seulement agir de concert (V, 3).

[49] Le témoignage d’Hérodote sur ce point (IV, 110-117) semble clair et positif, spécialement quant au langage. Hippokratês aussi appelle les Sauromatæ έθνος Σκυθικόν (De Aëre, Locis et Aquis, c. 6, sect. 89, Petersen).

Je ne puis croire qu’il y ait de raison suffisante à l’appui de la distinction ethnique marquée que quelques auteurs (contrairement à Hérodote) établissent entre les Scythes et les Sarmates. Bœckh considère ces derniers comme étant d’origine médique eu persique, niais aussi comme les ancêtres de la famille slave moderne : Sarmatæ, Slavorum haud dabie parentes (Introduct. ad Inscrip. Sarmatic. Corp. Inscr., part. VI, p. 83). Un grand nombre d’autres auteurs ont partagé cette opinion, qui identifie les Sarmates avec les Slaves ; mais Paul-Joseph Schafrik (Slavische Alterthümer, vol. I, c. 16) a donné contre elle dos raisons puissantes.

Néanmoins Schafarik admet les Sarmates comme étant d’origine médique, et radicalement distincts des Scythes. Mais les passages cités à l’appui de ce point et empruntés de Diodore (II, 43), de Mela (I, 19) et de Pline (H. N. VI, 7) nie paraissent avoir une autorité bien moins grande que l’assertion d’Hérodote. Dans aucun de ces auteurs il n’y a trace de recherches faites dans le lieu même on à côté auprès de voisins ou de gens propres à donner de bons renseignements, tels que nous en trouvons dans Hérodote. Et le chapitre de Diodore, sur lequel et Bœckh et Schafarik s’appuient spécialement, est l’un des moins dignes de foi dans tout le livre. Croire à l’existence des rois scythes qui régnaient sur toute l’Asie depuis l’océan oriental jusqu’à la mer Caspienne et envoyaient au dehors des colonies considérables de Mèdes et d’Assyriens, cela est assurément impossible ; et Wesseling dit avec beaucoup de vérité : Verum hæc dubia admodum atque incerta. II est remarquable de voir Bœckh considérer ce passage comme concluant contre Hérodote et Hippokratês. M. Bœckh a aussi donné une analyse détaillée des noms trouvés dans les inscriptions grecques de localités scythiques, sarmatiques et mæotiques (Introd. ad Inscript. Sarmatic.), et il s’efforce d’établir une analogie entre les deux dernières classes et les noms médiques. Mais l’analogie est vraie précisément tout autant quant aux noms scythiques.

[50] La localité qu’Hérodote assigne aux Budini crée une difficulté. Suivant sa propre assertion, il semblerait qu’ils devaient être près des Neuri (IV, 105), et c’est ainsi en effet que Ptolémée les place (V, 9) tout près de la Volhynie et des sources du Dniester.

Mannert (Geographie der Griech und Roemer, Der Norden der Erde, v. IV, p. 138) croit que les Budini sont mue tribu teutonique ; mais Paul-Joseph Schafarik (Slavische Alterthümer,1,10, p. 185-195) a présenté des raisons plus plausibles qui font croire qu’eux et les Neuri sont de famille slave. Il semble que les noms Budini et Neuri peuvent être rapportés à des racines slaves ; que la ville de bois décrite par Hérodote au milieu des Budini est le pendant exact des villes slaves primitives, même jusqu’au douzième siècle, et que la description du pays à l’entour, avec ses bois et ses marais contenant des castors, des loutres ; etc., s’accorde mieux avec la Pologne et la Russie méridionales qu’avec le voisinage des monts Ourals. On ne peut tirer aucune conclusion certaine de la couleur attribuée aux Budini (IV, 108). Mannert l’explique en faveur de la famille teutonique, Schafarik en faveur de la famille slave ; et il est à remarquer qu’Hippokratês parle des Scythes en général comme étant extrêmement πυρροί (De Aëre, Locis et Aquis, c. VI ; cf. Aristote, Problem., XXXVIII, 2).

Ces raisonnements sont plausibles ; cependant nous ne pourrons guère nous permettre de changer la position des Budini telle qu’Hérodote la décrit, à l’est du Tanaïs. Car il dit de la manière la plus explicite que la route jusqu’aux Argippæi est entièrement comme, qu’elle est traversée à la fois par des marchands scythes et par des marchands grecs, et que toutes les nations sur le chemin, qui mène à ce point sont connues (IV, 24). Ces marchands grecs et scythes, en se rendant des ports du Pont-Euxin dans l’intérieur, employaient sept langues différentes et autant d’interprètes.

Voelcker pense qu’Hérodote, ou ceux qui l’instruisaient, confondait le Don avec le Volga (Mythische Geographie, sect. 24, p. 190), en supposant que les parties supérieures de ce dernier fleuve appartenaient au premier ; méprise assez naturelle, puisque les deux fleuves s’approchent assez près l’un de l’autre à un point particulier, et que les parties basses du Volga, ainsi que le côté septentrional de la mer Caspienne, où est située son embouchure, semblent avoir été peu visitées et avoir été presque inconnues dans l’antiquité. Il ne petit y avoir de preuve plus frappante de l’ignorance où l’on était par rapport à ces régions, que la persuasion, si générale dans l’antiquité, que la mer Caspienne était un golfe de l’Océan, persuasion qu’Hérodote, Aristote et Ptolémée sont peut-être les seuils à ne pas partager. Alexander von Huntboldt a quelques excellentes remarques sur l’espace indiqué par Hérodote depuis le Tanaïs jusqu’aux Argippæi (Asie centrale, vol. I, p. 390-400).

[51] Hérodote, IV, 80.

[52] Hérodote, IV, 99-101. Denys le Périégète semble identifier les Cimmériens avec les Tauri (v. 168 ; cf. v. 680, où les Cimmériens sont placés sur le côté asiatique du Bosphore cimmérien, dans le voisinage des Sindi).

[53] Hérodote, I, 202. Strabon compare les incursions des Sakæ, nom qui était appliqué aux Perses par les Scythes, à celles des Cimmériens et des Trêres (XI, p. 511-512).

[54] Hérodote, IV, 13.

[55] Hérodote, IV, 13.

[56] Hérodote, IV, 11.

[57] Hérodote, IV, 11.

[58] Hérodote, IV, 1-12.

[59] Hérodote, IV, 5-9. De nos jours les trois grandes tribus des Turcomans nomades, sur la frontière nord-est de la Perse près de l’Oxus, — la tribu Yamud, la tribu Gokla et la tribu Tulsa, — assurent avoir une généalogie légendaire dérivant de trois frères (Frazer, Narrative of a Journey in Khorasan, p. 258).Hérodote, IV, 1-12.

[60] Lire la description de la peine qu’eut Mithridate Eupator à se sauver avec une simple poignée d’hommes du Pont au Bosphore par cette route, entre l’arête occidentale du Caucase et le Pont-Euxin (Strabon, XI, p. 495-496). Cf. Plutarque, Pompée, c. 34. Pompée regardait la route comme peu propre pour sa marche.

Pour supposer que les tribus cimmériennes avec leurs chariots passèrent le long d’un tel chemin, il faudrait une forte preuve positive. Selon Ptolémée, cependant, il y avait deux défilés sur la chaîne du Caucase : -les portes’ Caucasiennes ou Albaniennes, près de Derbend et de la Caspienne, et les portes Sarmates, beaucoup plus à l’ouest (Ptolémée, Géographie, V, 9 ; Forbiger, Handbuch der Alten Geographie, vol. II, sect. 56, p. 55). Il n’est pas impossible que les Cimmériens aient suivi le plus occidental et les Scythes le plus oriental de ces deux défilés ; mais toute l’histoire est certainement très improbable.

[61] V. la Dissertation de Niebuhr citée plus haut, p. 366-367. Une raison pour supposer que les Cimmériens vinrent en Asie Mineure de l’ouest et non de l’ouest, c’est que nous les trouions confondus à ce haut degré avec les Trêres Thraces, ce qui indique vraisemblablement une invasion faite en commun.

[62] Hérodote, I, 6-15 ; IV, 12.

[63] Kallinus, Fragm. 2, 3, éd. Bergk. Νΰν δ̕ έπί Κιμμερίων στρατός έρχεται όβριμοέργων (Strabon, XTII, p. 627 ; XIV, 633-647). O. Müller (History of the Literature of Ancient Greece, c. 10, sect. 4) et M. Clinton (Fasti Hellenici, 716-635 av. J.-C.) peuvent être consultés sur la chronologie obscure de ces événements. L’invasion scythico-cimmérienne en Asie, à laquelle Hérodote fait allusion, parait fixée à quelque moment du règne d’Ardys le Lydien, 640-629 avant J.-C. ; et peut-être en 635 avant J.-C., comme M. Clinton la place. O. Müller a raison, je pense, de dire que le fragment du poète Kallinus cité plus haut fait allusion à nette invasion ; car la supposition que fait M. Clinton, à savoir que Kallinus parle ici d’une invasion passée et non présente, parait exclue par le mot νΰν. M. Clinton place et Kallinus et Archiloque (à mon avis) un demi-siècle trop haut ; car je suis d’accord avec O. Müller pour ne pas croire le récit fait par Pline du tableau vendu par Bularchus à Kandaulês. O. Müller suit Strabon (I, p. 61) en appelant Madys un prince cimmérien qui chassa les Trêves de l’Asie-Mineure ; tandis qu’Hérodote le mentionne comme le prince scythe qui chassa les Cimmériens hors de leur propre territoire et les jeta dans l’Asie Mineure (I, 103).

La chronologie d’Hérodote est intelligible et logique ; nous ne pouvons fixer celle de Strabon, quand il parle de nombreuses invasions différentes. Son langage ne nous donne pas non plus la plus petite raison de supposer qu’il fut en possession de moyens propres à déterminer des dates pour ces temps reculés ; il n’est nullement calculé pour justifier la chronologie positive qu’en tire M. Clinton ; cf. Fasti Hellenici, 635, 629, 617 avant J.-C. Strabon dit, après avoir affirmé qu’Homère connaissait et le nom et la réalité des Cimmériens (I, p. 6 ; III, p. 149) ; — ce qui place la première apparition des Cimmériens en Asie-Mineure un siècle au moins avant l’Olympiade de Corœbus (dit M. Clinton). Mais quel moyen Strabon pouvait-il avoir eu pour établir la chronologie d’événements survenus du temps d’Homère ou un peu avant ? Aucune date dans le monde grec n’était aussi contestée, ni aussi difficile à déterminer que l’époque d’Homère : cela n’autorise pas non plus à raisonner, comme le fait. M. Clinton, i. e. à prendre la date la plus récente fixée pour Homère parmi beaucoup d’autres, et alors à dire que l’invasion des Cimmériens doit être ait moins en 876 avant J.-C. ; admettant comme une certitude que, soit que la date d’Homère soit un siècle plus tôt ou plus tard, on doit faire concorder avec elle l’invasion des Cimmériens. Quand Strabon emploie des règles chronologiques si peu dignes de foi, il nous montre seulement (ce que tout d’ailleurs confirme) qu’il n’existait aucun critérium d’une valeur quelconque pour des événements de cette date reculée dans le monde grec.

M. Clinton proclame ce calcul antéhomérique comme une certitude chronologique : Les Cimmériens apparurent pour la première fois en Asie Mineure environ 776 avant J.-C. Une interruption est constatée en 782 avant J.-C. Leur dernière irruption se fit en 635 avant J.-C. L’établissement d’Ambrôn (le Milésien, à Sinopê) peut être placé vers 782 avant J.-C., vingt-six ans avant l’ère assignée a Trapezus (colonie milésienne ou sinôpique).

Sur quelle autorité M. Clinton affirme-t-il qu’une irruption cimmérienne fut constatée en 782 avant J.-C. ? Simplement sur le passage suivant d’Orose, qu’il cite a propos de l’an 635 avant J.-C. : Anno ante urbem conditam tricesimo. — Tunc etiam Amazonum gentis et Cimnteriorum in Asiate repentinus incursus plurimum diu lateque vastationem et stragem intulit. Si l’on doit se fier à cette autorité d’Orose, nous devons dire que l’invasion des Amazones était un fait constate. Regarder un fait mentionné dans Orose (auteur du quatrième siècle après J.-C.) et rapporté à 782 avant J.-C.), comme un fait constaté, c’est confondre les règles les plus importantes quant à l’appréciation des preuves historiques.

En fixant l’invasion cimmérienne en Asie à 782 avant J.-C., M. Clinton a pour appui le renseignement d’Orose, quelle que puisse être sa valeur ; mais en fixant l’établissement d’Ambrôn le Milésien (à Sinopê) à 782 avant J.-C., je ne sache pas qu’il ait eu aucune autorité. Eusèbe en effet place la fondation de Trapezous en 756 avant J.-C., et Trapezous fut, dit-on, une colonie de Sinopê ; aussi M. Clinton est-il désireux de trouver, pour la fondation de Sinopê, quelque date antérieure à 756 avant .J.-C. ; mais il n’y a rien qui l’autorise à choisir 782 avant plutôt que toute autre année.

A mon avis, l’établissement d’une colonie milésienne quelconque dans le Pont-Euxin, à une date aussi reculée que 756 avant J.-C., est extrêmement improbable ; et quand nous trouvons que le même Eusèbe fixe la fondation de Sinopê (la métropole de Trapezous) aussi bas que 629 avant J.-C., c’est pour moi une raison de croire que la date qu’il assigne à Trapezous est beaucoup trop reculée. M. Clinton regarde le date qui Eusèbe assigne à Trapezous comme certaine, et en conclut que la date que le même auteur assigne à Sinopê est de cent trente ans plus récente qu’elle ne l’est réellement : je renverse la conclusion, en considérant la date qu’il assigne à Sinopê comme étant celle des deux qui mérite le plus de confiance, et en concluant de là que la date qu’il donné pour Trapezous est de cent trente ans au moins plus reculée qu’elle ne l’est réellement.

Toute raison bien pesée, l’autorité des chronologistes est plus grande quant à la plus récente des clous périodes que quant à la plus ancienne, et il y a en outre la probabilité additionnelle qui naît de ce qui est une date convenable pour une colonie milésienne. A ceci j’ajouterai qu’Hérodote place l’établissement des Cimmériens près de ce lieu où Sinopê est actuellement fondée, sous le règne d’Ardis, bientôt après 635 avant J.-C. Sinopê n’était donc pas fondée à l’époque où les Cimmériens vinrent là, au jugement d’Hérodote.

[64] Strabon, I, p. 61 ; Callimaque, Hymne ad Dian. 251-260.

Dans l’explication du proverbe Σκυθών έρημία, il est fait allusion à une soudaine panique de Scythes qui s’enfuirent d’Ephesos (Hesychius, v. Σκυθών έρημία) ; — probablement ceci doit avoir trait à quelque histoire d’intervention de la part d’Artemis pour protéger la ville contre ces Cimmériens. La confusion entre Cimmériens et Scythes est très fréquente.

[65] Hérodote, I, 28 ; Mela, I, 19, 9 ; Skym. Chi. Fragm. 207.

[66] Les Dix Mille, dans leur voyage vers leur patrie, passèrent à travers un peuple appelé Chalybes entre l’Armenia et la ville de Trapezous, et encore aussi après une marche de huit jours à l’ouest de Trapezous, entre les Tibarêni et les Mosynœki ; cf. Xénophon, Anabase, IV, 7, 15 ; V, 5, 1 ; probablement différentes sections du même peuple. Les Chalybes dont il est fait mention en dernier lieu semblent avoir été les mieux connus, par leurs ouvrages en fer, et leur voisinage plus rapproché des ports grecs. Éphore les reconnaissait (V. Ephori Fragm., 80-82, éd. Marx) ; il est moins certain qu’il connût les Chalybes placés plus à l’est, au nord de l’Armenia ; également aussi Denys le Périégète, v. 768 ; cf. Eustathe, ad loc.

Hoeckh, Kreta, b. I, p. 29.1-305, et Mannert, Geographie der Griechen und Roemer, VI, 2, p. 408-416, discutent l’idée qui dominait chez d’anciens écrivains, d’une connexion existant entre les Chalybes de ces régions et les Scythes ou Cimmériens (Χάλυβες Σκυθών άποικος, Eschyle, Sept. ad Theb., 729 ; et Hésiode, ap. Clément d’Alexandrie. Strabon, I, p. 132), et dont la résidence supposée des Amazones sur le fleuve Thermôdôn semble être une des manifestations ; cf. Stephan Byz., v. Χάλυβες. Mannert croit à nie ancienne immigration des Scythes dans ces contrées. Les Dix Bille traversèrent le territoire d’un peuple appelé Skythini, confinant immédiatement aux Chalybes au nord ; contrée que quelques-uns identifient avec la Sakasênê de Strabon (XII, 511), occupée (suivant ce géographe) par des envahisseurs venus de la Scythie orientale.

Il parait que Sinopê était un des endroits les plus considérables pour l’exportation du fer employé en Grèce : le fer sinopique aussi bien que le fer chalybdique (ou chalybique) avait une réputation particulière (Stephan. Byz. v. Λακεδαίμων).

Sur les Chalybes, cf. Ukert, Skythien, p. 521-523.

[67] Hérodote, I, 15, 16.

[68] Strabon, XI, p. 511 ; XII, p. 552 ; VIII, p. 627.

Le poète Kallinus mentionnait et les Cimmériens et les Trêres (Fragm. 2, 3e éd. Bergk ; Strabon, XIV, p. 633-647).

[69] Hérodote, I, 105. Le récit donné par Hérodote de la punition influée par Aphroditê offensée aux dévastateurs scythes, et aux enfants de leurs enfants jusqu’à son époque, devient particulièrement intéressant quand nous le combinons avec le renseignement fourni par Hippokratês relativement à. des incapacités particulières qui affectaient si facilement les Scythes, et avec l’interprétation religieuse que leur donnaient ceux qui en étaient atteints (De Aëre, Locis et Aquis, c. 6, sect. 106-109).

[70] V. au sujet de la direction de ce fossé, Voelcker, dans l’ouvrage cité plus haut sur la Scythie d’Hérodote (Mythische Geographie, c. 7, p. 177).

On ne peut douter raisonnablement de l’existence du fossé, bien que le conte donné par Hérodote soit d’une haute improbabilité.

[71] Hérodote, I, 106. M. Clinton fixe la date de la prise de Ninive à 606 avant J.-C. (F. H., vol. I, p. 2691, sur des raisons qui ne me paraissent pas concluantes : tout ce qui peut être établi, c’est qu’elle fut prise pendant les dix dernières années du règne de Kyaxarês.

[72] De qui Polyen a-t-il emprunté le renseignement qu’il donne, à savoir qu’Alyattês employa avec succès des chiens sauvages contre les Cimmériens, c’est ce que j’ignore (Polyen, VII, 2, 1).

[73] Hérodote, I, 20-23.

[74] Hérodote, I, 18. Polyen (VII, 2, 2) mentionne un acte hostile d’Alyattês contre les Kolophoniens.

[75] Nicolas de Damas, p. 54, éd. Orelli ; Xanthi, Fragm. p. 213, Creuzer. M. Clinton dit qu’Alyattês conquit la Karia, et aussi l’Æolis : je ne trouve pour ni l’une ni l’autre de ces deux assertions d’autorités suffisantes (Fast. Hellen., c. 17, p. 298).

[76] Aristote, ap. Steph. Byz., v. Άδραμυττεϊον.

[77] Hérodote, I, 92, 93.

[78] Hérodote, I, 92.

[79] Hérodote, V, 28.

Alyattês régna cinquante-sept ans, et la vigoureuse résistance que lui firent les Milésiens se place dans les six premières années de son règne. Les deux générations de dissensions intestines peuvent bien avoir suivi le règne, de Thrasybule. Ceci, il est vrai, est une simple conjecture ; on peut faire observer cependant qu’Hérodote, parlant du temps de la révolte ionienne (500 av. J.-C.), et donnant à entendre que Milêtos, bien que paisible alors, avait été pendant deux générations à une époque ancienne déchirée par des dissensions intestines, ne pouvait guère avoir voulu dire que ces deux générations s’appliquaient à un temps antérieur à 617 avant J.-C.

[80] Hérodote, I, 17 ; VI, 99 ; Athénée, VI, p. 267. Cf. K. F. Hermann, Lehrbuch der Griech. Staatsalterthümer, sect. 77, note 28.

[81] V. le cas remarquable de Milêtos n’envoyant pas de députés à une assemblée pan-ionienne, étant elle-même à l’abri de danger (Hérodote, I, 141).

[82] Hérodote, I, 141-170.

Sur les Pan-Ionia et les Ephesia, V. Thucydide, III, 104 ; Denys d’Halicarnasse, IV, 25 ; Hérodote, I, 143-148. Cf. aussi Whitte, De Rebus Chiorum Publicis, sect. VIII, p. 22-26.

[83] Si nous pouvons ajouter foi au récit de Nicolas de Damas, Crésus avait été en relations avec Ephesos et les Éphésiens durant le temps qu’il était prince héréditaire, et pendant qu’Alyattês vivait. Il avait emprunté à un riche Éphésien nommé Pamphaês une somme considérable d’argent, qui lui était indispensable pour lui permettre d’accomplir un devoir militaire imposé par son père. Le récit en est donné avec quelques détails par Nicolas, Fragm., p. 51, éd. Orelli. J’ignore d’après quelle autorité.

[84] Hérodote, I, 26 ; Elien, V. H., III, 26 ; Polyen, VI, 50. L’histoire contenue dans Elien et Polyen semble venir de Batôn de Sinopê ; v. Guhl, Ephesiaca, II, 2, p, 26, et IV, 5, p. 150.

L’article dans Suidas, v. Άρίσταρχπς, est beaucoup trop vague pour être intercalé comme fait positif dans une histoire d’Ephesos (ainsi que le fait Guhl) immédiatement après la retraite de Pindaros.

Au sujet de la corde s’étendant de la ville jusqu’à l’Artémision, nous pouvons citer un cas analogue, celui des suppliants kyloniens à Athènes, qui cherchèrent à rester en contact avec l’autel au moyen d’une corde continue ; — par malheur la corde cassa (Plutarque, Solôn, c. 12).

[85] Hérodote, I, 141. Cf. aussi le renseignement relatif à Phokæa, c. 168.