HISTOIRE DE LA GRÈCE

 

 

 

PRÉFACE

Il y a bien des années que j’ai conçu la première idée de cette Histoire. C’était à une époque où les pages de Mitford principalement faisaient connaître au public anglais l’ancienne Hellas, et mon but, en l’écrivant, était non seulement de rectifier les assertions erronées quant aux faits contenus dans ce livre, mais encore de présenter les phénomènes généraux du monde grec sous un point de vue qui me semblait être plus juste et plus compréhensif. Toutefois, à ce moment, je n’avais pas le loisir nécessaire pour exécuter une vaste entreprise littéraire quelconque, et ce n’est que clans ces trois ou quatre dernières années qu’il m’a été possible de consacrer à cet ouvrage le soin continu et exclusif sans lequel, bien que l’on puisse arriver a éclaircir des points isolés, il n’est pas possible de produire aux veux du public, d’une manière digne de son attention, un sujet entier ou compliqué.

Dans l’intervalle, l’état du monde littéraire en Angleterre, au sujet de l’ancienne Hellas, a changé considérablement sous plus d’un rapport. Si l’Histoire de la Grèce de mon vieil ami le docteur Thirlwall avait paru quelques années plus tôt, je n’aurais probablement jamais conçu le projet d’écrire le présent livre ; je n’aurais certainement pas été poussé à entreprendre cette tache par dés défauts tels que ceux que j’ai remarqués avec regret dans Mitford. La comparaison de ces deux auteurs fournit, en effet, une preuve frappante du progrès que les vues sur le monde ancien ont fait en justesse et en largeur dans la génération actuelle. Avant naturellement étudié les mêmes documents que le docteur Thirlwall, je suis plus en état que personne de rendre témoignage à la sagacité, à la science et à la sincérité répandues dans son excellent ouvrage ; et je regarde d’autant plus comme un devoir d’exprimer ce sentiment, que, sur les points particuliers qui me donneront l’occasion d’en parler, je me trouverai inévitablement plus rarement d’accord qu’en opposition avec cet écrivain.

Le libre esprit de critique qui distingue à un si haut degré le docteur Thirlwall de Mitford lui appartient en propre : il y a d’autres traits de supériorité qui lui sont communs avec son époque. En effet, pendant la génération qui a suivi la publication de l’ouvrage de Mitford, les études philologiques ont été poursuivies en Allemagne avec un remarquable succès. La somme de faits et de documents, relativement modique, transmise par le monde ancien, a été combinée et commentée de mille manières différentes ; et si le nombre de nos témoins ne peut être augmenté, nous avons du moins une foule d’interprètes pour saisir, répéter, amplifier et expliquer leurs dépositions incomplètes et à peine intelligibles. Quelques-uns des meilleurs écrivains dans cette branche de la science, — Bœckh, Niebuhr, O. Müller, — ont été traduits dans notre langue ; par là le public anglais a pu se former quelque idée des nouvelles lumières jetées sur maints sujets de l’antiquité, grâce à l’inappréciable secours de l’érudition allemande. Poètes, historiens, orateurs et philosophes de la Grèce ont été ainsi tous rendus à la fois plus intelligibles et plus instructifs qu’ils ne l’étaient pour le savant au siècle dernier ; et le tableau général de la Grèce peut actuellement être imaginé avec un degré de fidélité tel que, vu l’état imparfait de nos matériaux, il y a de l’intérêt à le contempler.

C’est ce tableau général qu’un historien de la Grèce doit nécessairement d’abord concevoir dans son propre esprit, pour le produire ensuite devant ses lecteurs : tableau composé non seulement pour charmer l’imagination par l’éclat du coloris et la profondeur du sentiment, mais encore pour faire penser et pour servir aux progrès de la raison. Sans omettre les points de ressemblance aussi bien que d’opposition avec les formes mieux connues de la société moderne, il s’appliquera spécialement à exposer le mouvement spontané de l’intelligence grecque, qui n’est jamais empruntée du dehors, mais qui en reçoit parfois une certaine impulsion, et qui éclaire une petite partie du monde, sans elle plongé dans l’obscurité et restant stationnaire. Il développera l’action de ce système social qui, tout en assurant à la masse des hommes libres un degré de protection inconnu partout ailleurs, servait de stimulant â l’impulsion créatrice du génie, et laissait les esprits supérieurs assez libres d’entraves pour planer au-dessus de la routine religieuse et politique, pour devancer clans cet essor leur propre époque et devenir les maîtres de la postérité.

Exposer l’histoire d’un peuple qui le premier a éveillé .les facultés intellectuelles encore sommeillantes de notre nature, présenter les phénomènes helléniques comme servant à expliquer l’esprit et le caractère helléniques : telle est la tâche que je me propose dans le présent ouvrage ; non seins songer avec peine combien le résultat est au-dessous de l’intention, et non sans avoir la conviction plus pénible encore de l’impossibilité d’obtenir un plein succès, à cause d’un obstacle qu’aucun talent humain ne peut actuellement lever : l’insuffisance de témoignages originaux ; car, malgré les précieux travaux de tant d’habiles commentateurs, la somme des documents que nous avons sur le inonde ancien reste encore à un point déplorable au-dessous des exigences d’une curiosité éclairée. Noirs possédons seulement les épaves qui ont échappé au naufrage d’un navire échoué ; et, bien qu’il y ait parmi ces débris quelques-uns des plus, précieux articles d’une cargaison jadis si riche, si cependant on veut jeter les yeux sur les citations contenues dans Diogène de Laërte, dans Athénée ou dans Plutarque, ou sur la liste des noms que donne Vossius dans son livre de Historicis Grœcis, on verra avec douleur et surprise combien plus considérable est la partie engloutie sans retour, par suite de l’esclavage des Grecs eux-mêmes, de la décadence de l’empire romain, du changement de religion, et de l’invasion des conquérants barbares. Nous sommes par là réduits é, porter un jugement sur l’ensemble du monde hellénique, dans son infinie variété, d’après un petit nombre de compositions, excellentes, il est vrai, en elles-mêmes, mais portant trop exclusivement l’empreinte d’Athènes. On ne peut, en effet, trop exalter Thucydide et Aristote, à la fois comme investigateurs dans l’ordre des faits positifs, et comme esprits libres de sentiment local étroit ; mais, par malheur, on n’a pas conservé l’ouvrage de ce dernier écrivain, Recueil et comparaison des Constitutions de cent cinquante villes différentes, qui eût été pour nous la source la plus abondante de documents sur la vie politique des Grecs. D’autre part, Thucydide, dans sa concision, ne nous donne souvent qu’un seul mot là où une phrase n’eût pas été de trop, et des phrases que nous serions heureux de voir développées en paragraphes.

Une telle insuffisance de matériaux originaux et dignes de foi, si on la compare avec les ressources regardées à peine comme suffisantes pour l’historien d’un royaume moderne quelconque, ne doit être ni dissimulée ni atténuée, quelque grands que puissent être nos regrets. Je signale ici ce point pour plus d’une raison. En effet, non seulement se trouve limitée par là la somme de connaissances qu’un historien de la Grèce peut donner à ses lecteurs, forcé qu’il est de laisser entièrement en blanc une grande partie de son tableau, mais encore l’exécution du reste est gravement compromise. La question de crédibilité s’impose sans cesse et demande une solution qui, favorable ou non, amène toujours plus ou moins de discussion, et donne à ces contours, qui, dans l’intérêt du tableau, devraient être arrêtés et fermes, un caractère de faiblesse et d’indécision. Les termes qui expriment une affirmation adoucie et hésitante sont répétés au point de dégoûter le lecteur ; tandis que l’auteur lui-même, à qui cette contrainte est plus pénible encore, est souvent tenté de se délivrer de ce charme invisible par lequel le paralyse une critique consciencieuse, pour forcer le possible et le probable jusqu’à les transformer en certitude, pour supprimer les considérations servant de contrepoids, et substituer un roman agréable à des réalités à demi connues et embarrassantes. Désirant, dans le présent ouvrage, exposer tout ce qui peut être constaté, en même temps que les conjectures et les inductions que l’on peut raisonnablement en tirer, mais rien de plus, je signale en commençant l’état défectueux des preuves originales, qui rend inévitables les discussions de crédibilité et l’hésitation dans le langage du juge. Bien que le lecteur puisse être assuré que de telles discussions deviendront moins fréquentes à mesure que nous arriverons à des temps mieux connus, elles sont assez fastidieuses, même dans la période relativement moderne que j’adopte comme le commencement de l’histoire ; elles auraient été beaucoup plus insupportables si j’avais cru devoir partir du terme primitif de Deucalion ou d’Inachos, ou des Pélasges et des Lélèges, non encore, ensevelis dans l’oubli, et soumettre les âges héroïques à un semblable examen. Je ne connais, en effet, rien de si décourageant ni de si mal récompensé que le soin minutieux de peser ce qu’on appelle des preuves , la comparaison de probabilités et d’hypothèses infinitésimales que rien ne prouve, à propos de ces temps et de ces personnages entourés d’ombre.

La loi touchant la suffisance de preuves devrait être la même pour les temps anciens que pour les temps modernes ; et le lecteur trouvera dans cette Histoire, appliqués aux premiers, des critérium analogues à ceux qui ont été depuis longtemps reconnus dans les seconds. Me rapprochant de ce type, sans m’y astreindre avec la dernière rigueur, je fais commencer l’histoire réelle de là Grèce à la première Olympiade dont il soit fait mention, c’est-à-dire en 776 avant J.-C. Les esprits habitués aux usages jadis universels, et qui ne sont pas rares encore aujourd’hui, usages suivis dans les recherches concernant le monde ancien, pourront croire que je retranche un millier d’années des annales de l’histoire ; mais, quant à ceux qui prennent pour règle d’évidence M. Hallam, M. Sismondi, ou tout autre historien d’événements modernes, je suis certain qu’ils me jugeront plutôt facile et crédule qu’exigeant ou sceptique. Car, à vrai dire, les monuments historiques dignes de ce nom , ne commencent que longtemps après cette date ; et, si l’on considère de bonne foi l’extrême pénurie de faits attestés pendant les deux siècles qui ont suivi l’an 776 avant J.-C., personne ne sera étonné d’apprendre que l’état de la Grèce au neuvième, au dixième, au onzième, au douzième, au treizième, au quatorzième siècle avant J.-C., ou à tout autre siècle antérieur qu’il pourra plaire aux chronologistes de comprendre dans leurs généalogies calculées, ne peut être décrit d’après des documents ressemblant à des preuves convenables. J’espère, lorsque j’arriverai aux vies de Socrate et de Platon, démontrer un de leurs principes les plus importants, à savoir, que connaître son ignorance et l’avouer est un meilleur état moral que de s’imaginer savoir, sans savoir en réalité. En attendant, je commence par faire cet aveu, par rapport au monde réel de la Grèce antérieur aux Olympiades ; et, en refusant ce caractère de certitude à tout ce qui ressemble à une histoire générale de cette époque, ma pensée n’est pas de le faire avec la même rigueur pour tout événement particulier.

Les temps que j’écarte par là de la région de l’histoire ne peuvent être distingués qu’à travers une atmosphère différente, celle de la poésie épique et de la légende. Confondre ces objets disparates, c’est, à mon avis, user d’un procédé absolument contraire à l’esprit philosophique. Je décris les temps plus anciens séparément, tels qu’ils ont été conçus par la foi et par le sentiment des premiers Grecs, et tels qu’ils sont connus seulement au moyen de leurs légendes, sans me permettre de mesurer la quantité, grande ou petite, d’éléments historiques que ces légendes peuvent renfermer. Si le lecteur me reproche de ne pas l’aider dans cette appréciation, s’il me demande pourquoi je n’enlève pas le rideau pour découvrir le tableau, je répéterai la réponse du peintre Zeuxis à la même question, qui -lui fut faite quand il exposa son chef-d’œuvre d’art imitatif : Le tableau, c’est le rideau. Ce que nous lisons maintenant comme poésie et légende était jadis de l’histoire généralement acceptée, et la seule véritable histoire de leur passé que les premiers Grecs pussent, concevoir ou goûter : rien n’est caché derrière le rideau, qu’aucun art pie pourrait tirer. J’entreprends simplement de le montrer tel qu’il est, non de l’effacer, et encore moins de le repeindre.

Les trois quarts des deux volumes que je présente maintenant au public sont destinés à jeter du jour sur cette époque de foi historique, telle qu’elle se distingue de l’époque postérieure de raison historique ; à faire voir sa base établie dans l’âme humaine, c’est-à-dire une interprétation de la nature, religieuse, personnelle et répandue partout ; à l’éclairer par une comparaison avec les mêmes habitudes intellectuelles dans les premiers temps de l’Europe moderne ; â montrer sa richesse et sa variété infinies en sujets narratifs, sans grand soin des rapports logiques entre les différents récits ; enfin, à exposer les causes qui ont dominé et en partie détruit l’antique sentiment épique, et introduit, à la place d’une foi littérale, un grand nombre de compromis et d’interprétations.

L’époque légendaire des Grecs doit sa dignité et son charme particuliers aux poèmes homériques : aussi un chapitre entier leur est-il consacré, ainsi qu’aux autres poèmes compris dans l’ancienne poésie épique, et les noms de l’Iliade et de l’Odyssée devront en justifier la longueur. J’ai cru devoir ne pas négliger la controverse de Wolf dans l’état où elle est actuellement en Allemagne, et j’ai même hasardé quelques conjectures touchant la structure de l’Iliade. La société et les coutumes de l’âge héroïque, considérées comme connues en général, d’après les descriptions et les allusions d’Homère, sont également décrites sous un point de vue critique.

Je passe ensuite à l’époque historique, qui commence en 776 avant J.-C. ; je fais précéder le récit de quelques remarques sur le’ traits géographiques de la Grèce. Je tâche d’expliquer, au milieu d’indications rares et obscures, ce qu’était l’état de la Grèce dans cette période, et je me permets avec réserve quelques conjectures fondées sui les faits les plus anciens susceptibles de vérification, relativement aux phases immédiatement antérieures qui ont amené cette condition. Dans les présents volumes, il ne m’a été possible de renfermer que l’histoire de Sparte et des Doriens du Péloponnèse, jusqu’à l’époque de Pisistrate et de Crésus. J’avais espéré y pouvoir comprendre l’histoire entière de la Grèce jusqu’à l’époque que je viens de mentionner en dernier lieu ; mais je trouve l’espace insuffisant.

L’histoire de la Grèce se divise tout naturellement en six parties, dont la première peut être considérée comme une période servant à préparer les cinq suivantes, qui épuisent la vie libre de la Hellas prise dans son ensemble.

I. De 776 à 560 avant J.-C., avènement de Pisistrate à Athènes et de Crésus en Lydie.

Il. Depuis l’avènement de Pisistrate et de Crésus jusqu’à la défaite et la`fuite de Xerxès.

III. Depuis la défaite de Xerxès jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse et la destruction d’Athènes.

IV. Depuis la fin de la guerre du Péloponnèse jusqu’à la bataille de Leuktra.

V. Depuis la bataille de Leuktra jusqu’à celle de Chæroneia.

VI. Depuis la bataille de Chæroneia jusqu’à la fin de la génération d’Alexandre.

Les cinq périodes qui vont de Pisistrate à la mort d’Alexandre et de sa génération présentent les actes d’un drame historique susceptibles d’être racontés dans une suite lumineuse et rattachés entre eux, comme par un fil, dans une sensible unité. J’entremêlerai, a leur véritable place, les aventures importantes, mais accessoires, des Grecs de Sicile et d’Italie, en intercalant à l’occasion, à propos des constitutions politiques, de la philosophie, de la poésie et de l’éloquence des Grecs, les observations qui sont nécessaires pour exposer l’activité multiple de ce peuple pendant sa courte, mais brillante carrière.

Après la génération d’Alexandre, l’action politique de la Grèce se resserre et s’avilit, n’ayant plus d’intérêt pour le lecteur, ni d’influence sur les destinées du monde à venir. Nous pouvons, en effet, citer un ou deux incidents, en particulier les révolutions d’Agis et de Kléoménês, à Sparte, qui sont à la fois instructives et touchantes ; mais dans son ensemble, la période qui s’étend entre l’an 300 avant J.-C. et l’absorption de la Grèce par les Romains ne présente en elle-même aucun intérêt, et n’a de prix qu’en ce qu’elle nous aide à comprendre les siècles précédents. Désormais les Grecs n’ont de valeur et de dignité qu’à titre individuel, comme philosophes, maîtres, astronomes et mathématiciens, littérateurs et critiques, médecins praticiens, etc. Dans toutes ces facultés respectives, particulièrement dans les grandes écoles de spéculation philosophique, ils sont encore le flambeau du monde romain. Toutefois, comme communautés, ils ont perdu leur propre orbite, et sont devenus les satellites de voisins plus puissants.

Je me propose d’amener l’histoire des sociétés grecques jusqu’à l’an 300 avant J.-C., c’est-à-dire jusqu’à la fin de la génération qui tire son nom d’Alexandre le Grand, et j’espère accomplir cette tâche entière en huit volumes.

Pour les deux ou trois volumes suivants, j’ai déjà d’abondants matériaux préparés, et je publierai le troisième (peut-être le quatrième) dans le courant de l’hiver prochain.

II y a de grands inconvénients à publier une partie d’une histoire séparée du reste ; car les phénomènes, à leurs diverses époques, ne peuvent être complètement compris sans la lumière dont ils s’éclairent mutuellement. Mais cet usage est devenu habituel, et n’est en effet que trop justifié par cette vérité bien connue, que la courte durée de la vie humaine ne permet pas les longues espérances. Cependant il m’est impossible de ne pas craindre que nies deux premiers volumes ne perdent dans l’estime de plus d’un lecteur pour paraître seuls, et que les esprits qui apprécient les Grecs pour leur philosophie, leur politique et leur éloquence, ne regardent les anciennes légendes comme indignes d’attention. Et il faut avouer que le sentiment, attribut caractéristique de l’esprit grec, sa veine religieuse et poétique, s’y montrent dans un relief disproportionné, si on les compare avec ces facultés plus vigoureuses et plus mâles, avec cette puissance d’action, d’organisation, de jugement et de spéculation, qu’on verra exposée dans les volumes suivants. Toutefois, je me permets d’avertir à l’avance le lecteur qu’il se présentera dans la vie politique ultérieure des Grecs des circonstances nombreuses qu’il ne saisira pas, s’il n’est pas initié à la marche de leurs sociétés légendaires. Il ne comprendra pas la folle terreur du public athénien pendant la guerre du Péloponnèse, à propos de la mutilation des statues appelées Hermœ, s’il n’entre pas dans l’idée qui lui faisait rattacher sa stabilité et sa sécurité à l’habitation des dieux dans sa patrie ; il ne pourra non plus exactement apprécier l’habitude qu’avait le roi de Sparte dans les expéditions militaires, quand il offrait ses sacrifices publics quotidiens en faveur de son armée et de son pays, de toujours remplir ce devoir du matin immédiatement avant le lever du soleil, à l’effet de pouvoir prendre les devants pour obtenir la faveur des dieux[1], s’il n’est point familier avec la conception homérique de Zeus allant se reposer le soir, se réveillant pour se lever à l’aurore, et quittant les côtés d’Hêrê aux bras blancs. L’occasion, en effet, se présentera souvent de faire remarquer combien ces légendes donnent de jour et de vie aux phénomènes politiques des temps suivants, et maintenant j’ai seulement à insister sur la nécessité de les considérer comme le commencement d’une suite, et non comme un ouvrage entier.

Londres, 5 mars 1846.

 

PRÉFACE À LA SECONDE ÉDITION DES VOLUMES I ET II

En préparant une seconde édition des deux premiers volumes de mon histoire, j’ai mis â profit les remarques et les corrections de divers critiques, contenues dans des revues tant anglaises qu’étrangères. J’ai supprimé ou rectifié quelques idées qui avaient été signalées comme erronées ou comme avancées sur des preuves insuffisantes. J’ai donné plus de force à mon raisonnement dans quelques cas où il paraissait avoir été imparfaitement compris, ajoutant quelques nouvelles notes, en partie pour mettre le sujet plus en lumière, en partie pour défendre certaines opinions qui avaient été contestées. C’est dans les chapitres XVI et XII de la première partie[2], et dans le chapitre VI de la deuxième[3], que le plus grand nombre de ces changements ont été faits.

J’espère que ces trois chapitres, plus remplis de considérations, et conséquemment plus exposés a la critique qu’aucun des autres, paraîtront ainsi sous une forme plus complète et plus satisfaisante : Mais je dois en même temps ajouter qu’ils n’ont pas subi dans leur plus grande partie de changement essentiel, et que je n’ai pas trouvé de raison suffisante pour modifier mes principales conclusions, même touchant la structure de l’Iliade, quoiqu’elles aient été discutées par quelques-uns de mes critiques les plus estimés.

Quant au caractère et à la nature particulière de la légende grecque, telle que nous l’avons nettement distinguée partout, dans ces trois volumes, d’avec l’histoire grecque, je désire mentionner deux importantes publications que je n’ai connues que depuis l’époque de ma première édition. L’une d’elles est un court Essay on Primœval History, par John Kenrick, M. A. (London, 1846, publié précisément en même temps que ces volumes), qui explique avec beaucoup de finesse les traits généraux de la légende, non seulement en Grèce, mais dans tout le monde ancien. (Voir particulièrement les pages 65, 84, 92 et sqq.) L’autre ouvrage est : Rambles and Recollections of an Indian official, par le colonel Sleeman, ouvrage que j’ai connu pour la première fois par une excellente mention faite de mon Histoire dans la Revue d’Edimbourg d’octobre 1846. La description que fait le colonel Sleeman de l’état de l’esprit dominant de nos jours parmi la population indigène de l’Hindostan présente une vive comparaison, qui aide le lecteur moderne à comprendre et à apprécier l’ère légendaire de la Grèce. J’ai renfermé dans les notes de cette seconde édition deux ou trois passages de l’ouvrage instructif du colonel Sleeman ; mais le tout mérite largement une lecture attentive.

G. G. - Londres, 3 avril 1849.

 

NOMS DES DIEUX, DES DÉESSES ET DES HÉROS

Suivant l’exemple du docteur Thirlwall et d’autres savants distingués, j’appelle les divinités grecques de leurs noms grecs réels, et non des équivalents latins en usage chez les Romains. Pour aider ceux des lecteurs auxquels les noms grecs peuvent être moins familiers, j’annexe ici une table des uns et des autres.

 

Grecs

Latins

Grecs

Latins

Zeus

Jupiter

Athênê

Minerve

Poseidôn

Neptune

Artémis

Diane

Arès

Mars

Aphroditê

Vénus

Dionysos

Bacchus

Eôs

L'Aurore

Hermès

Mercure

Hestia

Vesta

Hélios

Le Soleil

Letô

Latone

Hêphœstos

Mercure

Dèmêtèr

Cérès

Hadès

Pluton

Hêraklès

Hercule

Hêrê

Junon

Asklêpios

Esculape

 

Quelques mots sont nécessaires ici touchant l’orthographe des noms grecs adoptée dans la table ci-dessus, et en général dans toute cette Histoire. Je me suis approché aussi prés que je l’ai osé des lettres grecques, de préférence aux lettres latines ; et à cet égard je tente une innovation que, sans aucun douté, je justifierais facilement aux yeux de tout Anglais lettré sans prévention ; car l’usage ordinaire de substituer dans un nom grec le c anglais au k grec est, en vérité, une incorrection si manifeste, qu’on ne peut le défendre par aucune raison valable. Notre k répond exactement et en tout point au k grec : nous avons ainsi le moyen de représenter le nom grec pour l’œil aussi bien que pour l’oreille, et cependant nous prenons gratuitement la mauvaise lettre de préférence à la bonne. Et le précédent des Latins est ici plutôt contre nous qu’il n’est en notre faveur, car leur c coïncidait réellement pour le son avec le k grec, tandis que notre c s’en éloigne complètement, et devient une s devant e, i, œ, et y. Quoique notre c se soit tant écarté pour le son du e latin, cependant il y a quelque raison pour que nous continuions à en faire usage en écrivant des noms latins, parce que ainsi nous représentons le nom pour l’œil, sinon pour l’oreille. Mais ce n’est pas le cas lorsque nous employons notre c pour désigner le Z, grec, car nous nous éloignons ici de la forme primitive qui frappe la vue autant que de celle qui frappe l’ouïe ; tandis que nous défigurons l’incomparable euphonie de la langue grecque par ce sifflement multiplié qui est le trait le moins engageant de la nôtre. Les philologues allemands emploient aujourd’hui universellement le k en écrivant les noms grecs, et je l’ai adopté dans une très large mesure dans cet ouvrage, en faisant exception pour certains noms que le lecteur anglais a été tellement habitué à entendre prononcer avec le c, qu’on peut les considérer comme étant presque devenus anglais. De plus, j’ai marqué l’e long et l’o long — η, ω — d’un accent circonflexe quand ils se rencontrent dans la dernière syllabe ou dans la pénultième d’un nom[4].

 

 

 



[1] Xénophon, République Lacédémonienne, ch. XIII, 3.

[2] Ch. III du 2e vol. et ch. II de la traduction.

[3] Ch. VIII du 3e vol.

[4] Approuvant entièrement le système adopté par le savant et illustre auteur de l’histoire de la Grèce pour la manière d’écrire les noms grecs, nous nous sommes appliqué à le suivre autant que possible : toutefois, nous avons cru devoir mettre entre parenthèses la forme convenue des noms que le lecteur français aurait peut-être eu quelque peine à reconnaître. Aux raisons judicieuses que M. Grote présente à l’appui de cette innovation, justifiée d’ailleurs, s’il en était besoin, par l’exemple des savants allemands et par celui de quelques savants fiançais contemporains, il nous semble qu’on pourrait ajouter qu’une transcription littérale devient de plus en plus nécessaire, à mesure que les beaux travaux qui ont créé depuis un demi-siècle la philologie comparée et la mythologie comparée tant en Allemagne et en Angleterre qu’en France, prouvent d’une manière plus sensible les rapports qui existent entre la langue et la mythologie de la Grèce et de Rome et les langues et les mythologies de l’orient : si ces rapports ne reposent pas seulement sur les idées, mais encore sur les noms et les mots, i1 nous parait d’une utilité réelle, dans l’intérêt même de ces études comparatives, de reproduire ces mots et ces noms dans leur état original, au lieu de leur donner une forme conventionnelle. (Note du trad.)