DE LA MORALE DE PLUTARQUE

 

CONCLUSION.

 

 

Parvenu au terme de cette étude, il nous reste à en résumer brièvement les résultats.

Elle avait un double objet. Dégageant de l’ensemble des œuvres de Plutarque le fond moral auquel est attachée sa renommée, nous nous étions proposé de considérer en lui, d’une part, le représentant de la morale de son temps, et d’autre part l’interprète de la murale universelle. Nous avons d’abord cherché dans la vie de l’homme des lumières sur sa doctrine ; le caractère de cette doctrine établi, nous l’avons fait connaître dans le détail de ses applications ; nous avons enfin examiné les raisons de son efficacité.

Comme s’il eût pressenti l’épreuve à laquelle devait l’exposer le zèle d’une admiration mal entendue, Plutarque se raille ingénieusement de ces artistes ignorants qui, donnant à leurs statues des bases disproportionnées, risquent de les livrer à la risée[1]. Nous avons essayé de faire rentrer son image dans le cadre où il nous semble qu’il eût aimé lui-même à la voir placée. Nous avons retracé l’histoire de la tradition qui en fait le précepteur, puis le conseiller de Trajan, récompensé, dans sa vieillesse, par le proconsulat d’Illyrie ; et nous espérons avoir prouvé que, fondée sur des testes sans authenticité et sur des allégations sans preuves, respectée plutôt que défendue par ceux-là mêmes qui se taisaient une religion de la maintenir, cette tradition ne résiste pas à l’examen. A différentes reprises. Plutarque a, pour un temps, quitté Chéronée, qui l’avait vu naître. Il a séjourné à Athènes, à Alexandrie, à Borne. Mais c’est à Chéronée qu’il s’est fait un devoir de revenir, jeune encore, consacrer le plus pur de son expérience et de son talent. Tandis que les philosophes, ses contemporains, se vantent d’avoir répandu dans l’univers les conseils de leur sagesse, son honneur, à ses propres yeux, c’est d’avoir été, à Chéronée, magistrat de simple police, puis archonte et grand prêtre d’Apollon, durant de longues années : il a voulu vivre et mourir dans sa petite patrie.

Là est l’unité de son œuvre morale, comme de sa vie. Son couvre est supérieure à sa vie, et son esprit supérieur à son œuvre. Si le titre de philosophe suppose nécessairement une certaine puissance métaphysique, nul n’y saurait moins prétendre que le moraliste de Chéronée : Plutarque n’a point le goût de la spéculation. Considérant les passions dans leurs effets, tel le spectacle du monde et de l’histoire lui découvre le jeu mobile du cœur humain, tel il l’étudie, pour en tirer le sujet d’une leçon ; l’observation de la vie est son point de départ, l’application la vie, son but. Mais, si l’analyse savante et fine des ressorts de l’âme, si la connaissance exacte de la discipline qui en règle les mouvements, sont du domaine de la philosophie, Plutarque mérite le nom de philosophe, et il en est peu qui l’aient plus honoré que lui. Observateur sagace, psychologue délicat et ferme, — bien que nulle part, à proprement parler, il ne traite de psychologie, — il a par excellence le tempérament et l’autorité du moraliste.

On a étudié dans les Épîtres de Sénèque et dans les Discours de Dion Chrysostome les procédés de l’enseignement de la morale pratique, tel qu’il s’était répandu dans la société païenne au premier siècle de l’ère chrétienne. On l’a montré pénétrant, avec l’un, dans les secrets les plus subtils de l’art de la direction, s’élevant, chez l’autre, aux effets passionnés de la prédication populaire[2]. Les œuvres de Plutarque nous en découvrent un autre aspect. Elles nous révèlent l’action du moraliste s’exerçant, non plus sur quelques esprits d’élite dans le commerce d’une correspondance intime, ou sur la foule dans les exhortations d’une éloquence militante, mais sur le commun des esprits éclairés, sur la jeunesse, dans des leçons publiques suivies de consultations privées ; elles nous font voir le philosophe tenant écule de sagesse, sollicitant la confiance et provoquant les aveux, s`attaquant tour à tour aux plus dangereuses passions et aux simples travers, s’inspirant, avant toute chose, des besoins et des intérêts immédiats de ceux qui l’écoutent, et les suivant dans le cours de leur vie, soit pour leur frayer la voie, soit, aux heures de défaillance, pour leur tendre la main.

C’est l’avantage de la morale pratique de ne point faire acception de sectes. Comme les plus grands de ses contemporains, Plutarque reprend volontiers son bien où il le trouve. Platon est son maître. Il professe sa doctrine, il la défend contre les stoïciens et les épicuriens. Toutefois, ne répugnant, suivant la maxime de l’Académie, à aucune opinion autorisée par la vraisemblance, il accepte et comprend dans son enseignement tout ce qu’avant lui la sagesse grecque avait mis en lumière de vérités utiles[3]. Suivant le mot ingénieux d’un poète, si sa morale a pour père Esprit pratique ou Usage, Mémoire est sa mère[4]. Mais on peut s’abandonner, sans crainte, au large courant de ses discours. Il a sa direction et son but. S’il emprunte à tout le monde, il s’approprie tout ce qu’il emprunte. Mythologie, poésie, histoire, il transforme et fond dans sa doctrine les matériaux de toute provenance que lui fournissent ses souvenirs.

Envisagée dans son ensemble, sa doctrine a trop exclusivement en vue le perfectionnement de l’individu. Plutarque est païen d’esprit et de cœur ; aucun moraliste de son temps n’est plus éloigné, par le caractère général de son enseignement, des principes de la morale chrétienne. On voudrait aussi que le pur esprit de conduite tint dans ses Traités moins de place, et que, sur les grands problèmes de la destinée humaine, le travail de la pensée personnelle s’y montrât plus ferme. Mais cette morale, insuffisante et courte, n’en constitue pas moins un trésor de sagesse incomparable ; les Pères de l’Église y ont abondamment puisé. Étudiant l’homme, non d’après un idéal préconçu, mais d’après la réalité ondoyante et diverse de la nature, profondément pénétré de la nécessité de la coexistence des trois forces, à la fois solidaires et distinctes, qui forment l’unité vivante de l’âme, — intelligence, sensibilité, volonté, — ne proscrivant pas les passions, s’en remettant pour les discipliner à l’habitude, c’est-à-dire à l’effort persévérant de la volonté réglée par la raison, s’appuyant particulièrement sur l’exemple, comme sur le moyen d’éducation le plus général et le plus saisissant, Plutarque fait de la pratique de la vertu le plus accessible en même temps que le plus digne et le plus sûr des moyens de bonheur. Si l’objet qu’il se propose est moins l’affinement que l’assagissement des esprits, comme disait Montaigne, il ne manque ni d’élévation ni de force ; il a plus d’une fois suscité les grandes vertus ; et dans la sphère plus humble des vertus de tous les jours, la morale universelle n’a pas trouvé d’interprète plus judicieux. On peut dire de ses préceptes ce qu’il disait des discours de Phocion : ils sont trempés dans le bon sens[5].

Le talent de l’écrivain achève l’effet de la doctrine. Plutarque a commencé par exercer le métier de sophiste, et l’on ne fréquente pas impunément l’école. Il n’a pas de composition régulière ; il abuse des images, des citations et des exemples ; sa langue manque de pureté. Mais il a son art à lui, l’art toujours saisissant d’une âme sincère. Partout où son imagination est émue d’un digne objet, nul n’en a égalé la magie. Son style se prête tour à tour avec le même bonheur aux sujets les plus différents ; il vivifie tout ce qu’il touche. La philosophie, disait Voltaire, se compose de choses que tout le monde sait et de choses que personne ne saura jamais. Plutarque donne du prix aux choses que tout le monde sait par l’agrément de l’expression. Sur les observations les plus vulgaires il répand ce charme qu’il décrit si bien, quand il parle du doux éclat dont les rayons du soleil naissant revêtent les plus tristes aspects de la nature[6]. Comme les grands hommes qu’il introduit à notre foyer, il devient lui-même, par sa familiarité engageante, un hôte et un ami. Ce qu’on serait tenté parfois de contester à son jugement un peu étroit, on l’accorde à sa bonne grâce. La place qu’il a gagnée par la rectitude de sa raison, l’attrait de son commerce la lui conserve.

Ainsi s’explique sa renommée, sans qu’il soit besoin de lui prêter l’importance d’un rôle politique qu’il n’a pas pu et qu’il n’eut jamais voulu jouer. C’est assez pour sa gloire d’avoir rempli de son esprit, de sou imagination, de son cœur, l’esprit de Montaigne, le cœur de Rollin, l’imagination de Rousseau. Par eux autant que par lui-même il a travaillé à l’éducation de la France, et, avec elle, à l’éducation du monde entier.

Pour lui, il avait placé ailleurs le but de sa modeste ambition. Les leçons dont le monde a profité, c’est à son pays qu’il les avait réservées. Attaché à tous les glorieux souvenirs de la Grèce, Plutarque eût voulu faire refleurir, dans les mœurs, dans les institutions, dans les croyances, l’esprit de l’antique tradition.

Cette fidélité à la tradition est l’explication des erreurs mêlées à ses idées, si justes d’ordinaire et si délicates, sur les devoirs et les affections de la vie domestique. Aucun philosophe de l’antiquité n’a parlé de la famille avec plus de chai me. Il en élargit le cercle ; il y donne à la femme un rôle plein de grâce et de dignité ; il y fait entrer les esclaves et jusqu’aux animaux. Mais cette place qu’il accorde aux esclaves est une place de sympathie toute personnelle ; et sur ce grand problème de la fraternité humaine, si généreusement mité par la philosophie stoïcienne de son temps, il en reste aux principes à Aristote et de Platon.

Le respect de la tradition l’inspire mieux en politique. Par-dessus les passions de la petite ville qu’il dépeint avec finesse, un autre intérêt le touche. Jouissant avec une reconnaissance sincère des bienfaits de la paix romaine, étranger à tout esprit de faction et de violence, mais sentant les dangers de l’oppression dissolvante de l’administration impériale, il adjure ses concitoyens d’user de leurs droits dans le cercle des libertés municipales qui leur sont laissées ; et il ne tint pas à lui qu’une plus saine intelligence de leurs mutuels devoirs n’arrêtât les maîtres et les sujets sui, le penchant d’une ruine commune.

C’est dans le même esprit que sont conçus ses Traités de morale religieuse. Frapper du même coup la superstition et l’athéisme, rendre un sens raisonnable et un pieux attrait aux pratiques du paganisme, en relevant au-dessus des autels purifiés de l’Olympe d’Homère l’image du Dieu de Platon : tel est le rêve qu’il caresse.

Ajoutons que ce respect de la tradition qu’il professe, il donne l’exemple de le pratiquer. Socrate, dit Xénophon, aimait encore mieux définir la justice par ses actions que par ses discours[7]. Plutarque a droit au même témoignage. Partout, dans la famille, dans la cité, dans le temple, il est le premier à observer les devoirs qu’il prescrit. Il élève ses enfants comme il a été lui-même élevé ; il donne à sa ville natale le meilleur de ses forces, de son activité, de son âme ; il meurt grand prêtre d’Apollon : sa vie est le commentaire touchant de ses écrits.

On l’a souvent opposé à Lucien. Le contraste achève, en effet, de faire comprendre l’esprit de sa morale. L’année que ses biographes assignent communément à sa mort est celle-là même où Lucien est né ; et il semble qu’il se soit écoulé entre eux plusieurs siècles de controverse et de critique. Mythologie, histoire, philosophie, religion, Lucien, comme Plutarque, touche aux sujets les plus divers ; mais tous les souvenirs, tous les restes de ce monde que Plutarque cherche respectueusement à relever, Lucien les ruine sourdement et les précipite. Le souffle d’un esprit nouveau anime les écrits du satirique de Samosate ; l’âme de l’antiquité respire dans les ouvrages du sage de Chéronée : il est le défenseur à la fois candide et résolu, parfois volontairement aveugle, du passé.

Dans un Traité compris parmi ses œuvres[8], les sept Sages de la Grèce se trouvent, par un ingénieux anachronisme, réunis à Corinthe, autour de Périandre. Le repas est simple et frugal. les convives sont assis sans distinction ni rang ; des femmes ont place à la table. La religion, la politique, la famille, fournissent la matière de l’entretien. De la discussion d’une maxime philosophique on passe à l’explication d’une énigme, de l’énigme au conte, non sans s’arrêter, chemin faisant, à quelques sophismes ; Apollon, Homère, Platon, Euripide, les animaux, sont tour à tour appelés en témoignage ; la parole passe avec la coupe. Le roi du festin s’est effacé ; ou plutôt le roi du festin, c’est l’auteur qui, d’un air demi-brave, demi-souriant, met doucement les convives aux prises et dirige le chœur.

Que Plutarque soit lui-même l’auteur de ce Traité, ou qu’il l’aille l’attribuer, comme il parait plus vraisemblable, à l’un de ses disciples, — qui, avec plus de bonne volonté que de talent, aura entrepris de replacer le maître parmi ses pairs, — c’est ainsi que le moraliste de Chéronée nous apparaît, sur la limite extrême du monde antique : il est le dernier, le plus Minable et le plus grand des Sages de la Grèce.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] De la Fortune d’Alexandre, 4.

[2] Martha, les Moralistes sous l’Empire romain, déjà cité.

[3] Les trésors que les anciens Sages nous ont laissés dans leurs livres, je les parcours avec mes amis, dit Socrate, et nous recueillons tout ce qui s’y trouve d’excellent. Xénophon, Mémorables, I, 6, § 14.

[4] Aulu-Gelle, Nuits attiques, XIII, 8. Eximie hoc atque verissime Afranius pœta de gignenda comparandaque sapientia opinatas est, quod eam filiam esse Usus et Memoriæ dixit... Versus Afranii, sunt in togata sui Sellæ nomen est.

Usus me genuit, mater peperit Memoria.

Sophiam votant me Graii.....

[5] Vie de Phocion, 5.

[6] Il faut qu’un prince soit instruit, 5.

[7] Mémorables, IV, 4, § 10. Cf. Cicéron, Tusculanes, II, 4.

[8] Le Banquet des sept Sages.