DE LA MORALE DE PLUTARQUE

 

CHAPITRE PREMIER. — LÉGENDE ET VIE DE PLUTARQUE. - PRINCIPES ET CARACTÈRE DE SA MORALE.

 

 

§ II. — LA PHILOSOPHIE DE PLUTARQUE.

1. — PRINCIPES PHILOSOPHIQUES DE PLUTARQUE.

Si nous avons réussi à tracer une fidèle image du caractère et de la vie de Plutarque, on ne s’attend pas, sans doute, à trouver dans sa doctrine morale une originalité profonde, ni des principes bien rigoureux.

Le nombre seul de ses ouvrages, témoigne assez que c’est surtout à l’étendue des connaissances qu’il attachait du prix ; et il suffit d’ouvrir un de ses Traités pour y sentir le mouvement d’une curiosité que tous les sujets attirent plutôt que l’effort patient d’une pensée qui se recueille. Toutefois, sur sa doctrine comme sur sa vie, il est nécessaire de bien dégager la vérité ; car nous nous retrouvons ici en présence de la légende. Après avoir fait de Plutarque lin grand personnage, il était difficile de n’en pas faire un grand esprit : le précepteur de Trajan pouvait-il ne pas être un émule d’Aristote et de Platon[1] ? Fidèle à la tradition, Bossuet lui-même qualifie le moraliste de Chéronée de philosophe grave[2].

Plutarque est-il un philosophe, au sens supérieur qu’on attache d’ordinaire à ce nom ? Professe-t-il un système métaphysique qui lui soit propre ? A défaut d’un système original, a-t-il, par un effort de méditation personnelle, tiré des systèmes de ses prédécesseurs un corps de doctrine solide et précis ? Ou bien enfin appliquant à la philosophie la pénétrante sagacité qu’il a portée dans l’histoire, s’est-il fait le rapporteur exact des opinions des philosophes, ses contemporains ou ses maîtres, de façon à nous permettre au moins de retrouver, par quelque endroit, dans ces portraits d’autrui, les traits essentiels de sa propre pensée ? Nous voudrions, conformément à la méthode suivant laquelle nous avons étudié sa vie, résoudre cette délicate question en nous appuyant sur les textes et sur les faits.

Parmi les formes sous lesquelles Plutarque pouvait être conduit à établir les principes qui servent de fondement à sa morale, il semble que nulle ne convenait mieux à son génie que la dernière ; et tout, dans l’état des esprits au premier siècle de l’ère chrétienne, l’invitait à écrire une sorte d’histoire de la philosophie. En effet, ce n’est pas seulement dans le souvenir des érudits que vivaient les sectes qui, pendant six cents ans, s’étaient partagé les plus grandes intelligences de l’antiquité païenne. Sénèque, Musonius, Épictète l’attestent à l’envi : elles comptaient encore des disciples ; fort amoindries, vrais non détruites, elles se disputaient la possession ale la vérité, ou cherchaient par des concessions mutuelles à s’assurer dans l’enseignement de la morale un terrain commun d’action. En outre, à la suite des guerres de la République qui avaient mis en relation de commerce l’Orient avec l’Occident, tut à la laveur de la pais établie par l’Empire, tous les cultes, toutes les superstitions de l’Asie, pénétrant librement en Grèce et en Italie, avaient trouvé, à Athènes et à Rome, des temples et des croyants. Les immenses lectures de Plutarque, ses voyages, soli long séjour à Route, les rapports due lui créaient ses fonctions sacerdotales auprès du temple de Delphes, l’avaient mis en situation de ne rien ignorer de ce qui touchait à l’état moral de la société de son temps. Il cite des coutumes de l’Inde. Il avait approfondi les mythes de l’Égypte. On a même pu prétendre avec une apparence de raison qu’il était versé dans l’étude de la Bible et que les livres Apostoliques ne lui étaient pas inconnus[3]. Il est certain que la traduction des Septante, les écrits de Philon, l’Histoire de Diodore, plus récemment, les ouvrages de Josèphe, avaient mis le judaïsme à la portée des Grecs ; il y avait des Grecs en Galilée[4]. D’autre part, Plutarque n’était pas encore né, que déjà, suivant le langage de l’Apôtre, Dieu avait ouvert aux païens la porte de la foi. St Pierre et St Paul avaient accompli leur mission, l’Évangile avait été prêché en Macédoine, en Thrace, en Grèce, à Philippes, à Thessalonique, à Corinthe, à Athènes, tout autour de Chéronée, avant qu’il eût quitté sa ville natale pour la première fois.

Pour un esprit philosophique, quel spectacle ! et quelle tâche pus engageante que la synthèse de ces systèmes et de ces religions entreprise à la veille de la lutte suprême que le paganisme allait soutenir contre la prédication chrétienne ! Le travail eût-il été borné à une simple exposition des écoles philosophiques de l’antiquité, quel service rendu à l’histoire qu’un tel tableau dressé à une époque où subsistaient tous les témoignages qui permettaient d’en établir exactement le cadre ! A en juger par ses recueils de notes, ce ne sont pas les éléments qui manquaient à Plutarque pour exécuter cette grande œuvre ; mais on peut affirmer qu’aucun dessein ne fut jamais plus éloigné de sa pensée.

On sait quels sentiments la foi chrétienne avait à l’origine suscités dans le monde païen. Traité par les esprits les plus généreux de superstition malfaisante, accusé d’avoir les hommes en haine[5], le christianisme était le plus souvent confondu avec le judaïsme[6] et enveloppé dans la même aversion ou le même mépris. Les philosophes, comme les magistrats, ne voyaient dans les inimitiés des juifs et des chrétiens que des querelles de sectes[7]. Plutarque en jugeait-il ainsi ? Il y a plus d’une raison de le croire. Ce qui est sûr, c’est que dans ceux de ses ouvrages qui nous restent, il ne l’ait pas la moindre allusion aux chrétiens[8]. Il n’en est pas de même des juifs. L’austérité de leurs croyances, les formes de leur culte, leurs usages religieux, sont des sujets dont on s’entretenait volontiers clans sa famille et auxquels il touche plus d’une lois dans ses Traités. Mais il en parle généralement comme en parlait la foule ; il raille les formes des cérémonies juives, ou s’il s’efforce d’en comprendre la pensée, c’est pour en rattacher systématiquement l’origine aux rites de la religion hellénique[9]. La même préoccupation de patriotisme jaloux inspire ses observations sur les cultes de l’Orient. Si le mysticisme égyptien n’a pas été sans faire sur son imagination une impression profonde, en réalité, dans les interprétations qu’il donne du culte d’Isis et d’Osiris, il se borne à rappeler toutes les hypothèses proposées par la science, autorisant chacun à choisir celle qui lui convient le mieux[10], et dominé lui-même par son sentiment exclusivement grec[11].

Faute de mieux et en raison mime de cette passion patriotique, on s’attendrait à trouver dans ses œuvres de précieuses informations sur la philosophie grecque. L’œuvre accomplie par Diogène de Laërte quelques années après sur la vie, les principes et les maximes des philosophes illustres, semblait faite pour tenter son talent. A supposer que les mémoires de Xénophon et les dialogues de Platon l’eussent découragé d’écrire la biographie de Socrate, les vies de Platon et d’Aristote, celles d’Épicure et de Zénon lui offraient un admirable cadre de jugements parallèles. L’idée d’élever un tel monument aux maîtres dont il tient à honneur d’avoir recueilli l’enseignement ou de combattre les systèmes, est tellement peu clans son esprit, que là même où l’occasion se rencontre naturellement de faire connaître le fond leur doctrine, il passe outre. Certains titres de Traités, certains préliminaires sont pleins de promesses. Avant d’entrer en matière, dit-il, nous ferons la revue des sentiments exprimés par les maîtres, pour y chercher des lumières ; et de cette revue magistralement annoncée il ne sort qu’une nomenclature sèche. Les deux livres sur les Opinions des philosophes, compris parmi ses ouvrages, sont un recueil d’analyses assez claires et de résumés suffisamment précis des solutions données par la philosophie grecque à quelques questions essentielles ; mais on y chercherait vainement soit une pensée critique, soit une conception d’ensemble. Ils peuvent fournir d’utiles indications pour l’histoire de la philosophie ; mais ce n’est rien moins qu’une histoire.

Il serait plus difficile encore de tirer des œuvres de Plutarque une métaphysique. On est tout d’abord en droit de demander au moraliste quelle origine et quelle sanction il donne à la lui dont il se tait l’interprète. Qu’est-ce que le monde ? quelle cause l’a produit ? Qu’est-ce que Dieu ? Quelle est la destinée de l’homme ? Qu’est-ce que l’âme ? Est-elle responsable ? Est-elle immortelle ? Quels sont les caractères de la loi morale ? Est-elle obligatoire, universelle, éternelle ? Au fond, sur tous ces points, la pensée profondément spiritualiste de Plutarque n’a rien d’obscur ni de douteux ; mais il n’a point souci d’en rendre compte. Ce qui ne veut pas dire qu’il fût impuissant à le faire. Il avait écrit un traité sur l’âme et un commentaire dit Tintée de Platon ; et comme on l’a dit avec raison[12], de même que sa bonhomie cache bien dis la finesse, sa simplicité n’exclut pas la profondeur ; il est plein de surprises : quelques-uns de ses Traités théologiques contiennent sur les théories de Platon des pages dignes du maître qui les a inspirées. Mais il n’a que des élans ; ses plus fermes essors ne tiennent point. Il semble se refuser à une discussion soutenue, à un exposé suivi. Sa pensée, métaphysique parait dans toutes ses Beurres comme sous-entendue ; on dirait toujours qu’il l’a énoncée, ou qu’il doit l’énoncer ailleurs. Nulle part, en un mot, il n’établit les fondements de la science à laquelle il s’était voué ; il est peut-être le seul moraliste de l’antiquité qui n’ait pas agité le problème du souverain bien.

Ce n’est pas de ce côté que le portait son génie. Le métaphysicien aborde les questions de haut ; l’abstraction est son domaine. Plutarque part humblement de l’observation du monde ; le bien et le mal ne lui apparaissent que personnifiés. Il ne disserte pas, il peint ; l’exemple est sa forme de raisonnement ; aux démonstrations scientifiques il préfère les preuves de fait. C’était pour les moralistes de son temps un point controversé de savoir si une loi générale suffit à la direction de l’homme sans un code de préceptes, ou un code de préceptes sans une loi générale. Les uns tenaient pour inutile tout ce qui dépasse le conseil pratique. Les autres n’admettaient que l’utilité de la loi, laissant à chacun le soin d’en faire sortir des règles de conduite. D’autres enfin estimaient que les préceptes ne peuvent se passer de l’appui de la loi, ni la loi de l’éclaircissement des préceptes. Sans la racine, disaient-ils, les rameaux sont stériles, et la racine profite à son tour des rameaux qu’elle a produits[13]. Chez Plutarque, les rameaux foisonnent. Prodigieusement abondante dans le détail des prescriptions de morale pratique, sa science se montre, quant au fond des doctrines auxquelles il les emprunte, extrêmement sobre de renseignements.

C’était une habitude d’esprit, disons-nous. Ainsi le voulait, en outre, nous le verrons, la nature de son enseignement ; mais il est nécessaire de l’ajouter tout de suite, c’était aussi un principe de conduite philosophique. Plutarque se défie des spéculations personnelles. Élevé dans la tradition de la philosophie grecque, le respect de la tradition l’enchaîne. Quand Sénèque, dont nous aurons plus d’une fois à le rapprocher, parle des anciens, c’est avec un sentiment de vénération sans doute, mais il a foi dans le génie de ses contemporains ; il croit au progrès de la raison humaine, il n’admet pas que les bases de la morale aient été si bien établies par ses prédécesseurs qu’on n’y puisse rien modifier. La vérité, dit-il, n’est le bien propre de personne ; le domaine en est infini ; si nos pères ne l’ont pas exploré sans succès, ils nous ont laissé bien des découvertes à faire : ils ne sont pas nos maîtres, ils ne sont que nos guides[14]. Pour Plutarque, les anciens ne sont pas seulement des guides ; ce sont des maîtres. La tradition est sa règle, il s’y tient, et ne professe d’autre prétention que de déduira ses préceptes de sagesse. Je ne fais point, dit-il, de théorie[15].

Cette rège du moins, cette tradition, à laquelle il s’est attaché, est-elle, dans ses ouvrages, nette et précise ? S’il rie faut lui demander ni conceptions métaphysiques ni spéculations personnelles, nous offre-t-il un ensemble de doctrine morale bien arrêté ?

Quelques-uns de ses biographes le classent parmi les sceptiques, faute de pouvoir le faire rentrer dans aucune école[16]. C’est une erreur. Plutarque le dit expressément : la règle de l’Académie a présidé à son éducation. Académicien par la méthode. il se maintient strictement dans les limites de la vraisemblance, s’arrête sur la pente de l’affirmation, et réfutant les autres avec douceur, se laisse réfuter sans obstination[17]. Ajouterai-je que, le sentiment venant ici, comme en toute chose, chez lui, soutenir les dispositions de l’intelligence, il est, pour ainsi dire, académicien de cœur ? Il a suivi dans leurs vicissitudes les destinées de l’École ; il sait quels disciples l’ont illustrée dans l’administration, dans les négociations politiques, dans la conduite des armées, et il jouit de leur gloire comme d’une gloire domestique[18]. Platon enfin est le maître qu’il vénère entre tous[19]. Jamais il n’eût manqué de fêter solennellement son anniversaire. Il a pour son caractère, pour ses œuvres, pour son génie, une sorte de culte. Dite qu’il est le fils d’Apollon ne lui semble pas un outrage pour le Dieu. Il exalte ses œuvres à l’égal de celles de Phidias ; il en prend la défense contre les sectateurs d’Épicure et de Zénon. C’est à la lumière de sa doctrine qu’il examine les mythes philosophiques et religieux de l’Égypte et de l’Orient. En un mot, par son admiration enthousiaste non moins que par l’esprit général de ses Traités, il appartient à la grande secte qui devait aboutir avec éclat à l’école d’Alexandrie.

Mais, ce point reconnu, il ne faut pas pousser trop loirs les exigences. Sur des articles essentiels, sur le fond même de la doctrine, non seulement Plutarque s’écarte du maître, mais il le combat. Platon, on le sait, développant ce que Socrate avait laissé en ferme dans son enseignement, identifiait la vertu avec la science[20] ; et, par une conséquence logique de cette conception, il se refusait à voir les caractères de la vertu dans cette vertu populaire ou politique, comme il l’appelle, résultat de l’habitude, de la pratique, sans philosophie[21]. Pour lui, le sage, fût-il seul comme Tirésias au milieu des ombres, est celui qui a réfléchi sur l’essence de la sagesse, et le but de la vie, c’est l’initiation à la sagesse. Infidèle à ces principes, Plutarque attache la vertu morale à l’éducation des passions, et place le terme de cette éducation dans un Juste milieu, produit de l’exercice raisonné et de l’habitude journalière ; enfin ceux-là seuls, à ses veux, ont réalisé l’idéal de la vie humaine, qui ont uni la pratique des affaires à l’étude spéculative de la vertu[22]. C’est la pure doctrine d’Aristote[23] ; on ne saurait plus formellement se détacher de Platon.

Depuis longtemps, il est vrai, le platonisme était sorti de sa voie. Au dogmatisme des premiers académiciens, Arcésilas et Carnéade avaient commencé par substituer un scepticisme hardi. Moins absolus et se flattant seulement d’atteindre à la vraisemblance, Clitomaque et Philon avaient essayé de remplacer le scepticisme par le probabilisme. Antiochus enfin avait ouvert à l’académie les larges portes de l’éclectisme : à ses yeux, les écoles diverses étaient sœurs ; il les absorbait toutes dans le sein de l’ancienne Académie[24]. Telle est restée, à travers beaucoup d’incertitudes et de contradictions, la doctrine de Cicéron, son disciple ; telle est aussi celle de Plutarque. Il propose et pèse les opinions ; il ne décide point. Des commentateurs le comparent à l’abeille qui compose son miel du suc de toutes les fleurs. Ses amis l’appelaient le synchroniste. Celui qui a des idées à lui, disait-il lui-même[25], est mauvais juge de celles des autres. Dans sa jeunesse et avant de s’attacher à l’Académie, il s’était comme plusieurs de ses contemporains, essayé au pythagorisme[26], et nous voyons qu’à Rome, à Chéronée, à Athènes, des péripatéticiens, des stoïciens, des épicuriens, se rencontraient journellement à sa table avec des disciples de Pythagore et des sectateurs de l’Académie. Ses ouvrages semblent aussi parfois le rendez-vous de toutes les doctrines. Dans le même chapitre, dans la même page, il invoque les témoignages les plus opposés[27]. Aristippe[28], Diogène[29], Cratès[30], Antisthène[31], lui sont des autorités presque égales à celles de Platon. Dans certains Traités[32], n’était la modération du précepte auquel il se tient, on le prendrait presque, à l’exagération des exemples, pour un stoïcien. La cause qu’il plaide l’entraîne. Tour à tour, suivant la préoccupation du moment, il justifie le suicide et le condamne, il flétrit le tyrannicide et il l’exalte. On l’a accusé d’être superstitieux, on l’a soupçonné d’être athée, on a essayé de prouver qu’il était manichéen ; on a pu dire enfin avec raison, qu’il ne serait pas impossible de faire, sur ses propres contradictions, un livre tel que celui qu’il avait fait lui-même sur les contradictions des stoïciens et des épicuriens[33].

Ainsi, à quelque point de vue que l’on se place, ce serait surfaire le génie de Plutarque que de le ranger parmi les créateurs de la science morale. Pourvu d’une vaste érudition philosophique, mais n’ayant jamais eu la pensée de classer méthodiquement les richesses qu’il avait recueillies, doué de peu de goût pour les méditations abstraites et dans les questions essentielles s’en remettant à la tradition, platonicien plus enthousiaste que fidèle, prenant de toutes mains ses exemples et ses preuves, glissant sur la pente de toutes les thèses, Plutarque n’a ni l’esprit d’investigation critique qui, s’attachant à l’histoire des systèmes, en explique la filiation, ni l’esprit de spéculation métaphysique qui constitue de toutes pièces les doctrines originales, ni l’esprit de méthode ferme, précis, conséquent, qui rétablit les anciennes doctrines et leur communique une vie nouvelle en les développant[34].

Mais n’est-on philosophe qu’à ce prix ? Pour apprécier le rôle de Plutarque, il faut, comme nous l’avons fait pour sa vie, lui rendre son vrai caractère. Ni la grandeur morale ne manque à sa vie rétablie dans son cadre, ni l’esprit philosophique à ses œuvres mises à leur point et replacées dans leur lumière.

2. — CARACTÈRE DE LA MORALE DE PLUTARQUE.

Dans le mouvement général qui, au premier siècle de l’ère chrétienne, entraînait la philosophie païenne vers la morale et ses applications pratiques, les questions métaphysiques, sans cesser d’être discutées, avaient au fond beaucoup perdu de leur importance. Que d’incertitudes, que de contradictions, que d’inconséquences dans les théories de Sénèque ! Musonius, le grand Musonius, comme on l’appelait, est-il un pythagoricien, un stoïcien ou un cynique ? Comme ses contemporains, Plutarque borne ses études aux recherches dont il peut tirer profit pour les applications morales qu’il a en vue. Comme eux, plus qu’eus peut-être, il ne se met point en peine, pour le reste, de donner ses raisons. Ce n’est pas un chef d’école qui s’étudie à former des disciples ; c’est un homme vivant au milieu des hommes et dont la seule prétention est d’éclairer sur les questions qui les préoccupent ses amis ou ses concitoyens. Tel lui demande, avant d’entrer en charge, des préceptes sur l’administration publique, tel autre, un remède contre les troubles de l’âme ; celui-ci des conseils sur l’amour fraternel, celui-là, des consolations contre une douleur cruelle : il envoie sur chacun de ces sujets le fruit de ses réflexions. Parfois aussi, il n’a lui-même au-devant des situations auxquelles il s’intéresse. Mais, quel que soit le motif qui le sollicite à écrire, ne songeant qu’à rendre le service qu’on réclame de son expérience ou que son expérience t’autorise à offrir, il écarte tout ce qui en dépasserait la portée. Il ne disserte pas sur les passions ; il avise aux moyens de les corriger. Il ne traite pas de la colère ou de l’envie, de l’amitié ou de la haine, du patriotisme ou de la religion, mais de la manière de se préserver de la colère et d’échapper à l’envie, des moyens de distinguer le flatteur de l’ami et de l’utilité qu’on peut tirer des ennemis, des services que le vieillard peut rendre à l’État et du culte que l’on doit aux dieux. S’il entre dans quelques réflexions théoriques sur la vertu, c’est au sujet de la vertu morale ou vertu d’action. S’il examine la question du bonheur, n’est en démontrant non par des raisonnements métaphysiques, mais par des arguments empruntés à la vie commune, comment on ne peut être heureux en suivant la doctrine d’Épicure. Ses Traités ne sont, pour la plupart, qu’une série de préceptes ou d’exemples, c’est-à-dire de préceptes en action. Tout ce qui précède ce qu’il appelle la didascalie ne lui sert que de préambule. C’est aux prescriptions qu’il s’arrête. Rappelant l’usage jadis pratiqué d’exposer en public les malades, afin que les passants pussent les instruire du remède qui avait servi à leur guérison, il souhaiterait que chacun s’obligeât de même à faire partager aux autres le profit de son expérience dans la passion dont il a souffert[35]. A défaut de ces consultations mutuelles, il veut que le philosophe, qui connaît toutes les passions pour les avoir étudiées, tienne toujours ouvert le trésor de sa science et de sa sagesse. C’est un médecin de l’âme, un directeur de conscience.

La profession n’était pas nouvelle[36]. L’enseignement de la morale pratique, introduit à Rome avec la philosophie grecque, s’y était établi avec elle[37], et des troubles des guerres civiles[38], les misères de l’Empire avaient contribué à en développer le goût[39]. Tandis que les plus nobles familles avaient leur philosophe attitré comme leur médecin[40], la jeunesse des écoles et le commun des gens éclairés, parfois même de grands personnages, s’empressaient au pied de la chaire des maîtres qui tenaient publiquement école de sagesse. S’il est vrai, comme Sénèque le prétend[41], peut-être avec les regrets de la vieillesse dont les regards se tournent volontiers vers le passé, qu’à la fin du règne de Néron, le zèle des auditeurs se fût refroidi, il semble que, sous les Flaviens, il s’était rallumé d’une ardeur nouvelle. Musonius[42] et Épictète[43] attestent, dans leurs œuvres, par des allusions ou par des recommandations expressives, la faveur dont jouissaient ces leçons ; mais nul mieux que Plutarque n’en fait connaître le caractère.

Ce qui explique comment cet enseignement échappe au premier regard, dans le mouvement de la civilisation païenne, au premier siècle de l’ère chrétienne, c’est que, se rattachant à la même origine que les Lectures, et s’adressant en partie au même public, il a été souvent confondu avec elles. On comprend que l’éclat bruyant des Lectures couvrit le bruit modeste d’une prédication dont l’écho ne devait retentir que clans les cœurs. Bien de plus grave, en effet, de plus austère que ces assemblées dont. Plutarque nous trace le tableau. Tout y était l’objet d’une attention scrupuleuse : l’attitude qu’il convenait de garder, la mesure des signes d’approbation ou d’improbation qu’on pouvait se permettre, les mouvements, les gestes, les regards[44]. On s’y préparait comme aux initiations, on s’y présentait comme à une cérémonie sainte[45]. Les matières les plus diverses de la morale, privée ou publique, faisaient l’objet des leçons[46]. Le plus souvent, le maître annonçait à l’avance le sujet qu’il devait traiter, et l’usage commandait de respecter son choix[47]. Quelquefois il invitait les auditeurs à indiquer sur quel peint ils désiraient l’entendre, et alors il convenait de ne lui rien proposer que d’utile et de raisonnable, rien surtout qui ne fût dans la nature de ses études. Parfois aussi une discussion s’engageait entre l’auditoire et l’orateur. Mais quelle que fût la nature de l’entretien, et que le maître en conservât seul ou qu’il consentit à en partager la direction, nul n’y devait assister avec insouciance, comme un convive mangeant du bout des lèvres les mets que son hôte se donne la peine de lui servir. Le rôle de l’auditeur était de se tenir en rapport d’intelligence avec le maître, à l’instar des joueurs de paume qui se renvoient la balle. Surtout il ne devait jamais oublier qu’il était venu, non comme au théâtre, pour écouter des charlatans ou des musiciens, mais dans une école de vertu, avec l’intention d’apprendre à régler sa vie[48]. Qu’il se trouvât plus d’un sophiste qui, abusant de ses cheveux blancs, d’un geste élégant, d’une voix sonore, se montrât moins jaloux d’éclairer et d’instruire un sérieux auditoire que d’attirer et d’éblouir la foule ; que les plus graves assemblées fussent troublés par des critiques malveillantes, par des questions indiscrètes, par de bruyants applaudissements[49], les règles mêmes par lesquelles Plutarque cherche à prémunir ses disciples contre ces dangers en fournissent le témoignage ; mais elles prouvent aussi quels fruits on recueillait de ces cours, lorsqu’ils étaient faits et suivis avec zèle. Une impression profonde en demeurait : tel, au sortir d’une leçon sur la pauvreté et la tempérance, faisait vœu d’ascétisme[50]. L’application à bien écouter, disait-on à la jeunesse, est le commencement d’une bonne vie[51].

Mais ce n’était là qu’un commencement. Il fallait affermir et développer ces dispositions à la sagesse ; et tel était proprement l’objet de l’art de la direction.

On en a déjà étudié les secrets dans les œuvres de Sénèque[52] ; et l’on n’en saurait assurément trouver nulle part ailleurs une conception plus haute les épîtres à Lucilius sont pleines d’exhortations éloquentes. Sénèque s’intéresse aussi à Aufidius Bassus, un excellent homme dont il voudrait seconder les progrès ; il a entrepris un certain Marcellinus, un rieur qu’il ne désespère pas de faire pleurer ; de vieux magistrats, de jeunes désœuvrés le consultent ; Lucilius lui fournit des clients[53]. Mais c’est à Lucilius qu’il réserve le plus pur de ses réflexions. Il l’a toujours présent à la pensée et comme sous les yeux. Il ne trouve rien qu’il ne s’écrie, mettant aussitôt son bien en commun : part à deux ! Il ne rencontre pas un voyageur venant de Sicile, qu’il ne lui demande des nouvelles du Procurateur ; on sait que c’étaient les fonctions que Lucilius exerçait dans cette île. Il est en perpétuelle communion d’esprit avec lui. Il lui envoie ses livres de prédilection marqués aux bons endroits. Quel malheur qu’il soit si loin ! car la philosophie, c’est la science du conseil, et le conseil ne peut être utilement donné que sur place, d’après les indications du moment : on ne prescrit pas à distance un bain ou une potion ; il faut tâter le pouls du malade[54]. Et c’est ce qu’il irait faire, s’il n’écoutait que son zèle. Oui, mon cher Lucilius, s’écrie-t-il, je suis prêt à me transporter près de toi. N’était l’espoir que tu obtiendras bientôt la permission de résigner tes fonctions, c’est une expédition que j’aurais déjà imposée à ma vieillesse. Ni Charybde ni Scylla ne m’aurait fait reculer. J’aurais franchi le détroit maudit par la fable ; que dis-je ? je l’aurais passé à la nage, pour aller t’embrasser et juger par mes yeux de l’état de ton âme[55]. Nobles élans de sollicitude, mais qui ne laissent pas de mettre en défiance. La vive imagination de Sénèque joue dans cette admirable correspondance un trop grand rôle. Chef-d’œuvre de consultation idéale, pour ainsi dire, les Épîtres à Lucius nous font merveilleusement connaître la théorie de la direction ; c’est dans les œuvres de Plutarque qu’il faut en chercher la pratique.

Ce que Sénèque, en effet, regrette de ne pouvoir faire, Plutarque l’accomplit. Il va tâter le pouls de ses malades, il leur porte en personne ses recommandations, ses consolations, ses conseils, sans craindre d’exposer sa sagesse à un mauvais accueil ; les Traités qu’il adresse à ses clients ne sont, en général, que le résumé des entretiens qu’il a eus avec eux sous le coup de l’épreuve. Il ne se borne pas à les voir une fois ; il les visite, les suit, se fait un devoir de les surprendre dans le détail de leurs occupations journalières. Se sentent-ils pressés par quelque passion, crainte superstitieuse, colère, rancune de ménage, amour illégitime ? il les sollicite de lui découvrir leur mal, pour en chercher le remède. S’il les voit se dérober à sa surveillance, il s’attache à eux, les presse et ne se lasse point qu’il ne se soit établi dans leurs cœurs ! Il se donne, il se prodigue ; il voudrait faire plus encore. Il regrette qu’il ne soit pas possible de prêter à d’autres ses yeux et ses oreilles, sa raison et son courage, pendant qu’on ne s’en sert pas, pendant qu’on se repose ou qu’on dort. C’est véritablement un sacerdoce qu’il remplit. On l’a appelé un aumônier domestique. Il compare lui-même le philosophe au prêtre et il ne craint pas de le mettre au-dessus.

Plus directe, plus intime que celle de Sénèque, son action est aussi plus étendue. Quelle qu’ait pu être la publicité donnée aux Épîtres à Lucilius, il est certain que Sénèque n’a jamais tait métier de professer la sagesse ; et, Lucilius excepté, il n’a eu, en quelque sorte, que des disciples d’occasion. A ses entretiens privés, à ses démarches particulières, Plutarque joint les leçons et les consultations de l’enseignement public dont il vient de nous faire connaître les règles. L’entretien terminé, quelques disciples privilégiés demeurent avec lui et poursuivent la conférence. Pour tous, la porte du maître reste ouverte ; chacun peut venir compléter, par la secrète confession de ses fautes, l’effet de la leçon et puiser dans de paternels encouragements des forces pour la lutte[56]. En même temps, il rédige les notes sur lesquelles il a parlé, et on le lit à Rome, à Athènes, à Chéronée, à Éphèse[57] ; il a, en tous pays, des clients, simples particuliers ou magistrats, vieillards ou jeunes gens, hommes ou femmes, et partout il s’enquiert des résultats produits par ses conseils[58]. Pour en mieux assurer l’effet il prêche d’exemple. C’est le trait qui le distingue entre tous. Il est du petit nombre de ces maîtres qu’il nous peint, philosophes dans leur conduite comme dans leur enseignement, dans leur vie comme dans leur chaire, et dont une plaisanterie, un signe de tête, un froncement de sourcil, suffisait pour inquiéter les consciences délicates[59]. Chacun sait qu’il ne se traite pas autrement que tout le monde. Le plus souvent, il a commencé par éprouver sur lui-même l’effet de ses prescriptions ; ou si c’est aux autres qu’il a d’abord songé, tôt ou tard, il en vient à se faire sa part dans les conseils qu’il leur adresse[60]. Il n’est pas le premier qui ait cherché à faire de l’histoire une école de morale et à tirer de la vie des grands hommes d’utiles leçons. Xénophon, Cicéron, Sénèque, Tacite enfin, pour ne parler que des maîtres, y avaient songé avant lui[61]. Mais qui l’avait fait avec cette pénétrante et persuasive onction ? C’est en vue d’autrui qu’il m’advint d’écrire la biographie des hommes illustres, et voici que j’y ai pris goût pour moi-même. Leur histoire est comme un miroir où je m’efforce de régler ma conduite, tant mal que bien, sur l’image de leurs vertus. Il me semble que j’entre en communauté de vie avec chacun d’eux, quand leur donnant tour à tour l’hospitalité de mon foyer, je contemple la grandeur tut la beauté de leur âme à travers leurs actions[62]. Quelles théories valent, pour l’efficacité de la leçon, ce simple et touchant retour du moraliste sur lui-même ?

Mais pour exercer une telle action. à l’ardeur du dévouement et au zèle de l’exemple il faut joindre la connaissance approfondie de l’âme humaine, de ses facultés, de ses lois. Nous touchons ici à la partie fondamentale de l’œuvre morale de Plutarque, à ce qui en constitue le caractère philosophique.

Nous n’avons pas besoin de le redire, le sage de Chéronée n’a pas de psychologie régulière. Toute psychologie régulière suppose une métaphysique, et nous savons que Plutarque ne se plait point dans les hautes régions de la pensée. Il n’a pas écrit de traité des facultés de l’âme, ni de traité des passions. Le Discours sur la vertu morale contient d’admirables observations et laisse clairement entrevoir sa doctrine ; mais il faut l’en tirer. Les raisonnements v sont entremêlés de citations et d’exemples, qui en coudent à chaque instant le fil ; il développe ce qui ne serait qu’à indiquer, et indique à peine ce qui aurait besoin d’être développé ; il se résume sur des points de détail, et il ne conclut pas. Rien ne trahit mieux au surplus l’inconsistance de sa méthode psychologique, que les procédés qu’il suit dans ses discussions. Dans l’état de guerre où vivaient les sectes philosophiques, elles avaient recours parfois aux formes d’argumentation les plus singulières. De part et d’autre, on s’accusait de violence, on se renvoyait le reproche de manquer aux règles les plus élémentaires du bon sens. S’il faut en croire Plutarque, les Stoïciens et les Épicuriens dépassaient, à i’égard des académiciens, toutes les bornes des convenances[63]. Ils les poursuivaient de leurs quolibets, jusqu’à renvoyer Socrate manger du foin. Par une manœuvre plus regrettable encore que ces injures, ils défiguraient la pensée des chefs de l’Académie, extrayant de leurs traités des propositions sans lien, les détournant de leur sens et en faisant sortir des absurdités. Plutarque, à l’entendre, n’a pas assez d’indignation ni de mépris pour une pareille tactique. Discuter ainsi, s’écrie-t-il, c’est discuter en avocat, non en philosophe[64]. Et il déclare qu’il va sur ce point donner une leçon à ses adversaires. N’arrivât-il qu’à les contraindre, par son exemple, à renoncer à l’usage des citations isolées, il se tiendrait pour satisfait. La résolution était excellente. Malheureusement, à peine est-il entré en matière qu’il oublie ses engagements. Passion, subtilité, toutes les armes qu’il a fait profession de jeter a terre, il les relève pour s’en servir. Il s’amuse à mettre Zénon et Épicure en contradiction avec leurs disciples infidèles ; il emprunte à leurs ouvrages un certain nombre de propositions détachées de leur ensemble et il leur fait une guerre de chicane. Bien plus, il consacre un Traité spécial à se railler des coups de baguette des Stoïciens[65], et à poursuivre de ses traits le prétendu bonheur des sectateurs d’Épicure[66]. Toute sa polémique, en un mot, est inspirée des usages de l’école. Sous cette forme de thèses et d’antithèses, il semble prendre à tâche de tronquer, de morceler, d’émietter les plus grandes doctrines. Cependant de la mêlée de ces discussions de détails, jaillissent parfois de larges traits de lumière. La psychologie d’Aristote et de Platon, celle des Épicuriens et des Stoïciens, analysées par morceaux, sans ordre, sans suite, se trouvent reproduites çà et là avec un relief saisissant ; et rapprochés les uns des autres, ces divers morceaux, malgré les incohérences, les lacunes, les puérilités, les imperfections de toutes sortes qui les déparent, constituent un fond de science psychologique très ferme, très sensé et véritable humain. C’est ce fond que nous essaierons de dégager.

Sous quelque nom que l’on désigne les différentes facultés de l’âme, ce qu’il importe de distinguer dans tout système psychologique, c’est la part qui est faite dans l’acte moral à chacune de ces forces essentielles : intelligence, sensibilité, volonté. Examinons la doctrine de Plutarque sur ces divers points, en lui empruntant, autant qu’il sera possible, pour établir sa pensée, la forme trop souvent diffuse, mais toujours agréable, dont il l’a lui-même revêtue[67].

Platon, dit-il, a vu avec la dernière évidence, que l’âme du inonde n’est pas un être simple et un, mais un être composé de l’être toujours le même et de l’être changeant. Portion de l’âme du monde et semblable à l’âme du monde, l’âme humaine est simple dans sa substance, mais non dans ses affections. Mlle comprend deus parties ou facultés : l’une intelligente et raisonnable, faite par sa nature pour gouverner ; l’antre irraisonnable, déréglée, siège des passions et des erreurs, faite pour obéir. Cette dernière partie se subdivise elle-même en deus autres, dont l’une soumise aux désirs du corps, est appelée la partie concupiscible, dont l’autre, quelquefois unie à la partie concupiscible, mais plus souvent docile à la raison à laquelle elfe prête son aide, est nommée la partie irascible. Platon prouvait cette grande division de l’âme humaine par la résistance que la passion oppose à la raison, une force en rébellion contre une autre force ne pouvant pas être de la même nature que cette force. Tels sont aussi les principes d’Aristote. Si, dans ses derniers ouvrages, il a confondu la partie irascible de l’âme avec la concupiscible, il n’a jamais varié sur ce principe : à savoir que la partie irraisonnable, siège des passions, diffère essentiellement de la partie raisonnable, siège de la raison.

Contrairement à cet enseignement des deux grands disciples de Socrate, les Stoïciens prétendaient que la passion et la raison ne sont point deux parties distinctes ; que l’âme humaine n’a rien en soi d’irraisonnable ; que c’est la raison seule qui est, et qui se porte vers des objets opposés ; en d’autres termes, que la passion n’est que la raison corrompue, dépravée, pervertie ; que trompés par la rapidité avec laquelle l’âme passe d’un sentiment à un autre, nous ne considérons pas que c’est la même faculté qui subit ces sentiments opposés, la même qui désire et qui rétracte son désir, qui s’enhardit et qui a peur, qui se laisse séduire au mal et qui y résiste ; qu’en un mot, les passions ne sont que des inclinations plus ou moins réfléchies, des mouvements plus ou moins impétueux de la raison[68].

A cette thèse des Stoïciens, Plutarque oppose énergiquement la doctrine de Platon. Ceux qui soutiennent que la passion n’est pas distincte de la raison, répond-il, semblent ignorer que l’homme est un être double et composé ; du moins n’ont-ils reconnu que cette composition qui résulte de l’union de l’âme et du corps, laquelle est trop frappante pour n’être pas sentie par tout le monde ; mais ils n’ont pas vu que l’à me elle-même est, en quelque sorte, un composé de deux natures, et que la partie irraisonnable est comme un second corps intimement uni à la partie raisonnable[69].

Si nette que fût cette profession de principes, Plutarque fait mieux que l’énoncer avec décision, il la développe. Les Stoïciens arguaient particulièrement de ce que la faculté délibérante dans l’homme étant souvent partagée entre des avis différents, on n’a jamais contesté que c’est toujours la même faculté qui délibère. Plutarque n’y contredit pas ; mais il distingue. Ce qui fait la différence, dit-il, c’est que dans les objets de spéculation pure, la raison n’est pas contrariée par la passion qui est indifférente à ces sortes de questions ; elle embrasse donc avec joie la vérité, dés qu’elle la découvre, et abandonne allègrement le mensonge, parce que c’est elle-même et non une autre faculté, qui rejette son premier sentiment, pour en adopter un meilleur. Tout autrement en est-il, quand il s’agit de la lutte entre la passion et la raison. La raison réprime la partie qui se soulève contre elle, ou bien c’est elle qui succombe. Et comme elle ne peut ni vaincre, ni être vaincue sans éprouver quelques regrets, il y a division en elle, et c’est dans ce déchirement qu’éclate la distinction des deux forces. D’ailleurs, ajoute-t-il, si la passion et la raison étaient une même chose, dès que nous aurions jugé qu’il nous faut aimer ou haïr, ce jugement serait toujours suivi de notre amour ou de notre haine ; ce qui n’est point : les décisions de la raison trouvent la passion tantôt soumise et tantôt rebelle. Enfin, qui a jamais senti en soi cette brusque transformation de la raison en passion, et de la passion en raison ? Un homme cesse-t-il d’aimer, quand la raison lui prescrit de renoncer à son amour’.’ N’est-il pas esclave de la passion, alors même que sa raison la combat ? Et quand c’est la passion qui l’emporte, la raison ne lui fait-elle pas sentir son égarement ? Ni la passion n’enlève à l’homme la raison, ni la raison ne le délivre de la passion. Prétendre que la faculté supérieure de l’âme humaine est tantôt raison, tantôt passion, c’est comme si l’on disait que le chasseur et la bête ne sont pas deux êtres distincts, mais un seul et même être, qui, par une métamorphose soudaine, devient tour à tour la bête et le chasseur[70].

Mais comment expliquer cette sorte de dualité dans un seul et même être, et quel est le rapport qui unit entre elles les deux parties de l’âme ? Plutarque, après avoir fortement constaté la distinction de la raison et de la passion, ne raisonne pas moins solidement sur leur coexistence et leur subordination. Ceux qui s’étonnent, dit-il[71], que la partie irraisonnable obéisse à la partie raisonnable, ne se rendent point compte de la toute-puissance insinuante et persuasive de la raison. Les esprits, les nerfs, les os et tous les antres éléments de notre corps ne sont-ils pas privés d’intelligence ? Cependant, à peine la raison tirant, pour ainsi dire, les rênes, a-t-elle donné le signal de sa volonté, que tout se dispose et s’empresse pour obéir ; les pieds sont en mouvement, les mains s’étendent. Dans une image expressive, Plutarque va jusqu’à comparer les mouvements que la raison imprime au corps avec les sons dont l’artiste fait vibrer les harpes, les lyres, les instruments inanimés, dans lesquels il fait passer ses émotions, sa pensée.

Mais en subordonnant la passion à la raison, Plutarque n’entend point anéantir la passion. Les Stoïciens considérant la passion comme une maladie, un dérèglement de la raison, travaillaient à la détruire ; tout au plus consentaient-ils à laisser subsister quelques mouvements modérés, qu’ils nommaient, eupathics. Aux yeux de Plutarque, la passion est une puissance de l’âme, un ressort, utile ou dangereux, selon que l’on en use, mais nécessaire et qu’il ne faut pas briser. La raison ne va pas, dit-il, comme autrefois Lycurgue, le roi de Thrace, abattre indifféremment ce que les passions ont en soi de bon et de mauvais ; mais semblable au dieu sage qui préside à la culture des jardins, elle retranche de l’âme ce qui s’y développe de sauvage et superflu, adoucit l’âpreté de la sève et rend les fruits qu’elle produit agréables et sains. Un homme qui craint de s’enivrer ne jette pas son vin, il le tempère. De même, pour prévenir le trouble des passions, il faut les modérer, non les détruire. Les passions sont indispensables à l’activité de l’âme. Les anéantir, c’est briser son énergie : tel le pilote au milieu des mers, quand tous les vents sont tombés. La colère modérée est l’aiguillon du courage, la haine du mal est le levant de la justice. Peut-on séparer l’indulgence de l’amitié, la compassion de l’esprit de sociabilité ? Faut-il bannir l’amour, parce qu’il y a des amours déraisonnables, ou proscrire tout désir à cause de la cupidité. C’est vouloir défendre de courir, de tirer de l’arc ou de chanter, parce qu’il y a des gens qui tombent, qui manquent le but, qui chantent faux. Un instituteur Lacédémonien disait qu’il ferait en sorte que soir élève se plût aux choses honnêtes, et vît avec peine tout ce qui serait malhonnête. Le règlement des passions, telle est la fin de l’éducation[72].

De ce principe, Plutarque fait sortir la définition qu’il donne de la vertu. La vertu, pour notre moraliste, consiste dans un juste milieu également éloigné des excès contraires. Toutes les vertus ne résident pas dans ce juste milieu. Plutarque distingue ici la raison contemplative de la raison active. La sagesse forme de la raison contemplative, trouve en elle-même sa perfection ; c’est le domaine de l’absolu. Niais la vertu morale ou vertu active, qui ne Iseut se produire que par le concours de la raison et des passions, Plutarque ne la conçoit pas hors du juste milieu. Quand la crainte ou la paresse affaiblit l’attrait qui nous portait au bien, c’est à la raison de ranimer la puissance de cet attrait ; est-il au contraire devenu trop vif, la raison l’amortit. Le juste milieu est ce point on l’âme humaine, placée à égale distance du défaut et de l’excès, de ce qui serait en deçà du devoir et de ce qui irait au delà, applique à l’action l’énergie de la passion réglée par la raison. Par exemple, le courage est le juste milieu entre l’audace et la lâcheté ; la libéralité, entre la prodigalité et l’avarice ; la douceur, entre la faiblesse et la cruauté[73].

Ainsi, non seulement Plutarque distingue nettement la passion de la raison, mais, en subordonnant la passion à la raison, il lui fait avec précision sa part d’activité nécessaire. Reste la question de savoir si la raison toute seule suffit à imprimer à l’âme cette direction, en d’autres termes, si la volonté intervient et suivant quelle mesure elle doit intervenir dans les rapports de l’intelligence et de la sensibilité.

La doctrine de Plutarque sur ce point n’est pas moins claire que sur les deux autres. On peut distinguer dans l’âme, dit-il[74], trois éléments : la puissance. la passion et l’habitude. La puissance est le principe et comme la matière de la passion : tel le perchant à la colère, à la honte, à l’audace. La passion est le mouvement actuel de la puissance, toiles la colère, la honte, l’audace. L’habitude est la force que l’exercice donne à la puissance, et qui fait le vice ou la vertu, selon la direction imprimée à la passion. Or qui crée l’habitude ? la volonté incessamment appliquée au gouvernement de l’âme[75]. Ce n’est pas sur l’heure, ce n’est pas en un jour qu’on peut espérer de vaincre la passion. Les obstacles qu’on lui oppose dans le moment ne font qu’en comprimer l’explosion. Semblables aux odeurs fortes qu’on donne à respirer aux épileptiques, elles calment l’accès, elles ne guérisseur point le mal ; ce sont des palliatifs, non des remèdes. Ceux qui veulent se préserver des vices, disait Musonius, doivent nuit et jour travailler à s’en corriger[76]. Tous les conseils de Plutarque ne sont que le développement de cette maxime. Pour lui, il n’est pas de petits efforts, de petites pratiques, de petites vertus, chaque effort contribuant à former l’habitude, qui est comme une seconde nourrice, l’habitude qui crée les mœurs. C’est par l’habitude, produit du concert de la raison, de la passion et de la volonté, que l’âme arrive à ce juste milieu où il a placé la vertu morale. Par là il se sépare de Platon, soit maître, qui avait identifié la volonté avec la raison, et il se rapproche d’Aristote. Mais il nr, combat Platon qu’avec une respectueuse réserve ; Platon, d’ailleurs, avait lui-même, en partie, corrigé son erreur. Ce sont les Stoïciens et les Épicuriens dont il fait le procès.

Exagérant l’idée première de Platon, les Stoïciens en étaient arrivés à retrancher de la vie, pour les jeter dans l’abîme des choses indifférentes, tous les agréments de la vie : honneur, beauté, richesse, santé ; à faire de la vertu un idéal inaccessible ; à considérer toutes les fautes comme égales, toute faute étant l’effet d’une passion, et toute passion étant mauvaise ; à ne reconnaître dans le bien aucun degré. Plutarque argumente contre eux avec véhémence. Cet anéantissement de l’effort, cette négation du progrès dans la vertu lui paraissent contraires à l’évidence et au bon sens[77]. Vous prétendez, dit-il à Chrysippe, qu’il en est de ceux qui sont entrés dans le chemin de la sagesse comme de l’aveugle dont les yeux s’ouvrent à la lumière, comme du naufragé qui nage vers la terre ? L’aveugle, tant qu’il n’a pas recouvré la vue, vit dans les ténèbres ; tant que le naufragé n’a pas atteint le rivage, il est en danger de mort ; de même, celui-là est tout entier plongé dans le mal qui ne s’est pas encore élevé au bien. Mais quoi ? n’est-ce donc rien que de commencer à y voir clair ? n’est-ce rien que d’approcher du port ? — Vous prétendez qu’il n’existe pour le sage de bien réel que la vertu. Soit ; mais ce bien, qu’eu faites-vous ? Il y a chez les Ethiopiens un peuple dont le roi est un chien ; à ce titre, on le comble d’honneurs ; mais c’est le peuple qui exerce effectivement le pouvoir. Ainsi en est-il pour vous de la Vertu : vous lui rendez, comme au souverain, comme au seul et unique bien, toute espèce d’hommages ; cependant vous raisonnez, vous philosophez, vous vivez, vous mourez comme tout le monde, avec et d’après les choses indifférentes. Bien plus, chez ce peuple d’Éthiopie, le chien demeure sur son trône, entouré de respect, inviolable ; personne rie sonne à le tuer ; vous, vous faites bon marché de la vertu, et vous la sacrifiez pour conserver la santé et les richesses.

De leur côté, les Epicuriens anéantissaient la volonté et la raison dans les sensations[78], raillaient toutes les règles divines et humaines, et faisaient consister la vie honnête dans la pratique d’une vertu qui ne coûtait aucune peine. Plutarque les combat avec non moins de vigueur que les Stoïciens. Il fait remonter de Colotès à Épicure, du disciple au maître, la responsabilité des erreurs de l’école. Il met en lumière les inconséquences et les désordres d’une vertu que les lumières de la raison n’éclairent pas, que ne règle pas le frein de la volonté. Il démontre enfin qu’on ne peut vivre, même agréablement, en suivant une doctrine qui rejette systématiquement tout ce qui fait la grandeur de l’âme humaine[79].

Pour lui, en un mot, la raison et la passion sont deux puissances à la fois distinctes et solidaires, deux puissances également nécessaires, dont l’une doit avoir empire sur l’autre, mais de façon à régler son essor, non à la détruire ; pour lui, la vertu est chose qui s’apprend par l’exercice de la volonté concourant avec la raison à ramener la passion dans un juste milieu ; pour lui enfin, l’éducation de l’âme est le prix de l’effort, effort généreux où le progrès répond sensiblement au travail de chaque jour.

Libre et responsable, l’homme tire de cette liberté même sa force, sa noblesse. Il n’est pas de moraliste qui concède moins que Plutarque au fatalisme. Ses premiers discours, œuvre de jeunesse, sont une sorte de protestation emphatique, mais ferme et élevée, contre ce que le vulgaire appelle les faveurs de la fortune[80]. Il avait écrit un traité spécial, dans lequel il expliquait que la vertu est le fruit de l’enseignement, et qu’on apprend à l’âme humaine à pratiquer le bien par un effort de la volonté, comme on forme les membres par un exercice réglé à marcher et à danser[81]. Dans un fragment compris parmi ses ouvrages, nous voyons qu’il mettait aux prises le vice et la fortune, en refusant d’imputer à la fortune ce qui est l’effet du vice, c’est-à-dire d’une défaillance réfléchie, consentie, ou du moins non combattue, de la raison[82]. Un autre fragment nous le montre cherchant à prouver que l’âme est le plus soupent maîtresse des affections du corps[83] : sa thèse est d’atténuer les maladies du corps, pour taire plus vivement ressortir les maladies qu’il appelle énergiquement les dépravations volontaires de l’âme. Ô homme ! s’écrie-t-il éloquemment, ton corps est sujet à bien des affections accidentelles ou naturelles ; mais ouvre ton cœur, et tu y trouveras un dépôt, ou plutôt, selon l’expression du Démocrite, un trésor de maux qui jaillissent de sa dépravation, source profonde de passions et de vices[84]. Que les maladies tiennent au corps ou à l’âme, il en rejette la responsabilité sur la raison et la volonté, qui n’ont pas su les prévenir ou les guérir. Il n’admet pas qu’un vice soit incurable. Un de ses meilleurs traités est celui où il fait toucher du doit au jeune homme les progrès qu’il a accomplis, où il excite dans son âme, à chaque amélioration constatée, le désir d’une amélioration nouvelle[85]. Enfin, sur les effets de la responsabilité morale après la mort, y a-t-il, chez aucun écrivain de l’antiquité païenne, des pages plus pénétrantes et plus fortes que colles où il nous représente l’homme puni de ses fautes par les peines infligées à ses descendants et assistant à leur supplice[86] ?

Quand on envisage Plutarque sous cet aspect, il ne semble pas que ce soit à tort que Bossuet le considère comme un philosophe. Par cette exacte intelligence des lois de l’âme humaine, par cette judicieuse interprétation du rôle complexe des facultés qui en constituent la vie une et diverse, il mérite assurément ce titre. Aux éléments épars dans tous ses Traités il n’a manqué que la coordination pour former un système psychologique qui justifiât le rang auquel l’enthousiasme de ses biographes de la Renaissance l’a trop facilement élevé.

Mais c’est précisément cette coordination qu’il n’a point voulu donner à son enseignement, sinon à sa pensée. Directeur de conscience, professeur de sagesse pratique, tel il a pris son rôle, tel il s’y tient, tel il s’y plait. Toutes ses observations psychologiques se tournent, se fondent dans ses Traités en prescriptions de morale familière[87]. C’est ainsi que les questions s’offrent à son esprit et qu’il les envisage, non en métaphysicien, mais en homme[88], Certes les grands problèmes de notre destinée n’ont pas échappé à ses réflexions, nous venons de le voir ; et ainsi qu’on l’a remarqué avec raison, il ne craint ni d’en sonder les abîmes, ni d’en gravir les hauteurs ; mais ce n’est point sur ces hauteurs qu’il habite[89]. De loin, et sous le prestige de la légende attachée à son histoire, on se représente l’auteur des Parallèles l’auréole au front au milieu des grands hommes auxquels il a rendu la vie. Il a l’imagination si puissante et, lorsqu’il s’élève, l’essor si haut ! Les scènes qu’il décrit le transportent[90]. Cependant, à côté de ces tableaux admirables, combien de petits détails, obscurs ou bas, presque indignes de l’historien, s’il n’en avait fait lui-même un des éléments les plus instructifs et les plus piquants de l’histoire ! Sensibles dans les Parallèles, ces contrastes sont plus saisissants encore dans les Traités. Des exemples qu’il emprunte aux traits les plus imposants de la mythologie, le moraliste passe, sans transition, aux images les plus vulgaires de la vie domestique[91]. De nobles souvenirs traversent et illuminent sa pensée ; mais ce sont les choses de tous les jours qui la remplissent. Les comparaisons auxquelles un écrivain se complait marquent d’ordinaire assez exactement les habitudes de son esprit. Celles de Plutarque sont tirées pour la plupart des pratiques du ménage, des règles de l’éducation des jeunes gens ou de l’administration d’une petite cité, des mœurs des animaux[92]. Là où un champ plus large s’ouvre naturellement devant lui, le plus sou vent il se contient ; il lui suffit d’appliquer aux besoins de ceux qui l’entourent les conseils que leur situation lui suggère. Il a par excellence ce bon sens qui, selon l’expression de Vauvenargues, consiste à voir les objets dans la proportion qu’ils ont avec notre nature ou notre condition.

Dans le cercle où il a vécu, pour rendre les services dont il aimait à s’imposer le devoir, tout le ramenait aux modestes et utiles vérités d’expérience. Depuis longtemps, nous dit-il[93], la Pythie avait dû baisser le ton, afin de se faire entendre de ceux qui l’interrogeaient. Pouvait-elle, en effet, quand il n’y avait plus de séditions, plus de tyrannies, plus de ces maladies particulières à la Grèce qui demandaient des remèdes exceptionnels et puissants, quand les questions qu’on lui adressait revenaient toutes à ces préoccupations d’intérêt privé : faut-il me marier ? faut-il placer mon argent ? faut-il faire le négoce ? faut-il m’engager dans telle ou telle affaire ? quand les consultations des villes elles-mêmes ne portaient plus que sur l’abondance de la prochaine récolte ou sur l’état futur de la santé publique, pouvait-elle convenablement s’étudier à tourner des vers, à façonner dei périphrases, pour enfler et parer la réponse de l’oracle ? Suivant l’exemple de la Pythie, dont il aimait à interpréter la pensée, Plutarque a le bon goût de répondre simplement aux questions simples qu’on lui pose. Sachons-lui gré de cette simplicité, et prenons-le, comme il se donne, répandant au jour le jour autour de lui, non sans dignité, les trésors infinis de sa sagesse. Père de famille dévoué et heureux, magistrat honoré, grand prêtre infatigable, c’est à ses enfants, à ses concitoyens, à ses dieux, qu’il a consacré ses lumières et sa vie ; suivons-le où il se plait à nous conduire lui-même, loin des charges de cour et des amitiés illustres qu’on lui a prêtées, dans la famille, dans la cité, dans le temple : c’est là qu’on peut espérer le connaître et qu’il convient de le juger.

 

 

 



[1] Plutarque trouva un Trajan pour le récompenser, comme Aristote trouva un Alexandre. (Dryden.)

[2] De la connaissance de Dieu et de soi-même, V, 1.

[3] Théodoret, Thérapeut., p. 55 ; Ruauld, Vita Plutarchi, 9 ; J. de Maistre, Trad. du traité des Délais de la justice divine, préface, p. 6 à 8 ; Champagny, les Antonins, I, p. 442. Cette opinion est combattue par Trench, p. 14 et suiv.

[4] Actes des Apôtres. Cf. Strabon, XVI, II, 55 ; Josèphe, Autobiographie, 12.

[5] Tacite, Annales, XV, 44. Suétone, in Nerone, 16 ; in Claudio, 2. Cf. Pline, Lettres, X, 97, 93.

[6] Suétone, in Claud., 25 ; P. Orose, Hist., VII, 6, 7, 10 ; Actes des apôtres, XVIII, 2 et suiv.

[7] Actes des apôtres, XVIII, 15.

[8] Cf. Tillemont, Hist. des Empereurs, tome II, p. 477. — Plutarque, qu’on ne soupçonnera pas de christianisme.... dit Chateaubriand, Génie du Christianisme, part. I, livre IV, chap. II. — C’est également l’opinion de Dryden. Il est constant que Plutarque n’a point été chrétien. Cependant, ajoute-t-il, il ne s’est point déclaré dans ses écrits contre le christianisme, ainsi que l’ont fait d’autres écrivains du même siècle.

[9] Des Contradictions des stoïciens, 58. Propos de table, IV, 4, 5. De la Superstition, 8 ; Cf. 12. Tacite, Hist., V, 2 à 5. Cf. note de Burnouf.

[10] D’Isis et d’Osiris, 20, 45. 61, 66 et passim.

[11] Ibid., 2, 10, 25, 26, 29, 32, 34, 35, 48, etc.

[12] Ch. Lévêque, déjà cité.

[13] Sénèque, Épîtres, 94.

[14] Epit., 33.

[15] De la Tranquillité de l’âme, 1 ; de la Manière d’écouter. — Plutarque, dit Emerson, a besoin à un maître ; il aime mieux s’asseoir à la table de Platon en disciple qu’en disputeur.

[16] Ruauld, Vita Plutarchi, 7. — Les purs sceptiques lui paraissaient extravagants, dit justement Dryden, parce qu’ils révoquaient tout en doute et heurtaient le sens commun.

[17] De l’Inscription du temple de Delphes, 17 ; de la Cessation des oracles, 37 ; des Notions du sens commun contre les stoïciens, 45 ; des Délais de la justice divine, 4 ; contre Colotès, 21, 26, etc.

[18] Vie de Thésée, 32 ; de Cimon, 13 ; de Sylla, 12 ; contre Colotès, 32 ; de l’Exil, 10, 14, etc.

[19] Vie de Dion, 5, 11 ; du Commerce que les philosophes doivent avoir avec les princes, 4 ; de la Tranquillité de l’âme, 6, 13 ; de l’Amour fraternel, 12, 21 ; de l’Amour des parents pour leurs enfants, 4 ; des Progrès dans la vertu, 15 ; Propos de table, I, 8 ; VII, 3 ; VIII, 1 ; XI ; Vie de Solon, 2 ; de Timoléon, 15 ; de Lysandre, 2 ; Préceptes de santé, 19 ; Préceptes de mariage. 48 ; Vie de Caton l’ancien, 2 ; de l’Amour, 17, 18 ; d’Isis et d’Osiris, 23 ; Vie de Numa, 11 ; de la Cessation des oracles, 17 ; de l’Inscription du temple de Delphes, 11 ; de la Tranquillité de l’âme, 5 ; de la Musique, 17 ; Commentaire sur le Timée ; Questions platoniques ; de la Vertu morale ; que la Vertu peut être enseignée ; de la Curiosité ; de la Fausse honte ; de la Colère ; des Contradictions des stoïciens ; des Notions du sens commun contre les stoïciens ; contre Colotès ; S’il faut mener une vie cachée, passim.

[20] Platon, Protagoras, Timée, Lois. Xénophon, Mém., IV, 6, § 7. Cf. Paul Janet, Histoire de la philosophie morale et politique dans l’antiquité et les temps modernes, tom. I, liv. I, chap. I, et Ad. Garnier, De la morale dans l’antiquité, p. 58 et suiv.

[21] Phédon. Cf. Janet, t. I, chap. II, p. 35 et suiv.

[22] De la Vertu morale, 1 et 6 ; Cf. 5 et 7. Cf. de l’Éducation des enfants, 22.

[23] Morale à Nicomaque, liv. II. Cf. liv. IV, VI, 1 ; Grande morale, I, 1, 31.

[24] Cicéron, Académiques, I, 4, 12 ; II, 6, 31, 23 ; Tusculanes, III, 23 ; de la Nature des dieux, I, 7 ; Diogène Laërce, IV, 6, 92 ; Des vrais Biens et des vrais Maux, V, 5, 6 ; Lettres famil., IX, 8.

[25] Questions platoniques, I, 2.

[26] Propos de table, II, 5. Cf. Sénèque, Epit., 108 ; Josèphe, Autobiographie, 2.

[27] De la Tranquillité de l’âme, 4, 5, 6 ; Si le vice suffit pour rendre malheureux, 3 ; Propos de table, 1, préface.

[28] Propos de table, V, 1 ; Vie de Dion, 19 ; de l’Amour des richesses, 3 ; De la Tranquillité de l’âme, 14 ; du Progrès dans la vertu, 9 ; de la Curiosité, 2, etc.

[29] De la Vertu morale, 12 ; de l’Exil, 7, 12, 15 ; de la Fausse honte, 7 ; de la Passion des richesses, 7 ; de l’Amour fraternel, 20 ; du Progrès dans la vertu, II, 5, 6 ; du Flatteur et de l’Ami, 30, etc.

[30] Préceptes de santé, 7 ; de l’Usure, 8 ; de l’Utilité des ennemis, 2 ; de la Tranquillité de l’âme, 4 ; du Flatteur et de l’Ami, 28 ; Propos de table, II, 1, etc. Plutarque avait écrit la Vie de Cratès (Voir Fragments, Didot, p. 50 et 51).

[31] Vie d’Alcibiade, 1 ; Préceptes politiques, 15 ; de l’Exil, 17 ; de l’Utilité des ennemis, 6 ; de la Fausse honte, 18, etc.

[32] De la Tranquillité de l’âme, 17.

[33] Dictionnaire des sciences philosophiques : verbo Plutarque.

[34] Plutarque, dit Trench, n’a rien de créatif comme penseur, ni même de constructif, p. 113.

[35] S’il faut mener une vie cachée, 2.

[36] Voir les Moralistes sous l’Empire romain, par M. C. Martha.

[37] Plutarque, Du Commerce que les philosophes doivent avoir avec les princes, I. Cf. Cicéron, Disc. pour Archias, 24, Disc. au Sénat après son retour, 6 ; Térence, Andrienne, vers 23.

[38] Plutarque, Vie de Brutus, 2. Cf. 1 ; Vie de Caton, 10, 16, 67 à 70 ; Vie de Crassus, 3 ; du Commerce que les philosophes doivent avoir avec les princes, I. Cf. Cicéron, Acad., II, 36 ; Tusculanes, V, 39 ; Epit. ad Atticus, II, 20.

[39] Sénèque, De la Tranquillité de l’âme, 14 ; Epîtres, 77 ; Tacite, Annales, XIV, 59 ; XVI, 34 et 35 ; Histoires, III, 81 ; Perse, Satires ; — Plutarque, Préceptes politiques, 18 ; Vie d’Antoine, 80, 81.

[40] Sénèque, Consolation à Marcia, 4 ; de la Tranquillité de l’âme, I ; Epîtres à Lucilius, 22, 29, 30, 38, 48, 77, etc. ; Suétone, in Octavio, 58. Cf. Plutarque : Apophtegmes des rois et des généraux, Auguste, 7, 3, 5 ; Dion Chrysostome, Discours, 27.

[41] Epit., 108.

[42] Aulu-Gelle, Nuits attiques, V, 1.

[43] Entretiens, III, 23. Cf. Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane (traduction de M. Chassang) et Eunape, Vies des sophistes.

[44] De la Manière d’écouter, 5 à 7, 13 à 15 ; De la Curiosité, 15. Cf. Sénèque, Epîtres, 108 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, V, 1.

[45] De la Manière d’écouter, 6, 16 ; Du Commerce que le philosophe doit avoir avec les princes, 3.

[46] De la Manière d’écouter, 11, 12.

[47] De la Manière d’écouter, 11, 12.

[48] De la Manière d’écouter, 11, 12. 14, 18, 8, 9. Cf. Sénèque, Epit., 108.

[49] De la Manière d’écouter, 7, 15.

[50] Sénèque, Epit., 108.

[51] De la Manière d’écouter, 18.

[52] Martha, Les Moralistes sous l’empire romain, etc.

[53] Epit. 50, 23. 77 ; De la Tranquillité de l’âme, 1.

[54] Epit., 32, 49. 48, 6. 30, 22. 71, 38, 48.

[55] Sénèque, Épit., 45.

[56] Lettre à Timoxène, 7 ; de la Superstition, 7 ; de la Manière d’écouter, 12, 16 ; des Vertus des femmes, 1 ; Comment on peut connaître les progrès, etc., 16, 11 ; Du grand nombre des amis, 7.

[57] De la Manière d’écouter, 2 ; Comment on petit connaître les progrès, etc., 2 ; des Délais de la justice divine, 1.

[58] Du Commerce que les philosophes doivent avoir avec les princes, 2, 3 ; de l’Utilité des ennemis, 1 ; de l’Amour fraternel, 1 ; de la Tranquillité de l’âme, 1 ; Vie d’Aratus, 1 ; Vie de Paul-Émile, 1 ; Préceptes politiques, 1 ; Propos de table, préface ; Préceptes du mariage, 1 ; de la Manière d’écouter, 17, 18.

[59] De la Manière d’écouter, 12.

[60] De la Tranquillité de l’âme, 1 ; de la Colère, 2 ; Vie de Paul-Émile, 1, etc.

[61] Xénophon, Éloge d’Agésilas, VI. Cf. Isocrate, Discours à Nicoclès ; Cicéron, Discours pour Archias, 6, 11 ; Sénèque, Épîtres, 64. Cf. 25, 20, 11, 102 ; des Loisirs du Sage, 26. Tacite, Vie d’Agricola, 46 ; Annales, IV, 32, 33.

[62] Vie de Paul-Émile, 1.

[63] Du bonheur dans la doctrine d’Épicure, 2 ; contre Colotès, 5.

[64] Contre Colotès, 2 ; des notions du sens commun contre les stoïciens, 12, 28 ; des Contradictions des stoïciens, 11.

[65] Des coups de baguette des stoïciens, 1 à 4 ; des paradoxes des stoïciens, 1.

[66] Contre Colotès.

[67] Cf. Volkmann, 2e partie, chap. 1, 2, 3.

[68] De la vertu morale, 5, 3, 6 ; des Notions du sens commun contre les stoïciens, 7 ; des Contradictions des stoïciens, 9.

[69] De la Vertu morale, 2.

[70] De la Vertu morale, 7, 8, 9.

[71] De la vertu morale, 4.

[72] De la Vertu morale, 5, 4, 8 à 12 ; de la Curiosité, 1 ; de la fausse honte, 1 ; Du flatteur et de l’ami, 25 ; des notions du sens commun contre les stoïciens, 10. Cf. 4, 5, 9, 12 ; des contradictions des stoïciens, 13, 15, 19, 25, 59.

[73] De la vertu morale, 6.

[74] De la vertu morale, 4. Cf. De l’Utilité des ennemis, 3, 8.

[75] De la Vertu morale, 4.

[76] Des moyens de réprimer la colère, 2.

[77] Des notions du sens commun contre les stoïciens, 30. Cf. 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 ; des Contradictions des stoïciens, 10, 13, 15, 17, 19, 21, 25, 26, 28, 50 ; de la Vertu morale, 8 à 12.

[78] Cf. Cicéron, De natura Deorum, I, 25.

[79] On ne peut vivre, même agréablement, en suivant la doctrine d’Epicure, 2, 3, 4 ; Cf. contre Colotès, 1 à 8.

[80] Sur la fortune des Romains ; Sur la fortune ou la vertu...

[81] La vertu est le fruit de l’enseignement, I.

[82] Si le vice suffit pour rendre l’homme malheureux.

[83] Si la crainte et le désir sont des affections de l’âme ou du corps.

[84] Que les maladies sont plus dangereuses de celles du corps ou de celles de l’âme, 1.

[85] Sur les moyens de connaître les progrès qu’on fait dans la vertu.

[86] Des délais de la justice divine. — Voir plus bas, chap. IV, 2e partie.

[87] Occupatus erat maxime in singulari quadam quœstione solvenda neque adeo principia suprema enucleare studebat (Schreiter, De Doctrina Plutarchi theologica et morali, Lipse, 1830, p. 100-101). Zeller, Philosophie des Grecs, 3e partie, p. 141 à 182.

[88] Expression d’Emerson.

[89] Treuth, p. 138.

[90] Voir le traité De la fortune des Romains, 13, où il se demande ce qu’aurait produit un conflit entre les Romains et le conquérant de l’Asie, si le fils de Philippe eût dirigé ses armes vers l’Occident. Voir aussi les Vies d’Alexandre, de César, de Pyrrhus, de Pompée.

[91] Préceptes politiques, 31, 32 ; Quelle part le vieillard doit prendre à l’administration des affaires de l’État, 9 ; des Contradictions des stoïciens, 4, etc.

[92] Il a du goût pour la vie commune, dit Emerson, (page 12) ; il connaît la forge, la ferme, la cuisine, la cave, et dans la cuisine et la cave, l’usage de chaque ustensile.

[93] Des Oracles en vers, 28, Cf. des Contradictions des stoïciens, 30.