Quatrième période — Le relèvement
Munk aurait voulu que l’affaire de Damas servit
d’avertissement aux Juifs d’Europe et les convainquit de la nécessité de
maintenir entre eux une union étroite, pour se défendre plus efficacement
contre tes dangers ultérieurs. Son conseil ne fut pas suivi, du moins en
Allemagne. Dans ce pays, en effet, la lutte recommença à cette époque avec
plus d’âpreté entre les orthodoxes et les novateurs. Le parti de la réforme,
à Hambourg, avait fait des progrès considérables ; la jeune génération
préférait, en général, le culte digne et imposant du nouveau temple aux
offices bruyants des anciennes synagogues. Le temple des novateurs était
devenu trop petit et on se préoccupait d’en élever un plus grand. Pour
empêcher leurs adversaires de réaliser leur projet, les orthodoxes allèrent
porter plainte contre leurs innovations auprès du Sénat de la ville. Les
querelles des deux partis prirent surtout un caractère de grande vivacité à
l’occasion du nouveau Recueil de prières que publièrent les novateurs.
Pourtant, dans un louable sentiment de conciliation, ceux-ci avaient
supprimé, dans ce Rituel, tout ce qui, dans l’ancienne édition, avait
particulièrement froissé les orthodoxes. Mais, par contre, ils l’avaient
intitulé Prières pour les Israélites,
comme s’il était destiné à tous les Juifs, sans distinction. Cette prétention
irrita les partisans de la tradition. Bernays fit annoncer dans trois
synagogues ( Afin de donner plus d’autorité à l’excommunication qu’il avait prononcée contre les novateurs, Bernays demanda à de nombreux rabbins et prédicateurs, qu’il supposait partager ses convictions, de faire connaître leur opinion sur ces innovations. Cette consultation révéla le changement important qui s’était produit depuis vingt ans dans les idées religieuses des Juifs d’Allemagne. Pendant qu’à l’origine (1818), le parti de la réforme n’avait obtenu que l’approbation de trois rabbins, en 1841 Bernays ne fut appuyé dans sa campagne contre les réformes que par un seul de ses collègues, le rabbin d’Altona, son voisin : douze ou treize rabbins se déclarèrent expressément en faveur des innovations. Alors commencèrent les exagérations de la réforme. De jeunes rabbins, ou directeurs de conscience, comme ils se plaisaient à s’appeler, se posaient en champions attitrés de la civilisation et du progrès, péroraient partout avec une présomptueuse suffisance sur la nécessité de modifier le culte public et en imposaient tellement par leur assurance que leurs collègues orthodoxes n’essayaient même pas de les combattre. On eût dit que le judaïsme allemand tout entier était définitivement acquis aux réformes. Il se produisit alors à Hambourg une catastrophe qui fit
reléguer à l’arrière-plan la question des réformes religieuses. En mai 1842,
un terrible incendie détruisit une grande partie de la ville. Mais la lutte
entre les novateurs et les orthodoxes ne cessa pas en Allemagne ; elle
reprit sur un autre point, à Francfort-sur-le-Mein. Dans cette ville, où fut
créée la première luge maçonnique juive et où existait depuis 1806 une école
juive, Après sa mort, quelques-uns de ses partisans organisèrent (en 1842) à
Francfort une communauté spéciale, qu’ils appelèrent Société des amis des réformes. La profession de
foi qu’ils publièrent à cette occasion montre que leurs idées étaient assez
confuses sur le but qu’ils voulaient atteindre. Pour le Talmud, ils étaient
tous d’accord de ne pas le reconnaître comme autorité religieuse. Mais Leur plus vif désir était d’obtenir l’adhésion de Gabriel Riesser, qui occupait en Allemagne une situation importante. Bien que Riesser eût manifesté à plusieurs reprises son attachement à tous les anciens usages, pour ne pas paraître rougir de sa religion, il se montra pourtant disposé à adhérer à ce qu’on appelait le programme de Creizenach, parce qu’il avait toujours demandé la liberté pour tous. Or, ce programme défendait, à ses yeux, le principe de la liberté en laissant aux pères de famille la faculté de négliger ou de pratiquer la circoncision sur leurs enfants. C’était là une innovation hardie qui empêchait bien des personnes de se joindre aux amis des réformes. Aussi ceux-ci se décidèrent-ils à effacer de leur programme l’article concernant la circoncision ainsi que la déclaration relative à l’abolition des lois alimentaires. Mais leurs concessions mécontentèrent Riesser, qui y voyait une sorte de reculade, et il leur retira son appui. Ce groupe de réformateurs, se trouvant ainsi privé de son principal soutien, ne tarda pas à se dissoudre. Cet échec ne découragea nullement ceux qui étaient convaincus de la nécessité de substituer à certains usages des formes plus compatibles avec la nouvelle situation des Juifs. Seulement ils n’étaient pas d’accord sur les modifications à apporter au judaïsme. Les uns ne craignaient pas de demander la suppression de lois fondamentales, comme la circoncision, d’autres voulaient seulement donner au culte public un caractère plus digne et plus solennel. Pour s’entendre plus facilement sur les réformes à établir, on décida de convoquer une assemblée de rabbins. Cette réunion eut lieu à Brunswick. Vingt-deux rabbins, presque tous du sud et de l’ouest de l’Allemagne, avaient seuls répondu à l’appel ; les autres étaient restés prudemment sur la réserve. La plupart des membres de ce synode se posèrent en adversaires du judaïsme talmudique. Cette assemblée subit, du reste, la direction d’un homme qui, malgré ses vastes connaissances talmudiques, manifestait un profond dédain pour le Talmud. Cet homme était Holdheim. Samuel Holdheim (né à Kempen en 1806 et mort à Berlin en 1860) avait été initié, dès son enfance, aux études talmudiques d’après l’ancienne méthode polonaise. Aussi avait-il acquis dans ce domaine une certaine notoriété. Encore jeune, il était déjà admiré par les rabbins polonais pour son érudition et sa remarquable sagacité. Hais cette méthode, qui faisait sacrifier la rectitude et la simplicité de l’esprit à la finesse et au paradoxe, eut encore pour Holdheim une autre conséquence : à force de ne chercher dans le Talmud que l’occasion de briller par la subtilité, de sa dialectique et l’imprévu de ses conclusions, il s’accoutuma peu à peu à n’attacher qu’une importance médiocre aux pratiques religieuses qui y sont prescrites. De là, chez lui, une absence complète de convictions. Appelé comme rabbin à Francfort-sur-l’Oder, où la communauté était orthodoxe, il observait strictement tous les usages et tolérait même dans la synagogue les habitudes bruyantes et peu décentes des petits oratoires polonais. Dès qu’il eut quitté ce poste pour en occuper un autre à Mecklembourg-Schwerin, où il pouvait négliger les pratiques, il n’hésita pas à se montrer hardi réformateur. A Mecklembourg-Schwerin, où s’étaient conservés presque intacts, chez la population, les usages du moyen âge, régnait alors un prince qui conçut la singulière idée de rendre ses sujets juifs irréligieux. On nomma un conseil supérieur pour organiser les communautés juives d’après les vues du prince et on en confia la direction religieuse à Holdheim (1840). Celui-ci se mit aussitôt à l’œuvre. Trouvant insuffisantes les innovations que le parti de la réforme avait voulu établir dans certaines villes, il essaya de bouleverser complètement le judaïsme, aussi bien dans sa partie mosaïque que dans ses éléments talmudiques et rabbiniques. En ergoteur habile, qui, comme les anciens rhéteurs, sait plaider le pour et le contre, il trouva en faveur de ses modifications des arguments spécieux qui troublaient les esprits et calmaient les consciences timides. Depuis Paul de Tarse, aucun Juif n’avait tenté. au même degré que Holdheim, d’ébranler l’ancien édifice religieux jusque dans ses fondements. S’appuyant sur la déclaration du Grand Sanhédrin d’après laquelle la législation mosaïque contient des dispositions purement religieuses et des dispositions politiques et nationales, il affirmait que ces dernières sont devenues caduques depuis la disparition de l’État juif. Il partait de ce principe pour déclarer abolies toutes les pratiques religieuses dont l’accomplissement présentait quelque difficulté ou imposait quelque privation : le repos du sabbat, les prescriptions concernant le mariage, la croyance à la venue du Messie et même l’usage de la langue hébraïque, parce que cette langue constitue, selon lui, un lien politique entre les membres dispersés de l’ancien peuple juif. Dans son zèle aveugle de réformateur ou plutôt de démolisseur, Holdheim alla encore plus loin. Détournant de leur vrai sens ces paroles du Talmud que la loi de l’État est la vraie loi, il prétendait que les Juifs ne sont tenus de suivre que les usages religieux dont l’État leur permet l’observance. D’après cette théorie, il faudrait flétrir comme rebelles envers l’État les innombrables martyrs juifs morts pour leur foi, et l’autorité de l’État remplacerait, dans les questions religieuses, l’autorité de l’ancien Sanhédrin ! Tel était l’homme qui, dans l’assemblée des rabbins à
Brunswick, dirigeait les débats et imposait ses idées. On comprend donc
aisément que, dans ses délibérations, cette assemblée se soit moins inspirée
de la lettre et de l’esprit du judaïsme que des exigences et des désirs des hauts gouvernements allemands. Le Talmud fut
mis au ban dès la première séance. Soixante-dix-sept rabbins de l’Allemagne,
de A ce moment se produisit dans le monde catholique un
événement qui eut son contrecoup chez les Juifs. On exposa à Trèves une
tunique qu’on disait être celle de Jésus et que des millions de catholiques
allaient adorer (août-octobre
1844). Cet acte d’adoration fut qualifié d’idolâtrie par quelques
prêtres catholiques, notamment par Ronge et Czerski, qui se séparèrent de
l’Église romaine pour fonder une Église catholique allemande (janvier 1845).
Parmi les pasteurs protestants, il y eut aussi alors des dissidents qui
organisèrent des communautés amies de la lumière.
Ce mouvement s’étendit jusqu’aux Juifs de Breslau et surtout de Berlin, où un
certain nombre d’entre eux résolurent de fonder une Église judéo-allemande sur le modèle de
l’Église catholique allemande. Le principal auteur de ce projet fut Samuel
Stern, orateur disert qui, sans compétence spéciale, avait fait des
conférences où il avait représenté le judaïsme comme une religion susceptible
des modifications les plus diverses. Il réussit à réunir autour de lui, à
Berlin, une vingtaine de partisans et à créer avec eux une Société de réformes (avril 1845). Cette Société adressa
un appel à tous les Juifs d’Allemagne pour provoquer la réunion d’un synode
et instituer une nouvelle religion juive. Son programme ne contenait
naturellement que des négations : suppression du judaïsme talmudique,
abolition de la croyance à la venue du Messie, retour à Cette assemblée excita parmi les Juifs un intérêt bien plus vif que celle de Brunswick. parce que les réformateurs n’y avaient pas seuls la parole ; les conservateurs y étaient, en effet, représentés par un homme de valeur et très considéré, Zacharias Frankel (né à Prague en 1804 et mort à Breslau en 1875). Quoique élevé dans le respect du Talmud, Frankel ne croyait pourtant pas qu’il fût défendu d’apporter la moindre modification au judaïsme. Dans sa jeunesse, il avait même rompu une lance contre les obscurants. Grâce à ses travaux scientifiques et à son esprit critique, il s’était rendu compte que, loin de l’affaiblir, certaines réformes rendraient, au contraire, une nouvelle vigueur au culte juif. D’opinion modérée, il était l’homme du juste milieu, aussi éloigné des exagérations et des fantaisies de Geiger et de Holdheim que de l’orthodoxie étroite et obstinée de Hirsch. Ses collègues du synode l’estimaient beaucoup comme rabbin et comme savant, et, au début, son autorité contrebalança l’influence du parti de la réforme de Berlin. Frankel ne siégea pourtant pas longtemps au synode. Il s’en retira bruyamment quand la majorité eut voté la résolution qu’il était nécessaire de faire oublier aux Juifs la langue hébraïque. De tous côtés on approuva Frankel pour sa décision, et ces manifestations prouvèrent que le synode de Francfort ne représentait qu’une faible minorité. Frankel parti, l’assemblée des rabbins se trouva sous la domination du groupe berlinois. Elle n’osa pourtant pas approuver sans réserve les idées trop avancées de ce parti, de crainte de mécontenter la plupart des communautés allemandes. Elle tourna la difficulté en faisant cette déclaration ambiguë qu’elle était disposée à soutenir de toutes ses forces les tentatives du parti de la réforme, si ce parti s’inspire des principes qui doivent présider à toute modification sérieuse introduite dans le judaïsme. Sans se laisser arrêter par cette sorte de fin de
non-recevoir, les novateurs de Berlin continuèrent leur propagande et
réussirent à organiser une communauté de près de deux cents membres. Holdheim
la déclara définitivement fondée le Les réformes préconisées par Holdheim ne furent adoptées,
en dehors de Berlin, par aucune communauté d’Europe ; elles furent
accueillies plus favorablement dans les États-Unis d’Amérique. Dans ce pays,
des émigrants venus des points les plus divers, mais surtout de Pourtant, à Berlin même, le zèle des membres du groupe réformé ne persista pas longtemps. D’abord Holdheim avait fait célébrer des offices le samedi et le dimanche, comme dans les premiers siècles du christianisme, du temps des Judéo-Chrétiens. Mais bientôt, à cause du trop petit nombre de fidèles qui venaient au temple le samedi, il n’y eut plus d’offices que le dimanche, et même en ce jour les abstentions ne cessèrent d’augmenter. Les fondateurs du nouveau culte purent encore constater eux-mêmes l’échec de leur entreprise. Il n’appartient pas encore à l’histoire d’indiquer avec précision les motifs de cet insuccès. Ce qu’on peut affirmer cependant, c’est que, quelques années après sa fondation, la communauté réformée trouva en face d’elle, à Berlin, un adversaire qui lui porta les coups les plus rudes, parce qu’il la combattit avec une éloquence entraînante et une ardente conviction. Cet adversaire était Michel Sachs. Sachs (né à Glogau en 1808 et mort à Berlin en 1864) formait un contraste complet avec Holdheim. Tout, chez ces deux hommes, était différent, la manière d’agir et la manière de penser, les sentiments et le caractère, l’éducation et l’instruction, même les habitudes et les manies. Holdheim, avec son talent de dialecticien et son esprit subtil, était un produit des écoles talmudiques polonaises, tandis que Sachs rappelait ces savants juifs d’Espagne qui se distinguaient par leur goût pur, leur langage élégant et l’étendue de leurs connaissances générales. Doué des qualités les plus généreuses, familiarisé à la fois avec la littérature hébraïque et la littérature grecque, Sachs sentait et agissait noblement. Sa conduite répondait toujours à ses pensées et à ses sentiments. Aussi se montrait-il d’une implacable sévérité et d’une ironie mordante envers les trompeurs, les hypocrites, ceux qui essayaient de dissimuler leur ambition et leur vanité sous des phrases creuses et des mots sonores. Sachs aimait le judaïsme d’un amour passionné, parce que cette religion a proclamé un Dieu Un qui dirige la marche de l’humanité et qu’elle enseigne une morale pure et généreuse. Il ne se dissimulait pas que bien des plantes parasites s’étaient attachées, dans le courant des siècles, au tronc du judaïsme et en gâtaient la beauté, mais il était convaincu que le temps, qui les avait fait pousser, suffirait pour les faire de nouveau disparaître. Les arracher de force lui paraissait une entreprise dangereuse, parce qu’en enlevant les parties avariées, on risquait, selon lui, de détruire en même temps des parties saines. De là son opposition à toute réforme. Il craignait que l’abolition, même justifiée, de certains usages ne fût nuisible à la religion elle-même. De caractère indécis, timide, un peu hautain, Sachs, avec ses grandes qualités et sas défauts, était surtout fait pour la chaire. Son éloquence naturelle, l’ardeur de ses convictions, l’élévation de ses sentiments, le charme qui se dégageait de sa personne, son organe agréable, l’élégance de sa parole, tout contribuait à faire de lui un des premiers prédicateurs juifs de son temps. Seul Mannheimer, de Vienne, pouvait lui être comparé. A Prague, où il occupait les fonctions de rabbin, sa parole chaleureuse et convaincue exerçait une véritable séduction sur ses auditeurs juifs et chrétiens. Ceux mêmes qui ne partageaient pas ses opinions ne pouvaient s’empêcher de l’estimer et de l’admirer. De Prague il fut appelé à Berlin, où il ne tarda pas à attaquer vigoureusement le parti de la réforme. Indifférent, comme il disait, aux insultes comme aux coups, il fustigeait en chaire l’église judéo-allemande de son ironie cinglante, accusant Holdheim et ses partisans d’avoir falsifié le judaïsme et de l’avoir si bien rogné de toutes parts qu’il n’en restait presque plus rien. Comme à Prague, ses sermons attiraient dans son temple des auditeurs nombreux, qui devenaient ensuite des auxiliaires actifs dans sa campagne contre le parti des réformés. Aussi la synagogue de Holdheim était-elle de plus en plus désertée. Si Sachs mérita bien de la religion, il rendit également des services à la science juive. Non pas qu’il enrichit la science par de nouvelles découvertes ou qu’il répandit quelque lumière sur des faits inconnus, mais en exposant dans un style facile et élégant les résultats des recherches des autres savants, il les fit connaître dans les milieux chrétiens, où ils étaient totalement ignorés. C’est ainsi que dans son livre intitulé Poésie religieuse des Juifs d’Espagne, il composa un tableau d’ensemble avec les travaux fragmentaires publiés sur la belle époque hispano-juive, qui avait été étudiée avec un si vif intérêt par les savants de ce temps. Cet ouvrage, qui embrasse une période plus longue que ne le fait supposer le titre, décrit toute la série des productions de l’esprit juif depuis la destruction de Jérusalem par les Romains jusqu’au moment où la poésie néo-hébraïque brilla d’un si radieux éclat en Espagne. Ce fut par Sachs que les milieux cultivés connurent la richesse et la valeur de la littérature juive du moyen âge. Heine en fut tout émerveillé et utilisa l’ouvrage de Sachs pour quelques-unes de ses plus brillantes descriptions. Mais, malgré les recherches si intéressantes faites depuis
quelque temps dans le domaine de la science juive, malgré les résultats
considérables obtenus par les savants, le judaïsme restait une énigme
indéchiffrable tant qu’on ne connaissait pas d’une façon précise les
fondements sur lesquels il s’appuie, le rocher
dans lequel il a été taillé. Pour bien comprendre et apprécier
l’esprit de cette religion, il fallait avoir pénétré le sens exact des livres
saints qui lui servent de base. Après avoir été, en quelque sorte, déifiée
par les deux ou trois religions qui sont fondées sur elle, après avoir été
vénérée comme un livre qui contient absolument tout, Par une aberration singulière, Ewald, qui glorifiait les
anciens Hébreux et la mission élevée que Lorsque Disraeli, par l’organe des personnages de ses
romans, célébrait ainsi les mérites des Juifs et prévoyait pour eux un avenir
plein de promesses, ceux-ci étaient encore entravés dans leur activité, dans
bien des pays, par toute sorte de mesures restrictives. Brusquement, un
événement survint qui apporta de nouvelles améliorations à leur situation. Si l’on jette maintenant un coup d’œil sur le chemin parcouru depuis le moment où Dohm, Mirabeau et l’abbé Grégoire élevèrent leur voix en faveur de l’émancipation des Juifs, on se rendra compte des progrès considérables réalisés dans cette voie en moins d’un siècle[2]. Dans tous les pays civilisés ou demi civilisés, les Juifs sont délivrés plus ou moins complètement des liens qui entravaient leur activité, ont le sentiment de leur dignité et savent défendre les droits qu’ils ont si péniblement conquis. En France, en hollande, en Belgique, dans le Danemark, dans l’Amérique du Nord, leur émancipation est complète et eux-mêmes se sont rapidement assimilés aux autres habitants, prenant une part importante à la vie économique, intellectuelle et politique de ces pays. En avril 1842, un avocat d’Amsterdam, Lipmann, demanda aux ministres de Hollande quels étaient, selon eux, les effets de l’émancipation des Juifs dans leur pays. Ils furent unanimes à lui déclarer qu’ils se félicitaient de cette émancipation, parce que les Juifs avaient rendu d’excellents services dans le commerce, l’industrie, l’administration et l’armée. En Angleterre, où l’on ne pouvait remplir certaines
fonctions ou revêtir certaines dignités qu’en prêtant serment sur la vraie foi d’un chrétien, les Juifs
durent soutenir une lutte de trente ans (1829-1858) pour être autorisés à prononcer
une formule de serment qui ne froissât pas leurs convictions religieuses. Il
leur fallut surtout une opiniâtre ténacité pour obtenir l’accès du Parlement.
En 1847, le baron Lionel de Rothschild fut élu. députe, pour la première
fois, à En Allemagne, A la suite de la guerre austro-prussienne (1866), les Juifs
furent émancipés dans les autres pays allemands qui entrèrent dans L’Autriche aussi vit disparaître la plupart de ses lois
restrictives à la suite de En Russie, la condition légale des Juifs est moins satisfaisante. Ils continuent, dans ce pays, à être soumis à des restrictions nombreuses qui limitent leur activité et les maintiennent dans une situation absolument misérable. Depuis 1835, il ne leur est permis de s’établir que dans des régions déterminées appelées le Territoire juif, qui se compose de quinze gouvernements. Même dans ce Territoire, ils ne peuvent pas habiter à moins de 50 verstes de la frontière, ni dans les villages. Les élèves juifs ne sont admis dans les écoles que dans une proportion très petite, qui varie de 3 à 10 pour 100, même dans les localités où les Juifs forment la moitié et parfois la majorité de la population. Certaines écoles leur sont complètement interdites. Alexandre II (1855-1881), sans abolir les anciennes lois, les appliqua dans un esprit de tolérance et d’humanité. Il consentit à entrouvrir pour la population juive les frontières du Territoire, où elle étouffe, en autorisant l’établissement de trois Juifs dans chaque station de chemin de fer et en permettant à un petit nombre de privilégiés, notamment aux diplômés académiques, aux marchands de la première guilde, aux artisans habiles, aux anciens soldats, de se fixer dans tout l’empire. Alexandre II encouragea aussi le développement des colonies agricoles juives fondées sous son aïeul dans le gouvernement de Kherson. Malgré ces mesures, inspirées par un sentiment de bienveillante équité, le sort des Juifs russes reste des plus précaires. La situation des Juifs roumains n’est pas meilleure.
Autrefois, avant l’érection des Principautés danubiennes en royaume, leur
condition légale laissait à désirer, mais était tolérable. Peu à peu, sous
l’influence de la jalousie de la classe bourgeoise, le gouvernement roumain
les a enserrés dans un cercle de restrictions de plus en plus étroit. Il leur
est interdit d’acheter ou de louer des terres, d’habiter les campagnes ; on
leur a fermé la plupart des carrières libérales, et même certains métiers. À
la suite d’excès populaires, les puissances étrangères durent intervenir énergiquement
à plusieurs reprises pour protéger les biens et la vie des Juifs roumains. Au
congrès de Berlin, en 1878, l’Europe imposa même à Les Juifs d’Italie, comme ceux d’autres contrées, avaient
été émancipés par les armées révolutionnaires et Napoléon Ier. Mais, dès que
la domination française avait cessé, les autorités avaient remis en vigueur
l’ancienne législation. En 1848, Pendant que presque toute l’Italie avait déjà proclamé l’égalité de tous les citoyens, sans distinction de culte, dans les États pontificaux les Juifs restèrent soumis aux plus humiliantes vexations. Il régnait surtout dans ces États une véritable fureur de prosélytisme. Cette ardeur fanatique à convertir les Juifs amena à Bologne un épisode qui souleva l’indignation de tous les esprits libéraux de l’Europe. Dans cette ville, une servante chrétienne avait fait baptiser un enfant juif, à l’insu de ses parents, nommés Mortara, et quelques années plus tard, en 1858, elle en informa un ecclésiastique. Un jour, un moine, accompagné de représentants de la police, pénétra dans la maison de la famille Mortara, enleva l’enfant baptisé, qui avait alors six ans, malgré les protestations et le désespoir des parents, et le conduisit à Rome, où on l’éleva dans la religion catholique. Le chagrin que la mère en ressentit lui fit perdre la raison. Le père multiplia ses démarches pour qu’on lui rendit son enfant, mais en vain. Ce rapt, accompli au nom de la religion, produisit une émotion considérable parmi les Juifs aussi bien que parmi les Chrétiens. Sauf les journaux ultra catholiques, toute la presse européenne flétrit cet abominable forfait. Plusieurs gouvernements et Napoléon III lui-même, dont les soldats occupaient alors Rome, intervinrent auprès du pape. Mais à toutes les réclamations, à toutes les sollicitations, Pie IX répondit par un inflexible non possumus. A cette occasion, comme vingt ans auparavant, lors de l’affaire de Damas, les Juifs d’Europe manifestèrent de nouveau cet esprit d’étroite solidarité qui, dans certaines circonstances, leur donne tant d’autorité et de force morale. Ce fut à ce moment (1860) que six Israélites de Paris, animés des plus nobles sentiments, résolurent de fonder une association qui personnifiât, en quelque sorte, cet esprit de solidarité qui commande aux Juifs de tous les pays de s’unir pour venir en aide à leurs coreligionnaires malheureux. Cette association, qui devait recruter ses adhérents dans le monde entier, fut appelée Alliance israélite universelle. Les fondateurs, dont les noms méritent de passer à la postérité, furent : Charles Netter, commerçant ; Narcisse Leven, avocat; Jules Carvallo, ingénieur ; Eugène Manuel, professeur ; Aristide Astruc, rabbin, et Isidore Cahen, journaliste. Un peu plus tard, le célèbre avocat Adolphe Crémieux ; toujours prêt à défendre ses coreligionnaires, apporta à cette Société le concours de son éloquence et l’appui de sa fermeté et de son courage. Le but de l’Alliance israélite universelle fut nettement indiqué, dès l’origine, dans l’exposé qui accompagnait le premier appel : Défendre l’honneur du nom israélite toutes les fois qu’il est attaqué ; encourager par tous les moyens l’exercice des professions laborieuses et utiles ;... travailler, par la puissance de la persuasion et par l’influence morale qu’il lui sera permis d’exercer, à l’émancipation de nos frères qui gémissent encore sous le poids d’une législation exceptionnelle. Dès la première année, cette société compta environ 850 membres, disséminés dans les pays les plus divers, en France, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, en Italie, en Suisse, en Hollande, et jusqu’en Espagne et dans le Venezuela. Actuellement, elle a plus de 30.000 adhérents. Dans les circonstances les plus variées et les plus critiques, elle a représenté dignement le judaïsme, venant en aide aux Juifs de Pologne, de Russie, d’Orient, quand ils étaient décimés par la famine et la maladie ou souffraient du fanatisme et ale l’intolérance, intervenant auprès des gouvernements en faveur de leurs coreligionnaires encore soumis à des lois d’exception, créant des écoles et des œuvres d’apprentissage pour contribuer au relèvement matériel, intellectuel et moral de populations juives déprimées par des siècles de persécution, répandant de nouveau parmi les Juifs le goût du travail agricole, autrefois si honoré de leurs ancêtres. Bien qu’elle n’existe encore que depuis un temps relativement très court, son action a déjà été faconde en heureux résultats. Dix ans après la fondation de l’Alliance, une société analogue fut créée à Londres (1871) sous le nom d’Anglo-Jewish Association. Elle poursuit le même but que l’Alliance et peut être considérée comme une ramification de cette association, mais ses adhérents, qui sont au nombre de plusieurs milliers, se recrutent presque uniquement en Angleterre, en Australie et dans les autres colonies anglaises. Enfin, à Vienne, quelques hommes influents, entre autres Joseph Wertheimer, Ignace Kuranda et Maurice Goldschmid, ont fondé en 1873 une branche autrichienne de l’Alliance, sous le nom d’Israelitische Alliant in Wien. Comme l’a dit un des comptes rendus publiés par l’Alliance, ces sociétés n’ont et n’ont jamais eu d’autre but que la propagation de la fraternité humaine, d’autre moyen d’action que la persuasion, d’autre drapeau que la justice, d’autres ennemis que ceux de la vérité et de la tolérance. Les résultats obtenus par l’Alliance et les grandes espérances qu’elle faisait concevoir pour l’avenir réveillèrent les sentiments d’intolérance et de haine des adversaires des Juifs. Ce fut en Allemagne que recommença la lutte contre la liberté et, par conséquent, contre l’émancipation des Juifs. Il s’était formé dans ce pays un parti dont tous les efforts tendaient à ressusciter le moyen âge avec ses lois les plus iniques. Le fondateur de ce parti fut un apostat juif, Frédéric Stahl, qui lui a fourni son programme et les quelques aphorismes dont il émaille ses professions de foi : II faut que la science revienne en arrière. — Autorité, et non pas majorité, etc. Avec de telles tendances, il est naturel que ce parti ait renouvelé contre le judaïsme et ses adeptes toutes les accusations, toutes les calomnies ressassées depuis des siècles. Peu à peu, son action malfaisante a pris un développement important en Allemagne, où elle a provoqué une agitation dangereuse contre les Juifs, et s’est même étendue au delà des frontières de ce pays. Le journal de ces ennemis de toute justice, de toute lumière et de toute vérité a pris comme emblème la Croix[3], alors que ce symbole ne devrait représenter, aux yeux des chrétiens, que la douceur, la bonté et la fraternité. Dans ces dernières années, de nouveaux ennemis ont surgi
contre les Juifs. Ceux-là ont trouvé un prétexte inédit pour justifier leurs
attaques : ce n’est plus au nom de FIN DE L’HISTOIRE DES JUIFS |
[1] Ces deux romans sont intitulés : Coningsby or the new generation (1844), et Tancred or the new crusade (1847).
[2] Pour ce tableau de la situation des Juifs dans les différents pays, jusqu’à la fin du chapitre, le traducteur a complété et parfois légèrement modifié le texte original, d’après les Réflexions sur les Juifs d’Isidore Loeb et l’Histoire des Israélites de M. Théodore Reinach.
[3] C’est