HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Quatrième période — Le relèvement

Chapitre XVII — Une accusation de meurtre rituel à Damas — (1840-1848).

 

 

Le conflit violent qui avait éclaté en Allemagne, parmi les Juifs, entre ceux qui professaient un attachement excessif à tous les vieux usages et les contempteurs du passé, les lâches désertions, qui devenaient de plus en plus nombreuses, avaient éveillé des craintes sérieuses, dans quelques esprits, sur l’avenir même du judaïsme. Un poète original, Joël Jacoby, qui, un peu plus tard, se fît baptiser, s’adressait dans les termes suivants à ses coreligionnaires : Ton corps est fatigué, ô mon peuple, et ton esprit épuisé. C’est pourquoi, je t’apporte un cercueil et je t’offre une tombe. Geiger aussi, dans son journal, faisait entendre ces plaintes douloureuses : Il est rompu le lien qui, autrefois, rattachait les unes aux autres les diverses communautés, et elles ne sont plus unies qu’en apparence. Ces réflexions si désespérées étaient heureusement trop pessimistes. Un incident survint à ce moment qui prouva combien était encore puissant le sentiment de solidarité qui reliait entre eux les Juifs des divers pays et par quelle solide force de cohésion ils étaient encore retenus ensemble, peut-être à leur insu. Devant la menace d’un outrage qu’on voulait infliger à l’honneur du judaïsme, tous oublièrent leurs divisions, leurs tendances particulières, leur nationalité, pour faire front à l’ennemi ; les plus hardis réformateurs et les orthodoxes les plus endurcis se donnèrent la main pour s’associer dans une défense commune. Chose plus remarquable ! Cet incident Juif, si peu important à l’origine, devint un incident diplomatique qui s’imposa à l’attention de plusieurs gouvernements européens et de la Turquie, et provoqua l’intervention de l’autocrate de toutes les Russies, Nicolas Ier, aussi bien que celle de la grande république américaine.

Cet incident, qui naquit à Damas et causa, à la fin, la mort de plusieurs Juifs, fut soulevé par un Italien naturalisé Français, Ratti-Menton, individu sans scrupule et sans conscience, par un renégat chrétien qui avait coiffé le turban, Hanna Bachari-bey, et par plusieurs autres coquins. Mais avant d’exposer les faits mêmes, il sera utile de dire quelques mots de la situation politique de l’Europe et de la Turquie.

Méhémet Ali, pacha d’Égypte, après de brillantes victoires remportées sur le sultan Mahmoud, son suzerain, lui avait enlevé toute la Syrie avec la Palestine. Louis-Philippe soutenait Méhémet Ali ; d’autres puissances se montraient favorables à la Turquie. Après la mort de Mahmoud et l’avènement au trône (en juillet 1839) de son fils Abd-ul-Medjid, jeune homme de dix-sept ans, la situation se compliqua encore plus. La question d’Orient entra dans une phase critique. La Russie appuya ouvertement la Turquie, et la France continua à encourager le conquérant égyptien. L’Autriche et l’Angleterre étaient indécises. Par suite des rapports amicaux existant entre Méhémet Ali et le gouvernement de Louis-Philippe, les chrétiens de la Syrie et de la Palestine, opprimés jusqu’alors par la Turquie, usèrent de nouveau lever la tète. De persécutés qu’ils avaient été, les ecclésiastiques et les moines de tout ordre, confiants dans la protection de la France, devinrent persécuteurs.

A Damas, qui avait une population de près de 20.000 habitants, disparut un jour (5 février 1840) le gardien d’un couvent de capucins, le père Thomas, originaire de la Sardaigne, avec son domestique. Ce moine, qui s’occupait de médecine, était très connu dans les quartiers juif et musulman aussi bien que dans le quartier chrétien. Sa disparition subite causa une vive émotion. Nul ne savait ce qu’il était devenu. Le bruit courait que, quelques jours auparavant, il avait eu une violente altercation avec un muletier turc, qui l’avait entendu blasphémer Mahomet et aurait dit : Ce chien de chrétien ne mourra que de ma main !

Ratti-Menton, alors consul de France à Damas, s’empressa d’ouvrir une enquête. Comme plusieurs Juifs avaient déclare: que, la veille de sa disparition, le père Thomas avait été vu dans le quartier juif, les moines firent diriger immédiatement les recherches de ce côté. Le consul, abandonnant toute autre piste, accusa les Juifs d’avoir tué le père Thomas, quoiqu’il n’en eût pas la moindre preuve. Afin de complaire à Ratti-Menton, le gouverneur de Damas, Schérif-pacha, lui laissa toute latitude pour persécuter las Juifs et les traiter à sa guise. Les accusateurs se prévalaient surtout des paroles d’une sorte de visionnaire affirmant que le meurtre avait été commis dans le quartier juif, dans telle et telle maison.

On eut vite fait de dresser l’acte d’accusation : les Juifs ont assassiné le père Thomas et son domestique pour se servir de leur sang à la fête de Pâque. Plusieurs Juifs furent arrêtés et conduits devant Ratti-Menton. En présence du consul, un malheureux barbier, pris de peur, se troubla. Mais il nia énergiquement qu’il eût participé à ce meurtre, ou même qu’il sût quelque chose à ce sujet. Il n’en fut pas moins livré entre les mains des autorités turques comme fortement suspect. Schérif-pacha lui fit donner la bastonnade et le soumit encore à d’autres tortures. En prison, sous l’influence d’un détenu qu’on lui avait donné comme compagnon pour lui arracher des aveux, et qui lui faisait craindre de nouveaux supplices s’il ne nommait pas les coupables, il dénonça sept des Juifs les plus riches et les plus considérés de la ville, notamment un vieillard de quatre-vingts ans. On les arrêta aussitôt, et, comme ils protestaient de leur innocence, on leur infligea les plus cruelles tortures. Mais en dépit de leurs souffrances, ils persistèrent dans leurs protestations. Schérif-pacha eut alors recours à un supplice nouveau. Plus de soixante enfants, de trois à six ans, furent arrachés à leurs parents, enfermés dans une chambre et privés de nourriture, afin que les mères, par pitié pour leurs enfants, se décidassent à faire connaître les meurtriers. Tout fut inutile.

Voulant à toute force trouver le cadavre du Père Thomas dans le quartier juif, Schérif-pacha y pénétra le 18 février avec une troupe de soldats et démolit de fond en comble la maison d’un des accusés. Là encore, ses recherches furent vaines. Un jeune homme juif, auquel la crainte avait fermé la bouche jusque-là, se rendit alors auprès du gouverneur pour témoigner qu’il avait vu le père Thomas entrer dans le magasin d’un Turc quelques heures avant sa disparition. Au lieu de tenir compte de ce renseignement, Schérif-pacha fit rouer ce jeune homme de coups avec une telle violence que peu après le malheureux rendit le dernier soupir.

Sur ces entrefaites, on trouva un fragment d’os et un morceau d’étoffe. On conclut que l’os provenait d’un corps humain et que l’étoffe était la barrette du moine. On prétendait donc posséder enfin des preuves manifestes que le meurtre avait été commis par les Juifs. Aussitôt, les sept inculpés durent subir un nouvel interrogatoire et de nouvelles tortures. L’un d’eux, Joseph Laniado, un vieillard, succomba ; un second, Moïse Aboulafia, pour échapper enfla à ces douloureuses épreuves, se fit musulman. Les autres, vaincus par les souffrances, avouèrent tout ce qu’on leur suggérait ; ils préféraient une mort rapide aux terribles supplices qu’on leur infligeait.

Ces aveux ne suffisaient pas au consul français. Il voulait des preuves plus convaincantes, par exemple la bouteille remplie du sang de la victime et d’autres objets analogues. On continua donc de torturer les malheureux prisonniers, qui, voyant l’inutilité de leurs mensonges, revinrent sur leurs premiers aveux. Irrité de l’insuccès de ses efforts, Ratti-Menton fit arrêter de nouveaux Juifs, entre autres une des familles les plus considérées de Damas, la famille Farhi. Les trois rabbins de la communauté, qui avaient déjà été incarcérés une première fois, furent de nouveau soumis à la torture, mais persistèrent à nier énergiquement le crime qu’on imputait aux Juifs.

Ému de compassion pour les victimes de cette odieuse machination, le consul d’Autriche, Merlato, dont un des protégés juifs, Picciotto, avait été également inculpé dans cette affaire, s’éleva avec indignation contre ces traitements barbares. Sa courageuse protestation lui suscita d’implacables ennemis. Il ne pouvait plus sortir de sa maison sans être suivi d’espions. Afin de surexciter également le fanatisme des Musulmans contre les Juifs, Ratti-Menton fit traduire en arabe un libelle venimeux que lui avaient remis les moines et qui affirmait que le Talmud prescrit aux Juifs de se servir du sang d’enfants chrétiens et de souiller les hosties. Cet ouvrage fut répandu dans la population turque par les soins de Schérif-pacha. Celui-ci fit aussi amener isolément devant lui chacun des trois rabbins détenus et leur enjoignit, sous menace de mort, de traduire en Crabe, exactement et sans la moindre altération, quelques-uns des passages incriminés du Talmud. A la fin, Ratti-1lenton conclut expressément à la culpabilité des Juifs emprisonnés, et Schérif-pacha écrivit à Méhémet Ali, son maître, pour lui demander l’autorisation de faire exécuter les meurtriers du père Thomas.

Vers la même époque, une autre accusation de meurtre rituel fut dirigée contre les Juifs dans l’île de Rhodes. On trouva pendu un jeune garçon de dix ans, fils d’un paysan grec, et immédiatement les chrétiens répandirent le bruit que les Juifs l’avaient tué. Les consuls européens invitèrent alors le gouverneur turc de l’île, Youssouff-pacha, à ouvrir une enquête rigoureuse contre la population juive. Cette double accusation, à Damas et dans l’île de Rhodes, produisit une certaine agitation en Syrie et dans la Turquie. A Djabar, près de Damas, la populace se rua dans la synagogue, la pilla et déchira les rouleaux de la Loi. A Beyrouth, les Juifs n’échappèrent aux mauvais traitements que grâce à l’intervention des consuls de Hollande et de Prusse. Les troubles s’étendirent jusqu’à Smyrne.

Par une coïncidence au moins étrange, dans la Prusse rhénane aussi, à Juliers, on imputa, en mars 1840, un meurtre rituel à un Juif. Une fillette chrétienne de neuf ans raconta qu’un Juif l’avait saisie et lui avait donné un coup de couteau dans le rentre. Son petit frère de six ans confirma son accusation. Dans un autre interrogatoire, ces enfants ajoutèrent même qu’à leurs cris un vieillard était accouru et que le Juif l’avait tué. Après une enquête minutieuse, on put établir que les enfants mentaient. L’homme censé assassiné était en vie, et au bas-ventre où la petite fille disait avoir été blessée, elle ou une autre personne avait mis tout simplement un peu de sang. D’après un bruit mentionné dans le rapport du procureur du Roi, ces enfants auraient été poussés par deux chrétiens de Düsseldorf à porter ces accusations contre le Juif. Le tribunal proclame naturellement l’innocence de l’inculpé.

Mais si la vérité put être rapidement découverte dans la Prusse rhénane, il n’en alla pas de même à Damas et à Rhodes. Là, l’infâme calomnie du meurtre rituel se trouva enveloppée de tant d’autres mensonges qu’il devint très difficile de débrouiller cet écheveau, si habilement enchevêtré, et que les esprits les plus impartiaux étaient hésitants. Vainement ces malheureux imploraient l’intervention de leurs coreligionnaires d’Europe. Le fanatisme religieux, la haine du Juif, les passions politiques se réunissaient pour empêcher qu’on tendit sérieusement de faire la lumière. Les moines, d’un coté, et Ratti-Menton, de l’autre, envoyaient des rapports aux journaux de France et d’autres pays, où ils présentaient l’affaire sous un tel jour que la culpabilité des Juifs semblait absolument certaine.

Devant cette explosion de fanatisme qui menaçait de s’étendre d’Asie en Europe, devant le cri de douleur poussé par les infortunés martyrs de Damas, le sentiment de solidarité juive se réveilla avec une généreuse ardeur. En France, Adolphe Crémieux, qui était alors déjà un avocat célèbre, intervint le premier auprès du gouvernement français. Convaincu que les Juifs d’Orient, pas plus que ceux des autres pays, ne se servent de sang, et que ses coreligionnaires de Damas étaient victimes d’une effroyable calomnie, peut-être d’une intrigue ourdie avec une infernale habileté, il demanda au ministre des Affaires étrangères de mettre fin aux agissements de Ratti-Menton (7 avril). En même temps il protesta publiquement, avec une véhémente éloquence, contre les mensonges répandus en France sur cette affaire.

Chez les Juifs d’Angleterre aussi, les tortures infligées à leurs malheureux coreligionnaires de Damas soulevèrent un mouvement d’énergique réprobation. Dans ce pays, les Juifs occupaient alors une situation très satisfaisante. La cause de l’émancipation n’était pas encore complètement gagnée, mais, parleur activité, leur intelligence et leur probité, ils avaient acquis l’estime et la considération de leurs concitoyens. Du reste, ils n’étaient plus soumis qu’à de très rares lois d’exception. Jusque vers 1830, ils n’avaient pu remplir de fonctions municipales ou politiques parce que, pour ces fonctions, il fallait prêter serment sur l’Évangile en disant : Foi de bon chrétien. Mais l’opinion publique était pour eux. Déjà en 1830, ils pouvaient obtenir le droit de bourgeoisie dans la Cité de Londres en prêtant simplement le serment sur l’Ancien Testament, et sans prononcer les mots foi de bon chrétien. En 1832, l’Acte de Réforme, sans les rendre éligibles, leur avait pourtant accordé le droit de suffrage. L’année suivante, on leur avait ouvert l’accès des fonctions d’avocat (barrister), et, en 1835, celui des fonctions de shérif. Cette même année, les électeurs d’un quartier de Londres avaient nommé David Salomons leur représentant à la cour des aldermen de cette ville. Son élection avait été annulée parce que, pour cette dignité, il fallait encore prêter le serment chrétien. biais on sentait que l’époque n’était pas éloignée où ce serment serait aboli totalement pour les Juifs et où toutes les fonctions et même le Parlement leur seraient rendus accessibles.

Telle était, en 1840, la situation des Juifs d’Angleterre. Dès qu’ils apprirent les événements de Damas, les plus considérés d’entre eux, le baron Nathaniel de Rothschild, Moses Montefiore, Salomons, les frères Goldschmid et d’autres encore décidèrent (27 avril) de faire une démarche auprès du gouvernement anglais en faveur de leurs malheureux coreligionnaires. Crémieux, qui avait assisté à leurs délibérations, à Londres, s’entendit avec eux pour voir le roi Louis-Philippe le même jour où ils se rendraient auprès de lord Palmerston, ministre des Araires étrangères de l’Angleterre. Cette démarche eut lieu le 1er mai.

Louis-Philippe accueillit Crémieux avec affabilité, mais ne répondit que d’une façon évasive : Vous savez, dit-il, que ma protection et ma bienveillance n’ont jamais manqué à vos réclamations. J’ignore les événements dont vous me parlez. Mais, s’il est sur un point quelconque des Juifs malheureux qui réclament la protection de mon gouvernement et que mon gouvernement puisse quelque chose, je répondrai à votre vœu. Lord Palmerston, au contraire, promit à la délégation juive d’inviter l’ambassadeur anglais à Constantinople et le consul anglais d’Alexandrie à intervenir avec fermeté en faveur des Juifs de Damas. Enfin, d’un troisième côté, on travailla efficacement à faire cesser les agissements de Ratti-Menton. On sait que le consul d’Autriche à Damas, Merlato, avait protesté dès l’origine contre les traitements inhumains infligés aux inculpés et défendu qu’on soumit à la torture Picciotto, protégé autrichien, qui avait été également jeté en prison. Afin de justifier sa conduite, il avait envoyé à son chef, consul général à Alexandrie, un rapport détaillé où il présentait cette affaire sous son vrai jour. Le consul général transmit ce document au prince de Metternich, à Vienne, avec son approbation. Le ministre autrichien, quoique ennemi de toute publicité, fit pourtant connaître par de nombreux journaux le rôle odieux joué par Ratti-Menton dans ce drame. Il réussit ainsi à modifier l’opinion publique, favorable d’abord aux accusateurs, et dès lors on pouvait espérer que la cause de ta justice triompherait.

D’ailleurs, les Juifs d’Europe se sentaient encouragés dans leurs démarches par un premier succès qu’ils venaient de remporter à Constantinople. Sur leurs instances, les représentants des puissances européennes avaient demandé au Sultan et obtenu la révision du procès des Juifs de l’île de Rhodes. Nathaniel de Rothschild s’était rendu lui-même dans la capitale de la Turquie pour joindre ses efforts à ceux des ambassadeurs. A la suite de ces démarches, Abd-ul-Medjid avait décidé, par le firman du 27 juillet 1840, que la population grecque déléguerait trois primats à Constantinople et la communauté juive trois de ses administrateurs pour discuter contradictoirement l’accusation de meurtre devant un tribunal spécial. Après de longs débats, le tribunal reconnut l’innocence des Juifs inculpés et les fit remettre en liberté.

Méhémet Ali se montra moins prompt à l’aire justice des calomnies de Damas. Il avait bien promis au consul autrichien, Laurin, dès le commencement d’avril, d’arracher les victimes juives à leurs persécuteurs. Mais le consul général français soutenait Ratti-Menton, son subordonné, et le vice-roi d’Égypte avait trop besoin de la France pour oser mécontenter le représentant de ce pays. Sur le conseil de Laurin, la communauté juive d’Alexandrie fit remettre à Méhémet Ali une adresse éloquente, où elle disait, entre autres, que la religion juive existe depuis plus de quatre mille ans. Depuis quatre mille ans, pourrait-on trouver dans les annales des institutions religieuses des Israélites un seul mot qui pût servir de prétexte à une semblable infamie ? Honte, honte éternelle à celui qui pourrait le croire !… Altesse, nous ne demandons pas la pitié pour nos coreligionnaires, nous réclamons la justice. Le prince de Metternich envoya également au souverain d’Égypte une lettre pressante, qui produisit un heureux effet.

Ébranlé par toutes ces démarches, Méhémet Ali se décida à demander la formation d’un tribunal composé des consuls d’Autriche, d’Angleterre, de Russie et de Prusse, pour juger à nouveau le procès d’après les lois européennes. Il autorisa ce tribunal à envoyer à Damas une commission chargée d’entendre les témoins, et ordonna à Schérif-pacha de cesser provisoirement toute nouvelle poursuite contre les Juifs. On pouvait donc légitimement espérer que la vérité serait enfin mise au jour quand, par suite d’une nouvelle intervention de la France, particulièrement sur la demande de Thiers, alors président du conseil des ministres, Méhémet Ali revint sur sa décision.

Mais les Juifs d’Europe, qui avaient pris en main la cause de leurs coreligionnaires de Damas en face de l’opinion publique et auprès des diverses puissances, ne se laissèrent pas arrêter dans leur oeuvre de défense. Tous sans exception, aussi bien ceux qui avaient rompu avec les pratiques religieuses du judaïsme, comme Achille Fould, de Paris, que les ultra orthodoxes, comme Hirsch Lehren, d’Amsterdam, unirent leurs efforts pour faire proclamer l’innocence des martyrs de Damas. A la Chambre des députés, à Paris, Achille Fould interpella Thiers et le harcela avec tant d’insistance que celui-ci dut recourir, pour lui répondre, à des faux-fuyants et à des mensonges (2 juin). Fould fut appuyé, dans son interpellation, par deux de ses collègues chrétiens, le comte Delaborde et Isambert.

Dans la vivacité de ses ripostes, Thiers se laissa même entraîner à parler avec une certaine malveillance des Juif. Ils ont soulevé un véritable orage, disait-il, dans toute l’Europe, se sont adressés à toutes les chancelleries et ont prouvé qu’ils n’ont pas aussi peu d’influence qu’on le croit. Il aurait pourtant dû trouver naturel qu’ils réunissent leurs forces en face de la coalition cléricale qui, en France, en Italie et en Belgique, s’efforçait d’égarer l’opinion publique sur cette affaire de Damas et de représenter les Juifs de tous les pays comme des hommes capables de tous les crimes. En Italie, la censure défendait la publication de tout document tendant à démontrer l’innocence des Juifs de Damas et à incriminer Ratti-Menton. Un journal français ayant adjuré tous les convertis juifs de déclarer sur leur âme et conscience si, oui ou non, la littérature juive contient quelque chose qui puisse faire croire à la réalité du meurtre imputé à leurs anciens coreligionnaires de Damas, ou s’ils savaient que jamais un Juif eût commis un tel crime, plusieurs renégats juifs exerçant des fonctions ecclésiastiques parmi les protestants, entre autres Auguste Neander, l’auteur bien connu d’une histoire de l’Église, affirmèrent hautement l’innocence des Juifs. Parmi les catholiques, un seul eut ce courage, l’abbé Veith, prédicateur de la cour à Vienne ; les abbés Drach, Liebermann et Ratisbonne, comme s’ils avaient obéi à un ordre, gardèrent le silence.

C’était donc une nécessité pour les Juifs, devant les efforts de leurs ennemis, de se grouper en un faisceau compact pour tenir en échec cette nouvelle tentative de persécution. Leurs coreligionnaires de Damas, Beyrouth, Alexandrie et Constantinople ne cessaient de supplier ta famille Rothschild, Moses Montefiore, Crémieux et Hirsch Lehren de leur venir en aide, et leur affirmaient qu’on n’obtiendrait de résultat que par des démarches directes auprès de Méhémet Ali. C’est alors que le Consistoire central des Israélites de France délégua Crémieux à Alexandrie. Avant de partir pour l’Égypte. Crémieux se rendit à Londres.

Dans cette ville, un comité résolut également d’envoyer un délégué en Égypte : il choisit Montefiore. Celui-ci devait partir avec Crémieux pour représenter à la cour du pacha d’Égypte les Juifs d’Angleterre et défendre leurs frères persécutés en Orient. Ce comité ouvrit aussi une souscription pour recueillir l’argent nécessaire aux recherches qu’on voulait entreprendre en vue de découvrir le cadavre du père Thomas ou son véritable meurtrier. Enfin, pour donner plus d’autorité morale à son délégué, il fit provoquer au Parlement un débat en faveur des Juifs de Damas. Ce fut Robert Peel qui en prit l’initiative à la Chambre des communes. A la séance du 22 juin, il dit qu’il avait été prié de dire quelques mots à la Chambre par des personnes du caractère le plus élevé, appartenant à la religion juive, qui ont fait à la Chambre l’honneur de croire qu’une simple mention des faits suffirait pour ouvrir la voie aux idées justes et libérales. Après avoir ensuite exposé les événements de Damas, il demanda à lord Palmerston d’intervenir au nom du gouvernement anglais pour mettre fin à ces cruautés, et il termina ainsi : C’est une protection qui est due à une grande portion de la société anglaise, aux Juifs qui, dans tous les pays où ils ont vécu, se sont toujours concilié l’estime générale. A la question de Peel, lord Palmerston répondit : …A la première nouvelle de ces faits, j’ai immédiatement enjoint au colonel Hodges, consul général à Alexandrie, d’appeler sur eux l’attention du pacha, de lui représenter l’effet que produiraient en Europe de semblables atrocités, et de le presser, dans son propre intérêt, de faire des enquêtes qui pussent faire découvrir les vrais coupables, mais de protéger les innocents et de leur faire réparation.

Le lendemain de cette séance, les membres les plus influents de la communauté juive de Londres se réunirent pour délibérer une dernière fois sur la mission confiée à Montefiore. On put voir, à cette occasion, quelle idée élevée les Juifs anglais avaient du rôle qu’ils devaient remplir à l’égard de leurs coreligionnaires opprimés et à quels sacrifices ils étaient prêts pour accomplir dignement leurs devoirs de solidarité. Un des assistants, Barnard van Owen, parla dans cette réunion avec une généreuse éloquence. En ce moment, disait-il, la persécution ne sévit que dans une seule ville de l’Asie. Mais qui peut affirmer qu’elle ne s’étendra pas plus loin, si nous ne nous décidons pas à démasquer les perfides agissements de nos ennemis et à prouver que ces terribles accusations ne sont pas vraies, ne peuvent pas être vraies, parce que non seulement elles sont contraires à la réalité, mais aussi aux principes fondamentaux de notre religion ? Van Owen ajoutait que bien des Juifs avaient jugé qu’il était indigne d’eux de s’abaisser à réfuter des mensonges aussi odieux, et que lui-même avait également partagé leur avis. Mais en voyant qu’en France même, du moins dans certains milieux, on avait ajouté foi à ces accusations, il avait pensé qu’il était nécessaire de réfuter cette calomnie, quelque ridicule qu’elle parût. A la fin, l’assemblée confirma te choix qui avait été fait de Montefiore comme délégué des Juifs anglais.

Avant de s’embarquer pour l’Orient, sir Moses Montefiore fut reçu en audience par la reine Victoria, qui le félicita de la mission si noble qu’il avait acceptée et mit à sa disposition un vaisseau de l’État pour le conduire hors des eaux du canal. Salomon Herschel, grand rabbin de Londres, lui écrivit pour appeler la bénédiction divine sur sa généreuse entreprise et proclamer encore une fois publiquement qu’aucun rite religieux voulant du sang humain n’a jamais existé ; ni n’existe parmi les Israélites. Après avoir rappelé qu’avant lui, son père et plusieurs de ses deux avaient déjà rempli les fonctions de rabbin dans les plus grandes communautés et que, par conséquent, personne n’était peut-être mieux au courant que lui des lois, coutumes et usages des Juifs, il ajoutait : Je suis très avancé en âge ; sur la terre je n’ai rien à espérer, mais je dois m’attendre à paraître bientôt devant le juge suprême de l’univers, le Dieu d’Israël, qui, sur le mont SinaÏ, a proclamé ces doctrines : Tu ne tueras point ; tu ne profèreras pas en vain le nom du Seigneur. Je connais toute ma responsabilité et je l’assume sans équivoque ni restriction mentale ; je m’associe au serment terrible prêté, il y a deux cents ans, par le savant et pieux rabbin Manassé ben Israël… Je jure par le Dieu Très-Haut, Créateur du ciel et de la terre, que jusqu’à ce jour je n’ai jamais vu établi un usage tel que l’emploi du sang humain dans le rite religieux chez le peuple d’Israël ; les Juifs n’observent aucune coutume semblable, en vertu d’aucun précepte divin de la loi, d’aucune ordonnance ou institution des rabbins, et je soutiens que jamais les Israélites n’ont commis ni cherché à commettre aucun crime semblable, du moins que je sache soit par tradition, soit par l’ouvrage d’un auteur juif. David Meldola, rabbin de la communauté portugaise de Londres, s’associa au serment de Herschel. De telles déclarations, qui pouvaient paraître superflues, étaient devenues nécessaires en présence de l’odieuse campagne de mensonges menée par le parti clérical de certains pays contre les Juifs.

Mais si en France, en Italie et en Allemagne, quelques journaux semblaient croire à la culpabilité des accusés de Damas, l’Angleterre ne cessa de protester avec la plus énergique persévérance contre les atrocités dont ils étaient victimes. Ne se contentant pas des déclarations faites à la tribune de la Chambre des communes, un groupe important de commerçants, de banquiers et de membres du Parlement, au nombre de deux cent dix, demandèrent au lord maire de Londres d’organiser une réunion publique au Mansion-House, pour exprimer l’indignation des Anglais contre les persécuteurs des Juifs de l’Orient. Cette réunion, qui fut très nombreuse et très brillante, eut lieu le 3 juillet. À l’ouverture de la séance, le président s’exprima en ces termes : Les Juifs de Damas méritent la même considération que ceux qui demeurent parmi nous, en Angleterre. Or, ceux-ci, je me permets de le déclarer hautement ici, manifestent certainement autant de zèle que nos autres concitoyens pour soutenir toutes les œuvres philanthropiques, venir en aide aux faibles et aux nécessiteux, protéger les orphelins, encourager les sciences et les lettres ; ils ne limitent pas leurs bienfaits à leurs coreligionnaires, mais les étendent à tous ceux qui demandent leur appui, sans distinction de culte. D’autres orateurs, même des ecclésiastiques, parlèrent encore dans ce sens. O’Connel, le fameux agitateur irlandais, ajouta seulement ces mots : Après ces nombreux témoignages proclamant la haute valeur morale des Juifs, quel homme serait assez stupide pour croire qu’ils font usage ce sang humain dans leurs rites ?... Je fais appel à tous les Anglais afin qu’ils élèvent leur voix en faveur des victimes de cette honteuse oppression.

Appuyé par son gouvernement, accompagné des vœux sympathiques de tous ses concitoyens, Montefiore put entreprendre son voyage sous les meilleurs auspices. Il n’en fut pas de même pour Crémieux. Les ministres français voyaient son départ pour Damas d’un oeil défavorable et auraient voulu y mettre obstacle. Thiers, le président du Conseil, ne pouvait se décider à renier l’agent français à Damas, qui avait pris une si malheureuse part à toute cette affaire. Il fit à ce sujet, à la Chambre des pairs, une déclaration qui produisit une impression pénible, surtout après les manifestations si généreuses du Parlement anglais. Du moins Crémieux, accompagné du savant orientaliste Salomon Munk, fut-il accueilli avec enthousiasme par les communautés juives de toutes les villes de France qu’il eut l’occasion de traverser, à Avignon, Nîmes, Carpentras et Marseille.

Dès que Crémieux et Montefiore furent arrivés à Alexandrie, le consul général anglais, Hodgges, s’entremit activement pour faire recevoir son compatriote par Méhémet Ali. L’audience fut accordée (6 août). Le pacha d’Égypte accueillit Montefiore avec la plus grande bienveillance. Celui-ci remit à Méhémet Ali une supplique, au nom de tous les Juifs, pour qu’il fût autorisé à se rendre à Damas, avec Crémieux, y rechercher la vérité, entendre les accusés et les témoins, auxquels toute sûreté serait accordée pour le présent et dans l’avenir. Méhémet Ali, qui voulait être considéré en Europe comme un prince juste, aurait sans doute accédé à cette demande sans l’intervention de Cochelet, consul général de France, qui craignait de laisser dévoiler les agissements de Ratti-Menton. Le pacha refusa donc le firman demandé. sous prétexte qu’une partie de la région qu’ils auraient à traverser était troublée et que, dans l’intérêt de leur sécurité personnelle, il ne pouvait pas les laisser aller à Damas. Toutes les démarches tentées pour faire revenir Méhémet Ali sur sa détermination échouèrent. Les choses traînèrent ainsi en longueur pendant trois semaines.

Voyant que le vice-roi d’Égypte était fermement résolu à les empêcher d’aller ouvrir une enquête à Damas, Montefiore et Crémieux lui demandèrent la mise en liberté immédiate des malheureux inculpés, détenus depuis six mois. Cette supplique fut recommandée à Méhémet Ali par tous les consuls européens, sauf celui de France, et par le consul des États-Unis d’Amérique. Mais avant que cette requête lui fût remise, le vice-roi d’Égypte, par une résolution toute spontanée, ou peut-être pour ne pas paraître céder à la pression des représentants des puissances étrangères, rit savoir qu’il accordait la liberté des prisonniers et autorisait le retour de ceux qui avaient pris la fuite.

Le lendemain, en lisant la traduction du firman accordé par Méhémet Ali, Crémieux vit avec surprise qu’il y était question de GRACIER les prisonniers. Comme cette expression changeait complètement la nature de l’acte de justice obtenu du vice-roi, il se Mita de retourner auprès de lui et lui fit comprendre que le mot grâce laisserait supposer que les accusés étaient coupables. Avec un bienveillant empressement, Méhémet Ali remplaça ce terme par les mots que lui proposait Crémieux : Nous ordonnons, dit Méhémet Ali dans ce firman, que tous ceux des Juifs qui ont été emprisonnés soient mis en liberté. Pour ceux d’entre eux qui auraient abandonné leurs foyers, je veux que la plus grande sécurité leur permette d’y rentrer… Nous ordonnons que vous preniez toutes les mesures pour qu’aucun d’eux ne devienne l’objet d’aucun mauvais traitement.

Aussitôt que l’ordre de Méhémet Ali fut parvenu à Damas, Schérif-pacha remit les détenus juifs en liberté. Malheureusement, quatre des prisonniers avaient succombé aux tortures, et des neuf survivants sept étaient estropiés des suites des supplices qu’on leur avait infligés. Devant la prison s’étaient réunis tous les Juifs de Damas et un grand nombre de Turcs pour accompagner les martyrs jusqu’à la synagogue et s’associer à leur bonheur. On put voir, dans cette circonstance, que les plus considérés des Musulmans n’avaient jamais cessé d’éprouver la plus vive sympathie pour les victimes des moines et de Hatti-Menton.

Mais Crémieux et Montefiore ne considéraient pas encore leur tâche comme terminée. Afin d’empêcher autant que possible le retour de l’odieuse accusation du meurtre rituel, ils croyaient nécessaire de faire proclamer par le sultan qu’une telle accusation était une calomnie. Dans ce but, Montefiore se rendit à Constantinople, où il fut reçu en audience par le sultan (28 octobre). Sur sa demande, Abd-ul-Medjid lui accorda un firman où il déclarait qu’après un examen approfondi des livres religieux des Hébreux, il a été démontré qu’il est absolument défendu aux Juifs de taire usage non seulement du sang humain, mais mime du sang d’animaux. Il s’ensuit conséquemment de cette défense que les charges portées contre eux et leur culte ne sont que des calomnies. Et il ajoutait : Nous voulons que… la nation juive possède les mêmes avantages et jouisse des mêmes privilèges que ceux qui sont accordés aux autres nations soumises à notre autorité. Ce firman est du 6 novembre 1840.

Crémieux exerça son activité sur un autre terrain. L’affaire de Damas avait eu, au moins, cette conséquence heureuse de mettre en contact plus intime les Juifs d’Europe et ceux d’Orient. Ceux-ci avaient remarqué avec admiration combien leurs frères des pays européens avaient su acquérir d’influence et de considération auprès des ministres et des princes par leur dignité de caractère, leur culture et leur loyauté. Crémieux résolut de profiter de cette impression pour essayer d’arracher une partie des Juifs d’Orient à leur ignorance et à leurs misères en créant des écoles. Afin d’intéresser les Juifs d’Égypte à cette création, Munk leur adressa un appel en hébreu et en arabe où il montrait la brillante situation que leurs ancêtres avaient occupée autrefois dans ce pays et l’état d’abaissement dans lequel ils se trouvaient, eux, et qui était dû à leur profonde ignorance. à la suite de cet appel, les Juifs du Caire fondèrent une école de garçons et une école de filles, qui turent appelées écoles Crémieux. Comme la communauté se déclarait impuissante à les soutenir par ses seules ressources, Crémieux promit de leur faire envoyer d’Europe des subsides annuels. Munk obtint, malgré l’opposition de quelques Rabbanites intolérants, qu’on admit également dans ces écoles les enfants de la communauté caraïte, qui comptait alors au Caire environ cent rîmes.

Entraîné par le mouvement provoqué en Égypte en faveur de l’instruction et du progrès, Moïse Fresco, hakham baschi ou grand-rabbin de Constantinople, adressa une circulaire aux Juifs de Turquie pour les inviter à se conformer au vœu du sultan en s’habituant à parler le turc. Cette circulaire même, écrite dans un jargon composé de vieux-espagnol, d’hébreu et de turc, était une preuve manifeste de la nécessité, pour les Juifs de Turquie, d’apprendre la langue de leur pays.

La science juive aussi tira profit du voyage des délégués européens en Orient. Munk rapporta, en effet, du Caire et d’Alexandrie de nombreux documents arabes, qui lui permirent de mettre en pleine lumière la brillante période de l’histoire des Juifs du moyen âge sous la domination arabe en Orient et en Occident.

Salomon Munk (né à Glogau en 1802 et mort à Paris en 1867) fut un de ces caractères élevés, tels que Rapoport, Luzzatto, Mannheimer, Riesser, qui illustrèrent le judaïsme dans la première moitié du XIXe siècle. Sa modestie semblait augmenter avec l’étendue de ses connaissances. Frappé de cécité à la suite de minutieux et pénibles déchiffrements de manuscrits arabes, il supporta son malheur avec une patience et une sérénité qui excitèrent l’admiration des savants de France et d’Allemagne. Esprit sagace et méthodique, il acquit une science profonde des littératures arabe et hébraïque, à l’étude desquelles il s’était particulièrement voué. Sa grande compétence dans le domaine de la littérature arabe, si vaste et si difficile, était hautement louée par les plus illustres spécialistes. Du reste, en Égypte, où il servit d’interprète à Crémieux, on reconnaissait qu’il parlait et écrivait l’arabe comme un indigène. Malgré son infirmité, il continua à se livrer jusqu’à sa mort à ses travaux scientifiques. Son application vigilante, sa pénétration et sa remarquable érudition remplacèrent la vue qui lui manquait. On lui doit de connaître enfin complètement l’ouvrage philosophique de Maïmonide, dont il publia l’original arabe et la traduction française. Ce fut également lui qui prouva que la philosophie chrétienne du moyen âge dérive en partie des philosophies arabe et juive.

A leur retour d’Orient, les deux délégués juifs, qui n’avaient pas seulement sauvé plusieurs vies humaines, mais avaient défendu le judaïsme tout entier contre la plus infâme des calomnies, excitèrent partout, sur leur passage, le plus ardent enthousiasme. Dans toutes les villes qu’ils traversèrent, leurs coreligionnaires leur présentèrent des adresses, des diplômes sur papier, sur parchemin ou sur soie, des présents de toute sorte avec les inscriptions les plus élogieuses. Des pays les plus divers ils reçurent d’éloquents témoignages de la reconnaissance juive pour leur heureuse intervention. Crémieux, qui était parti le premier, fur accueilli comme un triomphateur à Corfou, Venise, Trieste, Vienne, Francfort, Mayence (novembre-décembre 1840). Avec une naïveté vraiment touchante, les rabbins orthodoxes de Prague et de Nicolsbourg, dans leur désir de lui manifester leur gratitude, lui adressèrent le diplôme de morênou (rabbin), parce que c’était là, à leurs yeux, le titre le plus précieux.

Montefiore, qui s’était arrêté quelque temps à Constantinople pour obtenir du sultan un firman en faveur des Juifs, revint plus tard que Crémieux. Il entra en contact avec moins de communautés que le délégué français, parce qu’il fit la plus grande partie du trajet sur mer. Par contre, il fut débordé de lettres, de poésies, d’adresses. A Rome, il rendit visite au cardinal Rivarol, le chef des capucins, et il obtint de lui la promesse qu’on enlèverait de l’église des capucins, à Damas, la pierre tumulaire dont l’inscription attribuait aux Juifs le meurtre du pure Thomas. Louis-Philippe lui-même, qui avait montré tant de tiédeur dans cette affaire de Damas et auquel il fut présenté par l’ambassadeur d’Angleterre (20 février 1841), le félicita du succès de sa mission. La reine Victoria, en récompense de son dévouement, l’autorisa à ajouter à ses armes des supports, accordés seulement aux pairs d’Angleterre et aux personnages du plus haut rang, et à porter dans ses armes l’inscription hébraïque : Jérusalem.