Quatrième période — Le relèvement
Pendant l’époque orageuse de Dans l’espoir de satisfaire leur haine, les adversaires
des Juifs s’empressèrent de renchérir encore sur ces plaintes. Peignant sous
les plus sombres couleurs les souffrances des paysans, ils représentaient
tous les Juifs comme des usuriers et des sangsues
et s’efforçaient de démontrer la nécessité de les priver de nouveau des
droits civils que Lorsque Napoléon, au retour de sa campagne contre les
Autrichiens (janvier
1806), traversa Strasbourg, le préfet ainsi qu’une légation des
bourgeois lui exposèrent les prétendus maux causés par les Juifs en Alsace.
Ils lui affirmèrent que la surexcitation de la population alsacienne était
telle qu’il y avait à craindre le renouvellement des scènes de meurtre du
moyen âge. Ils lui firent aussi croire que tous les Juifs étaient usuriers ou
colporteurs et que ceux d’entre eux qui suivaient les armées pour acheter le
butin des maraudeurs étaient originaires de Strasbourg. Ce fut sous cette impression
défavorable que Napoléon arriva à Paris. Le ministre de Ému par toutes ces clameurs, Napoléon décida de soumettre
la législation concernant les Juifs à l’examen du Conseil d’État. Un jeune
auditeur, le comte Molé, qu’on disait issu de Juifs, fut chargé de présenter
un rapport sur cette question. A la grande surprise des conseillers d’État,
Molé épousa les rancunes du parti catholique et réactionnaire et conclut à la
nécessité d’enlever à tous les Juifs de France les droits civils que La cause des Juifs fut plaidée au Conseil, devant l’empereur, par un homme très libéral, M. Beugnot. Il se montra malheureusement, dans cette discussion, emphatique et déclamateur; ce qui impatienta Napoléon. Une phrase surtout irrita l’empereur. Beugnot déclara qu’enlever aux Juifs leurs droits équivaudrait à une bataille perdue sur le terrain de la justice. Napoléon s’emporta, parla des Juifs comme aurait pu le faire Fichte ou Grattenauer, dénonçant leur avarice, leur improductivité, soutenant qu’ils formaient un État dans l’État et niant qu’ils pussent être placés sur le même rang que les catholiques et les protestants. Courageusement, Regnault de Saint-Jean d’Angély et le
comte de Ségur appuyèrent l’opinion de Beugnot. Ils firent remarquer qu’à
Bordeaux, à Marseille, ainsi qu’en Hollande et dans les villes italiennes
annexées à Dans la seconde séance du Conseil d’État ( Quoique le choix des notables eût été laissé à l’arbitraire des préfets, une grande partie des délégués, au nombre de plus de cent, étaient des hommes distingués, comprenant l’importance de leur mission et résolus à défendre vaillamment le judaïsme, en face de l’Europe, contre les préjugés dont il avait encore à souffrir. On comptait parmi eux Berr Isaac Berr, dont on tonnait le dévouement infatigable à la cause de ses coreligionnaires ; son fils, Nichet Berr, auteur de l’appel adressé aux princes et aux peuples eu faveur de l’émancipation des Juifs ; Abraham Furtado, de Bordeaux, ancien ami des Girondins, cœur généreux et esprit clairvoyant. Les parents de Furtado étaient des Marranes du Portugal qui, tout en pratiquant extérieurement la religion chrétienne, avaient conservé un profond attachement pour la religion de leurs ancêtres. Lors, du terrible tremblement de terre de Lisbonne (1755), le père avait été tué, et la mère, enceinte à ce moment, avait été ensevelie sous des décombres. Elle avait alors fait vœu que, si on réussissait à l’en retirer vivante, elle reviendrait au judaïsme. Comme par miracle, une nouvelle secousse avait dégagé l’endroit où elle s’était trouvée enfermée. Elle avait alors quitté Lisbonne pour se rendre à Londres, où elle s’était faite juive. C’est dans cette ville qu’était né Abraham Furtado, qui était allé ensuite se fixer à Bordeaux. Il faut encore mentionner, parmi les notables de France, Joseph-David Sintzheim, rabbin de Strasbourg (1745-1812). C’était un, talmudiste très érudit, de manières douces et affables, d’un caractère élevé ; il était apparenté à Cerf Berr et possédait une fortune sérieuse. Outre Sintzheim, l’assemblée des notables français ne comptait plus qu’un seul rabbin, le portugais Abraham Andrade, de Saint-Esprit. Comme la circulaire ministérielle (du La veille de l’ouverture des séances (25 juillet), le Moniteur publia une longue étude sur l’état politique et religieux des Juifs depuis Moïse jusqu’à présent. On voulait ainsi informer le peuple français tout entier de l’importance des questions soumises à l’examen de l’assemblée des notables. Cet exposé traçait à grands traits les péripéties de l’histoire du peuple juif, tantôt libre, tantôt soumis à d’autres nations, cruellement persécuté au moyen âge, en butte à des accusations diverses, et souvent victime des insultes et des violences de la foule. Sur bien des points, ce résumé présentait de graves inexactitudes. De même, dans le jugement qu’il publia sur les doctrines du judaïsme, le Moniteur contenait de profondes erreurs. Pour l’histoire, il avait eu recours à l’ouvrage de Basnage, et, pour la religion, aux œuvres de Léon de Modène, ce rabbin sceptique qui avait parlé avec tant de légèreté du judaïsme talmudique. On s’attachait surtout, dans cette étude, à faire ressortir deux points : l’isolement dans lequel se complaisaient les Juifs au milieu des diverses nations et l’usure qu’ils pratiquaient à l’égard des autres croyants, et qui serait autorisée, sinon prescrite, par leur législation. Pour démontrer que le Talmud est responsable de ces tendances antisociales, on ‘affirmait que les Juifs portugais, qui ne se livraient pas à l’usure, observaient peu les prescriptions talmudiques, que les Juifs distingués de l’Allemagne, comme Mendelssohn, ne témoignaient qu’un médiocre respect pour les rabbins, et qu’en France même les Juifs qui s’adonnaient aux études profanes négligeaient les pratiques religieuses. Comme les notables devaient tenir leur première séance un samedi, ils avaient à résoudre préalablement une question qui, dès le début, mettait aux prises les exigences de la religion avec celles de la loi civile. Il fallait, en effet, nommer à cette séance un président et des secrétaires. Or, pouvait-on écrire des bulletins de vote le jour du sabbat ? Les rabbins, appuyés par le parti de Berr Isaac Berr, se déclarèrent énergiquement pour la négative. D’autres membres, qu’on pourrait appeler les hommes politiques, tels que Furtado, étaient, au contraire, d’avis de prouver à l’empereur que les Juifs savaient subordonner l’observance des lois religieuses aux ordres des autorités du pays. La discussion fut très vive. Un des délégués, Jacob Lazare, de Paris, propose une combinaison qui donnait satisfaction à tous : ceux qui ne voulaient pas écrire le samedi pouvaient préparer leur bulletin de vote dès la veille. Ce fut dans une salle de l’hôtel de ville, ornée d’emblèmes de circonstance, que se réunirent les notables, sous la direction de Salomon Lipmann, de Colmar, président d’âge. Pour la présidence définitive, deux candidats s’imposaient au choix de l’assemblée : Berr Isaac Berr et Abraham Furtado. Le premier fut présenté par les scrupuleux observateurs des pratiques du judaïsme, le second eut surtout l’appui des membres libéraux et s’intéressant à la politique. Sur quatre-vingt-quatorze voix, Furtado en obtint soixante-deux ; il fut donc nommé président. Comme il avait l’habitude des débats parlementaires, il sut diriger les travaux de l’assemblée avec beaucoup de tact et d’habileté. D’ailleurs, les délégués, conscients de la grandeur de leur tâche, rivalisaient de zèle et d’activité pour l’accomplir dignement. Ils avaient à cœur de mettre en pratique les conseils d’un de leurs collègues, Lipmann Cerf Berr, qui, dans une allocution chaleureuse, leur avait recommandé d’oublier qu’ils étaient Alsaciens, Portugais ou Italiens, pour se montrer tous animés des mêmes pensées et des mêmes sentiments. Au commencement, les députés avaient éprouvé quelque inquiétude au sujet des intentions de Napoléon. Mais, lorsque l’officier de la garde d’honneur qui se tenait à l’entrée de la salle s’approcha de leur président pour recevoir ses ordres, que les tambours battirent aux champs et que les soldats présentèrent les armes, leur crainte fit place à un sentiment de joyeuse espérance. Ils voyaient déjà les Juifs définitivement relevés de l’état d’abaissement dans lequel on les avait tenus pendant tant de siècles, et leur culte pour l’empereur s’en accrut encore. Les délégués de France étaient déjà réunis quand arrivèrent ceux d’Italie. Le plus important d’entre eux était Abraham-Vita de Cologna, rabbin de Mantoue (1752-1832). Cologna ne se distinguait ni par sa science talmudique, ni par ses connaissances profanes, mais il était d’un extérieur imposant et possédait un remarquable talent d’orateur. Il manifestait des tendances libérales et croyait nécessaire, lui aussi, d’essayer de rendre plus fréquents les rapports entre les Juifs et les autres croyants pour faire sortir ses coreligionnaires de leur isolement. Dans la seconde séance (29 juillet), les trois commissaires
impériaux soumirent douze questions à l’examen de l’assemblée, l’invitant à y
répondre avec conscience et sincérité. Une manifestation caractéristique se
produisit à l’énoncé d’une de ses questions. Quand le secrétaire eut demandé
: Les Juifs liés en France et traités par la loi
comme citoyens regardent-ils Dans cette même séance, on nomma une commission de neuf membres chargés, de concert avec le président et les secrétaires, de rédiger les réponses. On choisit, entre autres, les rabbins Sintzheim, Andrade, de Cologna et Segré, et deux laïques instruits, Berr Isaac Berr et Lazare. La commission confia la plus grande partie de son travail à David Sintzheim, qui l’acheva en quelques jours (30 juillet - 3 août). Avant de le soumettre à l’assemblée générale, il en fit lecture à ses collègues de la commission. Dès la troisième séance (4 août), où fut commencée la discussion
des questions, on put reconnaître les progrès réalisés au point de vue des
idées modernes par les Juifs, même orthodoxes, depuis Mendelssohn. Les deux
premières questions ne soulevèrent aucune difficulté. Il s’agissait de savoir
s’il est permis aux Juifs d’épouser plusieurs femmes et si le divorce
prononcé par les rabbins est valable aux yeux des Juifs sans qu’il ait été
proclamé par les tribunaux. Par contre, à propos de la troisième question,
qui était relative au mariage entre Juifs et chrétiens, les débats furent
très vils. Ceux des notables qui n’éprouvaient qu’indifférence pour les
pratiques religieuses étaient disposés à se montrer favorables aux unions
mixtes. Mais les orthodoxes, notamment les délégués des anciennes provinces
allemandes, ainsi que Salomon Lipmann et le cabaliste Nepi s’y montraient
opposés. Pourtant, ils craignaient d’irriter Napoléon en prohibant absolument
ces unions. L’assemblée se tira cependant assez habilement de cette
difficulté. Après avoir établi que La quatrième et la cinquième séance (7 et 12 août)
furent consacrées à la discussion et à l’adoption du. restant des questions.
A la demande qui leur était posée si les Juifs considèrent les Français comme
leurs frères, les délégués répondirent que de tout temps, comme le montrent Après que toutes ces déclarations eurent été examinées par le gouvernement impérial, les notables tinrent une sixième séance (17 septembre) pour entendre les communications des commissaires. Le ton de Molé, qui prit la parole à cette séance, fut tout différent de celui de ses discours précédents : Qui ne serait saisi d’étonnement, disait-il, à la vue de cette réunion d’hommes éclairés, choisis parmi les descendants du plus ancien peuple de la terre ? Si quelque personnage des siècles écoulés revenait à la lumière, et qu’un tel spectacle vint à frapper ses regards, ne se croirait-il pas transporté dans les murs de la cité sainte, ou ne penserait-il pas qu’une révolution terrible a renouvelé les choses humaines presque dans leurs fondements ? Et il continua ! Sa Majesté… vous assure le libre exercice de votre religion et la pleine jouissance de vos droits politiques ; mais, en échange de l’auguste protection qu’elle vous accorde, elle exige une garantie religieuse de l’entière observation des principes énoncés dans vos réponses. A quoi l’orateur faisait-il allusion par les mots garantie religieuse ? C’est ce que se demandaient les délégués, quand Molé, interprète de la pensée impériale, leur communiqua une information qui les remplit tous d’une vive émotion. C’est le grand Sanhédrin, leur dit-il, que Sa Majesté se propose de convoquer. Ce corps, tombé avec le temple, va reparaître pour éclairer par tout le monde le peuple qu’il gouvernait ; il va le rappeler au véritable esprit de sa loi et lui en donner une explication digne de faire disparaître toutes les interprétations mensongères. Le comte de Molé invita ensuite l’assemblée à annoncer sans délai la convocation du grand Sanhédrin à toutes les synagogues de l’Europe, afin qu’elles envoient à Paris des députés capables de fournir au gouvernement de nouvelles lumières. Afin que ce Sanhédrin, convoqué pour convertir les réponses des notables en décisions religieuses, jouît du même prestige que l’ancien conseil de ce nom, on décida de l’organiser complètement sur le modèle des sanhédrins d’autrefois. Selon l’ancien usage, le grand Sanhédrin sera composé de soixante-dix membres, sans compter son chef, il devait avoir un président ou nassi, avec un premier assesseur ou ab-bèt-din et un deuxième assesseur ou hakham, et être formé pour deux tiers de rabbins et un tiers de laïques. Cette communication fut accueillie avec le plus grand enthousiasme. Aux yeux des notables, la réunion du grand Sanhédrin représentait en quelque sorte la résurrection de l’ancienne splendeur d’Israël. Aussi s’empressèrent-ils d’adresser une proclamation aux communautés juives de toute l’Europe pour leur faire partager leur profonde satisfaction et les engager à envoyer des délégués auprès du Sanhédrin. Cette proclamation, écrite en hébreu, en français, en allemand et en italien, disait en substance qu’un événement considérable se préparait, que dans la capitale d’un des plus puissants empires chrétiens, sous la protection d’un illustre monarque, allait se réunir un Sanhédrin, et qu’une ère de paix et de bonheur s’ouvrirait sûrement pour les débris d’Israël. En fait, la convocation d’une sorte de Parlement juif à
Paris produisit dans toute l’Europe une profonde sensation. On était bien
habitué aux exploits militaires et aux brillantes victoires de Napoléon, mais
son idée de créer un Sanhédrin avait quelque chose d’inattendu et d’original
qui étonnait. Presque chez tous les Juifs, ce projet éveillait les plus belles
espérances. A Berlin pourtant, le cercle de David Friedlænder, le groupe des éclairés, éprouvait un réel dépit de voir Avant la réunion du Sanhédrin, l’assemblée des notables eut encore à examiner un projet de règlement organique du culte juif, préparé par la commission des neuf, de concert avec les commissaires impériaux. D’après ce projet, le judaïsme français devait avoir à sa tête un consistoire central, qui aurait pour mission de surveiller les consistoires départementaux, les rabbins et les communautés. Chaque consistoire départemental serait chargé de veiller à l’exécution des décisions du Sanhédrin, d’encourager chez les Juifs l’exercice des professions manuelles, de faire connaître aux autorités civiles le nombre des conscrits israélites de la circonscription. Plusieurs membres de l’assemblée montrèrent vainement ce que certaines obligations imposées aux consistoires avaient de blessant pour les Juifs en faisant supposer qu’on doutait de la sincérité de leur patriotisme. Par crainte de déplaire à l’empereur, la majorité accepta le règlement organique dans son entier, sans y apporter aucune modification. La clôture des séances de l’assemblée des notables se fit
avec une grande solennité ( Quatre jours après la clôture des séances des notables, se
réunit le grand Sanhédrin ( De la synagogue le Sanhédrin alla à l’Hôtel de Ville. Suivant l’ancien usage, les soixante-dix membres se placèrent en demi-cercle autour du président, par rang d’âge. Comme les séances étaient publiques, on y voyait toujours de nombreux assistants. Les membres du Sanhédrin étaient tous habillés de noir, avec un petit manteau de soie et un tricorne sur la tête. Ils avaient pour principale mission de convertir en lois religieuses tes réponses des notables et de se porter garants de la sincérité du patriotisme de leurs coreligionnaires français, allemands et italiens. Sur la proposition d’Abraham Furtado, le Sanhédrin établit
d’abord le principe que la loi mosaïque contient des dispositions religieuses
et des dispositions politiques. Les premières sont,
par leur nature, absolues, indépendantes des circonstances et des temps.
Il n’en est pas de même des secondes : celles-ci, destinées
à régir le peuple d’Israël dans Partant de ce principe général, le Sanhédrin adopte toutes
les décisions votées par l’Assemblée des notables. Ainsi, il interdit la
polygamie, déclare que le divorce ne pourra être prononcé selon la loi de
Moise qu’après que le mariage aura été dissous par les tribunaux compétents
et selon le formes voulues par le Code civil. Il accepte aussi comme valables
civilement les mariages entre Israélites et chrétiens, et, bien qu’ils ne soient pas susceptibles d’être revêtus des
formes religieuses, ils n’entraîneront aucun anathème. » Pour les
rapports des Juifs avec leurs compatriotes chrétiens, le Sanhédrin, après
avoir établi que Après avoir terminé ses travaux, le Sanhédrin, d’accord
avec les commissaires impériaux, se sépara. Ses délibérations furent soumises
à Napoléon. Mais celui-ci, alors absorbé par ses campagnes contre Il ne tint pas complètement parole. Au bout d’un an, il
fit connaître sa volonté par les décrets du Les dispositions de ce décret provoquèrent des protestations si vives parmi les Juifs que Napoléon lui-même en modéra l’application. C’est ainsi qu’il fit exception successivement pour les Juifs de Paris, de Livourne, des Basses-Pyrénées, des Alpes-Maritimes et d’autres départements. En définitive, elles ne demeurèrent en vigueur qu’en Alsace et dans les provinces rhénanes. L’effet n’en fut pas moins excessivement fâcheux, car dans divers pays on en fit un argument contre l’émancipation des Juifs, en montrant qu’en France même, où ils jouissaient depuis assez longtemps de leurs droits civils et politiques, on avait été obligé de restreindre de nouveau ces droits. Malgré cette tentative de réaction, le mouvement provoqué
en faveur de la liberté par L’ancien agent de la cour de Brunswick, Israël Jacobson,
très influent à la nouvelle cour de Cassel, fit les plus louables efforts
pour se rendre utile à ses coreligionnaires. Actif, dévoué, animé de
sentiments élevés, il entreprit de modifier les manières humbles et
disgracieuses des Juifs et de donner à leur culte plus. d’éclat et de
dignité. Dans ce but, il éleva et entretint à Seesen, à ses propres frais,
une école juive qui admettait également des élèves chrétiens. A son
instigation, le gouvernement de Westphalie résolut de donner, à l’exemple de Semblables par leur organisation, les consistoires de France et de Westphalie différaient totalement par leur façon de procéder. Le Consistoire central de France était composé d’hommes sages, prudents, modérés, tels que David Sintzheim, Abraham de Cologna, Menahem Deutz, qui savaient ménager les transitions et agissaient avec douceur et intelligence. Le Consistoire de Westphalie, au contraire, était dominé par un homme passionné, autoritaire, Jacobson, qui s’inspirait des idées de David Friedlænder. Sous l’influence de cet homme, plus chrétien que juif, il visait surtout à imprimer au culte public juif un cachet catholique, à lui donner, en un mot, un aspect théâtral. Il imposa ses réformes à ses coreligionnaires de Westphalie, en dépit des hésitations et des scrupules des rabbins. Par suite de cette nouvelle organisation, les communautés juives de Westphalie furent divisées en sept circonscriptions, dont chacune avait à sa tête un rabbin et plusieurs syndics ; dans les circonscriptions importantes, le rabbin avait des adjoints. Comme en France, il fut prescrit aux rabbins de faire aimer le service militaire et de dénoncer les jeunes gens qui s’y seraient soustraits. Les rabbins devaient prêcher en allemand et soumettre au consistoire, au moins tous les six mois, les sermons prononcés. Le règlement, ou, plus exactement, Jacobson, invita aussi les rabbins à organiser pour la jeunesse juive des cérémonies de confirmation religieuse. En reconnaissance de la liberté qu’ils avaient obtenue, les Juifs de Westphalie témoignaient en toute circonstance d’un profond attachement pour leur pays, et les conscrits juifs répondaient avec empressement à l’appel : Nous jouissons des droits civils, disaient-ils, il est donc de notre devoir de défendre notre patrie. Parmi les princes allemands, Charles-Frédéric, grand-duc
de Bade, fut le premier à accorder spontanément aux Juifs l’égalité civile.
Voisin de La ville de Francfort aussi, où la haine du Juif était
cependant si tenace chez les patriciens, sacrifia pendant quelque temps aux
idées libérales. Jusqu’alors, tout Juif s’établissant dans cette ville devait
jurer devant le Sénat qu’il se soumettrait aux lois humiliantes qui lui
étaient imposées. Le nombre de mariages juifs était limité. Les Juifs étaient
tenus de payer des impôts spéciaux, de demeurer dans un quartier sale, étroit
et malsain, la célèbre Judengasse, de
supporter les outrages et le cri injurieux de Mach
Morèss Jud ! que leur lançait impunément le plus infime chrétien.
Quand, sous la poussée des armées françaises, le saint empire germano-romain
se fut écroulé et que Francfort eut été érigé en grand-duché sous l’autorité
de Charles de Dalberg, archichancelier ou prince-primat de Aucune loi ne vint pourtant sanctionner leur nouvelle situation. Malgré son esprit libéral et bienveillant, Charles de Dalberg n’osa pas heurter les idées des patriciens en émancipant complètement les Juifs. Dans la nouvelle charte ou Stättigheit qu’il rédigea au sujet des Juifs, il eut le courage de déclarer qu’il était nécessaire d’abolir les anciennes lois, parce qu’elles ne répondaient plus à l’esprit du temps ni à la situation présente des Juifs. Mais, d’un autre côté, pour donner satisfaction à la classe aristocratique, il ajouta qu’il était impossible d’accorder aux Juifs l’égalité complète, tant qu’ils ne s’en seraient pas montrés dignes en modifiant leurs manières et en s’assimilant les habitudes et les mœurs des indigènes. En définitive, à la suite de la promulgation de ce nouveau règlement, ils furent traités comme des étrangers tolérés dans le pays, et, au lieu d’exiger d’eux le payement des diverses taxes particulières qui pesaient sur eux, on leur permit de s’en libérer par le versement d’une somme annuelle de 22.000 florins. On leur fit même entrevoir qu’ils pourraient bien être obligés de rentrer dans leur ghetto. Ils furent, eu effet, invités à ne plus renouveler les baux qu’ils avaient passés, sous la domination française, avec les propriétaires chrétiens des maisons qu’ils habitaient, parce qu’on ne continuerait peut-être pas à tolérer leur séjour dans tous les quartiers de la ville. Un peu plus tard pourtant, Dans les villes hanséatiques du Nord aussi, sur l’ordre des autorités françaises, les Juifs obtinrent leur émancipation. Hambourg ne fit aucune difficulté pour leur accorder les mêmes droits qu’aux autres habitants (1811), et même pour les admettre au conseil municipal. La ville de Lubeck se montra plus récalcitrante. Jusqu’alors, elle n’avait toléré que dix familles juives, en qualité de Schutzjude, qui ne pouvaient ni faire de commercer ni acheter d’immeubles, ni entrer dans les corporations. Trois Juifs seuls étaient autorisés à pénétrer chaque jour de Moisling, localité danoise voisine, dans Lubeck, et encore étaient-ils obligés de payer à l’entrée un péage corporel. Mais pendant la domination française (1811-1814), près de cinquante Juifs de Moisling s’y étaient rendus, de sorte que Lubeck comptait alors soixante-six familles juives, auxquelles cette ville dut accorder la liberté civile. Enfin, Brème, dont le séjour était interdit auparavant aux Juifs, dut également les recevoir pendant l’occupation française et les considérer comme citoyens. Frédéric-François, grand-duc de Mecklembourg-Schwerin,
alla plus loin. Non seulement il proclama l’égalité des Juifs ( L’exemple des pays soumis à l’influence française agit
aussi sur les autres États de l’Allemagne. En 1812, Trois souverains allemands restèrent pourtant réfractaires
aux idées d’émancipation, ceux de Bavière, d’Autriche et de Saxe.
Maximilien-Joseph, nommé roi de Bavière par Napoléon, promulgua bien un édit ( En Autriche, où l’édit de tolérance de Joseph II avait amélioré, dès 1783, la situation des Juifs, les successeurs de ce souverain, Léopold II et François II, loin d’étendre les réformes de leur prédécesseur, conservèrent ou rétablirent les anciennes restrictions. Des impôts de toute nature pesaient sur les Juifs d’Autriche, taxe sur la lumière, sur le vin, sur la viande, sans parler de la taxe imposée à ceux qui se rendaient à Vienne. Dans cette ville, ils étaient étroitement surveillés par de nombreux agents de police, qui arrêtaient tous ceux qui n’étaient pas munis d’un permis de séjour. Le nombre dei mariages juifs continuait à être limité. Le fils aîné seul pouvait se marier. On leur défendait l’acquisition ou la location de biens-fonds. Dans le royaume, récemment créé, de Saxe, les Juifs restèrent soumis aux lois restrictives qui les avaient régis dans les siècles passés. C’est à bon droit que les Juifs surnommèrent ce pays l’Espagne protestante. Légalement, ils n’avaient pas le droit de séjourner en Saxe ; on en tolérait seulement quelques-uns à Dresde et à Leipzig, mais sous la réserve de pouvoir les expulser en tout temps. Il leur était interdit d’avoir des synagogues ; pour prier, ils se réunissaient dans de simples chambres. Les Juifs russes, sous Alexandre Ier, étaient traités bien
plus libéralement. Une des principales préoccupations de ce généreux monarque
était d’améliorer la condition du peuple. A la suite du partage de Pour qu’il fût possible à ces mesures si heureuses de
donner tous leurs fruits, il aurait fallu du temps et de la patience.
Malheureusement on n’avait pas encore fini de semer qu’on aurait déjà voulu
récolter. D’abord, l’application des lois scolaires se heurta à toute sorte
de difficultés. Au lieu de considérer l’instruction qu’on désirait leur
donner comme un bienfait, les Juifs de Russie et de Lorsque l’empereur Alexandre vit ses bonnes intentions si entièrement méconnues de ceux mêmes dont il désirait le bien, il s’impatienta, révoqua une partie des lois favorables qu’il avait promulguées, édicta, à son tour, des mesures restrictives, et le judaïsme russe resta dans l’état chaotique dont ce souverain avait voulu le tirer. Les Juifs d’Allemagne non plus ne jouirent pas longtemps
de la liberté civile que les divers États de Le mouvement de réaction contre les Juifs commença dans
les villes libres. Ce fut Francfort qui donna le signal. A peine les Français
furent-ils sortis de la ville que les patriciens, revenus au pouvoir,
enlevèrent aux Juifs les droits civils qu’ils avaient obtenus et les
soumirent de nouveau à l’ancienne législation (janvier 1814). Le baron de Stein, qui,
pour des raisons militaires, avait tout pouvoir sur l’administration de
Francfort, aurait pu s’y opposer ; mais, par haine pour Napoléon et pour
tout ce qui avait été fait en Allemagne sous la domination française. Stein
détestait également les lois qui avaient proclamé l’égalité des Juifs. Un
seul mot de lui aurait suffi pour faire maintenir aux Juifs tous leurs
droits ; ce mot, il ne le prononça pas. Le Sénat provisoire décida donc ( A l’exemple de Francfort, les trois villes hanséatiques de
l’Allemagne résolurent également de ne pas maintenir aux Juifs la liberté
qu’ils avaient obtenue. Mais, pendant qu’à Francfort les patriciens avaient
été les premiers à manifester leur haine à l’égard des Juifs, à Hambourg le
Sénat leur était, au contraire, favorable. Il comptait sur eux pour rendre
son ancienne prospérité au commerce ruiné par la guerre. Par contre, les
masses leur témoignaient de la malveillance et réclamaient le retour aux lois
d’exception. A Lubeck et à Brême, on voulait expulser totalement. Le Hanovre,
Hildesheim, le Brunswick, Lorsque le Congrès de Vienne se réunit en 1814 pour régler les affaires de l’Europe, les Juifs d’Allemagne, menacés dans leur liberté, leur honneur et même leur sécurité, sollicitèrent son intervention en leur faveur. Les Juifs de Francfort envoyèrent deux délégués à Vienne pour soumettre au Congrès un Mémoire où ils exposaient que le Sénat devait être forcé de leur maintenir les droits qu’ils avaient reçus, parce qu’ils avaient versé une somme considérable en échange de ces droits, et aussi parce qu’ils s’en niaient rendus dignes par leur patriotisme. Les démarches des délégués furent appuyées secrètement par la maison de banque Rothschild, qui était alors déjà fort puissante, et par la baronne juive Fanny d’Arnstein, qui était en relations avec la plupart des membres du Congrès. Parmi les membres qui représentaient l’Allemagne, deux des plus influents, Hardenberg et Metternich, étaient favorables à la demande des Juifs. Ils écrivirent (1815) aux villes hanséatiques pour blâmer leurs procédés à l’égard des Juifs et ils conseillèrent au Sénat de les traiter avec humanité et justice. Le projet de Constitution pour l’Allemagne, élaboré par le plénipotentiaire prussien, Guillaume de Humboldt, approuvé par Metternich et soumis aux délibérations du Congrès, proclamait l’égalité des Juifs. Un article de ce projet disait, en effet : Les trois confessions chrétiennes jouissent des mêmes droits dans tous les États allemands, et les croyants de la confession juive, s’ils remplissent leurs devoirs de citoyen, auront les droits civils correspondant à leurs devoirs. Mais les dispositions bienveillantes de Metternich et de Humboldt ne suffirent pas pour faire adopter cet article. C’est que les Juifs eurent à compter, à ce moment, avec un ennemi peut-être plus dangereux que l’orgueil de caste et l’envie. Les victoires remportées sur les Français avaient développé, chez les Allemands, un sentiment patriotique qui avait dégénéré en un chauvinisme exalté. Tout ce qui n’était pas empreint d’un caractère essentiellement allemand paraissait odieux. De plus, l’école romantique de cette époque, les Schlegel, les Arnim, les Brentano, avaient présenté le moyen âge sous des couleurs si séduisantes que l’Allemagne considérait le retour pur et simple à l’esprit de ce temps comme son devoir le plus sacré. C’était là l’idéal qu’elle poursuivait avec un zèle passionné. Elle était ainsi amenée, entre autres, vers un christianisme rigoureux, vers une foi sévère. Mais le moyen âge ne connaissait que l’Église catholique, avec son chef suprême, le pape. Les romantiques ne reculèrent pas devant cette conséquence de leurs théories, et l’on vit Gœrres, Frédéric Schlegel, Adam Muller et d’autres se convertir au catholicisme et réclamer le rétablissement du pouvoir des Jésuites et la restauration de l’Inquisition. Le protestant Gentz affirmait aussi que seule l’Église catholique pouvait assurer le salut de l’Allemagne et aider à refaire l’unité de ce pays, sous l’autorité du pape et de l’empereur. Toutes ces rêveries eurent des effets excessivement fâcheux pour les Juifs. A force de fureter dans les archives et de déchiffrer de vieilles chartes du moyen âge, on ressuscita les sentiments de fanatisme, d’intolérance et de haine qui, pendant cette sombre période, avaient provoqué de si terribles persécutions contre les Juifs. Un professeur de l’Université de Berlin, Frédéric Rühs, fut le premier à se faire l’interprète de ces sentiments de violente réaction. Dans un ouvrage intitulé Revendication des droits civils par les Juifs d’Allemagne, il développe la théorie de l’État chrétien et affirme le droit, non pas d’expulser les Juifs du pays, mais, au moins, de les humilier et de les empêcher de s’accroître. Il veut bien qu’on les tolère, mais non pas qu’on tes traite en citoyens. Rühs proposa même d’exiger d’eux, comme autrefois, le payement d’une taxe judaïque et de les obliger à porter un signe distinctif. Peut-être, disait-il, ces humiliations les décideront-elles à embrasser le christianisme. Les idées de Rühs rencontrèrent de nombreux partisans. Au temps des Lessing, des Abt, des Kant et des Herder, les savants allemands eurent à cœur de prêcher la tolérance et l’amour des hommes, tandis que Schlegel, Rühs et consorts excitaient à la haine et aux violences. Ils rivalisaient d’étroitesse d’esprit et de fanatisme avec les ultra catholiques. Car ce qu’ils demandaient, eux, pour l’Allemagne, le pape Pie VII le réalisa dans ses États. Dès que l’occupation française eut cessé, il retira aux Juifs leurs droits civils, les contraignit, à Rome, à quitter les maisons qu’ils habitaient dans les diverses parties de la ville pour être parqués de nouveau dans les ghetto, rétablit contre eux l’Inquisition et leur imposa l’obligation d’assister aux sermons de prédicateurs catholiques chargés de les convertir. Pourtant, au Congrès de Vienne, on persista à se montrer
favorable aux Juifs. Dans un paragraphe spécial on les déclarait égaux aux
autres citoyens et on invitait les États où ils ne jouissaient pas encore des
droits civils à les leur accorder à bref délai. Mais, parmi les États de Cette résolution ne contenta pas encore les villes libres,
parce que les Juifs y possédaient, en réalité, les droits civils, octroyés
par les autorités françaises. Aussi le délégué de Francfort fit-il entendre
de vives protestations. Le sénateur Schmidt, représentant de Brème, procéda
avec plus d’habileté. Au lieu de récriminer, il s’appliqua à rendre
inoffensif le paragraphe contesté. Il commença par exposer qu’il serait
injuste de contraindre les Allemands à respecter dei mesures prises par les
Français et il proposa, pour donner satisfaction à tous, de remplacer, dans
la constitution de Forts de cet article si perfide, les ennemis des Juifs ne
tardèrent pas à donner libre cours à leur haine. En dépit du désir manifesté
par La lutte du Sénat contre tes Juifs de Francfort, qui se
prolongea pendant neuf ans (1815-1824), restera toujours comme une déplorable
manifestation du pédantisme et de l’étroitesse d’esprit des Allemands. En
réponse au Mémoire qui leur avait été soumis, les cinq jurisconsultes de Cette campagne violente exerça son action funeste même dans les pays où les autorités avaient paru favorablement disposées pour les Juifs. Ainsi, en Autriche, dont le plénipotentiaire au Congrès de Vienne, Metternich, avait réclamé les droits civils pour les Juifs dans tous les États confédérés, on abandonna les traditions libérales de Joseph II pour remettre en vigueur quelques-unes des anciennes restrictions édictées par Marie-Thérèse. On y ajouta même de nouvelles lois d’exception. Les Juifs ne furent pas expulsés, mais renvoyés dans des ghettos. L’accès du Tyrol leur resta naturellement fermé, comme aux protestants. En Bohème, il leur fut interdit de s’établir dans les villages et les petites villes situés dans les montagnes; en Moravie, au contraire, on leur défendit de se fixer dans les grandes villes telles que Brünn et Olmütz. Leur situation était encore plus précaire en Galicie, où on les traitait aussi durement qu’en plein moyen âge. L’empereur François II anoblit bien quelques Juifs riches, mais infligea à tous les autres les pires humiliations. Ils étaient astreints au service militaire, mais ce n’est que difficilement que les plus vaillants d’entre eux arrivaient même aux grades inférieurs. En Prusse aussi, où pourtant le gouvernement avait donné
l’exemple des mesures libérales à l’égard des Juifs et où on leur avait
accordé presque tous les droits civils, il y eut un retour vars le passé.
L’édit de Frédéric-Guillaume III, qui reconnaît les Juifs comme citoyens
prussiens, restait lettre morte. Dans les provinces reconquises ou
nouvellement conquises, on promettait aux Juifs l’égalité, mais ils
continuaient d’être soumis à toutes les mesures restrictives des anciens
temps. Par suite des origines diverses de ses provinces, Un fait de ce temps marque bien la malveillance de A ce moment, les esprits étaient surexcités en Allemagne à la suite du meurtre de Kotzebue (mars 1819) par un jeune fanatique, l’étudiant Charles Sand, à cause des mesures rigoureuses prises par les différents États contre les excès démagogiques et la teutomanie, qu’au début ils avaient, du reste, encouragés eux-mêmes. Déçus dans leurs espérances de liberté, les teutomanes étaient irrités de l’échec qu’avaient subi leurs efforts, et, comme ils se sentaient impuissants contre le gouvernement, ils s’en prirent aux Juifs. On assista alors, pendant plusieurs mois, à une série d’excès et de violences qui rappelèrent les pires jours du moyen age. Les désordres commencèrent à Wurtzbourg, au cri de Hep ! Hep !
[1] La populace se
rua sur les maisons des Juifs, pillant les magasins, jetant les marchandises
par les fenêtres. 5a fureur augmenta devant la résistance des Juifs, qui se
défendirent vigoureusement. Ce fut alors, dans les rues, une véritable
bataille où il y eut des blessés et des morts. L’ordre ne put être rétabli
que par l’intervention des soldats. Sans doute pour punir les Juifs de s’être
défendus contre leurs agresseurs, les bourgeois réclamèrent leur expulsion.
Elle leur fut accordée. Près de quatre cents familles juives quittèrent alors
tristement la ville et allèrent camper provisoirement dans les champs, sous
des tentes et dans les villages voisins. Ces scènes odieuses se renouvelèrent
à Bamberg et dans presque toutes les villes de Francfort aussi donna bientôt le spectacle d’excès
populaires (9-10
août). Les Juifs furent grossièrement insultés dans les lieux publics
et sur les promenades et assaillis à coups de pierres, leurs fenêtres furent
brisées, leurs maisons attaquées et pillées. Les émeutiers tournèrent surtout
leur colère contre la demeure de la famille de Rothschild, dont la fortune et
la situation excitaient, dans le peuple comme parmi les patriciens, tant de
jalousie et de haine. La diète de L’exemple de ces désordres fut contagieux. A Darmstadt, à
Bayreuth, le peuple s’ameuta contre les Juifs ; Meiningen les expulsa. A
Carisruhe, on trouva écrits, un beau matin (18 août), sur les murs de la synagogue et
des maisons des notables juifs ces mots : Mort
aux Juifs ! Il y eut également des scènes de désordre à Hambourg.
Les Juifs de Heidelberg aussi auraient été pillés et frappés sans
l’intervention courageuse des étudiants, sous la conduite de deux de leurs
professeurs, Daub et Thibaut. Dans une petite ville de D’Allemagne le mouvement s’étendit jusque dans la capitale du Danemark. Quelques années auparavant, ce pays avait accordé aux Juifs les droits civils et les leur avait laissés. A la suite des désordres de Hambourg, plusieurs marchands juifs de cette ville s’étaient réfugiés à Copenhague. Ce fut peut-être par crainte de la concurrence que des commerçants chrétiens provoquèrent des désordres contre leurs rivaux juifs. Mais le gouvernement proclama immédiatement l’état de siège. Du reste, dans les rares villes danoises habitées par des Juifs, les bourgeois chrétiens s’opposèrent eux-mêmes aux violences et les ecclésiastiques prêchèrent dans les églises la tolérance et la fraternité. Par un remarquable contraste, en Portugal un membre des Cortés faisait, à ce moment, la proposition de rappeler les Juifs, autrefois expulsés du pays, et de racheter ainsi le crime commis à leur égard, pendant qu’en Allemagne des écrivains et des hommes d’État excitaient leurs compatriotes à renouveler en plein dix-neuvième siècle cet odieux exploit. La guerre de plume faite aux Juifs était acharnée, implacable, on exprimait le vœu que la haine des chrétiens hâtât l’avènement du jour du Jugement pour les Juifs. Et aucun écrivain chrétien pour les défendre efficacement ! Ni le vieux Jean-Paul Richter, qui leur était pourtant favorable, ni Varnhagen d’Ense, le mari de la juive Rahel, n’osèrent intervenir énergiquement en leur faveur. Quant aux Juifs convertis, sauf Bœrne, ils gardèrent tous un prudent silence. Rahel, il est vrai, s’éleva avec indignation contre ces violences dans une lettre qu’elle écrivit à Louis Robert, son frère : Je suis infiniment triste, disait-elle, comme je ne l’ai jamais été, et cela à cause des Juifs. On veut les garder dans le pays, mais c’est pour les humilier, les mépriser, les rendre ridicules… pour leur donner des coups de pied et les jeter en bas des escaliers. Mais ni Rahel ni son frère, qui écrivaient pourtant sur les questions les plus futiles et exerçaient quelque influence sur l’opinion publique, n’eurent le courage de blâmer ouvertement ces faits scandaleux. Il est vrai que les Juifs n’avaient nullement besoin d’un appui étranger. Dans l’Allemagne seule, on trouvait alors près de quarante écrivains juifs et deux journaux juifs. D’autres journaux étaient également disposés à accueillir leurs protestations Aussi bien, des Juifs descendirent vaillamment dans l’arène, rendant coup pour coup. Même David Friedlænder, qui était déjà un vieillard, éleva la voix contre les ennemis du judaïsme, mais il se contentait de déplorer, avec des gémissements, qu’on se montrât si cruel et si inique au nom de ce christianisme qu’il avait regardé comme la religion idéale. En général, les traits lancés par tous ces combattants étaient trop faibles pour entamer les grossiers préjugés et les prétentions ridicules des mangeurs de Juifs. Heureusement, il se rencontra alors deux hommes qui surent fustiger les teutomanes de leurs verges vengeresses et mettre à découvert leur incurable vanité, leur étroitesse d’esprit et leurs sentiments mesquins. Ce furent Louis Bœrne et Henri Heine. Ces deus écrivains, bien qu’ils eussent déserté tous deux le judaïsme, furent foncièrement juifs et par leurs sentiments intimes, et par leur éducation et par leur genre de talent. En lisant leurs oeuvres, on s’aperçoit bien vite qu’ils sont des enfants du judaïsme. On reconnaît leur origine juive, non seulement dans leur esprit pétillant et leur ironie cinglante, mais aussi dans leur amour de la vérité et de la liberté, leur haine de l’hypocrisie, leur colère contre l’injustice, l’intolérance et le fanatisme. Les sentiments démocratiques qui dominaient chez Bœrne comme la dialectique pénétrante qui distinguait Heine étaient essentiellement juifs. Louis Bœrne, ou Loeb Baruch, naquit à Francfort en 1786 et mourut à Paris en 1837. Son père, Jacob Baruch, quoique assez indifférent à l’observance des usages juifs, le fit cependant élever d’une façon très orthodoxe. Mais il ne tarda pas à négliger, lui aussi, les pratiques religieuses, et, plus tard, il abandonna même complètement le judaïsme. A Berlin, il fréquenta le salon de Henriette Herz. Son solide bon sens et sa pitié pour les opprimés le préservèrent de la lâcheté manifestée par tous ces apostats berlinois, qui espéraient faire oublier plus facilement leur origine juive en s’abstenant d’intervenir en faveur de leurs anciens coreligionnaires. Encore tout jeune, il se révoltait déjà à la pensée que le plus mauvais drôle, pourvu qu’il fût chrétien, pourrait l’insulter impunément de l’épithète de juif. A son départ de Francfort, un employé de la police écrivit sur son passeport ces mots : Juif de Francfort. A cette vue, dit-il dans une de ses lettres, mon sang bouillonna dans mes veines ; je pris alors la ferme résolution de leur arranger un jour à tous un passeport à ma manière. Ses premiers coups furent, en effet, dirigés contre les patriciens de Francfort. C’est qu’il était outré de leur impudence et de leur mauvaise foi à l’égard des Juifs, à qui ils avaient fait payer très cher les droits civils qu’ils avaient promis de leur accorder et contre lesquels ils avaient ensuite remis en vigueur le règlement de 1616, ce roman de la méchanceté, comme il l’appelle. Au lieu d’exhaler ses colères et ses rancunes en sou propre nom, il composa un roman où il fait parler un officier juif : Vous avez troublé jusqu’aux jeux de mon enfance, vilains coquins ! Vous avez rendu amères les douceurs de ma jeunesse, vous m’avez poursuivi de vos calomnies et de vos railleries quand je fus devenu homme. Vous n’avez pas été capables de me détourner de mon chemin, mais, par votre faute, je suis arrivé au but, fatigué, las et dégoûté… Tu me demandes pourquoi je fuis ma patrie ? Je n’en ai pas… Les cachots me rappellent mon pays natal et les persécutions l’endroit où j’ai passé mon enfance. La lune me paraît aussi proche que l’Allemagne. Au lieu de se servir de sa plume uniquement pou: venger
les outrages et les humiliations subis par lui et ses coreligionnaires, Bœrne
s’imposa la noble tâche de faire disparaître la haine séculaire de son pays
pour les Juifs en s’efforçant d’inspirer aux Allemands des sentiments plus
élevés. Dans un journal qu’il avait fondé, Henri Heine (né à Düsseldorf en 1799 et mort à Paris en 1854) était certainement, dans le fond de son cœur, bien plus juif que Bœrne ; il possédait les qualités et les défauts de sa race à un haut degré. L’esprit de Bœrne ressemblait à un ruisseau limpide, coulant tout doucement sur des cailloux et ne se couvrant d’écume que quand il était soulevé par quelque tempête. Quant à Heine, son esprit était comme un torrent, dont les eaux, illuminées par les rayons du soleil, brillent de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais qui attire dans le gouffre et emporte dans sa course impétueuse tout ce qui s’en approche. Aussi profond penseur que poète pittoresque, il savait se montrer critique implacable et causeur étincelant. Sans qu’il s’en rendit peut-être bien compte, Heine éprouvait pour le judaïsme ou plutôt pour la race juive, pour ses longues souffrances ainsi que pour ses livres sacrés, une profonde admiration. Parfois il se sentait fier d’appartenir à un peuple si ancien, qui avait triomphé de tant d’obstacles. Je vois maintenant, disait-il, que les Grecs furent tout simplement de beaux jeunes gens, tandis que les Juifs furent toujours des hommes vaillants et indomptables, non vilement dans le passé, mais jusqu’au temps présent, malgré dix-huit siècles de misères et de persécutions. J’ai appris à les mieux connaître et apprécier, et s’il n’était pas absurde de se montrer orgueilleux de sa naissance, je pourrais être fier d’appartenir à la noble maison d’Israël, de descendre de ces martyrs qui ont donné au monde un Dieu et une morale, et qui ont combattu et souffert sur tous les champs de bataille de la pensée. Dès sa jeunesse, Heine sentait confusément ce qu’il exprima plus tard avec une si chaleureuse éloquence. Mais les impressions produites sur lui par ses coreligionnaires étaient si diverses qu’il ne savait quelle position prendre à l’égard du judaïsme. Ceux qui se distinguaient par leurs mœurs austères, leur piété, leurs vertus, froissaient son goût délicat par leurs manières gauches et leur extérieur déplaisant. Dans les milieux raffinés, par contre, où il rencontrait les Friedlænder, les Ben-David, les Jacobson, on se moquait des Juifs et de leur religion et on admirait le christianisme. Mais, plus courageux et plus ferme dans ses convictions que Bœrne, il ne cessa de manifester sa profonde sympathie pour les Juifs. Il se fit même recevoir membre d’une société de jeunes gens juifs ayant pour but de propager l’instruction parmi leurs coreligionnaires. Ce qui modérait pourtant le zèle de Heine pour le judaïsme, dont il reconnaissait la haute antiquité, la grandeur morale et la mission élevée, c’étaient l’aspect pitoyable sous lequel se présentait alors cette religion et le dédain dont les chrétiens accablaient ses adeptes. Dans son impatience, il aurait voulu qu’elle se dépouillât instantanément de ses formes surannées, de ce qu’il appelait ses haillons, et qu’elle se montrât aux yeux de tous brillante et rajeunie. Mais il blâmait les procédés employés par les éclairés de Berlin pour obtenir cette rénovation. Selon lui, c’était affaiblir le judaïsme que d’y introduire, sous prétexte de réformes, des usages de l’Église. Ce qui manque aujourd’hui à Israël, disait-il, c’est l’énergie… Nous n’avons plus le courage de porter la barbe, de jeûner, de haïr et de souffrir. Moi aussi, avouait-il, je n’ai plus le courage de porter la barbe et de me laisser insulter comme juif. Ces insultes que, dès sa jeunesse, Henri Heine avait dû subir et qu’il entendait sans cesse lancer contre sa race, lui rendirent absolument odieux ceux qui outrageaient ainsi et maltraitaient impunément les Juifs. Il détestait également l’Église, qui s’était toujours montrée si cruelle envers ce judaïsme auquel elle devait, en réalité, son existence. Mais il en voulait surtout aux apostats qui, par intérêt, désertaient leur foi et se tournaient contre leurs anciens compagnons d’infortune. Selon lui, il n’est pas possible qu’un Juif soit sincère en adoptant le christianisme : ou bien il trompe les autres ou il se trompe soi-même. Heine exprima ses sentiments de colère contre les ennemis d’Israël dans un poème dramatique intitulé Almanzor (achevé en 1823) ; seulement, au lieu de Juifs, il fait parler les Maures de Grenade. Heine ne se contenta pas de donner libre cours à son indignation contre les persécuteurs des Juifs ; dans divers ouvrages il glorifia le judaïsme. Comme il le dit lui-même, il éprouvait, lui aussi, les sentiments dont parle le psalmiste avec une si vigoureuse éloquence : Que ma langue s’attache à mon palais, que ma main droite se dessèche si jamais je t’oublie, ô Jérusalem ! Pour présenter sous des couleurs plus expressives et plus vraies les tribulations de ses ancêtres, A ne craignit pas d’étudier en détail leur passé et d’exhumer les anciennes archives de la poussière qui les couvrait. De plus en plus, disait-il, je me pénètre de l’esprit de l’histoire de nos aïeux. C’est alors qu’il écrivit le Rabbin de Bacharach, sorte de roman dont la plupart des épisodes sont empruntés aux sombres annales des souffrances des Juifs et où le talent de l’auteur se manifeste surtout dans le style étincelant et pittoresque de l’ouvrage. Par une contradiction inexplicable, Henri Heine se fit
baptiser ( Peut-être Heine avait-il fait ce pas, dont il semblait si
honteux, dans l’espoir de trouver plus facilement un emploi qui lui permit de
vivre. Car, à ce moment, il était brouillé avec son oncle, qui lui
fournissait des subsides. Je t’affirme,
écrivait-il dans une lettre, que si la loi
permettait de voler des cuillers en argent, je ne me serais pas résigné au
baptême. En tout cas, il continua après, comme avant, à célébrer
les mérites du judaïsme. A propos du Talmud, il fait cette réflexion si juste
que c’est à cet ouvrage que les Juifs sont redevables d’avoir pu résister à Malgré leur apostasie, Bœrne et Heine rendirent un important service à leurs anciens coreligionnaires. Sans avoir pu faire disparaître totalement la haine de leurs compatriotes pour les Juifs, ils réussirent pourtant à lui imposer un frein. En rappelant les violences accomplies au cri de Hep ! Hep ! Heine dit: De pareils désordres ne peuvent plus se reproduire, car la presse est une arme, et il existe deux Juifs qui savent s’exprimer en allemand : l’un, c’est moi, et l’autre Bœrne. Heine eut raison. Depuis leur intervention, les Juifs d’Allemagne n’eurent plus à souffrir de tels excès. Les Rühs, les Fries et autres ennemis du judaïsme, qui déniaient tout talent aux Juifs, furent obligés de mettre une sourdine à leurs diatribes. Mais l’Allemagne aussi dut beaucoup à ces deux écrivains, qui enrichirent ce pays d’un grand nombre de nouvelles idées. Ils créèrent pour leurs compatriotes une langue élégante, claire et correcte, et éveillèrent en eux le sentiment de la liberté. Ce furent eux qui propagèrent en partie en Allemagne les principes qui triomphèrent en 1848. |