HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Quatrième période — Le relèvement

Chapitre XV — Le Sanhédrin de Paris et la Réaction — (1806-1815).

 

 

Pendant l’époque orageuse de la Révolution, les paysans d’Alsace avaient cessé de produire contre les Juifs de cette province leur accusation habituelle d’usure. C’est que créanciers juifs et débiteurs chrétiens avaient subi le même sort : tous étaient réduits à la misère. Au sortir de cette tourmente, de nombreux Juifs qui, par leur activité et leur intelligence, avaient réussi à acquérir de nouveau quelque fortune, reprirent leur ancien commerce d’argent. Ils y étaient en partie contraints par la nécessité de gagner leur vie et s’y trouvaient encouragés par les circonstances. Les hommes mûrs ne pouvaient pas, à l’âge où ils étaient arrivés, se mettre à apprendre l’agriculture ou la pratique de métiers manuels. D’autre part, le moment était favorable, pour ceux qui avaient de l’argent, à la réalisation de gros bénéfices. Des biens nationaux, confisqués sur le clergé et la noblesse, étaient alors à vendre, et les paysans d’Alsace, désireux d’en acquérir, manquaient des capitaux nécessaires. Beaucoup d’entre eux avaient même de vendre, pendant les années troublées de la Révolution, tout leur bétail et leurs instruments de labour pour ne pas mourir de faim. Ils s’adressèrent alors aux capitalistes juifs, qui leur avancèrent de l’argent sur hypothèque, probablement à des taux très élevés. Mais si les Juifs bénéficièrent de cette situation, les paysans aussi y trouvèrent leur compte. Dénués de tout à l’origine, ils acquirent peu à peu une certaine aisance. Au bout de quelques années, ils possédaient des biens-fonds d’une valeur de soixante millions, dont ils devaient environ le sixième aux Juifs. Seulement, ils n’avaient pas d’argent comptant pour payer les intérêts de leurs dettes, surtout à l’époque des grandes guerres oit Napoléon enleva tant de bras à l’agriculture. Obérés par la masse des intérêts qui s’accumulaient, poursuivis en justice, un grand nombre de paysans se virent expropriés de leurs champs et de leurs vignes au profit de leurs créanciers. De là des plaintes très vives et très nombreuses.

Dans l’espoir de satisfaire leur haine, les adversaires des Juifs s’empressèrent de renchérir encore sur ces plaintes. Peignant sous les plus sombres couleurs les souffrances des paysans, ils représentaient tous les Juifs comme des usuriers et des sangsues et s’efforçaient de démontrer la nécessité de les priver de nouveau des droits civils que la France leur avait accordés. A la tête de ces implacables ennemis des Juifs, on trouva encore une fois la municipalité de Strasbourg, qui supportait avec impatience la présence de Juifs dans cette ville.

Lorsque Napoléon, au retour de sa campagne contre les Autrichiens (janvier 1806), traversa Strasbourg, le préfet ainsi qu’une légation des bourgeois lui exposèrent les prétendus maux causés par les Juifs en Alsace. Ils lui affirmèrent que la surexcitation de la population alsacienne était telle qu’il y avait à craindre le renouvellement des scènes de meurtre du moyen âge. Ils lui firent aussi croire que tous les Juifs étaient usuriers ou colporteurs et que ceux d’entre eux qui suivaient les armées pour acheter le butin des maraudeurs étaient originaires de Strasbourg. Ce fut sous cette impression défavorable que Napoléon arriva à Paris. Le ministre de la Justice, circonvenu de tous côtés, lui proposa de soumettre de nouveau tous les Juifs de France à des lois d’exception. Cette tentative de réaction fut énergiquement appuyée par les ultra catholiques, que gênait toute liberté, surtout la liberté de conscience. A la tête de cette coterie se trouvaient alors le vicomte de Bonald, Chateaubriand et de Fontanes. De Bonald surtout voyait dans la liberté des Juifs une injure au catholicisme, et il exhortait ses concitoyens à imiter les Allemands, qui avaient bien consenti à abolir le péage corporel, mais avaient laissé en vigueur toutes les autres lois d’exception.

Ému par toutes ces clameurs, Napoléon décida de soumettre la législation concernant les Juifs à l’examen du Conseil d’État. Un jeune auditeur, le comte Molé, qu’on disait issu de Juifs, fut chargé de présenter un rapport sur cette question. A la grande surprise des conseillers d’État, Molé épousa les rancunes du parti catholique et réactionnaire et conclut à la nécessité d’enlever à tous les Juifs de France les droits civils que la Révolution leur avait accordés et de prendre contre eux des mesures restrictives. Ce rapport fuit accueilli avec froideur par la majorité du Conseil, qui ne pouvait admettre qu’on touchât à la liberté des citoyens. Pourtant, sur le désir de Napoléon, qui y attachait une grande importance, cette question fut discutée dans une séance plénière du Conseil d’État (avril 1806).

La cause des Juifs fut plaidée au Conseil, devant l’empereur, par un homme très libéral, M. Beugnot. Il se montra malheureusement, dans cette discussion, emphatique et déclamateur; ce qui impatienta Napoléon. Une phrase surtout irrita l’empereur. Beugnot déclara qu’enlever aux Juifs leurs droits équivaudrait à une bataille perdue sur le terrain de la justice. Napoléon s’emporta, parla des Juifs comme aurait pu le faire Fichte ou Grattenauer, dénonçant leur avarice, leur improductivité, soutenant qu’ils formaient un État dans l’État et niant qu’ils pussent être placés sur le même rang que les catholiques et les protestants.

Courageusement, Regnault de Saint-Jean d’Angély et le comte de Ségur appuyèrent l’opinion de Beugnot. Ils firent remarquer qu’à Bordeaux, à Marseille, ainsi qu’en Hollande et dans les villes italiennes annexées à la France, les Juifs étaient très considérés et qu’il serait inique de les rendre tous responsables des fautes reprochées aux Juifs d’Alsace. Ces réflexions si sages calmèrent Napoléon. On avait aussi appelé l’attention de l’empereur sur les importants progrès réalisés en si peu de temps par les Juifs dans les arts, les sciences, l’agriculture et les professions manuelles, et on lui en avait signalé un certain nombre qui, pour leur courage militaire, avaient obtenu des pensions ou avaient été promus dans l’ordre de la Légion d’honneur.

Dans la seconde séance du Conseil d’État (7 mai 1806), Napoléon se montra bien radouci. Non pas que ses préjugés à l’égard des Juifs eussent complètement disparu, mais il semblait décidé à interdire toute persécution contre eux et à maintenir leur égalité civile. Il rendit pourtant un décret prescrivant pour les Juifs d’Alsace des dispositions exceptionnelles, mais transitoires. Ce décret (30 mai 1806) suspendait pour un an l’exécution des jugements rendus en faveur des créanciers juifs en Alsace et dans les provinces rhénanes récemment annexées à la France. Par ce même décret, l’empereur convoqua à Paris une assemblée de notables juifs de tous les points de l’empire français pour délibérer sur les moyens d’améliorer la nation juive et de répandre parmi ses membres le goût des arts et des métiers utiles. Dans le préambule de ce décret, Napoléon fait remarquer combien il est urgent de ranimer, parmi ceux qui professent la religion juive dans les pays soumis à notre obéissance, les sentiments de morale civile qui, malheureusement, ont été amortis chez un grand nombre d’entre eux par l’état d’abaissement dans lequel ils ont trop longtemps langui, état qu’il n’entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler.

Quoique le choix des notables eût été laissé à l’arbitraire des préfets, une grande partie des délégués, au nombre de plus de cent, étaient des hommes distingués, comprenant l’importance de leur mission et résolus à défendre vaillamment le judaïsme, en face de l’Europe, contre les préjugés dont il avait encore à souffrir. On comptait parmi eux Berr Isaac Berr, dont on tonnait le dévouement infatigable à la cause de ses coreligionnaires ; son fils, Nichet Berr, auteur de l’appel adressé aux princes et aux peuples eu faveur de l’émancipation des Juifs ; Abraham Furtado, de Bordeaux, ancien ami des Girondins, cœur généreux et esprit clairvoyant. Les parents de Furtado étaient des Marranes du Portugal qui, tout en pratiquant extérieurement la religion chrétienne, avaient conservé un profond attachement pour la religion de leurs ancêtres. Lors, du terrible tremblement de terre de Lisbonne (1755), le père avait été tué, et la mère, enceinte à ce moment, avait été ensevelie sous des décombres. Elle avait alors fait vœu que, si on réussissait à l’en retirer vivante, elle reviendrait au judaïsme. Comme par miracle, une nouvelle secousse avait dégagé l’endroit où elle s’était trouvée enfermée. Elle avait alors quitté Lisbonne pour se rendre à Londres, où elle s’était faite juive. C’est dans cette ville qu’était né Abraham Furtado, qui était allé ensuite se fixer à Bordeaux.

Il faut encore mentionner, parmi les notables de France, Joseph-David Sintzheim, rabbin de Strasbourg (1745-1812). C’était un, talmudiste très érudit, de manières douces et affables, d’un caractère élevé ; il était apparenté à Cerf Berr et possédait une fortune sérieuse. Outre Sintzheim, l’assemblée des notables français ne comptait plus qu’un seul rabbin, le portugais Abraham Andrade, de Saint-Esprit.

Comme la circulaire ministérielle (du 23 juillet 1806) n’avait donné aucune indication précise sur le but que poursuivait l’empereur par la convocation des notables, ceux-ci n’étaient pas sans éprouver quelque inquiétude. La nomination de Molé comme commissaire impérial, à côté de Portalis et de Pasquier, n’était assurément pas faite pour calmer leurs craintes, car ils se rappelaient dans quel esprit de malveillance Molé avait parlé des Juifs au Conseil d’État.

La veille de l’ouverture des séances (25 juillet), le Moniteur publia une longue étude sur l’état politique et religieux des Juifs depuis Moïse jusqu’à présent. On voulait ainsi informer le peuple français tout entier de l’importance des questions soumises à l’examen de l’assemblée des notables. Cet exposé traçait à grands traits les péripéties de l’histoire du peuple juif, tantôt libre, tantôt soumis à d’autres nations, cruellement persécuté au moyen âge, en butte à des accusations diverses, et souvent victime des insultes et des violences de la foule. Sur bien des points, ce résumé présentait de graves inexactitudes. De même, dans le jugement qu’il publia sur les doctrines du judaïsme, le Moniteur contenait de profondes erreurs. Pour l’histoire, il avait eu recours à l’ouvrage de Basnage, et, pour la religion, aux œuvres de Léon de Modène, ce rabbin sceptique qui avait parlé avec tant de légèreté du judaïsme talmudique. On s’attachait surtout, dans cette étude, à faire ressortir deux points : l’isolement dans lequel se complaisaient les Juifs au milieu des diverses nations et l’usure qu’ils pratiquaient à l’égard des autres croyants, et qui serait autorisée, sinon prescrite, par leur législation. Pour démontrer que le Talmud est responsable de ces tendances antisociales, on ‘affirmait que les Juifs portugais, qui ne se livraient pas à l’usure, observaient peu les prescriptions talmudiques, que les Juifs distingués de l’Allemagne, comme Mendelssohn, ne témoignaient qu’un médiocre respect pour les rabbins, et qu’en France même les Juifs qui s’adonnaient aux études profanes négligeaient les pratiques religieuses.

Comme les notables devaient tenir leur première séance un samedi, ils avaient à résoudre préalablement une question qui, dès le début, mettait aux prises les exigences de la religion avec celles de la loi civile. Il fallait, en effet, nommer à cette séance un président et des secrétaires. Or, pouvait-on écrire des bulletins de vote le jour du sabbat ? Les rabbins, appuyés par le parti de Berr Isaac Berr, se déclarèrent énergiquement pour la négative. D’autres membres, qu’on pourrait appeler les hommes politiques, tels que Furtado, étaient, au contraire, d’avis de prouver à l’empereur que les Juifs savaient subordonner l’observance des lois religieuses aux ordres des autorités du pays. La discussion fut très vive. Un des délégués, Jacob Lazare, de Paris, propose une combinaison qui donnait satisfaction à tous : ceux qui ne voulaient pas écrire le samedi pouvaient préparer leur bulletin de vote dès la veille.

Ce fut dans une salle de l’hôtel de ville, ornée d’emblèmes de circonstance, que se réunirent les notables, sous la direction de Salomon Lipmann, de Colmar, président d’âge. Pour la présidence définitive, deux candidats s’imposaient au choix de l’assemblée : Berr Isaac Berr et Abraham Furtado. Le premier fut présenté par les scrupuleux observateurs des pratiques du judaïsme, le second eut surtout l’appui des membres libéraux et s’intéressant à la politique. Sur quatre-vingt-quatorze voix, Furtado en obtint soixante-deux ; il fut donc nommé président. Comme il avait l’habitude des débats parlementaires, il sut diriger les travaux de l’assemblée avec beaucoup de tact et d’habileté. D’ailleurs, les délégués, conscients de la grandeur de leur tâche, rivalisaient de zèle et d’activité pour l’accomplir dignement. Ils avaient à cœur de mettre en pratique les conseils d’un de leurs collègues, Lipmann Cerf Berr, qui, dans une allocution chaleureuse, leur avait recommandé d’oublier qu’ils étaient Alsaciens, Portugais ou Italiens, pour se montrer tous animés des mêmes pensées et des mêmes sentiments.

Au commencement, les députés avaient éprouvé quelque inquiétude au sujet des intentions de Napoléon. Mais, lorsque l’officier de la garde d’honneur qui se tenait à l’entrée de la salle s’approcha de leur président pour recevoir ses ordres, que les tambours battirent aux champs et que les soldats présentèrent les armes, leur crainte fit place à un sentiment de joyeuse espérance. Ils voyaient déjà les Juifs définitivement relevés de l’état d’abaissement dans lequel on les avait tenus pendant tant de siècles, et leur culte pour l’empereur s’en accrut encore.

Les délégués de France étaient déjà réunis quand arrivèrent ceux d’Italie. Le plus important d’entre eux était Abraham-Vita de Cologna, rabbin de Mantoue (1752-1832). Cologna ne se distinguait ni par sa science talmudique, ni par ses connaissances profanes, mais il était d’un extérieur imposant et possédait un remarquable talent d’orateur. Il manifestait des tendances libérales et croyait nécessaire, lui aussi, d’essayer de rendre plus fréquents les rapports entre les Juifs et les autres croyants pour faire sortir ses coreligionnaires de leur isolement.

Dans la seconde séance (29 juillet), les trois commissaires impériaux soumirent douze questions à l’examen de l’assemblée, l’invitant à y répondre avec conscience et sincérité. Une manifestation caractéristique se produisit à l’énoncé d’une de ses questions. Quand le secrétaire eut demandé : Les Juifs liés en France et traités par la loi comme citoyens regardent-ils la France comme leur patrie et ont-ils l’obligation de la défendre ? tous les notables s’écrièrent d’une voix unanime : Oui, jusqu’à la mort ! D’autres questions concernaient les mariages entre Juifs et chrétiens, la polygamie, le divorce et l’usure.

Dans cette même séance, on nomma une commission de neuf membres chargés, de concert avec le président et les secrétaires, de rédiger les réponses. On choisit, entre autres, les rabbins Sintzheim, Andrade, de Cologna et Segré, et deux laïques instruits, Berr Isaac Berr et Lazare. La commission confia la plus grande partie de son travail à David Sintzheim, qui l’acheva en quelques jours (30 juillet - 3 août). Avant de le soumettre à l’assemblée générale, il en fit lecture à ses collègues de la commission.

Dès la troisième séance (4 août), où fut commencée la discussion des questions, on put reconnaître les progrès réalisés au point de vue des idées modernes par les Juifs, même orthodoxes, depuis Mendelssohn. Les deux premières questions ne soulevèrent aucune difficulté. Il s’agissait de savoir s’il est permis aux Juifs d’épouser plusieurs femmes et si le divorce prononcé par les rabbins est valable aux yeux des Juifs sans qu’il ait été proclamé par les tribunaux. Par contre, à propos de la troisième question, qui était relative au mariage entre Juifs et chrétiens, les débats furent très vils. Ceux des notables qui n’éprouvaient qu’indifférence pour les pratiques religieuses étaient disposés à se montrer favorables aux unions mixtes. Mais les orthodoxes, notamment les délégués des anciennes provinces allemandes, ainsi que Salomon Lipmann et le cabaliste Nepi s’y montraient opposés. Pourtant, ils craignaient d’irriter Napoléon en prohibant absolument ces unions. L’assemblée se tira cependant assez habilement de cette difficulté. Après avoir établi que la Bible ne défend explicitement que les mariages avec les sept nations cananéennes, c’est-à-dire avec les idolâtres, elle ajouta que, d’après une déclaration formelle du Talmud, les peuples modernes ne peuvent pas être considérés comme païens. Sans doute, les rabbins ne seraient pas disposés à bénir le mariage d’un Juif avec une chrétienne ou d’un chrétien avec une Juive, pas plus que les prêtres catholiques ne consentiraient à bénir de pareilles unions ; mais ce refus n’aurait aucune conséquence fâcheuse, puisque, pour l’État, le mariage civil suffit. Du reste, les rabbins continuent à reconnaître la qualité de Juif à celui qui épouse une chrétienne.

La quatrième et la cinquième séance (7 et 12 août) furent consacrées à la discussion et à l’adoption du. restant des questions. A la demande qui leur était posée si les Juifs considèrent les Français comme leurs frères, les délégués répondirent que de tout temps, comme le montrent la Bible, le Talmud et la littérature rabbinique, le judaïsme avait prescrit, avec une insistance particulière, l’amour des hommes et la fraternité. Enfin, en discutant la question d’usure, ils s’attaquèrent vivement aux préjugés qui régnaient à cet égard contre les Juifs et protestèrent avec énergie contre cette fâcheuse tendance à imputer à tous les fautes de quelques-uns.

Après que toutes ces déclarations eurent été examinées par le gouvernement impérial, les notables tinrent une sixième séance (17 septembre) pour entendre les communications des commissaires. Le ton de Molé, qui prit la parole à cette séance, fut tout différent de celui de ses discours précédents : Qui ne serait saisi d’étonnement, disait-il, à la vue de cette réunion d’hommes éclairés, choisis parmi les descendants du plus ancien peuple de la terre ? Si quelque personnage des siècles écoulés revenait à la lumière, et qu’un tel spectacle vint à frapper ses regards, ne se croirait-il pas transporté dans les murs de la cité sainte, ou ne penserait-il pas qu’une révolution terrible a renouvelé les choses humaines presque dans leurs fondements ? Et il continua ! Sa Majesté… vous assure le libre exercice de votre religion et la pleine jouissance de vos droits politiques ; mais, en échange de l’auguste protection qu’elle vous accorde, elle exige une garantie religieuse de l’entière observation des principes énoncés dans vos réponses.

A quoi l’orateur faisait-il allusion par les mots garantie religieuse ? C’est ce que se demandaient les délégués, quand Molé, interprète de la pensée impériale, leur communiqua une information qui les remplit tous d’une vive émotion. C’est le grand Sanhédrin, leur dit-il, que Sa Majesté se propose de convoquer. Ce corps, tombé avec le temple, va reparaître pour éclairer par tout le monde le peuple qu’il gouvernait ; il va le rappeler au véritable esprit de sa loi et lui en donner une explication digne de faire disparaître toutes les interprétations mensongères. Le comte de Molé invita ensuite l’assemblée à annoncer sans délai la convocation du grand Sanhédrin à toutes les synagogues de l’Europe, afin qu’elles envoient à Paris des députés capables de fournir au gouvernement de nouvelles lumières. Afin que ce Sanhédrin, convoqué pour convertir les réponses des notables en décisions religieuses, jouît du même prestige que l’ancien conseil de ce nom, on décida de l’organiser complètement sur le modèle des sanhédrins d’autrefois. Selon l’ancien usage, le grand Sanhédrin sera composé de soixante-dix membres, sans compter son chef, il devait avoir un président ou nassi, avec un premier assesseur ou ab-bèt-din et un deuxième assesseur ou hakham, et être formé pour deux tiers de rabbins et un tiers de laïques.

Cette communication fut accueillie avec le plus grand enthousiasme. Aux yeux des notables, la réunion du grand Sanhédrin représentait en quelque sorte la résurrection de l’ancienne splendeur d’Israël. Aussi s’empressèrent-ils d’adresser une proclamation aux communautés juives de toute l’Europe pour leur faire partager leur profonde satisfaction et les engager à envoyer des délégués auprès du Sanhédrin. Cette proclamation, écrite en hébreu, en français, en allemand et en italien, disait en substance qu’un événement considérable se préparait, que dans la capitale d’un des plus puissants empires chrétiens, sous la protection d’un illustre monarque, allait se réunir un Sanhédrin, et qu’une ère de paix et de bonheur s’ouvrirait sûrement pour les débris d’Israël.

En fait, la convocation d’une sorte de Parlement juif à Paris produisit dans toute l’Europe une profonde sensation. On était bien habitué aux exploits militaires et aux brillantes victoires de Napoléon, mais son idée de créer un Sanhédrin avait quelque chose d’inattendu et d’original qui étonnait. Presque chez tous les Juifs, ce projet éveillait les plus belles espérances. A Berlin pourtant, le cercle de David Friedlænder, le groupe des éclairés, éprouvait un réel dépit de voir la France tenter, par l’organe du Sanhédrin, de faire pénétrer l’esprit moderne dans le judaïsme tout en lui conservant sa forme antique. Aussi affectaient-ils d’en parler avec ironie et dédain. Il s’y mêlait, en plus, une question de patriotisme. Les Juifs de Prusse ressentaient, comme les autres habitants, la douleur des défaites infligées par Napoléon à leur pays ; il leur était donc difficile de voir en lui un bienfaiteur de leurs coreligionnaires. Ce n’était que dans les provinces de la Prusse méridionale, à Posen, à Varsovie, que les Juifs, à l’exemple des Polonais, considéraient Napoléon comme un libérateur et se montraient pleins d’égards pour les soldats français.

Avant la réunion du Sanhédrin, l’assemblée des notables eut encore à examiner un projet de règlement organique du culte juif, préparé par la commission des neuf, de concert avec les commissaires impériaux. D’après ce projet, le judaïsme français devait avoir à sa tête un consistoire central, qui aurait pour mission de surveiller les consistoires départementaux, les rabbins et les communautés. Chaque consistoire départemental serait chargé de veiller à l’exécution des décisions du Sanhédrin, d’encourager chez les Juifs l’exercice des professions manuelles, de faire connaître aux autorités civiles le nombre des conscrits israélites de la circonscription. Plusieurs membres de l’assemblée montrèrent vainement ce que certaines obligations imposées aux consistoires avaient de blessant pour les Juifs en faisant supposer qu’on doutait de la sincérité de leur patriotisme. Par crainte de déplaire à l’empereur, la majorité accepta le règlement organique dans son entier, sans y apporter aucune modification.

La clôture des séances de l’assemblée des notables se fit avec une grande solennité (5 février 1807). Le délégué de Nice, Isaac-Samuel Avigdor, un des secrétaires, prononça un intéressant discours où il exposait les raisons de l’antipathie marquée par les diverses nations à l’égard des Juifs, et où il montrait la bienveillance témoignée souvent à ces derniers par des ecclésiastiques chrétiens : Le peuple d’Israël, continua-t-il, toujours malheureux et presque toujours opprimé, n’a jamais eu le moyen ai l’occasion de manifester sa reconnaissance pour tant de bienfaits… Depuis dix-huit siècles, la circonstance où nous nous trouvons est la seule qui se soit présentée pour faire connaître les sentiments dont nos cœurs sont pénétrés… Prouvons à l’univers que nous avons oublié tous les malheurs passés et que les bonnes actions seules laissent dans nos cœurs des traces ineffaçables. Espérons des ecclésiastiques nos contemporains qu’ils conserveront, par leur bienfaisante influence sur les chrétiens, ce doux sentiment de fraternité que la nature a mis dans le cœur de tous les hommes et que la morale de chaque religion doit également inspirer comme la nature. Avigdor termina son discours par la proposition d’exprimer en séance la reconnaissance des délégués pour les bienfaits successifs du clergé chrétien dans les siècles passés en faveur des Israélites de divers États de l’Europe… alors que la barbarie, les préjugés et l’ignorance réunis persécutaient et expulsaient les Juifs du sein des sociétés, et de consigner l’expression de ces sentiments dans le procès-verbal. Cette proposition fut adoptée.

Quatre jours après la clôture des séances des notables, se réunit le grand Sanhédrin (9 février 1807). Comme on sait, il se composait pour deux tiers de rabbins et un tiers de membres laïques. Le 4 février, le ministre de l’Intérieur avait nommé les trois chefs : Sintzheim, président ou nassi ; Segré, premier assesseur (ab-bèt-din), et Abraham de Cologna, second assesseur (kakham). La première séance fut très solennelle. Les membres se rendirent de la maison du président dans la synagogue magnifiquement décorée, où étaient réunis de hauts personnages de l’État. Le discours de Sintzheim, en hébreu, ne produisit naturellement que peu d’impression. Mais, lorsqu’il sortit de l’arche sainte le rouleau de la Loi pour bénir l’assemblée et prier Dieu d’éclairer le Sanhédrin de sa lumière, l’émotion fut très vive. Le discours italien de Cologna obtint aussi un grand succès.

De la synagogue le Sanhédrin alla à l’Hôtel de Ville. Suivant l’ancien usage, les soixante-dix membres se placèrent en demi-cercle autour du président, par rang d’âge. Comme les séances étaient publiques, on y voyait toujours de nombreux assistants. Les membres du Sanhédrin étaient tous habillés de noir, avec un petit manteau de soie et un tricorne sur la tête. Ils avaient pour principale mission de convertir en lois religieuses tes réponses des notables et de se porter garants de la sincérité du patriotisme de leurs coreligionnaires français, allemands et italiens.

Sur la proposition d’Abraham Furtado, le Sanhédrin établit d’abord le principe que la loi mosaïque contient des dispositions religieuses et des dispositions politiques. Les premières sont, par leur nature, absolues, indépendantes des circonstances et des temps. Il n’en est pas de même des secondes : celles-ci, destinées à régir le peuple d’Israël dans la Palestine, lorsqu’il avait ses rois, ses pontifes et ses magistrats, ne sauraient être applicables depuis qu’il ne forme plus un corps de nation. Pourtant, une assemblée des docteurs de la loi, réunie en grand Sanhédrin, pouvait seule déterminer les conséquences qui dérivent d’une telle distinction.

Partant de ce principe général, le Sanhédrin adopte toutes les décisions votées par l’Assemblée des notables. Ainsi, il interdit la polygamie, déclare que le divorce ne pourra être prononcé selon la loi de Moise qu’après que le mariage aura été dissous par les tribunaux compétents et selon le formes voulues par le Code civil. Il accepte aussi comme valables civilement les mariages entre Israélites et chrétiens, et, bien qu’ils ne soient pas susceptibles d’être revêtus des formes religieuses, ils n’entraîneront aucun anathème. » Pour les rapports des Juifs avec leurs compatriotes chrétiens, le Sanhédrin, après avoir établi que la Bible nous prescrit d’aimer notre semblable comme nous-mêmes, ordonne à tout Israélite de l’empire français, du royaume d’Italie et d’autres lieux, de vivre avec les sujets de chacun des États dans lesquels ils habitent comme avec leurs concitoyens et leurs frères, d’exercer à leur égard la justice et la charité, quelque religion qu’ils professent. Il dispense tout Israélite appelé au service militaire, pendant la durée de ce service, de toutes les observances religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui. Enfin, il invite tous les Israélites à rechercher et adopter les moyens les plus propres à inspirer à la jeunesse l’amour du travail et à la diriger vers l’exercice des arts et métiers et les professions libérales, et à acquérir des propriétés foncières comme un moyen de s’attacher davantage à leur patrie. S’appuyant sur le texte biblique, il interdit complètement toute usure, c’est-à-dire tout intérêt excessif, non seulement d’Hébreu à Hébreu et d’Hébreu à concitoyen d’une autre religion, mais encore avec les étrangers de toutes les nations.

Après avoir terminé ses travaux, le Sanhédrin, d’accord avec les commissaires impériaux, se sépara. Ses délibérations furent soumises à Napoléon. Mais celui-ci, alors absorbé par ses campagnes contre la Prusse et la Russie, n’eut guère de loisir pour les examiner. Certaines personnes essayèrent, à ce moment, de mettre à profit son absence de France pour intriguer contre les Juifs et essayer de faire restreindre leurs droits. Des délégués juifs eurent heureusement vent de ces agissements, et l’infatigable Furtado, accompagné de Maurice Lévy, de Nancy, ne craignit pas de se rendre jusqu’aux bords du Niémen pour informer Napoléon de ce qui se tramait. L’empereur les accueillit avec bienveillance et leur promit de laisser jouir les Juifs des mêmes droits que les autres citoyens.

Il ne tint pas complètement parole. Au bout d’un an, il fit connaître sa volonté par les décrets du 17 mars 1808. Après avoir approuvé par un de ces décrets la nouvelle organisation consistoriale, élaborée dans l’assemblée des notables le 10 décembre 1806, qui présente ce côté fâcheux d’investir les consistoires et les rabbins de fonctions de police, il apporta, par l’autre décret, pour une période de dix ans, les plus graves restrictions à la liberté commerciale des Juifs. Nul Juif ne pourra se livrer à aucun commerce, négoce ou trafic quelconque sans avoir reçu, à cet effet, une patente du préfet du département… Tout acte de commerce fait par un Juif non patenté sera nul et de nulle valeur. Il faut également être patenté pour prendre une inscription hypothécaire. Le prêt sur nantissement est soumis à des conditions qui rappellent le moyen âge. En outre, défense est faite aux Juifs de venir s’établir dans les départements du Haut et du Bas-Rhin. Quant aux autres départements, ils ne pourront s’y fixer qu’en se livrant à l’agriculture. Enfin, ils ne seront point admis à fournir des remplaçants pour accomplir leur service militaire ; tout conscrit juif sera assujetti au service personnel. Les Juifs des départements de la Gironde et des Landes ne furent pas soumis à ces mesures, parce qu’ils n’avaient donné lieu à aucune plainte, ne se livrant pas à un trafic illicite.

Les dispositions de ce décret provoquèrent des protestations si vives parmi les Juifs que Napoléon lui-même en modéra l’application. C’est ainsi qu’il fit exception successivement pour les Juifs de Paris, de Livourne, des Basses-Pyrénées, des Alpes-Maritimes et d’autres départements. En définitive, elles ne demeurèrent en vigueur qu’en Alsace et dans les provinces rhénanes. L’effet n’en fut pas moins excessivement fâcheux, car dans divers pays on en fit un argument contre l’émancipation des Juifs, en montrant qu’en France même, où ils jouissaient depuis assez longtemps de leurs droits civils et politiques, on avait été obligé de restreindre de nouveau ces droits.

Malgré cette tentative de réaction, le mouvement provoqué en faveur de la liberté par la Révolution française et les conquêtes de Napoléon était si puissant qu’il continua de s’étendre à travers l’Europe. Dans le royaume de Westphalie, que l’empereur venait de créer au profit de son frère Jérôme, les Juifs obtinrent leur émancipation complète et absolue. La Constitution de ce royaume, élaborée par Napoléon avec la collaboration de Beugnot, Jean de Müller et Dohm, qui étaient tous amis des Juifs, assurait expressément aux Juifs les mêmes droits qu’aux indigènes. Par un décret du 12 janvier 1808, Jérôme les déclara citoyens au même titre que les autres habitants, abolit toutes les taxes spéciales qui pesaient sur eux, autorisa les Juifs étrangers à séjourner en Westphalie aux mêmes conditions que les étrangers chrétiens et interdit, sous des peines sévères, d’appliquer aux citoyens juifs la dénomination injurieuse de Schutzjude, Juif protégé. Michel Berr, le jeune et courageux défenseur du judaïsme, fut appelé de France en Wesphalie pour y remplir des fonctions élevées. L’Université de Gœttingue le reçut même parmi ses membres, malgré la malveillance bien connue qu’elle témoignait aux Juifs.

L’ancien agent de la cour de Brunswick, Israël Jacobson, très influent à la nouvelle cour de Cassel, fit les plus louables efforts pour se rendre utile à ses coreligionnaires. Actif, dévoué, animé de sentiments élevés, il entreprit de modifier les manières humbles et disgracieuses des Juifs et de donner à leur culte plus. d’éclat et de dignité. Dans ce but, il éleva et entretint à Seesen, à ses propres frais, une école juive qui admettait également des élèves chrétiens. A son instigation, le gouvernement de Westphalie résolut de donner, à l’exemple de la France, une organisation régulière au judaïsme. La commission chargée d’élaborer un projet, et dont la présidence échut naturellement à Jacobson, établit des consistoires sur le modèle de ceux qui avaient été créés. pour les Juifs français. Seulement, pendant qu’en France, l’autorité était dévolue aux rabbins, en Westphalie c’était Jacobson qui se trouvait placé à la tête du judaïsme. Ce règlement fut publié le 3 mars 1808. A une audience qu’il accorda aux membres du consistoire, le roi Jérôme exprima sa satisfaction que la Constitution de son royaume proclamât l’égalité de tous les cultes, et il leur recommanda d’exhorter leurs coreligionnaires à se montrer dévoués à leur pays et à la famille impériale.

Semblables par leur organisation, les consistoires de France et de Westphalie différaient totalement par leur façon de procéder. Le Consistoire central de France était composé d’hommes sages, prudents, modérés, tels que David Sintzheim, Abraham de Cologna, Menahem Deutz, qui savaient ménager les transitions et agissaient avec douceur et intelligence. Le Consistoire de Westphalie, au contraire, était dominé par un homme passionné, autoritaire, Jacobson, qui s’inspirait des idées de David Friedlænder. Sous l’influence de cet homme, plus chrétien que juif, il visait surtout à imprimer au culte public juif un cachet catholique, à lui donner, en un mot, un aspect théâtral. Il imposa ses réformes à ses coreligionnaires de Westphalie, en dépit des hésitations et des scrupules des rabbins.

Par suite de cette nouvelle organisation, les communautés juives de Westphalie furent divisées en sept circonscriptions, dont chacune avait à sa tête un rabbin et plusieurs syndics ; dans les circonscriptions importantes, le rabbin avait des adjoints. Comme en France, il fut prescrit aux rabbins de faire aimer le service militaire et de dénoncer les jeunes gens qui s’y seraient soustraits. Les rabbins devaient prêcher en allemand et soumettre au consistoire, au moins tous les six mois, les sermons prononcés. Le règlement, ou, plus exactement, Jacobson, invita aussi les rabbins à organiser pour la jeunesse juive des cérémonies de confirmation religieuse. En reconnaissance de la liberté qu’ils avaient obtenue, les Juifs de Westphalie témoignaient en toute circonstance d’un profond attachement pour leur pays, et les conscrits juifs répondaient avec empressement à l’appel : Nous jouissons des droits civils, disaient-ils, il est donc de notre devoir de défendre notre patrie.

Parmi les princes allemands, Charles-Frédéric, grand-duc de Bade, fut le premier à accorder spontanément aux Juifs l’égalité civile. Voisin de la France, il s’était laissé gagner plus facilement aux idées libérales qui régnaient dans ce pays. Les Juifs n’obtinrent pourtant qu’une émancipation restreinte. Ainsi, les villes ne leur reconnaissaient pas les mêmes droits qu’aux chrétiens : elles interdisaient parfois le séjour aux nouveaux venus. On tenait bien compte de leurs usages religieux, mais seulement tels qu’ils sont prescrits dans la Loi de Moïse, et non pas d’après l’interprétation du Talmud. Plus tard, sur l’ordre du duc de Bade, le comte de Sternau, qui était ami des Juifs, rédigea pour eux une Constitution particulière, qui contenait pourtant des traces d’intolérance. Pour les affaires religieuses, le judaïsme badois devait être dirigé par un Conseil supérieur, nommé par le grand-duc et composé d’uni président, de deux ou trois rabbins et de deux membres laïques. Ce Conseil nommait les rabbins et les a anciens u des communautés.

La ville de Francfort aussi, où la haine du Juif était cependant si tenace chez les patriciens, sacrifia pendant quelque temps aux idées libérales. Jusqu’alors, tout Juif s’établissant dans cette ville devait jurer devant le Sénat qu’il se soumettrait aux lois humiliantes qui lui étaient imposées. Le nombre de mariages juifs était limité. Les Juifs étaient tenus de payer des impôts spéciaux, de demeurer dans un quartier sale, étroit et malsain, la célèbre Judengasse, de supporter les outrages et le cri injurieux de Mach Morèss Jud ! que leur lançait impunément le plus infime chrétien. Quand, sous la poussée des armées françaises, le saint empire germano-romain se fut écroulé et que Francfort eut été érigé en grand-duché sous l’autorité de Charles de Dalberg, archichancelier ou prince-primat de la Confédération du Rhin, les habitants juifs de cette ville n’eurent plus à subir ces restrictions.

Aucune loi ne vint pourtant sanctionner leur nouvelle situation. Malgré son esprit libéral et bienveillant, Charles de Dalberg n’osa pas heurter les idées des patriciens en émancipant complètement les Juifs. Dans la nouvelle charte ou Stättigheit qu’il rédigea au sujet des Juifs, il eut le courage de déclarer qu’il était nécessaire d’abolir les anciennes lois, parce qu’elles ne répondaient plus à l’esprit du temps ni à la situation présente des Juifs. Mais, d’un autre côté, pour donner satisfaction à la classe aristocratique, il ajouta qu’il était impossible d’accorder aux Juifs l’égalité complète, tant qu’ils ne s’en seraient pas montrés dignes en modifiant leurs manières et en s’assimilant les habitudes et les mœurs des indigènes. En définitive, à la suite de la promulgation de ce nouveau règlement, ils furent traités comme des étrangers tolérés dans le pays, et, au lieu d’exiger d’eux le payement des diverses taxes particulières qui pesaient sur eux, on leur permit de s’en libérer par le versement d’une somme annuelle de 22.000 florins. On leur fit même entrevoir qu’ils pourraient bien être obligés de rentrer dans leur ghetto. Ils furent, eu effet, invités à ne plus renouveler les baux qu’ils avaient passés, sous la domination française, avec les propriétaires chrétiens des maisons qu’ils habitaient, parce qu’on ne continuerait peut-être pas à tolérer leur séjour dans tous les quartiers de la ville.

Un peu plus tard pourtant, la Constitution donnée au grand-duché de Francfort déclara tous les habitants égaux devant la loi, sans distinction de culte. Craignant qu’on ne tint pas toujours compte de cet article de la Constitution, les Juifs demandèrent à Dalberg et à ses conseillers de proclamer leur égalité par une loi spéciale. Le grand-duc y consentit en échange d’une somme de 440.000 florins, destinée à éteindre tous les impôts spéciaux payés par eux. Par décret du 28 décembre 1811, il ordonna que tous les Juifs domiciliés à Francfort et possédant le titre de protégés fussent admis, eux, leurs enfants et leurs descendants, à jouir des droits civils dans les mêmes conditions que les autres citoyens. Les Juifs prêtèrent alors serment et entrèrent dans la jouissance de leurs nouveaux droits.

Dans les villes hanséatiques du Nord aussi, sur l’ordre des autorités françaises, les Juifs obtinrent leur émancipation. Hambourg ne fit aucune difficulté pour leur accorder les mêmes droits qu’aux autres habitants (1811), et même pour les admettre au conseil municipal. La ville de Lubeck se montra plus récalcitrante. Jusqu’alors, elle n’avait toléré que dix familles juives, en qualité de Schutzjude, qui ne pouvaient ni faire de commercer ni acheter d’immeubles, ni entrer dans les corporations. Trois Juifs seuls étaient autorisés à pénétrer chaque jour de Moisling, localité danoise voisine, dans Lubeck, et encore étaient-ils obligés de payer à l’entrée un péage corporel. Mais pendant la domination française (1811-1814), près de cinquante Juifs de Moisling s’y étaient rendus, de sorte que Lubeck comptait alors soixante-six familles juives, auxquelles cette ville dut accorder la liberté civile. Enfin, Brème, dont le séjour était interdit auparavant aux Juifs, dut également les recevoir pendant l’occupation française et les considérer comme citoyens.

Frédéric-François, grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, alla plus loin. Non seulement il proclama l’égalité des Juifs (22 février 1812), mais, ce qu’aucun État n’avait encore permis, il autorisa les mariages entre juifs et chrétiens.

L’exemple des pays soumis à l’influence française agit aussi sur les autres États de l’Allemagne. En 1812, la Prusse entra dans le mouvement. Lors de ses désastres, les habitants juifs avaient montré autant et peut-être plus de patriotisme que bien des nobles, qui s’étaient empressés de rechercher les faveurs du vainqueur. Mais, au début, le roi Frédéric-Guillaume III hésita à abolir complètement les restrictions qui entravaient leur liberté. Quand le prince de Hardenberg fut chargé de relever son pays de ses ruines, il comprit qu’il était indispensable pour la Prusse de rassembler toutes ses forces et d’unir tous les habitants, sans exception, dans un sentiment de fraternité patriotique. D’un autre côté, David Friedlænder et ses amis multiplièrent leurs démarches pour qu’on se décidât enfin à traiter les Juifs comme les autres habitants. A la fin, Frédéric-Guillaume promulgua le célèbre édit du 11 mars 1812, par lequel il accordait aux Juifs domiciliés dans les États prussiens les mêmes droits qu’aux habitants chrétiens. Il les admettait aussi aux emplois académiques, scolaires et municipaux, mais leur refusait provisoirement l’accès aux fonctions de l’État. Par contre, ils étaient astreints au service militaire. Il remettait à plus tard le soin d’organiser leur culte. Pour l’élaboration d’un règlement concernant leurs affaires religieuses, disait-il, on aura recours à des Juifs qui, par leur science et leur profonde honnêteté, se soient rendus dignes de l’estime générale.

Trois souverains allemands restèrent pourtant réfractaires aux idées d’émancipation, ceux de Bavière, d’Autriche et de Saxe. Maximilien-Joseph, nommé roi de Bavière par Napoléon, promulgua bien un édit (10 juin 1813) qui assurait aux Juifs les mêmes droits qu’aux chrétiens, mais seulement à ceux qui avaient le droit de résider dans le pays. Or, ce droit, on ne le leur accordait que difficilement.

En Autriche, où l’édit de tolérance de Joseph II avait amélioré, dès 1783, la situation des Juifs, les successeurs de ce souverain, Léopold II et François II, loin d’étendre les réformes de leur prédécesseur, conservèrent ou rétablirent les anciennes restrictions. Des impôts de toute nature pesaient sur les Juifs d’Autriche, taxe sur la lumière, sur le vin, sur la viande, sans parler de la taxe imposée à ceux qui se rendaient à Vienne. Dans cette ville, ils étaient étroitement surveillés par de nombreux agents de police, qui arrêtaient tous ceux qui n’étaient pas munis d’un permis de séjour. Le nombre dei mariages juifs continuait à être limité. Le fils aîné seul pouvait se marier. On leur défendait l’acquisition ou la location de biens-fonds.

Dans le royaume, récemment créé, de Saxe, les Juifs restèrent soumis aux lois restrictives qui les avaient régis dans les siècles passés. C’est à bon droit que les Juifs surnommèrent ce pays l’Espagne protestante. Légalement, ils n’avaient pas le droit de séjourner en Saxe ; on en tolérait seulement quelques-uns à Dresde et à Leipzig, mais sous la réserve de pouvoir les expulser en tout temps. Il leur était interdit d’avoir des synagogues ; pour prier, ils se réunissaient dans de simples chambres.

Les Juifs russes, sous Alexandre Ier, étaient traités bien plus libéralement. Une des principales préoccupations de ce généreux monarque était d’améliorer la condition du peuple. A la suite du partage de la Pologne, plusieurs provinces polonaises avaient été annexées à la Russie. De là, dans ce pays, une population juive considérable, au nombre de plus d’un million d’âmes. La plupart d’entre eux étaient commerçants, colporteur, débitants d’eau-de-vie. Leurs manières singulières, leur accoutrement grotesque, leur jargon, les tenaient isolés et les exposaient aux railleries du reste de la population. On peut dire qu’à la suite de la dissolution du Synode des quatre pays et surtout à la suite de l’accroissement de la secte des Hassidim, le judaïsme russe formait un vrai chaos, et il faut savoir gré à l’empereur Alexandre Ier d’avoir essayé d’y mettre un peu d’ordre. Par une série de lois (1804-1812), il s’efforça de modifier les mœurs, les coutumes, les habitudes des Juifs russes et de les relever ainsi dans l’estime et la considération de leurs concitoyens. Il leur ouvrit l’accès des écoles primaires, des gymnases et des académies, les encouragea, par des exemptions d’impôts, à se livrer à l’agriculture et aux travaux manuels, à créer des fabriques, à cultiver les arts et les sciences. Afin de les déshabituer de leur patois, il faisait nommer à des postes honorifiques, dans les administrations des villes, ceux qui savaient parler et écrire le russe, le polonais ou l’allemand. il leur ouvrit également de nouvelles provinces, où ils pouvaient s’établir à condition de ne pas tenir de cabarets et de s’habiller comme les autres habitants. Si les dispositions prises en faveur des Juifs, disait ce noble souverain, leur permettent de produire un seul, Mendelssohn, je me trouverai suffisamment récompensé.

Pour qu’il fût possible à ces mesures si heureuses de donner tous leurs fruits, il aurait fallu du temps et de la patience. Malheureusement on n’avait pas encore fini de semer qu’on aurait déjà voulu récolter. D’abord, l’application des lois scolaires se heurta à toute sorte de difficultés. Au lieu de considérer l’instruction qu’on désirait leur donner comme un bienfait, les Juifs de Russie et de la Pologne la regardaient comme une malédiction et une invitation à l’apostasie. A leurs yeux, leur horrible jargon et leur accoutrement ridicule avaient un caractère sacré, et ils étaient fermement résolus à n’y apporter aucune modification. Us auraient eu besoin d’un homme énergique, très intelligent, jouissant d’une sérieuse autorité, qui les eût amenés au progrès et leur eût imposé les réformes nécessaires. Il se trouvait bien parmi eux, à ce moment, un émule de Wessely, Isaac Berr Levinsohn (1787-1837), lui avait étudié la langue et la littérature russes, avait acquis des connaissances variées, possédait des notions exactes sur le passé du judaïsme et appuyait auprès de ses coreligionnaires, par des arguments tirés du Talmud, les réformes proposées par le gouvernement russe. Mais, à cause de sa situation subalterne, son influence était médiocre sur les masses, et, en outre, les chefs des communautés le frappèrent d’excommunication. Aussi ne songea-t-on même pas à l’envoyer à Saint-Pétersbourg avec les députés chargés d’aider le gouvernement de leurs conseils pour la réglementation des affaires juives ; on y délégua des personnes peu intelligentes et qui ne comprenaient même pas le russe.

Lorsque l’empereur Alexandre vit ses bonnes intentions si entièrement méconnues de ceux mêmes dont il désirait le bien, il s’impatienta, révoqua une partie des lois favorables qu’il avait promulguées, édicta, à son tour, des mesures restrictives, et le judaïsme russe resta dans l’état chaotique dont ce souverain avait voulu le tirer.

Les Juifs d’Allemagne non plus ne jouirent pas longtemps de la liberté civile que les divers États de la Confédération leur avaient accordée. Après la défaite de Napoléon en 1814, on s’efforça presque partout de remettre en vigueur la législation inique dont ils avaient si longtemps souffert. Pourtant, sur les champs de bataille, les jeunes gens juifs avaient mêlé leur sang à celui des chrétiens pour défendre leur pays. En Prusse surtout, de nombreux Juifs, animés d’un ardent patriotisme, s’étaient enrôlés dans les corps de volontaires. Bien des médecins et des chirurgiens juifs avaient succombé dans les hôpitaux et les ambulances, où ils étaient accourus pour donner leurs soins aux malades et aux blessés. Les femmes et les jeunes filles juives s’étaient empressées, comme les chrétiennes, à apporter leur dévouement et leurs consolations, pendant la guerre, partout où cela avait été nécessaire. Rien n’y fit. Dès que les armées françaises eurent quitté le sol allemand, la haine du Juif se réveilla avec une nouvelle intensité.

Le mouvement de réaction contre les Juifs commença dans les villes libres. Ce fut Francfort qui donna le signal. A peine les Français furent-ils sortis de la ville que les patriciens, revenus au pouvoir, enlevèrent aux Juifs les droits civils qu’ils avaient obtenus et les soumirent de nouveau à l’ancienne législation (janvier 1814). Le baron de Stein, qui, pour des raisons militaires, avait tout pouvoir sur l’administration de Francfort, aurait pu s’y opposer ; mais, par haine pour Napoléon et pour tout ce qui avait été fait en Allemagne sous la domination française. Stein détestait également les lois qui avaient proclamé l’égalité des Juifs. Un seul mot de lui aurait suffi pour faire maintenir aux Juifs tous leurs droits ; ce mot, il ne le prononça pas. Le Sénat provisoire décida donc (19 juillet 1814) que la question relative aux droits civils et municipaux des Juifs était réservée. En réalité, on voulait de nouveau traiter les Juifs en serfs de la chambre impériale, limiter leur activité et les rejeter dans la Judengasse.

A l’exemple de Francfort, les trois villes hanséatiques de l’Allemagne résolurent également de ne pas maintenir aux Juifs la liberté qu’ils avaient obtenue. Mais, pendant qu’à Francfort les patriciens avaient été les premiers à manifester leur haine à l’égard des Juifs, à Hambourg le Sénat leur était, au contraire, favorable. Il comptait sur eux pour rendre son ancienne prospérité au commerce ruiné par la guerre. Par contre, les masses leur témoignaient de la malveillance et réclamaient le retour aux lois d’exception. A Lubeck et à Brême, on voulait expulser totalement. Le Hanovre, Hildesheim, le Brunswick, la Hesse leur enlevèrent également leurs droits. Cette fois encore, l’Allemagne se montra plus inique et plus cruelle envers les Juifs que la France. Dans ce pays, où dominaient alors, à la cour de Louis XVIII, les partisans d’une violente réaction qui considéraient comme non avenu tout ce qui s’était fait depuis 1789, on ne toucha pas aux droits des Juifs. On proclama le catholicisme religion d’État, mais les Juifs restèrent citoyens.

Lorsque le Congrès de Vienne se réunit en 1814 pour régler les affaires de l’Europe, les Juifs d’Allemagne, menacés dans leur liberté, leur honneur et même leur sécurité, sollicitèrent son intervention en leur faveur. Les Juifs de Francfort envoyèrent deux délégués à Vienne pour soumettre au Congrès un Mémoire où ils exposaient que le Sénat devait être forcé de leur maintenir les droits qu’ils avaient reçus, parce qu’ils avaient versé une somme considérable en échange de ces droits, et aussi parce qu’ils s’en niaient rendus dignes par leur patriotisme. Les démarches des délégués furent appuyées secrètement par la maison de banque Rothschild, qui était alors déjà fort puissante, et par la baronne juive Fanny d’Arnstein, qui était en relations avec la plupart des membres du Congrès. Parmi les membres qui représentaient l’Allemagne, deux des plus influents, Hardenberg et Metternich, étaient favorables à la demande des Juifs. Ils écrivirent (1815) aux villes hanséatiques pour blâmer leurs procédés à l’égard des Juifs et ils conseillèrent au Sénat de les traiter avec humanité et justice.

Le projet de Constitution pour l’Allemagne, élaboré par le plénipotentiaire prussien, Guillaume de Humboldt, approuvé par Metternich et soumis aux délibérations du Congrès, proclamait l’égalité des Juifs. Un article de ce projet disait, en effet : Les trois confessions chrétiennes jouissent des mêmes droits dans tous les États allemands, et les croyants de la confession juive, s’ils remplissent leurs devoirs de citoyen, auront les droits civils correspondant à leurs devoirs.

Mais les dispositions bienveillantes de Metternich et de Humboldt ne suffirent pas pour faire adopter cet article. C’est que les Juifs eurent à compter, à ce moment, avec un ennemi peut-être plus dangereux que l’orgueil de caste et l’envie. Les victoires remportées sur les Français avaient développé, chez les Allemands, un sentiment patriotique qui avait dégénéré en un chauvinisme exalté. Tout ce qui n’était pas empreint d’un caractère essentiellement allemand paraissait odieux. De plus, l’école romantique de cette époque, les Schlegel, les Arnim, les Brentano, avaient présenté le moyen âge sous des couleurs si séduisantes que l’Allemagne considérait le retour pur et simple à l’esprit de ce temps comme son devoir le plus sacré. C’était là l’idéal qu’elle poursuivait avec un zèle passionné. Elle était ainsi amenée, entre autres, vers un christianisme rigoureux, vers une foi sévère. Mais le moyen âge ne connaissait que l’Église catholique, avec son chef suprême, le pape. Les romantiques ne reculèrent pas devant cette conséquence de leurs théories, et l’on vit Gœrres, Frédéric Schlegel, Adam Muller et d’autres se convertir au catholicisme et réclamer le rétablissement du pouvoir des Jésuites et la restauration de l’Inquisition. Le protestant Gentz affirmait aussi que seule l’Église catholique pouvait assurer le salut de l’Allemagne et aider à refaire l’unité de ce pays, sous l’autorité du pape et de l’empereur.

Toutes ces rêveries eurent des effets excessivement fâcheux pour les Juifs. A force de fureter dans les archives et de déchiffrer de vieilles chartes du moyen âge, on ressuscita les sentiments de fanatisme, d’intolérance et de haine qui, pendant cette sombre période, avaient provoqué de si terribles persécutions contre les Juifs. Un professeur de l’Université de Berlin, Frédéric Rühs, fut le premier à se faire l’interprète de ces sentiments de violente réaction. Dans un ouvrage intitulé Revendication des droits civils par les Juifs d’Allemagne, il développe la théorie de l’État chrétien et affirme le droit, non pas d’expulser les Juifs du pays, mais, au moins, de les humilier et de les empêcher de s’accroître. Il veut bien qu’on les tolère, mais non pas qu’on tes traite en citoyens. Rühs proposa même d’exiger d’eux, comme autrefois, le payement d’une taxe judaïque et de les obliger à porter un signe distinctif. Peut-être, disait-il, ces humiliations les décideront-elles à embrasser le christianisme.

Les idées de Rühs rencontrèrent de nombreux partisans. Au temps des Lessing, des Abt, des Kant et des Herder, les savants allemands eurent à cœur de prêcher la tolérance et l’amour des hommes, tandis que Schlegel, Rühs et consorts excitaient à la haine et aux violences. Ils rivalisaient d’étroitesse d’esprit et de fanatisme avec les ultra catholiques. Car ce qu’ils demandaient, eux, pour l’Allemagne, le pape Pie VII le réalisa dans ses États. Dès que l’occupation française eut cessé, il retira aux Juifs leurs droits civils, les contraignit, à Rome, à quitter les maisons qu’ils habitaient dans les diverses parties de la ville pour être parqués de nouveau dans les ghetto, rétablit contre eux l’Inquisition et leur imposa l’obligation d’assister aux sermons de prédicateurs catholiques chargés de les convertir.

Pourtant, au Congrès de Vienne, on persista à se montrer favorable aux Juifs. Dans un paragraphe spécial on les déclarait égaux aux autres citoyens et on invitait les États où ils ne jouissaient pas encore des droits civils à les leur accorder à bref délai. Mais, parmi les États de la Confédération, la Prusse et l’Autriche se montrèrent seules disposées à adopter ce paragraphe, les autres confédérés, particulièrement les villes libres, s’y refusèrent. Par esprit de conciliation, on proposa alors la rédaction suivante : La Confédération doit octroyer aux Juifs la jouissance des droits civils là où ils consentiront à remplir tous leurs devoirs de citoyens ; en attendant, ils conserveront tous les droits qui leur ont été déjà accordés dans les États confédérés.

Cette résolution ne contenta pas encore les villes libres, parce que les Juifs y possédaient, en réalité, les droits civils, octroyés par les autorités françaises. Aussi le délégué de Francfort fit-il entendre de vives protestations. Le sénateur Schmidt, représentant de Brème, procéda avec plus d’habileté. Au lieu de récriminer, il s’appliqua à rendre inoffensif le paragraphe contesté. Il commença par exposer qu’il serait injuste de contraindre les Allemands à respecter dei mesures prises par les Français et il proposa, pour donner satisfaction à tous, de remplacer, dans la constitution de la Confédération, les mots accordés DANS les États confédérés par ces mots : accordés PAR les États confédérés. Ce changement parut généralement sans importance, et il fut adopté. En réalité, il modifia totalement le sens de la résolution. Car, on n’avait plus à maintenir les droits civils des Juifs que dans les États qui les leur avaient accordés eux-mêmes. Or, trois pays se trouvaient seuls dans ce cas, la Prusse, le Mecklembourg et le grand-duché de Bade. Partout ailleurs en Allemagne, c’étaient les Français, pendant leur occupation, qui avaient proclamé l’égalité des Juifs. Metternich et Hardenberg, qui avaient été, en quelque sorte, les deux chevilles ouvrières du Congrès pour tout ce qui concernait la Confédération germanique, se doutaient si peu de la grave conséquence de ce changement qu’immédiatement après l’adoption de cet article, ils informèrent les Juifs des quatre villes libres que le Congrès les laissait en possession de leurs droits civils.

Forts de cet article si perfide, les ennemis des Juifs ne tardèrent pas à donner libre cours à leur haine. En dépit du désir manifesté par la Prusse, Lubeck expulsa plus de quarante familles juives. Brème l’imita. La ville de Francfort, liée par certains engagements, ne put en agir de même, mais fit subir aux habitants juifs les plus humiliantes vexations, les excluant des réunions où se traitaient les intérêts municipaux, les révoquant des emplois officiels qu’ils occupaient, leur fermant l’accès de beaucoup de professions et de métiers, leur refusant l’autorisation nécessaire pour se marier et les parquant de nouveau dans un quartier spécial. Comme le Sénat de Francfort savait que la Prusse et l’Autriche étaient presque engagées d’honneur envers les Juifs de cette ville pour leur garantir le maintien de leurs droits, il chercha à justifier sa conduite par un mémoire juridique qu’il fit rédiger par les Facultés de Bertin, de Marbourg et de Giessen. Mais la communauté de Francfort ne resta pas inactive. De son côté, elle soumit (janvier 1816) à la diète de la Confédération en Mémoire où elle exposait le bien-fondé de ses réclamations. L’auteur de ce mémoire, d’un caractère à la fois politique et juridique, était Louis Bœrne.

La lutte du Sénat contre tes Juifs de Francfort, qui se prolongea pendant neuf ans (1815-1824), restera toujours comme une déplorable manifestation du pédantisme et de l’étroitesse d’esprit des Allemands. En réponse au Mémoire qui leur avait été soumis, les cinq jurisconsultes de la Faculté de Berlin déclarèrent gravement qu’en vertu du règlement de 1616, les Juifs de Francfort sont et doivent rester les subordonnés, presque les serfs des bourgeois de cette ville ! En même temps s’élevèrent de tous les points de l’Allemagne des voix haineuses qui invitaient le peuple et la Confédération à humilier ou même à exterminer les Juifs. Des journaux et des pamphlets parurent qui étaient remplis des plus violentes excitations, comme si le salut de l’Allemagne et du christianisme exigeait absolument la disparition des Juifs. Cette agitation littéraire, qui déchaîna tant de passions et provoqua même des désordres, dura plusieurs années. Le signal en fut donné, en janvier 1816, par Frédéric Rühs, déjà fameux par ses attaques contre le judaïsme. Son exemple ne tarda pas à être suivi par Frédéric Fries, médecin et professeur des sciences naturelles à Heidelberg. Fries publia un ouvrage, Influence dangereuse des Juifs sur le bien-être et le caractère allemands, où il n’hésitait pas à conseiller l’extermination de la race juive.

Cette campagne violente exerça son action funeste même dans les pays où les autorités avaient paru favorablement disposées pour les Juifs. Ainsi, en Autriche, dont le plénipotentiaire au Congrès de Vienne, Metternich, avait réclamé les droits civils pour les Juifs dans tous les États confédérés, on abandonna les traditions libérales de Joseph II pour remettre en vigueur quelques-unes des anciennes restrictions édictées par Marie-Thérèse. On y ajouta même de nouvelles lois d’exception. Les Juifs ne furent pas expulsés, mais renvoyés dans des ghettos. L’accès du Tyrol leur resta naturellement fermé, comme aux protestants. En Bohème, il leur fut interdit de s’établir dans les villages et les petites villes situés dans les montagnes; en Moravie, au contraire, on leur défendit de se fixer dans les grandes villes telles que Brünn et Olmütz. Leur situation était encore plus précaire en Galicie, où on les traitait aussi durement qu’en plein moyen âge. L’empereur François II anoblit bien quelques Juifs riches, mais infligea à tous les autres les pires humiliations. Ils étaient astreints au service militaire, mais ce n’est que difficilement que les plus vaillants d’entre eux arrivaient même aux grades inférieurs.

En Prusse aussi, où pourtant le gouvernement avait donné l’exemple des mesures libérales à l’égard des Juifs et où on leur avait accordé presque tous les droits civils, il y eut un retour vars le passé. L’édit de Frédéric-Guillaume III, qui reconnaît les Juifs comme citoyens prussiens, restait lettre morte. Dans les provinces reconquises ou nouvellement conquises, on promettait aux Juifs l’égalité, mais ils continuaient d’être soumis à toutes les mesures restrictives des anciens temps. Par suite des origines diverses de ses provinces, la Prusse appliquait aux Juifs les législations les plus variées, et toujours à leur détriment. Il y avait les Juifs français, vieux-prussiens, saxons, polonais. Ces derniers étaient les plus malheureux. Dans la province de Posen, ils ne pouvaient pas acquérir d’immeubles, ni demeurer dans les campagnes, ni jouir des mêmes droits que les autres commerçants. Il ne leur était permis ni de se fixer dans les villes où nul Juif n’habitait auparavant, ni de transporter leur domicile d’une province à l’autre. On cherchait surtout à les rendre méprisables aux yeux des autres croyants. Pendant qu’à un certain moment on avait évité, dans les actes officiels, d’employer l’épithète de juif, les administrations affectaient, au contraire, de s’en servir de nouveau à toute occasion.

Un fait de ce temps marque bien la malveillance de la Prusse pour les Juifs. Le décret inique du 17 mars 1808, par lequel napoléon Ier avait apporté les plus graves restrictions à la liberté commerciale et au droit de domicile des Juifs de l’Alsace et des départements rhénans, devait devenir caduc au bout de dix ans en cas où il ne serait pas renouvelé. En France, le gouvernement de Louis XVIII, quoique réactionnaire et clérical, n’essaya même pas, après ces dix ans, de faire maintenir ce décret, et les Juifs d’Alsace recouvrèrent tous leurs droits. Mais dans les provinces rhénanes, où la Prusse avait laissé en vigueur ce décret quand elle les eut reconquises sur la France, il devait continuer à être appliqué, en vertu d’un ordre du cabinet du 3 mars 1818, jusqu’à un temps indéterminé.

A ce moment, les esprits étaient surexcités en Allemagne à la suite du meurtre de Kotzebue (mars 1819) par un jeune fanatique, l’étudiant Charles Sand, à cause des mesures rigoureuses prises par les différents États contre les excès démagogiques et la teutomanie, qu’au début ils avaient, du reste, encouragés eux-mêmes. Déçus dans leurs espérances de liberté, les teutomanes étaient irrités de l’échec qu’avaient subi leurs efforts, et, comme ils se sentaient impuissants contre le gouvernement, ils s’en prirent aux Juifs. On assista alors, pendant plusieurs mois, à une série d’excès et de violences qui rappelèrent les pires jours du moyen age.

Les désordres commencèrent à Wurtzbourg, au cri de Hep ! Hep ! [1] La populace se rua sur les maisons des Juifs, pillant les magasins, jetant les marchandises par les fenêtres. 5a fureur augmenta devant la résistance des Juifs, qui se défendirent vigoureusement. Ce fut alors, dans les rues, une véritable bataille où il y eut des blessés et des morts. L’ordre ne put être rétabli que par l’intervention des soldats. Sans doute pour punir les Juifs de s’être défendus contre leurs agresseurs, les bourgeois réclamèrent leur expulsion. Elle leur fut accordée. Près de quatre cents familles juives quittèrent alors tristement la ville et allèrent camper provisoirement dans les champs, sous des tentes et dans les villages voisins. Ces scènes odieuses se renouvelèrent à Bamberg et dans presque toutes les villes de la Franconie. Dès qu’on apercevait un Juif, il était poursuivi du cri injurieux de Hep ! Hep ! Jude verreck ! [2]

Francfort aussi donna bientôt le spectacle d’excès populaires (9-10 août). Les Juifs furent grossièrement insultés dans les lieux publics et sur les promenades et assaillis à coups de pierres, leurs fenêtres furent brisées, leurs maisons attaquées et pillées. Les émeutiers tournèrent surtout leur colère contre la demeure de la famille de Rothschild, dont la fortune et la situation excitaient, dans le peuple comme parmi les patriciens, tant de jalousie et de haine. La diète de la Confédération, qui siégeait à Francfort sous la présidence du comte Buol-Schauenstein, appela alors des troupes de Mayence. Mais, malgré la présence des soldats, les troubles durèrent encore plusieurs jours. De nombreux Juifs vendirent leurs immeubles et quittèrent la ville. Rothschild lui-même sembla résolu un instant à partir de Francfort.

L’exemple de ces désordres fut contagieux. A Darmstadt, à Bayreuth, le peuple s’ameuta contre les Juifs ; Meiningen les expulsa. A Carisruhe, on trouva écrits, un beau matin (18 août), sur les murs de la synagogue et des maisons des notables juifs ces mots : Mort aux Juifs ! Il y eut également des scènes de désordre à Hambourg. Les Juifs de Heidelberg aussi auraient été pillés et frappés sans l’intervention courageuse des étudiants, sous la conduite de deux de leurs professeurs, Daub et Thibaut. Dans une petite ville de la Bavière, on alla même jusqu’à prendre une synagogue d’assaut et déchirer les rouleaux de la Loi.

D’Allemagne le mouvement s’étendit jusque dans la capitale du Danemark. Quelques années auparavant, ce pays avait accordé aux Juifs les droits civils et les leur avait laissés. A la suite des désordres de Hambourg, plusieurs marchands juifs de cette ville s’étaient réfugiés à Copenhague. Ce fut peut-être par crainte de la concurrence que des commerçants chrétiens provoquèrent des désordres contre leurs rivaux juifs. Mais le gouvernement proclama immédiatement l’état de siège. Du reste, dans les rares villes danoises habitées par des Juifs, les bourgeois chrétiens s’opposèrent eux-mêmes aux violences et les ecclésiastiques prêchèrent dans les églises la tolérance et la fraternité.

Par un remarquable contraste, en Portugal un membre des Cortés faisait, à ce moment, la proposition de rappeler les Juifs, autrefois expulsés du pays, et de racheter ainsi le crime commis à leur égard, pendant qu’en Allemagne des écrivains et des hommes d’État excitaient leurs compatriotes à renouveler en plein dix-neuvième siècle cet odieux exploit. La guerre de plume faite aux Juifs était acharnée, implacable, on exprimait le vœu que la haine des chrétiens hâtât l’avènement du jour du Jugement pour les Juifs. Et aucun écrivain chrétien pour les défendre efficacement ! Ni le vieux Jean-Paul Richter, qui leur était pourtant favorable, ni Varnhagen d’Ense, le mari de la juive Rahel, n’osèrent intervenir énergiquement en leur faveur. Quant aux Juifs convertis, sauf Bœrne, ils gardèrent tous un prudent silence. Rahel, il est vrai, s’éleva avec indignation contre ces violences dans une lettre qu’elle écrivit à Louis Robert, son frère : Je suis infiniment triste, disait-elle, comme je ne l’ai jamais été, et cela à cause des Juifs. On veut les garder dans le pays, mais c’est pour les humilier, les mépriser, les rendre ridicules… pour leur donner des coups de pied et les jeter en bas des escaliers. Mais ni Rahel ni son frère, qui écrivaient pourtant sur les questions les plus futiles et exerçaient quelque influence sur l’opinion publique, n’eurent le courage de blâmer ouvertement ces faits scandaleux.

Il est vrai que les Juifs n’avaient nullement besoin d’un appui étranger. Dans l’Allemagne seule, on trouvait alors près de quarante écrivains juifs et deux journaux juifs. D’autres journaux étaient également disposés à accueillir leurs protestations Aussi bien, des Juifs descendirent vaillamment dans l’arène, rendant coup pour coup. Même David Friedlænder, qui était déjà un vieillard, éleva la voix contre les ennemis du judaïsme, mais il se contentait de déplorer, avec des gémissements, qu’on se montrât si cruel et si inique au nom de ce christianisme qu’il avait regardé comme la religion idéale. En général, les traits lancés par tous ces combattants étaient trop faibles pour entamer les grossiers préjugés et les prétentions ridicules des mangeurs de Juifs. Heureusement, il se rencontra alors deux hommes qui surent fustiger les teutomanes de leurs verges vengeresses et mettre à découvert leur incurable vanité, leur étroitesse d’esprit et leurs sentiments mesquins. Ce furent Louis Bœrne et Henri Heine.

Ces deus écrivains, bien qu’ils eussent déserté tous deux le judaïsme, furent foncièrement juifs et par leurs sentiments intimes, et par leur éducation et par leur genre de talent. En lisant leurs oeuvres, on s’aperçoit bien vite qu’ils sont des enfants du judaïsme. On reconnaît leur origine juive, non seulement dans leur esprit pétillant et leur ironie cinglante, mais aussi dans leur amour de la vérité et de la liberté, leur haine de l’hypocrisie, leur colère contre l’injustice, l’intolérance et le fanatisme. Les sentiments démocratiques qui dominaient chez Bœrne comme la dialectique pénétrante qui distinguait Heine étaient essentiellement juifs.

Louis Bœrne, ou Loeb Baruch, naquit à Francfort en 1786 et mourut à Paris en 1837. Son père, Jacob Baruch, quoique assez indifférent à l’observance des usages juifs, le fit cependant élever d’une façon très orthodoxe. Mais il ne tarda pas à négliger, lui aussi, les pratiques religieuses, et, plus tard, il abandonna même complètement le judaïsme. A Berlin, il fréquenta le salon de Henriette Herz. Son solide bon sens et sa pitié pour les opprimés le préservèrent de la lâcheté manifestée par tous ces apostats berlinois, qui espéraient faire oublier plus facilement leur origine juive en s’abstenant d’intervenir en faveur de leurs anciens coreligionnaires. Encore tout jeune, il se révoltait déjà à la pensée que le plus mauvais drôle, pourvu qu’il fût chrétien, pourrait l’insulter impunément de l’épithète de juif. A son départ de Francfort, un employé de la police écrivit sur son passeport ces mots : Juif de Francfort. A cette vue, dit-il dans une de ses lettres, mon sang bouillonna dans mes veines ; je pris alors la ferme résolution de leur arranger un jour à tous un passeport à ma manière.

Ses premiers coups furent, en effet, dirigés contre les patriciens de Francfort. C’est qu’il était outré de leur impudence et de leur mauvaise foi à l’égard des Juifs, à qui ils avaient fait payer très cher les droits civils qu’ils avaient promis de leur accorder et contre lesquels ils avaient ensuite remis en vigueur le règlement de 1616, ce roman de la méchanceté, comme il l’appelle. Au lieu d’exhaler ses colères et ses rancunes en sou propre nom, il composa un roman où il fait parler un officier juif : Vous avez troublé jusqu’aux jeux de mon enfance, vilains coquins ! Vous avez rendu amères les douceurs de ma jeunesse, vous m’avez poursuivi de vos calomnies et de vos railleries quand je fus devenu homme. Vous n’avez pas été capables de me détourner de mon chemin, mais, par votre faute, je suis arrivé au but, fatigué, las et dégoûté… Tu me demandes pourquoi je fuis ma patrie ? Je n’en ai pas… Les cachots me rappellent mon pays natal et les persécutions l’endroit où j’ai passé mon enfance. La lune me paraît aussi proche que l’Allemagne.

Au lieu de se servir de sa plume uniquement pou: venger les outrages et les humiliations subis par lui et ses coreligionnaires, Bœrne s’imposa la noble tâche de faire disparaître la haine séculaire de son pays pour les Juifs en s’efforçant d’inspirer aux Allemands des sentiments plus élevés. Dans un journal qu’il avait fondé, la Balance, il exposait un idéal de liberté, de dignité, de respect de soi-même, qu’il conseillait à ses compatriotes de poursuivre, et il montrait, au regard de cet idéal, la petitesse de leur esprit et la lâcheté de leurs actes. Il leur disait en riant des vérités qu’ils n’avaient jamais entendues. Pensant que ses paroles auraient plus d’autorité s’il était chrétien, il se fit baptiser à Offenbach (5 juin 1818). Son apostasie est d’autant plus blâmable qu’il avoua lui-même qu’il ne croyait aucun dogme du christianisme et qu’il regrettait l’argent dépensé pour son baptême.

Henri Heine (né à Düsseldorf en 1799 et mort à Paris en 1854) était certainement, dans le fond de son cœur, bien plus juif que Bœrne ; il possédait les qualités et les défauts de sa race à un haut degré. L’esprit de Bœrne ressemblait à un ruisseau limpide, coulant tout doucement sur des cailloux et ne se couvrant d’écume que quand il était soulevé par quelque tempête. Quant à Heine, son esprit était comme un torrent, dont les eaux, illuminées par les rayons du soleil, brillent de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, mais qui attire dans le gouffre et emporte dans sa course impétueuse tout ce qui s’en approche. Aussi profond penseur que poète pittoresque, il savait se montrer critique implacable et causeur étincelant.

Sans qu’il s’en rendit peut-être bien compte, Heine éprouvait pour le judaïsme ou plutôt pour la race juive, pour ses longues souffrances ainsi que pour ses livres sacrés, une profonde admiration. Parfois il se sentait fier d’appartenir à un peuple si ancien, qui avait triomphé de tant d’obstacles. Je vois maintenant, disait-il, que les Grecs furent tout simplement de beaux jeunes gens, tandis que les Juifs furent toujours des hommes vaillants et indomptables, non vilement dans le passé, mais jusqu’au temps présent, malgré dix-huit siècles de misères et de persécutions. J’ai appris à les mieux connaître et apprécier, et s’il n’était pas absurde de se montrer orgueilleux de sa naissance, je pourrais être fier d’appartenir à la noble maison d’Israël, de descendre de ces martyrs qui ont donné au monde un Dieu et une morale, et qui ont combattu et souffert sur tous les champs de bataille de la pensée.

Dès sa jeunesse, Heine sentait confusément ce qu’il exprima plus tard avec une si chaleureuse éloquence. Mais les impressions produites sur lui par ses coreligionnaires étaient si diverses qu’il ne savait quelle position prendre à l’égard du judaïsme. Ceux qui se distinguaient par leurs mœurs austères, leur piété, leurs vertus, froissaient son goût délicat par leurs manières gauches et leur extérieur déplaisant. Dans les milieux raffinés, par contre, où il rencontrait les Friedlænder, les Ben-David, les Jacobson, on se moquait des Juifs et de leur religion et on admirait le christianisme. Mais, plus courageux et plus ferme dans ses convictions que Bœrne, il ne cessa de manifester sa profonde sympathie pour les Juifs. Il se fit même recevoir membre d’une société de jeunes gens juifs ayant pour but de propager l’instruction parmi leurs coreligionnaires.

Ce qui modérait pourtant le zèle de Heine pour le judaïsme, dont il reconnaissait la haute antiquité, la grandeur morale et la mission élevée, c’étaient l’aspect pitoyable sous lequel se présentait alors cette religion et le dédain dont les chrétiens accablaient ses adeptes. Dans son impatience, il aurait voulu qu’elle se dépouillât instantanément de ses formes surannées, de ce qu’il appelait ses haillons, et qu’elle se montrât aux yeux de tous brillante et rajeunie. Mais il blâmait les procédés employés par les éclairés de Berlin pour obtenir cette rénovation. Selon lui, c’était affaiblir le judaïsme que d’y introduire, sous prétexte de réformes, des usages de l’Église. Ce qui manque aujourd’hui à Israël, disait-il, c’est l’énergie… Nous n’avons plus le courage de porter la barbe, de jeûner, de haïr et de souffrir. Moi aussi, avouait-il, je n’ai plus le courage de porter la barbe et de me laisser insulter comme juif.

Ces insultes que, dès sa jeunesse, Henri Heine avait dû subir et qu’il entendait sans cesse lancer contre sa race, lui rendirent absolument odieux ceux qui outrageaient ainsi et maltraitaient impunément les Juifs. Il détestait également l’Église, qui s’était toujours montrée si cruelle envers ce judaïsme auquel elle devait, en réalité, son existence. Mais il en voulait surtout aux apostats qui, par intérêt, désertaient leur foi et se tournaient contre leurs anciens compagnons d’infortune. Selon lui, il n’est pas possible qu’un Juif soit sincère en adoptant le christianisme : ou bien il trompe les autres ou il se trompe soi-même. Heine exprima ses sentiments de colère contre les ennemis d’Israël dans un poème dramatique intitulé Almanzor (achevé en 1823) ; seulement, au lieu de Juifs, il fait parler les Maures de Grenade.

Heine ne se contenta pas de donner libre cours à son indignation contre les persécuteurs des Juifs ; dans divers ouvrages il glorifia le judaïsme. Comme il le dit lui-même, il éprouvait, lui aussi, les sentiments dont parle le psalmiste avec une si vigoureuse éloquence : Que ma langue s’attache à mon palais, que ma main droite se dessèche si jamais je t’oublie, ô Jérusalem !

Pour présenter sous des couleurs plus expressives et plus vraies les tribulations de ses ancêtres, A ne craignit pas d’étudier en détail leur passé et d’exhumer les anciennes archives de la poussière qui les couvrait. De plus en plus, disait-il, je me pénètre de l’esprit de l’histoire de nos aïeux. C’est alors qu’il écrivit le Rabbin de Bacharach, sorte de roman dont la plupart des épisodes sont empruntés aux sombres annales des souffrances des Juifs et où le talent de l’auteur se manifeste surtout dans le style étincelant et pittoresque de l’ouvrage.

Par une contradiction inexplicable, Henri Heine se fit baptiser (28 juin 1825) au moment mime où il s’élevait avec indignation contre les procédés de l’Église et parlait avec admiration du judaïsme. Il paraissait tout confus de l’acte qu’il venait d’accomplir et osait à peine l’avouer à Moser, son ami intime; il usa de détours et de périphrases pour l’en informer. Un jeune Juif espagnol, lui écrivit-il, qui est Juif de cœur, mais a embrassé le christianisme par désœuvrement, correspond avec le jeune Juda Abrabanel et lui envoie un poème. Il craint sans doute d’apprendre franchement à son ami un exploit qui, au fond, n’est pas bien brillant; il se contente de lui adresser ce poème. Ne réfléchis pas là-dessus.

Peut-être Heine avait-il fait ce pas, dont il semblait si honteux, dans l’espoir de trouver plus facilement un emploi qui lui permit de vivre. Car, à ce moment, il était brouillé avec son oncle, qui lui fournissait des subsides. Je t’affirme, écrivait-il dans une lettre, que si la loi permettait de voler des cuillers en argent, je ne me serais pas résigné au baptême. En tout cas, il continua après, comme avant, à célébrer les mérites du judaïsme. A propos du Talmud, il fait cette réflexion si juste que c’est à cet ouvrage que les Juifs sont redevables d’avoir pu résister à la Rome chrétienne avec la même vaillance qu’autrefois à la Rome païenne. Plus tard, quand il fut plus avancé en âge et que la maladie eut, en quelque sorte, affiné son intelligence, il manifesta encore un attachement plus solide pour la religion de ses pères. Dans ses Aveux (1853-1854), il parle avec enthousiasme du peuple juif et de son histoire. À la Bible aussi il accorde toute son admiration. Les Juifs, dit-il, peuvent se consoler de la destruction de Jérusalem et de la perte de l’arche d’alliance par la pensée qu’il leur reste un trésor inestimable, la Bible... Je dois le réveil de mes sentiments religieux à ce livre sacré, qui a été pour moi une source de salut aussi bien qu’un objet d’admiration enthousiaste. Autrefois, je n’aimais pas Moïse, probablement parce que j’étais imprégné de l’esprit grec et que je ne pardonnais pas au législateur des Hébreux son antipathie pour l’art. Je ne comprenais pas alors que Moise est, au contraire, un très grand artiste... Ce qu’il a fait est gigantesque et indestructible... D’une pauvre tribu de bergers il a créé un peuple qui se rit des siècles, un peuple de Dieu qui peut servir de modèle aux autres peuples ... il a créé Israël. Pas plus que sur l’artiste, je ne me suis toujours exprimé avec un respect suffisant sur son oeuvre, sur les Juifs. Et ailleurs : Ces Juifs auxquels l’univers doit son Dieu lui ont également donné son Verbe, la Bible ; ils ont protégé et défendu ce livre à travers toutes les péripéties... jusqu’à ce que le protestantisme le leur eût emprunté pour le traduire et le répandre dans le monde. Mieux que beaucoup de ses contemporains juifs, Heine comprit cette vérité que le judaïsme a révélé Dieu et la morale à l’humanité tout entière.

Malgré leur apostasie, Bœrne et Heine rendirent un important service à leurs anciens coreligionnaires. Sans avoir pu faire disparaître totalement la haine de leurs compatriotes pour les Juifs, ils réussirent pourtant à lui imposer un frein. En rappelant les violences accomplies au cri de Hep ! Hep ! Heine dit: De pareils désordres ne peuvent plus se reproduire, car la presse est une arme, et il existe deux Juifs qui savent s’exprimer en allemand : l’un, c’est moi, et l’autre Bœrne. Heine eut raison. Depuis leur intervention, les Juifs d’Allemagne n’eurent plus à souffrir de tels excès. Les Rühs, les Fries et autres ennemis du judaïsme, qui déniaient tout talent aux Juifs, furent obligés de mettre une sourdine à leurs diatribes.

Mais l’Allemagne aussi dut beaucoup à ces deux écrivains, qui enrichirent ce pays d’un grand nombre de nouvelles idées. Ils créèrent pour leurs compatriotes une langue élégante, claire et correcte, et éveillèrent en eux le sentiment de la liberté. Ce furent eux qui propagèrent en partie en Allemagne les principes qui triomphèrent en 1848.

 

 

 



[1] On prétend que ce mot est formé des initiales des mots Hierosolyma est perdita.

[2] Crève, Juif !