Quatrième période — Le relèvement
Ce ne fut pourtant que par des efforts multipliés que les Juifs de France réussirent à obtenir leur émancipation. Un homme courageux, Herz 1ledelsheim, plus connu sous le nom de Cerf Berr (né vers 1730 et mort en 1793), fut le premier à déployer une infatigable activité en faveur de ses coreligionnaires. Fournisseur des armées de Louis XV, il fut autorisé, pour un hiver, à résider à Strasbourg, dont le séjour était interdit aux Juifs. Comme il avait rendu des services considérables à l’État au moment d’une guerre et pendant une famine, on lui permit de continuer à habiter cette ville. Il y attira alors quelques autres Juifs. Pour le récompenser de ses services, Louis XVI lui accorda les mêmes droits qu’aux autres Français et l’autorisa à acquérir des immeubles et des biens fonciers. Il créa des fabriques à Strasbourg et y employa des ouvriers juifs pour habituer ses coreligionnaires à gagner leur vie par le travail manuel et les mettre ainsi à l’abri des reproches de leurs adversaires. Les bourgeois de Strasbourg voyaient d’un oeil jaloux l’arrivée de Juifs dans cette ville, et ils s’efforcèrent d’obtenir l’expulsion de Cerf Berr et de ses protégés. Ému de cette malveillance et encouragé, d’autre part, par le Mémoire de Dohm et l’édit de tolérance promulgué par Joseph II en Autriche, Cerf Berr résolut d’entreprendre d’actives démarches à la cour afin que les Juifs fussent’ émancipés ou, au moins, autorisés à résider dans la plupart des villes françaises. Il fit aussi répandre la traduction française de l’ouvrage de Dohm. Louis XVI était animé des meilleurs sentiments et se
montrait tout disposé à donner suite aux réclamations des Juifs. Sur son
ordre, Malesherbes convoqua une commission de notables juifs chargés de
proposer les mesures qui pourraient améliorer la condition de leurs
coreligionnaires. Cerf Berr et Berr Isaac Berr de Nancy représentèrent à
cette commission les Juifs de Lorraine; ceux de Bordeaux et de Bayonne y
envoyèrent comme délégués, entre autres, le riche armateur Gradis, Furtado,
qui joua plus tard un certain rôle dans Aux efforts de Cerf Berr et de ses amis se joignirent
bientôt ceux de deux hommes qui devaient occuper une place considérable dans Ailleurs aussi on s’occupait à ce moment des Juifs. En Alsace, les Juifs se plaignaient des humiliations et des souffrances qu’on leur infligeait, et les chrétiens accusaient les Juifs de les réduire à la misère. A Metz parut un pamphlet : Cri des citoyens contre les Juifs, qui contenait les plus haineuses excitations. Ce réquisitoire venimeux fut réfuté par un écrivain instruit et éloquent, Isaïe Berr Bing (1759-1805), qui connaissait mieux l’histoire de son peuple que la plupart de ses contemporains juifs, sans excepter les savants de Berlin. Ces écrits, conçus en sens divers, mirent les Juifs à
l’ordre du jour en France. Il n’y avait pourtant pas un nombre considérable de Juifs
en France au moment où éclatait On sait que Les Juifs d’Alsace sollicitèrent alors l’appui de l’abbé Grégoire, qui s’adressa en leur faveur à l’Assemblée. Ministre d’une religion qui regarde tous les hommes comme frères, dit-il, j’invoque l’intervention de l’Assemblée en faveur d’un peuple proscrit et malheureux. Pour agir sur l’esprit public, il écrivit sa Motion en faveur des Juifs, où il demandait leur assimilation aux autres citoyens. Arrive ensuite la fameuse nuit du 4 août où la noblesse sacrifia ses privilèges sur l’autel de la patrie. Encouragés par ce mouvement généreux, les Juifs multiplièrent leurs efforts pour être déclarés citoyens. Des Juifs de Bordeaux s’enrôlèrent dans les rangs de la garde nationale, et l’un d’eux fut même nommé capitaine. A Paris aussi, de nombreux Juifs faisaient partie de la garde nationale et rivalisaient avec les autres Parisiens de patriotisme et de courage civique. Onze délégués se rendirent à l’Assemblée pour lui présenter une Adresse où ils demandaient à être soumis, comme tous les Français, à la même jurisprudence, à la même police, aux mêmes tribunaux. A la tête de cette délégation se trouvaient un hollandais, Jacob Goldschmidt, et un Portugais, Lopez Laguna. Cependant, dans le sein même de l’assemblée, il existait
des préjugés religieux contre les Juifs. Lorsqu’un député, M. de Castellane,
eut proposé un article ainsi conçu : Nul homme ne
doit être inquiété pour ses opinions religieuses, ni troublé dans l’exercice
de son culte, des prêtres catholiques, appuyés par un certain
nombre de laïques, firent entendre de violentes protestations. Mais un autre
député, Rabaud-Saint-Étienne, appuya énergiquement la motion de Castellane.
Après avoir fait observer qu’il représentait une population de 500.000 âmes,
dont 120.000 étaient protestants, et qu’il ne pouvait pas admettre que ces
derniers fussent exclus de toutes les fonctions et de toutes les dignités, il
ajouta : Je demande la liberté pour ces peuples
toujours proscrits, errants, vagabonds sur le globe, ces peuples voués à
l’humiliation, les Juifs. Malgré une vive opposition, la motion
fut adoptée et inscrite en tête de Ainsi, les Juifs avaient reçu satisfaction sur un point important.
Mais leur cause n’était pas encore gagnée; leurs adversaires travaillaient
activement à les tenir exclus de tous les droits de citoyen. La question
juive fut de nouveau discutée ( A propos de la discussion relative à la loi électorale,
l’Assemblée traita de nouveau la question juive. On se demanda si les Juifs
seraient également compris parmi les citoyens
actifs auxquels devait appartenir l’éligibilité. La discussion fut
longue (21, 23, 24
décembre). Clermont-Tonnerre, Robespierre, Duport, Barnave et Mirabeau
prirent la parole en leur faveur, mais l’abbé Maury, de L’Assemblée, à moitié ébranlée par les arguments spécieux
des membres du clergé, émue parla crainte de provoquer des troubles dans les
provinces de l’Est, décida d’ajourner toute résolution au sujet des Juifs (24 décembre). Cet
ajournement froissa profondément les Juifs portugais, qui, jusqu’alors,
n’avaient pas été confondus avec les Juifs allemands et avaient joui de
droits particuliers. Sur le rapport de Talleyrand, évêque d’Autun, énergiquement
appuyé par de Sèze, député de Bordeaux, et malgré l’opposition acharnée des
adversaires habituels des Juifs, tels que Rewbel et l’abbé Maury, l’Assemblée
décida ( Stimulés par le succès de leurs coreligionnaires de rite
portugais, les autres Juifs, au lieu de continuer à envoyer des Adresses à
l’assemblée, résolurent d’agir sur elle d’une autre façon. Ils avaient gagné
à leur cause l’avocat Godard, qui se fit le défenseur de leur émancipation
auprès de la garde nationale et des sections de Pourtant, la population de l’Alsace s’était familiarisée
peu à peu avec l’idée de voir les Juifs jouir des mêmes droits que les autres
citoyens. Plusieurs municipalités, dans la prévision que l’émancipation des
Juifs serait bientôt votée, avaient réservé leur part dans le partage des
biens communaux. Une municipalité d’Alsace sollicita même l’assemblée de s’occuper incessamment du sort des Juifs, parce que
l’incertitude de leur état les exposait à des dangers. On se
contenta de décréter à nouveau qu’ils étaient placés sous la sauvegarde de la
loi et qu’il était défendu d’attenter à leurs intérêts ou à leurs personnes,
mais on ne décida rien au sujet de leur émancipation. Heureusement, à la
question juive se rattachaient d’autres questions qui la rappelaient à
l’attention de l’Assemblée. Les Juifs d’Alsace et de Metz payaient une
redevance connue sous le nom de droit
d’habitation, protection et tolérance. Il s’agissait de décider
s’ils continueraient ou non à rester soumis à ces taxes. Dans une pensée de
libéralisme, l’Assemblée abolit ces impôts surannés ( Le Enfin, dans la séance du 27 septembre, peu de jours avant
la séparation de l’assemblée, le député Duport, membre du club des Jacobins,
rappela la proclamation récente de Justement fier de ce succès, qu’il avait contribué à obtenir par ses efforts persévérants, Isaac Berr adressa à ses coreligionnaires une lettre d’une remarquable élévation de pensée pour leur faire mieux apprécier la grandeur du résultat obtenu, et leur recommander de se montrer dignes de leur nouvelle situation. Dans un langage paternel, sensé et persuasif, à les exhorte à se corriger des défauts qu’ils doivent aux longues persécutions dont ils ont souffert, et à développer les qualités qui les distinguent. Qu’ils restent fidèles à la foi de leurs pères, mais qu’ils renoncent à s’enfermer dans leur isolement et à se séparer du reste de la société. Qu’ils témoignent surtout en toute circonstance d’un sincère patriotisme et s’occupent avec zèle de l’éducation de la jeunesse. Cet appel fut entendu. Les Juifs français ne tardèrent pas à manifester leur attachement à leur nouvelle patrie. La petite communauté de Bordeaux, à elle seule, versa plus de 100.000 francs comme contribution patristique. Dans l’armée, on trouvait des soldats juifs, qui se battaient avec vaillance. Pendant cette période de troubles et de guerres, la plupart des Juifs français perdirent rapidement ces allures humbles et craintives qui les avaient exposés si souvent à la raillerie. Cependant, les communautés juives ne furent pas épargnées
par la tourmente révolutionnaire. A Bordeaux, au moment où sévissait Le décret de Dans d’autres pays aussi, où les armées victorieuses de Grâce à l’influence de ces chefs, les Juifs de Hollande,
quoique convoqués, comme leurs concitoyens, à participer à l’élection de la
première Assemblée nationale batave, ne s’y intéressèrent que médiocrement.
Aussi ne purent-ils faire passer aucun des leurs comme député, même à
Amsterdam, où ils étaient au nombre de plus de vingt mille. Les partisans de
l’émancipation juive eurent donc à faire face de deux cités à la fois, et aux
Juifs eux-mêmes et à leurs ennemis chrétiens. Sans se laisser décourager, ils
redoublèrent d’efforts et d’activité. Enfin, la question de l’émancipation
juive fut discutée au mois d’août 1796. Elle fut vivement combattue par les
députés conservateurs, qui étaient fermement convaincus que, pour avoir tué
Jésus, les Juifs devaient continuer à être humiliés et avilis jusque dans les
temps les plus reculés. Mais un député français, Noël, réclama leur
affranchissement avec une vigoureuse éloquence ; il eut gain de cause.
Après de longs débats, l’Assemblée nationale décréta ( En général, ce décret ne provoqua pas un grand
enthousiasme parmi les Juifs de Hollande. C’est qu’ils avaient joui
jusqu’alors d’une plus grande liberté que leurs coreligionnaires de France et
d’autres pays, et qu’ils ne voyaient dans leur émancipation que les nouvelles
charges qui allaient peser sur eux et les dangers qui menaçaient leur
religion. Loin de se réjouir de leur affranchissement, ils en voulaient aux
hommes de courage et d’initiative qui y avaient contribué. De là, dans les communautés
d’Amsterdam, des discussions et des dissentiments entre les partisans de
l’ancien régime et les amis de l’émancipation et des réformes. Ces derniers,
principalement dans la communauté allemande, demandèrent, en effet, comme
conséquence de la proclamation de l’émancipation, l’abrogation des pouvoirs
excessifs des rabbins et des Parnassim. Sur le refus des
administrateurs de faire droit à leur requête, ils se séparèrent de la
communauté établie et en organisèrent une nouvelle (vers la fin de 1796), qu’ils
appelèrent Adat Yeschouroun et où ils introduisirent plusieurs
réformes. Ainsi, dans la prière des Dix-Huit Bénédictions, ils supprimèrent
le paragraphe Welamalschinim, composé à l’origine contre les
Judéo-Chrétiens, mais que des ignorants appliquaient à tous les chrétiens
sans exception ; ils défendirent aussi les inhumations précipitées et
construisirent un nouvel établissement de bains pour la communauté, plus
propre et plus confortable que l’ancien. Ces réformes, si innocentes en
réalité, excitèrent la colère des rigoristes, qui menacèrent de mort les
membres de la nouvelle communauté et auraient mis leurs menaces à exécution
sans l’intervention de la force armée. Pourtant, malgré l’appui, assez
inexplicable, que leur prêtaient les autorités de la ville, les Parnassim
de la communauté allemande, plus tyranniques encore que leurs collègues
portugais, durent résigner leurs fonctions. Dans la nouvelle administration
entrèrent aussi des réformateurs. Peu à peu les haines s’apaisèrent et les
rigoristes se réconcilièrent avec le nouvel état de choses. Ils étaient, du
reste, flattés que deux Juifs d’Amsterdam, Bromet et De Lémon, eussent été
élus comme députés de l’Assemblée batave. Plusieurs d’entre eux se rendirent
même à Fiers de leur titre de citoyen, les Juifs de Hollande
étaient indignés qu’une partie de leurs coreligionnaires fussent encore traités
en Allemagne comme des parias. Ils demandèrent donc à l’Assemblée nationale
d’inviter le représentant de Partout où pénétraient les héroïques soldats français, les Juifs étaient émancipés. A Venise, qui avait eu le premier ghetto, les murs en tombèrent à l’entrée des Français. Dans le Piémont, un prêtre catholique salua avec enthousiasme, dans la synagogue, l’affranchissement des Juifs. La ville de Cologne, où, depuis le XVe siècle, aucun Juif ne pouvait passer la nuit, dut accorder les droits de cité à un Juif, Joseph Isaac, quand elle fut devenue française (1798). Pourtant, en France même, l’égalité des Juifs n’était pas tout à fait complète sous Napoléon Bonaparte. Quand ce dernier eut rétabli l’ancien culte catholique et conclu plus tard le Concordat avec la papauté, il ne donna aucune sanction légale à l’existence du culte public des Juifs. C’est qu’il n’avait pas une opinion bien arrêtée sur le judaïsme. Il manifestait à la fois, pour cette religion, un profond respect et un grand dédain. Son admiration était très vive pour le passé de ce peuple, qui avait opposé un courage si héroïque, une si indomptable énergie, aux persécutions et aux souffrances. Mais, d’un autre côté, en voyant les Juifs humbles et méprisés, il ne croyait pas qu’ils eussent conservé les qualités de leurs ancêtres ; il partageait à leur égard les préjugés de la foule. Il hésitait donc encore à promulguer une loi qui plaçât le judaïsme sur le même rang que les autres cultes. Pendant qu’en France, en Hollande, en Italie et dans toutes les régions conquises par les Français, les Juifs étaient émancipés, on les maintenait dans une situation inférieure eu Autriche, en Prusse et dans les nombreuses petites principautés allemandes. Malgré la publication de Nathan le Sage et du Mémoire de Dohm, les préjugés persistaient à leur égard. On eût dit que les Allemands cherchaient à se consoler de l’asservissement dans lequel les tenaient le clergé et l’État en humiliant et en maltraitant les Juifs. A Bertin mime, dans cette ville qui se prétendait si éclairée, les médecins juifs, quelle que fût leur réputation, ne pouvaient pas figurer sur la même liste que leurs collègues chrétiens. Deux écrivains célèbres de cette époque, le grand poète Gœthe et le profond penseur Fichte, proclamaient leur antipathie pour les Juifs. Quoique ennemis des croyances de l’Église, quoique athées, ils détestaient les Juifs au nom de Jésus. Fichte surtout se prononçait énergiquement contre leur émancipation. Ils trouvèrent pourtant alors, en Allemagne, deux défenseurs convaincus, qui plaidèrent chaleureusement leur cause devant le Congrès de Rastadt. L’un publia, sous le voile de l’anonymat, un intéressant écrit où il raillait avec beaucoup de verve l’étroitesse d’esprit et la sottise des adversaires des Juifs. L’autre, appelé Chrétien Grund, exposa avec une émotion communicative les iniquités dont souffraient les Juifs. Ils s’efforcèrent en même temps d’agir sur l’opinion publique, afin d’appuyer la démarche tentée par les Juifs hollandais auprès du Congrès de Rastadt pour lui faire exercer une pression morale sur les princes allemands en faveur de leurs sujets juifs. Mais les divers États de l’Allemagne opposèrent une résistance obstinée. C’était surtout l’obligation de payer le péage personnel (leibzoll), inconnu même de nom en dehors des pays allemands, qui révoltait les Juifs. Car par cette taxe, ils étaient presque rabaissés au rang d’animaux. L’empereur Joseph l’avait bien abolie en Autriche et Frédéric-Guillaume II en Prusse. Mais elle continuait à être prélevée dans l’Allemagne centrale et occidentale, dans les régions du Mein et du Rhin, où de nombreux États minuscules se touchaient. II en résultait que, dans une seule journée, un Juif traversait parfois plusieurs de ces petits pays et, par conséquent, était contraint de payer plusieurs fois cette taxe. Non pas qu’elle fût très élevée, elle n’était souvent que de quelques kreutzers, mais elle exposait les Juifs, de la part des autorités, aux plus injurieux traitements. Le péage personnel disparut avec l’entrée des armées
françaises en Allemagne. Mais, après la paix de Lunéville, les petites
principautés le rétablirent. Elles en exigeaient même le payement des Juifs
français que leurs affaires appelaient de l’autre côté du Rhin, invoquant
cette clause du traité de Campoformio que, provisoirement, aucune
modification ne serait apportée aux conventions réglant les relations
commerciales de l’Autriche et de Lorsque, à la suite du traité de paix de Lunéville, une
Conférence se réunit à Ratisbonne, pour délibérer sur les affaires de
l’Empire, les Juifs lui adressèrent une requête pour obtenir les droits de
citoyen passif ( Cet échec ne les découragea point. Voyant qu’ils ne
réussissaient pas en s’adressant à ceux qui représentaient Les efforts des Juifs pour acquérir la liberté civile et l’accueil favorable fait par quelques princes à leurs revendications exaspérèrent leurs adversaires. Sur plusieurs points de l’Allemagne parurent des libelles qui renouvelaient contre eux les mensonges et les calomnies du moyen âge. Toute une série d’écrivains, Paalzov, Grattenauer, Buchholz et d’autres, moins connus ou anonymes, établis pour la plupart à Berlin, accablèrent de leurs outrages les doctrines du judaïsme et le passé du peuple juif, injuriant même les Patriarches et les Prophètes. Grattenauer surtout se distingua dans cette campagne d’invectives grossières et d’odieuses excitations. Deux catégories de Juifs, à Berlin, se sentirent tout
particulièrement blessés des attaques de Grattenauer, parce qu’ils n’avaient
reculé devant aucune lâcheté pour faire oublier leur origine et qu’ils
croyaient y avoir réussi. Ce furent À ces sarcasmes et à ces injures, les chefs du judaïsme berlinois ne surent opposer que le silence. David Friedlænder se tut ; Ben-David, décidé d’abord à riposter, s’en abstint. Dans leur désarroi, ils eurent recours tout simplement à la protection de la police. Sur leurs instances, il fut interdit de publier quelque écrit que ce fût pour ou contre les Juifs. Cette démarche inconsidérée fut regardée comme un aveu d’impuissance et une lâcheté, elle provoqua une recrudescence d’attaques et de railleries. Il parut bientôt contre eux un nouveau livre : Peut-on laisser aux Juifs leur constitution actuelle sans danger pour l’État ? Ce pamphlet, écrit sur un ton plus modéré que les ouvrages de Grattenauer, était par cela même plus dangereux. Il proposait des mesures qui dépassaient en iniquité et en violence les décrets d’Innocent III et de Paul IV : Il n’est pas seulement nécessaire, y lisait-on, d’enfermer de nouveau les Juifs dans des ghettos, de les placer sous la surveillance constante de la police et de les obliger à attacher à une manche de leur vêtement un morceau d’étoffe de couleur voyante, mais il faut également s’opposer, par des moyens radicaux, à leur accroissement. Ces dignes disciples de Schleiermacher et de Fichte ne voulaient plus rien savoir des idées de justice, de tolérance et de fraternité professées par Dohm et Lessing. Ces diatribes véhémentes, publiées à Berlin, à Francfort, à Breslau et dans d’autres villes encore, surexcitèrent le fanatisme et la haine de la population, à tel point que des ecclésiastiques crurent prudent de recommander du haut de la chaire le calme et la bienveillance. Plusieurs auteurs chrétiens plaidèrent également la cause des Juifs, mais d’une façon assez singulière. Ils reconnaissaient que les Juifs avaient les défauts qu’on leur reprochait et qu’il fallait déplorer leur présence parmi les chrétiens, mais on devait se résigner à supporter le mal puisqu’il existait. On proposa, parmi les Juifs mêmes, toute espèce de remèdes pour mettre fin à cette campagne. Tout Juif, déclarait l’un, devrait être contraint par l’État de marier au moins une de ses filles à un chrétien et un de ses fils à une chrétienne : les enfants issus de ces unions seraient chrétiens. Un autre manifestait des vues tout opposées. Selon lui, un appel devait être adressé à toutes les jeunes filles juives pour les engager à n’avoir aucun rapport avec les chrétiens et à repousser toutes leurs avances. Seuls, deux écrivains juifs surent intervenir utilement dans cette lutte. Ils comprirent que, pour répondre aux attaques de tous ces ennemis du judaïsme, il ne fallait pas développer de longs arguments et d’interminables raisonnements, mais se servir de l’arme acérée de l’ironie. L’un d’eux, médecin à Kœnigsberg, exposa avec le plus grand sérieux, sous le nom de Dominius Aman Épiphane, que le salut des États chrétiens exigeait la prompte extermination de tous les Juifs mâles ; quant aux femmes juives, on les vendrait comme esclaves. L’autre, dissimulé sous le pseudonyme de Lefrank, prit hardiment l’offensive : Comment expliquer, disait-il, que les prisons contiennent tant de meurtriers, empoisonneurs, voleurs et adultères chrétiens ? … Toi, Grattenauer, tu prétends que l’habitude de tromper est un défaut essentiellement juif. N’es-tu pas volé sans cesse par ton tailleur chrétien, ton cordonnier chrétien, ton laitier et ton boulanger chrétiens ? Ton vin est falsifié, tes domestiques s’entendent pour te voler… Parmi les nombreuses faillites qui viennent de se produire à Paris et à Londres, y en a-t-il une seule dont on puisse accuser un Juif ? C’est purement radoter que de prétendre, comme le grand Fichte, que les Juifs forment un État dans l’État. Tu ne peux pas leur pardonner qu’ils parlent bien l’allemand, s’habillent plus convenablement et jugent parfois plus sensément que toi. Ils n’ont même plus de barbe par laquelle on puisse les tirer… Depuis vingt ans ils redoublent d’efforts pour se rapprocher des chrétiens, mais ceux-ci, sans doute par humanité, persistent à les repousser. Ces réflexions de Lefrank montrent que les Juifs d’Allemagne avaient alors le sentiment de leur dignité et de leur valeur, et elles font déjà prévoir le triomphe final de leurs revendications. Ce triomphe fut, d’ailleurs, facilité par les conquêtes des Français en Allemagne et le réveil, dans ce pays, du sentiment de la liberté. |