HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre XI — Profonde décadence des Juifs — (1700-1760).

 

 

À aucune époque de leur histoire les Juifs n’avaient peut-être présenté un aspect aussi lamentable, au point de vue de la civilisation, que vers la fin du XVIe siècle et jusque vers le milieu du XVIIe. C’est précisément au moment où, dans les milieux instruits, on s’intéressait à leur sort et où la philosophie battait en brèche les idées d’intolérance et de fanatisme, qu’ils étaient en pleine décadence. On ne trouvait alors parmi eux aucune personnalité éminente ; à peine avaient-ils quelques savants estimables. Isaac Orobio de Castro (mort en 1687), que l’Inquisition avait autrefois condamné au cachot, et qui avait acquis la respectueuse admiration de ses adversaires mêmes par l’ardeur de ses convictions, la dignité de son caractère, ses manières affables et sa polémique serrée, appartenait encore à la génération précédente. Lui disparu, personne, dans la communauté d’Amsterdam, qui était alors la plus cultivée, ne fut capable de prendre sa place. On peut compter les rabbins qui, en ce temps, possédaient des connaissances profanes. Quelques-uns seulement méritent une mention: Yaïr Hayyim Bachrach (1628-1702), rabbin à Worms et à Francfort-sur-le-Mein ; Hiskiyya da Silva (né vers 1659 et mort vers 1698), émigré d’Italie à Jérusalem, et surtout les rabbins Nieto et Brieli.

David Nieto (né à Venise en 1654 et mort en 1728), rabbin à Londres, était à la fois médecin et mathématicien. Il savait défendre avec habileté le judaïsme contre ses adversaires, et ses écrits, où l’on rencontre bien des banalités, contiennent aussi des parties excellentes.

Juda-Léon Brieli (né vers 1643 et mort en 1722), rabbin à Mantoue, qui se distinguait par son remarquable bon sens, avait de sérieuses connaissances philosophiques. Lui aussi sut défendre sa religion contre les attaques des chrétiens; il écrivit son plaidoyer en langue italienne. Brieli eut le courage de ne pas se conformer à certains usages que, jusqu’alors, les rabbins avaient observés avec une religieuse ponctualité ; il osa rester célibataire et se dispenser de porter sa barbe. Il combattit vigoureusement les doctrines du Zohar et de la Cabale, mais il n’exerça que peu d’influence sur ses contemporains juifs.

A part ces rares exceptions, les rabbins de ce temps étaient presque tous de médiocre valeur. Ceux d’Allemagne et de Pologne, en dehors d’une vaine casuistique, ne possédaient aucune connaissance et, de plus, étaient d’une gaucherie et d’une maladresse enfantines. Les rabbins portugais avaient des manières dignes et imposantes, mais étaient, pour la plupart, ignorants. Leurs collègues italiens ressemblaient à ceux d’Allemagne, sans les valoir pourtant comme talmudistes. Ainsi dirigés par des chefs dénués d’autorité, de science et de clairvoyance, les Juifs de ce temps prêtaient l’oreille à tous les excentriques, à tous les agitateurs, à tous les hallucinés. La vraie piété était remplacée par des pratiques superstitieuses. On demandait aux rabbins des amulettes magiques (Kemèot) pour guérir les maladies, et les rabbins se prêtaient à ces ridicules exigences. Il y en avait qui se vantaient même de pouvoir évoquer les esprits. Un cabaliste, de l’école de Damas, fit un jour une tentative de ce genre en présence de Richard Simon. Devant l’insuccès de ses efforts, il affirma au Père oratorien, qui suivait ses mouvements désordonnés d’un sourire ironique, que la France n’offrait pas un terrain propice à l’apparition des esprits.

Ainsi, pendant que des chrétiens admiraient la nation juive, avec ses destinées à la fois glorieuses et tragiques, et voyaient dans sa persistance à vivre un vrai miracle de l’histoire, les propres membres de cette nation ne savaient pas apprécier cette grandeur ou s’absorbaient dans des pratiques puériles et ridicules. Des parents chrétiens étudiaient avec zèle les merveilleuses annales juives, qui embrassaient une période de trois mille ans, tandis que nul Juif, même chez les Sefardim, ne s’intéressait à cette histoire. On cite pourtant trois chroniqueurs juifs de ce temps: David Conforte (1619-1671) ; Miguel ou Daniel de Barrios, Marrane portugais qui revint au judaïsme à Amsterdam (mort en 1701), et enfin le rabbin polonais Yehiel Heilperin, de Minsk (mort vers 1747). Mais les oeuvres de ces trois écrivains ressemblent à celles de ces moines des temps barbares qui racontent les faits dans une sèche et rebutante nomenclature, plutôt qu’à de vrais ouvrages historiques.

D’autres livres parurent, en très grand nombre, dans la période qui va de Baruch Spinoza à Mendelssohn. Mais c’était, le plus souvent, du simple verbiage : des commentaires rabbiniques d’une subtilité raffinée, des sermons et des livres d’édification prolixes et ennuyeux, des polémiques venimeuses. Cette époque produisit pourtant deux poètes juifs d’un remarquable talent, qui vécurent dans des régions bien éloignées l’une de l’autre, Laguna dans l’île de la Jamaïque, et Luzzato en Italie.

Lopez Laguna, né en France, vers 1660, d’une famille marrane, s’était rendu dans sa jeunesse en Espagne, où l’Inquisition l’avait jeté dans un cachot. Dans ses heures d’angoisse, il avait puisé la résignation et l’espérance dans la lecture des Psaumes. Lorsqu’il eut reconquis la liberté et se fut fixé dans la Jamaïque, il résolut de rendre les Psaumes également accessibles aux Marranes qui ne comprenaient pas l’hébreu; il les traduisit donc fidèlement, sous le nom juif de Daniel Israël, dans de beaux et mélodieux vers espagnols. Quand il arriva à Londres avec cette traduction, qu’il avait intitulée Miroir de la vie, plusieurs rimailleurs et aussi trois poétesses juives, Sara de Fonseca Pinto y Pimentel, Manuela Nunez de Almeida, et Bienvenida Coen Belmonte, lui exprimèrent leur admiration dans des poésies latines, anglaises, portugaises et espagnoles.

Moïse Hayyim Luzzato, troublé par les excentricités messianiques de ce temps, était un poète plein de feu. Il composa deux drames hébreux d’une belle harmonie et d’une exquise fraîcheur dont il sera parlé plus loin.

En dehors de ces deux poètes, le judaïsme de ce temps ne produisit aucun écrivain de valeur. La moralité des Juifs aussi laissait alors à désirer. Sans doute, ils continuaient de se distinguer par les vertus fondamentales de la race : l’amour de la famille, l’esprit de solidarité et la pureté des mœurs. On rencontrait rarement chez eux des débauchés ou des criminels ; les plus mauvais abandonnaient ordinairement le judaïsme pour se faire chrétiens ou musulmans. Mais, en général, le sentiment de la justice et de l’honneur était affaibli parmi les Juifs. Les circonstances leur imposaient alors la nécessité de gagner de l’argent avec une telle urgence qu’ils ne se montraient pas toujours suffisamment scrupuleux sur la manière de le gagner. Non seulement on aimait l’argent, mais on en respectait les détenteurs, même s’ils l’avaient acquis par des moyens peu honnêtes. Aussi les communautés plaçaient-elles à leur tête, non pas les plus dignes, mais les plus riches. Une satire de ce temps s’élève avec indignation contre cette toute-puissance de la fortune : C’est le florin, dit-elle, qui lie et qui délie, c’est le florin qui fait confier aux ignorants la direction des communautés.

Si les Juifs montraient alors une telle déférence pour les gens riches, la cause en était, en partie, à la grande pauvreté dont ils souffraient. A cette époque, un ne trouvait quelques rares capitalistes que parmi les Juifs portugais d’Amsterdam, de Hambourg, de Livourne, de Florence et de Londres. Quand Guillaume de Hollande entreprit sa campagne aventureuse pour conquérir la couronne d’Angleterre, Isaac (Antonio) Suasso lui avança sans intérêt deux millions de florins, sans exiger la moindre garantie : Si vous réussissez, lui dit-il, vous me restituerez mon argent, si vous échouez, je le perdrai. Un autre Juif d’Amsterdam, Francisco Nello, rendit de grands services à la Hollande par ses capitaux. Un membre de la famille de Pinto laissa plusieurs millions pour des oeuvres de bienfaisance; il fit des legs à des communautés juives, à l’État, à des orphelinats chrétiens, à des ecclésiastiques, des sacristains et des sonneurs de cloches. À Hambourg demeuraient alors les Texeira et Daniel Abensur, qui prêta des sommes élevées au roi de Pologne. Salomon de Medina, de Londres, compagnon habituel du général Churchill, duc de Marlborough, que la reine Anne avait nommé chevalier, possédait également une fortune considérable.

Par contre, en Allemagne, en Italie et en Orient, les Juifs étaient généralement très pauvres. Ceux de Pologne surtout, qui avaient été décimés par les massacres des Cosaques et ruinés par l’anarchie qui régnait souvent dans ce pays, étaient dans le plus complet dénuement. Tous les ans, des bandes de mendiants se répandaient dans l’ouest et le sud de l’Europe et se fixaient dans les grandes communautés, qui les gardaient à leur charge.

Comme beaucoup de ces émigrants polonais étaient de savants talmudistes, ils réussirent peu à peu à occuper les plus importants postes rabbiniques, à Prague, Nikolsbourg, Francfort-sur-le-Mein, Amsterdam, Hambourg, et même en Italie. Leur influence fut très fâcheuse. Ils éloignèrent la jeunesse des sciences profanes et la confinèrent rigoureusement dans l’étude du Talmud, la soumettant à cette méthode de dialectique excessive qui conduit à la subtilité et à l’ergotage. Par suite de ce système d’enseignement, les Juifs allemands, comme leurs coreligionnaires de Pologne, s’habituèrent peu à peu à parler un vulgaire jargon, leur esprit se faussa, et la rectitude du jugement fit place à l’amour du paradoxe et à la finasserie.

Appauvris, démoralisés, mal dirigés, les Juifs devaient forcément se laisser égarer par les agitateurs qui succédèrent à Sabbataï Cevi. Un des partisans de ce dernier, Daniel-Israël Bonafoux, chantre à Smyrne, réussit à grouper autour de lui un assez grand nombre de Juifs, qui rendirent un culte respectueux à la mémoire du faux Messie. Il avait trouvé un collaborateur actif dans Abraham Miguel Cardoso, qui, expulsé de Tripoli pour ses intrigues, propagea pendant plus de vingt ans les idées de Sabbataï à Smyrne, à Constantinople et au Caire, jusqu’à ce qu’il fut poignardé par un de ses neveux. Mais sa mort ne mit pas fin à l’agitation, car ses écrits, où les extravagances se mêlaient aux conceptions sensées, continuèrent à surexciter les esprits. Cardoso était, du moins, resté fidèle au judaïsme. Bonafoux, peut-être pour se venger des vexations des rabbins de Smyrne, prit le turban.

Un autre partisan de Sabbataï créa une agitation plus sérieuse, qui s’étendit jusqu’en Pologne. L’auteur de ce mouvement était un prédicateur ambulant, Mordekhaï d’Eisenstadt, d’un extérieur imposant et vénérable, qui avait acquis une grande autorité en jeûnant pendant plusieurs jours consécutifs et en s’imposant les plus dures mortifications. Il prêcha sur la nécessité de faire pénitence et de mener une vie de contrition, en Hongrie, en Moravie et en Bohème. Encouragé par le succès de ses prédications, il se fit bientôt passer pour prophète. Il affirmait que Sabbataï Cevi était le vrai Messie, qu’il avait obéi aux exigences de sa mission divine en embrassant l’islamisme et que, trois ans après sa mort apparente (car il n’était pas mort réellement), il reviendrait pour délivrer définitivement son peuple. Devant le nombre croissant de ses auditeurs et la confiance aveugle qu’ils lui témoignaient, il résolut de se présenter lui-même comme le vrai Messie de la maison de David : il déclarait être Sabbataï Cevi ressuscité.

La réputation du Messie hongrois se répandit au loin. Il fut sollicité de venir en Italie. A Modène et à Reggio, on l’accueillit avec enthousiasme. Il fit alors part de son projet de se rendre à Rome, la ville impie, pour y affirmer l’arrivée définitive du Messie, et, en même temps, il laissa entendre qu’il serait peut-être obligé de se déguiser en chrétien, comme Sabbataï s’était déguisé en Turc. Il semblait donc tout disposé à accepter Ie baptême. Les protestations des Juifs italiens qui avaient conservé leur sang-froid, et qui craignaient les conséquences dangereuses de ce mouvement, furent étoupées sous les cris d’enthousiasme des sectaires. Pourtant, les amis du Messie eux-mêmes commencèrent à redouter pour lui l’ombrageuse Inquisition, et ils lui conseillèrent de partir de l’Italie. Il traversa la Bohème et arriva en Pologne. Là, ses partisans s’accrurent rapidement, et il fonda une secte qui se maintint jusqu’au commencement des temps modernes.

Vers la même époque, un nouveau mouvement messianique se produisit en Turquie. Sabbataï Cevi avait laissé une veuve. Celle-ci se rendit à Salonique, où elle fit passer son frère Jacob pour un fils qu’elle aurait eu de Sabbataï. Ce jeune homme, qui avait pris le nom de Jacob Cevi, devint l’objet d’une profonde vénération de la part des anciens adhérents de Sabbataï; ils lui donnèrent le surnom de Querido (le favori). Il passa bientôt pour réunir en lui les âmes des deux Messies attendus, celui de la maison de Joseph et celui de la maison de David, et il fut considéré, par conséquent, comme le vrai successeur de Sabbataï, comme le Rédempteur envoyé par Dieu. On accusait ses partisans de mœurs déréglées. Il est de fait que, pour ces sectaires, le mariage n’avait aucun caractère sacré. D’après l’enseignement de Louria, une femme qui ne plait plus à son mari peut être répudiée, parce qu’elle est un obstacle à l’harmonie mystique qui doit régner entre époux. Les mœurs se ressentaient naturellement d’une telle doctrine. Pour mettre un terme à ces scandales, les rabbins dénoncèrent cette secte aux autorités turques. Les partisans de Sabbataï avaient appris de leur martre un moyen infaillible de calmer les susceptibilités des Turcs. Ils se firent tous musulmans (vers 1687), au nombre de près de quatre cents. Afin de bien établir la sincérité de leur conversion, un grand nombre d’entre eux, avec leur Messie, se rendirent en pèlerinage à La Mecque. A son retour, Querido mourut à Alexandrie.

Ces néo-Turcs, fixés presque tous à Salonique, formèrent une petite Église particulière que les Turcs appelèrent Donméh, c’est-à-dire schismatiques. Eux-mêmes, séparés à la fois des Juifs et des Turcs, se donnèrent le nom de Maminim, les vrais croyants[1]. Ils ne se mariaient qu’entre eux, allaient parfois prier dans une mosquée, mais se réunissaient fréquemment pour adorer leur Libérateur. Ils conservèrent du judaïsme l’usage de circoncire les enfants mâles à l’âge de huit jours, et dit Canon biblique ils gardèrent le Cantique des Cantiques, qui se prête admirablement à des interprétations mystiques. Ils entouraient d’un respect particulier le Zohar, où ils puisaient les textes de leurs sermons. Après la mort de Querido, son fils Berakhya lui succéda comme chef religieux.

Comme du temps de Sabbataï, la folie mystique devint contagieuse et étendit de plus en plus ses ravages. Aux sectes déjà existantes s’ajoutèrent de nouvelles sectes. C’est ainsi qu’en Pologne, des illuminés, sous la direction de Juda Hassid (le pieux), de Dubno et de Hayyim Malakh, se mirent à mener une vie d’ascétisme excessif pour se rendre dignes de la délivrance messianique; ils prirent le nom de Hassidim. Les rabbins ne se rendirent d’abord pas compte du danger que présentaient pour le judaïsme les extravagances de ces sectaires. Mais, lorsque Cevi Aschkenazi, appelé aussi Hakham Cevi, eut appelé leur attention sur ces agissements, et principalement sur la conduite équivoque de Hayyim Malakh, ils s’efforcèrent de les entraver dans leurs pratiques. Près de quinze cents Hassidim, sous la conduite de Juda Hassid, émigrèrent alors de Pologne. Partout où ils passaient, ils se signalaient, comme autrefois les frères flagellants, par les plus pénibles macérations, et invitaient leurs coreligionnaires à la pénitence. Par sa voix tonnante, sa gesticulation et ses larmes, Juda Hassid exerçait une profonde action sur ses auditeurs, surtout sur les femmes.

Arrivés en Palestine, les Hassidim perdirent leur principal chef, Juda Hassid, qui mourut à Jérusalem (octobre 1700). Sans guide, sans conseil, souffrant du plus douloureux dénuement, ils se désorganisèrent. Sous le coup de leurs amères déceptions, les uns se firent musulmans, d’autres se répandirent à travers la Palestine, d’autres, enfin, et, parmi eux, le neveu de Juda Hassid, embrassèrent le christianisme. Hayyim Malakh resta plusieurs années à Jérusalem, où il continua de présider aux destinées d’un petit groupe d’adhérents. Au lieu du Dieu-Un du judaïsme, il enseignait un Dieu en deux ou trois personnes, admettait le dogme de l’incarnation, et rendait un culte divin à Sabbataï, dont il avait fait sculpter une image en bois pour l’exposer à l’adoration de ses partisans. Expulsé de Jérusalem sur les instances des rabbins, il alla rejoindre les Sabbathiens musulmans ou Donméh à Salonique et, de là, se rendit à Constantinople, où il fut excommunié. Il retourna alors en Pologne et y reprit activement sa propagande. Il mourut, dit-on, des suites de son ivrognerie.

Un partisan de Sabbataï réussit à jeter la discorde parmi les Juifs et à créer une agitation des plus funestes ; il s’appelait Néhémia Hiyya Hayon (né vers 1650 et mort après 1726). Parmi les mystificateurs si nombreux du XVIIIe siècle, il fut peut-être le plus rusé, le plus hypocrite et le plus audacieux. Il mena une vie d’aventures et de plaisirs, ne craignant jamais d’user de moyens malhonnêtes pour atteindre son but. Après avoir échoué dans bien des entreprises, il se décida à tenter la fortune à l’aide d’extravagances cabalistiques. Il composa un ouvrage pour démontrer que le judaïsme, tel qu’il était enseigné par la Cabale, reconnaissait un Dieu triple. Avec cet écrit pour tout bagage, il se mit en route. À Smyrne (printemps de 1708), il parvint à duper quelques gens riches, qui lui promirent de le soutenir et de l’aider à imprimer son ouvrage sur le Dieu triple dans quelque ville de la Palestine. II partit alors pour Jérusalem. Il n’avait pas encore débarqué que le collège rabbinique de Jérusalem, averti de ses intentions et avisé du caractère hérétique de son ouvrage, le mit en interdit et. condamna son livre au feu (juin 1708).

Pour vitre, Hayon fut de nouveau réduit à mendier. Il quitta la Palestine, et, après bien des pérégrinations, arriva en Italie. Mais là, ses prédications ne trouvèrent pas d’écho. Il avait déjà séjourné précédemment en Italie et y avait produit une impression, peu favorable. Du reste, un cabaliste de Livourne, Joseph Ergas, avait reconnu l’esprit sabbathien dans l’ouvrage que Hayon lui avait soumis et l’avait déclaré dangereux pour les croyances juives. A Venise, Hayon reçut un meilleur accueil des rabbins et des laïques. Il rit imprimer dans cette ville un opuscule où il déclarait explicitement que le judaïsme acceptait le dogme de la Trinité, non pas la Trinité chrétienne, mais celle qu’avait enseignée Sabbataï. Comme par une sorte de gageure, il mit dans cet écrit les premiers vers d’une chanson obscène répandue en Italie sous le nom de : La belle Marguerite. Chose bizarre, le rabbinat de Venise approuva et recommanda cet opuscule, probablement parce qu’il n’en avait pas pris connaissance ou qu’il n’en comprenait pas la portée.

De Venise, Hayon se rendit à Prague, où il fut bient8t entouré d’un groupe important de partisans. Il eut même parmi ses admirateurs le célèbre talmudiste Jonathan Eibeschütz. A Prague aussi, Hayon mena une existence de libertin. Pour se procurer des ressources, il écrivait des amulettes magiques, que ses adhérents achetaient à l’envi. A la fin, il se risqua à demander une approbation pour son livre sur la Trinité à un rabbin de Prague, Naphtali Kohen, à qui il présenta de chaleureuses lettres de recommandation de rabbins italiens qu’il avait fabriquées lui-même. Naphtali, sans même jeter un coup d’œil sur l’ouvrage, l’approuva. Plus tard, quand il apprit la vérité, il regretta amèrement sa légèreté.

Muni de lettres de recommandation dont les unes étaient fausses et les autres avaient été obtenues par ruse, Hayon visita diverses communautés allemandes. A Berlin, il profita des dissensions qui régnaient alors dans la communauté pour y asseoir solidement son influence. Les Juifs de Berlin étaient, en effet, partagés en deux camps, par suite, ce semble, de la rivalité de deux familles qui toutes deux étaient eu relations avec la cour, la famille de la veuve du joaillier royal Liebmann et celle de Markus Magnus. Pour faire échec à la famille Liebmann, Markus Magnus avait proposé de construire une grande synagogue et de faire fermer celle que Liebmann avait fondée. C’est à ce moment que Hayon arriva à Berlin. Il se déclara pour le parti Liebmann, qui était moins nombreux, mais plus riche. Il acquit ainsi l’appui du rabbin de Berlin, Aron-Benjamin Wolf, gendre de la veuve de Liebmann, et il put enfin faire imprimer son ouvrage hérétique ; il l’intitula Mehemenouta dekola, La foi universelle. Le texte était d’un Sabbathien, peut-être de Sabbataï Cevi lui-même. Hayon y ajouta deux commentaires, où il démontrait avec force arguments empruntés au Zohar et à d’autres ouvrages cabalistiques la nécessité de croire à un Dieu triple.

Une fois son livre imprimé, Hayon partit pour Amsterdam. Là, il devint la cause de violentes discussions entre les Juifs. A son arrivée à Amsterdam, il avait, en effet, exprimé le désir de faire partie de la communauté portugaise, et, en même temps, il avait offert aux administrateurs un exemplaire de son ouvrage pour être autorisé à le vendre. Un rabbin de Jérusalem, Moïse Haguès, qui séjournait alors à Amsterdam et qui avait eu l’occasion de lire ce livre, le dénonça à Hakham Cevi Aschkenazi, rabbin de, la communauté allemande. Celui-ci le lut à son tour, et, quand il en eut reconnu les dangereuses tendances, il invita les administrateurs de la communauté portugaise à déclarer Hayon hérétique. Mais Hayon, qui se sentait soutenu, demanda à Haguès d’indiquer exactement les passages qu’il condamnait ou de faire partie d’une commission nommée par l’administration portugaise qui examinerait son ouvrage. Cevi Aschkenazi rejeta les deux propositions.

Les Juifs portugais d’Amsterdam avaient alors à leur tête le rabbin Salomon Ayllon, qui avait appartenu auparavant au groupe des Sabbathiens de Salonique. Son collègue, Cevi Aschkenazi, qui le soupçonnait d’être encore entaché d’hérésies sabbathiennes, ne lui avait jamais témoigné beaucoup d’égards. De plus, comme Hayon connaissait son passé, il craignait de provoquer l’indiscrétion de cet aventurier en se déclarant contre lui. Il jugea donc prudent de le soutenir. Il réussit à persuader à l’un des membres les plus influents et les plus tenaces de l’administration portugaise, Aron de Pinto, qu’il serait humiliant pour les Juifs portugais de se soumettre à un ordre émanant du rabbin de la communauté allemande. Il eut ainsi l’habileté de faire transformer une question religieuse en une question d’amour-propre. De Pinto repoussa énergiquement l’intervention de Cevi Aschkenazi et chargea Ayllon de former une commission de Juifs portugais pour examiner le livre de Hayoa.

Pendant que cette commission, manifestement partiale, délibérait sur l’ouvrage incriminé, Cevi Aschkenazi, appuyé par Moïse Haguès, prononçait l’excommunication contre Hayon et son livre, parce qu’il avait essayé d’éloigner Israël de son Dieu et d’introduire des dieux étrangers (la Trinité). Aucun Juif ne pouvait plus entretenir de relations avec lui, et son livre devait être brillé. Cette sentence fut imprimée en hébreu et en portugais, et répandue à Amsterdam.

Cet arrêt irrita profondément les Juifs portugais, qui injuriaient et maltraitaient presque Cevi Aschkenazi et Moïse Haguès dans la rue. Cette irritation s’accrut encore quand la commission d’examen eut déclaré que l’ouvrage de hayon ne contenait aucune assertion hérétique, mais exposait seulement certaines conceptions nouvelles, comme la plupart des livres cabalistiques. Hayon fut conduit en triomphe à la grande synagogue d’Amsterdam, oit l’administration lui rendit les plus grands honneurs.

Cependant, Cevi Aschkenazi reçut de nombreuses adhésions du dehors. Les rabbins dont Hayon avait publié dans son livre les prétendues lettres de recommandation protestèrent qu’elles étaient fausses. Un des rabbins les plus vénérés, Léon Brieli, de Mantoue, dévoila le scandaleux passé de Hayon et approuva énergiquement la sentence prononcée contre lui par Cevi Aschkenazi. Mais les Portugais s’obstinèrent dans leur erreur, et les dissensions troublèrent cette belle communauté d’Amsterdam, jusqu’alors si unie. Devant l’hostilité violente de la communauté portugaise. Cevi Aschkenazi quitta Amsterdam, soit que de Pinto eût obtenu contre lui un décret d’expulsion, soit volontairement, pour prévenir l’ordre de bannissement dont il se savait menacé (1714).

Même après le départ de Cevi Aschkenazi, de nombreuses protestations contre Hayon affluèrent encore de rabbins d’Allemagne, d’Italie, de Pologne et même d’Afrique, qui arrachèrent complètement le masque du protégé de l’administration portugaise. Celle-ci sentait bien qu’elle s’était trompée, mais, par amour-propre ou par entêtement, elle ne voulait pas en convenir. Pourtant elle reconnaissait qu’il était de toute nécessité pour Hayon de se défendre contre ses accusateurs. Sur ses conseils, il partit donc pour l’Orient, muni d’argent et de lettres de recommandation, pour essayer de faire annuler à Constantinople l’excommunication prononcée contre lui par divers rabbins. Le voyage fut pénible ; aucun Juif ne voulait le recevoir dans sa demeure. A Constantinople aussi, les Juifs l’évitaient, mais il réussit, grâce à ses lettres de recommandation, à pénétrer jusqu’à un vizir. Son but pourtant ne fut pas atteint. Il partit pour la Palestine, oit il fut également final accueilli, revint à Constantinople, et, après plusieurs années de démarches, trois rabbins, sur les instances du vizir, consentirent à rapporter l’arrêt d’excommunication, à condition que [layon promit que ni dans des sermons, ni dans des livres, il ne toucherait plus à des sujets cabalistiques. Hayon s’y engagea par serment (1724), et, réconcilié en apparence avec la Synagogue, il repartit pour l’Allemagne.

Dans l’intervalle, les germes de l’hérésie sabbathienne répandus en Pologne par Hayyim Malakh, à son retour de la Turquie, avaient porté des fruits. Un important groupe de Sabbathiens s’était formé en Podolie. Sous le masque d’une sévère orthodoxie, ces sectaires transgressaient secrètement les prescriptions talmudiques et se livraient à des actes d’une révoltante immoralité. Lorsqu’ils se sentirent assez puissants, ils mirent moins de soin à dissimuler leur conduite. Le collège rabbinique de Lemberg prononça alors solennellement, dans la synagogue, l’excommunication coutre eux. Mais cette sentence n’arrêta nullement leur propagande. Leurs chefs envoyèrent (1725) des délégués en Moravie, en Bohème et en Allemagne, pour se mettre en rapport avec les Crypto-sabbathiens de ces pays. Les rabbins étaient loin de se douter que ces mendiants polonais qui parcouraient leurs communautés, rigoureux observateurs du judaïsme rabbinique et savants talmudistes, étaient, en réalité, des émissaires Sabbathiens. A la même époque, un écrit cabalistique fut répandu de Prague dans toute l’Allemagne qui affirmait de nouveau le dogme de la Trinité, raillait les prescriptions talmudiques et plaçait le Zohar au-dessus de la Tora. On attribuait cet ouvrage à Jonathan Eibeschütz.

Lorsque le hasard eut amené la découverte de ces agissements et de la publication de ce livre hérétique, le collège rabbinique de Francfort excommunia, à son tour, les Sabbathiens et ordonna à tous les Juifs de dénoncer tout ce qu’ils apprendraient de leurs intrigues ou de leur propagande. D’autres rabbins se joignirent à leurs collègues de Francfort. On voulut même frapper Jonathan Eibeschütz d’excommunication, parce qu’on le savait affilié à la secte des Crypto-sabbathiens, mais on y renonça par égard pour sa famille, qui était une des plus considérées de la Pologne. Pour ne pas rester suspect, Eibeschütz lut lui-même à la synagogue la formule d’excommunication contre les Sabbathiens.

Ce fut à ce moment que Hayon revint de Constantinople. Sans se soucier du serment qu’il avait prêté, il prit de nouveau part aux intrigues sabbathiennes. En même temps, pour se protéger contre ses adversaires, il se rapprocha des chrétiens, injuriant les Juifs, qu’il traitait de sots, obstinés dans leur aveuglement, et faisant entendre qu’il croyait également à la Trinité. Mais partout la défiance était éveillée contre lui, et il restait seul et abandonné. A Berlin, il menaça de se convertir au christianisme si on ne venait pas à son aide. Il se traîna misérablement jusqu’à Amsterdam, où il espérait rallumer en partie l’enthousiasme qu’il y avait excité autrefois. Là aussi, il fut déçu. On l’engloba même dans l’excommunication lancée contre tous les Sabbathiens (1726). Désespérant d’exercer dorénavant quelque action en Europe ou en Orient, il s’embarqua pour le nord de l’Afrique, où il mourut. Son fils essaya, plus tard, de venger son pitoyable échec en acceptant le baptisme et en se faisant le délateur, à la cour pontificale, de ses anciens coreligionnaires.

Parmi ces illuminés et ces charlatans qui, par leurs excentricités, jetèrent un trouble si profond parmi les Juifs, apparaît une figure d’une puissante séduction et d’une grande originalité. C’est le poète Moïse Hayyim Luzzato (1707-1747), admirablement doué par la nature, qui aurait pu devenir une des gloires du judaïsme, et qui se laissa séduire, à son tour, par les extravagances cabalistiques. Né à Padoue dans une famille aisée, il apprit très jeune le latin et l’hébreu. Ces deux langues lui furent très utiles, elles lui ouvrirent les trésors de la littérature classique et de nos sublimes Prophètes. Luzzato avait une âme vibrante de poète, qui résonnait harmonieusement à tous les souffles. Son talent était un mélange de force et de pénétrante douceur, oit les fantaisies d’une imagination féconde étaient réglées par un sentiment très juste de la mesure. L’hébreu, considéré généralement comme une langue morte, reprit, dans les écrits de Luzzato, de la vie, de la fraîcheur, et une charmante souplesse.

Bien supérieur à Joseph Penso de la Véga, Luzzato composa, lui aussi, à l’âge de dix-sept ans, un drame biblique en vers : Samson et les Philistins. Dans cette oeuvre de jeunesse, bien des traits faisaient deviner le futur maître. Il n’avait pas encore vingt ans quand il publia en vers cent cinquante psaumes, qui sont une imitation des Psaumes bibliques, et dont la langue est d’une pureté et d’une élégance remarquables. Peu après, il écrivit un second drame : La Tour élevée ou La Sérénité des gens vertueux, en quatre actes, dont la forme l’emporte de beaucoup sur le fond, et qui est imité d’auteurs italiens. Il manquait encore d’originalité.

La facilité de Luzzato à présenter ses idées ou celles d’autrui sous une forme claire et attrayante, jointe à son habileté à faire des pastiches, causa sa perte. Un jour, il se proposa d’imiter le style du Zohar, et y réussit. Ce succès le grisa. Il attribua ce talent d’imitation, non pas à une faculté particulière, mais à une faveur toute spéciale de la Providence, et il se persuada, comme autrefois les cabalistes Karo et Louria, qu’un génie tutélaire (maguid) l’inspirait et lui avait fait la grâce de lui divulguer les mystères de la Cabale.

Peu après, sa réputation de cabaliste dépassa les limites de la cille de Padoue, et il fut tout heureux d’être visité un jour par des cabalistes de Venise. Ce témoignage de déférence l’affermit encore dans son mysticisme. Moise Haguès, qui avait déjà combattu Hayon avec une courageuse énergie, et qui était alors à Altona, menaça Luzzato, avec l’appui de plusieurs rabbins allemands, de l’excommunication s’il ne renonçait pas à ses divagations et à son rôle d’inspiré. Mais Luzzato persista à affirmer que Dieu l’avait choisi, comme il en avait déjà choisi d’autres avant lui, pour lui dévoiler ses secrets. Pourtant, sur les instances de son maître, Isaïe Bassan, et de trois rabbins de Venise, délégués auprès de lui, il promit de ne plus enseigner ni propager par des livres les doctrines de la Cabale (juillet 1730).

Luzzato ne tint pas longtemps sa promesse. Attristé par la ruine de son pire, qui avait perdu toute sa fortune, et par les dissensions qui régnaient alors dans sa famille, il se plongea de nouveau dans ses rêveries mystiques pour y trouver le calme et la résignation. On racontait aussi qu’il préparait une réplique aux attaques dirigées contre la Cabale par Léon Modena, rabbin à Venise. Le collige rabbinique de cette ville, qui avait traité jusque-là Luzzato avec une grande modération, se montra plus sévère pour lui ; il l’excommunia et condamna ses écrits au feu (1734). La communauté de Padoue aussi cessa de défendre Luzzato. Le malheureux poète, qui s’était si pitoyablement fourvoyé dans le mysticisme, dut abandonner ses vieux parents, sa femme et ses enfants, et partir de Padoue. Pauvre et découragé, il se rendit alors à Amsterdam. Il y trouva un accueil cordial auprès des Juifs portugais, qui lui assurèrent un subside annuel. Pour gagner sa vie, il entra comme maître d’hébreu dans la maison d’un riche Juif portugais. Moise de Chavès. Mais, afin d’être indépendant, il renonça à ces fonctions, et, comme Spinoza, se mit à polir des verres de lunettes.

Ainsi délivré des soucis matériels, Luzzato consacra de nouveau ses loisirs à la poésie. A l’occasion du mariage de son ancien élève Jacob de Chavès avec Rahel da Vega Enriquès, il composa un drame qui était remarquable par la forme, la langue et les idées et avait pour titre hébreu : Layescharim tekila, Gloire aux hommes de bien. Dans cette oeuvre poétique, qui n’est pas un vrai drame, Luzzato fait paraître en scène et parler de pures abstractions, telles que l’Intelligence et la Sottise, la Droiture et la Méchanceté. Il montre la foule, capricieuse et changeante, se fiant à ceux qui la flattent et la trompent, et repoussant, dans son aveuglement et son ignorance, les conseils de la sagesse; il montre également l’intrigue et l’ambition luttant contre le vrai mérite et réussissant à triompher. Au dénouement, la victoire reste pourtant au Mérite, qui acquiert la reconnaissance et la gloire en sachant obéir à la raison et à la patience.

Cette oeuvre, une des plus belles productions de la poésie néo-hébraïque, fait voir ce que Luzzato aurait pu créer dans ce domaine s’il avait pu s’arracher aux séductions du mysticisme, mais il n’en eut pas la force. Après avoir achevé cette oeuvre, et dans l’espoir de pouvoir se consacrer plus complètement et plus librement à la Cabale, il partit pour la Palestine. A peine arrivé, il fut emporté par la peste, à l’âge de quarante ans (1747). On l’enterra à Tibériade. C’est ainsi que disparut, dans la vigueur de l’à;e, un des plus remarquables représentants de la poésie néo-hébraïque, mort, lui aussi, dans la Terre Sainte, comme le porte Juda Hallévi.

Jusqu’alors, les vrais talmudistes étaient demeurés réfractaires à l’action délétère de la Cabale. Possédant, d’ordinaire, un jugement sûr, accoutumés à raisonner avec méthode et précision, ils ne s’étaient laissés prendre ni aux fantasmagories de cette fausse science, ni aux hallucinations de quelques illuminés. Les rabbins s’étaient surtout élevés avec énergie contre les sectes sabbathiennes et les hérésies qu’elles propageaient. Il se trouva pourtant, à ce moment, un rabbin très considéré qui se lia avec les Sabbathiens, leur accorda son appui et provoqua une lutte qui troubla encore plus profondément le judaïsme de ce temps. Ce rabbin, dont il a été déjà question, fut Eibeschütz.

Jonathan Eibeschütz ou Eibeschützer (né à Cracovie en 1690 et mort à Hambourg en 1764) était originaire d’une famille de cabalistes. Doué d’une pénétrante sagacité et d’une mémoire prodigieuse, il se distingua, dès sa jeunesse, par l’étendue et la solidité de ses connaissances talmudiques. Mais la Cabale aussi l’intéressa, et, pendant son séjour à Prague, il manifesta une vive sympathie pour Néhémia Hayon. Il s’aventura aussi à lire les écrits de Cardoso, quoiqu’ils eussent été déclarés hérétiques à la fin, il se rallia à cette idée, qui est un des fondements de la doctrine sabbathienne, que le Dieu Tout-Puissant, la cause première, n’a aucune relation arec l’univers, et que c’est une deuxième divinité, appelée le Dieu d’Israël, lui a créé le monde et révélé la Loi du Sinaï. Eibeschütz semble même avoir accepté cette autre croyance des Sabbathiens que Sabbataï Ceci, le Vessie, avait été l’incarnation de cette deuxième divinité, et que son apparition sur la terre devait avoir pour résultat l’abolition de la Tora

Eibeschütz n’osa pourtant pas conformer sa conduite à ses opinions. Il était trop prudent et craignait trop la lutte pour rompre ouvertement avec le judaïsme rabbinique et se déclarer adversaire du Talmud, comme l’avaient fait de nombreux Sabbathiens polonais. D’ailleurs, il aimait réellement la littérature talmudique, qui lui permettait de déployer sa force de dialectique et sa subtilité d’esprit, et où sa compétence et son autorité étaient si grandes. A l’âge de vingt et un ans, il était à la tête d’une école talmudique par laquelle passèrent successivement plusieurs milliers d’élèves. Il savait, en effet, rendre son enseignement attrayant par son ardeur communicative, l’imprévu de ses saillies et l’originalité de ses interprétations. Ce fut en faveur des services rendus par son école et de l’autorité dont il jouissait, qu’il ne fut pas excommunié en même temps que les autres Sabbathiens, avec lesquels on le savait en étroites relations.

Cependant, ces relations ne lui furent pas entièrement pardonnées. Quand il demanda à être rabbin de Metz, la veuve du rabbin qu’il voulait remplacer se présenta à la réunion des délégués de la communauté pour les supplier de ne pas infliger cet outrage à la mémoire de son mari en lui donnant pour successeur un hérétique. Cette intervention inattendue produisit son effet ; on nomma Jacob Josua Falk. Mais, quand ce dernier, quelques années plus tard, eut été appelé à Francfort, les partisans d’Eibeschütz réussirent à le faire élire.

Au moment où Eibeschütz se préparait à aller occuper son poste à Metz, éclata la guerre de la Succession d’Autriche. La France, qui avait fait alliance avec Frédéric II, roi de Prusse, et l’empereur Charles VII contre l’impératrice Marie-Thérèse, avait fait occuper Prague par une armée. Bientôt le bruit se répandit en Bohème et en Moravie que les Juifs avaient des intelligences criminelles avec l’ennemi, et, sur bien des points, ils furent en butte aux mauvais traitements de la foule. Un général autrichien qui campait en Moravie, croyant également ou feignant de croire à la trahison des Juifs, exigea des quelques communautés de cette région (1742) de lui envoyer à Brünn, dans un délai de six jours, une somme de 50.000 florins, ajoutant qu’en cas de refus, elles seraient pillées et massacrées. Sur les pressantes démarches de deux Juifs influents de Vienne, le baron d’Aguilar et Issakhar Berousch Eskelès, Marie-Thérèse annula l’ordre du général.

Sans songer à la réserve et à la prudence que commandaient alors aux Juifs les soupçons manifestés à leur égard par la population, Jonathan Eibeschütz, une fors nommé rabbin de Metz, rendit visite, à Prague, au général français. Il obtint de lui un sauf-conduit pour pouvoir se rendre en sécurité à Metz. Mais les autorités de la ville crurent Eibeschütz coupable d’entente secrète avec l’ennemi, et, dès que l’armée française eut quitté Prague, elles ouvrirent une enquête contre fui et mirent ses biens sous séquestre. Plus tard, tous les Juifs de Bohème et de Moravie furent accusés de trahison. Par deux décrets, rendus en 1744 contre les Juifs de Bohème et en 4745 contre ceux de Moravie, Marie-Thérèse ordonna leur expulsion à bref délai, pour des motifs très sérieux.

L’ordre de l’impératrice reçut immédiatement un commencement d’exécution. Les Juifs de Prague, au nombre de prés de vingt mille, durent quitter la ville en plein hiver ; ils s’établirent provisoirement dans les villages environnants. Mais où chercher une résidence définitive ? Au XVIIIe siècle, les souverains n’étaient plus empressés, comme autrefois, à attirer dans leurs pays les capitalistes juifs. Du reste, les expulsés avaient perdu pendant la guerre une grande partie de leur fortune. Comme Eibeschütz sentait qu’il avait une part de responsabilité dans l’exil des Juifs de Bohème, il s’efforça de leur venir en aide. De Metz, il demanda des secours pour eux aux communautés de Bordeaux et de Bayonne, et il sollicita la communauté de Rome de plaider leur cause auprès du pape, mass il parait n’avoir abouti à aucun résultat sérieux. Les démarches du baron d’Aguilar, de Berousch Eskelès et d’autres Juifs de cour de Vienne, semblent avoir été plus efficaces. Des chrétiens influents, les ambassadeurs de Hollande, d’Angleterre et d’autres pays consentirent également à s’entremettre en leur faveur. Après de longs pourparlers, et quand il eut été prouvé que l’accusation de trahison ne reposait sur aucun fondement sérieux, I’impératrice Marie-Thérèse prolongea de dix ans le droit de séjour des Juifs en Bohème et en Moravie, parce que leur départ causerait au pays un dommage de plusieurs millions. Elle leur imposa pourtant des conditions assez dures. Le nombre des familles admises à résider dans le pays fut strictement limité : en Bohême, environ vingt mille chefs de famille, ou familiants, comme on les appelait, et cinq mille cent en Moravie. Seul, l’aîné de chaque famille avait le droit de se marier. De plus, les Juifs devaient verser au Trésor une somme annuelle de 200.000 florins. Ces restrictions furent maintenues jusqu’à la Révolution de 1848. Eibeschütz, à tort ou à raison, fut déclaré coupable de trahison, et on lui interdit l’accès du territoire autrichien.

Dans les premiers temps de son séjour à Metz, Eibeschütz avait su gagner le respect et l’affection de sa communauté. Ces sentiments se modifièrent peu à peu, et quand le poste rabbinique des Trois Communautés (Altona, Hambourg et Wandsbeck) devint vacant, il le brigua. Grâce à sa réputation de savant talmudiste et aussi de thaumaturge, il fut élu. Comme les Juifs de ces villes avaient encore leur propre juridiction civile, ils avaient besoin d’un rabbin qui fût familiarisé arec les lois rabbiniques, et, sous ce rapport, Eibeschütz leur convenait infiniment mieux que tout autre. Mais on eût dit qu’avec lui un mauvais esprit était entré à Altona (septembre 1750), car, après soit arrivée, un vent de discorde souffla, non seulement sur les Trois Communautés, mais sur tous les Juifs d’Allemagne et de Pologne. Mais, s’il est vrai qu’il fut le principal coupable, la responsabilité de ces troubles ne lui appartient pourtant pas tout entière.

Au moment où il fut nommé rabbin des Trois Communautés, il y régnait une vraie panique. Dans l’espace d’un an, nombre de jeunes femmes étaient mortes en couches. Aussi attendait-on arec une vive impatience l’arrivée du nouveau rabbin, parce qu’on espérait qu’il réussirait à mettre en fuite l’ange exterminateur qui avait déjà fait tant de victimes. A cette époque, tout rabbin était un peu considéré comme un magicien qui sait préserver de tous les maux; mais on attendait encore bien plus de Jonathan Eibeschütz, talmudiste célèbre et thaumaturge avéré. Celui-ci ne pouvait pas ne pas essayer de calmer ces craintes. Il écrivit donc des amulettes et usa d’autres jongleries pour guérir les malades. Il avait, du reste, déjà distribué des amulettes analogues à Metz.

Tout à coup, le bruit se répandit à Altona que l’inscription des amulettes d’Eibeschütz avait un caractère hérétique. On en ouvrit alors une et l’on y trouva les mots suivants : Ô Dieu d’Israël, toi qui demeures dans la gloire de ta puissance (expression cabalistique), en faveur du mérite de ton serviteur Sabbataï Cevi, daigne envoyer la guérison à cette femme, afin que ton nom et celui du Messie Sabbataï Cevi soient sanctifiés sur la terre. Les lettres de certains mots étaient transposées, ou une lettre était parfois mise pour une autre, mais il n’était pas difficile de trouver la clef de ces rébus.

Il y avait alors à Altona un rabbin qui n’exerçait pas de fonctions officielles, mais qui jouissait d’une certaine considération : c’était Jacob Emden, [Ils de Cevi Aschkenazi. Lorsqu’il eut connaissance de ces amulettes, il en conclut que Jonathan Eibeschütz continuait d’être affilié à l’hérésie sabbathienne. Il hésita d’abord à entrer en lutte avec un talmudiste dont l’autorité était si grande et dont les disciples, au nombre de plusieurs milliers, occupaient partout des situations influentes comme rabbins, administrateurs ou hommes privés. Pourtant, cette affaire lui paraissait trop grave pour qu’il pût garder le silence. Il proclama donc, dans la synagogue établie dans sa maison, le contenu des amulettes distribuées par Eibeschütz et il accusa ouvertement l’auteur de cette inscription d’hérésie sabbathienne. Il ajouta que ce n’était peut-être pas Eibeschütz qui avait rédigé cette formule, mais qu’il était trop compromis pour ne pas devoir des explications publiques à sa communauté. Froissés par cette mise en demeure d’Emden, les administrateurs des Trois Communautés prirent le parti de leur rabbin et intimèrent à son dénonciateur l’ordre de quitter la ville. Emden, qui était autorisé, par un privilège royal, à diriger une imprimerie à Altona, refusa d’obéir. Soumis alors à toute sorte de vexations et de persécutions, il s’exaspéra de plus en plus dans cette lutte inégale. Il était sur le point de succomber, quand on envoya de Metz des amulettes qu’Eibeschütz reconnaissait avoir écrites et distribuées, et où Sabbataï Cevi était explicitement reconnu comme le Messie.

La querelle recommença plus violente et prit une extension considérable. En Allemagne comme en Pologne, on discuta vivement la question des amulettes, et bien des communautés se divisèrent en deux camps. Au synode des Quatre-Pays, en Pologne, on en vint presque aux mains. Partisans et adversaires s’excommuniaient réciproquement. On ne craignit même pas de faire appel à l’intervention du roi de Danemark, Frédéric V, qui fut informé des agissements des administrateurs à l’égard de Jacob Emden, et à qui on soumit une traduction allemande, dûment légalisée, de la formule incriminée. Le roi infligea une amende aux administrateurs et enjoignit à Eibeschütz de se justifier de l’accusation d’hérésie portée contre lui. Celui-ci réussit à modifier en sa faveur les dispositions du roi, qui défendit alors (février 1753) de continuer les discussions relatives aux amulettes et confirma Eibeschütz dans ses fonctions de rabbin.

Pour obtenir ce résultat, Eibeschütz s’était servi de moyens que beaucoup de ses partisans mêmes désapprouvèrent. D’anciens administrateurs, autrefois ses amis, se déclarèrent contre lui. De nouveau on se plaignit de lui au roi. On lui reprochait de fomenter des troubles dans la communauté et de se montrer d’une révoltante partialité dans les procès qu’il jugeait, donnant toujours raison à ses partisans. Le roi se décida à demander un mémoire sur cette affaire à des professeurs et des théologiens qui savaient l’hébreu (1755).

Un de ces savants, le pasteur David-Frédéric Megerlin, se prononça en faveur d’Eibeschütz, mais de telle façon qu’il le rendit encore plus suspect aux yeux des Juifs. Selon lui, les lettres mystérieuses des amulettes appliquées à Sabbataï Cevi étaient tout simplement une allusion mystique à Jésus-Christ. Il affirmait aussi qu’Eibeschütz était attaché secrètement au christianisme, nais n’osait pas le déclarer publiquement. Il demandait donc au roi de protéger Eibeschütz contre ses persécuteurs, et surtout contre Emden, qui haïssait en lui le chrétien, comme son père, pour le même motif, avait haï Néhémia Hayon. Megerlin engagea très sérieusement Eibeschütz à jeter le masque et à se taire baptiser. En même temps, il adressa un appel à tous les Juifs pour les inviter à organiser un synode qui proclamerait la vérité du christianisme.

Par devoir, et pour sauvegarder sa dignité, Eibeschütz aurait dû protester énergiquement contre les allégations de Megerlin, au risque de s’aliéner la faveur du roi. Mais, dans son intérim, il préféra laisser dire qu’au fond du cœur il était chrétien. Quelque absurde qu’elle fût, l’argumentation de Megerlin convainquit Frédéric V. Eibeschütz fut maintenu dans ses fonctions de rabbin, et la communauté d’Altona reçut l’ordre de lui obéir (1756). Le sénat de Hambourg aussi le reconnut de nouveau comme rabbin de la communauté allemande. Ainsi, cette longue lutte de six ans, qui avait excité les plus vives passions dans les communautés juives, depuis la Lorraine jusqu’en Podolie et depuis le Pô jusqu’à l’Elbe, se termina par le triomphe d’Eibeschütz.

Comme pour donner un démenti aux assertions d’Eibeschütz, qui avait affirmé qu’il n’existait plus de Sabbathiens, ces sectaires recommencèrent à ce moment leur agitation en Podolie. Ils avaient eu la chance de trouver un chef plein d’audace et d’initiative, qui sut les grouper en un parti puissant, recruta un nombre considérable de nouveaux adeptes et remua de fond en comble le judaïsme polonais. Ce chef était le fameux Jacob Frank, de son vrai nom Yankiew Leibowitz (1720-1791), bien plus habile et de caractère plus aventureux que Hayon. Déjà dans sa jeunesse, il s’entendait à éblouir les gens, et il se vantait lui-même, d’avoir trompé son père. Né en Galicie, il était allé en Turquie. À Salonique, il s’était lié avec la secte mi-juive, mi-musulmane, des Donméh, et il s’était fait Turc, comme il devait se faire plus tard catholique romain et catholique grec. Lorsque son intérêt le lui commandait, il n’hésitait pas à changer de religion. A cause de son séjour en Turquie, on lui avait donné le nom de Frank ou Frenk.

Peu familiarisé avec la littérature talmudique, Frank connaissait bien la Cabale. Selon lui, les différents Messies qui s’étaient succédé n’avaient pas été des imposteurs, mais avaient incarné successivement la même âme. Le roi David, le prophète Élie, Mohamed, Sabbataï Cevi et ses successeurs avaient été, au fond, une seule et môme personnalité qui avait revêtu diverses formes. Il affirmait que lui aussi était une nouvelle incarnation du Messie. Il fut secondé par les circonstances, car il entra en possession d’une certaine fortune et il put épouser une femme charmante de Nicopolis, qui lui fut très utile pour augmenter le nombre de ses adhérents. Peu à peu, il réunit autour de lui un petit groupe de Juifs de Turquie et de Valachie qui partageaient ses croyances et le vénéraient comme le Messie.

Informé probablement des discussions qui avaient éclaté parmi les Juifs de Pologne à la suite de l’affaire des amulettes d’Eibeschütz, il parut tout à coup dans ce pays et se mit en rapport avec les Sabbathiens clandestins, qui étaient alors assez nombreux en Podolie. Il se présenta mystérieusement à eux comme le successeur de Sabbataï Cevi, ou plutôt comme l’incarnation de l’ancien chef sabbathien Berakhia. Il se faisait appeler par ses adhérents le saint seigneur, et il leur laissait croire qu’il opérait des miracles. Ils étaient tellement convaincus de sa nature divine qu’ils lui adressaient des prières mystiques, dans la langue du Zohar. Peu à peu, les Sabbathiens de Podolie, sous l’impulsion de Frank, formèrent une secte particulière qu’on appela les Frankistes. Leur chef leur enseignait une morale toute spéciale. Il les encourageait à acquérir des richesses, même par des moyens malhonnêtes, parce que, à ses yeux, la ruse et la tromperie étaient des preuves d’habileté, et non pas des actes illicites. Il opposait le Zohar au Talmud, affirmant que le Zohar seul contient les enseignements de Moïse. De là le nom de zoharistes ou anti-talmudistes que prennent parfois ses sectateurs. Par une sorte de bravade, ces anti-talmudistes accomplissaient des actes que le judaïsme rabbinique défend avec le plus de rigueur, même en ce qui concernait les lois relatives au mariage et à la chasteté des mœurs. Ils comptaient dans leurs rangs des rabbins et des prédicateurs : Juda Leib Krysa, rabbin de Nadvorna ; le rabbin Nahman ben Samuel Lévi, de Busk, et Elischa Schor, de Rohatyn, descendant d’une famille de rabbins polonais très estimés. Elischa, ainsi que ses fils, sa fille Hayya, qui pouvait réciter le Zohar de mémoire et était considérée comme prophétesse, ses gendres et ses petits-fils étaient déjà secrètement affiliés à la doctrine sabbathienne, et ils éprouvaient une profonde satisfaction de pouvoir maintenant manifester publiquement leur dédain pour les prescriptions rabbiniques.

Un jour, on surprit Frank avec une vingtaine de ses adeptes à Laskorun, où ils s’étaient réunis dans une auberge et avaient verrouillé la porte. Ils prétendaient qu’ils s’étaient simplement enfermés pour réciter des cantiques dans la langue du Zohar. Mais leurs adversaires affirmaient qu’ils les avaient vus se livrer à des actes immoraux, dansant autour d’une femme mi-nue et allant ensuite l’embrasser. Ils avertirent la police qu’un Turc était venu en Podolie pour convertir les Juifs à l’islamisme et les emmener ensuite en Turquie. et que ses adhérents avaient des mœurs déréglées. Frank fut arrêté avec ses partisans, mais, comme il excipa de sa qualité d’étranger, on le remit en liberté, les Frankistes restèrent détenus.

La découverte des menées de Frank produisit un affreux scandale. Pour arrêter ce nouveau mouvement, les rabbins et les administrateurs des communautés eurent recours à leurs procédés habituels : l’anathème et la persécution. Gagnées à prix d’argent, les autorités polonaises leur accordèrent un appui énergique. Aussi les défections furent-elles nombreuses parmi les Frankistes. On apprit ainsi bien des faits qui éclairèrent d’un triste jour la situation morale de certaines communautés de la Pologne. Devant le collège rabbinique de Satanov, des hommes et des femmes confessèrent publiquement que, conformément aux enseignements qu’on leur avait inculqués au nom de la Cabale, ils s’étaient livrés à des actes d’une répugnante immoralité.

À la suite de ces aveux, les Frankistes furent frappés d’un sévère anathème par les rabbins de Brody (1756) : il fut défendu aux Juifs orthodoxes de s’allier à eux, leurs enfants étaient déclarés adultérins, et les suspects même ne pouvaient ni exercer de fonctions religieuses, ni enseigner dans une école. Tout Juif était tenu de dénoncer les Sabbathiens qu’il connaîtrait. Cette formule d’excommunication, adoptée par plusieurs communautés, fut imprimée, distribuée, et devait être lue chaque mois dans les synagogues. Elle contenait un article très important. Dorénavant, l’étude du Zohar ou de tout autre ouvrage cabalistique était défendue avant l’âge de trente ans. Les rabbins avaient enfin reconnu que, surtout depuis Isaac Louria, la Cabale avait infecté le judaïsme de son poison. Cette constatation venait malheureusement trop tard; le mal était fait. En même temps, le synode de Constantinov demanda à Jacob Emden, qui, par sa lutte avec Eibeschütz, était devenu le champion de l’orthodoxie, d’envoler en Pologne un Juif portugais instruit et habile orateur, qui pût faire ressortir devant les autorités et les ecclésiastiques polonais le côté immoral et dangereux des pratiques des Frankistes.

En présence de l’action malfaisante que la Cabale avait exercée sur les Juifs, Emden se demanda si le Zohar, placé par les Sabbathiens et les anti-talmudistes au-dessus de la Bible, et invoqué pour justifier leurs dérèglements et leurs blasphèmes, avait eu réellement pour auteur un docteur estimé et vénéré comme Simon ben Yohaï. Après une étude minutieuse, il arriva à cette conclusion qu’une partie, au moins, de ce livre était due à un imposteur.

Forts de l’approbation d’Emden. qu’ils avaient également consulté sur ce point, les rabbins orthodoxes prirent des mesures très sévères contre les Frankistes et ne craignirent pas de les dénoncer au clergé catholique comme de dangereux hérétiques. L’évêque de Kamieniec, Nicolas Dembowski, paraissait tout disposé à les châtier avec rigueur. Mais Frank fut assez habile pour écarter le danger dont lui et ses partisans étaient menacés. Sur ses conseils, ses adeptes déclarèrent qu’on les persécutait parce qu’ils croyaient à la Trinité et rejetaient les prescriptions talmudiques. Ils altèrent même jusqu’à répéter cette infâme calomnie que les sectateurs du Talmud se servaient de sang chrétien et que le Talmud prescrivait le meurtre des chrétiens. Enchantés de ces déclarations, Dembowski et son chapitre firent remettre tous les Frankistes en liberté, les autorisèrent à s’établir dans le diocèse de Kamieniec et à vivre conformément à leurs usages, et eurent soin d’attiser leur haine contre les partisans du Talmud. Ils espéraient amener ainsi beaucoup de Juifs polonais au catholicisme.

Non contents de ce premier succès, les Frankistes demandèrent à l’évêque Dembowski (1757) de convoquer les talmudistes et les anti-talmudistes à une controverse publique. Ils promettaient de prouver que le Zohar et d’autres écrits enseignent la Trinité, et que le Talmud prescrit de tromper et de tuer les chrétiens. Le prélat donna suite à cette proposition. Il invita les rabbins à envoyer des délégués à Kamieniec pour prendre part à un colloque sur le Talmud, les menaçant de faire brûler cet ouvrage comme antichrétien et de leur infliger une forte amende s’ils ne se présentaient pas (1757). Ce fut en vain que les Juifs polonais invoquèrent leurs privilèges et firent intervenir la noblesse. Dembowski tint bon. Ignorants de tout ce qui n’était pas la littérature talmudique, timides, troublés, ne parlant qu’un mauvais jargon, les délégués juifs purent alors juger par eux-mêmes combien il était important de posséder une culture générale, et déplorable que les rabbins polonais en eussent toujours été les adversaires. Aux imputations audacieuses des Frankistes, ils ne surent opposer que le silence ou des réponses embarrassées. Dembowski donna gain de cause aux Frankistes. Par un mandement public (14 octobre 1757), il fit savoir que les anti-talmudistes, ayant démontré la vérité de leurs croyances, étaient autorisés à soutenir partout des controverses contre les talmudistes. Puis, arec l’aide de la police, il ordonna dans son diocèse la saisie de tous les exemplaires du Talmud, qui furent entassés dans une fosse et brûlés de la main du bourreau. Cette fois, c’était la Cabale qui avait allumé la torche pour mettre le feu au Talmud.

La mort subite de Dembowski amena un revirement. On cessa de persécuter le Talmud et on se mit à traquer les Frankistes. Six d’entre eux se rendirent alors auprès de Wratislaw Lubienski, archevêque de Lemberg, pour lui déclarer au nom de tous qu’ils étaient prêts, sous certaines conditions, à accepter le baptême. Ils réclamaient un nouveau colloque public pour prouver que les talmudistes, plus encore que les païens, versaient du sang chrétien innocent. Pour rendre publique la promesse de conversion des Frankistes et en informer les catholiques, Lubienski fit imprimer et répandre leurs propositions, mais ne se soucia nullement d’autoriser le colloque demandé.

Après le départ de Lubienski pour sa résidence de Gnesen, l’administrateur de l’archevêché de Lemberg, le chanoine de Mikuliez Mikolski, qui avait hâte de voir les Frankistes opérer leur conversion, leur promit d’autoriser une controverse dès qu’ils auraient embrassa le christianisme. En effet, lorsque Leib Krysa et Salomon de Rohatyn eurent fait, au nom de toute la secte, une profession de foi catholique, Mikolski entama des pourparlers, à l’insu de Serra, nonce du pape, pour une deuxième controverse publique à Lemberg (juin 1759). Les rabbins reçurent l’ordre de venir prendre part à ce colloque, sous peine d’amende, le 16 juillet. Ils s’en plaignirent alors au nonce à Varsovie, mais Serra, tout en n’étant pas favorable à cette controverse, ne voulait pourtant pas s’y opposer. Il espérait que cette discussion lui fournirait enfin des renseignements exacts sur l’accusation de meurtre rituel si fréquemment lancée contre les Juifs. Car, précisément à ce moment, le pape Clément VIII avait eu à s’occuper de cette question. Un Juif polonais d’un -rand dévouement, Jacob Yelek, avait entrepris le voyage de Rome pour que le pape déclarât cette accusation mensongère. Clément XIII avait alors proclama que te sacré Collège, après avoir examiné les documents invoqués pour prouver que les Juifs se servent de sang chrétien pendant la fête de Pâque et tuent des enfants chrétiens, avait conclu qu’ils ne pour-raient plus être condamnés sur le simple énoncé de l’accusation, mais qu’il faudrait suivre à leur égard la procédure ordinaire pour démontrer la réalité du crime qu’on leur imputait. Pourtant, devant les affirmations des Frankistes, le nonce hésitait à se rallier entièrement aux conclusions du sacré Collège, et il comptait que le colloque l’éclairerait complètement sur ce point.

Ce colloque, qui devait amener la conversion de tant de Juifs, excita le plus vif intérêt. La noblesse, venue eu foule, paya très cher le droit d’assister à ce spectacle, parce que la recette devait être remise aux convertis pauvres. Les débats eurent lieu à la cathédrale de Lemberg, sous la présidence du chanoine Mikolski. Ce fut un spectacle affligeant que celui de ces Juifs s’accusant mutuellement des vices et des crimes les plus atroces. Comme à la première controverse, les talmudistes, au nombre d’environ quarante, se montrèrent gauches et maladroits, forcés de recourir à un interprète pour se faire comprendre des assistants. Il est vrai que leur situation était extrêmement délicate. Les Frankistes affirmaient que le Zohar enseigne la Trinité et le dogme de l’incarnation. Les orthodoxes n’osaient pas parler trop énergiquement contre ces dogmes, de crainte d’irriter les catholiques. Du reste, il est incontestable que le Zohar fait des allusions à ces croyances. Après trois jours de discussions, les talmudistes furent encore une fois jugés vaincus. Ils n’avaient même pas réussi à réfuter nettement l’accusation de meurtre rituel !

Après ce colloque, le clergé catholique pressa les anti-talmudistes d’embrasser enfin le christianisme. Mais ils hésitaient à apostasier ; ils ne s’y décidèrent que sur l’ordre formel de Frank. Celui-ci, qui avait disparu quelque temps, était brillamment rentré en scène dès la fin de la controverse. Pour en imposer aux Polonais, il sortait dans un équipage à six chevaux, revêtu d’un costume turc et accompagné de gardes du corps habillés également à la turque. Environ mille Frankistes abjurèrent alors le judaïsme à Lemberg. Quant à Frank, il n’accepta le baptême qu’à Varsovie, où il déploya une grande pompe et où le roi consentit à lui servir de parrain.

Éclairé sur le caractère du néophyte, le clergé catholique avait une médiocre méfiance dans la sincérité de sa conversion. Il le soupçonnait de n’avoir pris le masque du christianisme, comme il avait pris celui de l’islamisme, que pour satisfaire plus facilement son ambition et jouer le rôle d’un chef de secte. Bientôt, plusieurs de ses partisans, achetés par le clergé, le trahirent. Ils l’accusèrent de n’être chrétien qu’en apparence et de se faire adorer comme le Messie, l’incarnation de la divinité, le saint Seigneur. L’official de l’Inquisition polonaise le fit alors arrêter pour imposture et blasphème et enfermer dans la forteresse de Czenstochow, dans un cloître (1760). Si on ne le brûla pas comme relaps, ce fut tout simplement parce que le roi était son parrain, niais on lui imposa les travaux les plus pénibles. Bien des Frankistes furent réduits à la mendicité et eurent à subir le mépris et les outrages de la population, mais ils restèrent fidèles à leur Messie. A leurs yeux, tous leurs malheurs devaient fatalement arriver : le Zohar l’avait prédit. Ils appelèrent le cloître de Czenstochow, où était détenu leur chef, la porte de Rome. Tous ces convertis pratiquaient extérieurement le catholicisme, en observaient tous les rites, mais, comme leurs collègues musulmans, les Donmèh, ils vivaient séparés des autres habitants et ne se mariaient qu’entre eux. Encore aujourd’hui, les familles Wolowski, Dembowski, Dzalinski et autres, qui descendent de ces sectaires, sont connues en Pologne sous le nom de Frenks ou Sckebs.

Après une détention de treize ans, Frank fut délivré par les Russes (1771) ; il se fit catholique grec et joua encore pendant plus de vingt ans à Vienne, à Brünn et à Offenbach, son rôle de mystificateur. A la fin, il présenta sa fille Ève comme l’incarnation de la divinité, et jusqu’à sa dernière heure, et même au delà de la tombe, il sut en imposer à ses adhérents et les faire croire au caractère messianique de sa mission.

Jonathan Eibschütz eut sa part de responsabilité dans ces tristes événements. Revendiqué par les Frankistes comme un des leurs, il ne se risqua jamais à les démentir. Lorsqu’il fut sollicité par ses coreligionnaires de Pologne de les appuyer de son autorité pour repousser l’odieuse accusation de meurtre rituel, il garda le silence, comme s’il avait craint d’irriter les Zoharites par son intervention. Son plus jeune fils, Wolf, eut d’étroites relations avec le frankiste Salomon Schor Wolowski, s’adonna à l’alchimie, mena une existence de grand seigneur, promit à la cour d’Autriche de se convertir pour obtenir le titre de baron d’Adlersthal, trompa tout le monde et surtout son père, qui fit imprimer à la hâte son premier ouvrage pour essayer de payer en partie les dettes de son fils.

En général, le prestige des rabbins subit une atteinte considérable de l’affaire des amulettes et de la lutte entre hérétiques et orthodoxes. Divisés en deux camps, se combattant avec une violence excessive, s’excommuniant mutuellement, les rabbins devaient perdre forcément, dans ces tristes débats, une partie de leur crédit et de leur autorité. En Allemagne, les savants chrétiens suivirent ces querelles avec un vif intérêt, et de nombreux journaux en rendirent compte avec une grande exactitude et dans des termes très modérés.

En Angleterre et en France, l’attention publique fut aussi appelée, à cette époque, sur les Juifs : en France par les attaques de Voltaire, et en Angleterre par une première tentative d’émancipation.

Depuis leur retour, sous Cromwell, les Juifs d’Angleterre, surtout à Londres, formaient un groupe isolé dont la situation n’était pas nettement définie. Ils n’étaient pas inquiétés par les pouvoirs publics et. pratiquaient librement leur culte, sans pourtant y avoir jamais été réellement autorisés par une loi. On les considérait comme des étrangers, ils étaient qualifiés d’Espagnols, Portugais, Hollandais ou Allemands, et ils payaient la taxe des étrangers (alien duty). Par exception, le roi accordait parfois le droit de cité à quelque membre riche ou très considéré de la communauté portugaise. Mais, en général, ils étaient soumis à de nombreuses restrictions et même à des vexations. On les dispensait toutefois de certaines obligations le jour de sabbat, par exemple de comparaître comme témoins devant les tribunaux.

Lorsque les Juifs établis dans les possessions anglaises de l’Amérique eurent été naturalisés, des négociants et des fabricants chrétiens adressèrent une pétition au Parlement pour qu’en Angleterre également les Juifs pussent obtenir les droits de citoyen sans être obligés de communier. Le ministère Pelham appuya la pétition, mais elle fut combattue par ceux qui, par préjugé religieux ou par esprit de concurrence, étaient hostiles à l’émancipation des Juifs. Malgré cette opposition, la Chambre des lords vota un bill qui accordait la naturalisation aux Juifs établis depuis trois ans en Angleterre ou en Irlande ; ils restaient seulement exclus des fonctions publiques et ecclésiastiques et ne pouvaient pas participer à l’élection des membres du Parlement. La Chambre des communes adopta également ce bill, qui fut érigé en loi par George II (mars 1753). Aussitôt, dans les églises, dans les tavernes et parmi les corporations, éclatèrent de violentes protestations contre cette loi. Un ecclésiastique, le doyen Tucker, qui avait défendu le bill de naturalisation, fut grossièrement injurié dans des journaux et des pamphlets, et son portrait ainsi que son mémoire en faveur des Juifs furent brûlés à Bristol. Au vif chagrin des esprits libéraux, le ministère eut la faiblesse de céder aux clameurs des fanatiques et des commerçants jaloux et de renier son oeuvre. Il abrogea la loi (1754), parce qu’elle avait été mal accueillie et qu’elle avait troublé la conscience de nombreux sujets du roi. Toutefois, on continua, comme auparavant, à se montrer assez tolérant à l’égard des Juifs.

En France aussi, on s’occupait alors d’eux. Voltaire, qui, au XVIIIe siècle, tenait le sceptre de l’esprit et réussit, par ses sarcasmes et son rire sardonique, à battre en brèche les institutions barbares du moyen âge, cet écrivain illustre qui combattait si vaillamment pour les idées de justice et de tolérance, délestait les Juifs et déversa les railleries sur leurs croyances et leur histoire. Il se laissa entraîner à ces attaques par ses rancunes contre l’Église et aussi par ses rancunes privées. Pendant son séjour à Londres, il avait perdu de l’argent à la suite de la banqueroute du financier juif de Medina. L’irritation qu’il en ressentit lui fit englober tous les Juifs dans la même haine.

Un autre incident fournit à cette haine un nouvel aliment. Du temps qu’il résidait à Berlin et à Potsdam, il chargea un joaillier juif, Hirsch ou Hirachel, d’une affaire équivoque (1750), puis, sur les conseils d’un concurrent envieux, Éphraïm Veitel il rompit le marché. De là de violentes discussions entre Hirsch et Voltaire. Celui-ci, pour se venger, commit à l’égard de son adversaire toute une série d’actes malhonnêtes, le trompa dans une affaire de diamants, le maltraita, usa envers lui de mensonge et de faux et, à la fin, se plaignit d’être dupé ! Il en résulta un procès très embrouillé. Afin de se rendre compte de quel côté était le droit, Frédéric II prit connaissance des divers documents et conclut à la culpabilité de Voltaire. Il écrivit alors contre lui une comédie en vers français intitulée : Tantale en procès. Exposé, à cause de cette histoire, aux railleries de ses ennemis, Voltaire en conçut encore un ressentiment plus vif contre tous les Juifs sans exception. En toute occasion, il faisait porter au judaïsme le poids de ses rancunes personnelles et outrageait aussi bien les Juifs du passé que ceux de son temps. liais en attaquant la Bible, il visait plutôt l’Évangile. Comme il n’osait pas s’en prendre ouvertement aux croyances chrétiennes, il dirigeait ses traits acérés contre la religion qui leur avait donné naissance.

Ces attaques injustes et grossières indignèrent bien des savants et des philosophes, mais on redoutait trop l’ironie mordante de Voltaire pour oser entrer en lice contre lui. Un Juif instruit, Isaac Pinto (1715-1787), ne craignit pourtant pas de riposter aux diatribes de Voltaire. Né à Bordeaux, Pinto, qui descendait d’une famille marrane, était allé s’établir à Amsterdam, où il rendit de grands services à la communauté portugaise et avança des sommes élevées au gouvernement hollandais. Il occupait une situation brillante et était toujours prêt à user de son crédit en faveur de ses coreligionnaires portugais, tout en se montrant indifférent et parfois même dur pour les Juifs d’origine allemande ou polonaise. Du reste, les autres Juifs portugais témoignaient également un injuste dédain à leurs coreligionnaires des autres régions, comme le. prouve le différend qui éclata alors dans la communauté de Bordeaux.

Les membres de cette communauté, formée, à l’origine, de nouveaux chrétiens, étaient pour la plupart armuriers, banquiers et armateurs. Ils s’adonnaient au commerce maritime et avaient de fréquentes relations avec les colonies françaises. La maison Gradis était connue au loin et jouissait partout d’une grande considération. Par leur probité scrupuleuse, la dignité de leur vie, leur bienfaisance et la noblesse de leurs manières, les Juifs de Bordeaux avaient acquis l’estime et la sympathie de la population chrétienne. Aux Juifs portugais vinrent se joindre des émigrants d’Alsace et du Comtat Venaissin. Craignant d’être confondus peu à peu avec les nouveaux venus, qui leur étaient inférieurs par l’éducation, la position sociale et l’instruction, les Juifs portugais s’efforcèrent de les faire expulser en invoquant l’ancien édit qui interdisait aux Juifs de séjourner en France. Comme ils n’y réussirent pas, ils rédigèrent un règlement (1760) où les Juifs autres que ceux du rite portugais étaient qualifiés de vagabonds que l’administration avait pour devoir de faire partir dans un délai de trois jours. Mais ce règlement ne pouvait pas être appliqué sans l’assentiment royal. La communauté portugaise s’adressa donc à Louis XV par l’intermédiaire de Jacob Pereire.

Jacob-Rodrigue Pereire était né en Espagne (1715). Après avoir été obligée par l’Inquisition, qui la soupçonnait d’hérésie, de se tenir toute une année aux portes des églises, sa mère avait quitté l’Espagne avec toute sa famille et s’était établie à Bordeaux. Là, Jacob Pereire avait créé une école où il enseignait aux sourds-muets, avant l’abbé de l’Épée, à communiquer entre eux à l’aide de signes qu’il avait inventés. Ses succès furent tels que le roi lui accorda une récompense et que les personnages les plus illustres lui adressèrent des remerciements. Plus tard, il fut nommé interprète royal et membre de la Société royale des sciences de Londres.

Comptant sur son influence, la communauté portugaise de Bordeaux le nomma son agent à Paris pour faire ratifier par Louis XV le règlement si égoïste qu’elle avait rédigé. Pereire, si pitoyable aux malheureux sourds-muets, n’hésita pas à faire des démarches contre ses coreligionnaires d’Avignon et d’Alsace. Le sort de ces derniers fut remis par le roi entre les mains du gouverneur de Bordeaux, qui était alors le duc de Richelieu. Comme Isaac Pinto était lié avec lui, il joignit ses instances à celles de la communauté de Bordeaux, et le duc de Richelieu ordonna (novembre 1761) que, dans un délai de quinze jours, tous les Juifs étrangers fussent sortis de Bordeaux.

La dureté des Juifs portugais de Bordeaux à l’égard de leurs autres coreligionnaires de la ville produisit une pénible impression. On se demandait de quel droit eux-mêmes résidaient en France si, comme ils l’avaient fait ressortir dans leur protestation, le séjour de ce pays était interdit aux Juifs. Ils se crurent donc obligés de justifier leur conduite, et ils chargèrent Isaac Pinto d’écrire un mémoire où il montrerait la supériorité des Juifs de rite portugais sur les autres. Pinto prit occasion des attaques de Voltaire contre le judaïsme pour publier le plaidoyer qu’on lui demandait (1762). Il reproche d’abord à Voltaire de rendre responsables tous les Juifs des défauts de quelques-uns, et il montre que la calomnie, blâmable en tous les cas, est particulièrement odieuse quand elle s’attaque à toute une collectivité. Il se plaint ensuite que Voltaire, qui se glorifie de combattre tous les préjugés, n’ait pas su se guérir de ses préjugés contre les Juifs, et il affirme que ses coreligionnaires ne sont ni plus ignorants, ni plus barbares, ai plus superstitieux que les autres croyants. Comme Pinto a surtout en vue l’apologie des Juifs portugais, il sépare nettement leur cause de celle des Juifs allemands ou polonais. Représentant les Juifs portugais comme les descendants des meilleures familles de la tribu de Juda, il affirme que la noblesse de leur origine les a préservés de tout vice et de toute bassesse en Espagne et en Portugal et leur a inspiré les plus généreux sentiments et les plus hautes vertus. Tout en sacrifiant les Juifs de rite allemand, il excuse quand mime leurs défauts, qui proviennent, élit-il, de l’humiliation et des souffrances qu’ils ont suries pendant des siècles et qu’on n’a pas encore cessé de leur infliger.

Pinto atteignit son but. Dans sa réponse, Voltaire reconnaissait qu’il avait eu tort d’attaquer les Juifs portugais. Mais, après avoir fait leur éloge, il n’en continua pas moins à outrager tout le passé du judaïsme, sans distinction. A l’exemple de Pinto, d’autres écrivains publièrent contre Voltaire des Lettres juives, qui valaient surtout par l’intention. Elles eurent pourtant cette utilité d’entretenir le public des Juifs et de montrer aux esprits impartiaux l’injustice et la faiblesse des critiques de Voltaire.

Dans des journaux français et anglais on loua l’ouvrage de Pinto, et, en même temps, on défendit les Juifs contre les attaques de Voltaire. Il y en eut, pourtant, qui lui reprochèrent sa partialité en faveur des Juifs portugais et au détriment des Juifs du rite allemand. L’éloge même qu’il fit des Juifs portugais provoqua la publication d’un écrit malveillant contre la communauté de Bordeaux (1767) : Requête de la corporation des marchands contre l’admission des Juifs aux brevets. On accusait les Juifs de Bordeaux d’avoir falsifié en partie leurs anciens privilèges, vu que ces privilèges avaient été seulement accordés aux nouveaux chrétiens par Henri II et ses successeurs, et qu’en leur qualité de Juifs il leur était interdit d’habiter la France. Les Juifs portugais de Bordeaux étaient ainsi avertis que l’intolérance ne tenait nullement compte de la distinction qu’ils avaient essayé d’établir et qu’elle ne séparait pas leur sort de celui de leurs autres coreligionnaires. Rodrigue Pereire publia une réplique à cette Requête (1767). Un autre Juif composa une apologie (1769), sous le titre de Lettre d’un milord, où il exposait les services que les Juifs avaient déjà rendus aux divers pays de l’Europe et qu’ils pourraient encore leur rendre.

Mais tous ces écrivains juifs allaient être éclipsés par une personnalité autrement brillante, autrement utile au judaïsme, par Moïse Mendelssohn.

 

 

 



[1] Cette secte compte encore aujourd’hui environ mille ramilles à Salonique. Elle se subdivise en trois groupes : les Smyrlis, ainsi nommés d’après la ville de Smyrne où est né Sabbataï Cevi ; les Jacobites, d’après Jacob Querido ; et les partisans d’Osman Baba, chef religieux qui s’est seulement révélé vers la fin du XVIIIe siècle. Le premier groupe s’appelle aussi Karavayo. Les Jacobites sont, pour la plupart, fonctionnaires ou employés du gouvernement turc. Les membres d’un groupe ne s’allient pas à ceux d’un autre. Tous ont conservé des usages juifs, qu’ils pratiquent secrètement dans leurs réunions religieuses. Leur prédicateur porte le titre de ab-bèt-din, et leur chantre celui de paytan.