HISTOIRE DES JUIFS

TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION

Troisième époque — La décadence

Chapitre X — Tristesses et joies — (1670-1720).

 

 

Pendant qu’en Turquie les Juifs jouissaient d’une complète sécurité même au moment de l’agitation messianique de Sabbataï, ils continuaient d’être traités en parias par les nations chrétiennes de l’Europe, excepté en Hollande et en Angleterre. Ce fut de nouveau l’Espagne qui ouvrit l’ère des persécutions. Ce pays était alors gouverné par Marie-Anne d’Autriche, veuve de Philippe IV, qui avait élevé son confesseur, le Jésuite allemand Neidhard, à la dignité d’inquisiteur général et de premier ministre. Une telle souveraine ne tolérait naturellement que des catholiques dans ses États. Or, dans un coin de la région septentrionale de l’Afrique, à Oran, à Mazaquivir et dans quelques autres localités, on trouvait des Juifs. Beaucoup d’entre eux avaient rendu de sérieux services à l’Espagne, en temps de paix aussi bien qu’en temps de guerre. Les familles Cansino et Sasportas, dont les membres remplissaient les fonctions de drogman, s’étaient distinguées en mainte circonstance par leur attachement et leur dénouement pour l’Espagne, et Philippe IV leur avait fait adresser des remerciements officiels. Sa veuve n’en décida pas moins d’expulser tous les Juifs sans exception. Sur les instances de quelques notables juifs, le gouverneur leur accorda un délai de huit jours, jusqu’après la fête de Pâque, et consentit à attester qu’ils étaient exilés, non pas parce qu’ils avaient commis quelque méfait, mais à cause de l’intolérance de la régente (fin avril 1669). Les exilés, qui avaient été obligés de vendre leurs immeubles à des prix dérisoires, allèrent se fixer en Savoie, à Nice et à Villefranche.

La fille de la régente d’Espagne, Marguerite, impératrice d’Allemagne, ne tarda pas à imiter l’exemple de sa mère et à faire décréter l’expulsion des Juifs de Vienne et de l’archiduché d’Autriche. Depuis l’avènement de Léopold Ier, les Jésuites étaient tout-puissants en Allemagne. Ils ne cessaient d’exciter la cour et le peuple coutre tous les non catholiques, contre les protestants en Hongrie, les huguenots en France et les dissidents en Pologne. Les Juifs, établis de nouveau à Vienne depuis environ un demi-siècle, souffraient également de ces excitations. Trouvait-on un chrétien assassiné ou noyé ? on en accusait immédiatement les Juifs, que l’on cherchait, en outre, à rendre odieux par des chansons, des libelles venimeux et des images. Après une assez longue résistance de l’empereur, les Jésuites réussirent à faire proclamer à son de trompe (14 février 1670) l’ordre aux Juifs de partir de Vienne et des environs.

Bouleversés par ce décret d’expulsion, les Juifs sollicitèrent l’intervention d’un de leurs coreligionnaires les plus riches et les plus influents de ce temps, Manoël Texeira, représentant de la reine Christine à Vienne. Texeira demanda à quelques grands d’Espagne avec lesquels il était en relations d’agir sur le confesseur de l’impératrice. Il s’adressa aussi au puissant et habile cardinal Azzolino, à Rome, ami de la reine Christine. Celle-ci, qui, depuis sa conversion, jouissait d’une grande influence dans le monde catholique, promit aussi son appui à Texeira. Tout fut inutile. L’empereur, ou plutôt l’impératrice, maintint l’édit d’expulsion et disposa même des maisons des Juifs avant qu’ils ne fussent partis. Elle fut pourtant assez humaine pour défendre à ses sujets de maltraiter les exilés.

Les Jésuites triomphèrent pour la plus grande gloire de Dieu ; les Juifs furent contraints d’émigrer. Le Magistrat de Vienne acheta le quartier juif pour cent mille florins, et, en l’honneur de l’empereur, l’appela Leopoldstadt. Sur l’emplacement de la synagogue on éleva une église, dont Léopold le posa la première pierre (18 août 1670). Les exilés se répandirent à travers la Moravie, la Bohème et la Bavière, où ils furent provisoirement autorisés à se fixer ; la Hongrie leur resta fermée.

Malheureux d’un côté, les Juifs de cette époque étaient plus heureux dans d’autres contrées. Le Brandebourg, qui n’avait voulu accueillir jusqu’alors qu’un très petit nombre de Juifs, s’ouvrit plus largement aux exilés de Vienne. Son pas que le Grand Électeur, le fondateur de la grandeur prussienne, fut plus tolérant que la plupart des princes de ce temps. Mais, plus intelligent que l’empereur Léopold, il dédaignait moins les capitalistes juifs, parce qu’il savait que sans de bonnes finances, un État ne peut pas prospérer, et que les Juifs pourraient lui rendre, sous ce rapport, d’excellents services. Depuis un siècle, aucun Juif n’avait pu légalement demeurer dans la Marche de Brandebourg. Malgré les préjugés de la population protestante, Frédéric-Guillaume commença par en tolérer quelques-uns dans ses États. A la suite du traité de Westphalie, il avait acquis, en effet, la ville de Halberstadt avec les environs, où demeuraient quelque dix familles juives. Il les y laissa et leur octroya un privilège qui ressemblait aux autres actes de tolérance accordé sen ce temps aux Juifs. La Nouvelle Marche aussi parait avoir été alors habitée par des familles juives, ainsi que le duché de Clèves (Emmerich, Wesel, Duisburg et Minden), qui avait été annexé au Brande-bourg. A Emmerich, Frédéric-Guillaume fit même la connaissance d’un Juif remarquablement doué, Élie Gumperts (Gompertz) ou Élie d’Emmerich, dont il se servit comme agent diplomatique et comme fournisseur d’armes et de poudre.

Quand le Grand Électeur apprit que Léopold Ier avait décrété l’expulsion des Juifs de Vienne, il chargea son représentant dans cette ville de se mettre en rapport avec eux pour les faire venir dans le Brandebourg. Douze délégués se rendirent donc de Vienne à Berlin, afin de savoir à quelles conditions Frédéric-Guillaume autoriserait le séjour de leurs coreligionnaires dans ses États. Ces conditions, assez dures, étaient pourtant plus favorables que celles qui étaient imposées aux Juifs dans les autres pays protestants. Cinquante familles autrichiennes eurent la permission de s’établir dans le Brandebourg et le duché de Crossen et de faire librement du commerce. Chaque famille devait payer annuellement un droit de protection de huit thalers et, en plus, un florin d’or par mariage et autant pour chaque enterrement. Par contre, ils étaient exemptés du péage personnel (Leibzoll). On leur permettait d’acheter et de construire des maisons, à condition de les revendre, après un délai déterminé, à des chrétiens. II leur était défendu d’élever des synagogues, mais ils pouvaient se réunir dans des maisons particulières pour prier en commun ; ils avaient aussi le droit de nommer un instituteur et un sacrificateur. Ces lettres patentes n’étaient valables que pour vingt ans, mais on leur fit entrevoir que le Grand Électeur ou son successeur les leur renouvellerait.

De ces cinquante familles, sept, les familles Riess, Lazarus et Veit, s’établirent à Berlin ; ce fut là l’origine de l’importante communauté de cette ville. Frédéric-Guillaume ouvrit encore son pays à des Juifs d’autres villes, notamment de Hambourg et de Glogau, qui fondèrent les communautés de Landsberg et de Francfort-sur-Oder.

Dans d’autres circonstances aussi, où l’on ne pouvait pas le soupçonner d’agir par intérêt, ce prince se montra équitable à l’égard des Juifs. Ainsi, lorsque, d’après le plan un peu chimérique du conseiller suédois Skytte, il voulut organiser dans la Marche, à Tangermunde, une Université où l’on enseignerait toutes les connaissances humaines, il proposa d’y appeler aussi des savants juifs. Il contraignit également la Faculté de médecine de Francfort-sur-Oder à recevoir parmi ses élèves deux jeunes gens juifs, Cohen Rofé, dont le père, à la suite du soulèvement des Cosaques, était venu de Pologne à Metz, et un de ses amis, et il leur accorda même des subsides annuels pendant la durée de leurs études.

Dans le Portugal même, la situation des Juifs ou plutôt des Marranes se présentait, à cette époque, sous un jour plus favorable. Sans y avoir jamais été autorisée formellement par la curie romaine, l’Inquisition exerçait depuis plus d’un siècle, dans ce pays, son action néfaste ; elle voulait absolument faire disparaître les Marranes. Mais sa tâche était considérable, car peuple, noblesse et princes étaient infectés de sang juif. Dans tous les couvents, chez les religieux et les religieuses, il se rencontrait des Marranes et des demi Marranes. Le Saint-Office avait le droit d’espérer que, pendant longtemps encore, il trouverait des victimes pour remplir les cachots, alimenter les bûchers et faire remporter de glorieux triomphes à la religion.

Tout à coup, à la cour du Portugal comme dans l’entourage du pape, on tenta de briser le pouvoir de l’Inquisition. A la tête de cette opposition se trouvait un père Jésuite, Antonio Vieira, très habile et très fin, qui témoignait une prédilection marquée aux Juifs et aux Marranes. Pendant son séjour à Amsterdam, il assistait aux sermons des prédicateurs juifs et entretenait des relations amicales avec Manassé ben Israël et Aboab. L’Inquisition le condamna à rester enfermé dans une maison professe et le priva du droit de roter et de prêcher. Une fois remis en liberté, Vieira songea à se venger du Saint-Office ; il trouva des auxiliaires actifs et intelligents dans les membres de son ordre. Pour saper l’influence du Saint-Office auprès du pape, il se rendit à Rome. D’autre part, le provincial des Jésuites à Malabar, Balthazar, vint soumettre au régent du Portugal, Dom Pedro, un plan pour reconquérir les Indes et dont la réussite, selon lui, dépendait du concours des capitaux marranes. La conclusion était qu’il fallait ménager des gens qui pouvaient devenir si utiles.

Pendant que les Jésuites intriguaient secrètement contre le Saint-Office, les émissaires de l’Inquisition avaient surexcité la foule contre les Marranes, qu’ils accusaient d’avoir volé des hosties. Afin de mettre fin à cette agitation incessante, plusieurs membres du conseil d’État proposèrent d’expulser les Marranes du pays. C’était là un moyen trop radical, qui aurait rendu dorénavant inutiles les services des inquisiteurs. Aussi s’empressèrent-ils de combattre cette proposition. Par une singulière ironie, eux, les implacables pourvoyeurs des prisons et des bûchers, ils invoquèrent la loi d’amour enseignée par leur religion pour qu’on ne punit pas les innocents avec les coupables en chassant tous les Marranes du Portugal.

Cependant, à Rome, les efforts d’Antonio Vieira et de l’ordre des Jésuites contre l’Inquisition furent couronnés de succès. Le pape Clément X, par un bref du 3 octobre 1674, suspendit l’action des tribunaux d’inquisition en Portugal, leur défendit de prononcer la peine de mort ou des galères ou de la confiscation des biens contre les Marranes et leur enjoignit de soumettre à l’office général de l’Inquisition à Rome tous les procès en cours contre des Marranes incarcérés. En même temps il autorisa les a nouveaux chrétiens b à envoyer des délégués à Rome pour exposer leurs griefs contre le Saint-Office. Les Jésuites triomphèrent pour le moment. Mais le peuple, poussé par des agents secrets du Saint-Office, criait dans les rues de Lisbonne : Mort aux Juifs et aux Marranes ! Et lorsque le pape, par une nouvelle bulle, destitua les inquisiteurs de leurs fonctions et leur ordonna de remettre au nonce les clefs des prisons du Saint-Office, ils refusèrent d’obéir.

Dans la crainte que le pape n’intervint également en Espagne, les inquisiteurs de ce pays décidèrent de frapper un grand coup pour l’intimider. L’Espagne avait alors à sa tête le jeune et faible roi Charles II. Ils lui firent accroire qu’il ne pourrait pas offrir de spectacle plus attrayant à sa jeune femme, Marie-Louise d’Orléans, nièce de Louis XIV, qu’en faisant brûler sous ses yeux un nombre considérable d’hérétiques. Le souverain résolut immédiatement d’organiser un important autodafé en l’honneur de la reine. Sur son ordre, le grand inquisiteur, Diego de Saramiento, invita tous les tribunaux d’Espagne à expédier à Madrid les hérétiques déjà condamnés. Un mois avant la date fixée pour l’exécution, des hérauts annoncèrent solennellement cette fête aux habitants de la capitale. Pendant plusieurs semaines, on travailla avec une activité fiévreuse à élever des estrades pour la cour, la noblesse, le clergé et le peuple.

Le jour si impatiemment attendu arriva enfin (30 juin 1680). Depuis longtemps on n’avait vu réunies tant de victimes de l’Inquisition. Cent dix-huit personnes de tout âge, dont soixante-dix Marranes ! Pieds nus, revêtus du san-benito et un cierge à la main, ces malheureux furent conduits de bon matin au lieu du supplice, au milieu de religieux et de moines de tout ordre, de chevaliers et de suppôts de l’inquisition. Conformément aux anciens usages et en vertu de leurs privilèges, des charbonniers armés de hallebardes ouvraient la marche. Venaient ensuite des valets de bourreau qui portaient l’effigie d’hérétiques décédés ou en fuite et des cercueils contenant les ossements de Marranes morts dans l’impénitence. Quoique exposés aux rayons d’un soleil ardent, le roi, la reine, les dames de la cour, les hauts dignitaires, toute la noblesse, eurent le courage d’assister à cet horrible spectacle depuis les premières heures de la journée jusqu’au soir. Quiconque, parmi les personnages considérables de la ville, s’abstenait de paraître à cette fête se rendait suspect d’hérésie. Au milieu des clameurs de la foule, qui répétait sans cesse : Vive la foi ! on percevait les plaintes des condamnés. Une jeune Marrane de dix-sept ans, très belle, que le hasard avait placée dans le voisinage de la reine, suppliait la souveraine de lui faire grâce. Marie-Louise, qui n’était elle-même pas beaucoup plus âgée, ne put s’empêcher de verser des larmes de pitié. Craignant que la reine ne cédât aux supplications de la jeune fille, Diego de Saramiento conjura le roi, par la croix et l’Évangile, de remplir son devoir de prince très chrétien, et il lui tendit une torche pour mettre le feu au bûcher. Dix-huit malheureux furent livrés aux flammes. C’étaient des Marranes qui avaient proclamé publiquement leur attachement à la foi juive, et, parmi eux, une veuve de soixante ans, avec ses deux filles et son gendre, et deux autres femmes dont la plus jeune avait trente ans. Tous moururent avec une admirable fermeté. La marquise de Villars raconte qu’elle n’eut pas le courage d’assister à cette épouvantable exécution et que le seul récit des atrocités commises lui causa une profonde horreur. Une autre dame française dit que ces malheureux, avant que d’être exécutés, eurent à souffrir mille tourments, les moines même qui les assistaient les brûlant avec des flambeaux pour les faire convertir... En présence du roi et fort près de lui, on maltraitait quelques-uns des criminels, que les moines battirent diverses fois, au pied d’un autel pour les y faire agenouiller par force. Elle ajoute : Ces supplices ne diminuèrent pas beaucoup le grand nombre de Juifs qui se rencontrent en Espagne et surtout à Madrid, où pendant qu’on en punit quelques-uns avec tant de rigueur, on en voit plusieurs autres dans les finances, considérés et respectés.

Cet autodafé produisit sur la curie romaine l’effet désiré, car le pape Innocent XI cessa de s’opposer au fonctionnement des tribunaux d’inquisition en Portugal. D’ailleurs, le Jésuite Vieira, le principal adversaire du Saint-Office, était mort. Mais les persécutions incessantes dirigées contre les Marranes, si actifs et si industrieux, portèrent un coup sensible à la prospérité du Portugal. Quand vous serez roi, disait un conseiller d’État à l’héritier du trône, vous vous apercevrez que beaucoup de bourgs et de villages, même Lamego et Guarda, ont une très petite population. En cas que vous demandiez pour quelle cause ces localités sont ruinées et leurs manufactures démolies, bien peu oseront vous dire la vérité. C’est l’Inquisition qui a rendu désertes ces villes et appauvri le pays en incarcérant de nombreux habitants.

Le rôle joué dans la Péninsule ibérique à l’égard des Juifs par les dominicains, était rempli dans d’autres pays par les corporations des marchands. Afin de se défaire de concurrents gênants, les commerçants chrétiens aidaient à répandre ou inventaient contre les Juifs ces odieuses calomnies de rapt ou de meurtre d’enfants chrétiens. Ce ne fut certes pas par un pur hasard, mais par suite d’un plan implacablement poursuivi, que des accusations de ce genre se produisirent en même temps à Metz, à Berlin et à Padoue.

Il faut pourtant reconnaître qu’en dépit de ces explosions de haine et de fanatisme la situation des Juifs de ce temps s’était sensiblement améliorée en Europe. Les mœurs étaient devenues plus douces, on commençait aussi à éprouver une certaine bienveillance, mêlée d’admiration, pour ce peuple juif qui avait su défendre sa foi avec une vaillance indomptable et une héroïque fermeté et se maintenir intact au milieu des nations, en dépit des plus violentes persécutions et des outrages les plus odieux. De généreux écrivains plaidaient chaleureusement sa cause, recommandant de le traiter dorénavant avec équité et de lui accorder la place qui lui appartenait. Dans son Accomplissement des prophéties, qu’il composa à Rotterdam (1685), le prédicateur protestant Pierre Jurieu déclarait que le véritable règne de l’Antéchrist consiste dans la persécution cruelle qu’on fait aux Juifs, et que Dieu se réserve cette nation pour faire en elle ses plus grands miracles. Le Danois Oliger Pauli déployait une activité surhumaine et dépensait des sommes considérables afin de rendre possible aux Juifs le retour dans la Palestine. Il envoya des lettres d’un naïf mysticisme à Guillaume III, roi d’Angleterre, et au Dauphin de France pour les intéresser à son projet. Jean-Pierre Speet, d’Augsbourg, né à Vienne de parents catholiques, manifestait un véritable enthousiasme pour les Juifs et leur religion. Après avoir écrit un livre à la gloire du catholicisme, il professa la doctrine des Sociniens et des Mennonites et, à la fin, se convertit au judaïsme, à Amsterdam, sous le nom de Moïse Germanus (décédé le 17 avril 1702). Il ne voulait plus rester chrétien, disait-il, afin de dégager sa responsabilité des calomnies odieuses que ses coreligionnaires répandaient contre les Juifs. Encore aujourd’hui, ajouta-t-il, en Pologne et en Allemagne on raconte tous les détails d’un meurtre que des Juifs auraient commis sur un enfant chrétien, dont ils auraient ensuite envoyé le sang à tous leurs coreligionnaires dans des tuyaux de plume. C’est là une calomnie abominable. D’autres catholiques encore n’hésitèrent pas, en ce temps, à se soumettre à la douloureuse opération de la circoncision et à s’exposer aux injures pour embrasser le judaïsme.

La littérature hébraïque aussi conquit aux Juifs de précieuses sympathies. Les savants chrétiens, de plus en plus familiarisés avec l’hébreu et la langue rabbinique, reportaient sur le peuple juif une partie de l’admiration que leur inspiraient les oeuvres remarquables de ses prophètes et de ses penseurs. Bien plus qu’au commencement du siècle, la Bible et les ouvrages talmudiques étaient alors étudiés, traduits, commentés dans les milieux chrétiens. C’était devenu presque une obligation pour la plupart des théologiens catholiques et protestants d’avoir des notions de la littérature rabbinique, quoiqu’on essayât de décourager les hébraïsants en les appelant dédaigneusement demi rabbins. Un écrivain chrétien de ce temps, Jean-Georges Wachter, scandalisé de ce zèle pour les oeuvres juives, disait avec mélancolie : Je souhaite que ceux qui se prétendent chrétiens cessent de manifester un enthousiasme de prosélyte pour la foi juive, au grand dommage de leur propre religion. Car, de nos jours, il est devenu de mode de chercher l’origine de toute chose dans le judaïsme.

Des différents savants qui, à cette époque, se consacrèrent à l’étude de la Bible, le plus remarquable était, sana contredit, Richard Simon, de la congrégation des Oratoriens de Paris. Esprit sagace et profond, il fut le fondateur de l’exégèse scientifique de l’Ancien et du Nouveau Testament. Ce furent les observations critiques de Spinoza sur la Bible qui lui inspirèrent le désir d’examiner ce livre de plus près. Il fut également poussé à cette étude en voyant les protestants appuyer leurs croyances les plus élevées comme leurs conceptions les plus absurdes sur des versets bibliques; il voulait se rendre compte par lui-même de la légitimité de leur méthode d’interprétation. Les catholiques l’approuvèrent bruyamment, sans se douter du danger -que son exégèse allait présenter pour leur foi.

Jusqu’alors, la connaissance de la littérature rabbinique était restée circonscrite dans un cercla très restreint, parce que les chrétiens qui en avaient parlé, tels que Reuchlin, Scaliger, les deux Buxtorf et les savants hollandais, avaient écrit leurs ouvrages en latin. Hais Richard Simon écrivit, non pas en latin, mais dans un élégant style français. Aussi ses livres produisirent-ils beaucoup de sensation, car ils furent lus de toutes les personnes cultivées. même des dames. D’un autre côté, les rapports qu’il dut entretenir forcément avec des savants juifs pour connaître la littérature hébraïque, firent disparaître une partie de ses préventions contre les Juifs. Il renonça aussi à cette prétention présomptueuse, qui ne pouvait être défendue que par des ignorants, que le christianisme n’avait rien de commun avec le judaïsme et lui était bien supérieur. Avec une véritable hardiesse il affirma, au contraire, que la religion chrétienne dérive de la religion juive, lui a emprunté une partie de ses cérémonies et ne peut vraiment rester fidèle à son origine qu’en continuant de s’inspirer du judaïsme. En même temps, il déplorait qu’on eût expulsé les Juifs de France, où ils avaient brillé par leur savoir. Il les défendait aussi en toute circonstance contre la malveillance de leurs adversaires, et, quand un Juif de Metz (Raphaël Lévy) fut accusé du meurtre d’un enfant chrétien, il plaida sa cause avec une chaleureuse conviction.

Malheureusement, les esprits éclairés et sincèrement tolérants étaient encore rares, et les plus absurdes accusations continuaient de trouver créance auprès des chrétiens, même instruits. Même dans les milieux cultivés on croyait encore que les Juifs tuaient des enfants chrétiens, buvaient leur sang ou s’en servaient pour guérir des maladies qui leur étaient spéciales. Un protestant de la Frise, Jacob Geusius, à la fois ecclésiastique et médecin, publia deux libelles, Anan et Caïphas échappés de l’enfer, et Sacrifices humains, où il recueillit toutes les calomnies inventées contre les Juifs depuis Apion et Tacite jusqu’à ce Bernard de Feltre qui avait propagé l’histoire du prétendu martyre de l’enfant Simon de Trente. Du moins les Juifs n’étaient-ils plus contraints de subir ces odieuses accusations en silence. Un Juif hollandais répliqua vigoureusement au réquisitoire de Geusiwi. Son ouvrage, intitulé Le Vengeur, s’attachait principalement à faire ressortir que jamais on n’avait pu établir avec certitude un seul meurtre rituel commis par des Juifs, et que, dans les premiers temps du christianisme, les païens avaient accusé les chrétiens de crimes analogues.

Isaac Cardoso, de Vérone, frère du partisan excentrique de Sabbataï Cevi, écrivit aussi un plaidoyer éloquent en faveur de ses coreligionnaires. Dans la Supériorité des hébreux, il montre l’injustice des reproches qu’on leur fait et la grandeur de la mission qu’ils sont chargés de remplir. Le peuple d’Israël, dit-il, aimé de Dieu et haï des hommes, est disséminé depuis deux mille ans parmi les nations, en expiation de ses péchés et de ceux de ses aïeux. Opprimé par les uns, frappé par les autres, méprisé par tous, il a été maltraité et persécuté dans tous les pays. Mais, ajoute Cardoso, si Israël a subi toutes ces souffrances, c’est parce qu’il est le peuple élu, ayant pour mission de répandre la connaissance du Dieu-Un. Il se distingue par trois qualités principales : la compassion, l’esprit de charité et la pureté des mœurs. Obstinément attaché à sa religion, il l’observe, non pas pour des raisons philosophiques, mais parce que Dieu la lui a révélée et que ses ancêtres l’ont toujours pratiquée. Aussi les sages des autres nations admirent-ils sa fidélité à sa foi et ses mœurs austères. Et c’est ce peuple privilégié que Dieu a jugé digne de ses faveurs spéciales et a doué des plus remarquables vertus, ce sont ces hommes pieux et croyants qu’on accuse de crimes épouvantables et auxquels on attribue les plus abominables vices ! Isaac Cardoso s’appuie sur l’histoire pour démontrer la fausseté de ces ridicules inventions.

On n’ajoutait pourtant plus foi aussi facilement aux accusations dirigées contre les Juifs. Le prince Christian-Auguste, comte palatin de Sulzbach, qui avait étudié la langue et la littérature hébraïques et s’était même fait initier aux mystères de la Cabale, probablement par le mystique Knorr de Rosenroth, protégea efficacement les Juifs contre ces calomnies. Lorsque, à deux reprises différentes (en 1682 et en 1692), ils furent accusés d’avoir assassiné un enfant chrétien, il interdit chaque fois, sous la menace d’un châtiment rigoureux, de croire à ces ridicules et sottes inventions, de les propager, d’en parler ou de faire du mal, à cause de ces accusations, à un Juif quelconque.

L’intérêt témoigné par les savants et les princes chrétiens pour la littérature hébraïque aboutissait parfois à des résultats bien bizarres. En Suède, pays fanatiquement protestant, les autorités ne toléraient ni Juifs, ni Catholiques. Et cependant le roi Charles XI manifestait une prédilection marquée pour les Juifs, et surtout pour les Caraïtes. Il espérait que ces derniers, qui rejetaient l’autorité du Talmud, se convertiraient facilement au christianisme. Il confia donc à un professeur de littérature hébraïque d’Upsala, Gustave Peringer de Lilienblad, la mission de se rendre en Pologne (vers 1690) pour s’enquérir des Caraïtes établis dans le pays, étudier leurs mœurs et leurs pratiques, et se procurer leurs livres. Muni de lettres de recommandation pour te roi de Pologne, Peringer alla en Lithuanie, où existaient quelques petites communautés caraïtes. Mais appauvris, désorganisés par les persécutions des Cosaques, les Caraïtes d’alors étaient presque tous des ignorants et savaient peu de chose de leur origine, de leur histoire et de leur littérature. D’autre part, le roi de Pologne, Jean Sobieski, qui avait comme favori un juge caraïte, Abraham ben Samuel de Trok, l’avait chargé, précisément à cette époque, d’engager ses coreligionnaires, fixés principalement à Trok, à Luzk et à Haliez, à se disséminer un peu plus. A la suite de cette invitation, ils avaient pénétré jusque dans la province septentrionale des Samoyèdes. Ainsi répandus par petits groupes, loin de tout centre, et évitant tout rapport avec les rabbins, les Caraïtes étaient réduits à n’entretenir de relations qu’avec les paysans, dont ils s’assimilèrent peu à peu les habitudes et la lenteur d’esprit.

Quelques années plus tard, probablement sur un nouvel ordre du roi Charles XI, deux autres savants suédois allèrent remplir en Lithuanie la même mission que Peringer, et ils demandèrent à des Caraïtes de les accompagner en Suède pour y donner verbalement des renseignements sur leurs croyances. Un jeune Caraïte, Samuel ben Aron, qui savait un peu le latin, se décida à se rendre à Riga. Là, il eut des entretiens fréquents avec un fonctionnaire royal, Jean Puffendorf, mais ne put lui fournir que des informations vagues et peu abondantes.

Ailleurs encore, on s’efforçait de recueillir des données précises sur les Caraïtes. Un professeur de Leyde, Jacob Trigland, assez familiarisé avec la littérature hébraïque, voulait écrire un livre sur les anciennes sectes juives. Désireux d’être renseigné sur les Caraïtes polonais, il chargea des marchands de remettre à tout hasard un questionnaire à des membres de cette secte (1698) et de les prier d’y répondre avec précision. Un de ces questionnaires tomba entre les mains d’un employé subalterne de la communauté de Luzk, le Caraïte Mordekhaï ben Nissan. Celui-ci ignorait les motifs qui avaient poussé autrefois les Caraïtes à se séparer des Rabbanites, mais il considéra comme un devoir de réunir les livres qui pouvaient l’éclairer sur cette question et de communiquer les résultats de ses recherches à Trigland. Malgré son peu de valeur, l’ouvrage de Mordekhaï resta pendant longtemps l’unique source où l’on puisait des renseignements sur les Caraïtes.

Parmi les savants chrétiens qui étudiaient la littérature hébraïque, il s’en rencontra qui, loin d’y apprendre la tolérance à l’égard des Juifs, à l’exemple du Français Richard Simon et de quelques Hollandais, y cherchèrent, au contraire, des armes pour les attaquer. Tels furent Wülfer, Wagenseil et Eisenmenger, tous trois protestants allemands.

Jean Wülfer se mit à rechercher des manuscrits hébreux et d’anciens recueils de prières, dans le but unique de prouver l’exactitude d’une accusation portée contre les Juifs. Ainsi, dans la prière finale, appelée Alènou, où il est question du règne glorieux du Créateur, quelques fidèles avaient l’habitude d’ajouter ces mots : Eux (les païens) adressent leurs prières à une chose sans consistance et au néant. Des chrétiens prétendaient que par le mot néant, en hébreu Wariq, les Juifs faisaient allusion à Jésus. Ce passage n’était pas imprimé dans les Rituels, mais, dans certaines éditions, la place en était indiquée par un blanc. Wülfer fouilla les bibliothèques pour découvrir un manuscrit où se trouvât ce passage. Il y réussit. Il rendit alors compte de sa découverte dans un livre où il louait le prince Georges de Hesse d’avoir obligé les Juifs de son État à jurer que jamais ils ne proféreraient plus ce blasphème contre Jésus. Wülfer fut pourtant assez équitable pour affirmer que l’accusation de meurtre rituel portée contre les Juifs était mensongère et que le témoignage des Juifs convertis sur ce point ne méritait aucune créance.

Un jurisconsulte d’Altorf, Jean-Christophe Wagenseil, alla plus loin que Wülfer. Il entreprit de rechercher, lui, les ouvrages juifs contenant des attaques contre le christianisme, que ces attaques fussent faites au nom de la Bible ou au nom de la raison. Pour réunir le plus grand nombre possible de ces écrits antichrétiens, il ne craignit pas de se, rendre jusqu’en Espagne et en Afrique. Il consigna le résultat de ses recherches dans un ouvrage qu’il intitula : Traits de feu de Satan. Wagenseil ne haïssait pourtant pas les Juifs. Il flétrissait, au contraire, avec indignation les traitements cruels qu’on leur avait infligés pour les contraindre à se convertir. Il désirait qu’on les amenât au christianisme par la persuasion, et, dans ce but, il conseilla aux princes protestants la fondation d’établissements spéciaux pour faire des prosélytes. II avait bien vu à Rome, où, depuis le pape Grégoire XIII, un dominicain prêchait parfois devant des Juifs railleurs ou assoupis sur la supériorité des dogmes chrétiens, que ce moyen aussi était peu efficace, mais il espérait que les protestants, plus zélés que les catholiques, réussiraient mieux. Il faut surtout rappeler à l’honneur de Wagenseil qu’il écrivit un opuscule pour démontrer combien il était abominable d’accuser les Juifs de faire usage de sang chrétien.

Malgré l’affirmation de Wagenseil, corroborée par celle de Wülfer, un autre protestant, Jean-André Eisenmenger, professeur de langues orientales, réédita cette odieuse calomnie. Il écrivit un gros ouvrage en deux volumes où il distillait sa haine avec une méchanceté sans pareille et dont le titre seul était déjà une excitation contre les Juifs : Le Judaïsme dévoilé, ou rapport véridique et sincère sur la façon dont les Juifs endurcis profèrent des blasphèmes épouvantables contre la Trinité, outragent la sainte hère du Christ, le Nouveau Testament, les évangélistes et les apôtres, se moquent de la religion chrétienne et manifestent leur mépris et leur horreur pour tout le christianisme. Ce livre contient, en outre, de nombreux détails peu connus ou totalement inconnus, de grossières erreurs de la religion et de la théologie juives et des fables ridicules et amusantes ; le tout est prouvé par leurs propres ouvrages. Écrit en toute sincérité pour tous les chrétiens. Dans cet ouvrage, Eisenmenger rapporte tous les cas de meurtre rituel imputés aux Juifs, toutes les fables grotesques répandues contre eux, sans oublier l’empoisonnement des puits à l’époque de la Peste Noire.

Le hasard apprit à quelques Juifs de Francfort qu’Eisenmenger faisait imprimer dans leur ville un ouvrage qui leur était hostile. Craignant qu’il n’excitât les mauvaises passions de la foule, encore tout imbue des anciens préjugés; ils s’efforcèrent d’en empêcher la publication. Dans ce but, ils se mirent en relations (1700) avec les Juifs de cour ou Hofjuden de Vienne, principalement avec le changeur Samuel Oppenheim. Celui-ci leur prêta le concours le plus actif, et, finalement, réussit à faire promulguer par l’empereur Léopold II un édit interdisant la vente du pamphlet d’Eisenmenger. Cette interdiction ruinait l’auteur, qui avait consacré sa fortune à l’impression de son ouvrage, dont tous les exemplaires, au nombre de deux mille, étaient mis sous séquestre à Francfort.

Pour faire lever l’interdit impérial, Eisenmenger sollicita l’intervention de Frédéric Ier, roi de Prusse, mais il mourut sans avoir obtenu satisfaction. Déjà des apostats juifs avaient cherché à irriter ce souverain contre leurs anciens coreligionnaires en les accusant, eux aussi, de blasphémer journellement le Christ dans la prière d’Alènou. Les corporations, toujours jalouses des Juifs, avaient naturellement agi de leur côté pour soulever la colère de la foule contre ceux dont elles redoutaient la concurrence. Il en était résulté, dans le peuple, une surexcitation qui, d’après les plaintes des Juifs, peut-être volontairement exagérées, mettait leur vie en danger.

Frédéric Ier prit alors une résolution qui fait honneur à son esprit de justice. Il invita (1702) les présidents de district à convoquer les rabbins ou, à leur défaut, les instituteurs et les notables des communautés pour leur demander, sous la foi du serment, si, dans la prière incriminée, les Juifs songeaient à Jésus en prononçant ou en évoquant dans leur pensée le mot Warik. Tous jurèrent qu’ils n’appliquaient pas ce mot au Christ. Un théologien chrétien, Jean-Henri Michaelis, de Halle, à qui on avait demandé un mémoire sur cette question, proclama également l’innocence des Juifs.

Cependant, à force d’être répétées, les calomnies contre les Juifs finirent par exercer leur action pernicieuse sur l’esprit du roi, qui continua de les soupçonner de blasphémer le christianisme. Il édicta alors une ordonnance (1703) dont le début est fort caractéristique. Il déclare d’abord qu’il souhaite ardemment qu’Israël, autrefois le peuple élu de Dieu, ouvre les yeux à la lumière et embrasse la foi chrétienne. Il ne se croit pourtant pas le droit de tyranniser les consciences et s’en remet au temps et à la sagesse divine pour amener la conversion des Juifs. Mais il exige, sous peine d’amende, qu’ils récitent à haute voix la prière d’Alènou, et qu’ils ne crachent pas, en signe de mépris, pendant cette prière. Parfois, des surveillants pénétraient dans les synagogues, comme du temps de Justinien, empereur de Byzance, pour s’assurer que les Juifs se conformaient à l’ordre du roi. Cette surveillance ne tarda pourtant pas à devenir presque une simple formalité, grâce aux démarches d’un Juif influent, Issachar Baermann, de Halberstadt, agent d’Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne, et qui était très considéré à Berlin.

Après la mort d’Eisenmenger, ses héritiers s’adressèrent, à leur tour, à Frédéric Ier pour qu’il demandât à l’empereur Léopold II de laisser circuler librement le Judaïsme dévoilé. Le roi de Prusse se décida à intervenir (1705), mais sans résultat. Il autorisa alors la réimpression de cet ouvrage à Königsberg, où la censure impériale n’avait aucun pouvoir. Sur le moment même, ce pamphlet ne produisit pas l’effet attendu, mais plus tard, lorsqu’il s’agit de traiter les Juifs en hommes et en citoyens, il fournit des armes empoisonnées aux adversaires de leur émancipation.

Les savants tels qu’Eisenmenger, qui n’étudiaient la littérature hébraïque que pour assouvir ensuite leur haine contre les Juifs, furent sévèrement jugés par un protestant hollandais, Guillaume Surenhuys, d’Amsterdam. Ils ressemblent, disait-il, à des voleurs de grand chemin, qui commencent par dépouiller de leurs vêtements les honnêtes gens qu’ils rencontrent, les battent ensuite de verges et les couvrent de boue. Surenhuys réunissait, au contraire, dans une même admiration, les Juifs et leur littérature. Il s’occupa surtout de la Mishna, qu’il traduisit en latin avec deux de ses commentaires (1698-1703), et il exprima le souhait qu’elle fût étudiée par tous les chrétiens se destinant à l’état ecclésiastique. Quiconque, disait-il, veut devenir un digne et fidèle disciple du Christ doit d’abord devenir Juif, c’est-à-dire connaître la langue et la littérature des Juifs ; il ne peut suivre les Apôtres qu’après avoir été élève de Moïse. Il loua aussi le Sénat d’Amsterdam de s’être toujours montré équitable envers les Juifs. Ce peuple qui fut si supérieur aux autres peuples, vous le traitez avec bienveillance, hommes estimables ! Aussi avez-vous acquis pour votre pays toute la gloire que cette nation et les habitants de Jérusalem possédaient autrefois. Car les Juifs vous appartiennent corps et âme, vous les avez attirés à vous, non pas par la contrainte et la violence, mais par la douceur. Ils sont heureux d’être à vous et d’obéir à votre gouvernement républicain.

Un autre écrivain protestant, Jacob Basnage (1653-1723), rendit un service plus important encore au judaïsme. Théologien considéré, historien érudit, écrivain élégant, Basnage sut utiliser les nombreux et parfois fastidieux travaux composés sur les Juifs et le judaïsme pour écrire une histoire claire et accessible à tous les esprits cultivés. Comme, dans ses recherches historiques, surtout en ce qui concerne les origines et le développement du christianisme, il avait rencontré à chaque pas les Juifs et leur littérature, il en avait conclu que, contrairement à l’assertion habituelle des théologiens chrétiens, la nation juive n’avait pas entièrement disparu avec la chute de Jérusalem et la domination de l’Église. Il avait alors éprouvé un profond sentiment de pitié pour les héroïques martyrs juifs, avec une certaine admiration pour la littérature hébraïque, et il entreprit d’écrire l’histoire du judaïsme depuis l’époque de Jésus jusqu’à son temps. Il essaya même de raconter les faits avec impartialité, autant, du moins, qu’on pouvait en attendre d’un protestant. Le chrétien, dit-il, ne doit point trouver étrange que nous déchargions très souvent les Juifs de divers crimes, dont ils ne sont point coupables, puisque la justice le demande ; et que ce n’est point prendre parti que d’accuser d’injustice et de violence ceux qui l’ont exercée... On les a accusés d’être la cause de tous les malheurs qui arrivaient et chargés d’une infinité de crimes auxquels ils n’ont jamais pensé, on a imaginé des miracles sans nombre, afin de les en convaincre, ou plutôt afin d’exercer plus hautement sa haine à l’ombre de la religion. Vous avons fait un recueil des lois que les conciles et les princes ont publiées contre eux, par lesquelles on pourra juger de l’iniquité des ans et de l’oppression des autres... Cependant, par un miracle de la Providence qui doit causer l’étonnement de tous les chrétiens, cette nation haïe, persécutée en tous lieux depuis un grand nombre de siècles, subsiste encore en tous lieux. — Le peuple et les rois, le païen, le chrétien et le mahométan, opposés en tant de choses, se sont réunis dans le dessein d’anéantir cette nation, et n’ont pu réussir. Le buisson de Moïse, environné de flammes, a toujours ballé sans se consumer... Ils vivent encore, malgré la honte et la haine qui les suivent en tous lieux, pendant que les plus grandes monarchies sont tellement tombées, qu’il ne nous en reste que le nom.

Obligé lui-même, par la révocation de l’édit de Nantes, de s’exiler de France en Hollande, Basnage sait comprendre jusqu’à un certain point les sentiments éprouvés par les Juifs durant leur long exil. Mais il n’est pas assez artiste pour peindre avec vigueur et netteté les scènes grandioses ou tragiques de l’histoire juive. Son intelligence manque aussi de l’ampleur nécessaire pour voir dans leur ensemble et leur enchaînement logique les faits si variés et si multiples de cette histoire. Il ne saisit pas non plus les nuances qui distinguent les diverses périodes et leur impriment leur cachet spécial. Les zélotes qui ont entrepris contre Rome une guerre à mort; les partisans de Bar-Kokhba, qui ont fait trembler l’empire romain ; les Juifs arabes, qui ont fourni une nouvelle religion aux fils du désert ; les poètes et les penseurs juifs de l’Espagne et de la Provence, qui ont porté la civilisation juive à un point si élevé ; les Marranes espagnols et portugais qui, sous le masque chrétien et sous l’habit du moine, ont entretenu dans leur cœur, avec un soin jaloux, la flamme sacrée de la religion paternelle et ont sapé les fondements de la puissante monarchie catholique de Philippe Ier, tous ces personnages d’époques diverses, de caractère et de tempérament parfois opposés, ont, chez Basnage, la même physionomie et se ressemblent à s’y méprendre. C’est que l’auteur protestant n’a vu les Juifs qu’à travers l’histoire de l’Église, et, malgré son désir sincère d’impartialité, il ne peut s’empêcher de les considérer comme réprouvés, parce qu’ils ont repoussé Jésus.

Mais, quoique l’Histoire de la religion des Juifs présentât les plus sérieux défauts, elle rendit un service considérable à la cause du judaïsme. Écrite en langue française, qui était alors comprise dans presque tous les milieux cultivés de l’Europe, elle aida, peut-être à l’insu et contre la volonté de l’auteur, à relever les Juifs de leur situation humiliante en provoquant la pitié pour leurs épreuves et l’admiration pour leur littérature. Deux grands érudits, Christian-Théophile Unger, ministre protestant à Herrenlauschitz, en Silésie, et Jean-Christophe Wolf (1683-1739), professeur de langues orientales à Hambourg, qui avaient étudié sérieusement l’histoire et la littérature juives, suivirent la voie tracée par Basnage et complétèrent ses travaux. Wolf surtout y ajouta beaucoup d’informations nouvelles et très exactes.

Un Irlandais, John Toland, éleva également la voix, à cette époque, en faveur des Juifs ; il demandait qu’on leur accordât en Angleterre et en Irlande les mêmes droits qu’aux chrétiens. C’était la première fois qu’un chrétien osait réclamer hautement leur émancipation. Il est à remarquer que ceux mêmes au sujet desquels les sentiments s’étaient si heureusement modifiés se doutaient alors le moins de ce revirement favorable.